Architecture du dialogue

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L’architecture du dialogue mÊmoire de master Arthur Vallerault sous la direction de Khedidja Mamou

2016 - 2017 1


2


Avant-propos

La notion de dialogue, dans sa très large diversité d’acception, a toujours été importante dans mon parcours. À l’heure de faire le bilan sur mes études en architecture, j’ai décidé d’approfondir cette question en m’initiant à ce domaine qui me paraît essentiel à ma pratique personnelle. Si le goût du voyage a su animer mon parcours dès ma première année en école d’architecture, c’est avant tout parce que je recherche ce contact humain fondateur et indispensable à mes yeux. Au-delà des nombreux paysages rencontrés, ce sont des personnes, des pratiques et des collaborations qui me permettent d’avancer et de construire doucement une pensée architecturale et personnelle. C’est également de par mon implication dans certaines causes associatives

que

j’ai

pris

conscience

de

l’importance

des

interactions humaines et sociales. J’aimerai donc remercier les nombreuses personnes rencontrées tout au long de mon cursus, collègues, enseignants, professionnels et proches, qui m’ont permis de m’épanouir et de vous présenter ce mémoire.

3



TABLE DES MATIÈRES Avant-propos

3

INTRODUCTION

9

PARTIE I : LA CRISE DEMOCRATIQUE DE L’ARCHITECTURE : LE DIVORCE ENTRE L’USAGER ET L’ARCHITECTE 23 I – L’analyse avant-gardiste d’un théoricien de l’architecture I – a / Un constat économique, social et urbain alarmant I – b / L’architecture mobile selon Yona Friedman I – c / Constater, organiser et choisir II – L’image de l’architecte

23 23 25 29 32

II – a / Architecte : profession de prestige II – b / Les architectes sous le joug médiatique et populaire II – c / L’architecture du star-system : du « wow factor » à la surmédiatisation malveillante III – De la politique en architecture

32 34 37 40

III – a / De la crise institutionnelle 40 III – b / À la crise de la légitimité 42 III – c / Analogie avec un autre modèle européen : retour sur mon expérience danoise. 49 PARTIE II : CONCEVOIR L’ARCHITECTURE AUTREMENT : UNE DIVERSITE DE LA PRATIQUE ARCHITECTURALE

53

I – Le retour de l’essentiel

55

I – a / Du conformisme architectural I – b / À l’émergence des mouvements alternatifs I – c / Éloge du « circuit court » en architecture II – La pratique du dialogue dans l’architecture II – a / Réapprendre à se comprendre : II – b / L’expertise démocratique selon Armand Hatchuel

5

55 58 63 66 66 69


II – c / Construire pour transmettre : III – L’Architecture au-delà de l’acte de construire III – a / Adaptabilité et contexte : vers un architecte médiateur III – b / La « polyactivité » comme valeur ajoutée

71 78 78 80

PARTIE III : FAIRE L’ARCHITECTURE PAR LE DIALOGUE

87

I – Expérimenter une pratique nouvelle dans l’espace urbain délaissé : Rue Auguste-Delacroix à Boulogne-sur-Mer

87

I – a / De l’introduction du dialogue dans une zone d’exclusion sociale I – b / Au projet porté par la communauté

87 91

II – Le chantier, lieu de vie : la Friche Belle de Mai à Marseille

94

II – a / Une friche industrielle, symbole populaire de prospérité II – b / Le chantier comme élément fédérateur du projet :

94 97

III – La permanence architecturale : l’Université foraine d’Avignon 100 III - a / Un acte social et culturel III – b / L’appropriation temporaire d’un lieu par la permanence architecturale

101 102

CONCLUSION

107

BIBLIOGRAPHIE

113

ANNEXES

117

Annexe 1 : Le cadavre exquis de Matthieu Poitevin, L’Architecture d’Aujourd’hui 411, Mars 2016 117 Annexe 2 : Pascale JOFFROY, Le port du titre d’architecte pour tous, D’Architecture n°181, Paris, 2009, p.47. 121

6




Introduction L’avenir de l’architecture dépendra de la capacité des nouvelles générations d’architectes à promouvoir le dialogue dans une discipline souvent trop élitiste qui reste difficile d’accès pour les personnes non initiées à la culture architecturale. Si la précarité de la profession – clairement dénoncée par Matthieu Poitevin dans son « cadavre

exquis »

diffusé

par

le

magasine

l’Architecture

d’Aujourd’hui, le 11 mars 2016 – est aujourd’hui un sujet redondant dans la presse française spécialisée, les manières de diffuser la culture architecturale ont su se diversifier, attirant un public toujours plus vaste. La multiplication des rassemblements 1 autour des architectures, qu’elles soient patrimoniales, contemporaines ou bien mêmes utopistes, révèle un regain d’intérêt pour la profession et une prise de conscience collective d’un manque en matière de culture architecturale et urbaine chez le grand public. Cette évolution vers une architecture de plus en plus médiatisée fait écho selon moi à un problème plus profondément ancré : le rapport complexe entre l’usager et l’architecte. En 1979, Yona Friedman décèle déjà une mauvaise pratique qui se démocratise dans le mouvement moderne : « le cas (si fréquent) où c’est le planificateur qui persuade l’usager de l’excellence de son plan (à lui planificateur),

1

Biennale de Venise, Open House, Journées Européennes du Patrimoine, Journées Nationales de l’Architecture, Les Architectes ouvrent leurs Portes,… 2 Yona FRIEDMAN, Communiquer avec l’usager, Techniques et Architecture

9


plan élaboré sans tenir compte de « l’image » conçue par l’usager, peut

être

considéré

communication ».

2

comme

le

prototype

de

la

mauvaise

La communication dans le projet est un

processus d’échange, nécessairement bilatéral, qui à tendance à s’amoindrir : l’usager s’est retrouvé dans une situation dans laquelle il n’était plus capable d’exprimer son « image » du projet architectural, ni les « sacrifices » qu’il était prêt à accomplir. Aujourd’hui, la multiplication des opportunités de se confronter à la culture architecturale révèle une volonté de diffuser très largement celle-ci, qui fait cruellement défaut à l’architecture, à ses utilisateurs, ainsi qu’à la profession. La sensibilisation à l’architecture qui se développe sur le territoire européen ces dernières années, illustre une volonté collégiale de promouvoir une culture architecturale méconnue et décriée, qui pour autant constitue le quotidien de nombre d’entre nous. « L’Architecture est culturelle. À la fois discipline universitaire, pratique professionnelle et expression artistique de l’aménagement de l’espace, elle est un fait culturel total à appréhender sous toutes ses facettes. […] Le travail est immense, car l’architecture se positionne à la croisée de l’art, de la pédagogie, de l’action publique et de la diffusion culturelle. Elle oblige à un dialogue polyphonique entre de nombreux intervenants ». 3 De nombreux acteurs, qu’ils 2

Yona FRIEDMAN, Communiquer avec l’usager, Techniques et Architecture n°328, décembre 1979, p.121. 3 Aurélie FILIPETTI, L’Architecture est culturelle, Ecologik n°28, Septembre 2012, p.6-7.

10


soient architectes, politiques ou médias, participent à cette promotion quotidienne de l’architecture afin de la rendre accessible à tous. Ce mouvement n’a d’ailleurs rien d’avant-gardiste : en effet on trouve des traces d’actions de sensibilisation à l’architecture en France dès l’après-guerre, notamment dans les milieux scolaires, puis de manière beaucoup plus officielle avec la loi 77-2 sur l’architecture datée du 3 Janvier 1977. Cet événement marque l’officialisation de l’intérêt public que revêt l’architecture et son attraction politique. On y trouve notamment des instructions concernant la qualité de la construction paysagère et architecturale, le système de commande requis, l’obligation d’avoir recours aux services de l’architecte pour toutes actions soumises à un permis de construire, et surtout la création des Conseils d’Architecture, d’Urbanisme et d’Environnement (CAUE) dans chaque département. Ces CAUE, constitués sous forme d’associations, ont pour mission de « développer l’information, la sensibilité et l’esprit de participation du public dans le domaine de l’architecture, de l’urbanisme et de l’environnement »4, et sont des centres de ressources ouverts à tous. Dès lors, la volonté commune de sensibiliser le grand public et d’offrir une meilleure transparence sur un monde jugé parfois trop technique, a permis un essor très varié d’ « occasions » de rencontrer l’architecture. En 2015, la première édition de la Biennale de Chicago avait été plébiscitée par les professionnels mais aussi les amateurs 4

Art. 7, Loi d’état 77-2 sur l’architecture du 3 Janvier 1977

11


d’architecture, rassemblant plus de 530 000 personnes en à peine 3 mois. Et si de nouvelles manifestations émergent chaque année, certaines ont su s’institutionnaliser : la biennale de Venise, par exemple, reçoit des exposants de plus de 50 nationalités différentes autour de nombreuses thématiques comme l’art contemporain, la musique, la danse, le cinéma et l’architecture. Elle est un des évènements majeurs du monde artistique européen qui même si elle attire principalement des personnes issues du milieu professionnel, a su depuis quelques années conquérir un nouveau public de noninitiés curieux et toujours plus nombreux. Nous pouvons aussi penser à l’initiative des pavillons de la Serpentine Gallery, faisant office de vitrine de l’architecture contemporaine en invitant annuellement un architecte à la renommée internationale à concevoir une installation originale pour le musée de Kensington Gardens à Londres. Ces architecturale

manifestations à

l’échelle

de

promotion

internationale

de

existent

la

culture

aussi

plus

localement et depuis plusieurs années déjà, ne prenant pas toujours la forme de festival, d’exposition ou de colloques publics, mais revêtant cette volonté commune de sensibiliser un public en marge de cette connaissance architecturale. Cette méconnaissance peut être liée à l’utilisation d’un vocabulaire très spécialisé et qui ne fait pas encore partie de l’enseignement classique, mais aussi à un éloignement de fait de l’habitant dans les processus de conception. Depuis les années 80, la question de la sensibilisation du public à l’architecture et à la culture urbaine s’est développée tant dans les grandes institutions étatiques qu’à l’échelle des villes, voyant se

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multiplier les actions de diffusion culturelle. Si aujourd’hui, nous trouvons de nombreuses actions d’initiation à l’architecture 5 , la sensibilisation en tant que telle demeure une notion très évasive. La notion de « sensibilisation » tire son étymologie du latin sensibilis, « sensible ». Elle signifie l’action de sensibiliser, de conscientiser, de rendre sensible, réceptif, attentif à quelque chose pour lequel on ne manifestait

pas

d’intérêt

auparavant.

De

plus,

l’action

de

sensibilisation en architecture fait appel à la conscientisation, processus

d’apprentissage

se

faisant

par

l’inter-influence

réciproque des groupes. Pour la suite de ce mémoire, nous considérerons que l’action de sensibilisation est l’acte d’orienter l’attention d’une population vers un phénomène, sujet auquel cette dernière n’était pas réceptive auparavant. De ce fait, l’action de sensibilisation en architecture peut prendre de multiples formes. Les actions politiques menées par les organismes comme les Conseils d’Architecture, de l’Urbanisme et de l’Environnement initiés par la loi sur l’architecture du 3 janvier 1977, offrent un service d’information et de sensibilisation, de conseil tant pour la maîtrise d’ouvrage privée que pour les collectivités territoriales et de formation des professionnels afin d’assurer la qualité architecturale, urbanistique et paysagère des régions. Près de 40 ans après que l’architecture ait été déclarée d’intérêt public par le gouvernement, les rapports et les plans de stratégie pour l’architecture se multiplient, laissant transparaître un déficit de concertation publique 5

Actions de sensibilisation dans les milieux scolaires, expositions liées à l’architecture, chantiers participatifs, intégration de l’architecture dans des festivals non spécialisés.

13


quant à la conception des espaces de vie, qu’ils soient publics ou privés. Parmi ces rapports, nous pouvons citer le rapport de M. Patrick Bloche de 2014 où il est exprimé un besoin de créer le « désir de l’architecture ». Les actions de l’Etat dans la promotion et la diffusion de l’architecture se matérialisent aussi au sein des établissements scolaires qui mettent en place des programmes d’initiation et de sensibilisation à l’architecture dès le plus jeune âge, parmi lesquels on

trouve

des

ateliers

d’initiation,

parcours

thématiques,

déambulations urbaines, et expositions. Bien sûr, il difficile d’omettre le travail qui est fait par les organismes de diffusion de la culture comme la Direction Régionale des Affaires Culturelles qui promeut la culture architecturale à travers notamment le « Mois de l’architecture » et qui est largement reconnu à Montpellier. La Cité de l’Architecture et du Patrimoine de Chaillot, inaugurée en 2007, fait figure de modèle et de vitrine de l’architecture française. Elle a su tirer parti d’une étroite et pourtant complexe interaction entre l’architecture

contemporaine

et

un

patrimoine

architectural

particulièrement riche. Cette dualité historique a été le moteur de la Cité de l’Architecture qui attire aujourd’hui des visiteurs du monde entier pour ces expositions. En parallèle à ces démarches de sensibilisation populaire faites par des organismes publics ou privés, il existe de nombreux intervenants

particuliers

(ateliers

d’architecture,

collectifs,

associations de promotion) qui travaillent chaque jour à rendre l’architecture accessible à tous. Parmi eux, Arc en rêve fait figure de

14


Arc en rêve + robin des villes

Atelier gonflable, une architecture éphémère par Arc en rêve à Bordeaux.

15

Atelier de co-réflexion de l’espace et du projet urbain à Lyon, Robin des villes, 2016


pionnier en la matière : crée en 1981 et soutenue par la mairie bordelaise dès ses débuts, le centre de l’architecture pour tous a eu la volonté de promouvoir l’architecture, l’urbanisme, le paysage mais aussi le design de manière ludico-didactique. Le projet vise un large public constitué de professionnels, intellectuels et d’habitants de tout âge, à qui il est proposé une initiation/sensibilisation à une culture architecturale territoriale, aux nouvelles formes urbaines et aux nouveaux modes d’habiter. L’action donne lieu et place à la confrontation des points de vue et à une exposition des travaux dans un lieu dédié en centre-ville de Bordeaux. « Il s’agit encore et toujours de faire émerger le désir d’architecture, inviter à la création et ouvrir le regard sur le monde en mutation ».6 « Médiation urbain, éducation populaire et engagement citoyen », telles sont les exigeantes missions que l’équipe Robins des Villes endosse depuis près de vingt ans. Initialement installée à Lyon, l’association est aujourd’hui présente dans les 3 plus grandes métropoles françaises, Paris, Lyon et Marseille, elle a su créer sa propre recette avec pour ingrédient des architectes, sociologues, artistes, designers, urbanistes... et habitants autour d’une notion qui nous intéressera tout au long de ce propos : le dialogue. L’objectif, apparemment assez modeste de Robins des Villes est de proposer un autre regard sur la ville et notre cadre de vie, que celui largement diffusé par nos médias et dont la répétition empêche le renouvellement. L’initiative associative est d’ailleurs un moyen 6

Introduction du projet sur le site www.arcenreve.com par Francine Fort, directrice générale d’arc en rêve.

16


extraordinaire qui permet de diffuser ce regard alternatif par le partage et l’implication d’acteurs divers dont l’activité de groupe, prend quotidiennement de l’ampleur. Ces démarches se sont multipliées depuis les années 1980, créant un mouvement très volontaire de certains acteurs de la culture architecturale, pour l’amélioration de la qualité du cadre de vie, la compréhension de celui-ci et son appréhension par le grand public. Expositions, conférences, colloques, ateliers, animations, ballades, parcours, débats, éditions, séminaires, tout est prétexte à rencontrer l’architecture puisqu’elle fait, pour ainsi dire, partie de notre quotidien. La prise de conscience par les architectes, du potentiel des ressources médiatiques que représentent ces outils, a provoqué ces dernières années une diversification sans précédent des pratiques architecturales. « L’architecture est, souvent à tort considérée comme une affaire de spécialistes, de techniciens ».7 Ce constat récurrent met en lumière une incompréhension mutuelle entre un public élargi et la figure de l’architecte qui « ne sait pas comment on vit ». Cette incompétence sociale sous-entend un réel problème dans l’échange entre l’usager et l’architecte : si le mouvement moderne a partiellement discrédité l’architecte en tant que spécialiste, ce dernier subi aujourd’hui les conséquences liées à un véritable manque en matière de dialogue. En cause, un système de commande décalé et arbitraire qui rend souvent difficile les 7

Aurélie FILIPETTI, L’Architecture est culturelle, Ecologik n°28, Septembre 2012, p.6-7.

17


propositions de projets innovants, cherchant toujours à rappeler l’architecte à une « formule » beaucoup plus économique, le privant ainsi de toutes initiatives. Pour faire face à ce manque, un sursaut de professionnels novateurs et de novices curieux, s’appuie sur le potentiel de la sensibilisation pour favoriser la reconstruction de ce dialogue. Et même si l’action de sensibilisation en architecture n’est pas nouvelle, elle tend à devenir une manière singulière de pratiquer l’architecture. Il y a une volonté de faire évoluer les mentalités et de rappeler l’importance du rôle de l’architecte dans la création de la ville et de l’espace habité, mais surtout de faire prendre conscience à cet utilisateur (habitants, usagers, riverains, etc…) de l’importance de son propre rôle dans le processus du projet. De tels enjeux

m’ont poussé à me demander En quoi les nouvelles pratiques dites

de

sensibilisation

à

l’architecture

faites

par

des

architectes permettent-elles de renouer le dialogue avec

l’utilisateur ? Et quels peuvent être les enjeux d’une telle pratique ? Ce questionnement, qui pour moi initie une réflexion assez personnelle sur ma future pratique d’architecte, s’est construit en trois temps. C’est tout d’abord une prise de conscience du statut de l’architecte à l’étranger qui m’a poussé à dresser l’état des lieux de l’image de l’architecte français et des lacunes que connaît la pratique architecturale dans notre pays depuis près d’un demisiècle. Mes recherches et rencontres littéraires m’ont mis en quête des solutions que l’on pourrait qualifier d’alternatives et singulières, en mettant notamment l’accent sur ces pratiques qui promeuvent le dialogue primaire, en ce sens d’un échange direct entre deux

18


individus. Ma conception de l’architecture étant à ce moment là particulièrement ébranlée, j’ai décidé de partir du travail de Patrick Bouchain, dont le propos m’a particulièrement marqué, pour approfondir ma recherche quant aux acteurs de la promotion du dialogue et du partage en architecture. Mes découvertes furent nombreuses et m’ont permises de préciser mes envies pour ma future pratique de l’architecture. Afin de comprendre les fondements de cette tendance à la pratique de la sensibilisation en architecture et des enjeux qu’elle confère, je m’attacherai dans un premier temps à montrer que l’architecture a subi plusieurs évènements majeurs au tournant de l’après-guerre qui ont fragilisé à la fois la profession et qui ont participé à la fracture entre l’architecte et l’usager. En effet, en s’appuyant sur le travail précurseur de Yona Friedman, on peut voir que les problématiques sociales, architecturales et urbanistiques actuelles, étaient déjà présentes à l’époque et se sont accrues. Parallèlement

à

cela,

l’image

sociale

de

l’architecte

subie

aujourd’hui plusieurs siècles de caricature et de contexte élitiste qui participent à le discréditer auprès de l’usager et de nombreux professionnels de la construction. Enfin, nous verrons au travers des analyses de Jean-Louis Violeau que la succession des crises politiques de l’architecture des années 1960 à 2000, portées par les mouvements modernes et post-modernes a provoqué une rupture radicale du dialogue au sein d’une profession qui par essence ne peut fonctionner sans ce dernier. Dans un second temps, nous verrons que face à cette crise démocratique, qui a atteint son paroxysme dans la seconde moitié

19


du XIXème siècle, les pratiques architecturales ont connu une véritable révolution dans la manière de concevoir et de faire l’architecture, donnant lieu à une large diversité de la pratique. En effet, si l’architecture, telle qu’elle pouvait être présentée aux médias, laissait clairement apparaître une normalisation et un suivi du modèle, la réalité de la pensée était quant à elle bien différente. Ces pratiques qui se veulent alternatives à un système très contesté, sont toutes autant de manière de faire le projet, permettant d’offrir de nouvelles perspectives à la profession et de s’adapter à des enjeux économiques, sociaux, climatiques, etc. Parmi ces pratiques alternatives, certaines promeuvent une architecture beaucoup plus sociale, en ce sens d’une véritable nécessité de nourrir l’intérêt des rapports entre les individus, que nous nommerons « architecture du dialogue ». La troisième partie de cette recherche consistera en une analyse de quatre cas d’études permettant de prendre conscience des enjeux de la pratique du dialogue en architecture, des modalités de sa mise en œuvre, des contextes économiques et sociaux dans lesquels elle peut être employée, etc. Parmi ces études de cas, nous verrons un projet de l’architecte Patrick Bouchain, un praticien animé par les questions de la participation et de la réinstauration du dialogue, dont le travail est aujourd’hui nationalement reconnu. La Friche Belle de mai, dans le quartier de la Gare Saint-Charles à Marseille, fait partie de ses lieux phares où la question du chantier a été envisagée comme un espace de l’expérimentation de ce dialogue entre différents intervenants du projet (usagers, architecte, ouvriers, etc.). Cette occasion de la présence quotidienne de l’architecte et

20


des usagers sur le site, provoquant une interaction permanente, s’est démocratisée avec la création du concept de permanence architecturale

que

j’illustrerais

par

l’exemple

du

projet

de

reconversion de l’édifice du Tri-postal, en un lieu de l’hospitalité et de la mixité.

21



Partie

I

:

La

crise

démocratique

de

l’architecture : le divorce entre l’usager et l’architecte I – L’analyse avant-gardiste d’un théoricien de l’architecture I – a / Un constat économique, social et urbain alarmant L’architecte et sociologue franco-hongrois Yona Friedman avait anticipé, il y a de cela plus de 50 ans, nombre de problématiques économiques, sociales et urbaines que nous connaissons aujourd’hui. Dans son ouvrage, l’Architecture mobile, vers une cité conçue par ses habitants, il évaluait déjà la nécessité de logement pour les 3 milliards d’habitants peuplant alors la terre ainsi que l’importance de reconsidérer le rôle de l’architecte– urbaniste. « Les architectes et les urbanistes ne sont plus aujourd’hui des artistes ou des preneurs de décision mais seulement des serviteurs publics, les habitants ne doivent pas être considérés seulement

comme

professionnels

des

hautement

consommateurs spécialisés

et

mais experts

comme en

des

matière

d’habitat ». Quand il écrit cet ouvrage théorique, dans un contexte 8

d’après-guerre et de reconstruction du pays, il émet alors de sérieux doutes quant à l’apparition de ce qu’il nomme « le souci du plus grand nombre », qui provoque une méconnaissance et un désintéressement des préférences et choix de l’utilisateur. Cette 8

Yona FRIEDMAN, L’architecture mobile : vers une cité conçue par ses habitants, Éd. Casterman, Paris-Tournai, 1958, p.7

23


logique de satisfaction du plus grand nombre, qui se veut bienveillante et optimiste de par la rapidité de mise en œuvre qu’elle engendre, initie en réalité un abandon de la richesse individuelle au profit de la promotion de la standardisation. Cette analyse de Yona Friedman me permet de constater que la problématique du dialogue en architecture, c’est-à-dire du rapport entretenu entre l’architecte et l’utilisateur, était déjà présente à l’époque et questionnait déjà un système de création architecturale qui n’en était qu’à ses prémices. À l’époque, le développement de la ville soulève déjà de nombreuses

problématiques

liées

notamment

à

l’explosion

démographique que connaissent les grandes métropoles en Europe et pousse les professionnels et théoriciens à chercher de nouvelles manières de construire et de penser la ville. Parmi ces questions essentielles, les effets néfastes de l’étalement urbain expansif démesuré qui démontre ses limites : il provoque la densification des voies de circulation qui s’étalent sans fin afin de permettre de lier les réseaux des villes entre elles. Ces villes, dont l’empreinte spatiale est toujours grandissante, grignotent méthodiquement les espaces ruraux

interstitiels

physiquement.

Il

allant apparaît

parfois

jusqu’à

clairement

que

lier cette

deux

villes

expansion

incontrôlée, qui reflète l’évolution des modes de vie et de consommation, initie des incohérences spatiales dans la ville, créant des espaces surabondants, des friches industrielles et accentuant parallèlement la ségrégation socio-spatiale. Force est de constater que les questionnements d’époque ont su se vérifier, voir même se complexifier, donnant lieu à des situations particulièrement inquiétantes et instigatrices de tensions

24


sociales. En effet, l’architecte a pu être considéré comme le principal acteur à l’origine des problèmes urbains, et de leurs conséquences sociales : l’utilisateur ayant le sentiment de ne plus être pris en considération dans l’acte de conception, le dialogue entre ce dernier et l’architecte s’est dégradé. Ces différents constats portés par Yona Friedman le pousse à établir sa propre réponse, certes théorique, mais radicalement différente des pratiques architecturales de l’époque.

I – b / L’architecture mobile selon Yona Friedman La volonté initiale de Yona Friedman est de réintroduire l’usager au cœur du processus de conception et ainsi de retourner au fondement de la nécessité de l’architecture. Dans les années 50, l’architecture proposée par les contemporains de l’époque comme Le Corbusier, se veut perfectionniste et pensée à toutes échelles, oubliant souvent la dimension humaine du projet. La Cité radieuse de Marseille présentée comme un modèle d’optimisation des espaces, poussant les habitants à la rencontre permanente et favorisant les interactions, peut aussi être interprétée comme une aliénation de la liberté de l’usager de rencontrer ou non son voisinage. À trop vouloir provoquer des stimuli sociaux par la multiplication des espaces dits « publics » que sont les parcs, les promenades ou bien les commerces présents dans l’enceinte de ces immeubles « micro-villes », on dépossède l’usager de sa capacité de choisir ses interactions sociales. On trouve dans le roman de fiction, 1984 de George Orwell, publié en 1949, une

25


excellente illustration du devenir d’une société dont le contrôle omniprésent d’une instance étatique suprême, parvient à aliéner une population et à dénaturer les rapports humains. En effet, cette architecture

soi-disant

avant-gardiste,

apparaît

comme

déconnectée des préoccupations des populations de l’après-guerre, dont les multiples traumatismes poussent à vouloir recouvrir une liberté

individuelle

et

non

à

entrer

dans

un

mouvement

d’uniformisation du mode de vie. Pour l’auteur, il paraît incontournable de revoir la manière dont l’architecture se nourrit et de la réformer radicalement. Pour reprendre le terme de Yona Friedman, le « grand nombre » est un appauvrissement de la liberté de choix que possède chaque usager, car il est difficilement envisageable que le mélange des envies de chacun, ne soit au final autre chose qu’un ensemble de concessions permettant de parvenir à un consensus d’envie « collective ». Dans cette optique, la pensée de Yona Friedman illustre parfaitement cette volonté d’exacerber la liberté individuelle au détriment de la cohérence du groupe en apparence beaucoup plus organisée. En effet, selon lui, « Il s’agit de rechercher des techniques qui permettent de passer d’une solution à l’autre pour adapter la ville, si besoin est, aux modes de vie des habitants, au lieu d’adapter les habitants aux propositions des urbanistes. Il faut arriver à laisser les habitants libres de choisir la forme de leur ville »9.

9

Yona FRIEDMAN, L’architecture mobile : vers une cité conçue par ses habitants, Éd. Casterman, Paris-Tournai, 1958, p.45

26


Yona friedman

Croquis de Yona Friedman, illustrant son concept de Ville spatiale, 1959.

Structure spatiale au-dessus de la Seine, Paris, photo-montage de Yona Friedman, 1959.

27


Cette liberté passe donc par une recherche de systèmes alternatifs à ce mode de penser l’architecture qui semble plus ordonné par des questions économiques, politiques et de rentabilité spatio-temporelle que par la recherche d’une réelle qualité des espaces

dédiés

l’ « architecture

à

tous.

mobile »

Ce met

que en

Yona

évidence

Friedman quelques

appelle points

d’élaboration d’une nouvelle pensée, qu’il définit comme « un système de construction permettant à l’habitant de déterminer luimême la forme, l’orientation, le style, etc., ceci à chaque fois qu’il le décide ».10 Tel qu’utilisé, le terme mobile ne fait pas référence à un quelconque mouvement spatial de l’architecture en tant que tel, mais à la capacité de mise à disponibilité de l’architecture à l’usager et à sa connaissance de son propre mode de vie qui va lui servir à créer un environnement propice à son épanouissement. Ce concept de mobilité en architecture dont parle Yona Friedman est assez proche des concepts de modularité et réversibilité dont nos architectes

contemporains

actuels

sont

les

porte-étendards.

Parallèlement, on observe une tendance à vouloir introduire la connaissance

scientifique

et

mathématique

dans

tous

les

environnements, c’est un constat que pouvait déjà porter le théoricien

franco-hongrois,

voilà

près

de

50

ans.

Cette

connaissance mathématique doit pouvoir donner lieu à la création d’un modèle dessiné par le chiffre et non par l’humain. Ce qui prévaut dans ce modèle, c’est l’adaptabilité de la pensée quant à l’évolution de la société d’époque, afin de répondre aux exigences des usagers qui par définition sont des populations nomades ayant 10

Ibid., p.9

28


décidé de se sédentariser en un lieu, pour une durée indéterminée, et qui ne dépassera pas la limite de leurs propres existences. Pour ce faire, l’architecture doit se doter de possibilités techniques permettant une telle mobilité : « Pour arriver à l’adaptation des villes aux habitants, il faut pouvoir démolir et rebâtir périodiquement ».11 Dans les années 50, ces contraintes techniques sont importantes car

l’architecture

est

souvent

perçue

comme

« lourde

et

imposante ». Mais déjà on voit apparaître des systèmes comme le préfabriqué, qui malgré toutes les limites que nous lui connaissons, apportait pour l’époque une innovation en matière de modularité des espaces bâtis. De plus, un changement aussi radical dans la manière de concevoir, doit s’accompagner d’une mutation profonde du rôle de l’architecte dans

le

processus

de

conception.

Pour

répondre

aux

problématiques qu’il soulève, Yona Friedman tente l’élaboration d’une méthode théorique permettant de rendre l’usager comme unique entité décisionnaire du projet.

I – c / Constater, organiser et choisir Dans le modèle théorique architectural et urbain proposé par Yona Friedman, l’architecte, dont il critique l’égocentrisme et le manque de lien réel avec l’utilisateur, doit revoir intégralement sa position dans le processus du projet. Il doit avoir le rôle transitoire

11

Ibid., p.55

29


dans le passage de l’architecture classique à l’architecture mobile répondant à la croissance démographique et se détacher du lieu commun selon lequel il est l’artiste-créateur de la ville, qui par essence est complètement déconnecté de la réalité sociétale. La tâche de l’architecte va donc consister à évaluer, de manière très exhaustive,

l’ensemble

des

propriétés

physiques

de

l’objet

architectural qu’il dessine et par la suite d’envisager toutes les possibilités d’assemblage qui en découlent. Ce processus de planification se décline en différentes étapes : dans un premier temps, l’architecte doit se poster comme un fin observateur d’un environnement qu’il ne connaît pas, dont il doit examiner le potentiel et les multiples éventualités afin de réaliser un constat. Ensuite, l’architecte doit s’appuyer sur cette analyse afin de créer un schéma d’organisation répondant aux problématiques établies en lien avec l’usager qui va le mener à lister les différents états du modèle qu’il va pouvoir générer. Enfin, son travail va consister à exprimer à l’utilisateur, l’intégralité des possibilités décelées pour finalement donner libre cours à ce dernier dans le processus de conception12. Cette méthode, me paraît cependant très utopiste, car Yona Friedman me semble mettre volontairement de côté une certaine part artistique et sensible dans la définition qu’il fait du rôle du nouvel architecte. Il dépeint une sorte de communisme architectural dans lequel, l’architecte serait le « camarade-gestionnaire de l’aménagement urbain », au service de tous les usagers et présent 12

Partie II : Une méthode objective pour les architectes et pour les urbanistes (1964), Yona FRIEDMAN, L’architecture mobile : vers une cité conçue par ses habitants, Éd. Casterman, Paris-Tournai, 1958.

30


pour répondre à tous les problèmes de la ville. L’exemple qu’il donne de la « Ville-Khan », cette entité urbaine dans laquelle tout logement est équipé jusqu’au pyjama et à la brosse à dent, où la notion de privé n’est effective que lorsque le lieu est occupé mais n’évoque plus l’appartenance, est particulièrement évocateur du décalage entre sa pensée de l’autonomie et le désir possessif de l’être humain. Il est donc nécessaire de prendre du recul quant au propos de Yona Friedman qui présente une utopie sociétale et urbaine, mais qui met en avant aussi la nécessité de l’éducation de l’architecte et de l’utilisateur qui doivent travailler ensemble à « savoir choisir ». Aussi, la notion qui me paraît primordiale à retenir dans son travail, réside dans le concept d’architecture « auto-décidée » : l’individu se connaît lui-même et va apprendre à « habiter » grâce à cet architecte, savant observateur en capacité de lui exposer un répertoire des possibilités. Bien évidemment, une telle recherche serait considérablement longue, mais il exprime par là une nécessité de la libération de la tutelle de l’architecte, et prône un retour à une « architecture folklorique », plus proche de la diversité naturelle à laquelle convient les différents modes de vie. Pour poursuivre notre enquête, nous allons donc nous intéresser à la question de l’image de l’architecte, de son rôle dans le processus du projet et dans le dessin de la ville. Car si nombre de théories, plus ou moins réalistes, furent imaginées pour tenter de définir de bonnes pratiques architecturales,

la

question

du

déficit

de

« popularité »

de

l’architecte auprès des populations, se sentant incomprises et mises en marge, revient invariablement à la table des débats.

31


II – L’image de l’architecte II – a / Architecte : profession de prestige La question de l’image de l’architecte en France, bien qu’actuelle, est un sujet qui a su intéresser historiographes et historiens à toutes les époques. Au XIXème siècle, on se demande déjà si l’architecture constitue un art ou une profession. En effet, les enjeux qu’elle confère, l’emprunt des outils graphiques et artistiques nécessaires à la représentation architecturale ainsi que l’art de construire, sont tout autant d’éléments rappelant un caractère artistique certain à la profession. De plus, à l’époque, la question semblait d’autant plus problématique que l’architecture n’était pas réglementée par la Société Centrale des Architectes. Laurent Baridon, professeur de l’art contemporain à l’Université Lyon 2 et historiographe de l’architecture, enquête sur l’image et le statut de l’architecte en identifiant 3 types d’images symboliques et caricaturales du XIXème siècle : l’architecte savant, l’architecte bourgeois et l’architecte professionnel du chantier. Si ces images apparaissent depuis le XVIème siècle, Laurent Baridon nous le confirme en nous montrant que l’architecture est avant tout une profession de prestige et de haut rang. Outre Manche, l’auteur d’ouvrage d’architecture et d’ingénierie, Andrew Saint remonte jusqu’à l’époque médiévale pour dresser un portrait de l’architecte d’époque.

32


Dans son ouvrage « The Image of the Architect », publié en 1983, il étudie l’image sociale de l’architecte en partant du mythe de l’architecte héroïque, caricature réapparaissant au XIXème siècle. Il explique notamment que l’origine de cette image romantique, est avant tout l’œuvre de certains écrivains du XVIIIème siècle, citant par exemple le romancier et théoricien de l’art allemand, Johann Wolfgang von Goethe séduit par la beauté puissante des cathédrales gothiques de l’époque. Par la suite, l’illusion de l’architecte

comme

génie

artistique

a

su

persister

et

se

démocratiser dans la pratique architecturale : Saint explique notamment le stratagème développé par le célèbre Frank Lloyd Wright, qui a su alimenter cette illusion par sa réputation et le contrôle total qu’il pouvait avoir sur ses clients. Enfin, il identifie aussi un tournant dans la profession au XIXème siècle avec l’apparition des grandes firmes américaines qui remodèlent la pratique de manière radicale : « The emergence and operation of large firms in America, […] and the big business of today’s architects, exemplified by John Poulson in Britain and John Portman in America, for whom form follows the buck, not function* ».13 L’auteur exprime ici le moment ou les grands studios d’architecture américains ont préféré le luxe des façades exubérantes et onéreuses en dépit des fonctions qu’elles abritaient. 13

Andrew SAINT, The image of the architect, Éd. Yale University Press, New Haven, Septembre 1983, 180 pages. * L'émergence et le fonctionnement des grandes entreprises américaine, [...] et les grands projets des architectes d'aujourd'hui, John Poulson en Grande-Bretagne et John Portman en Amérique par exemple, pour qui la forme suit l'économie, non pas la fonction du lieu.

33


Au XXème siècle, il cite le cinéaste King Vidor qui alimente la caricature avec « The Fountainhead » (« Le rebelle » en français) avec à l’affiche, Gary Cooper dans le rôle de l’architecte individualiste et idéaliste au coté de Patricia Neal. Inspiré de la personnalité dissidente de l’architecte américain Frank Lloyd Wright, et de son caractère bien trempé, le film relate les frasques d’un mégalomane prêt à tout pour dessiner l’architecture qui l’inspire. Saint conclu en questionnant le rôle réel de l’architecte, celui d’artiste ou bien celui de coordinateur, suggérant que la profession n’avait semblablement pas encore pris parti à l’époque. Il apparaît donc qu’en Europe, la profession a régulièrement souffert d’un déficit de popularité alimenté par certaines figures tout aussi célèbres pour leur œuvre que pour leur personnalité. La figure de l’architecte français n’a pas été épargnée par cette catégorisation artistique qui pèse comme un lourd passé entaché qu’il semble difficile de racheter.

II – b / Les architectes sous le joug médiatique et populaire Les années 1950 en France, ont été synonymes de reconstruction du pays suite à la Seconde guerre mondiale, offrant à l’architecte un marché prometteur pour l’avenir. Les priorités sont mises au logement et à un retour à l’humanité suite aux horreurs connues durant la Seconde guerre mondiale. Parmi les « stararchitectes » de l’époque, on pense à Le Corbusier ou encore Claude Parent qui auront marqué leur temps avec des architectures avant-gardistes tant en matière conceptuelle que technique.

34


Gary cooper

35

Version française de l’affiche du film «The Foutainhead», 1949.


Cependant, les

architectes

se

disputent un marché

particulièrement difficile et l’image de l’architecte en subit encore les conséquences : la conjoncture économique pose la question de la réelle utilité de l’architecte dans un processus de construction déjà particulièrement onéreux, qui saurait se passer de dépenses superflues. Le contexte de reconstruction d’après-guerre dans un système économique ruiné par le conflit, et une nécessité de loger de nombreuses populations rapidement et à moindre coût poussent les entreprises à la construction d’immeubles à la chaîne, ce que facilite l’arrivée de nouvelles techniques constructives comme le préfabriqué. Cette quête de la rentabilité de temps et financière nuit une fois encore à la qualité architecturale. Cette réalité beaucoup plus pragmatique est un problème qui continue aujourd’hui d’opérer. En effet, les particuliers ayant recours au savoir-faire d’un architecte ne sont pas nombreux et la crise économique faisant la pluie et le beau temps sur les budgets ne semble pas favoriser l’activité des architectes. Les années 1980 en France marquent un renouveau propice pour la commande architecturale. C’est le temps de l’émergence de la grande médiatisation de l’architecture, des reportages sur les architectes et de leurs œuvres dans les journaux télévisés, avec d’immenses projets tels que le chantier de Halles du Châtelet ou encore la Banque Nationale Française sur les rives de la Seine. À cette époque prolifique pour les architectes français, Jean-Louis Violeau tente de catégoriser la diversité des profils dans « Les architectes et mai 1981 », un ouvrage qui se veut tout aussi informatif que critique. Il identifie un mouvement d’ « artification »

36


automatique de l’architecture, parlant d’une « époque où les architectes mettent sous verre des croquis, tirent leurs dessins en lithogravure, les numérotent de 1 à 100 » ; les croquis et éléments graphiques dépassent leur vocation descriptive pour devenir de véritables œuvres-d‘arts ». 14 L’auteur identifie aussi une étroite relation entre Architecture et Politique, chacun étant sujet et objet de l’autre, constituant ainsi les deux axes majeures de son travail. En effet, les années 1960 en France semblent marquer les débuts de l’ère de l’architecture politisée, à tel point que cette dernière devient un outil de propagande politique.

II – c / L’architecture du star-system : du « wow factor » à la surmédiatisation malveillante L’analyse du support médiatique lié à l’architecture permet de déceler un autre élément illustrant le sentiment de rupture entre l’usager et l’architecte. Dans « Alter architecture manifesto », un ouvrage dédié à la diffusion des initiatives alternatives en architecture, Thierry Paquot oppose ces tentatives au travail des « starchitectes qui édifient (ou projettent d’édifier) des tours monumentales,

gigantesques,

énergivores,

inhumaines,

font

effectivement une autre architecture que la majorité de leurs consœurs et confrères sans pour autant être des « alternatifs ». Au contraire, ils exacerbent l’architecture exigée par les majors

14

Jean-Louis VIOLEAU, Les architectes et mai 81, Éd. Recherche, Paris, 2010, 303 pages.

37


mondialisés du BTP (Bâtiments et travaux publics), qui misent sur leur signature pour emporter certains marchés exceptionnels, s’enrichir d’un éventuel partenariat privé/public, sans précisément imaginer une alternative à ce système capitaliste surchauffé, qui les fait vivre et les honore ».15 Le concept de « star-architecture » ou « Bilbao

effect »

période marquant

apparaît

à

l’effondrement

la

fin du

des

années

mouvement

1970,

moderne

largement critiqué tant pour ses architectes que pour les grands ensembles qui entachent les paysages urbains. En architecture, l’idée de la durabilité imprègne les discours politiques et professionnels, en se basant sur toutes sortes de labels, normes et certifications qui doivent permettre une standardisation de la fabrique urbaine. Pour ce faire, des outils tels que le projet urbain apparaissent et vont façonner un modèle de singularisation du projet, d’individualisation des pratiques et faisant l’éloge du « sur mesure ». Les « starchitectes » sont alors les figures médiatiques de cette nouvelle vague, représentatives des tendances et qui finalement contribuent à les modeler : des grands noms comme Jean Nouvel ou Christian de Portzamparc sont les porte-paroles de cette volonté de substituer les modèles modernes, et sont devenus des références, des noms célèbres, recherchant l’approbation du grand public. Cet effet, aussi appelé « wow factor » dans le milieu médiatique architectural, promeut alors les architectures avantgardistes et leurs instigateurs, qui revêtent dès lors un statut 15

Alter Architecture manifesto - Observatory of innovative architectural and urban processes in Europe, sous la direction de Thierry PAQUOT, Yvette MASSON ZANUSSI, Marco STATHOPOULOS, Éd. Infolio, 2012, p.22.

38


« d’idole ». Cependant, par ce processus d’uniformisation individuel et collectif, et cette recherche du « chacun son style », se sont créés de nouveaux modèles, que ce soit au sein de la profession par la manière de penser le projet ou par l’architecture elle-même et ce mouvement d’internationalisation, que recherche les villes et grands bâtisseurs souhaitant s’offrir une « signature ». Cette recherche de l’individualisation des modes de faire la ville, s’est en réalité traduite par une spectacularisation de l’architecture, les starchitectes sont devenus des symboles de la construction de l’image publique. La traduction la plus directe de ce nouveau modèle réside dans le système de commande architecturale qu’il a engendré : aujourd’hui la volonté d’éclectisme architectural nuit à la collaboration et à l’échange au sein même de la profession, les architectes se considérant tous comme des concurrents. « Au final, si au premier abord la fabrique de la ville de la fin du XXème et du début du XXIème

siècles

apparaît

fortement

caractérisée

par

une

individualisation des projets et d’individuation des fabricants d’espaces, l’examen minutieux des processus sous-jacents révèle qu’elle n’échappe paradoxalement pas à une certaine normalisation et banalisation des modes d’action ». 16 La conséquence directe quant à notre propos est la rupture relationnelle avec le sujet principal de l’architecture : l’usager. Car il est ici question d’une individualisation de la pratique, dont l’objectif est de se singulariser 16

Géraldine MOLINA, Distinction et conformisme des architectesurbanistes du star system, Métropolitiques, 18 juin 2014, p.4

39


et de sortir du lot, non pas d’adapter chacune des pratiques à la multitude d’usagers et leurs modes de vie remarquables. Cette force employée à la recherche de la singularité ne serait-elle d’ailleurs pas plus pérenne et tangible, appliquée au développement de certaines pratiques alternatives de manière collective.

III – De la politique en architecture III – a / De la crise institutionnelle En questionnant l’image sociale de l’architecte et l’évolution de son impopularité auprès des populations, semblablement toujours croissante, il convient de déceler quels événements politiques majeurs ont pu susciter une telle évolution. C’est à l’occasion de la célèbre crise de « mai 68 » que l’institution architecturale s’ébranle au point de symboliser aujourd’hui un tournant pour la profession. En premier lieu, cette crise se veut donc être une crise de l’institution : les architectes aspirent fondamentalement à être considérés comme des intellectuels et non plus seulement comme des artistes. Historiquement, les architectes étaient formés par l’institution des Beaux-Arts, ce qui leur conférait nécessairement une connotation artistique qui, avec le temps, a pu se dégrader et de laquelle ils vont vouloir se détacher. Il est alors demandé au gouvernement de scinder la discipline architecturale des Beaux-Arts et d’en faire une discipline universitaire, offrant alors une vision populaire beaucoup plus respectable. Il est important de préciser

40


que si l’apogée de la crise s’est produit à l’occasion de « mai 68 », les prémices de celle-ci, et notamment dans le milieu de la construction, se font ressentir dès la période de l’après-guerre avec le mouvement moderne qui souhaite régler des conflits par l’uniformisation des architectures et la promotion des modèles. Au cours des années 1960, l’essor industriel poursuivant son cours rend alors désuète une formation parfois jugée trop artistique et en marge des véritables préoccupations pour reconstruire le pays. À l’occasion de ce mouvement protestataire, l’institution architecturale subit alors une mutation particulièrement lourde, remettant en cause l’intégralité des structures de la profession et de l’ordre établit. « Les architectes ont pour ainsi dire tout jeté, ce qui est sociologiquement très courageux. Ils ont cassé leur grande école, leur concours d’admission, leur prix de Rome, tout du moins les avantages liés à ce prix. Ils ont jeté aux oripeaux finalement tout ce qui faisait d’eux, un corps installé dans la société ».17 Cependant, à travers ce que considère Jean-Luc Violeau comme un faux mouvement de « science-socialisation », cette véritable volonté de faire évoluer la situation des architectes s’est concrétisée par un terrible échec, décrédibilisant une fois encore la profession. En effet, il y a un refus des codes révolus de la profession tels que la culture du folklore et de la diversité, de la 17

Colloque / L'Architecture moderne, promesse ou menace ? Crise(s) et utopie(s) architecturales - mai 68 / mai 81 / 2008 : du refus de construire au benchmarking territorial, Jean-Luc Violeau, Amphithéâtre Marguerite de Navarre à Paris, 23 juin 2014.

41


tradition de l’atelier, de l’enseignement mutuel, en résumé de tout ce lien privilégié avec l’école des Beaux-Arts. Les conséquences de cette

volonté

d’autonomie

sont

lourdes,

la

situation

est

catastrophique à tel point que certaines presses s’emparent de l’affaire et attisent une forme de haine grandissante de l’architecture qui participe une fois encore à démolir la crédibilité des architectes modernes. La fin du mouvement moderne et l’entrée dans le mouvement post-moderne marque un sursaut de courte durée, qui n’est autre qu’une « poursuite du modernisme par d’autres moyens » 18 prolongeant le discrédit des architectes aux yeux du grand public.

III – b / À la crise de la légitimité Au sortir des années 1960 et de cette première crise institutionnelle, les évènements semblent avoir profondément fragilisé la profession, sans pour autant parvenir à de véritables consensus permettant à celle-ci de se reconstruire sur des bases solides. Les conséquences sont nombreuses et directes : tout d’abord André Malraux, ministre de la culture de 1959 à 1969, abroge le Prix de Rome qui régit la commande publique depuis des siècles afin de détacher l’institution française de l’école italienne. C’est le temps de la réforme de l’enseignement supérieur avec la

18

Ibid.

42


création des unités pédagogiques à Paris et de la syndicalisation des architectes, symbolisant une volonté de réviser profondément un système dont l’aspect social est totalement absent. Suite à cette crise, l’architecture connaît une période de remise en question profonde avec ce sentiment du travail inachevé qui nous amène à l’aube du mouvement post-moderne. Il faudra près d’une décennie à ce mouvement, qui se veut être une première alternative au mouvement moderne, pour s’affirmer dans la pratique architecturale. C’est aussi une période de fortes mobilisations sociales et urbaines portées par quelques intellectuels comme Henri Lefebvre. À la veille de la crise de mai 1968, il incarne un mouvement de renouvellement de la pensée urbaine qui affirme la fin du modèle de la ville industrielle, de son architecture fonctionnaliste et de son hypercentre nocif. La banlieue et les périphéries sont dès lors considérées comme des alternatives viables pour l’expansion urbaine et deviennent lieux et places pour de grands projets, initiés par la Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale (DATAR). Ce que l’on retient notamment de son travail, au-delà de l’émergence de la conscience urbaine, c’est son Droit à la ville 19 , concept novateur qui se veut être un stimulus de la conscience commune de l’importance de la perception de la ville comme véritable lien social. Si elle laisse quelque peu rêveur, la vision de Henri Lefebvre a néanmoins permis à la fabrique urbaine de se recentrer sur son principal sujet, de ne pas être l’initiative de groupuscule mais la confrontation de nombre d’avis et d’envisager 19

Henri LEFEBVRE, Le Droit à la ville, Paris, 1968, Anthropos, 135 pages.

43


la ville non pas comme un objet construit mais comme un espace de l’interaction humaine : des questions qui me semblent toujours d’actualité de nos jours. En France, le mouvement post-moderne apparaît à la fin des années 1970, au moment de la loi 77-2 sur l’architecture20, s’affirmant en opposition au mouvement moderne et son aspiration fonctionnaliste qui éloigne de fait la question de l’ornementation au profit d’une standardisation et du modèle architectural. Nous avons peut-être ici quelques prémices d’une première prise de conscience et une préoccupation commune de la cause sociale, en ce sens où l’architecture post-moderne souhaite réintroduire des notions telles que l’esthétisme à l’œil et le confort individuel au centre de la pensée. Cependant, si l’on perçoit cette préoccupation de l’Homme par l’architecte, la mise en pratique et les décisions politiques ne feront qu’accentuer les problématiques sociales, rendant cette nouvelle tentative relativement stérile. On voit à cette période l’avènement de grands projets tels que la création des ateliers publics

d’architecture

dont

la

mission

est

d’organiser

une

collaboration d’architectes pour le dessin des tissus urbains au sein même des mairies, ou encore la création des Conseils de l’Architecture, de l’Urbanisme et de l’Environnement chargés de la promotion et de la diffusion d’une culture architecturale au grand public, etc. C’est une réalité quelque peu plus pernicieuse qui se met

doucement

en

place :

les

architectes

deviennent

les

concepteurs de symboles des politiques et de l’Etat, ce qui

20

Art. 7, Loi d’état 77-2 sur l’architecture du 3 Janvier 1977

44


participe une fois encore à l’accroissement de leur discrédit populaire. La première métamorphose notable du mouvement postmoderne selon Jean-Luc Violeau, est la libéralisation du statut de l’architecte symbolisée par la création du système de la commande publique et du concours, originellement prescrite pour favoriser la création architecture et sa qualité. Cela permet notamment à des architectes auparavant exclus de la commande publique, de pouvoir prendre part à de grands projets architecturaux et urbains. Les jeunes architectes profitent alors d’une opportunité unique de sortir de la dictature du salariat et de s’ouvrir à un marché longtemps inaccessible. Initialement censée relancer l’activité architecturale, cette libéralisation a en réalité entrainé l’effondrement de la rémunération des architectes et participé à la précarisation de leurs

statuts.

L’architecte,

dont

la

situation

n’était

pas

particulièrement stable, perd une fois encore le confort de la profession au détriment d’un système qui ne lui veut pas forcément du bien. En fond de toile de cette libéralisation, un contrôle politique complexe et une organisation administrative qui dirige la commande architecturale publique, la plus prestigieuse et la plus rentable. La seconde mutation concerne la segmentation du marché du travail des architectes. 21 Le nouveau système de commande 21

Florent CHAMPY, Commande publique d'architecture et segmentation de la profession d'architecte. Les effets de l'organisation administrative sur la répartition du travail entre architectes. In: Genèses, 37, 1999. Sciences du politique, p.111.

45


publique instauré suite à la crise de 1968 a permis aux maitrises d’ouvrages de se diversifier et ainsi d’ouvrir un marché beaucoup plus vaste. Cela a provoqué deux changements majeurs dans la pratique

architecturale :

d’une

part

une

architectes, souvent formés sur le tas

22

spécialisation

des

, à un certain type

d’équipements publics, provoquant nécessairement une précarité de la pratique, et d’autre part, l’accentuation de l’importance donnée à la réputation des architectes appelés à concevoir la commande publique. En effet, c’est à cette période que se démocratise le recours à des grands noms de l’architecture23 qui participent à la symbolisation des actions politiques : au cœur de cette réputation, l’opulence des prix d’architectures et l’essor de la diffusion médiatique spécialisée qui conduira par la suite à la « starisation » de l’architecte évoquée précédemment. Ainsi, le « modèle de carrière basé sur le professionnalisme certifié par un titre »24 se délite au profit d’un opportunisme libéral et d’un habile jeu de réputation qui va provoquer une nouvelle crise au sein de la profession et poser la question de la légitimité. « Les architectes réclament leur droit à la création et à l’expérimentation, veulent étendre des logiques d’innovation et 22

Ibid. p.111. Hôtel de ville de Montpellier par Jean NOUVEL, MuCEM à Marseille par Rudy RICCIOTTI, La Confluence à Lyon par MVRDV, Coop HIMMELBLAU, etc. 24 Ibid., p.111. 23

46


s’engager dans la participation au service de tous, mais à condition que le « tous » ne soit pas le service public anonyme ».25 L’élitisme provoqué par les métamorphoses de la profession apparaît comme particulièrement nuisible à la pratique, la concurrence étant l’essence

même

de

la

commande

publique.

De

plus,

les

professionnels ressentent une perte de la confiance qui leur était faite dans la construction : les architectes largement critiqués à qui l’ont reproche un manque de connaissances techniques, d’avoir de beaux discours souvent en marge de la réalité et d’être coupable d’une confiance en soi déconcertante. Je ne me ferais pas ici l’avocat de ces derniers, mais il me semble que ces accusations répondent parfois de certains raccourcis qu’il nous est facile de faire, je pense par exemple à cette image de l’architecte à l’égo surdimensionné, incapable de se remettre en cause en cas d’échec et qui me fait rapidement penser à certaines figures du métier dont la sur-médiatisation les place souvent à tord comme les porteparoles de tout un corps disciplinaire. D’autre part, un des nombreux effets néfastes de la segmentation de la profession se matérialise par l’abandon de certains rôles usuellement dévoués à l’architecte : les agences n’ayant plus la capacité financière d’accueillir de grands groupes pluridisciplinaires, ces dernières s’appauvrissent d’une force de travail anciennement globale à l’échelle de la construction. Les architectes perdent le

25

Olivier CHADOIN, Sous la direction de Anne CLERVAL et Jean-Pierre GARNIER, Espaces et sociétés n° 156-157 - Où est passé le peuple ?, 2014, p.267-270.

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monopole de leur mission et subissent une complexification des interfaces et l’émergence d’une nouvelle mission de la planification urbaine, dont le dessin fait appel à de nombreux corps de métiers. « En sollicitant, dans le cadre de longs face-à-face, les points de vue du programmiste, du concepteur lumière, de l’urbaniste, du professionnel

expérimenté,

les

chercheurs

décortiquent

les

pratiques professionnelles, les trajectoires, les stratégies collectives. Le cadre procédural, à la fois contexte d’action et incitation à un renouvellement des formes de conception des espaces bâtis, est approché dans ses évolutions récentes, au travers de l’impératif du développement durable, des tentatives de démocratie participative ou encore de l’émergence en France des partenariats publicprivé ».26 On voit émerger des bureaux d’études, des économistes de la construction et des maîtres d’œuvres qui imposent leur économie restrictive sur un marché déjà très délicat. Ces évolutions sont la conséquence de l’individualisation des commandes et d’une voix collective qui s’essouffle. La volonté individuelle va prioriser des choix beaucoup plus contraignants, suggérant la mise en place de longues expertises et de confrontations conflictuelles entre les différents acteurs, là où le consensus collectif va utiliser le compromis comme élément fédérateur et constructeur. Dans cette optique, l’architecte est confronté à des situations délicates dans lesquelles chacune de ses décisions sont des éléments pouvant être portés à sa charge en cas de conflit. Cette perte de confiance, est toujours un fait actuel qui nuit en premier lieu à la pratique 26

Véronique BIAU, La fabrication de la ville - Métiers et organisations, Éd. Parenthèses, 2009, p.10.

48


professionnelle et dont les retombées peuvent se faire sentir dans la qualité du paysage architectural. Cette problématique de la légitimité de l’architecte me semble être un frein à un développement pérenne de l’architecture en France. La cause n’est pour autant pas perdue, et il est possible de trouver, non loin d’ici, d’autres systèmes d’organisation qui promeuvent justement une architecture de qualité et dont il serait intéressant de comprendre les mécanismes.

III – c / Analogie avec un autre modèle européen : retour sur mon expérience danoise. À

titre

de

comparaison,

j’aimerai

mobiliser

ici

une

expérience personnelle que j’ai eue au Danemark, à l’occasion de mon année de césure27. Cette opportunité m’ayant permis d’évoluer dans un contexte différent, que cela soit économiquement, socialement ou bien culturellement, m’aura fait prendre conscience du fatalisme dans lequel la profession se noie depuis près d’un demi siècle. La réalité économique du pays étant bien entendue très différente, il est important à mon sens d’observer cet intérêt populaire pour l’architecture et pour les architectes danois. Commençons tout d’abord par quelques chiffres particulièrement 27

2014–2015 : Expérience professionnelle au sein d’une jeune agence danoise à Copenhague (Lien vers le récit de mon année dans la bibliographie).

49


révélateurs de cet engouement danois : près de 6000 architectes pour une population globale de 5,6 millions d’habitants, ce qui correspond à plus 1% de la population. En France, on dénombre 33 000 architectes pour 66 millions d’habitants, ce qui équivaut à 0,05% de la population. À mon sens, la profession d’architecte au Danemark bénéficie d’une vraie cote de popularité qui se ressent notamment dans la culture architecturale commune. Il est aussi de notoriété publique que la Scandinavie se pare, grâce à un système économique bien ficelé, d’une politique de développement durable qui se traduit dans de nombreux secteurs. L’architecture est particulièrement marquée par cet effet, plus précisément dans la manière de concevoir le projet : le développement durable n’est pas envisagé comme un objectif à atteindre mais en un élément fondateur sur lequel s’appuie le projet. Cette préoccupation populaire pour l’avenir de la planète, pousse le grand public à s’investir dans la compréhension des enjeux liés à l’architecture et à l’urbanisme des villes. La seconde conséquence, qui affecte directement la profession, c’est la politique « constructive » de la ville : riche d’un grand patrimoine, on observe cependant une volonté d’entrecroiser ce

patrimoine

avec

des

architectures

beaucoup

plus

contemporaines. À Copenhague par exemple, on trouve donc une grande

diversité

de

projets

d’architectures

innovantes,

de

réhabilitation, d’interventions sur l’espace public, etc. Ce dernier point est d’ailleurs particulier à mon sens : la faible quantité de lumière naturelle durant l’hiver pousse les danois à avoir un rapport très différent à l’espace public. Ainsi, durant l’hiver, les locaux ne

50


s’attardent pas dehors et favorisent les lieux publics intérieurs. À l’inverse en été, il n’est pas rare de voir ces espaces pris d’assaut durant les pauses, ou bien même au moindre rayon de soleil. De ce fait, il existe une véritable réflexion sur les espaces publics, qui derrière une apparente sobriété, offrent un large panel de possibilités pour son usager. De ce fait, des villes comme Copenhague sont des foyers où foisonnent de nombreux studios d’architecture qui n’ont aucun mal à se partager un marché très prometteur. En me confrontant à ce milieu, j’ai cru discerner une politique de l’architecture presque « spéculative », c’est-à-dire qu’il y a au Danemark, plus de surface habitable que nécessaire, ce qui crée l’occasion du projet et de l’innovation. Les métropoles nord européennes sont nombreuses à promouvoir cette spéculation constructive qui sert l’économie locale, je pense notamment à des villes comme Berlin, Stockholm ou encore Oslo dont la richesse architecturale est reconnue dans toute l’Europe. De plus si en France, l’image de l’architecte est largement entachée par une méconnaissance de la profession du grand public, il existe dans les pays nordiques, une véritable ferveur populaire, voire même une fierté quant aux grands noms de l’architecture locale.

Plus

qu’une

simple

apparence,

les

danois

aiment

l’architecture et travaillent quotidiennement à sa mise en valeur. Et cela passe aussi par l’utilisation des outils médiatiques : à l’ère de la sur-médiatisation, on observe une explosion du nombre et de la diversité des moyens utilisés pour diffuser l’architecture : livres, magasines, vidéos, conférences, articles dans la presse écrite, festivals, expositions, etc., tout autant d’éléments participant à la

51


valorisation de l’architecture. À Copenhague, le Danish Architecture Center (DAC) est un lieu phare de la vie collective dans laquelle nombre de danois initiés ou novices viennent nourrir leur culture architecturale. De plus, la notoriété mondiale de la Royal Danish Academy of Fine Arts, responsable de la formation à l’architecture, montre une fois encore la place que peut avoir la discipline dans le système danois. Enfin, la richesse et la diversité des projets scandinaves participent à la vitrine architecturale de la région : plus qu’un simple phénomène de mode, je perçois là une concordance collective quant à la qualité de cette pensée que nos médias ne manquent pas de diffuser largement. Ainsi nous avons pu voir que le divorce de l’usager et de l’architecte résulte d’une succession d’éléments déstabilisateurs d’un système, d’une profession et d’une culture qui perdurent aujourd’hui encore : les prédictions de Yona Friedman se sont affirmées, entraînant de fait l’architecte et son image au monde déjà fragilisée. Cependant, nous avons pu voir aussi que d’autres modèles européens ont pu proposer des solutions alternatives afin de réintroduire l’usager au cœur de la pensée du projet. En France, il existe aussi des acteurs de la culture architecturale, qu’ils soient publics ou privés, qui participent quotidiennement à la valorisation de notre patrimoine architectural présent et futur et qui tentent d’offrir de nouvelles opportunités à une profession parfois en manque d’inspiration.

52


Photo espaces publics copenhague

53

Kalvebod Waves de Julien De Smedt Ă Copenhague au Danemark, photographie personnelle.



Partie II : Concevoir l’architecture autrement : une diversité de la pratique architecturale I – Le retour de l’essentiel I – a / Du conformisme architectural La succession des mouvements en architecture est révélatrice d’une tendance cyclique à l’élaboration de modèles : le style et la norme en architecture, et plus largement l’esthétisme en architecture sont autant d’éléments sous-jacents d’un conformisme architectural duquel il est souvent difficile de se détacher. En effet, comme évoqué précédemment, les mouvements modernes et postmodernes, au-delà de fournir des éléments de référence lors de la conception du projet, participent tous les deux à l’élaboration d’une norme architecturale plus révélatrice de contingences économiques que sociales. Plus largement, la propagation de la norme fait écho à une surreprésentation du politique en architecture, qui participe à la création de cette volonté de faire exister l’architecture par le slogan et le modèle. Parmi les arguments à charge de ces politiques, la question de la durabilité et la volonté d’éviter de reproduire des situations urbanistiques précaires telles que les grands ensembles dans les années 1970 et dont les répercussions sociales se font sentir encore aujourd’hui. Il me semble que cette standardisation de l’architecture suit un mouvement global de normalisation des instances publiques, réprimant les possibilités d’innovation et la

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culture folklore. « Dans les champs de l’architecture, de l’urbanisme et de l’aménagement, l’avènement de la durabilité s’est traduit par la multiplication de labels, normes, certifications, procédures et réglementations. Ceux-ci dessinent les contours d’un nouvel arsenal structurant fortement les pratiques des professionnels ». 28 Pour tenter d’expliquer cette omniprésence du modèle, il est intéressant de revenir aux fondements du mouvement post-moderne qui devait initialement se détacher du mouvement moderne jugé trop directif et qui a, en réalité, participé à l’uniformisation de l’architecture que nous connaissons depuis les années 2000. À l’aube des années 1970, l’architecture connaît une réforme importante illustrée par l’essor des projets urbains, dont les grandes métropoles deviennent le support, une singularisation des projets avec

l’apparition

de

la

logique

du

« sur

mesure »,

une

individualisation de la pratique et la fin des grandes associations d’architectes. Trente ans plus tard, nous pouvons observer que ce modèle n’a pas disparu : la substitution du modèle par la référence a engendré un autre type de normalisation exacerbé par la médiatisation de l’architecture. L’explosion du nombre de sites web similaires à ArchDaily ou Divisare dédiés à la culture architecturale qui mettent en avant des projets, invariablement présentés de la même manière est un élément révélateur de cette tendance. Même au sein des écoles, la question de la référence devient un élément 28

Géraldine MOLINA, Distinction et conformisme des architectesurbanistes du star system, Métropolitiques, 18 juin 2014, p.1.

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incontournable de la pensée du projet, de telle manière qu’il est aujourd’hui fréquent d’entendre entre nos murs cet adage selon lequel « on n’invente rien ». L’utilisation de la référence devient une pratique de l’architecture en soit, qui participe là encore à l’uniformisation des projets, accentuant la décontextualisation de l’architecture. La référence telle que nous l’envisageons lors d’un projet universitaire, se limite souvent aux images qu’il nous est possible de se procurer à travers les médias, et qui n’expriment pas les conditions réelles du projet. Les choix esthétiques que l’on va nous pousser à faire sont liés à nos goûts assurément très personnels. Au fur et à mesure de notre apprentissage, cette manière égocentrée de concevoir le projet, devient un automatisme dont il sera difficile de se détacher au sortir de l’école. Cette culture du projet, la plus médiatisée, promeut à sa manière son propre modèle,

celui

du

bâtiment

à

la

technique

irréprochable,

fréquemment marqué par la symbolique de la façade en double peau, au rendu de concours ultra-réaliste, usant de tous les stratagèmes de représentation permettant à l’usager de se projeter dans le projet, et dont les débordements économiques font les unes de nos journaux. Toutefois, si je me suis jusque ici consacré à l’explicitation très générale de la montée de l’uniformisation dans ce domaine, j’aimerai maintenant m’intéresser aux actions que je qualifierai d’anticonformistes qui de tout temps ont eu à cœur de remettre en question l’ « ordre normal ». L’Histoire nous a montré que les volontés politiques sont rarement soutenues de manière unanime et donnent naissance à de nombreux mouvements protestataires qui

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tentent de « faire avancer le droit par l’expérience »29 et ainsi de s’affranchir des limites normatives. L’initiative des campements hippies dans les années 1960, est un exemple intéressant d’une volonté

populaire

de

révolte

pacifique

contre

un

système

orthonormé dans lequel ces pratiques libertaires ne sont pas les bienvenues. Par la suite, le mouvement néo-rural de revitalisation des anciens villages abandonnés, puis la création des éco-villages et du concept d’agro-écologisme basé sur l’aspect « durable » prôné par les politiques, se sont proposés comme des alternatives sérieuses à cet ordre normal. Et s’il existe bien d’autres alternatives, le sursaut que nous connaissons en ce début de siècle s’alimente d’une ressource humaine parfois sous-estimée.

I – b / À l’émergence des mouvements alternatifs La pluridisciplinarité de la profession d’architecte, c’est-àdire des nombreuses interactions entre les différents professionnels de la construction et la multiplicité de ses enjeux, donne lieu à une véritable diversité de la pratique. Les architectes du star-system donnent à voir au grand public une image de la profession marquée par la surabondance médiatique et les coûts exorbitants de leurs réalisations. En France par exemple, l’archi-star Jean Nouvel, fait figure de modèle dans cette pratique de l’architecture dite de « 29

Alter Architecture manifesto - Observatory of innovative architectural and urban processes in Europe, sous la direction de Thierry PAQUOT, Yvette MASSON ZANUSSI, Marco STATHOPOULOS, Éd. Infolio, 2012, p.19.

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Façade », participant aux plus grands concours internationaux et fait partie des architectes les plus emblématiques d’une génération. Bien que cette pratique soit une réalité, une telle médiatisation véhicule une image erronée de ce que peut être l’architecture aujourd’hui, donnant souvent le sentiment que l’architecture s’est noyée dans des questions économiques et de politique, mettant de fait en marge celle de l’Homme. Les pratiques architecturales, si nous les considérons comme l’ensemble des tentatives de faire l’architecture, font appel à de nombreux enjeux et à une réalité économique bien différente. Étroitement liée au monde politico-économique, l’architecture se veut aussi culturelle en ce sens où elle s’imprègne de l’Histoire, des modes de vie et revêt une dimension artistique. Elle est à la fois une discipline étudiée, une pratique professionnelle et un mode d’expression artistique. À son origine, elle se veut même sociale par sa volonté d’offrir un toit, un abri à son utilisateur. «L’Architecture et l’affaire de tous, puisque nous en sommes tous les usagers, je crois qu’elle est partout, dans une bordure de trottoir, la qualité d’une acoustique, le rapport entre construction et paysage… dans ces lieux « impensés » aussi que sont les friches industrielles ou les territoires délaissés par l’aménagement mais occupés par les hommes, et dont l’existence nous permet de reconsidérer notre façon d’habiter, de partager ou de vivre ensemble ». 30 L’architecte scénographe français Patrick Bouchain 30

Patrick BOUCHAIN, Construire Autrement, Éd. Actes Sud, Arles, Septembre 2006, p.7-8

59


fait partie de ces praticiens que l’interaction humaine anime plus que la recherche de la perfection de l’objet. Dans « Construire autrement »,

son

ouvrage

rétrospectif

sur

sa

pratique

de

l’architecture, il tente une décomposition explicative de sa manière d’envisager le projet. Bien que parfois déconnecté d’un contexte économique souvent complexe, le propos de Patrick Bouchain révèle sa recherche des solutions alternatives et une volonté d’agir autrement : « il aime le dialogue et croit encore que l’on peut lutter contre l’injustice »31, c’est ainsi que le définit son ami et collègue, le conservateur au centre Pompidou, Laurent Le Bon, a qui il avait confié la rédaction de son catalogue d’exposition à la Villa Noailles de Hyères. La méthode Bouchain est fondée par un processus humaniste et à l’écoute de ses semblables, qui n’en reste pas moins inscrite dans une société dans laquelle la construction est strictement régie. Elle met en avant des conditions de projets idéales et atypiques : sans être considéré comme un architecte star, il fait partie de ces figures emblématiques dont l’œuvre a marqué les esprits, notamment grâce à l’alternative pratique qu’il a su proposer. Contrairement à nombre d’architectes qui, afin de survivre dans une profession de la référence et de l’élitisme, auront pu se spécialiser dans

certains

types

d’ouvrages,

l’association

Construire

a

développé une pratique diversifiée dans laquelle le processus importe plus que le programme visé. Il a ainsi réussi à se construire une réputation lui offrant de nombreuses occasions de projets pour 31

Laurent LE BON, Catalogue de l’exposition Oui avec plaisir de Patrick BOUCHAIN, Villa Noailles, Hyères, 2005

60


lesquels on fait appel à sa méthode et finalement à son nom qui sous-entend une pensée singulière et sociale. Il nous montre ainsi que les outils de communication et de notoriété, utilisés à bon escient, sont susceptibles de promouvoir des pratiques en marge de la norme. Au fond, cet ouvrage se veut être une méthodologie, assez personnelle et critiquable, du comment « Construire autrement », et pose en filigrane un véritable acte de résistance envers un modèle d’architecture contemporaine standardisée. Il prend pour unité de base « l’homme » dont les deux modes de vie possible sont le nomadisme, dans lequel l’individu se déplace pour sa survie, et la sédentarisation qu’il définit comme l’alliance de différents individus pour se sentir plus fort mais qui nécessairement se veut momentanée. De plus, il émet le constat que les professionnels de la ville cherchent dans le passé pourquoi la ville est si difficile à vivre de nos jours. Ainsi, il envisage la fin de la ville concentrée comme nous la connaissons et la multiplication des communes dans lesquelles l’homme vit en harmonie avec son voisinage dans un réseau intercommunal qui le dépasse. L’architecte, pour Patrick Bouchain, n’est ni savant de la construction, ni artiste de l’habitat mais un fin observateur qui par l’écoute parvient à la concordance des

acteurs.

En

réalité,

c’est

l’image

du

médiateur

qu’il

dessine quand il dit : « il est essentiel de considérer qu’il n’existe pas d’œuvre architecturale en dehors d’un contexte, qu’il soit géographique,

topographique,

politique,

social

ou

culturel,

contradictoire ou catastrophique. Ce qui est intéressant, c’est de repérer ce qu’il y a de juste dans ce contexte, de le sortir comme

61


élément fondateur de l’acte commun ». l’architecture

semble

vouloir

se

32

Cette pratique de

détacher

d’un

« modèle »

standardisé, une façon de faire apparemment déconnectée de son sujet principal. Il est important de préciser que la majeure partie du travail de Patrick Bouchain, dont la formation aux arts du spectacle affecte particulièrement le discours, est principalement composée d’équipements publics, auquel il tente à chaque fois de donner une dimension participative. La question du logement n’est donc pas abordée directement, représentant pourtant une part énorme de l’activité de construction. La réglementation en cours concernant le logement participe à cela : en France, la législation qui régit la construction de logement est un élément très directif qui ne facilite pas les stratégies innovantes comme l’apport de la participation. De plus la majeure partie de cette commande étant initiée par la promotion

immobilière,

qui

affiche

clairement

ses

objectifs

d’optimisation économique, ne me semble pas propice à ce type de rencontre. Cependant, il est possible d’observer certaines tentatives de renouveau du dialogue à travers des expériences comme l’autoconstruction, les éco-villages qui ravivent d’anciens villages abandonnés, ou des associations qui tentent de faire entendre la voix des usagers. Ainsi la notion de « participation » est au cœur de la pratique de l’architecte, elle fait appel à différentes interactions toutes illustrées par le dialogue, qui nécessite une simplification du processus de conception.

32

Patrick BOUCHAIN, Construire Autrement, Éd. Actes Sud, Arles, Septembre 2006, p.19

62


I – c / Éloge du « circuit court » en architecture « L’objectif de la participation est d’impliquer dans le processus de décision quiconque en subit les conséquences directement ou indirectement ». 33 Cette explication directement issue de la pensée de l’architecte anarchiste Giancarlo De Carlo, nous permet de comprendre un principe fondamental si l’on veut envisager de manière durable le circuit court. La notion de circuit court est issue du langage de l’écologie, et évoque une pratique qui tend à bannir tous les éléments superflus dans les processus de l’agriculture, de l’artisanat et plus généralement en ce qui concerne la production. C’est un schéma dans lequel les interactions entre le producteur et le consommateur sont réduites à leur minimum, c’està-dire directes ou tout au plus un intervenant. Appliqué au champ de l’architecture, le circuit court est un mode de conception au sein duquel on va favoriser un discours direct entre les différents interlocuteurs au dépend d’un fonctionnement normalisé qui apparaît comme obsolète. Il est intéressant d’observer l’effet de résilience de nos sociétés et des mouvements de résistance à toutes échelles qui en découlent. Par le terme résilience, je pense à ces réactions introduites par des populations délaissées et désabusées qui décident de s’associer afin de trouver des solutions alternatives à leurs problèmes. Le circuit court en architecture est pour moi une alternative viable à un

33

Alter Architecture manifesto - Observatory of innovative architectural and urban processes in Europe, sous la direction de Thierry PAQUOT, Yvette MASSON ZANUSSI, Marco STATHOPOULOS, Éd. Infolio, 2012, p.19.

63


Photo centre des amanins + écovillages

Atelier de fabrication de briques au Centre pédagogique des Amanins, en Val de Drôme.

64

Logement sociaux co-construit à Beaumont en Ardèche, agence Construire.


système dont la consommation est incontrôlable en ressources et dans lequel le dialogue est devenu un luxe. Réinstaurer le circuit court dans la commande architecturale, cela signifie redéfinir intégralement la pensée du projet. En amont, il paraît essentiel que l’architecture soit un vœu collectivement formulé qui réponde à un besoin commun : il faut ainsi sortir de la conception de l’objet architectural commandité par un pouvoir financier dont l’intérêt ne pourra être autre que celui du bénéfice, sauf en de très rares occasions où les entités commanditaires se feront acteurs de la cause populaire. Lors de la conception, et comme le suggère Yona Friedman, l’architecte doit être en capacité d’intégrer l’usager, au point même de le rendre essentiel au processus. Idéalement, un circuit court en conception doit pouvoir susciter l’intérêt de son sujet principal, ainsi que celui des personnes dont le quotidien sera impacté par cette initiative. C’est une table des négociations qu’il s’agit d’organiser, dans laquelle les rencontres physiques seront préférées aux échanges de mails, laborieux et édictés. Enfin, le meilleur moyen de réduire les distances de transport des marchandises et de la force de travail, passe par l’emploi des ressources locales. L’emploi des savoir-faire locaux permettra outre une économie de déplacement, de produire une dynamique plus locale et ainsi de participer à la diminution des monopoles des grands groupes de construction. « Le cas par cas est la seule possibilité pour rétablir le « circuit court » dans la production bâtie ou paysagère, de la réconcilier avec le lieu, de mobiliser les habitants et les praticiens,

65


de promouvoir une « bio région », etc ». 34 S’il est un progrès nécessaire à l’aboutissement de cette entreprise, il réside dans un enseignement de la pensée locale basée au service de l’échange. C’est-à-dire qu’il n’est pas seulement question d’outils de communication à privilégier, mais d’apprendre aux nouvelles générations, tant du côté de l’usager que de l’architecte, une volonté de partage, de consentement mutuel et de réciprocité dont l’objectif commun sera la construction d’un dialogue sincère.

II – La pratique du dialogue dans l’architecture II – a / Réapprendre à se comprendre : La nouvelle émergence des notions de participation et de collectif dans la pratique architecturale souligne un regain d’intérêt pour les interactions sociales de manière très générale : la surabondance

médiatique

abordée

précédemment

et

l’omniprésence des sciences numériques dans notre environnement quotidien provoquent depuis quelques années un sursaut populaire révélateur des inquiétudes quant à l’avenir de nos relations sociales. En architecture, cette tendance collective se manifeste par un mouvement

de

démocratisation

de

certaines

pratiques

architecturales. Cette démocratisation consiste tout d’abord en une reconsidération de la capacité de l’usager à concevoir l’espace et à la conscientisation de ce dernier par son implication dans le

34

Ibid., p.25.

66


processus du projet. Par la réintroduction de l’usager dans les décisions de l’acte de conception, on va permettre de défaire l’adage opposant l’architecte et l’utilisateur, c’est-à-dire l’expert professionnel et l’expert « profane », comme le nomme Thérèse Évette. « Le terme d’expert [est] retenu pour prendre en compte l’ensemble des savoirs et des compétences mobilisées par les acteurs professionnels. […] On s’intéresse alors à l’expertise, non plus seulement comme compétence, mais aussi comme position qui oppose l’expert au profane, ou au politique ». 35 Il s’agit donc de sortir d’une apparente routine professionnelle dictée par des questions de rentabilité économique et temporelle qui nuisent à l’évolution de la participation des populations et à la réintroduction du dialogue. Le terme « profane » utilisé par Thérèse Évette est particulièrement révélateur de la complexité du rapport qui s’est instauré

entre

l’architecte

et

l’usager :

plus

qu’une

simple

divergence, cet écart s’est accentué par l’utilisation d’un langage architectural propre aux professionnels mettant de fait à l’écart les personnes

étrangères

à

ce

milieu.

Ce

que

je

retiens

personnellement de son propos, c’est une incompatibilité de ces deux langages si l’on souhaite réinstaurer le dialogue dans le processus du projet : un langage par définition technique ne pourra pas exprimer la sensibilité du discours de l’usager, dont le propos est affecté par son expérience personnelle et ses affects.

35

Cahiers Ramau 4 - Projets urbains : Expertises, concertations et conception, sous la direction de Thérèse ÉVETTE et Jean-Jacques TERRIN, Éd. De la Villette, Paris, décembre 2006, p.9

67


La première nécessité réside donc dans la recherche d’un langage commun permettant un dialogue simple et efficace. Cette étape suggère donc la conscientisation de l’usager quant à son rôle immuable dans le processus de conception, ainsi que par une sensibilisation

des

architectes

quant

à

l’importance

de

la

réintroduction de cet acteur, qui saura enrichir l’architecture de son point de vue connaisseur quant à son mode de vie. « Il faut reconnaître l’expertise du quotidien que possèdent les habitants, employer

des

moyens

spécifiques

pour

révéler

la

« parole

habitante » et l’intégrer dans les démarches de programmation et de conception. […] L’intelligence collective se manifeste par sa capacité à construire et à exprimer des savoirs qui mobilisent des registres d’observations et d’analyses différents de ceux que mobilisent des experts scientifiques ».36 L’efficacité d’un tel échange doit passer par l’utilisation d’un langage partagé dont l’architecte sera l’instigateur et le traducteur. Par ce moyen, on va alors permettre de créer une situation de compréhension des enjeux décelés, d’expression des objectifs communs et communication aux acteurs secondaires du projet que sont les politiques et les commanditaires. Jean-Jacques Terrin questionne les outils de transmission de l’architecture utilisés pour le projet, qui participent à sa représentation : cette représentation n’a pas pour seule vocation, la séduction esthétique de l’œil de celui qui la regarde, sinon celle de l’information et de l’explication qui servira à éclairer cet œil. Autrement dit, le langage partagé qu’il est nécessaire de concevoir, ne se constitue pas uniquement de mots mais d’un système de 36

Thérèse Évette, ibid, p.13

68


représentation tout aussi adapté et expressif que le discours qui l’accompagne. Mon propos n’a pas vocation à défendre une représentation de l’architecture en particulier mais d’appuyer l’importance du choix de celle-ci, afin de sortir des dictats médiatiques dans lesquels nous nous trouvons aujourd’hui et de promouvoir une interprétation collective et accessible à tous.

II – b / L’expertise démocratique selon Armand Hatchuel Le débat public peut souvent arborer un caractère très éphémère. En effet, il relève d’une action collective relativement spasmodique, animée par une dimension médiatique et une adrénaline ponctuelle, qui s’atténue lorsque l’action prend fin. Ainsi, la réintroduction du rapport entre les experts de la construction et un plus large public doit donner naissance à un processus de participation démocratique, en ce sens où l’usager doit pouvoir apporter un avis, une connaissance qui ne soit pas seulement instantanée et intéressée par le seul besoin de courtiser l’opinion publique. On doit alors pouvoir segmenter le processus du projet de la manière suivante : d’une part le commanditaire qui aurait un pouvoir décisionnaire quant aux modalités du projet et d’autre part l’usager qui pourra participer activement au processus de conception. De plus, cette participation ne doit pas être une simple manœuvre d’information mais doit amorcer une coopération durable entre les différents acteurs. « Pour penser une nouvelle articulation du démocratique et de l’expertise, on doit penser un modèle d’action collective qui respecte la « réalité » des conditions de

69


l’action dans les projets contemporains : c’est-à-dire l’impossibilité de

clôturer

les

connaissances ».

choix, 37

C’est

les en

valeurs, cela

les que

participants consiste

et

les

l’expertise

démocratique expliquée par Armand Hatchuel : la dimension démocratique ne doit pas être un processus décisionnaire à visée participative, qui ne fait qu’ajouter de la complexité dans un processus déjà particulièrement périlleux. Pour cela, il nous faut aussi revoir l’image que l’on peut avoir du projet : à la manière de Patrick Bouchain, il nous faut envisager le projet comme un processus et non comme un objet auquel on essayera de donner sa forme finale. Ce processus doit promouvoir un système de conception collective beaucoup plus ouvert et où chacun constitue une entité décisionnaire, riche d’un savoir spécifique qui lui est propre. Le projet multiple, c’est un projet qui n’est pas figé dans le temps et qui n’a pas réellement de finalité dans le sens où à la fin de sa construction, l’usager prend le relais du constructeur et reprend l’interprétation initiée lors de la conception. Il est mobile puisque les acteurs ont tous un pouvoir sur les choix établis et les révisions sont possibles puisque la confrontation des idées pousse à avancer dans le processus et non à figer des éléments de manière définitive. Cependant, la démocratie participative en conception n’est pas synonyme d’une parfaite égalité, car il est totalement inenvisageable que tous les acteurs aient une connaissance universelle et spécifique. Elle signifie plutôt que tout un chacun va pouvoir prendre part aux

37

Ibid, p.136

70


décisions à hauteur de ses connaissances et envies, ce qu’il est capable d’apporter de manière à ce que cela soit bénéfique pour le projet et lui permette de prendre part au dialogue du projet.

II – c / Construire pour transmettre : Le dialogue appliqué au champ de l’architecture prend place à tous les niveaux du projet et permet une cohérence d’ensemble. Dans « Construire autrement », l’accent est mis sur les questions fondamentales posées par Patrick Bouchain à l’aube de chaque nouveau projet. On trouve une première volonté politique quand celui-ci nous parle de retour à la démocratie participative : on part du constat que le système de gouvernance politique que nous connaissons mène invariablement à un comportement d’assisté et de consommateur de l’individu et que ce modèle trouve aujourd’hui ses limites. Réinstaurer une démocratie participative, c’est-à-dire une gouvernance du peuple où chaque individu peut et doit prendre part à l’activité du groupe, passe donc nécessairement par la réintroduction du débat-dialogue. Dans le système de production de l’architecture, appelons-le de la « promotion immobilière », cette part de l’échange entre les différents acteurs du projet me paraît anecdotique en comparaison avec la recherche de rentabilité optimale d’une maitrise d’ouvrage souvent déconnectée de la vie de quartier. La première question qui se pose donc est : pour qui construire ? L’architecte qui construit une architecture à son image propose une entité fermée à son destinataire, cette architecture qu’il

71


nomme « architecture autoritaire », révèle la tendance actuelle de la relation entre l’architecte et l’utilisateur, osons donc parler d’une absence de confiance entre l’architecte et le commanditaire. Prenons pour exemple ce droit moral au respect de l’œuvre architecturale qui donne le droit à l’architecte de s’opposer aux modifications

pouvant

dénaturer

son

« œuvre ».

Par

cette

réglementation conservatrice, on donne naissance à une artification de l’architecture qui se perd sous prétexte de vouloir cristalliser un objet architectural. Mais cela n’a peut-être pas l’effet escompté, en effet, en voulant pérenniser une architecture, on peut la rendre hermétique à tous les changements, peu importe leur nature, que l’utilisateur envisagera afin de s’approprier ce lieu. Cette opposition s’illustre particulièrement dans nos espaces publics urbains : l’espace public qui se veut pour tous, est en réalité un lieu de négation de la liberté individuelle puisque le dessin d’un lieu dédié à la rencontre et à la vie sociale est confié à une seule personne et donc à sa propre façon d’envisager l’espace public. Dès lors, il semble difficile à d’autres utilisateurs de s’approprier un espace qui n’a pour seule vocation que d’être traversé. Quand il est question de logement, c’est au niveau de l’uniformisation de la cellule de l’habitat que ce manque de dialogue se fait sentir : ce n’est pas l’habitat qui s’adapte à l’habitant mais le mode de vie d’un individu qui doit se conformer à son lieu de vie. « L’autre, c’est celui qui construit avec moi, car construire est un acte collectif, construire crée le lien, c’est l’expression de la

72


culture des hommes ».38 Dans la pensée de Patrick Bouchain, on sort de l’acception de l’utilisateur commanditaire pour aller vers celle de l’utilisateur intelligent intégré au sein du processus de conception. Il y a là l’idée de la transmission du concepteur au constructeur puis à l’utilisateur qui lui-même va s’approprier le lieu avant de le transmettre à son tour à l’utilisateur suivant. Cette répartition n’est alors plus verticale, l’architecte n’ayant plus vocation à manœuvrer le projet d’une main de maître sinon à favoriser les interactions entre les acteurs de celui-ci. Il y a derrière ces propos deux notions fondamentales à mon sens. Premièrement, il est nécessaire pour favoriser un tel processus de se baser sur un échange sincère et réciproque, qui permettra d’émettre les règles du « jeu ». Par là, j’entends les objectifs auxquels le groupe composé de l’utilisateur, de l’architecte et de tous les intervenants va tenter de parvenir. Dans ce contexte, l’architecte aura la difficile mission de coordonner les avis, assurément très divers, qu’il devra rendre accessible et donc compréhensible à tous. Le second point essentiel réside dans la notion de « petit patrimoine » qui est une ressource primaire du grand patrimoine, souvent mis à part et peu considéré. Quand on parle de standardisation de l’architecture contemporaine, on sous-entend la destruction d’un bon nombre d’entités constituant ce « petit patrimoine » au profit d’une uniformisation des espaces communs et privés. Le mouvement moderne en architecture avait d’ailleurs cette fâcheuse tendance à tirer facilement un trait sur un héritage 38

Patrick BOUCHAIN, Laurence CASTANY et Cyrille WEINER, Construire Autrement, Arles Éd. Actes Sud, Septembre 2006, p.48

73


Photo bouchain

74

Réunion de l’Université Foraine à Rennes, pour la rénovation urbaine d’initiative populaire.


dépareillé et cosmopolite, faisant la richesse culturelle des quartiers, la trace de celui-ci évoquant quelque chose de « sale et honteux ». À vouloir créer une architecture pour tous, on parvient à une architecture décontextualisée et appauvrie qui n’est finalement faite pour personne. La méthode énoncée par Patrick Bouchain propose donc de construire avec l’utilisateur plutôt que pour celui-ci. Le rôle de l’architecte dans cette interaction se trouve donc dans sa capacité à corréler toutes les interprétations qu’il peut y avoir dans un groupe de travail afin de pouvoir dire ce que l’on souhaite atteindre et non ce qu’il va falloir faire exécuter sur le chantier par des ouvriers exclus du temps dédié à la conception. « Si le dessin d’un projet architectural et sa description ne servent qu’à son exécution, c’est aussi ridicule que s’il était demandé au réalisateur de cinéma de ne pas assister au tournage de son film considérant que le scénario et son découpage sont suffisants. […] L’architecture n’existe que quand elle est matérialisée par sa construction ».39 L’architecture, si elle ne prend corps que lors de sa construction, s’élabore par l’échange dont nous avons parlé auparavant. Cet échange se nourrit de différents langages qui parfois se marient difficilement et qui, avec le temps, nous ont mené à une dégradation du dialogue entre l’utilisateur et l’architecte. Il semblerait que l’avis de l’utilisateur soit souvent mis de côté sous prétexte qu’il n’est pas en capacité de le donner : le champ architectural étant considéré comme une discipline technique, seul les professionnels de la construction sont en mesure de dialoguer.

39

Ibid., p.64-65

75


L’un des enjeux de la pratique architecturale telle que la décrit P. Bouchain réside dans cette volonté de réinstaurer le débat entre les acteurs et ainsi redorer naturellement l’image de l’architecte auprès des populations. En effet, en cherchant à rendre l’architecture à son utilisateur, on va pouvoir se détacher de ce « droit de suite » de l’œuvre architecturale et donc avoir une double action : tout d’abord sur l’habitant qui va renouer un lien avec un domaine au langage complexe duquel il se sent souvent exclu et incompris, et dans un second directement changer la mentalité de l’architecte afin d’améliorer son image au monde. Il est donc nécessaire pour l’architecte qui désire créer un lieu durable, d’apprendre à se détacher du travail accompli et de passer le relai à l’utilisateur qui saura, fort de son expérience personnelle et de ses affects, prendre la succession dans le projet. « Savoir se retirer à la fin d’un chantier, c’est créer le vide qui permet à l’utilisateur d’y entrer ».40 Considérant l’objet architectural en tant que tel, la pratique de P. Bouchain se détache clairement de la réalité constructive du projet qu’il place dans un second plan. Pourtant elle est naturellement primordiale dans le projet et nécessite d’être intégré dans ce processus de retour au dialogue. En effet, ces pratiques architecturales qui proposent un acte de sensibilisation et cherchent à s’émanciper du modèle constructif que nous connaissons doivent aussi penser le rapport entre constructeur, architecte et utilisateur. La transmission peut aussi se faire entre un maçon et l’utilisateur dans le sens ou le premier va pouvoir conseiller le second, appuyant

40

Ibid., p64-65.

76


son discours sur une connaissance de son corps de métier particulièrement efficace. À l’inverse, le maçon va être en capacité de partager sa connaissance, d’exprimer toutes les possibilités à développer et ainsi de prendre part à la conception d’un projet l’appuyant de sa vision technique. L’architecte est alors celui qui va permettre de sortir du système standardisé en favorisant les interactions et en provoquant l’éloignement du modèle : « Il faut écarter le plus possible les modèles dévastateurs en architecture, … et mettre toute son énergie dans l’expérimentation de la situation et non dans l’application d’un modèle ». 41 Le philosophe français Michel Onfray peint une caricature réaliste quant à l’avenir de l’architecte qu’il nomme « principe de contre-renardie ». Il évoque la figure de l’architecte de droit divin, si tant est qu’il eu jamais existé, qui s’appuie sur une hiérarchie royale et revendiquant une injonction divine comme raison de son activité. Cette image, évidemment tournée en dérision, lui permet d’énoncer l’idée de l’architecte « communautaire » en opposition avec la première : cet architecte dépeint comme un artisan qui se veut au service de l’homme, fait écho à la définition de l’acteur de la pratique de P. Bouchain. Il dénonce de la même manière ce qu’il présente comme un « plaisir iconophile », cette pensée de l’architecture qui se réalise plus dans son idée que dans son fait. Ce que l’on retient du propos de Michel Onfray, c’est que l’architecture n’est pas une fin en soi, mais elle est prétexte à la transmission, à l’échange et en définitive au dialogue. On trouve donc une 41

Patrick BOUCHAIN, Construire Autrement, Arles Éd. Actes Sud, Septembre 2006, p.41

77


opposition sémantique entre une architecture libérale, actuelle et optimisée qui se nourrit de modèles démodés et décontextualisés, et une architecture libertaire qui s’imprègne de son temps et qui ne cristallise pas un instant donné. « La reproduction sature le marché au détriment, évidemment de l’invention. […] Quelques noms surexposés confisquent la plupart du marché ».42 La pratique architecturale par le dialogue si elle veut être pérenne doit savoir adapter sa posture de manière à séduire un marché économique critique, afin de se rendre crédible, peut-être même

incontournable.

Cela

se

concrétise

notamment

par

l’adaptation des outils existants et instauration d’autres moyens qui vont renforcer le dialogue.

III – L’Architecture au-delà de l’acte de construire III – a / Adaptabilité et contexte : vers un architecte médiateur « Qu’est-ce

que

l’architecture,

si

elle

n’est

plus

architecture ? Un savoir, une compétence, une vision du monde, une éthique ? Réponses multiples, ouvertes, à incarner, à inventer. Il ne s’agit pas de prophétiser la fin de la maitrise d’œuvre mais de montrer, dans la vision juste de ce qu’elle représente, une population nombreuse mais peu visible d’architectes œuvrant sur des territoires en devenir, et les perspectives qu’elle ouvre dans le

42

Michel ONFRAY, Le Magnétisme des solstices : Journal hédoniste V, Éd. Flammarion, Octobre 2013

78


rapport de l’architecture à la société ».

43

Si

l’on

souhaite

comprendre la difficulté de mutation que connaît la profession d’architecte, il est important de s’intéresser à sa structure profonde. Historiquement, l’Architecture a toujours suivi une voix de conservation identitaire, assez réfractaire aux nouvelles pratiques. Alors que certaines professions, telles que les ingénieurs ou les avocats, connaissaient des mutations avec la création de métiers connexes, les architectes tenaient en marge de leur titre, toutes les pratiques alternatives. Et si le mouvement de diversification de la pratique n’est pas nouveau, puisqu’il s’initie déjà avec la loi de 1977, il est aujourd’hui un phénomène nécessaire pour la pérennité de la profession. Les nombreux champs d’actions et d’influences font que l’architecture tend à ne plus être considérée comme un métier, sinon comme un champ pluridisciplinaire. C’est avant tout dû à l’importance qu’il est aujourd’hui donné aux contextes sociaux dans lesquels s’inscrivent les projets et la nécessité d’une adaptabilité grandissante. Ainsi les modèles normalisés ont démontré leur limite n’étant pas en capacité d’offrir une pleine satisfaction à des demandes

particulièrement

contraignantes.

L’architecte

doit

aujourd’hui pouvoir se parer de compétences issues des sciences sociales, une façon hybride de concevoir l’architecture qui ne dépend

pas

d’un

ordre

ou

d’une

référence

architecturale

décontextualisée. « L’hybridation des compétences est signe à mes 43

Pascale JOFFROY, Diversité des pratiques - qu'est-ce que les architectes vont encore inventer ? , D'A. D'Architectures n°181, Paris, 2009, p.43.

79


yeux d’une capacité d’adaptation professionnelle aux techniques, à la demande, aux procédures, qui améliore la place de l’architecture dans la société ».44 Guy Tapie, professeur en sociologie à l’École Nationale Supérieure d’Architecture et Paysagisme de Bordeaux, résume assez bien la situation dans laquelle se trouve la profession, et l’utilité pour l’architecte de sortir de sa zone de confort naturelle. Parmi les missions sociales de l’architecte contemporain, les actes de médiation qu’elle soit culturelle ou sociale doivent à mon sens être considérés comme incontournables. Le terme de médiation signifie la mise en place d’un processus permettant la conciliation ou la mise en accord de deux ou plusieurs individus. À l’instar de médiateurs diplomatiques, les architectes doivent être en mesure d’amener les parties à des consensus : il me semble donc essentiel pour ce dernier de reconquérir la confiance collective et ainsi d’être en capacité, par son adaptabilité accrue, de répondre à toutes les problématiques de projet auxquelles il sera confronté.

III – b / La « polyactivité » comme valeur ajoutée L’évolution des pratiques de l’architecture ces dernières années, incarnée par quelques figures médiatiques isolées, a provoqué d’autres mutations quant au champ des disciplines auquel sont confrontés les architectes. Ces changements se matérialisent par exemple par la croissance du nombre des architectes conseils au sein des administrations, personnalités 44

Ibid., p.48.

80


incontournables lorsque l’usager souhaite faire construire. D’autres part, il est important de savoir que si l’ordre des architectes comptabilise 29 000 architectes titulaires de l’Habilitation à la Maîtrise d’Ouvrage en son Nom Propre (HMONP), la profession est forte d’un total de 44 000 praticiens. Parmi eux, une large majorité est constituée de salariés travaillant au sein des agences d’architecture, sans lesquels ces dernières ne peuvent fonctionner à ce régime acharné. Les autres ont pu développer des pratiques alternatives à la maîtrise d’œuvre, offrant par la même occasion une nouvelle diversité à la mission de l’architecte. « On a sacralisé une figure unique de maître d’œuvre et sacrifié la diversité non reconnue sur l’autel de l’identité collective ». 45 Il apparaît clairement aujourd’hui que le culte de la référence, évoqué précédemment, est un frein au développement de la pratique, poussant certains praticiens à se raccrocher à l’image de l’objet architectural

que

propose

les

archi-stars,

particulièrement

réductrice. « Les études urbaines ont fait comprendre, les premières, la nécessité de décloisonner et de fédérer les différentes disciplines impliquées afin de mieux répondre aux questions transversales dont le monde politique s’était emparé. Cette gestion ouverte des projets a fait se développer toute une chaîne de missions nouvelles de réflexion et d’organisation. C’est dans les interfaces et les transversalités entre les disciplines qu’elle reste potentiellement riche de nouveaux rôles à inventer, sous forme de conseils,

45

Ibid., p.46.

81


d’expertises, de spécialités, autant que de maîtrise d’œuvre ».46 En effet, on trouve dans le domaine du projet urbain de nombreuses activités connexes telles que le paysagisme ou encore la concertation populaire, qui participent à la diversité de la mission. Il est aussi des missions radicalement différentes, car sûrement beaucoup moins gratifiantes que celle de l’art de la conception, qui font pourtant le quotidien de certains architectes. C’est à l’occasion d’un workshop à Marseille en Janvier 2016 avec l’association un Centre ville pour tous, que j’ai pu me confronter à un aspect de la profession qu’il est difficile de rencontrer à l’école. Suite à une arrivée matinale à la Gare Saint-Charles, nous avions rencontré David, responsable de l’association « Un centre ville pour tous » et notre guide sur place. Le temps d’un café et d’un rapide briefing dans leurs locaux, au fond d’un ancien commerce tels des révolutionnaires planifiant leur prochaine action, et déjà nous arpentions la rue de la République, dont les façades fraîchement restaurées dissimulaient à nos regards des affaires beaucoup moins séduisantes. Notre enquête nous a amené à rencontrer quelques uns des derniers locataires de la rue, sensible à notre venue : le schéma nous fût rapidement dressé, nous faisant prendre conscience de l’envers du décor de la promotion immobilière. Historiquement, la rue de la République était un quartier populaire dans lequel des populations cosmopolites vivaient au rythme des nombreux commerces de proximité et d’une culture populaire méditérannéenne. Aujourd’hui, le mensonge des vitrines enjolivées 46

Ibid., p.49.

82


Une boutique fermée au 35 rue de la République à Marseille, 2006.

La même boutique fermée dix ans plus tard, 2016.

83


de

fausses

perspectives

simulant

une

activité

commerciale

luxuriante, illustre le travail destructeur de quelques investisseurs étrangers et de promoteur que l’appât du gain aura poussé à déloger la quasi totalité des résidents. Notre rôle dans l’activité de l’association, partir à la rencontre des derniers habitants et récolter des témoignages, des relevés des appartements, quelques clichés. Un travail laborieux qui permettra, par la force du groupe, de défendre les intérêts des rares qui n’ont pas fuit face à la menace. Cette expérience m’a particulièrement ouvert les yeux sur le rôle social de l’architecte évoqué précédemment : l’architecture n’est pas uniquement faite de cette belle occasion de la concertation pour bâtir un projet, mais aussi de protection des usagers souvent impuissant face au lobbying immobilier mondialisé. Cette diversité s’illustre donc tant à l’occasion d’un projet collectif dans une friche industrielle que lors d’une réunion d’information sur les droits des locataires impuissants d’un immeuble

réhabilité.

L’élément

commun

de

ces

différentes

pratiques architecturales demeure la question du dialogue qui permet d’articuler la volonté des différents acteurs en leur faisant prendre conscience de la force collective face au combat individuel. Afin de soutenir mon discours sur l’importance du dialogue dans toutes les phases du projet, nous allons nous intéresser à trois situations singulières de projet. Il m’est impossible de ne pas vous parler du travail réalisé par Patrick Bouchain, notamment de son projet sur l’habitat social à Boulogne-sur-mer ou à Tourcoing autour des notions de participation. Il sera également question de la réhabilitation de la Friche Belle de mai à Marseille, qui après huit

84


ans de concertation et de chantier, est aujourd’hui un lieu central de la vie sociale de la capitale phocéenne. Puis nous nous intéresserons à la question de la permanence architecturale au travers du projet du Tri postal à Avignon.

85



Partie III : Faire l’architecture par le dialogue I – Expérimenter une pratique nouvelle dans l’espace urbain délaissé : Rue Auguste-Delacroix à Boulogne-sur-Mer I – a / De l’introduction du dialogue dans une zone d’exclusion sociale Les espaces urbains délaissés, longtemps synonymes de squat et d’insalubrité, sont devenus ces deux dernières décennies des enjeux importants du renouvellement urbain. Génèrant de nouvelles dynamiques dans des quartiers vieillissants, ils font partie des lieux atypiques préférés par certaines pratiques architecturales. À Paris par exemple, on observe depuis le début des années 1990, une action de réhabilitation des anciennes friches industrielles et des bâtiments abandonnés partiellement détruits en espaces verts et parcs publics, participant ainsi à un large mouvement de réintroduction de la végétation dans une ville très polluée. Le programme main verte47 initié par la ville et ses habitants illustre une volonté collective de réappropriation de ces espaces creux potentiellement très intéressant pour l’amélioration du cadre de vie urbain et particulièrement approprié à la création d’espace collectif partagé.

47

Programme de création de jardins partagés au sein de la capitale, mise en place suite aux rencontres des Jardins Partagés de Paris, le 24 Septembre 2002.

87


Réunion de projet dans le jardin partagé, à Boulogne-sur-Mer, photographie de Sophie Ricard.

88

Nouvelle façade sur la rue Augsute-Delacroix à Boulogne-sur-Mer, photographie de Sophie Ricard.


On

constate

cette

problématique

du

devenir

des

espaces

marginalisés dans de nombreuses villes, notamment celles qui furent durement touchées par les bombardements, lors des raids aériens de la seconde guerre mondiale. Les politiques de reconstruction hâtives menées au lendemain de la guerre montrent aujourd’hui

leurs

limites

et

soulèvent

de

nombreuses

problématiques : parmi elles, les grands ensembles font figures de mauvais élèves. La ville de Boulogne-sur-Mer, qui fût détruite à plus de 85% suite à des bombardements, a connu une reconstruction accélérée ne laissant pas suffisamment de temps à ses concepteurs pour planifier des quartiers durables. Le plan Pierre Vivien qui débute en 1945 et tiré du nom de son architecte en charge, est porteur de cette lourde tâche que de reloger 3000 personnes vivant dans des caves, et 7000 en attente de logement décent. Près de cinquante ans

plus

tard,

le

constat

est

relativement

alarmant :

une

marginalisation de tout un quartier au Nord de la ville, ayant pris la morphologie des grands ensembles et abritant près de 12000 habitants qui se détériore. La politique actuelle de réhabilitation de ce quartier mené par l’Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine (ANRU) se traduit le plus souvent par une vague de démolition massive et la reconstruction totalement impersonnelle d’immeubles au style contemporain ne prenant pas en compte les modes de vie des familles vivant ici depuis plusieurs générations. L’agence Construire, dirigé par Patrick Bouchain, met pour la première fois les pieds à Boulogne-sur-Mer en 2009 : Sophie Ricard, jeune architecte fraîchement diplômée de Paris, se voit

89


confier la difficile mission que de concevoir un projet de réhabilitation de soixante maisons dans un quartier initialement voué à a destruction par l’ANRU. Les problématiques urbaines et sociales sont nombreuses dans la rue Auguste-Delacroix, dont la réputation de quartier difficile n’est plus à faire. La première des négociations, non des moindres, fût de convaincre les politiques de tenter l’expérience d’une réhabilitation moins nocives pour le tissu urbain et ses usagers. Dans un contexte de construction de logement hyper-normé, porté par quelques promoteurs avides de rentabilité, l’agence Construire questionne la possibilité d’innover en matière de logement social et de proposer une pratique alternative de la rénovation urbaine. L’axe principal porté par l’agence, est de sortir de ce style moderniste, hygiéniste et orthogonal provocant une véritable fracture

urbaine

avec

le

centre

ville :

cette

reconfiguration

complètement aléatoire de la trame urbaine nuit au lien social et à l’insertion de toute une part de la population dans la communauté. L’idée est donc émise de rénover le quartier pour le prix de la démolition (environ 400€/m2) en proposant une méthode innovante de conception dans laquelle l’usager aurait tout autant de place que l’architecte ou le politique. La tâche s’est avérée être particulièrement complexe : Sophie Ricard est venue s’installé avec son compagnon dans une maison abandonnée qu’il fallu dans un premier temps rendre habitable. Dans un deuxième temps, il lui aura fallu nouer des relations avec des habitants habitués à leur quotidien monotone qu’aucun étranger ne vient perturber. Quel outil singulier que celui qui lui aura

90


permis de réaliser cet exploit : le jardin-potager. À l’arrière de la maison, dont les portes ouvertes tous les jours, le travail de la terre et la création d’un jardin-potager avec l’aide des jeunes du quartier permis d’engager les conversations et par la suite de s’adresser aux adultes. « La mise en place d’un chantier de rénovation dans lequel les

habitants

préparation ».

48

pourraient Avant

intervenir

d’envisager

un

exigeait

une

quelconque

grande acte

de

conception, il est nécessaire de rechercher une volonté à la fois commune et individuelle, d’expliquer le pourquoi d’une telle mutation et le comment faire collectif. Les habitants ont appris à connaître la personne qui allait les aider à rendre plus confortable leur lieu de vie et ont alors ouvert une nouvelle perspective pour leur quartier.

I – b / Au projet porté par la communauté « L’agence Construire propose la forme de démocratie la plus active que le chantier de Boulogne ait pu expérimenter : donner à celui qui est concerné la possibilité d’être directement responsable des changements de son environnement, rétablir un « savoir-vivre ensemble » par la stimulation du dialogue et de l’écoute mutuelle entre tous les acteurs, habitants comme politiques ».49 La confiance des habitants ayant été gagnée, une première étape du projet consistait en une expertise précise et individuelle 48

Pas de toit sans toi – Réinventer l’habitat social, Collectif sous la direction de Patrick BOUCHAIN, Éd. Actes Sud, Arles, Mai 2016, p.11. 49 Ibid., p.38.

91


des besoins de chacun et de l’état de chacune des maison. Les problématiques récurrentes concernaient notamment l’isolation, le chauffage et la plomberie du fait de la construction à la hâte de ces logements. Résidant pour la plupart depuis de nombreuses années dans la rue Auguste-Delacroix, l’idée de changements aussi radicaux pouvant affecter leurs modes de vie semblait inquiéter certains habitants. La réponse imaginée par Sophie Ricard a pris plusieurs aspects : tout d’abord, il s’agissait de mettre les usagers en capacité d’exprimer leurs besoins en les confrontant aux outils de plan et croquis. L’intérêt n’était pas ici de parvenir à un dessin ultra-réaliste, tel que nous avons aujourd’hui l’habitude de voir au travers de nos perspectives, mais d’initier une population novice aux codes de la planification architecturale. Cela permis notamment à ceux ne sachant pas écrire de s’exprimer, et à d’autres dont l’expérience professionnelle les avait confronté au monde du bâtiment, de dialoguer plus techniquement avec la jeune architecte. Ce laborieux travail d’expertise dura près de six mois. Le véritable intérêt de cette démarche réside pour moi dans l’occasion offerte aux usagers d’une réelle appropriation des lieux qui n’aurait sûrement pas été possible avec le travail de l’ANRU. Cela se justifie d’autant plus quand on pense à la montée de l’individualisme dans les modes de vie qui est contradictoire avec la volonté des bailleurs de conserver des logements « blanc comme neige », vierge de toutes traces d’un quelconque passage, pourtant porteur de l’histoire de son précédent usager. Une autre condition particulière du projet était que le chantier devait avoir lieu sans nécessiter la délocalisation des habitants : une lourde

92


contrainte lorsque l’on fait appelle à d’énormes entreprises de construction. Pour se faire, le projet allait se développer en deux phases : la création d’une double peau isolante dans un premier temps et en un démantèlement de l’ancienne structure dans un second temps. De plus, il fut décider par l’agence de ne faire appelle qu’à de petites entreprises locales, connaissant les lieux, qui ne seraient ainsi pas considérées comme de réels inconnus. Tout était pensé de manière à ne pas bousculer la vie de la rue Auguste-Delacroix et de ces habitants. Les ferrailleurs continuaient de travailler sur la chaussée, au coté des ouvriers tout juste installés dans une maison mitoyenne réhabilitée pour l’occasion et offrant une nouvelle opportunité de rencontre pour tous. L’imprévu avait aussi sa place au sein du chantier : le chômage étant particulièrement présent dans le quartier, ce fut aussi l’occasion pour certains habitants s’étant lié d’amitié avec des ouvriers, de venir travailler à leurs cotés et de se former à l’art de la menuiserie ou de la maçonnerie. Le dernier temps du chantier, après avoir réaliser un travail spécifique pour chacun des intérieurs, fut de redonner une identité visuelle commune au quartier : Sophie Ricard fit appelle à l’artiste coloriste Anne-Sophie Lecarpentier afin de repeindre chacune des façades, tout en laissant le choix de la couleur aux locataires. La réappropriation des lieux par ce geste fort, était alors pleinement accomplie. Ce projet de réhabilitation des soixantes maisons sociales de la rue Auguste-Delacroix, originalement vouées à la destruction,

93


est une situation unique qui peut et doit devenir un exemple pour tout ceux qui souhaitent faire évoluer la pratique architecturale en dehors de la norme. Le système développé par l’ANRU me semble reproduire les mêmes erreurs apportées lors de la construction des grands

ensembles :

l’accent

doit

aujourd’hui

être

mis

sur

l’appropriation des lieux de vie, au passage du « loger » à « l’habiter » et au travail de construction d’un dialogue multilatéral entre tous les usagers. Le travail de Sophie Ricard est porteur à mon sens du nouveau rôle de l’architecte : « J’assurais une permanence

sociale,

culturelle,

intellectuelle,

physique

et

architecturale. Il s’agissait de vivre ensemble et il me semble que c’est le fondement même de l’architecture. C’est en tout cas une pratique de l’architecture qui doit pouvoir trouver sa place alors que la corporation a de plus en plus tendance à normaliser l’exercice du métier ».50

II – Le chantier, lieu de vie : la Friche Belle de Mai à Marseille II – a / Une friche industrielle, symbole populaire de prospérité La seconde situation singulière de projet que nous allons voir, se situe le long de la ligne de chemin de fer menant à la Gare Saint-Charles à Marseille, dans le quartier populaire de la Belle de Mai. L’ancienne Manufacture des tabacs fût inaugurée en 1868, à proximité de la gare des marchandises, position stratégique pour ce

50

Ibidem, p.67.

94


lieu de production industrielle. Désiré Michel, fondateur de l’entreprise Michel, Armand et Cie fut choisie pour dessiner le projet, sur un site de près de 26000m2 acheté par la ville pour ses qualités climatiques favorables à la dessiccation des feuilles de tabac et pour la qualité du travail des ouvrières marseillaises. Pari réussi puisque près d’un siècle plus tard, en 1960, la manufacture est une des plus productives de France. Cette renommée sera pourtant de courte durée puisque s’en suivra un long déclin économique dans les années 1990, synonyme de fermeture et d’abandon du site. C’est

le

début

du

renouveau

de

cette

friche

industrielle

nationalement reconnue : en 1994, la ville entreprend des travaux pour créer un pôle patrimonial censé redynamiser le site. L’architecture du site est forte de trois identités distinctes : le bâtiment de l’administration et des ateliers de fabrication édifiés dans les années 1930, un second construit dans les années 1950 était dédié à la production et un ensemble construit de 1950 à 1990, servait d’espace de transit. Malgré une situation géographique privilégiée et une très grande capacité surfacique, l’entreprise ne fonctionne pas et le projet est abandonné, impactant de ce fait la dynamique de tout un quartier. Peu de temps après, le projet de réhabilitation de la Friche Belle de Mai est repris par l’agence ARM Architectes : Christian Poitevin est alors adjoint délégué à la culture de la Ville de Marseille et s’associé à Philippe Foulquié et Alain Fourneau, respectivement directeurs du Théâtre Massalia et du Théâtre des Bernardines. L’idée est de réinvestir de nouveaux lieux pour promouvoir la culture populaire et artistique. C’est à cette occasion que l’association

95


96

Au coeur de la Friche Belle de Mai, photographie de Olivier Amsellem.


Système Friche Théâtre (SFT) sera créée, avec comme objectif la direction de se projet participatif de réhabilitation de l’ancienne Manufacture des tabacs. En 1995, le projet est pris en main par l’architecte Jean Nouvel qui a promu une unité entre le projet culturel et le projet urbain et l’idée de la permanence artistique comme vecteur du projet. Jusqu’en 2002, c’est lui qui va piloter le projet avant que ce dernier soit rattaché au projet Euroméditerranée51. À cette époque, le projet se divise en trois pôles: un pôle patrimonial et institutionnel d’un côté (Centre Interdisciplinaire de Conservation et Restauration du Patrimoine, Archives Municipales, Réserve des Musées de Marseille et de l’INA-antenne Méditerranée) et un pôle multimédia (industries de l’audiovisuel et du multimédia) de l’autre. Le troisième pôle verra le jour plus tard en corrélation avec les deux premiers autour d’un espace d’auteurs dédié à la culture vivante.

II – b / Le chantier comme élément fédérateur du projet : Le projet prend une toute autre tournure en 2007, lorsque Patrick Bouchain, une fois n’est pas coutume, apporte une véritable dimension collaborative à cette initiative. Le projet est ambitieux puisqu’il s’agit de faire cohabiter près de 70 associations dans des « bureaux », c’est-à-dire des espaces dédiés allant d’une boite de 12m2 au plateau de danse de 180m2 avec vestiaires. Les demandes 51

Opération de rénovation urbaine dans le quartier de la Joliette à Marseille débutée en 1995.

97


sont nombreuses et souvent difficilement conciliable : c’est là que réside tout l’enjeux du travail réalisé par Clothilde Berroux, en charge du projet. Parmi les nombreuses concertations, la première devait permettre de faire l’état de lieux des besoins, tant en matière d’espace, que pour des questions géographique et relationnel. Un des éléments fondamentaux que génère l’architecture consiste en la création d’interaction entre les usagers. Il paraît donc essentiel avant tout organisation de savoir quelles relations entretiennent ceux-ci et quelles concessions sont-ils prêts à faire pour parvenir à un consensus. Pour favoriser une telle dynamique, le projet devait prendre une forme atypique propice à générer le dialogue. La question du chantier a alors pris tout son sens : après avoir réussi à organiser schématiquement la cohabitation, la mise en œuvre du projet devait être l’élément qui allait fédérer tout ses usagers. L’idée est partie de la volonté de faire entrer le public dans le chantier et ainsi de réviser l’acte

de

construire.

Cela

s’est

traduit

par

l’organisation

d’intervention artistique mensuelle au sein même du chantier qui permettait à la fois à l’artiste de raconter une histoire et de faire entrer le grand public dans le chantier. Il y avait ainsi une démystification du chantier puisqu’il s’agissait de coexister entre le bruit de marteaux-piqueurs et l’intervention : il était avant tout question de générer une activité qui continue de faire vivre le site malgré les changements en cours. Dans l’autre sens, on fait aussi sortir les ouvriers du quotidien du chantier en offrant une alternative à la simple présence manuelle, permettant ainsi de donner une dimension nouvelle à la construction. Il est notamment question

98


d’offrir un cadre de vie dans le chantier avec des repas et des activités. La friche est une parcelle de diffusion de la culture artistique qui offre depuis 1992, une programmation très pointue dont la reconnaissance rayonne de manière nationale. Cependant, avant l’initiation du projet par ARM, c’est un lieu qui n’est pas fréquenté par les marseillais, à l’instar de nombreux espaces culturels qui sont plébiscités par une population très spécifique. Le fait de parler du chantier a permis de rendre un espace, abandonné de ses anciens occupants (travailleurs et voisinage), à son quartier. Cela soulève une problématique récurrente dans la pratique architecturale : l’appropriation de l’espace par son usager. Que ce soit lors du processus de conception où la multiplication des acteurs rend le dialogue particulièrement complexe, ou lors de la construction où le droit de « suivi » de l’architecte limite cette appropriation, et posent la question du caractère « public » des équipements. Par cette volonté de présence quotidienne sur le site au travers d’une permanence architecturale, quelques projets ont par la suite pris ce nouvel outil pour unifier les diverses voix d’un projet. Cette pratique assez récente, est fondée sur la fonction de base de l’architecte constructeur qui l’inscrit dans une démarche de popularisation du chantier.

99


Photo friche bdm

Organigramme des activités de la Friche Belle de Mai à Marseille, ARM Architectes.

100

Animation à la Friche Belle de Mai, photographie de Caroline Dutrey.


III

La

permanence

architecturale :

l’Université

foraine

d’Avignon III - a / Un acte social et culturel La situation était critique pour le Collectif d’Action des Sans-Abris (CASA), qui depuis 2003, suite à une autorisation préfectorale, occupait la cour de l’ancien Tri-postal d’Avignon. Après plus de dix ans sur les lieux de cette friche industrielle, tout était encore à faire pour ces gens réfugiés dans quelques algécos vulgairement installés dans une cour. Cette occupation était d’autant plus complexe qu’elle ne suscitait pas de bon rapport avec le voisinage : la localisation en plein centre ville, à proximité de la gare et de deux hôtels de luxe, rend cette proximité encore plus difficile. À quelques mètres de là, l’ancien centre de tri postal continue de se détériorer depuis son abandon au début des années 1990. C’est un édifice de 3000m2 répartie sur 3 étages, offrant un potentiel énorme pour cette association résident dans la cour depuis près de 10ans. L’initiative débute lorsque de la rencontre des trois collectifs : le CASA, le Pôle d’Exploration des Ressources Urbaines (PEROU) et Notre Atelier Commun (NAC). Les premières réunions permettent de cibler les enjeux et de définir l’objectif du projet, il s’agit de créer un espace de la mixité et un abri appropriable par tous au sein dans un édifice reconverti pour l’occasion. Si les acteurs du projet s’entendent relativement bien, il faut ensuite convaincre les « autres » usagers, c’est-à-dire les riverains et les

101


politiques. De plus, le bâtiment offre beaucoup plus de capacité que les besoins évalués par le collectif, ce qui nécessite d’approfondir le programme et d’envisager d’autre activité sur ce site. Face à eux, la municipalité tente vainement de récupérer les lieux qui ne font pas bonne presse au sein de l’administration locale : le combat pendant près de 5 ans abouti en 2008 avec l’arrivée de l’association les Enfants de Don Quichotte, du Collectif contre les Inégalités et les Exclusions et d’une vague médiatique poussant la municipalité à révisé sa position. « Cette mobilisation bien relayée par les médias oblige la Municipalité à entrer à nouveau dans un véritable dialogue. Cependant aucune solution durable n’a été trouvée. Tout au long de ces années, le cap a été tenu au prix de mobilisations extraordinaires ».52

III – b / L’appropriation temporaire d’un lieu par la permanence architecturale Le

projet

étant

largement

diffusé,

de

nombreuses

associations font parvenir leurs lettres de soutiens et le programme s’affine : en plus de l’activité associative originale, le bâtiment devra accueillir à l’étage une partie de logement sociaux et au rez-dechaussée devrait voir le jour un espace culturel de proximité.

52

Monique Douillet, Quand un ancien tri postal devient le refuge des âmes meurtries et des âmes fleuries, Reporterre, 2 septembre 2015, Avignon, p.5.

102


L’ancien bâtiment du Tri postal d’avignon à l’abandon.

103

La cabane de la permanence architecturale tenue par Agathe Chiron et Hélène Bucher.


C’est à la suite du travail de PEROU et de NAC que le projet commence à prendre forme et les études de faisabilité proposent une manière singulière de concevoir le projet par la mise en place d’une permanence architecturale. Le concept donne une nouvelle dimension à la participation, jusqu’ici conçue pour réintroduire l’usager dans le dialogue du projet, puisqu’il s’agit de donner à l’architecte de participer à la vie habitante d’un lieu en y instaurant une dynamique propice à l’élaboration du projet. Les objectifs sont avant tout de fédérer des acteurs autour d’une voix collective qui doit permettre la création d’une administration capable de faire fonctionner un espace multiculturel sur la durée. L’entreprise est d’autant plus complexe qu’elle prend place dans une friche industrielle qui à mon sens ne suggère pas la notion de durabilité et de sécurité. Cette permanence est dirigée par deux architectes récemments diplômées, rêvant d’une expérience sociale et architecturale : Agathe Chiron et Hélène Bucher. Le travail réalisé par les deux jeunes femmes accentue l’idée de l’architecte médiateur développé auparavant, et la nécessité de diversifier les apports culturels de ce dernier. « La variété des expérimentations du lieu a démontré le potentiel du bâtiment existant et la diversité des « possibles » pour cette friche, et par la même, l’importance de conserver une flexibilité du lieu, et la réelle possibilité d’une mixité. De plus en plus de personnes, touchées par le projet, son ambition et la sincérité de ses fondateurs, ont souhaité rejoindre le projet, le soutenir et s’y investir tous âges, classes sociales confondues. La mise en place de plusieurs rendez-vous réguliers a permis de générer des moments

104


de rencontres, de création et de projets, de fédérer des acteurs prêts à s’investir et à gérer de manière autonome le lieu ».53 Au-delà de la création d’un lieu bâti, les architectes ont aussi ce rôle de créer la dynamique, l’organigramme fonctionnel et le moteur d’un lieu sans lesquels cela ne demeure qu’un espace sans vie. Tout est dans la mesure de l’engagement pris par chacun des acteurs, car toute cohabitation est faite de concessions et d’un partage égal des ressources disponibles. Il ne s’agit pas pour l’architecte de se poser comme un directeur auquel cas il dépossède le lieu de l’appropriation de ses usagers. Bien au contraire, il s’agit pour celuici d’être l’ingrédient permettant l’émulation collective et l’envie de créer un espace pour tous.

53

Manifeste de la permanence architecturale, coéditer par Notre Atelier Commun, Chloé BODART, Sébastien EYMARD et Éditions Hyperville, 16 Octobre 2015, p.30-31.

105



Conclusion Les

profondes

mutations

que

connaît

la

pratique

architecturale aujourd’hui sont très révélatrices d’une évolution des modes de vie et de penser : concevoir l’architecture contemporaine comme un objet venant cristalliser un instant remet en cause de nombreux enjeux sociaux et économiques actuels ayant tendance à défendre une mobilité grandissante. La pratique de l’architecture en France est depuis toujours marquée par une volonté générale de normalisation et d’établissement d’ordres unificateurs. Cette profession a historiquement véhiculé une image élitiste d’un cercle privilégié de concepteurs, loin d’être toujours bénéfique. À l’issue de la seconde guerre mondiale et face aux nombreux traumatismes populaires, force est de constater que la pratique n’a pas toujours été en mesure de s’adapter à une société souhaitant tirer un trait sur son passé. Le théoricien de l’architecture franco-hongrois Yona Friedman apporta dès la fin des années 1950, un constat alarmant quant à l’incapacité des architectes de l’époque à répondre à des problématiques sociales et urbaines croissantes. Ils subissent un courroux populaire, leur étant reproché de ne pas se soucier des bonnes questions et perdant de ce fait tout crédit au près de la société. La succession des mouvements moderne et post-moderne qu’ont provoqué les différentes crises politiques de 1968 et de la fin des années 1970, illustre une fois encore cette volonté récurrente de trouver des solutions par l’uniformisation de la pratique. Le schéma est

107


d’ailleurs assez classique : le mouvement moderne et son style fonctionnaliste ayant trouvé ses limites, le mouvement postmoderne se veut être en rupture avec ce dernier et offrir une alternative

par

un

nouvel

ordre

constructif,

repoussant

inconsciemment l’échéance d’une mutation à venir. Le refus du modèle à la fin de l’époque post-moderne n’est pas pour autant synonyme de renouvellement pérenne: la vague d’individualisation de la pratique divise le marché et permet l’émergence d’une architecture de la référence, poussant les architectes à se spécialiser. Cette nouvelle manière de concevoir l’architecture par l’image de l’objet architectural et par le choix du nom de son concepteur coïncide avec l’arrivée de la surmédiatisation de quelques architectes starisés. Parallèlement à cela, le nombre d’architectes diplômés ne cesse d’augmenter, des personnes pour lesquels il est souvent difficile de s’émanciper de l’image de l’architecte artiste et capricieux. Toutefois si l’image de l’architecte n’est pas au beau fixe médiatiquement

parlant,

il

existe

des

pratiques

qualifiées

d’alternatives qui tentent d’offrir un second souffle à une profession parfois

malmenée. Elles

principaux

enjeux

problématiques

de

partent d’une

l’architecture

urbaines

et

réflexion

quant aux

contemporaines

sociales

que

et

connaissent

des de

nombreuses villes. Le conservatisme toujours présent dans une pratique assez traditionnaliste de l’architecture promeut des codes de représentation qui demeurent très techniques, voir même inaccessibles pour le grand public considéré comme novice en la matière. Le paradoxe est assez surprenant : on reproche aux

108


architectes à qui il est confiée la mission de conception de nos lieux de vie, qu’ils soient publics ou privés, c’est-à-dire de travailler à l’instauration d’un dialogue devant permettre à l’élaboration du projet, de ne pas posséder les outils de cet échange. Au cours de notre recherche, nous avons soulevé une dualité du statut de l’architecte : si d’une part l’architecte revêt l’image d’un technicien de la construction trop insensible aux questions sociales, d’autre part le caractère artistique de la discipline et la segmentation de sa mission a provoqué une perte de confiance des acteurs du chantier. Les enjeux de mutation de la pratique sont multiples et nécessaires pour redorer le blason d’une profession qui, comme nous le suggère Patrick Bouchain, devrait être l’occasion d’une rencontre, d’une émulation créative menant au bel acte de construire. Et cela ne se fera pas sans une réforme de la commande architecturale actuelle qui s’est complexifiée de part ses trop nombreux intervenants rendant difficile l’interaction humaine directe. Cependant, face à une montée de l’individualisme, des mouvements collectifs cherchent à réintroduire des notions telles que l’échange, le partage et le dialogue au sein de la pratique architecturale. Si le processus apparaît comme innovant en architecture, il fait d’ores-et-déjà partie intégrante de certaines productions : l’agriculture écologique qui n’a aujourd’hui plus besoin de prouver ses bienfaits, prône un retour au « circuit-court » et à la suppression des intermédiaires qui n’ont aucun autre intérêt que le seul profit économique. Appliqué au champ de l’architecture, il s’agit de simplifier les rapports entre tous les acteurs d’un projet parmi

lesquels

l’architecte,

l’usager,

109

les

politiques

et

les


constructeurs. C’est d’ailleurs toute la complexité du rôle que j’envisage pour l’architecte de demain, que de savoir être un médiateur éclairé capable de s’adapter à tous les contextes et individus qu’un projet l’amènera à rencontrer. De plus, l’avènement du projet urbain en architecture a provoqué la création de nombreuses missions initialement confiées à l’architecte : il n’est évidemment pas question de revenir en arrière, mais cet architecte médiateur devra être en mesure de coordonner cette équipe pluridisciplinaire dont la « polyactivité » ne peut être que bénéfique. Ce morcèlement augmente le nombre de protagonistes intervenants dans le projet ce qui doit permettre à l’architecte d’aujourd’hui d’allier toutes ces forces au profit du bien-être de l’usager. Les trois cas d’étude étudiés au cours de cette recherche, furent pour moi le point de départ de mon questionnement. Au travers du récit de l’expérience de la réhabilitation des 60 maisons de Boulogne-sur-Mer, j’ai découvert une pratique totalement inédite qui allie d’une part ce rôle de médiateur évoqué précédemment et le rôle de l’architecte, d’une manière totalement indissociable. Et puis quelle meilleure façon de s’imprégner d’un mode de vie que celui que de se joindre à celui-ci : bien que conscient de l’inconfort que peut produire une telle pratique, il est néanmoins bon de souligner l’initiative innovante réalisée. L’histoire de la Belle de Mai, cette friche industrielle abandonnée puis réinvestie par toute une population est un autre exemple de la force du dialogue au sein de l’acte de construire. Les huit ans de chantier attestent de la volonté permanente de réaliser un projet d’équipement public adapté à ses usagers, c’est avant tout un travail sur un programme adapté à tous,

110


et qui aujourd’hui fait vivre la capitale phocéenne. Enfin la réhabilitation du centre de tri-postal à Avignon est avant tout une preuve de l’importance de la présence quotidienne de l’architecte médiateur sur le lieu du projet. Réinventer l’architecture par le dialogue est une manière de se détacher de l’uniformisation de la pratique et reconquérir la confiance de populations en manque d’une culture architecturale générale et n’ayant pas nécessairement conscience de l’importance du rôle de l’architecte. Cela révèle aussi une diversité de la pratique qui se développe quotidiennement et qui permet d’ouvrir de nouveaux horizons à la profession. L’exemple singulier du travail Matière grise, réalisé par le collectif Encore Heureux, qui au-delà de l’intérêt concernant la question du réemploi, a su introduire une part du dialogue par la sensibilisation du grand public aux questions de l’environnement et de la réhabilitation dans l’architecture. Initiée dans une période creuse pour l’agence, la recherche a suscité auprès des professionnels et du grand public, un intérêt tout particulier synonyme à mon sens de volonté collective d’agir. Le dialogue prend une autre dimension dans ce travail, puisqu’il illustre de manière ludique la multitude des façons de concevoir l’architecture par le réemploi de la matière.

111



Bibliographie Ouvrages Véronique BIAU, La fabrication de la ville - Métiers et organisations, Éd. Parenthèses, 2009, 208 pages. Patrick BOUCHAIN, Construire Autrement, Éd. Actes Sud, Arles, Septembre 2006, 190 pages. Franco LA CECLA, Contre l’architecture, Éd. Arléa, Paris, 2010, 188 pages. Yona FRIEDMAN, L’architecture mobile : vers une cité conçue par ses habitants, Éd. Casterman, Paris-Tournai, 1958, 159 pages. Henri LEFEBVRE, Le Droit à la ville, Paris, 1968, Anthropos, 135 pages. Michel ONFRAY, Le Magnétisme des solstices : Journal hédoniste V, Éd. Flammarion, Octobre 2013 Andrew SAINT, The image of the architect, Éd. Yale University Press, New Haven, Septembre 1983, 180 pages. Jean-Louis VIOLEAU, Les architectes et mai 81, Éd. Recherche, Paris, 2010, 303 pages.

113


Ouvrages Collectifs Cahiers Ramau 4 - Projets urbains : Expertises, concertations et conception, sous la direction de Thérèse ÉVETTE et Jean-Jacques TERRIN, Éd. De la Villette, Paris, décembre 2006, 185 pages. Alter Architecture manifesto - Observatory of innovative architectural and urban processes in Europe, sous la direction de Thierry PAQUOT, Yvette MASSON ZANUSSI, Marco STATHOPOULOS, Éd. Infolio, 2012, 344 pages. Pas de toit sans toi – Réinventer l’habitat social, Collectif sous la direction de Patrick BOUCHAIN, Éd. Actes Sud, Arles, Mai 2016, 112 pages. Manifeste de la permanence architecturale, coéditer par Notre Atelier Commun, Chloé BODART, Sébastien EYMARD et Éditions Hyperville, 16 Octobre 2015, 56 pages.

Articles Géraldine MOLINA, Distinction et conformisme des architectesurbanistes du star system, Métropolitiques, 18 juin 2014. http://www.metropolitiques.eu/Distinction-et-conformisme-des.html Yona FRIEDMAN, Communiquer avec l’usager, Techniques et Architecture n°328, décembre 1979, p.121-123. Aurélie FILIPETTI, L’Architecture est culturelle, Ecologik n°28, Septembre 2012, p.6-7.

114


Florent CHAMPY, Commande publique d'architecture et segmentation de la profession d'architecte. Les effets de l'organisation administrative sur la répartition du travail entre architectes. In: Genèses, 37, 1999. Sciences du politique. p. 93-113 Monique Douillet, Quand un ancien tri postal devient le refuge des âmes meurtries et des âmes fleuries, Reporterre, 2 septembre 2015, Avignon, 5 pages. https://reporterre.net/Quand-un-ancien-tri-postal-devient-le-refugedes-ames-meurtries-et-des-ames

Dossiers Olivier CHADOIN, Sous la direction de Anne CLERVAL et JeanPierre GARNIER, Espaces et sociétés n° 156-157 - Où est passé le peuple ?, 2014, p.267-270. Pascale JOFFROY, Diversité des pratiques - qu'est-ce que les architectes vont encore inventer ? , D'A. D'Architectures n°181, Paris, 2009, p. 43-53.

Revues L’Architecture d’aujourd’hui septembre 2016

n°414,

Profession

architecte,

Laurent LE BON, Catalogue de l’exposition Oui avec plaisir de Patrick BOUCHAIN, Villa Noailles, Hyères, 2005

115

.


Autres Conférence – Débat / Questions d’actualités – Matériaux, réemploi & architecture, par Rotor, Superuse et Encore Heureux, au Pavillon de l’Arsenal de Paris, 17 Novembre 2014. Colloque / L'Architecture moderne, promesse ou menace ? Crise(s) et utopie(s) architecturales - mai 68 / mai 81 / 2008 : du refus de construire au benchmarking territorial, Jean-Luc Violeau, Amphithéâtre Marguerite de Navarre à Paris, 23 juin 2014. http://www.college-de-france.fr/site/jean-louis-cohen/symposium2014-06-23-11h00.htm » Arthur Vallerault, Récit de mon année de césure (2014-2015) Nouvelles d’un français,

116


Annexes Annexe

1:

Le

cadavre

exquis

de

Matthieu

Poitevin,

L’Architecture d’Aujourd’hui 411, Mars 2016 « La question n’est plus de savoir si on a le permis de faire, comme le souhaite notre vieil ami tellement doué pour montrer les évidences, mais comment peut-on encore faire ? La commande publique se réduit année après année comme peau de chagrin et la commande privée prend peu à peu le pas avec ses règles libérales bien à elle, on ne saurait l’en blâmer. Ils sont dans leur

rôle,

leur

quête

est

le

bénéfice,

il

en

résulte:

– baisse des honoraires motivant le dumping entre agences pour récolter quelques subsides, – conditions de travail épouvantables, – mépris de la question architecturale, – modèle spéculatif et financier devenant la priorité. La plupart des promoteurs vendent des mètres carrés comme ils vendent n’importe quelle marchandise. La valeur d’usage, le rapport à l’autre, la qualité donnée à l’urbanité sont autant de valeurs qui leur

sont,

pour

la

plupart,

parfaitement

étrangères.

Dès lors, on peut se plaindre de la laideur qui peu à peu gagne du terrain sur nos villes. Les architectes qui acceptent ce système sont les complices égoïstes de l’acculturation citadine. La récente minuscule polémique sur les honoraires des architectes de « Réinventer Paris » fait mine de faire s’émouvoir un élu, ex-

117


directeur général d’une grosse firme ultra-libérale, mais pas un architecte ne bronche. Pas un seul pour dire que pour une fois, la présidente d’un Ordre inutile et anachronique, qui vit sur une taxe qu’il prélève pour ne rien en faire, a mille fois raison ! (La mafia au moins protège ceux qui paient, nous même pas.) Pourquoi une telle lâcheté de la part de tout un pan de la profession ? La peur, la peur d’être puni si on dit ? Mieux vaut vivre lâche que ne pas vivre du tout. Devrons-nous accepter de nous taire avant de disparaître tout à fait ? Ce qui ne saurait tarder. Quel est ce syndrome qui pousse les gens à collaborer à leur propre mise à mort ? Bien sûr que ces architectes ont bossé comme des fous pour quasiment rien dans l’espoir d’un graal très hypothétique. À part de rares exceptions, les promoteurs ne paient qu’une fois assurés de ne pas être « à risque ». Ce sont les architectes qui font leurs propres banques. Dès lors, il est facile de vérifier que ceux qui s’en sortent sont dans leur immense majorité des architectes qui peuvent s’autofinancer. L’émergence

de

nouveaux

courants

n’est

pas

dans

le

renouvellement ou dans l’apparition d’une pensée ou, mieux encore, dans la démonstration d’une pluralité de pensées, mais dans ceux qui sont le plus à même de mettre en place une stratégie marketing pour accéder à une commande stéréotypée. La qualité ou le sens de la chose construite et une question subalterne : c’est bon pour les autres. Paris est capitale ; elle montre l’exemple.

118


« Réinventer Paris » c’était réinventer ce métier. Sacré résultat, l’opération ne réinvente ni la commande ni les architectes, mais démontre combien ce système est pernicieux et contribue à enterrer juste

un

peu

plus

vite

ce

métier

fabuleux.

Aujourd’hui, pour émerger, l’architecte devra faire comme son voisin ; les uns copient les autres pour une uniformisation de la commande

confondante.

Imaginons un peu qu’il n’y ait plus qu’un seul type de roman en librairie, tous écrit par Marc Levy, que tous les musiciens se mettent à faire de la variété, plus de rock, plus de jazz, plus de soul ou de blues, plus de classique, que du The Voice, talents passés à la moulinette de relooking pour plaire au plus grand nombre. Je ne veux pas être jugé par les Zazie ou Florent Pagny de l’architecture. Nous avons eu récemment le temps de la double peau, puis celui de la faille chromatique, nous voici dans l’ère de la batavia verticale, plus précisément dans celui de l’arbre alibi, non plus considéré comme un élément vivant et sauvage mais comme un ornement citadin,

qui

devient

au

mieux

du

mobilier

urbain.

Comme tout cela est laid, comme tout cela ne durera pas et ne traversera

pas

le

temps.

Nous sommes en train de construire en toute impunité le manteau du cadavre de l’architecture et de nos villes. Dans les années 80/90, Nouvel était différent de Portzamparc, Chemetoff avait déjà donné, Hondelatte inventait, Seigneur rêvait très sérieusement, Perrault tout petit se prenait déjà pour Dieu et Soler, tapi dans la pénombre comme un félin, s’apprêtait à jaillir. Ils avaient leur mot à dire. Puis Ricciotti faisait briller sa gouaille toute en logorrhée aussi gouleyante qu’incompréhensible, Lacaton et

119


Vassal poussaient les murs qu’ils n’aimaient pas, Bouchain lui continuait de faire « son cirque ». Ils ont toujours leur mot à dire. Sarkozy et Hollande ne sont pas Mitterrand et Chirac et ce nouveau contexte politique a fermé le clapet des architectes non normalisés. Alors plus rien, surtout ne plus rien déranger, ne plus rien dire ; à quand remonte la dernière chronique d’un architecte dans un journal non spécialisé, ou spécialisé d’ailleurs ? On a vite fait de remettre encore plus de normes et de règles pour favoriser l’image et la forme plus que le fond. L’avènement de l’image numérique, au lieu de libérer la pensée, l’a formatée. Je défie quiconque de faire la différence entre tous ceux qui se battent pour avoir leur invitation au MIPIM ou au SIMI. Hier, un ordi a battu un champion au jeu de go. Je veux bien prendre les paris que, dans peu de temps, les promoteurs peu scrupuleux auront vite fait d’inventer un logiciel pour supprimer enfin ce facteur de risque architectural humain. Noir c’est noir et il n’y a plus d’espoir. Il n’y plus d’espoir parce que ça n’existe pas. Il y a le réel parce que c’est là que réside l’imagination. Il nous faut vivre sans se résigner et croire malgré tout que, tôt ou tard, on laissera à l’architecte le droit encore de dire, de faire et d’imaginer. Heureusement, on peut toujours rêver. » — Matthieu Poitevin, le 11 mars 2016. [iconographie choisie par l’auteur]

120


Annexe 2 : Pascale JOFFROY, Le port du titre d’architecte pour tous, D’Architecture n°181, Paris, 2009, p.47. « Élu

sur

un

programme

non

corporatiste

issu

de

l’association Mouvement, l’ordre des architectes d’Île-de-France est le premier à évoluer lisiblement en faveur d’une reconnaissance plus large de la diversité des métiers de l’architecture. Il demande à la direction de l’architecture de réformer une ordonnance d’août 2005 qui limite le port du titre d’architecte aux seuls architectes constructeurs. Cette ordonnance interdit en effet aux architectes diplômés par l’État de porter le titre d’architectes s’ils ne sont pas titulaires de la licence d’exercice (appelée « habilitation à la maîtrise d’œuvre ») qui les autorise à pratiquer l’architecture de façon traditionnelle à titre libéral ou en société. Que deviennent-ils alors, du point de vue de leur représentation professionnelle, de leur déontologie, de leur existence comptable même ? Selon cette ordonnance, la profession des architectes ne représente plus un ensemble de diplômés issus d’une formation commune mais se réduit aux titulaires d’un titre accroché à une licence. Elle évince par conséquent tous ceux qui exercent l’architecture en dehors de la conception sous leur responsabilité directe, salariés d’agence compris, fonctionnaires, architectes de maîtrise d’ouvrage, soit, selon les maigres statistiques disponibles, 15 000 architectes en activité au moins. Rétablir le port du titre d’architecte pour tous, quel que soit leur mode d’exercice, permettrait l’affichage correct de la réalité et donnerait une meilleure visibilité à la profession, tout en réveillant sa solidarité utile à « l’intérêt général » de l’architecture, selon l’ordre Francilien. Il s’agit également de rassembler les

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architectes sous une même bannière éthique, celle qui se transmet dans les écoles, puis sur laquelle on prête serment. Les non-maîtres d’œuvre pourraient s’y rallier officiellement en s’inscrivant au tableau de l’ordre des architectes sous une rubrique rebaptisée « autres exercices ». Ils prêteraient serment sur les points du code de déontologie qui les concernent et pourraient en contrepartie trouver dans l’un des « collèges » ordinaux créés par type d’exercice, la solidarité, la défense de leurs titres et statuts, ainsi que l’assistance en cas de litige avec un employeur sur une dépossession de compétences ou une mise en question de la liberté intellectuelle ».

122


123


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