Des chemins fragmentés vers une beauté absolue & Liszt à Beyrouth

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Koen Broucke Lotte De Voeght

Des chemins fragmentés vers une beauté absolue Peter Delpeut

Liszt à Beyrouth

Traduction de Astrid de Visser et adaptation par Baptiste Frankinet


En sus Eusèbe songeait ; et en même temps, ses yeux exprimaient l’extase. Robert Schumann, Davidsbündlertänze


Des chemins fragmentés vers une beauté absolue Par Lotte De Voeght, traduit par Astrid de Visser et adapté par Baptiste Frankinet

L’artiste Koen Broucke est en premier lieu un créateur d’images. Ses peintures et ses dessins sont réalisés dans un style typique. Ils sont tempérés par une atmosphère nocturne aux couleurs profondes, parfois menaçantes mais sont également optimistes, manifestant une vivacité sauvage et joyeuse. Chaque dessin fait partie d’un univers fascinant et de structures narratives sinueuses. En tant que scénographe, Broucke construit des ensembles complexes dans lesquels les images, les éléments littéraires, les performances, la musique et les mouvements fusionnent. Ils sont construits dans un kaléidoscope de personnages fictifs qui se débattent avec la création artistique et qui, tout en errant entre les limites du canon, interrogent l’histoire et le monde de l’art. Cependant, même en dehors de ces constructions imaginaires, l’œuvre visuelle de Broucke peut être lue par elle-même.

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Une nouvelle esthétique et le plaisir de l’artisanat Le monde de Koen Broucke est empreint d’une esthétique écrasante. Sa quête de la beauté est ce qui l’encourage à la pratique de son art. Dans un flux rythmique de dessins et de peintures, Broucke pourchasse sa propre poésie, une poésie du quotidien, travestie en œuvres atypiques et parfois étranges. Cela commence par une esthétique différente, certes reconnaissable mais pourtant indéfinissable. L’atelier de Koen Broucke, c’est une Wunderkammer, un cabinet de curiosités situé au milieu d’un jardin exubérant, c’est un microcosme où des tables à dessin et des armoires n’abritent pas seulement des matériaux de peinture mais également des objets exotiques, des curiosités, des pierres, des ramures de cerf ou encore une collection de bustes de compositeurs. Les murs sont dissimulés derrière une immense bibliothèque et une impressionnante collection d’archives de magazines. Broucke est continuellement à la recherche de nouvelles images qui, involontairement, provoquent des associations surprenantes et qui constituent de la sorte une base pour ses œuvres plastiques.

purement intuitive et hédoniste. Il laisse à penser qu’il peint d’interminables répétitions et des séries séquentielles alors qu’il expérimente insatiablement la variation sur un même thème. Le tout forme un voyage de découverte où chaque œuvre constitue un chaînon unique vers le suivant. C’est dans cette recherche, ce tâtonnement et cette lutte avec l’inconnu que Broucke éprouve du plaisir et parvient à apprivoiser la peinture artisanale. Il prête une grande attention au geste et au niveau de performance, en associant hasard et mouvement. C’est le cas dans la série Carpet (2008) où la création et la capture du mouvement constituent un vrai leitmotiv. Koen Broucke y dessine des fragments à partir d’une vidéo dans laquelle un danseur tente de maintenir l’artiste sous un tapis persan. Les gestes routiniers de la peinture donnent à Broucke l’espace pour créer des associations libres et pour développer de nouvelles idées. Il considère les séries de dessins et de peintures comme des outils de travail, qui ne pourraient devenir vraiment fonctionnels que plus tard, selon le récit dans lequel ils apparaîtront. Certaines œuvres seront agrandies sur toile, d’autres seront scannées et projetées comme animation dans des diaporamas où, se superposant, ils suggéreront vie, rythme et mouvement.

Les peintures de Broucke rappellent les nocturnes du Romantisme tardif du XIXe siècle. La structure vivante du fond sombre vibre à travers les couches qui le superposent. Les peintures semblent se consumer sous une dynamique féroce. Des corps phosphorescents se déplacent sur des arrière-plans gris foncé. Un orange flamboyant brille en contraste avec un bleu profond électrique. Les couleurs jaillissent, vibrent et interagissent. Malgré l’obscurité omniprésente, l’œuvre de Broucke n’est pas mélancolique. Elle provoque tout au plus un vague sentiment de malaise, sans pour autant être brute ou sinistre. Une touche d’ironie ou d’ambiguïté frivole apporte aussi bien au sens figuré qu’au sens littéral une légèreté musicale à toute l’œuvre. Cette musicalité provient de la façon de peindre de Broucke, 6

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L’imagination romantique de l’homme et de la nature Dans l’œuvre de Koen Broucke, la vie occupe une place centrale, non seulement d’un point de vue stylistique, mais également d’un point de vue thématique. Ce qu’il peint, c’est ce qu’il vit. L’ensemble demeure en fusion avec son quotidien, ce qui ne signifie nullement qu’il évite les thèmes les plus importants. La lutte existentielle de l’homme entre la vie intérieure et le monde extérieur, ainsi que les forces mystérieuses et la beauté de la nature sont autant de thèmes qui transparaissent tout au long de son œuvre. Ainsi, le contenu des peintures de Broucke semble également s’aligner sur le Romantisme. D’une vie intime subjective, il ranime l’imagination. Ses peintures sont suggestives et filtrées, raison pour laquelle, lorsque qu’elles sont isolées de la série dont elles font partie, elles deviennent abstraites et parfois difficilement déchiffrables, laissant par là même la place à de très larges interprétations et à des perspectives inattendues. Broucke est attentif à tout ce qui se situe en marge du raisonnement humain et en extrait ce qui demeure dans l’ombre. Il stimule les sens de ses spectateurs, comme dans la performance Bach à la fin de la nuit (2009).

et branchages, dans lesquels des bourgeons ou des nœuds tordus se transforment en têtes, des pétioles enflées en bouches caricaturales, comme si la nuit tombait sur la forêt et que l’imagination s’emballait. Dans l’œuvre de Broucke, les corps humains et leur interaction occupent également une place importante. Pendant des années il a étudié le langage corporel des pianistes contemporains et des virtuoses du XIXe siècle. Une attention particulière fut accordée à la personnalité unique de Franz Liszt, dont l’apparition sensationnelle et mythique fut saisie dans de nombreuses caricatures. Liszt apparaît dans plusieurs réalisations de Koen Broucke, comme dans : Je brûle et je suis de glace (2008) qui combine des concerts ‘live’ avec des projections géantes de peintures. Dans la série 4 with 3 (2008), Koen Broucke analyse l’anatomie de trois corps, à partir d’enregistrements vidéo, dans une succession rythmique de croquis. Un maître et un élève bougent simultanément derrière le piano en jouant à quatre mains, pendant qu’une danseuse comble le volume négatif entre eux, lui donnant un sens. Ces peintures, tout en restant fortes et fraîches, respirent une atmosphère nocturne tandis que les corps animés dansent sur le papier.

Juste avant l’aurore, après une promenade hivernale le long des rives de la Rupel, la pianiste Sylvia Traey et Koen Broucke ont tenté, grâce à une musique de Bach et une chorégraphie de peintures de lumières créées en ‘live’, de capter le moment fragile entre le sommeil et le réveil. La fascination de Broucke pour les phénomènes naturels et les motifs mystérieux stimulant l’imagination s’exprime également dans sa série de dessins botaniques. Inspiré par des clichés macros de composants végétaux réalisés par le photographe Karl Blossfeldt au début du XXe siècle, Broucke réalisa une série de croquis de fleurs, feuilles 8

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Artistes fictifs comme piédestal Un aspect tout à fait spécifique du travail artistique de Koen Broucke est d’associer à son œuvre plusieurs personnages fictifs. Ces personnages sont conçus par Broucke pour fournir un refuge à son œuvre qui veut se répandre spontanément, librement, dans toutes les directions. Un cortège d’artistes fictifs – avec leurs propres biographies, leurs particularités, leurs aptitudes artistiques, leurs passions et leurs désirs – procure la liberté et l’espace nécessaire à Broucke pour de nouvelles pistes de réflexions au-delà des restrictions et du sérieux d’un seul individu réel. Tous se lient aux différents aspects de la personnalité de l’auteur, comme autant de pierres pour construire un seul et unique grand autoportrait – même si certains aspects sont parfois magnifiés de façon caricaturale. À nouveau, il aboutit dans l’aire de jeu du Romantisme, un lieu imaginaire dans lequel on peut librement folâtrer, et où le peintre peut se transformer en un personnage capable d’autodérision et de remises en question personnelles. Ainsi, Broucke créa Leslie François, imitateur passionné et mégalomane de Franz Liszt, né à Beyrouth exactement quatrevingts ans après la mort de celui-ci. Il créa également le solitaire Achille Kerkhaven, constructeur indépendant de « grottes de Marie » – sortes de copies parfaites de la grotte de Lourdes – et peintre amateur. Ses dessins botaniques, Koen Broucke les attribuera à Oscar Mozart, un botaniste imaginaire. Mais ce n’est pas tout. Il y a également l’historien Francis Lennox, Alain Geirlandt, peintre des prêtres, Peggy Renault, l’assistante rebelle de Broucke ou Édouard Paille, peintre d’animaux empaillés. Malgré leur caractère décousu et un humour inévitable, ces personnages fictifs ne sont jamais là pour rien. Et, malgré leur statut fictif, ils sont totalement vulnérables. Chercheurs impuissants, ils errent à travers une « réalité » dont ils semblent avoir perdu toute perception. Chaque personnage est un étranger excentrique qui refuse ou ne sait pas se plier aux 10

attentes de la société. Chez certains de ces artistes fictifs, l’étape vers la folie et la psychose semble même inévitable. C’est dans Le Cabinet du docteur Hahneman, exposé au Musée Dr. Guislain en 2006, que Broucke rassembla pour la première fois ses personnages comme autant de patients du psychiatre Hahneman. Broucke illustre, à travers les yeux de ce médecin fictif, leurs biographies au moyen d’une vaste collection de notes médicales, d’artefacts, de lettres ainsi que de petites œuvres d’art. Viennent en premier lieu les dessins et les peintures. Les histoires et les vies imaginaires ne surgissent que plus tard et servent principalement de mode de présentation, d’appui pour l’œuvre autonome et artistique de Broucke. Mais le métier d’artiste fictif permet également de traduire la réflexion de Broucke sur le réel métier d’artiste et de s’interroger sur la place de l’artiste dans le monde. Voici quelques années, Broucke s’est volontairement retiré du monde de l’art afin de travailler en silence et de façon intrinsèque, loin de toute concurrence et des intérêts commerciaux. Toutes les frustrations et désillusions qu’il avait exprimées auparavant à travers l’écriture dans les brèves Descriptions de vies inachevées semblent avoir disparues et ont fait place à des notes ludiques à propos de ce même monde de l’art. Partant d’un point de vue externe et caché sous de nombreux personnages, Broucke relativise le sérieux du monde de l’art et – par l’infiltration d’éléments non communément admis – critique les lois de l’histoire de l’art. Ainsi, il force le respect pour ce qui est étrange, ce qui est rejeté et ce qui se développe en parallèle. Broucke lie ses personnages à une réalité, qu’elle soit historique ou non, afin d’enquêter sur la construction de l’histoire et celle de l’identité. De façon élégante, il tâte les frontières entre vérité, fiction et manipulation. Grâce à sa formation d’historien, Broucke développe la méthode de la critique historique qu’il applique de façon originale à son œuvre, en opposition avec 11


toutes les exigences académiques rigides mais avec une attention fondamentale pour la recherche visuelle. Dans un projet récent, Koen Broucke s’est basé sur un personnage réel : Jan Cockx, pionnier de l’avant-garde anversoise pendant la période d’entre-deux-guerres et ami entre autres de Paul Van Ostaijen, Floris et Oscar Jespers et Paul Joosten. À cause de son implication douteuse dans une entreprise de construction allemande pendant la Seconde Guerre mondiale, Cockx se fit oublier mais continua d’exercer la peinture et le dessin jusqu’à ce que, lors d’une soirée d’été 1976, il soit assassiné dans son atelier de Boechout. Suite à ce meurtre non résolu, la reconnaissance de Cockx en tant qu’artiste reste ténue encore aujourd’hui. Avec à sa disposition un matériel sommaire – des lettres et des témoignages – Broucke entama la “reconstruction” de la vie de Cockx et chercha à découvrir les motifs de son meurtre. Mais Broucke a également pris en charge l’héritage artistique de Cockx. De son œuvre plus ancienne, ne restaient que des photos en noir et blanc que Broucke tenta de ranimer en y ajoutant quelques couleurs de manière intuitive.

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Une Unité Equilibrée L’univers en expansion et en apparence fragmenté de Broucke, avec toutes ses ramifications, ses scénarios, ses projets distincts et l’affluence de personnages fictifs, constitue tout de même un ensemble significatif cohérent. Son œuvre se développe à partir de cercles de matériel visuel, de dessins et de peintures vers des performances, vers la musique, vers des animations et des enregistrements vidéo, vers de la documentation, vers des installations, pour revenir finalement à des esquisses sur papier ou sur toile. Ces cercles restent en mouvement en s’élargissant de plus en plus. Tout au long de l’œuvre et à travers les personnages de Broucke, sommeillent un fil rouge et un style clair qui, malgré tous les excès thématiques, évoluent de façon organique et restent reconnaissables en termes de forme, de style et de couleur. Le style de Broucke n’a pas été recherché désespérément, mais se situe dans une évolution propulsée de manière harmonieuse. Il est doux et cependant grandiose et vital. À travers l’œuvre de Broucke, caractérisée par une sensibilité poétique, ludique et pourtant mélancolique, se situe l’ultime quête de la beauté.

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Liszt à Beyrouth Peter Delpeut pour Koen Traduction de Astrid de Visser Adaptation par Baptiste Frankinet

Je vis de souvenirs. Je tape des noms sur Google, sur Myspace ou sur Facebook, mais les personnes que j’ai connues n’y existent pas. On entend souvent que l’on vit éternellement sur le net, mais pas si vous êtes né trop tôt, ou si vous mourez prématurément, je peux vous le garantir. De tous les noms que j’ai introduits, il n’existe plus la moindre trace. À l’exception de Leslie François. Justement lui. Il n’y a pas beaucoup de gens de mon âge sur le net. On dit que cela leur fait peur. En fait, je n’ai jamais eu peur de la mécanique des fax, des récepteurs radio, des boîtes musicales, donc quel genre de secret un ordinateur pourrait-il bien abriter ? Les premiers programmateurs commencèrent avec des cartes perforées, des petits cartons dans lesquels on perforait des trous et dont le processus dans son ensemble ne diffère pas beaucoup des rouleaux de pianos mécaniques que je collectionnais à Beyrouth. Quelques trous dans un morceau de papier produisant de la musique – pas de quoi en faire tout un mystère. En fait, je ne suis pas un collectionneur, mais je venais simplement d’acquérir ce piano mécanique, dans l’hypothèse que je pourrais le vendre rapidement. Lorsque vous faites commerce en antiquités, il n’est pas raisonnable de s’attacher aux objets car, à ce moment, vous devenez acheteur au lieu d’être vendeur. Mais ce piano avait quelque chose. À mon grand étonnement, j’ai proposé un prix que personne dans l’Orient ne pouvait payer, même pas à Beyrouth où la dernière mode arrivait plus tôt qu’à Paris. Il n’était pas facile de trouver des rouleaux de musique appropriés à mon piano mécanique. Actuellement vous cliquez sur Wikipedia et quelqu’un dont vous ignorez le nom 15


vous indiquera les marques existantes et vous dira que pour chacune de ces marques, des rouleaux de musique différents sont nécessaires. Il s’avérait que trois quarts des rouleaux de musique fournis ne convenaient pas à mon pianola. Tout ce qu’on pouvait y jouer, c’étaient des numéros de cirque et de la musique noire américaine, ce qui ne m’enthousiasmait guère. Parmi ce bric-à-brac, je trouvai aussi une Polonaise de Chopin, jouée en 1921 par Eugène d’Albert, un pianiste ambulant avec lequel, d’après la légende familiale, ma grand-mère aurait eu une liaison. Peut-être même que je l’ai entendu jouer quand j’étais gosse. À cette époque, c’était normal, les enfants grandissaient avec l’Art. Cette trouvaille m’émut. Pour la première fois de ma vie, j’ai rêvé de mes petites sœurs, leurs petites tresses bien serrées avec lesquelles elles me chatouillaient. Je voyais le visage d’Elsa au-dessus du mien, mes bras comme crucifiés sous ses petits genoux. Je ne savais pas si je devais rire ou pleurer. Le miracle de ce rouleau était de pouvoir croire que Monsieur d’Albert était lui-même assis dans ma boutique car, contrairement aux rouleaux de cire ou aux disques phonographiques, le pianiste ne disparaissait pas sous une brume de rayures et de poussière. Il continuait à jouer tout aussi clairement qu’au moment de l’enregistrement, réactualisé comme par magie grâce une mécanique pompant et aspirant, actionnant les touches du piano dans une pompe à vide. Avec un peu d’imagination, vous pouviez voir voler les doigts du pianiste sur le clavier, plus vite qu’un homme en serait capable. On aimait se vanter avec les rouleaux de piano, les fabricants vous faisaient croire qu’il y avait quatre mains en train de jouer. Peut-être que j’aurais pu tout de même me débarrasser du piano mécanique pour un petit prix, si Leslie François n’était pas arrivé dans ma vie. Durant les premières semaines suivant mon achat, j’aimais faire jouer l’engin en laissant les portes grandes ouvertes sur la rue, pour inculquer un peu de culture européenne à mes voisins arabes. C’est ainsi qu’il doit l’avoir entendu. Vibrant comme une feuille au bord de l’Euphrate, il se tenait debout dans la boutique. Derrière la vitre de mon bureau, je pouvais le voir, son visage pointu, ses cheveux blonds hérissés, 16

comme une caricature d’un poète romantique, un voyageur du XIXe siècle, égaré dans mon magasin. Il caressa le clavier lorsque le rouleau prit fin. Il prit un vieux tabouret, le déplaça devant le piano mécanique et s’installa. En un tour de main, il redémarra le rouleau et fit glisser ses doigts fins sur le clavier, comme si c’était lui-même qui jouait la Polonaise de Chopin. Si vous voulez mon avis, c’était une nullité de virtuose mais lorsque vous voyez quelqu’un jouer le morceau, cela a immédiatement une meilleure sonorité. Il y a de la musique que vous devez d’abord voir afin de bien pouvoir l’entendre. Je ne suis pas un homme de grandes amitiés, mais à ce moment, derrière la paroi de verre, je savais que je voulais voir cette scène plus souvent. Un homme qui ne pouvait plus m’échapper venait d’entrer dans ma vie. Je crois avoir compris dès lors pour la première fois que cette douleur lancinante dans ma poitrine – aiguë comme un mal de dents – n’était rien d’autre que le mal du pays et qu’il me fallait y retourner pour en être débarrassé. Je n’ai jamais compris quelle était sa langue maternelle, il dévoila peu de choses sur son passé. Il s’entretenait avec moi dans un charabia de français mêlé de mots en anglais avec un g guttural, pouvant indiquer une origine aussi bien arabe qu’hébraïque, ce qui, à l’époque, était encore possible au Liban. Lorsqu’il était en extase – ce qui lui arrivait facilement – le mot « wunderbar » sortait de sa bouche ou « potztausend » ! Je n’aimais pas entendre l’allemand – les tirades de Hitler avaient fini par me faire aboutir à Beyrouth – mais je le lui pardonnais, pour autant qu’on partageait la nostalgie de la musique et, pour cela, il ne fallait pas beaucoup de mots. Il sourit mystérieusement lorsque je lui montrai ma collection de rouleaux de musique. « Salaud ! », murmura-t-il tout bas et ses yeux brillaient. Il pouvait m’aider à obtenir des rouleaux originaux de musique qui fonctionnaient. Je ne regarde pas souvent les gens dans les yeux, mais les siens étaient d’un bleu foncé, luisant, d’un bleu insondable comme la Méditerranée au clair de lune. Le fait d’avoir été pris au piège semblait l’amuser. Lorsque je lui racontai plus tard combien j’avais payé, il éclata de rire. Peut-être était-ce pour masquer son propre sentiment de 17


culpabilité, car en attendant j’ai payé beaucoup plus cher que prévu pour les rouleaux qu’il me livra. Jamais plus d’un rouleau par semaine. Il refusa de me dire où il les trouvait. « Ne sommes-nous pas amis ? » disait-il. On ne demande pas de telles choses à ses amis. En fait, je m’en fichais pas mal de ces rouleaux. Ça aurait pu se limiter à un rouleau, pour autant qu’il se mettait derrière le piano en ajustant le tabouret à la bonne hauteur, ses mains tendues vers le clavier, les laissant suspendues durant un moment, plein de suspense, pour ensuite faire fonctionner comme par enchantement le piano mécanique. Le piano soupirait comme un moteur qui se met difficilement en route, les pistons sifflaient en pompant, le premier petit marteau se rendait, indécis, vers les cordes et l’engin commençait à jouer. Leslie François semblait être l’initiateur de tous ces sons délicieux, comme s’il les inventait lui-même sur place. Je ne suis pas certain qu’il frappait exactement les touches actionnées par le rouleau, mais il était assez virtuose pour le faire croire. Jamais ses gestes ne furent mécaniques. Ils furent en parfait accord avec la mélodie. Il se peut que la chorégraphie de ses mains fût la vraie composition, que leur simple vue suscita de la musique dans ma tête, sans que ce piano n’ait véritablement jamais produit un son. Peu importe. Les récitals hebdomadaires donnés par Leslie François me renvoyèrent vers l’Europe de ma jeunesse, à l’époque où l’on pouvait encore flâner dans les rues et où, subitement, des sons vous enveloppaient. À ce moment, je retenais imperceptiblement mon pas, car personne ne veut avoir l’air d’un grand romantique, mais je peux vous assurer, qu’à un tel moment, même la femme la plus laide aurait pu me faire tomber amoureux. Malheureusement, une telle constellation de hasards ne s’est jamais produite. Après tout, je suis quelqu’un qui choisit mal ses moments pour être quelque part. « Liszt », dit-il un moment donné. Ça sortait de sa bouche comme s’il zézayait. « Liszt, le maître ». Il me regarda comme si cela suffisait. « Franz Liszt ». En y pensant maintenant, je vois des larmes dans ses yeux, un voile d’humidité, non une cascade telle que les mauvais acteurs de nos jours savent en produire, mais plus subtile, comme une émotion qu’il tentait de retenir. 18

Il avait trouvé quelque chose de spécial pour moi, murmura t-il, un rouleau de piano mécanique datant d’environ 1880, encore en bon état et, surtout, rôdé par le maître lui-même : « Liszt ». Je compris immédiatement ce qu’il voulait dire. Avec ce rouleau, le plus grand pianiste de tous les temps entrait dans ma boutique, tout comme Eugène d’Albert m’avait rendu visite auparavant, mais qui se souciait de l’élève si on pouvait rencontrer le maître lui-même ? Il secoua la tête. C’étaient des voyous qui pourraient lui procurer le rouleau. « Inabordable », soupira-t-il. « Unschätzbar... you understand, price too high ». Il n’aurait pas du dire cela. J’avais la réputation d’être un commerçant culotté. C’était l’essence même de mon métier, faire croire aux gens que vous les débarrassez de leurs bibelots pour ensuite trouver un dingue qui donnerait jusqu’à six fois le prix. Grâce à Internet, tout le monde peut savoir la valeur d’un article. On ne peut plus vendre de rêves. Toute la journée, les prix déferlent sur les sites. C’est ça qui a détruit notre profession. Le prix demandé était exorbitant. Tellement élevé que je n’ose pas le mettre sur papier sans que mes mains en tremblent. J’ai dit que je devais y réfléchir et il me quitta ce jour-là sans faire jouer le piano mécanique. Le silence était comme un coup de couteau. Ne pas entendre ce piano pendant une semaine m’était devenu intolérable, je le réalisais. L’engin chassait ma nostalgie et sans Leslie François, il n’était simplement pas complet. Quoique je fusse un commerçant audacieux, je n’étais pas imprudent. J’épargnais tous les mois un montant fixe, comme les petits bourgeois pour lesquels, avant, j’avais tendance à hausser le menton. J’ai toujours le livret d’épargne, il y a certaines choses qu’on ne jette jamais. Cela devait assurer mon retour vers l’autre monde au cas où la nostalgie deviendrait insoutenable, bien que je ne l’aurais jamais avoué, pas même à moi-même. À ce moment, je fus capable d’échanger la totalité de cette somme pour un rouleau de piano mécanique de Franz Liszt. Est-ce que cela ne revenait pas à la même chose ? Leslie François, avec ses spectacles hebdomadaires, n’avait-il pas réussi à me faire oublier le désir du retour ? Et le vieux Liszt personnellement, ne scellerait-il pas 19


cette alliance de manière splendide ? Le désir et la croyance forment ensemble un amalgame dangereux, mais il faut avoir un certain âge avant de s’en rendre compte. La semaine suivante, je reçus Leslie François en l’étreignant. J’aurais du remarquer sa rigidité inconfortable, mais ce n’est que plus tard que je m’en rendis compte. L’achat allait avoir lieu, lui dis-je, l’argent se trouvait déjà chez moi à la maison, mais il devait me promettre à chaque visite de jouer le rouleau de musique et de ne plus jamais me laisser brusquement tout seul avec ce piano silencieux. Il hocha la tête. Liszt nous relierait pour toujours, pensais-je, et l’Europe remplirait comme un fluide mystérieux mon magasin, la douleur dans ma poitrine n’aurait plus de chance. Une semaine plus tard, il se présenta avec un rouleau. Un exemplaire d’un vert doux, où le temps avait laissé à peine quelques traces. Nous fûmes tous les deux remplis d’une certaine solennité. Il me montra l’en-tête, formé de lettres courbées : Trübe Wolken (Nuages gris), traduisit-il inutilement. Il m’avertit que c’était une composition tardive sans l’extravagance d’un piano mécanique mais plutôt sobre et sereine. « Composé avec la mort dans les yeux », rajouta-t-il avec un sanglot théâtral. Il modifia le tempo du piano de quelques crans. « Lentement, très lentement », murmura-t-il et il s’assit. Il y a des moments dans la vie qui s’inscrivent à tout jamais dans votre corps. Vous pouvez espérer que votre raison les oubliera ou peut-être votre âme, votre esprit, peu importe, mais vous ne vous en débarrasserez pas car ils sont gravés dans votre chair. Les premières notes du piano brûlent encore maintenant sous ma peau, comme une tempête grondante, qui hésite à éclater. Ce fut sans doute la plus grande performance de Leslie François. Jouer quelques notes individuelles est plus dur que le feu crépitant des gammes se disputant en crescendo. Les notes s’incarnèrent en lui. J’aurais pu croire que Liszt lui-même était assis là, qu’il essayait quelque chose, simplement par désir d’entendre le piano tandis que, derrière les fenêtres de son atelier, un nuage se glissait devant le soleil. Les cirrus obscurs de la composition remplissaient mon magasin, se drapant autour des calices 20

mortuaires assyriens tardifs, de la verrerie vénitienne, des fauteuils Louis XVI, uniquement évoqués par la pure simplicité des sons produits par un piano. Est-ce que jamais auparavant je fus plus heureux ? Même les rares moments passés avec une femme ne peuvent pas remplacer ce bonheur. Je flottais en dehors du temps, et même encore maintenant, en homme vieux et sentimental que je suis, je vis ce souvenir comme s’il avait eu lieu hier. Si la terre s’était arrêtée, le paradis n’aurait pas pu être plus beau. La trahison ne tarda pas à venir. La première semaine, je me suis dit qu’il était malade, la deuxième fut remplie d’incrédulité consternée, la troisième semaine, je compris : Leslie François ne viendrait plus jamais. Si cette page blanche et triste de mon carnet de banque ne m’avait pas fait la grimace, j’aurais pu croire qu’il s’agissait d’un mauvais rêve. Je n’ai pas osé prendre mes renseignements, par crainte de me rendre ridicule. J’avais renié toutes les lois de mon métier en n’ayant pas effectuer la moindre recherche. Au fond, qu’est ce que je savais de pianos mécaniques ? Ou de Liszt, de Franz Liszt ? De mon temps, pour se renseigner, on allait à la Bibliothèque nationale, dans le bâtiment du Parlement sur la Place de l’Etoile. Il suffisait de consulter quelques livres et signets. J’étais moi-même très doué pour doter de vieux objets d’une histoire. En ce qui concerne les faits ? Les pianos mécaniques ne furent produits qu’après 1905, et mon modèle brillant Duo Art seulement avant 1915. La date de la mort de Franz Liszt : 31 Juillet 1886. Même l’histoire la plus fantastique n’existe que par la grâce de sa crédibilité. Trente-cinq années ne signifient pas grand chose dans mon métier, mais dans ce cas-ci, elles étaient incontournables. Maintenant je regarde son nom sur Facebook. Un seul clic me sépare de lui. La première chose que je vois est sa date de naissance : le 31 Juillet 1966. Ce jour-là, j’ai enlevé mon argent de mon compte épargne et pour le savoir je n’ai pas besoin de consulter mon ancien livret. Deuxièmement : c’est un imitateur de Liszt qui se vante d’être né exactement quatre-vingts ans après le maître. Trop d’improbabilités en trop peu de mots. Quelqu’un me joue une blague. Les souvenirs ont la fâcheuse habitude de venir et de partir comme bon leur semble. Je dors mal. Hier soir, j’ai revu la 21


scène devant moi, quelque part au milieu des années septante, pas longtemps avant que la situation ne devienne intenable à Beyrouth. Je voulais rentrer rapidement et prit un raccourci à travers le Parc Sanayeh. J’avais effectué une livraison à un des hôtels dans le quartier. Souvent je ne le faisais plus, le passage à travers la ville étant devenu trop dangereux. Il était là, assis sur un banc, comme s’il ignorait tout des tireurs d’élite : Leslie François, avec sept ans de plus, et une chevelure prématurément grisonnante. Nous nous vîmes, mais ni l’un ni l’autre, nous ne faisions mine de nous reconnaître. Il m’a semblé que ses yeux avaient l’air terne, ce qui n’était pas inhabituel à cette époque-là. Il y avait de la haine dans l’air, une haine non camouflée, plus personne ne se faisait confiance à Beyrouth. L’appel de votre nom pouvait indiquer votre mort. Je retenais pourtant mes pas. Je fixais derrière lui un garçon sur la pelouse. L’enfant gardait ses bras étendus, courait en cercle comme lorsque les enfants s’imaginent être un avion ou un oiseau. Lors des recherches que j’avais entreprises par après, j’ai lu que les mains de Franz Liszt avaient été comparées à une alouette voletante. Involontairement, je devais sourire. Un instant, je pus penser que je m’étais réconcilié avec ma déception. Ça devait avoir l’air étrange, l’homme d’âge mûr que j’étais, appuyé sur sa canne, fixant le bonheur ludique du garçon, virevoltant sur la prairie. Peut-être est-ce là que Leslie François m’a vu ? Je veux dire, vraiment vu. Il s’est retourné brusquement vers le gamin, j’entends encore sa voix qui trahissait la peur : « Leslie ! Viens ! » Il se leva, marcha vers l’enfant et le souleva. Un cri strident d’extase remplit le parc désert. Avec son fils à la main, Leslie François sortit définitivement de ma vie. Je crois que, une fois arrivé à la sortie du parc, il se retourna un instant, mais peut-être que ce n’était que mon imagination, parce que tout mon cœur et mon âme criaient de désir qu’il en soit pareil pour lui. Pour lui aussi, les après-midis de piano mécanique signifiaient quelque chose, tout de même ? Quelques jours plus tard, une voiture piégée explosa dans mon quartier. La vitre du magasin fut soufflée. C’était la dernière fois que le piano jouait, spontanément, par la pression de l’air. 22

Pendant que les blessés se vidaient de leur sang, les nuages sombres de Liszt flottaient hors du magasin. Mes voisins arabes ne pouvaient pas me le pardonner. Ils rentrèrent dans mon magasin de force tout en contournant les objets fragiles, et brisèrent l’appareil. Je partis vers le port où un navire américain attendait. Beyrouth disparaissait lentement dans le brouillard nocturne lorsque nous levâmes l’ancre. Je fixai les silhouettes sur le quai, et dans ma tête retentit cette mélodie de Liszt qui s’obstinait à ne pas vouloir partir. Dans chacune de ces silhouettes, il m’a semblé reconnaître Leslie François. L’un d’eux leva la main. Depuis que j’ai visité la page Facebook de Leslie François, je reçois des messages dans lesquels il me demande si je veux rester en contact avec lui. Je les supprime, mais il réapparaît à chaque fois. Avant tu mourrais et dans l’annuaire suivant, ton nom était supprimé afin de donner ton numéro à quelqu’un d’autre. Facebook est plus tenace. J’ai de la nostalgie pour l’époque où, à Beyrouth, je ne disposais que d’un téléphone.

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Colophon

Cette publication paraît à l’occasion de l’exposition In résidence de Koen Broucke dans le Cultuurcentrum Hasselt (9 septembre – 13 novembre 2011). Elle est reprise en français à l’occasion de l’exposition Vertiges de la folie, organisée par le Musée de la Vie wallonne, à Liège (29 mars – 19 août 2012). Les textes néerlandais sont de Lotte De Voeght et Peter Delpeut. La traduction française est d’Astrid de Visser Adaptation par Baptiste Frankinet. Illustrations : Koen Broucke, le quatre mains heureux, jeu de marionnettes, 2008 Lotte De Voeght (1982) a étudié l’histoire moderne et les sciences de la culture à Leuven, Barcelone et Bruxelles. Elle a travaillé quelques années comme conservatrice adjointe pour Extra City, Centre d’art contemporain à Anvers. En 2008, elle a travaillé dans le MACBA, Musée d’Art Contemporain de Barcelone, où elle a effectué des recherches pour la rétrospective sur John Cage. Elle est actuellement rédacteur en chef de la S.M.A.K. (le Musée Municipal d’Art Contemporain à Gand) et éditeur pour l’art plastique de Rekto:Verso, magazine pour l’art, la culture et la critique.

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Peter Delpeut (1956) est écrivain et cinéaste. De 1988 à 1995, il était affilié au Filmmuseum (Amsterdam) comme programmeur et directeur-adjoint. Il a fait de nombreux films de genres différents : du found footage (Nitrate lyrique, Diva Dolorosa), des documentaires (Go West, Young Man!, In Loving Memory), des long métrages (Felice... Felice..., The Forbidden Quest) et un film de danse (E pur si muove avec Leine/Roebana). Il a publié plusieurs livres, y compris De grote bocht. Kleine filosofie van het fietsen (La grande boucle. Petite philosophie du cyclisme) et le roman Het vergeten seizoen (La saison oubliée). Pleidooi voor het treuzelen. Over verbeelding en andere genoegens (Un plaidoyer pour la flânerie. À propos de l’imagination et d’autres plaisirs), enfin, est un recueil de ses essais sur l’art plastique et le cinéma. Koen Broucke (1965) a étudié l’histoire à l’Université d’Anvers et à l’Université Libre de Bruxelles, puis la peinture à l’Institut National et Supérieur des Beaux-Arts à Anvers. Il a réalisé des dessins, des peintures, des vidéos, des livres, des installations et des spectacles. Il a notamment exposé à Amsterdam, Anvers, Bruges, Bruxelles, Breda, Gand, Cologne, Namur, Ostende, Paris, Pori (Finlande), Rauma (Finlande), Rome et Valence. Il a collaboré avec de nombreux pianistes parmi lesquels Jan Michiels et Christian Kuyvenhoven. Pour le S.M.A.K, il a créé en 2009 la représentation privée Moscou/Braaklanden. www.atelierbroucke.com

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Musée de la Vie wallonne Espace Saint-Antoine Liège

Exposition

Vertiges de la folie 30 mars - 19 août 2012

Graphisme : Catherine FRANCOIS

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