La maison Butscher n'est pas une "maison-bulle"

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? La maison Butscher n’est pas une «maison-bulle» L’architecture contemporaine dans le Vaucluse, un régionalisme critique?

Axel MAIRE

MAIRE Axel Maire Axel La Maison Butscher de Visan La Maison Butscher de Visan LA MAISON BUTSCHER N’EST PAS UNE MAISON-BULLE La Maison Butscher n’est pas une maison-bulle Borruey René, Juskiwieski Christel, Roy Eve

Maison Butscher, Visan

École d’architecture de Marseille, 2016 S9, séminaire encadré par Eve ROY et René BORRUEY

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SOMMAIRE I – DU PROJET À LA RÉALISATION DE LA MAISON

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1) La genèse du projet : un trio entre les clients, l’(les) architecte(s) et le plas- ..................................................................... 15 ticien constructeur (1977) _ Claude et Mireille Butscher, les commanditaires _ Christian Chambon, architecte _ Jean-Noël Touche, architecte _ Joël Unal, plasticien constructeur

2) Le dessin du projet : la détermination de la forme (1978-1981) ........................................................................................................ 19 _ Programme et principes mis en place _ Techniques pour le descriptif du projet _ Les subtilités de la forme .................................................................................................................................................................................. 27 3) Le chantier : la technique (1981-1984) _ Caractéristiques techniques et plastiques du voile de béton _ Procédé constructif _ Le temps du chantier _ Dimension artisanale et manuelle ................................................................................................................................................................................................ 35 4) L’habiter : les sensations (1984-…) _ Perception et compréhension de la forme _ Phénoménologie, sensations, une poétique de la forme _ L’aspect pratique et fonctionnel

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II – LA MAISON BUTSCHER AU REGARD DU CONTEXTE

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1) LA MODERNITÉ MISE EN QUESTION ........................................................................................................................................................................................... 49 _ Mouvement moderne, fonctionnalisme et rationalisme _ Quand l’architecture devient organique _ Les courbes des ingénieurs _ Les offensives contre le rationalisme 2) LA COURBE DANS L’HABITAT INDIVIDUELLE ...................................................................................................................................................................... 55 _ Les acteurs _ Architecture « sculpture » ou fonctionnelle ? _ Futurisme, utopies et prospecitve 3) LA PENSÉE ÉCOLOGIQUE ......................................................................................................................................................................................................................... 63 _ La contre-culture et le développement de l’autoconstruction _ Architecture bio climatique _ Imprégnation au site et proximité à la nature

BIBLIOGRAPHIE .............................................................................................................................................................................................................. 81 ANNEXES ................................................................................................................................................................................................................................ 85

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Plan de situation de la maison Butscher vis-Ă -vis du village de Visan.

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Le bâtiment qui fait l’objet de notre étude est une maison individuelle qui se situe dans le Sud de la France, à l’extérieur du cœur construit de la petite commune de Visan dans le Vaucluse. Inscrite en 2011 au titre des Monuments Historiques, c’est une maison singulière. Le projet nait en 1977, lors d’un dîner entre amis au cours duquel Claude et Mireille Butscher, les premiers propriétaires de la maison, rencontrent l’architecte Christian Chambon. Le terrain proposé pour y implanter la maison, d’une surface de 3 000 mètres carrés, appartenait à Mireille Butscher. Projetée conjointement par les architectes Christian Chambon et Jean-Noël Touche, la maison sera construite en voiles de béton par le plasticien Joël Unal. Caractérisée par des formes courbes, la maison de Visan est un ouvrage en marge des grands mouvements de l’architecture, et en particulier du Mouvement moderne. Elle est construite selon une technique et des idées qui diffèrent des maisons ordinaires de cette époque. En France dans les années 1960 émergent de nombreux courants qui rejettent le mouvement moderne. La libération du plan dans les années 50 va mener à une libération de la forme. La maison qui fait l’objet de notre étude est une « pépite » isolée, dans le Vaucluse. De manière plus ou moins évidente, elle relève pourtant de principes architecturaux et idées développés dans cette période. Aujourd’hui, il existe peu de publications sur cette maison. D’abord labélisée patrimoine du XXème siècle en 2001, elle fait l’objet d’une inscription au titre des Monuments Historiques en

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Publication du caricaturiste Siné, attribuant la paternité du projet directement à Antti Lovag (date et source inconnues, on suppose que l’article a été publié dans le journal satirique Siné Hebdo qui parut en France de septembre 2008 à avril 2010).

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2011. Le dossier constitué en vue de l’inscription regroupe des esquisses, les dessins présentés pour l’obtention du permis et un dossier photographique des photos du chantier de construction. Une notice détaillée rédigée par Jean Marx, chargé d’études documentaires à la DRAC, propose une analyse étayée de la maison. Joël Unal, l’un des constructeurs de la maison, a conservé une dizaine d’articles. Publiés dans des revues de déco, de presse féminine ou dans des journaux locaux ils ont été écrits entre 2001 et 2012. La plupart des auteurs de ces articles définissent la maison Butscher comme une « maison-bulle ». Le nom d’Antti Lovag (1920-2014) — architecte hongrois ayant construit essentiellement des maisons en voile de béton — est souvent associé au projet, certains lui en attribuent même la paternité. Ainsi, une fausse idée plane autour de la maison. On se demande alors qui était Antti Lovag et qu’est-ce qu’une maison-bulle ? De manière générale, Lovag apparait comme figure de proue de la construction de maisons en voiles de béton. Pourtant, il n’en est pas l’inventeur et il existe de nombreuses réalisations de maisons en coques complètement différentes des « maisons bulles » de l’architecte hongrois et de nombreux acteurs défendant des idées qui divergent des siennes. Parmi eux, on se doit de citer l’architecte suisse Pascal Haüsermann (1936-2011) qui est le premier à construire une maison selon ce procédé en 1959 ; Claude Costy (née en 1931), son épouse et associée ; puis les Français Jean-Louis Chanéac (1931-1993), Jacques Couëlle (1902-1996), et Henry Mouette (1927-1995) ainsi que le sculpteur hongrois Pierre Szekely (1923-2001). Architectes et artistes, tous ont mené des recherches sur le voile de béton pour la construction de maisons individuelles dans les années 60 et 70. En résulte la construction de nombreuses maisons de formes ovoïdes et sculpturales. Il convient alors de s’intéresser aux publications traitant des « maisons-bulles » de manière générale ainsi qu’aux écrits concernant les réalisations contemporaines à la maison Butscher et assimilables à celle-ci. On retrouve ainsi la maison Butscher dans deux ouvrages de référence, portant respectivement sur les « maisons-bulles » et sur la construction en voile de béton. Le premier, Maisons-bulles, Architectures organiques des années 1960 et 1970, rédigé par l’historienne et journaliste d’architecture Raphaëlle Saint-Pierre paraît très récemment (novembre 2015). L’ouvrage comporte un essai de l’auteur à propos des « maisons-bulles » ainsi que les travaux des architectes et artistes ayant mené des recherches sur le voile de béton pour la construction de maisons individuelles à partir des années 50. Loin de placer Antti Lovag en chef de file, Raphaëlle Saint-Pierre confirme qu’on ne peut pas parler de

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Joël Unal, dessins accompagnant les explications écrites dans son ouvrage Pratique du voile de béton en autoconstruction, 1981.

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l’architecture en voile de béton sans parler des artistes et architectes cités précédemment. L’ouvrage Villas 60-70 en France (Norma 2005 et 2013) du même auteur, élargit le champ à toutes les créations originales de cette période. Présentant, parmi d’autres, des œuvres d’André Bruyère, Claude Parent ou encore Oscar Niemeyer, le livre analyse les divers courants esthétiques et conceptuels des décennies 60 et 70, notamment dans leur relation avec les mouvements internationaux. Le second ouvrage présentant la maison Butscher lui est contemporain. Publié par Joël Unal en 1981, Pratique du voile de béton en autoconstruction, fournit des indications techniques très précises à propos de la construction de maisons en voile de béton. Joël Unal y relate son expérience et il y recense également tous les architectes ou autoconstructeurs ayant construit en voile de béton en France jusqu’alors. Ainsi, pour l’utilisation de la technique du voile de béton et pour son caractère organique, les ouvrages placent la maison Butscher dans une mouvance d’expérimentations sur le logement se développant dans les années 60 et 70. Il convient donc de citer plusieurs personnalités ayant joué un rôle essentiel dans la mise en lumière de la création de ces deux décennies. Le critique d’art et d’architecture Michel Ragon (né en 1924) à travers ses livres et diverses publications dans des revues spécialisées nous apporte un regard étayé sur cette période. Le témoignage photographique du duo Pierre Joly et Vera Cardot, respectivement critique d’art et d’architecture et journaliste, à partir des années 60, constitue une source précieuse pour l’histoire de l’architecture française de la seconde moitié du XXème siècle, notamment dans le programme de la maison. Au regard de ces éléments, se pose la question de savoir où situer la maison dans ce contexte. S’inscrit-elle dans une typologie particulière ? Comment doit-on qualifier la maison Butscher ? Ainsi, le questionnement sous-jacent à l’ensemble de cet article est le suivant : Comment par sa genèse et les moyens mis en œuvre, la maison s’inscrit dans une mouvance alternative émergeant dans la seconde moitié du XXème siècle ? Dans un premier temps, l’analyse de la maison Butscher, de la naissance du projet jusqu’à son état d’habitat, aura pour objet de présenter les caractéristiques qui font de cette maison une réalisation singulière. Ensuite, l’exploration des différentes « alternatives » architecturales apparues au cours du XXème siècle, au regard du contexte politique et économique, permettra de comprendre où se situe la maison dans l’histoire de l’architecture.

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DU PROJET À LA RÉALISATION DE LA MAISON

La maison Butscher est une réalisation originale, marginale. C’est un habitat singu-

lier de par sa forme mais aussi pour les procédés et les techniques employées. Tout au long de la réalisation du projet, plane une dimension expérimentale. Nous pouvons décrire le projet à travers une chronologie en quatre temps : la naissance du projet (un trio original), la maturation du projet (le dessin, le début de l’expérience), le moment du chantier (la technique, suite de l’expérience) et l’habiter (les sensations).

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Croquis schématique montrant l’implantation de la maison au regard de la clairière et de la forte déclivité du terrain.

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1) LA GENÈSE DU PROJET : UN TRIO ENTRE LES CLIENTS, L’(LES) ARCHITECTE(S) ET LE PLASTICIEN CONSTRUCTEUR (1977)

La naissance du projet relève de l’initiative de Claude et Mireille Butscher, commanditaires, maîtres d’ouvrage et futurs propriétaires de la maison. Pilote de chasse, puis de ligne de profession, Claude Butscher (né en 1937) aurait voulu être architecte. Les Butscher sont férus de modernité, d’art, et de la culture libertaire des années 60. Ils envoient notamment leurs enfants dans ces nouvelles écoles, ou les enfants apprennent ce qu’ils veulent, quand ils veulent. De la même manière que ces écoles s’adaptent à la nature des élèves, ils souhaitent « une maison qui s’adapte à l’homme », innovante. Ils sont également propriétaires d’un terrain de 3000m2 situé en zone agricole, à 500m à l’Ouest de la petite commune de Visan, dans le Nord du Vaucluse. La parcelle, qui appartient à la famille de Mireille Butscher, est au sommet d’une petite butte et est totalement ombragée d’une forêt de pins et de chênes, en légère pente vers le Sud. Lors d’un dîner chez des amis, ils rencontrent l’architecte Christian Chambon et vont lui parler de leur projet. Christian Chambon (né en 1945) est un jeune architecte. Il est la première personne à qui les Butscher s’adressent pour la réalisation de leur maison. Lorsque Claude Butscher lui parle d’une maison courbe, il n’a encore jamais construit de maisons de ce genre. Pour répondre à cette demande, il est prêt à ouvrir son champ1. La première esquisse que Chambon propose est celle d’une maison à plan libre, aux murs courbes, surmontée d’une charpente traditionnelle reposant sur des poteaux. « Au moment des toutes premières esquisses, j’avais envie d’explorer quelque chose de nouveau. J’avais fait un organigramme (des patates) pour définir les fonctions et leurs relations, et finalement j’ai dessiné des formes qui ondules pour relier les patates entre elles ».2 L’originalité tient du fait qu’il introduit la courbe en plan. À la vue de cette proposition, les commanditaires séduits, demandent alors à Chambon de travailler la courbe en coupe également. La combinaison des deux, créant des surfaces à double courbure, suggère une approche tridimensionnelle du projet. Christian Chambon rencontre alors Jean-Noël et Marie-Hélène Touche, un couple d’architecte récemment installé dans le Vaucluse, ayant travaillé avec Antti Lovag à Tourrettes-sur-Loup (Alpes-Maritimes). Christian Chambon cherchant alors des informations sur la façon de construire en voiles de béton, technique qu’il ne connaissait pas, il leur propose de s’associer sur le projet.

1 L’architecte avoue ne pas avoir réalisé d’autre projets de ce genre par la suite, par crainte que le projet lui échappe. 2

Entretien avec Christian Chambon, 28 novembre 2015.

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Claude COSTY, maison Unal (Chapias, Ardèche), 1973-2008. Images extraite du film documentaire produit par Julien Donada, collection Architectures, ARTE, paru le 15 AoÝt 2015.

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Jean-Noël Touche est un architecte qui appartenait au groupe Tourrettes3 d’Antti Lovag. Avec son épouse Marie-Hélène Touche, ils décident cependant de quitter le groupe car ils souhaitent prendre leurs distances vis-à-vis du langage développé par Lovag. Chambon dira à propos de Jean-Noël Touche qu’« il avait le désir de s’affranchir de la nébuleuse Tourrettes-sur-Loup dont il avait le sentiment qu’elle l’enfermait dans une marginalité ».4 Ainsi Chambon et Touche souhaitent trouver leur propre langage pour la maison Butscher. Touche apporte beaucoup de conseils techniques à Christian Chambon, il s’investit énormément sur l’avant-projet mais décède avant le début du chantier. Pour la réalisation du ferraillage de la maison, ils entrent en contact avec le peintre et sculpteur Joël Unal (né en 1942), à l’époque autoconstructeur de sa propre maison5 en Ardèche, prêt à faire part de son savoir en la matière. La maison Butscher est donc la deuxième demeure qu’il construit. Il deviendra par la suite, le spécialiste du ferraillage du voile béton en France, et même à l’étranger. Il a d’ailleurs participé à la démocratisation du voile de béton à double courbure. Il écrira notamment l’ouvrage Pratique du voile béton en autoconstruction en 1981, un ouvrage de référence pour la construction de maisons en voile de béton. Depuis, la qualité de son travail l’a amené à participer à des chantiers avec les grands noms de l’architecture du moment : Christian de Portzamparc, Renzo Piano et d’autres architectes travaillant régulièrement avec le voile de béton: Thierry Valfort, Jean Marc Blanche, et bien sur Antti Lovag et Pascal Haüsermann. Joël Unal apporte donc la technique. Il se positionne en expert. Il fait visiter sa maison, alors en construction, aux deux architectes pour leur donner des idées pour le dessin de la maison Butscher. René Ligabue6 intervient succinctement dans la réalisation du projet. C’est un architecte qui propose de travailler sur des unités de grandeur à la manière du modulor. Mais Christian Chambon ne souhaite pas travailler ainsi, il veut être rigoureux dans le plan mais laisser faire son intuition pour gérer l’espace. On constate donc dans ce projet une remise en question du statut traditionnel des acteurs. Les 5 collaboreront dans la réalisation de la maison.

3 De 1969 à 1989 Antti Lovag va développer sa première maison bulle, la Maison Gaudet à Tourrettes-sur-Loup (Alpes-Maritimes). Il s’entoure alors de plusieurs architectes dont Jean-Noël Touche et Marie-Hélène Touche.

4 Entretien avec Christian Chambon, 28 novembre 2015. 5 Maison conçue par l’architecte Claude Haüsermann dont la construction débute en 1973. 6 Architecte exerçant encore actuellement à Roussas, village situé à une trentaine de kilomètres au

Nord-Ouest de Visan.

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Antoni GAUDI, maquette inversée d’études des structures de la Sagrada Familia (Barcelone, Espagne), 1882.

Joël UNAL tenant la maquette de sa propre maison. Image extraite du film documentaire produit par Julien Donada, collection Architectures, ARTE, paru le 15 Août 2015.

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2) LE DESSIN DU PROJET : LA DÉTERMINATION DE LA FORME (1978-1981) _ Programme et principes mis en place La maison est une forme finie. Elle comporte un rez de jardin et un étage partiel composé de deux mezzanines. La surface au sol de la maison est d’environ 290 m2. Le programme est classique, on y trouve quatre chambres (deux petites chambres d’enfants, une grande chambre matrimoniale et une chambre d’amis). On est donc sur un programme classique, mais la spécificité de la double courbure demandée par les commanditaires, mènera à un résultat singulier caractérisé notamment par une forme organique et sculpturale.

_ Techniques pour le descriptif du projet : le dessin, la maquette Les architectes ont d’abord travaillé en maquette. Christian Chambon avait fait une maquette en pierre glaise (argile), puis avec Jean-Noël et Marie-Hélène Touche, ils ont réalisé une maquette à grande échelle (au 1/50 ou 1/20) avec des petits câbles rigides (des baguettes de soudure de type « corde à piano ») et un socle plat. La maquette était un outil très important, à l’époque où la modélisation 3D n’existait pas. La grande maquette leur permettait de voir les volumes intérieurs. La démarche a été d’arquer, de cintrer, de contraindre les câbles, en les fixant par les extrémités sur le socle ou entre eux. Les formes obtenues sont paraboliques ou hyperboliques. La géométrie générale de la maison dépend donc de la souplesse de ces câbles. La technique et la forme sont étroitement liées. Avec cette technique, ils ont fait une recherche formelle, à tâtons, pour déterminer l’apparence extérieure et l’organisation intérieure de la maison. La recherche architecturale n’est donc pas basée sur la coupe ni sur le plan. On retrouve ces formes notamment à la Sagrada Familia (1882) d’Antonì Gaudi (18521926) à Barcelone. Loin d’envisager une quelconque ressemblance formelle entre les deux bâtiments, on peut s’intéresser à Gaudi quant à la technique qu’il a utilisée pour la maquette de l’église. Sur un socle, il avait fixé par leurs extrémités, un ensemble de chainettes, qui, une fois le socle retourné et la maquette mise à l’envers, donnait la forme « naturelle » hyperbolique à réaliser pour la bonne stabilité de l’édifice. Inspirées de la nature, les formes géométriques développées par Gaudi sont vérifiables aujourd’hui par des calculs mathématiques. Dans les années 60, Michel Ragon constate que les hommes sont sensibles à ces

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Chambre d’amis

Solarium

Chambre matrimoniale

Plan redessiné des mezzanines Échelle : 1 / 200 0

Garage (devenu studio)

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Garage (devenu studio)

Cellier Cellier

Cuisine Cuisine Chambre enfant 2

Chambre enfant 2

W.C. W.C. SDB

SDB Coin feu Coin feu

Chambre enfant 1

Séjour

Chambre enfant 1

Séjour Serre Serre

Plan redessiné du rez de jardin Échelle : 1 / 200 0

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structures. De la même manière que la maquette de la Sagrada Familia celle de la maison Butscher est conçue suivant des dynamiques mathématiques (hyperboles, principe de la chainette) donnant des clés de lecture à la compréhension de la volumétrie. Construites pour l’étude, ces maquettes sont empreintes d’une certaine rationalité structurelle. Selon les propos de Christian Chambon, « contrairement à l’architecture de Pascal et Claude Haüsermann, faite de formes beaucoup plus organiques, très sculptées parfois molles, qui donnent l’impression d’avoir été travaillées à la main ; à Visan on a joué la carte de la rigueur, on voulait des arrêtes nettes »7. Joël Unal quant à lui, pour la réalisation de sa maison, avait fabriqué une maquette en fil de fer souple. Il a choisi la forme qu’il voulait. Il a fait un travail de sculpteur alors qu’à la maison Butscher, les formes sont générées par les dynamiques paraboliques issues de la tension des câbles en maquette.

Les plans et coupes sont venus après, comme une nécessité de communiquer le projet. Pour l’obtention du permis notamment, la mairie demandait, selon un schéma habituel de description de l’habitat, de présenter « les quatre façades », des coupes ainsi que le plan de la maison. Mais ces représentations ne sont pas adaptées à ce type d’architecture qui n’a pas de « façade » au sens classique du terme, mais plutôt une multitude de façades. On peut éventuellement parler de prospects selon les orientations cardinales (Nord/Sud/ Est/Ouest), mais il est difficile de les considérer comme des « façades » puisqu’aucun angle ne les sépare. La maquette a été utile aux architectes pour créer des coupes permettant ensuite d’obtenir les côtes et les gabarits. Selon une technique semblable à celle utilisée pour le relevé de la grotte de Lascaux, les architectes ont relevé des séries de cotes qui leur ont permis de dessiner les coupes ainsi que les façades. Pour la représentation du plan, le côté cartésien des architectes, notamment Christian Chambon, les a poussés à développer une technique particulière de dessin. Sur le plan, l’ensemble des murs de la maison est coté à partir du centre d’une petite pièce circulaire de la maison. Du point de vue de la représentation, on a donc un plan qui rayonne à partir de cet espace. En revanche dans l’usage cet espace n’est pas central ou prédominant par rapport aux autres. Ainsi, une fois que les documents exigés par la mairie furent réalisés, le permis fut déposé, à deux reprises. D’abord en 1978 puis en 1981. Le permis de construire est finalement accordé par la mairie de Visan en 1981, non sans difficultés, et avec la condition que la maison

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Discours de Christian Chambon, tenu en 2013, dans la maison Butscher

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Plan du rez de jardin

Élévation Sud

Élévation Est

Élévation Nord

Élévation Ouest

Dessins d’analyse des formes géométriques de la maison Butscher.

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ne soit pas vue où que l’on se trouve à Visan. Le certificat de conformité ne sera accordé que 6 ans après, en 1987. Mais que montrent réellement les plans et coupes demandées pour un projet de ce genre ? Les instructeurs du permis ont-ils vraiment pu embrasser le projet dans sa totalité grâce aux seuls dessins ?

_ Les subtilités de la forme Lorsque l’on regarde le plan, aucun tracé régulateur ou développement évident n’apparaît. La seule analyse du plan laisse éventuellement envisager la présence de plusieurs volumes sphériques concentriques. Et pourtant, la volumétrie générale confirme la prédominance des formes paraboliques et hyperboliques issues du travail en maquette et la figure de la sphère apparaît difficilement. La forme « bulle » n’est pas aussi systématique que dans les réalisations d’autres architectes comme Antti Lovag. En volume, on trouvera plutôt des arcs brisés (notamment dans le dessin des baies et fenêtres) des courbes et contre courbes, dont l’enchaînement crée des plis avec des arrêtes marquées, et des formes tels des morceaux de coques. L’architecte Christian Chambon revendique la recherche de rigueur et d’un équilibre dans le dessin de la maison. L’apparence formelle de la maison à l’extérieur est réfléchie, rien n’est laissé au hasard. Par exemple, selon le point de vue, l’une des « façades » ressemble à un visage. Antti Lovag quant à lui, défend l’idée que l’extérieur est une simple résultante de l’intérieur dans ses réalisations. L’une des coques, telle une voile gonflée et tendue, enjambe une grande partie de la maison. Formellement, elle est semblable à celle de l’Opéra de Sydney (1958) de Jørn Utzon (1967-1966) ou à la voûte du CNIT (1958) de La Défense à Paris de l’ingénieur Nicolas Esquillan (1902-1989). Techniquement, elle est réalisée en voile mince, de la même manière que les structures de l’ingénieur Félix Candela (1910-1997). Sur les façades présentées pour l’obtention du permis, le conduit de cheminée émerge et semble tirer l’ensemble des voiles vers le haut, tel un mat dans un chapiteau, combinant force et légèreté, à la manière des structures de l’ingénieur allemand Frei Otto (1925-2015). Ces subtilités ne sont pas appréhendables dans les dessins géométraux (plans, coupes, élévations) et malheureusement, aucune des maquettes d’étude n’a été conservée.

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Maison Butscher, redessin des dynamiques volumétriques, à partir d’une photo.

Jørn UTZON, Opéra de Sydney (Australie), 1958.

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Robert CAMELOT, Jean DE MAILLY, Bernard ZEHRFUSS (architectes), Jean PROUVÉ (ingénieur, réalisation des façades-rideau), Nicolas ESQUILLAN (ingénieur inventeur de la double coque en voile mince avec raidisseurs), Centre des Nouvelles Industries et Technologies (La Défense, Paris), 1958.

Felix CANDELA, Restaurant Los Manantiales (Xochimilco, Mexique), 1958.

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Joël Unal, dessins accompagnant les explications écrites dans son ouvrage Pratique du voile de béton en autoconstruction, 1981, page 23.

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3) LE CHANTIER : LA TECHNIQUE (1981-1984)

Puis est venu le temps de la confrontation avec la matière, un tel projet ne peut être réalisé selon les techniques standard de construction de maisons orthogonales. De la volonté des commanditaires d’avoir « une maison complètement courbe », découle la suppression de toute surface plane. Ce type de construction, qui induit manifestement une composante courbe aussi bien en plan qu’en coupe (double courbure), est étroitement dépendant des matériaux, de la technique utilisée et d’un savoir faire particulier. Le béton étant un matériau souple et malléable, il a été le matériau privilégié pour la réalisation de la maison. La technique pressentie fut celle des voiles minces de béton armé, apparue au début du XXème siècle et développée à partir des années 20. Enfin, il a été nécessaire de mettre en place un procédé constructif stricte. Les caractéristiques techniques et plastiques des voiles minces sont présentées ci-après. S’ensuit une description détaillée du procédé constructif. _ Caractéristiques techniques et plastiques du voile de béton courbe La construction en voile de béton courbe permet une homogénéité que les techniques traditionnelles et habituelles ne permettent pas. Les murs et plafonds, ainsi que certains éléments de mobilier sont traités de la même façon, en continuité. Une autre caractéristique est l’auto portance. À la différence des surfaces à simple courbure (comme les voûtes par exemple), qui ont tendance à s’ouvrir latéralement et nécessitent un système de butée, les surfaces à double courbure présentent des caractéristiques statiques exceptionnelles, qui découlent de leurs caractéristiques géométriques. En effet, les coques sont des éléments porteurs tridimensionnels capables de couvrir des aires étendues avec une épaisseur minimum : 5-8 centimètres pour 40-50 mètres de portée, c’est-à-dire le rapport d’épaisseur de la coquille d’œuf. Ce rapport conduit à une réduction du poids et de la quantité de matière donc une économie de matériaux et une grande légèreté. Enfin le voile de béton permet une grande liberté de forme et d’expression. Par exemple, la technique utilisée pour la maison Butscher permet de se passer de coffrage. On peut alors réaliser de nombreuses formes. Cette liberté représente cependant un risque selon Claude Haüsermann Costy : « À partir du moment où l’on abandonne le rectangle, une liberté excessive aboutit à l’anarchie d’ouvertures gratuites, … ».8 La question s’est no-

8 C. HAÜSERMANN COSTY, préface, in J. UNAL, Pratique du voile de béton en autoconstruction, 1981, p. 9.

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1. Coulage du radier et positionnement des étais 2. Mise en place du premier ferraillage et pose des menuiseries. 3. Mise en place du Stucanet 4. Mise en place des fers torses afin de doubler le ferraillage. 5. Première projection de béton 6. Projection de la mousse polyuréthanne 7. Seconde projection de béton.

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Reportage photographique réalisé tout au long du chantier. Crédit photo : Joël Unal.

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tamment posée lors du projet de maison pour Joël Unal. Afin de se prévaloir de ce risque, elle dit par exemple, avoir mis en place un tracé régulateur géométrique pour déterminer l’emplacement des ouvertures. Ainsi, les caractéristiques techniques du voile de béton semblent tout à fait compatibles avec la réalisation d’une maison faite exclusivement de courbes.

_ Procédé constructif Le chantier du gros œuvre débute en 1981 et s’achève en 1984. Ainsi, la maison Butscher est faite d’une coque de béton projeté sur ossature métallique grillagée. Le chantier débute par la construction d’un grand radier de béton armé auparavant dimensionné par un bureau d’études techniques. Il servira d’assise à la maison et correspond à l’emprise au sol de celle-ci. Ce grand plateau rigide est « posé » à même le sol, il n’y a pas de vide sanitaire. À ce moment là, le plan rayonnant a été utile sur le chantier, pour déterminer l’emprise du radier et sa forme exacte. Des fers en attente émergent de la dalle de béton [1] La seconde étape correspond à la mise en place du ferraillage. La maquette à grande échelle sert à ce moment là. Les hauteurs sont relevées à la pige sur la maquette et reportées ensuite en taille réelle. On positionne donc des étais aux hauteurs correspondantes, ils permettront de soutenir l’armature par la suite. À l’aide d’une rouleuse, on incurve les fers à béton. On les fixe aux fers en attente qui émergent de la dalle du radier et on maille l’ensemble selon une trame verticale, doublée d’une trame horizontale. [2] De même, l’ensemble des menuiseries métallique des portes et fenêtres est mis en place et participe à la rigidité de la structure. D’après les photos du chantier, ces menuiseries sont directement fixées au système de ferraillage. Cette mise en œuvre a deux utilités, d’une part elle solidarise les menuiseries aux armatures de manière à ce qu’elles ne bougent pas pendant la pose du béton, et d’autre part elle peuvent jouer le rôle d’élément porteur. Ce « squelette » métallique fait apparaître les volumes futurs, et préfigure la forme finale de la maison. Cette étape est importante car c’est à ce moment là que l’on « fixe » la forme finale de la maison. Le mobilier créé « sur mesure » est également pensé dès le ferraillage puisque les fers de la structure principale sont reliés à ceux des éléments ajoutés. L’absence de coffrage offre une grande liberté de forme, c’est le maillage des fers à béton qui détermine les formes futures de la maison.

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Montage photographique, vue extérieure de la maison Butscher. Crédit photo : Diane Aymard

Enduit étanche de protection (2 à 3cm) Lame d’air (1 à 3cm) Isolant (5cm) Polyuréthane projeté Béton projeté de l’extérieur (environ 8cm d’épaisseur)

Grillage galvanisé (type Stucanet) Enduit intérieur (2 à 3cm) Plâtre Fer torse et cintré (15cm) (équivalent des poutrafil) Ferraillage horizontal Ferraillage vertical

Dessin d’un détail constructif sur un mur type. Échelle : 1 / 10

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Puis, l’ensemble de l’armature est recouvert de panneaux de carton perforé, rigidifiés par des treillis métalliques (Stucanet®), que l’on attache au ferraillage et qui serviront de support au béton que l’on projettera ensuite. Ces panneaux grillagés retiennent le microbéton lors de la projection, ils sont incorporés à la coque et jouent le rôle de coffrage perdu. [3] Par la suite, on double le ferraillage. On dispose des fers prenant la forme de ressorts le long des fers verticaux, de manière à réaliser un second ferraillage, parfaitement parallèle au premier. La forme torse des aciers remplace les Poutrafil® (ossatures acier à treillis) qu’Unal avait pour habitude d’utiliser, elle offre plus de souplesse.9 [4] On procède ensuite à la projection de l’isolant au pistolet, à l’entre fer. C’est une mousse polyuréthane teintée qui durcit après la projection. Les canalisations et gaines sont attachées au ferraillage. [6] Enfin, la projection du béton10 de manière à enrober l’ensemble des fers, vient finaliser le processus de la conception de la coque. [7] Pour les finitions, on choisit un enduit blanc à l’extérieur et du plâtre à l’intérieur. D’après la notice de la DRAC, les plans de la maison ont évolué et ont été modifiés pendant le chantier. « Si des plans ont bien été faits au départ par les cinq personnes (…), ces plans ont dû être révisés au fur et à mesure de sa construction et de ses contraintes. ». En effet, la forme finale est différente de celle dessinée sur les plans. Des ajustements ont été réalisés au cours du chantier, ces modifications concernent des détails dans les circulations, sur les ouvertures, porte et baies. Par exemple, selon les témoignages de Joël Unal et Christian Chambon11, lors de la projection du béton sur le ferraillage, l’un des ouvriers avait projeté une telle épaisseur de béton que l’un des voiles faillit s’effondrer. Suite à la visite de la maison, on suppose que les menuiseries de certains ouvrants font office d’élément porteur aujourd’hui. Ce constat questionne l’approche qu’ont eu les protagonistes vis-à-vis de l’architecture de la maison. Encore une fois, la dimension expérimentale est bien présente et les moyens mis en œuvre ne sont pas conventionnels.

9 J. UNAL, Pratique du voile de béton en autoconstruction, Paris, éditions Alternatives, 1981, p. 7980.

10 Cette technique se nomme le « gunitage », du mot anglais « gun » qui signifie canon. Le béton est projeté à l’aide d’un pistolet. 11

Entretiens avec Joël Unal et Christian Chambon, 15 octobre 2015 et 28 novembre 2015.

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Caractère sculptural des finitions intérieure au plâtre.


_ Le temps du chantier Malgré une apparente simplicité de la technique du voile de béton et au delà du discours comme quoi « le béton est à la portée de chacun sans savoir-faire ni technicité particulière »12, il va sans dire que la réalisation d’une maison comme celle des Butscher est complexe et demande du temps. Théoriquement, la réalisation d’une pièce sphérique en voile de béton semble simple, mais qu’advient-il quand on s’intéresse à l’imbrication de différents volumes ou quand on s’interroge sur la position relative de ces différents volumes ? Comment faire lorsque des entreprises refusent de travailler sur le chantier sous prétexte que ce n’est pas de leur ressort ? Christian Chambon explique aujourd’hui que « le procédé était extrêmement lourd », il précise dans un entretien : « le ferraillage a été entièrement exécuté par Joël Unal, sans lui on aurait été dans une sacrée galère. Par ailleurs il a scrupuleusement respecté le projet ».13 Selon Joël Unal, « Il faut bien compter 50% du temps de chantier à la seule résolution théorique des problèmes, tant techniques qu’esthétiques, ou de pure pratique fonctionnelle. ».14

_ Dimension artisanale et manuelle La dimension artisanale et manuelle est très présente sur le chantier. Par exemple, tous les fers sont courbés manuellement à l’aide d’une rouleuse fabriquée par Unal pour le chantier de sa propre maison. Aucun élément de la maison n’est préfabriqué. Une fois le béton coulé, un plâtrier visanais, Yvon Nicolas, s’occupa du revêtement intérieur des parois. À la demande des architectes, il travailla l’intersection de chacun des volumes de la maison. La demande n’était pas celle d’estomper les raccords mais bien de les accentuer en dressant des arrêtes autant en creux qu’en saillie. À la manière d’un sculpteur, il réfléchit aux courbures et se fabriqua des outils et des gabarits. Son travail appliqué permit de donner encore plus de caractère aux volumes intérieurs. Claude Butscher fit appel à un artiste contemporain lyonnais, Roger Groslon, pour la réalisation de la porte d’entrée de la maison. En métal, partiellement recouverte de tissu, elle arbore plusieurs couleurs du côté intérieur et présente deux grandes poignées en demi cercle du côté extérieur. Elle pivote sur un axe central.

12 13 14

J. UNAL, op. cit., p. 13. Entretien avec Christian Chambon, 28 novembre 2015. J. UNAL, op. cit., p. 16.

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Photo prise depuis le toit de la maison Butscher, les arrêtes des intersection entre les différents volumes sont adoucies. Crédit photo : Diane Aymard.

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4) L’HABITER : LES SENSATIONS (1981-…) La différence majeure et incontestable dans ce genre d’habitat réside dans le fait de vivre dans un habitat « courbe ». Différentes études sociologiques, phénoménologique ou témoignages assurent que la forme courbe dans l’habitat est plus agréable et adaptée à l’humain. Nombre de ces études envisagent l’architecture courbe comme un désir sousjacent d’un retour à la vie fœtale. Comment vit-on dans une maison courbe? Qu’apporte la courbe ? La courbe dans un champ conceptuel apparaît comme une forme libre. Certains parlent d’architecture féminine, de lignes sensuelles (Kiesler), La courbe induit aussi dynamisme et continuité.

_ Perception et compréhension de la forme Dans une maison courbe comme celle de Visan, le rapport traditionnel entre les murs et le plafond n’existe plus. Les parois et la couverture sont confondues dans un seul élément structurel et matériel : la coque. La maison Butscher est dotée d’un volume central donnant accès à quasiment l’ensemble des pièces. La complexité du plan et des volumes fait pourtant de la maison un véritable labyrinthe : Le fait de se trouver — à l’inverse des « quatre orientations » habituelles — face à une multitude d’orientations différentes, de couloirs courbes, d’escaliers en hélice, on est facilement désorienté à l’intérieur de la maison. Aucun déplacement n’est rectiligne, nos repères se trouvent donc modifiés, on a parfois du mal à savoir où l’on se trouve par rapport aux autres pièces. Le rapport entre l’espace intérieur et les volumes extérieurs n’est pas évident non plus. La grande coque semblable à celle du CNIT, qui enjambe voire englobe la moitié des espaces de la maison, n’est pas perceptible depuis l’intérieur, elle est à peine identifiable en plan. À l’extérieur pourtant, on remarque tout de suite les volumes très expressifs de cette grande voile. On peut noter que dans la réalité constructive, la rigueur mathématique et structurelle développée en maquette, n’est pas appliquée selon le même procédé. Alors que les câbles

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Coupes réalisée par les architectes. Archives des propriétaires.

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de la maquette sont contraints et en tension, les fers utilisés pour la structure de la maison ont été courbés manuellement de façon à reproduire les formes données par la maquette. À l’inverse des formes nerveuses de la maquette, cela donne lieu ponctuellement à des formes plus souples. De plus, le travail sculptural des arrêtes intérieures en second œuvre et l’adoucissement en toiture des intersections entre les volumes15, tendent à « masquer » la rigueur géométrique structurelle du bâtiment. D’autre part, l’ensemble de ces formes courbes s’ancrent et s’appuient sur les planchers qui eux sont horizontaux. Depuis l’extérieur, il est par exemple difficile d’imaginer que les planchers des mezzanines soient plats. Ainsi, la combinaison de ces lignes droites et des lignes courbes produit inévitablement des espaces « perdus », des creux invisibles, entre deux pièces, entre deux niveaux. Seule la coupe de la maison permet de mettre en évidence ces « vides ». On observe ensuite une large combinaison de sources lumineuses. Avec seulement quatre types d’ouvertures (ovales, en amande, arrondies et sous forme de baies) la maison présente une vingtaine de prise de lumière. Plusieurs espaces sont éclairés en second jour. Une fenêtre dans le « coin feu » donne sur la serre, elle même largement vitrée et ouverte sur l’extérieur. La porte d’accès de la salle à manger à la serre est également vitrée. Dans la chambre au premier étage, une trémie apporte de la lumière au niveau inférieur. Contrairement aux maisons d’Antti Lovag cependant, il n’y a quasiment pas d’ouvertures zénithales ou de hublots. Ces dispositions fabriquent une continuité visuelle dans l’ensemble de la maison. L’épaisseur donnée aux ouvertures qui accueillent les fenêtres en forme d’amande, permet de créer des lieux à occuper de manière ludique. Constituées comme des excroissances, ces ouvertures sont semblables à des yeux qui regardent vers l’extérieur. Elles sont inspirées des fenêtres que dessine Antti Lovag en 1969 pour sa maison personnelle, à Tourrettessur-Loup. Une telle maison implique d’adapter le mobilier à la forme des parois. Ainsi, certaines pièces de mobilier ont été pensées dès le début du projet. Ces éléments, « sur mesure », se fondent dans la structure même de la maison. Les hamacs des chambres des enfants ont été intégrés au ferraillage du gros œuvre lors du chantier. Le « coin feu », par un décaissé de 40 centimètres prend la forme d’une banquette circulaire où le plancher devient une assise. La vasque de la salle de bain est également partie intégrante de la structure de

15 Cette disposition relève peut-être d’une nécessité pratique d’écoulement des eaux pluviale sur le toit.

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0

5

10

0 types d’ouvertures 5 et de combinaisons 10 lumineuse. Dessin d’anlayse des différents

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la maison. L’appui de fenêtre de la chambre d’enfant s’élargit et devient une banquette. Quant au mobilier ajouté par la suite, tout objet rectangulaire, accolé à un mur courbe paraît inadapté. Ainsi, les propriétaires successifs ont fait le choix de meubler leur intérieur de mobilier courbe (table ronde, lit rond, etc.). Formellement, le travail de définition des arrêtes réalisé par le plâtrier, accentue la dimension sculpturale dans la maison. Enfin, certaines formes de la maison Butscher peuvent ainsi être rapprochées au vocabulaire de la nature et en particulier aux enveloppes des mollusques ou aux œufs. Par exemple, sur les dessins initiaux, la cheminée a une forme torse et s’enroule en spirale (coquille d’escargot, coquillage), certaines pièces sont sphériques (coquille), etc. Cette analogie ouvre le questionnement sur des considérations plus « poétiques » de la forme courbe. « La maison est avant tout l’abri, le vêtement minéral, la coquille à l’intérieure de laquelle je puis exprimer sans nuire à autrui, tous les gestes fondamentaux de ma liberté. »16 Unal présente ici la maison comme une extension de sa personne et fait une analogie entre la maison et la notion de seconde peau, de cocon.

_ Phénoménologie, sensations Les formes de la maison Butcher, supposent un mode d’habiter différent. Comment vit-on dans un habitat courbe ? Quelles émotions provoque un tel habitat ? « L’homme, l’animal, l’amande, tous trouvent le repos maximum dans une coquille. » « Le coin est un refuge qui nous assure l’immobilité »17 Ces réflexions du philosophe Gaston Bachelard (1884-1962), suggèrent-elles que la courbe serait la forme la plus adaptée pour l’habitat de l’homme ? Par ailleurs, à Visan, le fait de s’installer dans l’un des « hamacs » ou dans le creux de la fenêtre par exemple, permettrait un recentrement sur soi. L’originalité de la philosophie de Bachelard tient à la place donnée, dans ses recherches, à l’imagination et à la poésie. Au delà du raisonnement scientifique, loin de l’approche classique de l’architecture qui s’attache à la forme ou à la fonction, Bachelard parle des

16 17

J. UNAL, op. cit., p. 15. G. BACHELARD, La Poétique de l’espace, 1957.

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Photo prise depuis l’une des deux chambres d’enfant de la maison Butscher, La lumière éclaire l’assise de fenêtre et crée un coin de repos. Crédit photo : Axel Maire

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émotions que nous procurent les lieux qu’on habite. Il insiste sur l’importance de la maison dans notre imaginaire. Pour lui, une simple maison est beaucoup plus qu’une construction purement fonctionnelle. Elle nous invite aussi à rêver. Elle est un vecteur de songes. Dans son ouvrage La poétique de l’espace, publié en 1957, Bachelard consacre chacun des chapitres à la définition des sensations que provoquent différents « lieux » : les greniers, les caves, puis le nid et la coquille qui sont envisagés comme des substituts de la maison, les coins, etc. Il termine son livre avec un chapitre porté sur « la phénoménologie du rond ». À Visan, la complexité spatiale et la diversité scénographique des points de vue évoquée précédemment serait-elle volontaire ? À en croire les écrits de Bachelard en tout cas, cette complexité serait bénéfique aux habitants. « Grâce à la maison, un grand nombre de nos souvenirs sont logés, et si la maison se complique un peu, si elle a cave et grenier, des coins et des couloirs, nos souvenirs ont des refuges de mieux en mieux caractérisés. »18 Complètement en phase avec la pensée de Bachelard, l’architecte français Maurice Sauzet (né en 1927), revendique une architecture émotionnelle. « C’est par la recherche de la qualité de la déambulation que le plan va prendre sa dimension vitale. Tout plan par la position des portes et des passages, crée des successions d’espaces. Au lieu d’être laissé aux seules exigences fonctionnelles, ce déroulement de situations successives va être soumis à des exigences nouvelles : celles des émotions ressenties. »19 Ainsi, la maison de Visan accueille des dispositifs spatiaux considérés comme porteurs d’émotions par Bachelard. Pour autant, les architectes ont-ils envisagé la maison comme telle ? Les différents entretiens avec les concepteurs, nous ont appris que cette dimension sensitive n’a pas été au centre de leurs préoccupations, dans la phase de projet. Lovag quant à lui, ne se considère pas comme architecte mais comme « habitologue ». Ses recherches sur l’habitat véhiculent une éthique de l’architecture, dans laquelle l’usager, créateur et constructeur, est maître de son environnement bâti. « L’architecture ne m’intéresse pas. C’est l’homme, l’espace humain, qui m’intéressent ; créer

18 19

G. BACHELARD, La poétique de l’espace, 1957, p. 27.

M. SAUZET. Sauzet Architecte [en ligne]. Disponible sur : <http://www.sauzet-architectes.fr/ principes1.php>. (consulté le 12 décembre 2015).

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Banquette circulaire du «coin feu» de la maison Butscher. Crédit photo : Axel Maire

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une enveloppe autour des besoins de l’homme. Je travaille comme un tailleur, je fais des enveloppes sur mesure. Des enveloppes déformables à volonté »20 Ainsi les sensations et les émotions sont une composante majeure de son travail. Son biographe, Pierre Roche fait souvent référence aux théories de Gaston Bachelard.

_ L’aspect pratique et fonctionnel La forme courbe répond-elle mieux aux usages dans une maison individuelle ? Selon Antti Lovag, la forme ronde est nécessaire. Avec sa compagne, la sociologue Marie-Claude Cuisin, il travailla à démontrer l’évidence de la forme ronde en architecture à travers l’étude de l’influence des espaces sur un groupe d’individus notamment. « Pour quinze personnes assises, il faut une banquette circulaire de 3,20 m à 3,50 m de diamètre afin de communiquer aisément. Si l’on dépasse ces dimensions, il n’y a plus de groupe, il faut élever la voix, cela créé une tension source d’agressivité, le groupe n’est plus homogène, il y a des interférences, des bavardages. ». Lovag défendait ainsi l’intérêt d’une disposition circulaire : « Si la disposition n’est pas circulaire, mais linéaire, c’est à partir de sept qu’il n’y a plus de communication ». Poussant à l’extrême le fonctionnalisme pur, Lovag dira : « L’esthétique, je ne sais pas ce que c’est. Ce qui m’intéresse c’est l’homme ». Il ignore toute notion d’esthétique traditionnelle pour ne penser qu’à l’usage qu’en feront les habitants. À Visan en revanche, l’aspect esthétique a toute son importance.

20 FRAC CENTRE. Antti Lovag [En ligne]. Disponible sur : <http://www.frac-centre.fr/collection-artarchitecture/lovag-antti-58.html?authID=116>. (consulté le 12 décembre 2015)

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Après l’analyse des moyens employés, il convient de se demander pourquoi et à quelles fins, le quatuor Butscher, Chambon, Touche et Unal réalisa une telle maison. Au delà de l’originalité du processus de conception, de la dimension expérimentale, de la technique mise en œuvre et de la forme résultante, on peut s’interroger sur les raisons d’une telle prise de risques. Le projet s’inscrit-il dans une mouvance architecturale particulière ? Le contexte politique et économique de l’époque était-il favorable à des manifestations originales et marginales de ce type ? Qui sont les autres architectes ayant réalisé des projets semblables ? Quelles furent leurs motivations ?

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1920

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1924

Maison sans fin Frederic Kiesler

1930

Seconde guerre mondiale

1939-45

1940

1950

1951

Groupe Espace André Bloc 1960

1958 Où vivrons-nous demain? Michel Ragon

1969

Premier pas sur la lune

1967

Naufrage du Torrey Canyon

1965

GIAP M. Ragon

1963

1970

Green peace

1977

Période d’obtention du permis de construire

1978-81

1978-81

1980

1981

1990

1981-84

Certificat de conformité accordé par la Mairie

1987

1987

Exposition 50 ans d’architecture-scultpture

Chantier : réalisation du gros-oeuvre

1984

Premier numéro de la revue Habitat

Pratique du voile de béton en autoconstruction Joël Unal

1973-2008

Maison Unal C. Haüsermann-Costy

Maison Butscher

C. Butscher rencontre C. Chambon

Premier choc pétrolier

1973

1971

1971

Habitat Évolutif (Hausermann, Lovag, Chanéac)

1975

Cité Kalouguine V. Kalouguine, J.N. Touche, M.H. Gompel

1971-73

1955 Première maison en voile de béton Hausermann

Maison Verley P. Szekely, H. Mouette

Chapelle de Ronchamp Le Corbusier

1969

Premier prototype d’une maison-bulle A. Lovag

2000

Maison labélisée patrimoine du XXème siècle

2001

2010

Inscription de la maison au titre des MH

2011

Maison Butscher

Contexte architectural (réalisations)

Contexte architectural (mouvements)

Contexte économique et politique général


LA MAISON BUTSCHER AU REGARD DU CONTEXTE

À travers l’étude du contexte politique, économique et architectural de l’ensemble du XXème siècle, cette partie s’attache à replacer la maison Butscher dans l’histoire. Précédant la construction de la maison, une période de foisonnement architecturale voit fleurir de nombreuses mouvances alternatives ou contestataires au mouvement moderne, courant principal de l’architecture. La maison Butscher, construite entre 1981 et 1984, est une expression tardive au regard de ces « courants » dont l’apogée se situe entre les années 60 et 70. Pour comprendre d’où viennent ces mouvances des années 60 et 70, il convient de reprendre l’histoire de l’architecture quelques décennies en arrière, au début du siècle en ciblant au fil des années, tout type de réalisations de forme courbe, organique, ou visant à un renouveau dans le domaine de l’habitat individuel. Dans un premier lieu, nous étudierons les manifestations d’une remise en question progressive du mouvement moderne, par la suite nous verrons la forme que prendront ces architectures à contre courant dans le domaine particulier des maisons individuelles, enfin nous verrons en quoi à la fin des années 60, ces maisons intègrent des préoccupations écologiques. Dans chacune des parties, nous verrons dans quelles mesures la maison Butscher « colle » ou diverge des principes défendus au fil du XXème siècle.

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CHEVAL Ferdinand, Palais Idéal, Hauterives (Drôme), 1879-1912.

Hermann FINSTERLIN, Casa Nova, 1919.

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1) LA MODERNITÉ MISE EN QUESTION _ Mouvement moderne, fonctionnalisme et rationalisme Le Mouvement moderne est le courant principal de l’architecture au XXème siècle. Il rassemble plusieurs démarches dont les composantes principales sont le fonctionnalisme et le rationalisme. Apparu au début du XXème siècle le fonctionnalisme ferait correspondre à chaque fonction une forme propre, la forme et l’apparence extérieure d’un bâtiment devant découler de sa fonction et de ses articulations intérieures. Dans les décennies qui suivent, des réponses variées apparaissent en contrepoint de ce type d’architecture. « Form follows function »21 Cet aphorisme qui traduit le principe du fonctionnalisme (formulé par l’américain Louis H. Sullivan (1856-1924), chef de file de l’école de Chicago), suggère qu’à la diversité des fonctions, correspondrait une diversité des formes. En réalité, les contraintes provenant de la logique industrielle conduisirent plutôt à une restriction des formes. Selon le designer Jean Schneider, une telle interprétation, admise par beaucoup d’architectes, révèle cependant une incompréhension de la phrase de Sullivan. En effet, ce dernier autorise une définition plus organique du fonctionnalisme.

_ Quand l’architecture devient organique Architecture biomorphique, organique, sculpturale, qui sont les précurseurs ? Les toutes premières formes d’architecture organique sont portées par l’espagnol Antoni Gaudí à Barcelone à la fin du XIXème siècle. Avec le Palais Idéal du Facteur Cheval (1836-1924) construit entre 1879 et 1912 en France, ces architectures représentent les prémices d’une tendance qui s’affirmera bien plus tard. Ces architectures sont peut-être les premières manifestations contestataires du rationalisme. Par la suite, les architectes expressionnistes allemands des années 1910 tels que Erich Mendelsohn (1887-1953), Hermann Finsterlin (1887-1973), ou Bruno Taut (18801938) auront une approche résolument biomorphique. Le discours tenu par Hermann Finsterlin, à propos de sa Casa Nova dessinée en 1919,

21

SULLIVAN Louis H., The tall office building artistically considered, Lippincott’s Magazine, Mars 1896. Aphorisme traductible en français par « La forme découle de la fonction »

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Endless House, maquette, New York, 1959. Photographie d’Irving Penn, Vogue, 1er janvier 1960.

Endless House, plans et élévations, New York, 1959. Fonds Frederick Kiesler, New York.

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pourrait être celui d’un Haüsermann ou d’un Lovag trente ans plus tard. « Les meubles de la nouvelle chambre seront inamovibles, ce seront des formes secondaires, des excroissances inséparables des organes de la maison, des organes dans un organe, des réceptacles dans un réceptacle »22 Frederic Kiesler (1890-1965), artiste et architecte d’origine autrichienne, plus connu pour ses projets utopiques que pour son œuvre construite, développe dans la première moitié du XXème siècle, « une pensée de l’espace transgressive, en opposition à l’hégémonisme du modernisme ou du style international. »23. Projet emblématique dans une œuvre restée relativement confidentielle, son Endless house (1924), est caractérisée par un espace organique, fluide et continu et par des formes courbes. Cette « maison sans fin » est le fruit d’une réflexion théorique menée par Kiesler à partir des années 20. La maquette de l’Endless House sera réalisée quarante années plus tard, en 1959 et fera le tour du monde. « C’est durant les années 24-25 que je supprimai le séparatisme dans la construction de la maison, c’est-à-dire la distinction entre le plancher, les murs et le plafond, et créai avec le plancher, les murs et le plafond un continuum unique. »24 _ Les courbes des ingénieurs Dans le même temps (entre 1910 et 1940), des ingénieurs s’essayent au voile de béton. De grandes figures tels que Pier Luigi Nervi (1891-1979), Eugène Freyssinet (18791962) ou Eduardo Torroja (1900-1961) construisent des bâtiments importants en béton et de forme courbe. Ces constructions sont régies par le calcul, mais chacun de ces trois ingénieurs dit laisser une petite place à l’intuition et à l’imaginaire. Puis d’autres architectes et ingénieurs construiront en voile de béton courbe : F. Candela, O. Niemeyer, E. Saarinen, Jørn Utzon, Renzo Piano, etc. Les coques des ingénieurs influenceront les premiers concepteurs de maisons individuelles en voile de béton. Constructeurs et artistes, ces derniers ont une approche totalement différente, expérimentale. Par la suite, la seconde guerre mondiale et le nazisme suspendent l’effervescence de ces recherches, en annihilant aussi bien l’expressionnisme que le fonctionnalisme. C’est seulement dans les années 60 qu’émergeront de nouvelles formes d’habitat courbe.

22 23

FINSTERLIN Hermann, « Casa Nova » dans Wendingen, volume 6, mars 1924.

Frederic Kiesler, Artiste-architecte, Collection Monographie, cat. exp., Centre Georges Pompidou, 1996

24 KIESLER Frederic, Manifeste du corréalisme. Ou les états unis de l’art plastique (1947). Boulogne, Ed. de l’Architecture d’Aujourd’hui, 1949, n.p.

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LE CORBUSIER, chapelle Notre-Dame-du-Haut, Ronchamp (Haute-SaĂ´ne), 1955.

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Dans l’après-guerre, l’avènement de la société industrielle et la nécessité de reconstruire vite et à bas coût, mènent à une standardisation et une monotonie dans la conception des logements. _ Un élan d’émancipation plastique et de libération de la forme À partir des années 60, l’architecture moderne, assimilée progressivement « aux grands ensembles des banlieues, à la pauvreté de moyens et d’imagination, à la planification déshumanisante »*, est remise en question par des architectes visant à développer une architecture plus centrée sur l’humain et plus adaptée à ses besoins. Par ailleurs, à partir de 1950, plusieurs artistes et architectes réfléchissent à une « synthèse des arts » et souhaitent renouveler le langage de l’architecture, notamment autour d’André Bloc (1896-1966) dans le groupe Espace crée en 1951. Le Corbusier (1887-1965) jouera un rôle particulier dans cette quête, il prône le rationalisme en architecture mais aspire également à la synthèse des arts. Architecte et peintre, il fait systématiquement intervenir la courbe en contrepoint de la rigueur orthogonale dans ses projets. Il marquera un pas décisif en 1955 lorsqu’il construira la Chapelle de Ronchamp, entièrement faite de courbes. On entre alors dans une période de recherche formelle qui aboutit à la libération de la forme architecturale grâce à l’utilisation de nouveaux matériaux (béton, résines, plastiques, textiles, etc.) et le développement de nouvelles techniques de construction (béton projeté, etc.). Idéologiquement, on cherche de nouvelles manières de concevoir l’habitat, en plaçant l’humain au centre. « Après la libération du plan, à partir de la fin des années 50, la libération de la forme – tant par les mathématiques que par l’art – prend une nouvelle dimension. » 25

25

R. SAINT-PIERRE, Villas 60-70 en France, 2015.

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COUËLLE Jacques, Maison Castellaras (Mouans-Sartoux), 1962-65. Photo de l’une des maisons mise en vente .

SZÉKELY Pierre et MOUETTE Henri, Maison Verley, Sebourg (Nord), 1971-72. Photo de Pierre Joly et Véra Cardot pour L’Oeil.

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2) LA COURBE DANS L’HABITAT INDIVIDUEL

La première habitation en voile de béton courbe est réalisée par Pascal Haüsermann en 1959. Les coques de béton, par rapport aux coupoles, aux voûtes ou aux arcades en pierre, présentent une continuité et permettent une grande liberté formelle. Plusieurs artistes et architectes vont alors s’en emparer.

_ Les acteurs Ainsi, construites en béton et en plastique dans les années 60 et 70 par Pascal et Claude Haüsermann, Jacques Couëlle, Jean-Louis Chanéac, Antti Lovag, Henry Mouette et Pierre Szekely, de nombreuses maisons de formes courbes apparaissent. Si tous souhaitent replacer l’homme au centre de l’architecture, les approches seront diverses et prennent de nombreuses formes. Les architecture-sculpture de ces architectes et plasticiens sont variées, tant par la forme que dans le principe. Arthur Quarmby et Jean-Louis Chanéac promeuvent une architecture proliférante en travaillant respectivement sur des systèmes de plug-in et sur des cellules d’habitation industrialisées. Jacques Couëlle défend une architecture ou habitat de l’instinct, il fabrique des maison-paysage, des sculptures habitées. Pascal et Claude Haüsermann, travaillent la bulle — selon leurs propres termes — soit en plastique, soit en voiles de béton. Antti Lovag, Chanéac et Pascal Haüsermann forment le groupe Habitat Évolutif et défendent libre expression, coques et cellules préfabriquées, ainsi qu’une conception modulable de l’habitat et la recherche architectonique. Partisans de l’autoconstruction, ils défendent le libre-arbitre de l’individu dans la construction. Antti Lovag porte le principe de Maison-bulle (à partir de 1969). Son architecture est conçue de manière à pouvoir s’agrandir, selon les besoins de ses habitants, par la simple adjonction de nouvelles bulles. Il tend également vers une production en série de « bulles » puisqu’il met au point des gabarits de coffrage.

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Garage (devenu studio) Garage (devenu studio)

Cellier Cellier

Cuisine Chambre enfant 2

Cuisine

Chambre enfant 2

W.C. W.C. SDB

SDB Coin feu Chambre enfant 1

Séjour

Coin feu Chambre enfant 1

Séjour Serre Serre

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Plan redessiné du rez de jardin Échelle : 1 / 200 5

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_ Architecture « sculpture » ou fonctionnelle ? Christian Roux, rédacteur en chef de la revue Habitat et fervent défenseur des « maisonsbulles », dans un long article retraçant l’histoire des courbes en architecture, identifie deux postures bien distinctes dans la construction de maisons courbes. Selon lui, il y a d’un côté, ceux qui sont animés par une volonté de transversalité des pratiques, et travailleront à la manière de sculpteurs, et de l’autre, il y a ceux pour qui la forme découle de la fonction. La première tendance, que l’on peut qualifier d’ « architecture-sculpture », correspond à une forme d’architecture proche de la sculpture. C’est en 1963 que le critique et historien d’art Michel Ragon, utilise pour la première fois le terme pour désigner ces réalisations à la frontière des deux arts.26 « Ni style, ni mouvement, l’architecture-sculpture réunit un ensemble de démarches architecturales qui se démarquent du fonctionnalisme de l’après-guerre par des formes sculpturales voire biomorphiques. »27 Critiques de l’espace rationaliste moderne, les protagonistes de ce mouvement chercheront à combiner les nécessités de l’usage avec une recherche esthétique. Quand certains poursuivent la quête d’une architecture non fonctionnaliste, d’autres renouent avec les principes même du fonctionnalisme moderne énoncés par Luis Sullivan, c’est en tout cas le constat que fait Christian Roux. Cette hypothèse tend à interpréter l’aphorisme de Sullivan de la manière suivante : si l’usage détermine la forme, la diversité des usages génère la diversité des formes, l’expression formelle étant une résultante de la recherche d’adaptation à la fonction. Souvent mal interprété, l’aphorisme de Louis Sullivan prend alors tout son sens. Par exemple, le raisonnement serait de dire que si l’amplitude des mouvements d’un homme décrit une courbe, il paraît donc logique que son environnement soit courbe. Au regard de ces éléments, à laquelle de ces « tendance » pourrait-on rapprocher la maison Butscher ? À l’intérieur de la maison Butscher, l’espace « principal », celui qui dessert la majorité des pièces n’est autre qu’une résultante des volumes qui l’entourent. Critiqué notamment par Pascal Haüsermann, cet espace est une sorte de couloir trop large qui mène de l’entrée principale à une baie vitrée. Selon l’architecte suisse, cette disposition spatiale fait que

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M. RAGON, Où vivrons-nous demain ?, Robert Laffont, Paris, 1963. Définition du FRAC Centre disponible en ligne

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SUURONEN Matti, Futuro House (Finlande), 1968.

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HAÜSERMANN Pascal, COSTY Claude, Permanence médicale de Cornavin (Genève), 1971-72. Bâtiment en béton et polyester.


« lorsqu’on entre dans la maison, on a juste envie d’en ressortir ».28 Par ailleurs, le fait que certaines formes englobent plusieurs pièces, semble disqualifier l’approche fonctionnelle au profit d’une approche plastique de la forme.

_ Futurisme, utopies et prospective Selon le critique d’art et photographe Pierre Joly, l’architecture organique des années 60 et 70 reflète les rêves futuristes de l’époque. « des formes singulières (qui) évoquent les images techniques de la modernité : capsules de plongée ou modules lunaires. »29 On est dans une période où la conquête spatiale est très présente dans les esprits. En 1969, l’attention mondiale se tourne vers les États-Unis lorsque Neil Armstrong et Edwin Aldrin marchent sur la lune pour la première fois. De 1969 à 1972, plusieurs missions se succéderont. Les images véhiculées alors sont celles des astronautes, vivant dans des capsules. Parallèlement, l’apparition de la littérature et du cinéma de science fiction en France à partir des années 50, stimule l’imaginaire. Entre rêve et réalité, les architectes imaginent alors des maisons mobiles, etc. On se dit que si des astronautes peuvent vivre dans une capsule minuscule, on peut s’en inspirer, on réfléchit alors à l’habitat minimum. Au même moment, Michel Ragon crée le Groupe International pour une Architecture Prospective (GIAP) en 1965. Contre une architecture « rétrospective », celle du Mouvement moderne, elle rassemble autant d’architectes (Chanéac, Haüsermann, Quarmby) que de plasticiens (Székély, Vasarely). Ce groupe prône la recherche, l’exploration de nouveaux matériaux et de nouvelles techniques. À l’inverse des utopies ou des architectures fantastiques, l’architecture prospective se place du côté du possible et de la science. En cela, la maison Butscher est plus prospective qu’utopique. C’est une maison habitable, finie. Elle n’a pas été conçue comme une maison secondaire, même si ses occupants successifs y ont très peu vécu (pour des raisons personnelles et non architecturales), jusqu’aux propriétaires actuels qui y vivent pleinement.

Ainsi, on peut envisager de rattacher la maison Butscher aux « architecture-sculpture » définies par Michel Ragon. Mais la maison Butscher, contrairement à d’autres édifices considé-

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Entretien avec Joël Unal, 15 octobre 2015, Chapias. P. JOLY, L’art, l’Architecture et le Mouvement moderne, textes critiques 1958-1990.

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rés comme appartement à la « famille » des architectures-sculptures, ne répond à aucune logique d’industrialisation, tous les éléments qui la constituent ont été réalisés « sur mesure ». Loin également des préoccupations de multiplication, c’est une forme finie qui n’envisage aucune extension. Enfin, l’autoconstruction y est quasi inexistante. La maison témoigne juste de la volonté du « mieux-vivre », à laquelle les concepteurs ont répondu par la forme courbe, qui semble plus adaptée au corps et à la vie. Il va sans dire que les mouvements s’étant développés dans les deux décennies qui précèdent la construction de la maison, ont sûrement influencé ses concepteurs. Mais agissant selon leur propre ligne, ils feront de la maison Butscher une forme hybride, empruntant ponctuellement aux notions développées dans les architecture-sculpture ou dans les constructions de béton des ingénieurs. Cette maison est un cas unique et n’appartient à aucune mouvance exclusivement.

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3) LA PENSÉE ÉCOLOGIQUE

Dans les années 60 émergent des mouvements rejetant la culture dominante, d’abord aux États-Unis et en Grande-Bretagne, puis en Europe. À travers la contre-culture mené par une génération de jeunes, le flower power, les hippies30, pour la paix et l’amour, contre la société de consommation, prônant l’autosuffisance, émergent les premières préoccupations écologiques. L’historienne d’architecture Caroline Maniaque, professeur à l’ENSA de Rouen, dans son ouvrage récent Go West : des architectes au pays de la contre-culture !, décrit la jeunesse américaine des années 60 comme suit : « Cette jeunesse, aspirant à d’autres manières de vivre et de construire, développe une architecture marginale : maisons flottantes, cabanes dans les arbres, structures légères et éphémères ou encore dômes géodésiques, fondée sur des principes d’autoconstruction et d’autonomie énergétique. »31 Cette culture est très présente en France dans la vie des étudiants à la fin des années 60 et dans les écoles d’architecture et se manifestera par un mouvement de révolte étudiante contestataire en mai 1968. Suite à cela, la même année, l’enseignement de l’architecture est dissocié de celui des beaux-arts. Les architectes Européens saisissent l’occasion de voyager afin de mesurer les caractéristiques architecturales des maisons construites dans le cadre de la contre-culture. Pascal et Claude Haüsermann par exemple, voyageront et étudieront respectivement à Londres et en Californie. Successivement, le naufrage du Torrey Canyon et 1967, qui conduira à la création de Greenpeace en 1971, et le choc pétrolier de 1973 provoquent un retour brutal à la réalité et conduisent à un basculement vers 1975 qui se traduit par une période de récession. On se rend compte que les ressources ne sont pas inépuisables. La réalisation de maisons en matériaux issus de la pétrochimie (PVC, etc.) va s’arrêter puisque le coût va tripler. Cela marque aussi la fin des utopies. Cette prise de conscience soudaine s’accompagnera cependant de recherches toujours plus importantes en architecture. L’année 1973 ouvre ainsi une période d’expérimentations sans pareil.

30 Hippie (1967) : mot anglais américain de hip, « dans le vent » : adepte (généralement jeune) d’un mouvement des années 1970, fondé sur le refus de la société de consommation et des valeurs sociales et morales traditionnelles. 31

C. MANIAQUE, Go West : des architectes au pays de la contre-culture !, 2014.

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Les architectes vont alors manifester un intérêt particulier pour l’écologie, pour les maisons solaires ou bio climatiques (récupération de l’eau de pluie, éolienne, etc.).

_ La contre-culture et le développement de l’autoconstruction

Le fait que la maison de Visan soit réalisée en voiles de béton questionne le principe de l’autoconstruction, c’est-à-dire le fait, pour un particulier, de réaliser une construction sans l’aide ou presque de professionnels. Dans les années 70, apparaissent conjointement la technique du voile de béton pour la construction de maisons individuelles, et la volonté de construire soi même sa maison. L’utilisation du voile de béton offre une immense liberté d’expression et une souplesse tant formelle que technique. L’une des raisons du choix de l’autoconstruction est économique. En effet, il était difficile à l’époque de trouver des entreprises pour réaliser des maisons individuelles en voile de béton. Cette technique était alors très peu répandue dans ce domaine (la première construction de maison individuelle en voile de béton date de 1958). Le voile de béton des années 60 coûtait donc cher en main d’œuvre qualifiée, si l’on voulait une bonne exécution. Paradoxalement, cette technique de construction étant relativement simple, elle était très appréciée des autoconstructeurs. L’autoconstruction permettait donc de réaliser ces habitations à moindre coût. Exceptionnellement, l’autoconstruction est associée à la construction à partir de modules préfabriqués. Antti Lovag, pour simplifier encore la conception en voile de béton, avait conçu et mis à disposition des gabarits. Ces coffrages légers permettaient d’obtenir d’emblée une excellente finition. En facilitant ainsi la réalisation du gros œuvre, il souhaitait mettre ce type de construction à la portée du plus grand nombre. Il favorise donc l’autoconstruction (mais l’utilisation de gabarits va « contraindre » son architecture en termes formels). À Visan, de nombreux corps de métier sont intervenus dans la construction de la maison. En effet, les architectes ont largement fait appel à des entreprises professionnelles extérieures. Le radier par exemple, coûta plusieurs millions de francs (500 ou 600 000 euros) à Claude Butscher. Le budget total de la maison fut très important et nettement supérieur au coût d’une maison classique à surface et programme égal. La maison de Visan n’entre donc pas dans cette démarche économique. La deuxième raison de l’autoconstruction est idéologique et est caractérisée par la

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mise au centre du commanditaire dans la construction de sa maison. Le commanditaire et futur propriétaire, dans une posture individualiste vise à créer un environnement adapté à ses souhaits et besoins particuliers. L’autoconstruction permet d’élaborer un style architectural et de vie plus personnel. Cela relève parfois d’une volonté de sortir du système marchand. « Le voile de béton c’est l’un des procédés permettant le mieux de représenter l’individualisme en autoconstruction. »32 En découle une remise en question du rôle de chacun. Le rôle de l’architecte est moindre, les constructeurs professionnels sont quasi inexistants et le particulier construit lui même sa maison. A Visan, le commanditaire était effectivement le futur propriétaire de la maison, il participa au chantier, ainsi que son épouse et son fils, mais comparativement à la maison Unal, son implication fut moindre. La maison de Joël Unal à Chapias en Ardèche (1973-2008) est un très bel exemple d’autoconstruction pure. Dessinée à la base par l’architecte Claude Haüsermann Costy, la maison a été entièrement réalisée par Unal lui même. L’architecte a joué au départ un rôle d’expert et de conseil. Après quelques années de pratique en revanche, Unal s’est permis d’ajouter des extensions et de construire une piscine sans plus la consulter. L’autoconstructeur ici est habité par une démarche de réappropriation de techniques et de savoir-faire simples adaptés à la technique du voile de béton. Il y a une dimension pratique et pragmatique. À Visan, on constate effectivement une relation particulière entre les commanditaires, les architectes et le ferrailleur. Le rôle de l’architecte n’est pas principal, la maison Butscher sort même du répertoire habituel de l’architecte. En effet, sans la demande du propriétaire, et l’aide de Joël Unal pour le ferraillage, la maison n’aurait sûrement pas eu cette apparence. La maison de Visan n’est donc pas autoconstruite au sens propre du terme, les commanditaires et leur famille n’ont que peu participé à la construction mais leurs exigences ont conduit le trio Touche/Chambon/Unal à élaborer un style architectural qui leur correspondait. La maison, bien qu’ayant coûté très cher, est complètement personnelle et adaptée à leurs besoins. L’architecture colle à la personnalité du commanditaire.

_ Architecture bio climatique, imprégnation au site et proximité à la nature

32 P. HAÜSERMANN, préface, in J. UNAL, Pratique du voile de béton en autoconstruction, 1981, p.

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Enfin, des motivations éthiques centrées sur l’écologie vont se faire sentir dans la production architecturale à la fin des années 60 et au début des années 70. Au départ, c’est Frank Lloyd Wright (1867-1959), qui devient le prophète du mouvement écologique en architecture. Ses constructions sont pensées en accord avec leur environnement, « organiques ». Les caractéristiques climatiques, le type de sol, le paysage et la topographie sont autant d’éléments déterminants dans la conception de ses projets. Christian Chambon, en phase avec son époque concernant les questions écologiques construisit plusieurs maisons bioclimatiques, ayant notamment développé un système de capteurs à air qui préchauffaient l’air admis dans la maison, etc. « C’était l’époque du bio climatisme, des maisons passives. Nous étions abreuvés par la littérature de David Wright, les expériences menées à l’Isle d’Abeau à Lyon. »33 En effet, la serre dans la maison Butscher relève de préoccupations bioclimatiques. La notice du permis de construire révèle en effet une recherche d’auto climatisation dans la maison (orientation, protection aux vents, etc.). Au Nord, les trois pièces en enfilade (cellier, bureau, studio) sont des pièces de service. Elles sont semi enterrées et constituent un espace tampon entre l’extérieur et les lieux de vie. Elles profitent au maximum de la température constante du sol. Le vent dominant dans le Vaucluse est le Mistral, il vient du Nord et souffle par rafales près de 100 jours par an. Les architectes avaient donc disposé les vitrages au Sud pour une prise de lumière maximale et la « façade » Nord est aveugle pour une exposition minimale aux vents. D’autre part, afin de « stocker » l’énergie du soleil, les architectes ont joué sur le principe d’ « effet de serre ». La large baie vitrée au Sud capte et emmagasine l’énergie solaire. Une approche beaucoup plus poussée interrogeant les rapports entre l’habitat et la nature se fait sentir chez certains architectes à l’époque. S’imprégner du site, effacer les limites entre l’intérieur et l’extérieur, telles ont été les préoccupations d’architectes comme Maurice Sauzet cité dans la première partie. Se réclamant d’une architecture dite « naturelle », l’architecte revendique l’interpénétration du bâti et du paysage dans les maisons qu’il construit dans le Var à partir des années 70. Ce thème ne semble pas développé à Visan. On peut dire que la maison Butscher s’adapte à son environnement pour en tirer

33 Entretien du 28.11.15 avec Christian Chambon. Précisions : Dans la Ville Nouvelle de l’Isle d’Abeau, on lance dans les années 70, la réalisation expérimentale de maisons de terre. Cela donna matière à l’exposition « Architectures de terre ou l’avenir d’une tradition millénaire » organisée par le Centre de Création Industrielle (CCI). Du succès de cette exposition qui fit le tour du monde, naquit l’idée d’un pôle d’enseignement et de recherche sur la construction, implanté sur l’Isle d’Abeau.

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le meilleur, avec l’approche bioclimatique. Cependant, de par le fait notamment que la construction repose sur une assiette qui l’isole complètement du site, la maison ne semble pas répondre à une volonté d’intégration à son environnement. De la même manière, la blancheur des façades infirme la recherche éventuelle d’un mimétisme de texture ou de teinte avec le contexte. Christian Chambon confirme cela quand il dit, à propos des maisons des Haüsermann ou de Jacques Couëlle, « le côté organique ou naturaliste, qu’il soit d’inspiration minérale, végétale ou animale ne [l’]inspirait pas. »34 Ainsi, lorsqu’on lit dans un article publié dans une revue spécialisée, qu’à la maison Butscher « le jardin d’hiver [la serre] perpétue le lien entre la maison, l’homme et la nature »35, on peut conclure à un non-sens de la part de l’auteur. On peut également rappeler que la serre de la maison Butscher fut aussi un prétexte pour résoudre une question de conformité inhérent à l’obtention du permis de construire. En effet, déjà à l’époque dans les années 75/78, il commençait à y avoir des restrictions au niveau du droit des sols pour construire en dehors des agglomérations ou le long de l’agglomérat d’habitats existants. Le terrain appartenait à Mireille Butscher qui était fille d’agriculteur, ce qui lui donnait l’autorisation de construire à cet endroit. A condition de justifier d’une part « cultivée ». Christian Chambon affirme aujourd’hui que « la serre était donc une justification, qui n’a trompé personne (la DDE s’en est servie pour fermer les yeux), du statut « agricole » nécessaire à l’obtention du permis. »36 Depuis, à Visan et ailleurs, la serre est devenue véranda et plutôt considérée comme une pièce à vivre supplémentaire. Toujours dans cette mouvance écologique, Claude Butscher aurait souhaité implanter une éolienne sur son terrain. Joël Unal avait également envisagé cette possibilité pour produire l’électricité de sa maison à Chapias en Ardèche. Aucun de ces deux projets ne sera réalisé cependant. Ainsi, à Visan, les préoccupations de l’intégration de la maison Butscher dans son site relèvent plus d’une démarché écologique que d’un naturalisme. Il est étonnant de constater pourtant, que les dates de la réalisation de la maison Butscher correspondent à une période où l’intérêt de l’écologie perd de sa prégnance en France :

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Entretien du 28.11.15 avec Christian Chambon.

MORETTI OCLEPPO Emmanuelle, TASSINARI Marco, MORETTI Paola, « Vaucluse Partition Organique », in Magazine AD (Architectural Digest), N°92, Juillet/Aout 2007.

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Entretien du 28.11.15 avec Christian Chambon.

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d’abord en 1978 lorsque le prix du baril de pétrole baisse, puis en 1981, lorsque François Mitterrand est élu président de la république. « L’écologie n’est plus un sujet de prédilection pour les médias lorsque l’opposition accède au pouvoir (…) comme si toutes les revendications environnementales s’étaient soudainement volatilisées avec l’investiture socialiste. »37 D’après Caroline Maniaque, plusieurs agences d’architecture qui avaient établi des pratiques professionnelles en matière d’architecture solaire, ont été contraintes de cesser leur activité au début des années 80 faute de clientèle.

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C. MANIAQUE, Go West : des architectes au pays de la contre-culture !, 2014, page 8.

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SYNTHÈSE

La première partie de cette étude, sur fond de description chronologique des différents temps du projet, présente le projet de manière factuelle. La maison dévoile plusieurs visages au travers de cette analyse. En 1980, Christian Chambon a 35 ans, Joël Unal en a 38. Alors que Jean-Noël Touche quitte le groupe Tourrettes, Christian Chambon expérimente pour la première fois l’architecture courbe et Joël Unal débute dans ce qui deviendra sa spécialité. La collaboration des architectes, des commanditaires et du constructeur fut fructueuse. Issus de milieux et de domaines différents, ils ont su s’accorder sur un projet qui fut mené de bout en bout malgré la mort prématurée de Jean-Noël Touche. L’originalité des parcours de chacun donna lieu à la construction d’un objet hybride, produit de la combinaison des savoirs et expériences de chacun. Au cours des différentes étapes du projet, les constructeurs ont exploré et mis au point, divers procédés et techniques, témoins d’une approche empirique et exploratoire, qui permirent de mener à bien le projet. Cependant, loin de construire l’idée sur le chantier, l’évolution du projet relève d’une approche méthodique. Formellement, différente des « bulles » sages et répétitives d’Antti Lovag, ou des formes sculptées par Pascal et Claude Haüsermann, la maison Butscher apparaît plutôt comme un objet fait de courbes « tendues » voire « rigides », les contraintes et les tensions donnent du caractère à la maison. En l’occurrence, les analogies formelles établies dans la première partie entre la maison Butscher et d’autres édifices, concernent principalement des réalisations d’ingénieurs (la voûte du CNIT, les structures tendues de Frei Otto, les structures en voiles minces de Felix Candela). Techniquement, le travail sur la chaînette et l’hyperbole

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peut être rapproché à celui d’Antoni Gaudi, initié à la fin du siècle précédent. À partir de la question de l’habiter, on a pu évoquer les théories du philosophe Gaston Bachelard quant à la forme courbe notamment. Pierre Roche, le biographe et ami d’Antti Lovag, y fait référence constamment dans ses écrits et les considère comme une base nécessaire à la compréhension de l’architecture de cet « habitologue ». D’autres architectes comme Maurice Sauzet développent une architecture « émotionnelle » et « poétique » basée sur les mêmes principes. Mais à Visan, il semblerait qu’on ait juste cherché à produire un habitat le plus agréable possible sans préoccupations d’ordre philosophiques ou symbolique. Enfin, il semble que le choix de la courbe dans l’habitat individuel soit motivé par diverses raisons. Quand chez Lovag, la forme est une simple résultante des espaces intérieurs, l’étude de la maison Butscher révèle une recherche plastique et volumétrique en façade.

De manière explicite par sa forme, et grâce à l’analyse des motivations respectives des architectes de la maison Butscher et de celles de Lovag, on peut maintenant affirmer que la maison Butscher n’est pas une maison-bulle. Au risque de désacraliser définitivement un mythe, la citation qui suit montre l’opposition ferme de Christian Chambon à la « doctrine » qui accompagne le terme « maison-bulle » : « Les “maisons-bulles“, se situent dans un mouvement de contre-culture, avec ses prophètes, ses grands prêtres, ses disciples (dont je ne faisais pas partie !), et ses inconditionnels béats. J’ai toujours fui cette communauté insupportable qui prétendait qu’en habitant des bulles, espace matriciel par excellence, on se préservait de tous les maux. On accédait à un monde ou tout n’était qu’amour et tolérance. On se préservait du cancer, de la sclérose en plaque, etc. Me tenant à l’écart je devenais un impie, un mécréant égaré dans leur monde merveilleux. » Ici, Christian Chambon dénonce une forme de surenchère qui accompagne la notion du « mieux-être » que tous (lui compris), souhaitent développer. Il rejette les tentatives de la presse de le rattacher aux idées développées par Antti Lovag. Il n’est d’ailleurs rattaché à aucune mouvance particulière, et la maison Butscher non plus. En effet, il est difficile de mettre la maison de Visan « dans une case », elle s’inspire et emprunte à plusieurs courants, et les sources les plus anciennes remontent à la fin du siècle précédent (Gaudi). Le XXème siècle voit se succéder diverses formes de d’architectures résultant des variations politiques et économiques mondiales. Construite entre 1981 et 1984, elle est une expression très tardive, par rapport aux mouvements contestataires des deux décennies précédentes. On la pense donc synthétique mais elle est pourtant encore très

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expérimentale. Michel Ragon écrit dans les années 70 : « Nous habitons aujourd’hui à l’intérieur d’un tableau de Mondrian. Nous logerons peut-être demain à l’intérieur d’une sculpture de Brancusi. »38 Pendant trente années, une centaine de maisons en voile de béton seront construites en France mais le modèle ne s’imposera jamais vraiment. Cette vague alternative fut de courte durée mais laissa des traces importantes. La recherche et les innovations d’il y a 30 ans acquièrent une pertinence toute particulière dans le contexte des préoccupations actuelles autour de l’épuisement des ressources. On constate effectivement un regain d’intérêt récent pour ce type d’architecture. Les dynamiques d’autoconstruction, d’intégration de l’environnement, de bio-climatisme et d’expérimentation, autant de thématiques abordées dans la maison de Visan comme dans beaucoup d’autres réalisations de cette époque, pourraient constituer une base pour la réflexion sur la conception du logement d’aujourd’hui et de demain.

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Michel Ragon, Jardin des arts, n°125, avril 1975, p. 22.

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BIBLIOGRAPHIE ET SOURCES GÉNÉRAL

BIBLIOGRAPHIE BACHELARD Gaston, La poétique de l’espace, Paris, Les Presses universitaires de France, 3e édition, 1961, 215p. Première édition, 1957. Coll. « Bibliothèque de philosophie contemporaine. » CINQUALBRE Olivier, Architecture-Sculpture |Chronique d’un concept aux lignes souples, in Catalogue de l’exposition Architecture-sculpture, collection FRAC Centre et Centre Pompidou, 2008. LAVILLE Amélie, Technique et esthétique du voile de béton, l’autoconstruction de Joël Unal, mémoire de Master 1 d’Histoire de l’Art, spécialisation Architecture contemporain, sous la direction de Claude Loupiac, Université Panthéon Sorbonne, Paris 1er, 2010. 90p. MANIAQUE Caroline, Go West : des architectes au pays de la contre-culture !, Marseille, éditions Parenthèses, 2014. 238p. Coll. « Architectures ». RAGON Michel, Où vivrons-nous demain ?, Paris, éditions Robert Laffont, 1963. 214p. ROUX Christian et Hélène, Habitat, publication de l’association Homme et Habitat, Fontainessur-Saône, depuis 1984 (exemplaires disponibles sur http://architecture3d.org/) ROUX Christian, « Origines des maisons-bulles, Pour une histoire des courbes en architecture », in Revue Habitat, n°23, p. 3-29. SAINT-PIERRE Raphaëlle, Villas 60-70 en France, Paris, édition Norma, 2013. 320p. SAINT-PIERRE Raphaëlle, Maisons-Bulles, Architectures organiques des années 1960 et 1970, Paris, Éditions du Patrimoine, Centre des monuments nationaux, 2015. 192p. Coll. « Carnets d’architecture ». UNAL Joël, Pratique du voile de béton en autoconstruction, Paris, éditions Alternatives, 1981. 166p. Coll. « Anarchitectures ».

SOURCES WEB Documentaire Arte (Copans & Neumann) sur la Maison Unal, diffusé en septembre 2015, disponible sur Dailymotion : http://www.dailymotion.com/video/x36yxgc_lamaison-unal_creation Site internet du Frac Centre, fiches d’identité de : - Chanéac : http://www.frac-centre. fr/collection-art-architecture/chaneac-58.html?authID=37 - Pascal Haüsermann : http://www. frac-centre.fr/collection-art-architecture/hausermann-pascal-58. html?authID=87 - Antti Lovag : http://www.frac-centre. fr/collection-art-architecture/lovagantti-58.html?authID=116 - Arthur Quarmby : http://www.fraccentre.fr/collection-art-architecture/ quarmby-arthur-58.html?authID=156 Blog Modern Architecture, 1950 to 1970, As-tu déjà oublié? Articles sur des réalisations de : - Jean-Louis Chanéac http://astudejaoublie.blogspot.fr/ search/label/*Chanéac%20%28JeanLouis%29 - Pascal Haüsermann http://astudejaoublie.blogspot.fr/ search/label/*Hausermann%20 %28Pascal%29 - Antti Lovag http://astudejaoublie.blogspot.fr/ search/label/*Lovag%20%28Antti%29 - Pierre Székély http://astudejaoublie.blogspot. fr/search/label/*Székely%20 %28Pierre%29 1973 – 2007 : comment l’architecture encaisse les chocs pétroliers, ecolopop, 1 juin 2008 http://www.ecolopop.info/2008/06/1973-2007comment-larchitecture-encaisse-les-chocs-petroliers/2754

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PROPRE À LA MAISON BUTSCHER ARTICLES DE REVUES ET DE JOURNAUX D’après le fond Unal, composé essentiellement de brochures découpées dans des revues ou journaux, par ordre de parution. Encadré dressant l’identité de Christian CHAMBON, issu du catalogue de l’exposition « 50 ans d’architecture sculpture, quel habitat demain ? » qui s’est tenues à la halle aux grains de Blois, avril 1987. SOUFFAN David, « Dans le Vaucluse, Un cocon tout en rondeurs » (reportage MORETTI Paola, photos FERRARI Andrea), in Marie-Claire Maison, Février-Mars 2003, pages 86-93. MORETTI Paola, TASSINARI Marco, « Casa : Imparfaite géométrie », in La Republica, 1er septembre 2004. GASPARD Hugo, « Dans sa bulle », in Art Travel, 1er février 2007. BROTTE Jacqueline, « Dans l’Enclave des Papes, à Visan, au cœur du vignoble, une maison futuriste extraordinaire », in L’Accent Patrimoine, N°(?), 1er juin 2007, pages 12-13.

BIBLIOGRAPHIE MARX Jean, dossier d’inscription au titre des monuments historiques par arrêté du 23 juin 2011, DRAC PACA. Notice synthétique disponible sur (http://www. culturecommunication.gouv.fr/Regions/DracPaca/)

SOURCES ORALES UNAL Joel, 15 octobre 2015, Chapias. GOBIN Bruno, 27 octobre 2015, Visan. BUTSCHER Claude, 24 novembre 2015, entretien téléphonique. CHAMBON Christian, 28 novembre 2015, entretien téléphonique.

SOURCES WEB Discours de Christian Chambon, tenu en 2013, dans la maison Butscher, à propos de l’historique de la conception et de la création de cette maison. https://www.youtube.com/ watch?v=1GIAhRe3uvU

MORETTI OCLEPPO Emmanuelle, TASSINARI Marco, MORETTI Paola, « Vaucluse Partition Organique », in Magazine AD (Architectural Digest), N°92, Juillet/Aout 2007. SINÉ, chronique hebdomadaire Siné sème sa zone sur la toile (date et source inconnues, on suppose que l’article a été publié dans le journal satirique Siné Hebdo qui parut en France de septembre 2008 à avril 2010). J.L.A., « La «Maison Bulle» classée », in La Tribune, N°44, jeudi 3 novembre 2011. DELAGE Philippe, « La Maison Butscher à Visan, Imparfaite géométrie », 28 mars 2012. (http:// habitat-bulles.com/la-maison-butscher-a-visan/) ALBERRO Bruno, « La maison bulle ou l’imparfaite géométrie », in Le Dauphine Vaucluse, 15 septembre 2012. (http://www.ledauphine.com/ vaucluse/2012/09/14/la-maison-bulle-de-visanou-l-imparfaite-geometrie)

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ANNEXES RENCONTRE DE JOEL UNAL (15.10.15)

Visite de la maison Joel Unal : « Une partie de la maison est suspendue. On avait pensé à mettre une éolienne à axe vertical, avec trois pales, un modèle plus efficace que celle que l’on voit généralement, mais ensuite il y a eu l’électricité. » Les axes horizontaux qui relient la cage d’escalier à la cheminée, pourquoi ? Et les arceaux autour de l’autre cheminée ? J.U : « Comme partout dans cette maison, c’est un mélange d’esthétique et pratique. On avait beaucoup de verticales dans le projet donc on a souhaité ajouter des bras horizontaux pour équilibrer. Mais en fait, ça constitue aussi une échelle qu’on peut emprunter si on veut monter au sommet de la cheminée. Les arceaux au départ ont été ajoutés pour « tenir » la cheminée, pas au sens structurel finalement puisqu’on sent bien qu’elle tient d’elle même, et puis après on s’est dit qu’on pourrait y faire grimper des végétaux. Finalement on ne l’a jamais fait.» Les hublots de couleurs, c’est votre idée ? J.U : « Mes deux beaux frères avaient un atelier de PVC, ils m’ont donné des plaques qu’ils avaient des plaques qui trainaient dont ils ne serviraient pas, ils me les ont données. Résultat, j’ai des hublots orangés, et ça fait une très belle lumière toute la journée. » Quel est votre parcours professionnel ? J.U : « Le jour où j’ai décidé de construire ma propre maison, je travaillais encore dans une entreprise (à compléter), puis j’ai pris le statut d’artisan pour pouvoir en réaliser d’autres par la suite. J’ai pris ma retraite récemment. J’ai réalisé plusieurs chantiers pour des grands architectes : Antti Lovag, Christian Chambon, Thierry Valfort, Guy Bianconi, Françoise Jourdan, Le Jardin Botanique de Bordeaux, Nicolas Borel, Christian de Portzamparc, transformateur EDF pour Renzo Piano à Lyon, amphithéâtre à Valence, murs d’escalade pour Petzl. »

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Entretien

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Du permis au chantier dans les années 70/80

Qu’en est-il de la réglementation dans les années 60/80 (permis de construire, certificat d’urbanisme, contraintes administratives, etc.) ? J.U : « À Visan, ils ont eu le permis de construire en 1980 je crois. À l’époque, c’était la DDE qui donnait le permis. » Au regard de cette réglementation, dans quelles mesures peut-on apporter des modifications sur le chantier ? Quelle a été la part d’expérimentation sur la chantier de la maison Butcher ? J.U : « J’ai suivi les plans. Au cours du chantier, j’ai rajouté les « hamacs » dans les chambres et la cheminée a été modifiée. Christian Chambon avait du mal à voir dans l’espace. »

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Sur la technique du voile de béton

La technique du voile de béton est dite « économique » du fait notamment de l’épaisseur de l’enveloppe par rapport au volume contenu. Qu’en est-il du coût réel du chantier de la maison Butcher ou des autres maisons construites avec cette technique ? Est-ce réellement moins cher qu’une maison classique de même taille ? J.U : « Un chantier de ce type est très économique en autoconstruction. En revanche, si on passe par des entreprises (en l’occurrence Claude Butscher a payé tous les intervenants), cela coûte très cher. D’ailleurs en parlant d’épaisseur, celui qui a fait la projection de béton l’avait mal faite à Visan, parce qu’il n’en avait jamais fait auparavant. Le radier avait coûté 4 ou 5 millions, très cher pour l’époque ! » On lit que le chantier de la maison Butcher a duré de 1981 à 1984. Combien de temps a duré le chantier exactement? Par rapport à la durée d’un chantier d’une maison classique ? J.U : « Chez Claude, le gros œuvre a été réalisé en un an et demi. On a travaillé de Juin à Novembre 1981 (6 mois) pour réaliser les ferraillages. » Quelles techniques ont été mises en œuvre pour concevoir la maison de Visan ? 86

J.U : « La maison découle de la maquette qu’ils ont faite. Contrairement à la


maquette que j’avais fait pour ma maison, les volumes n’ont pas été « sculptés » avec le fil de fer, elle a été faite avec des sortes de cordes à piano qu’ils ont arqué et on le sent. L’élasticité a été donnée par les cordes, ils ont joué sur ça. La recherche architecturale n’est pas basée sur la coupe. » [À l’inverse, c’est la maquette qui leur a permis de déterminer les coupes.] Quelles techniques ont été mises en œuvre pour construire la maison de Visan ? J.U : « On a utilisé un système d’étais. On a utilisé une rouleuse, du Stucanet mais je n’aimais pas le Stucanet. Les ressorts permettaient de faire un autre ferraillage parallèle au premier, ça remplaçait des poutres à fil. On tirait ensuite des fers par dessus des autres pour avoir exactement le même. L’entrefer était isolé avec de la mousse de Polyuréthane »

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À propos de l’expérience acquise sur le chantier, la dimension expérimentale L’expérience du chantier de Visan et celui de votre propre maison a-t-elle aidé à la réalisation des autres maisons après ? J.U : « La rouleuse qu’on voit dans le reportage d’Arte ou sur les photos de chantier, c’est moi qui l’ai fabriquée. Pour réaliser l’échelle qui monte au hamac au dessus de nous, je ne savais pas comment la réaliser et ça s’est fait instinctivement. J’avais un tube de PVC sous la main qui correspondait plus ou moins aux dimensions qui m’intéressaient. J’ai coupé une partie du tube pour générer le plat du barreau d’échelle, j’ai mis en place le chaînage à l’intérieur pour le chaîner au mur, relié à des agrafes métalliques faites maison pour tenir le coffrage. De là j’ai coulé le béton. Puis une fois sec j’ai récupéré le coffrage et j’ai récupéré l’agrafe de maintient, et voilà. »

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La maison de Visan vis-à-vis de l’architecture d’Antti Lovag… Sur une dizaine d’articles de presse, très peu parlent de Chambon. La plupart des articles de presse désignent la maison comme étant construite par « les élèves ou disciples d’Antti Lovag » voire, Antti Lovag lui même. Comment l’expliquez-vous ? Est-ce un raccourci ? Une erreur d’interprétation ? Quelle rôle Antti Lovag a-t-il joué dans la réalisation de cette maison ? J.U : « C’est complètement faux ! Je ne suis pas du tout d’accord avec tous ces gens qui disent n’importe quoi, je suis pour dire la vérité ! Antti Lovag n’a jamais vu la maison, enfin, il est peut-être venu une fois sur le chantier, et

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encore. C’est comme Siné, vous avez vu ce qu’il a écris Siné ? Il dit que c’est Antti Lovag qui a construit la maison, et pourtant je l’aime bien Siné, mais là il dit des choses fausses. Il y a aussi Philippe Delages sur son site internet sur les « maisons-bulles » qui raconte des choses fausses. C’est aussi les propriétaires actuels qui disent ça autour d’eux. Et puis, la demande d’inscription a été soumise à quelqu’un qui avait déjà instruit le dossier de la maison de Tourettes. Il était proche de la retraite et il voulait faire un coup d’éclat et classer une maison-bulle. » De même, la maison est dite « maison bulle », elle diverge pourtant des principes appliqués par Lovag dans ses maisons bulle. N’est-ce pas un abus de langage que de dire que c’est une « maison bulle » ? J.U : « La maison de Visan est une maison en voile de béton, pas une maisonbulle. » Quels ont été vos liens avec Antti Lovag ? J.U : « La première fois que je rencontre Antti Lovag, c’est sur le chantier de ma maison, en 1974 ou 75. Antti Lovag construisait la maison à Tourettessur-Loup à l’époque. Il était copain avec Pascal Haüsermann qui lui avait parlé du projet. Un jour, un inconnu débarque sur le chantier et demande s’il peut voir la maison. Surpris, je lui propose une visite du chantier. Au cours de la visite, je lui dit que, d’après Pascal Haüsermann, un autre architecte fait des maisons en voile de béton dans le Sud de la France, un certain Antti Lovag. Sur quoi, l’inconnu répond « Antti Lovag ! Je ! » en se pointant soi même. » Au regard de tout ça, on se demande pourquoi les gens s’évertuent à attribuer la paternité de cette maison à Antti Lovag. Je dois avouer que même en étant étudiante en architecture, j’ai connu le nom d’Antti Lovag avant les autres, pourtant c’est Pascal Haüsermann qui a mis au point la technique du voile de béton pour construire des maisons individuelles. Comment se fait-il qu’on connaisse bien le nom d’Antti Lovag et pas celui d’Haüsermann ou de Chanéac selon vous ? J.U : « La maison Gaudet à Tourettes-sur-loup a été construite par Antti Lovag pour y présenter les collections d’Afrique du Nord du propriétaire, un milliardaire. Gaudet à la base était un copain de Pascal Haüsermann et il voulait lui faire faire sa maison mais ce dernier l’a envoyé vers Antti Lovag. Haüsermann à l’inverse, travaillait plutôt avec des gens qui n’avaient pas de sous. Le fait d’avoir travaillé avec des clients riches a été déterminant pour la connaissance de l’architecte. Du reste, Antti Lovag n’a même pas beaucoup construit. » 88


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La maison de Visan vis-à-vis des autres maison en voile de béton Claude Haüsermann est l’architecte de votre maison. Comment qualifiez vous ces architectures dont nous parlons ? Comment définissez-vous l’architecture de Claude et Pascal Haüsermann comparativement à celle d’Antti Lovag ? Comparativement à celle de la maison Butscher ? J.U : « Ces architectures appartiennent au mouvement des « architecturessculptures ». Chez Antti Lovag on a une profusion de coques avec des gabarits. Ici [à la maison Unal construite par Claude Haüsermann], on est plus libres de pouvoir faire des choses plus aériennes. Du fait des gabarits, l’architecture d’Antti Lovag est plus contrainte. L’architecture de Claude et Pascal Haüsermann est plus légère que les autres. En 1980, on a fait un séminaire d’architecture courbe en Ardèche, il était organisé par Jacques Lacroix. Il y avait aussi Christian Chambon et il avait présenté son projet de maison pour Visan. Quand Pascal Haüsermann a vu la maison, il a dit que quand les gens entrent, ils veulent tout de suite ressortir car on entre directement dans le séjour, qui a des allures de couloir. On a ensuite organisé un deuxième colloque, le même, à Pierrelatte cette fois, avec Antti Lovag, puis un troisième avec Chanéac, à Étoile dans la Drôme.»

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Et aujourd’hui ?

Est-ce qu’on construit encore ce type de maisons aujourd’hui ? Quelles sont les raisons d’un tel choix ? Quel est le profil de ces gens ? « Beaucoup de gens encore aujourd’hui souhaitent réaliser leur maison en voile de béton. En France, 5 ou 6 chantiers sont en cours. Il n’y a pas de profil type. Pourquoi ? Sûrement pour participer à l’architecture contemporaine en France. Aussi parce que ça permet de faire une maison comme on en a envie. » Y a-t-il d’autres spécialistes dans le voile de béton pour la maison individuelle en France ? « Pas à ma connaissance. On me contacte depuis les Etats-Unis parfois, il m’est arrivé d’envoyer mon bouquin à des personnes qui me l’ont demandé, dans d’autres pays. » 89


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Contacts ? Pistes ?

Pour approfondir les recherches, je souhaite rencontrer Claude Butscher, Christian Chambon et les propriétaires actuels. Qui sont les autres personnes qui ont participé de près ou de loin à la réalisation de cette maison ? Avez-vous des contacts ? Il paraît que René Ligabue a participé au chantier de la maison de Visan, quel rôle a-t-il joué ? « René Ligabue ? C’est un escroc total ! Il se disait architecte, il employait des grands mots (« la géométrie courbe », etc.). Il brassait du vent. Il est intervenu sur le chantier de Visan, il a fait un énorme radier qui a coûté une fortune à Claude. Vous pouvez contacter Claude Butscher. Les enfants Butscher, Carole et Philippe, ont participé au chantier. Le beau frère de Claude était un général d’aviation. Lui et sa femme ont la petite maison d’à côté. La porte de la maison a été réalisée par Groslon. » Quels ouvrages pourriez-vous me conseiller pour approfondir mon travail ? « Le mémoire d’Amélie Laville, c’est une étudiante ou doctorante parisienne ayant écrit un mémoire sur la construction en voile de béton. Sinon, l’historienne d’art Raphaëlle Saint-Pierre a écris beaucoup d’articles sur le voile de béton, dans la revue À Vivre notamment. Elle a aussi écrit un livre sur les maisons-coques : Maisons des années 50-70, ed. Norma. »

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ENTRETIEN AVEC CHRISTIAN CHAMBON (28.11.15)

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La maison Butscher au regard des autres réalisations de l’époque La maison Butscher est une expression tardive vis-à-vis des mouvements en marge de l’architecture moderne des années 60. Dans quel contexte est réalisée la maison Butscher ? Dans quelle veine s’inscrit la maison ? Contestataire ? Anti conformiste ? Ou simplement alternative? Architecture-sculpture (l’œuvre d’art, usage combinée avec recherche esthétique) ou fonctionnalisme moderne (la forme découle de la fonction) ? Étiez vous au fait des courants qui se sont développés en marge de l’architecture moderne à cette époque ? « J’étais au courant, bien sûr, de ce qui se passait, ça m’intéressait, l’architecture m’intéressait. J’avais reçu un enseignement en histoire de l’art et de l’architecture. Ça partait dans tous les sens en 75 lorsque j’ai commencé à travailler sur ce projet. C’était l’après 68, on baignait dans la contre-culture. Avec le recul, j’ai le sentiment qu’il régnait une grande confusion. Ça revisitait l’architecture classique, le vernaculaire, (Architectures sans architectes de Panowsky et les traités d’anthropologie supplantaient Vitruve) le régionalisme, on construisait des fausses ruines, j’en passe et des meilleures, pour finalement tout pervertir et finir dans la néo modernité. C’est ce qu’on a appelé la post modernité je crois et ce n’était pas très glorieux dans l’ensemble. »

2 Comparaison de la maison Butscher avec d’autres concep-

tions de maisons

On dit de la maison Unal construite par Haüsermann, qu’elle n’a pas de façade principale, qu’elle est l’expression pure des volumes intérieurs. Est-ce le cas à la maison Butscher? Mais quand on regarde les façades dessinées pour le permis de construire, la façade Nord est presque aveugle alors que les façades Est et Sud sont très ouvertes et dessinées. La forme de la maison est elle une simple conséquence des espaces intérieurs ou y a-t-il une recherche plastique dans les façades ? « Je connaissais évidemment la maison que Haüsermann avait construit en Suisse, je crois, qui ressemblait à une sorte d’huître ouverte en équilibre dans une pente. Les maisons de Jacques Couëlle aussi en Sardaigne. Je n’ai connu 93


J. Unal que plus tard, Par ailleurs, je trouvais que leurs formes manquaient de rigueur, le côté organique ou naturaliste qu’il soit d’inspiration minérale, végétale ou animale ne m’inspirait pas. J’avais envie de quelque chose de plus dessiné, plus composé avec une géométrie nerveuse, La maison Butscher a été conçue comme n’importe quelle autre maison, en tenant compte d’un programme, d’un terrain, de son orientation, de l’ensoleillement et des vents dominants. Dans la région, on ferme au Nord on ouvre au Sud et il y a des protections solaires pour l’été. Ensuite il y a des parcours dans la maison, des endroits où l’on circule et des endroits où l’on s’arrête pour exercer des activités ou se reposer. Cadrer des vues agréables et jouer avec la lumière en fonction des saisons. C’est aussi simple que ça. Le plan et les façades sont composés. Avant d’être un bâti, la maison est un projet maîtrisé qui a laissé peu de place à l’improvisation. Je n’étais pas dans la posture de faire un manifeste, ou de m’inscrire dans un ordre nouveau. » On dit des maisons bulle de Lovag qu’elles sont conçues de manière à s’agrandir, selon les besoins de ses habitants, par la simple adjonction de nouvelles bulles. Qu’en est-il à la maison Butscher? « La maison Butcher est une forme finie. C’est une œuvre finie.» On dit que Lovag ignore toute notion d’esthétique traditionnelle pour ne penser qu’à l’usage qu’en feront les habitants. Et la maison Butscher ? « Antti était un maître d’œuvre fantastique, mais il aimait prendre des positions qui à mon sens étaient plutôt des postures. J’appréciais son sens du détail presque maniaque, son ingéniosité, son goût de l’ouvrage bien fait, c’était un perfectionniste, un professionnel qui avait une grande maîtrise de son métier, mais qui préférait donner l’image d’un dilettante un peu désinvolte. Parce qu’on accorde de l’attention à l’usage, on se foutrait du reste ? Cela n’a pas de sens. »

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Sur VOS RAPPORTS AVEC Antti Lovag ET LES AUTRES...

Sur une dizaine d’articles de presse, très peu parlent de vous et citent votre nom ou celui de Jean-Noël Touche. La plupart des articles de presse désignent la maison comme étant construite par « les élèves ou disciples d’Antti Lovag » voire, Antti Lovag lui même. Comment l’expliquez-vous ? Est-ce un raccourci ? Une erreur d’interprétation ? 94

« Là, le point est sensible. Quand j’ai eu connaissance de cet état de fait j’ai


été totalement stupéfait et j’ai failli faire un procès à certaines personnes. J’ai compris d’où cela venait. Les maisons « bulle », et je suis d’accord avec vous je déteste ce terme, je le trouve imbécile et puéril, se situent dans un mouvement de contre-culture, avec ses prophètes, ses grands prêtres, ses disciples (dont je ne faisais pas partie !), et ses inconditionnels béats. J’ai toujours fui cette communauté insupportable qui prétendait qu’en habitant des bulles, espace matriciel par excellence, on se préservait de tous les maux. On accédait à un monde ou tout n’était qu’amour et tolérance. On se préservait du cancer, de la sclérose en plaque etc… sans parler de ceux qui attendaient la venue des extraterrestres sur le plateau de Coursegoulles. Me tenant à l’écart je devenais un impie, un mécréant égaré dans leur monde merveilleux. Par ailleurs les nouveaux propriétaires avant Bruno et Jean trouvaient plus valorisant de dire que leur maison était l’œuvre d’Antti Lovag que d’un inconnu qui en plus, crachait sur le dogme. » Des notes lues à la DRAC précisent que vous n’avez jamais travaillé avec Antti Lovag, que c’est J. N. Touche qui vous l’a présenté et qu’il est venu quelques fois sur le chantier. On lit que vous étiez « méfiant vis à vis de la « confrérie » des maisons bulle » et que vous n’adhériez pas au discours « organique » des maisons bulle. Est-ce que vous confirmez ces propos ? Pour quelle raison ? « Je confirme tout, mais je ne l’ai jamais vu sur le chantier. La confrérie, ca vient de Homme et Habitat, l’association qui regroupait tous les militants de la bulle joyeuse. Il fallait une architecture qui soit un peu manifeste et qui portait tous ces discours, est-on préservés ? Moins de risques d’attraper un cancer. Maison// santé. Une espèce de besoin. » D’autre part, une brochure de journal dressant votre portrait dit que vous avez rencontré Antti Lovag et que vous avez fait de nombreux séjours à Tourrettes-sur-Loup (là où se trouve la maison-bulle Antoine Gaudet). Quels ont été vos liens avec Antti Lovag ? L’avez-vous rencontré ? Avez-vous travaillé avec lui ? J’ai rencontré Chanéac à Aix les Bains, Antti, s’était installé à Vence. Je descendais tous les week-end pour voir ma fille, puis je montais à Tourrettes. Vers la fin du chantier. J’ai rencontré Antti dans d’autres circonstances, on n’était pas tout à fait de la même génération, je ne faisais pas partie de sa cour. Quelqu’un d’étonnant. Toujours logé chez ses clients dans des endroits incroyables. C’est Jean-Noël Touche qui m’a présenté Antti avec qui j’ai eu quelques échanges cordiaux, je l’ai reçu chez moi à Vinsobres pour un week-end car à l’époque il conseillait un chantier d’insertion de jeunes à Pierrelatte qui s’appelait « La goupille » je crois. Ils construisaient un atelier de récupération de

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pièces automobiles lié à une casse. Ça été détruit depuis.» J’ai beaucoup d’admiration pour Antti. Lors d’un chantier, il ne savait jamais combien ça coûterait et quand ça finirait : « les prix les délais j’en ai rien à faire ». Il faut aussi noter le rapport d’Antti au corps, il construisait des maison faites pour le plaisir, où on y peut traîner dans un bain car on a la vue sur la mer, etc. Il y a un coté très hédoniste dans ces maisons qu’il n’avait pas lui même car il vivait dans le dénuement.»

4 La conception et la réalisation de la maison au regard de sa forme courbe D’où est venue l’idée d’une telle maison au départ? « Une sacré aventure, j’ai rencontré les Butscher à l’occasion d’une fête de village. À l’époque ça se passait comme ça, on consultait un seul architecte. Au moment des toutes premières esquisses, j’avais envier d’explorer quelque chose de nouveau. J’avais fait un organigramme (des patates) pour définir les fonctions et leurs relations, et finalement j’ai dessiné des formes qui ondules pour relier les patates entre elles. Un halle avec charpente bois simple. Claude a beaucoup aimé la proposition mais il a demandé à ce que tout soit courbe. Claude à l’époque il sortait de la chasse, avait été capitaine de l’armé de l’air, il pouvait passer à mac 4, il lui fallait la bagnole la plus rapide, le plus gros chien, etc. À l’époque dans les milieux aisés, les amis avaient des châteaux, mais il y en avait toujours un qui avait un château plus grand. Faire construire une maison bulle, parce que personne n’a la même, était une manière de se distinguer, une histoire d’égo sûrement.» Pourquoi la courbe ? Avez-vous dessiné ou réalisé d’autres projets de maison courbes par la suite ? La maison Capou ? « La courbe, pour explorer d’autres voies sans doute. Un projet avorté, nous n’avons pas obtenu le permis de construire. Ca été très violent avec les élus locaux, on a préféré laisser tomber. A propos, d’où tenez-vous cette information ? » Comment avez-vous déterminé la forme des fenêtres et les saillies ?

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« J’aimais chez Antti sa façon de donner une impression d’épaisseur aux ouvertures en créant des excroissances, en les projetant à l’extérieur ce qui permettait d’en faire des lieux à occuper de manière ludique, comme des ha-


macs. Ça correspondait à mon hédonisme méditerranéen… » Quel type de courbure trouve-t-on dans la maison ? « Des chaînettes et des cercles parfaits. » Que dire du rapport forme/usage ? « Dans l’ensemble ça se passe pas trop mal j’ai simplement ressenti à certains moments la nécessité d’introduire quelques verticales. Il est vrai que c’est un espace qui s’accommode mal d’une occupation habituelle, il faut trouver des astuces pour tout, adosser un meuble un peu haut est impossible, accrocher un tableau classique est problématique, etc.» Pouvez-vous me parler du travail de maquette que vous avez réalisé pour la maison Butscher? « J’avais fait une maquette en pierre glaise (argile) avant de rencontrer les Touche. Après on en a fait une seconde avec des baguette de soudure qu’on cintrait, à grande échelle, au 1/50 ou 1/20 pour voir les modules intérieurs, elle a servi ensuite sur le chantier parce que Unal avait une pige et venait relever les hauteurs à partir de la maquette. La forme dominante c’est cette de la chaînette. La chaînette donnait une forme. J’ai cherché des systèmes pour avoir des formes qui tiennent la route. La maquette a été réalisée avec des baguette de soudure, très nerveuses. La corde a piano, on avait essayé mais ça ne marchait pas. On plantait les baguettes dans du polystyrène à forte densité. Un peu comme les baleines d’un parapluie. On a travaillé de manière un peu empirique, rapport hauteur/largeur et j’avais un peu de difficultés à imaginer dans l’espace des formes courbes au sens physique. » Pourquoi le plan en rayon ? A-t-il été utile pendant le chantier ? Comment avez vous projeté le radier ? Quel tracé régulateur ? quel organisation et développement des espaces ? architecture proliférante ou radioconcentrique ? « Il fallait trouver un système qui nous permette de reporter sur le terrain très exactement le dessin. Pour ce faire, nous avions deux points A et B qui nous ont permis de reporter le tracé en utilisant deux rayons de courbure. Il s’est trouvé que le premier point (A) était au centre de l’espace de jour. Et

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puis c’était satisfaisant pour l’esprit de savoir que de ce seul point + un point servant on pouvait tout tracer. On pouvait faire un peu de cinéma en disant que ce point était probablement telluriquement très chargé, en réalité ça nous faisait plutôt rire. Pour tracer le salon qui est au centre, on a fait un cercle parfait, on s’est rendu compte qu’à partir de ce point on pouvait récupérer tous les points saillants, à l’aide de cordeaux. » Quel procédé a été utilisé pour construire la maison? Que pensez-vous de ce procédé? « Le radier a été calculé par un bureau d’études, c’est une double nappe de ferraillage. Pour les coques on mettait un Stucanet, puis on projetait. Unal fabriquait des ressorts qu’il étirait ce qui lui permettait de caler des entretoises. Le ferraillage a été entièrement exécuté par Joël Unal, sans lui on aurait été dans une sacrée galère. Par ailleurs il a scrupuleusement respecté le projet. C’est extrêmement lourd comme procédé. Entre le désir qui consiste à dire que c’est simple car on s’affranchir des murs et toits et planchers et la réalité, il y a un monde, c’est extrêmement compliqué. Joël a dépensé une énergie colossale. »

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L’ÉCOLOGIE

Si j’ai bien compris, quand vous parlez du projet de la maison, vous dites que la raison pour laquelle vous avez mis une serre dans la maison correspond la nécessité d’avoir une « part cultivée » dans le projet (car M. Butscher était fille d’agriculteur, etc). Pourquoi une serre et pas autre chose ? Un jardin cultivé ? « La maison avait des prétentions bio climatique elle a été conçue comme une maison passive, enterrée au Nord avec un effet de serre au Sud. La serre était une justification, qui n’a trompé personne (la DDE s’en est servie pour fermer les yeux) du statut « agricole » nécessaire à l’obtention du permis. » Etiez-vous intéressé par la relation habitat/nature ? Le principe de maison solaire ? Par la notion d’autosuffisance qui se développe à l’époque en rapport à la conquête spatiale ?

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« C’était l’époque du bio-climatisme, des maisons passives. Nous étions abreuvés par la littérature de David Wright, les expériences menées à l’Isle d’Abeau


à Lyon. J’ai construit quelques maisons à l’époque qui n’étaient pas dans la mouvance du voile de béton à double courbure, mais avec des capteurs à air, en fait je préchauffais l’air admis dans la maison dans un circuit de capteurs à air dont je faisais des éléments architecturaux. Oui la conquête spatiale mais en même temps archaïque, on revient sur des formes archaïques. Des formes animales, la nature le retour à la caverne.»

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LES ACTEURS

Est-ce que René Ligabue a joué un rôle dans le projet ? « René Ligabue, avait une mission de coordinateur mais on s’est disputés à la première réunion de chantier. On a eu des disputes sur des histoires de dimensionnements courbes car lui en avait fait une religion. Il faisait des recherches dans les modules de préfabrication, il m’a parlé des architectes à Tourrettes-sur-Loup, le groupe Tourrettes, j’ai donc connu Jean Noël et Marie Hélène Touche. Qui était Jean-Noël Touche? Quel rôle a-t-il joué? « Je les ai rencontrés alors qu’ils venaient de s’installer à la Roche Saint-Secret non loin de Vinsobres, où je résidais à l’époque. Lui et sa compagne, ils étaient partis de Tourrettes, ils voulaient se sortir de l’emprise d’Antti qui les avait marqué. Ce travail les avaient marginalisés complètement, ils avaient besoin d’une certaine normalité. Lui, il faisait des meubles en polyester. Quant à moi, je cherchais des informations sur la façon de construire les voiles de béton, technique que je ne connaissais pas. Ils venaient de s’installer et n’avaient pas de commandes, j’en avais un peu, je leur ai proposé de nous associer sur le projet et nous sommes devenus amis. Jean-Noël s’est investi sur l’avant-projet, il m’a expliqué beaucoup de choses techniques. Mais il avait toujours le désir de s’affranchir de la nébuleuse Tourrettes-sur-Loup dont il avait le sentiment qu’elle l’enfermait dans une marginalité. Jean-Noël a mis fin à ses jours avant que le chantier ne démarre, il était devenu un ami très cher. Il s’était associé à un autre architecte à Pierrelatte et construisait sagement avec sérieux une école et des logements. » Qui a participé au chantier? « Mireille Butscher a participé, elle a mis beaucoup la main à la patte, Claude n’avait pas le temps, il a pu donner un coup de main. Son fils Philippe de 17 ans aussi, mais il décède peu après la fin du chantier d’un arrêt cardiaque. Un peu plus tard Mireille décède. J’avais l’impression d’être au centre d’une tragédie antique. Claude a abandonné la maison peu de temps après. Les Butscher avaient aussi une fille, Carole. »

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Autres fragments « Antti ne faisait que ça, il perfectionnait le système, mais quand on fait un projet isolé comme ça. Molasse, safran une pierre un peu sableuse, donne des paysages particuliers, une maison mimétique. Séduction formelle. Mais n’ont pas eu le permis. » « Aujourd’hui je suis content de l’avoir fait, de l’avoir poussé au bout. Sur le chantier il y avait une bonne ambiance, c’est l’époque qui voulait ça, quand on arrivait sur le chantier on avait l’impression qu’on était partis sur mars. Tout le monde a joué le jeu. Le plâtrier a réfléchi, s’est créé des gabarits, on voulait des arêtes dressées autant en creux qu’en saillie. Il s’est régalé, il était content quand ca marchait. » « J’ai travaillé sur l’ossature bois dans les années 90, j’avais mis au point un système constructif avec du bois de petites sections de qualité menuiseries, charpente apparente. Ça me permettait d’avoir une nef centrale avec des espaces servants, les collatéraux. J’ai reçu beaucoup de courriers de gens allumés. » « L’article de la DRAC est très pertinent. Ils ont aussi exprimé une opinion par rapport à ce qu’ils ont ressenti. » « On se perdait dans tout, on parlait d’anthropologie de psychosociologie, etc. on ne parlait plus d’architecture. Ça partait quand même un peu dans tous les sens. Quand je regarde aujourd’hui tout ce qui s’est construit à cette époque bah, ca fait un peu chier, il n’en est pas sorti grand chose. Un peu néo modernité, la réhabiliter dans ce qu’elle avait de meilleur. » « J’ai toujours été fasciné par la fondation Maeght, j’y suis allé 150 fois et à chaque fois j’étais submergé d’émotions, il y a vraiment quelque chose qui se passe à cet endroit. Les clins d’œil sur les bassins, cette lumière qui vient par le haut, les cotés, c’est un enchantement. Ça a joué sur ce qui s’est passé dans ma production après, histoire de parcours, créer des événements. » « Jean Couanier, à Carpentras, un historiciste très cultivé, expérience très intéressante avec Ricciotti, avaient travaillé sur un concours qu’ils avaient gagné. Rudy, était post néo, une période. Puis il est parti dans truc totalement différent de ce qu’il faisait au départ. » « Aujourd’hui je suis président de la maison de l’architecture. Parmi les architectes du Vaucluse j’ai rencontré Fanzutti notamment, on pensait avoir tout dit sur la cellule, mais quand on regarde son travail, en fait non. »

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