La Cité truandée (The looted City)

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La cité truandée

1993-2018 Edition anniversaire des Vingt-Cinq ans de « La Barbarie des Erudits » aux Editions Dricot

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L’A R T , QUI

V A B R I S A N T TO U T E C H A Î N E

L’ A R T , A

C ’E S T L A P E N S É E H U M A I N E

C ’ E S T L E D O U X C O N Q U É R A NT

LU I LE

RH I N

ET LE

TIBRE !

PE U P L E

ES C L A V E , I L T E F A I T L I B R E ;

PE U P L E

LI BR E , IL TE F AI T GR A ND

VI C T O R HU G O

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A l’écrivain et philosophe Paul Rostenne, mon ancien professeur de français, aujourd’hui, mon ami, Septembre 1993

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Table des matières

Préface d’Edmond Blattchen

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Principaux personnages évoqués chronologiquement dans le récit

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Chapitre Premier. Boulevard de la Sauvenière, juin 1991

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Chapitre Deux. L’Abbé Trudon a disparu

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Chapitre Trois. Meurtre à Saint-Malo intra-muros

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Chapitre Quatre. Les Mystères de Guernesey

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Chapitre Cinq. Vernissage rue Saint-Thomas

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Chapitre Six. Les Fonts Baptismaux de Saint-Barthélemy

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Chapitre Sept. Liège, Marseille-sur-Meuse

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Chapitre Huit. Recel et Association de malfaiteurs

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Chapitre Neuf. Cadoudal et Outremeuse

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Chapitre Dix. Les Fugitifs

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Chapitre Onze. Mort sur les Fouilles

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Postface

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Préface d’Edmond Blattchen « Les gens heureux, dit-on, n’ont pas d’histoire ». Et pourtant… N’étaient-ils pas heureux, ces supporters de Liverpool et de la Juventus de Turin venus à Bruxelles pour une finale qui coûta la vie à 38 d’entre eux ? N’étaient-ils pas heureux les passagers du « Herald of Free Enterprise » avant d’embarquer à Zeebrugge pour une ultime traversée ? N’étaient-ils pas heureux, avant, il y a bien longtemps, ces enfants de Sarajevo dont le sang, sur la neige, a maculé à jamais la conscience européenne ? Et cette jeune fille séropositive si émouvante, en direct, l’autre soir, devant les caméras de toutes les télés, ne fut-elle pas un jour heureuse, elle aussi ? « Les gens heureux n’ont pas d’histoire » : et pourtant, l’actualité ne s’entête-t-elle pas à nous démontrer le contraire ? Pourquoi la littérature se priverait-elle, dès lors, de nous conter, à son tour, des histoires de gens sans histoire, et d’apporter ainsi au dicton un démenti définitif ? L’anti-héros, héros modèle du XXe siècle. Qu’est-ce que l’existentialisme, après tout, sinon la glorification littéraire de ce paradigme ? L’affirmation que, même et surtout sans histoire apparente, une simple existence, par essence, vaut n’importe quelle histoire, et autant, sinon plus, que l’Histoire elle-même ? De leur côté, que font les maîtres du roman populaire, policier ou psychologique, si ce n’est sacrifier, sous leur plume assassine, d’innocents personnages à leur soif insatiable d’intrigue dramatique ? Sans Camus, pas de Meurseault. Sans Sartre, pas de Roquentin. Sans Simenon, pas de Veuve Couderc. Sans La cité truandée, pas de Charles Vieuxtemps.

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Préface d’Edmond Blattchen L’acteur n°1 de « La Barbarie des Erudits » est, lui aussi, un héros malgré lui. Un homme tranquille, avec un métier et une famille tranquilles. Un homme heureux et donc, sans histoire… Il ressemble presque à n’importe qui : à votre voisin de palier, à un piéton sur le trottoir d’en face, à un touriste croisé sur la plage. Et pourtant du jour au lendemain, les voilà, lui et les siens, plongés dans un univers impitoyable : un réseau international de trafiquants d’art religieux dirigé par…un de leurs bons amis ! Charles Vieuxtemps, se fera-t-il le complice de Timothy Wood ? Choisira-t-il les biens ou le Bien ? Et vous à sa place que feriez-vous ? La cité truandée a choisi la fiction pour nous engager, sans prétention moralisatrice, à réfléchir à la valeur de l’honnêteté aujourd’hui. La leçon de son roman ? Peut-être tout simplement, que le bonheur, c’est d’abord cela : être « quelqu’un de bien »… …Et le rester… Et si l’auteur avait voulu conter sa propre histoire dans un contexte sans doute différent de celui des antiquaires (Qu’il connait bien puisqu’il fut aussi diplômé dans cette discipline), qu’en pensez-vous ? Edmond Blattchen Mai 1994

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Principaux personnages évoqués chronologiquement dans le récit

Charles Vieuxtemps, Helga Schuler, diététicienne, épouse de Charles, Claude Havelange, l’adjoint de Charles, Timothy Wood, Professeur, archéologue et antiquaire Margaret, épouse de Timothy Wood Marcel Breitner, Professeur, archéologie Inge Schuler et Klaus, la sœur et le beau-frère d’Helga Pauline Vieuxtemps, la fille de Charles et Helga, Olive, la chienne Shih-tzu des Vieuxtemps Chandelon, commissaire de la Police Judiciaire de Liège René Defrance, cabaretier à Liège, Gudéa (Prononcé Goudéa), souverain de la civilisation mésopotamienne Collins, conservateur du Musée Victor Hugo à Hauteville House, Marchand, antiquaire parisien du Faubourg Saint- Honoré, Perin, patron des « Marins d' Outre-Tombe, restaurant de Saint-Malo Tradaire, antiquaire parisien, adepte de la flibuste, assassiné chez Perin Harris, Petite-main de Timothy Achille Fortemps, curé de Saint-Barthélemy que l’auteur a bien connu Battistini (En abrégé Battis) et Weiss, truands liégeois au service des têtes pensantes Taureau, commissaire désigné pour remplacer Chandelon. Trévisan, Outremeuse, Fromageol, trois indicateurs du Professeur Breitner Maître Julien Francoeur, avocat de Charles Vieuxtemps 8


CHAPITRE PREMIER. BOULEVARD DE LA SAUVENIERE, JUIN 1991

Hier, en fin de matinée de ce dimanche 23 juin 1991, à l'église Saint-Jean-l'Evangéliste de Liège, a eu lieu une agression peu commune. La messe italienne venait de se terminer quand trois malfrats voulurent s'emparer de la Vierge à l'Enfant, abritée dans sa cage en verre. Avertis par le bris de vitre, quelques retardataires, qui avaient pris l'apéritif avec le curé, sont intervenus au mo- ment où des truands s'apprêtaient à emporter cette exceptionnelle œuvre d'art du treizième siècle. « Saint-Jean est cette église qui ressemble à un dromadaire », disait Napoléon. L'image, un peu BD avant l'heure, semble correcte. La tour romane en est le cou et la tête, l'octogone central en est la bosse, et le chœur en est la croupe. Elle fait penser à l'église palatine d'Aix-La- Chapelle.

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À cent mètres de là, sur le boulevard de la Sauvenière, habite la famille Vieuxtemps. Au deuxième étage de leur immeuble, juste au-dessus de leur appartement, se trouve le laboratoire de Charles. Il est en retard sur les prévisions. Aujourd'hui doit se terminer l'analyse des pigments de la peinture que lui a confiée le conservateur du musée Charlottenburg à Berlin. – Claude, s'il te plaît, vérifie aussi par rayons X. Peut-être, allons-nous découvrir différents stades de composition ? – O.K. patron. – Je mettrais ma tête à couper que cette toile date du dix-huitième siècle, et que c'est un Watteau ! Helga entre en apportant le café. Elle aime redevenir ménagère, attentive à son « Liebling », lorsqu'elle en a le temps. – Tu prendras bien une tasse, Claude ? – Non, merci patronne. En ce moment ma tension est trop élevée. – Aurais-tu abusé des bonnes choses pendant tes vacances en Chine ? – Pas vraiment. À part quelques délicieux mets que l'on ne trouve pas dans nos restos chinois de Liège, je n'ai rien pris... Et puis, tous les trois jours, nous nous tapions trente à quarante kilomètres à pied pour brûler nos calories. – Comme je t'envie ! Pékin, la cité interdite, la grande muraille… Charles relève la tête et dépose ses lunettes sur le bureau. Son épouse l'agace souvent par ses stéréotypes. – À nouveau les grands clichés ! Tu ne vois que : Paris-Tour Eiffel, Bruxelles-Atomium, Rome-Colisée, et cetera, et cetera ! Helga, tu sais bien que Claude préfère la Chine profonde ! Il n'a rien à faire avec tous ces lieux pour touristes abrutis et pressés. – Allons, les amis, du calme, de la patience ! Ce sera vite votre tour, le 12 juillet approche, intervient Claude. – J'espère, Liebling, que le temps se maintiendra au beau fixe. Les îles anglo-normandes, ce n'est pas l'Espagne. Hélène a un temps superbe là-bas. Nous aurions dû l'accompagner. – Même quand elle parle de vacances, elle ne peut s'empêcher de se tracasser et de prévoir le pire, dit Charles en se resservant une deuxième tasse de café. Puis il ajoute : – Laisse ta fille et André se débrouiller seuls. Tu ne vas tout de même pas continuer à tenir la chandelle et à te faire passer pour une mère poule ? – N'exagère pas ! Tu sais bien qu'elle est sevrée depuis longtemps. Je ne te parle que du climat espagnol, pourquoi faut-il toujours que tu interprètes mal mes paroles ? Je me suis d'ailleurs toujours montrée ravie d'aller à Guernesey dès que tu m'as annoncé l'offre que t'a faite ce...Comment encore ? – Timothy Wood. À propos, pour Olive, as-tu pensé à lui trouver une garderie ? Tu sais bien que les Anglais interdisent l'accès de l'île aux chiens continentaux. – À un mois des vacances, il est bien temps de te poser la question. Heureusement que ta petite femme pense à tout ! dit-elle, en lui présentant les biscuits au chocolat. Oui ! Ne t'en fais pas, Inge et Klaus viendront lui tenir compagnie. Ils arriveront quelques jours avant notre départ. Ainsi, Olive pourra se familiariser avec eux.

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S'adressant à la petite chienne, elle lui dit : – Hein oui, pourrie gâtée, tu seras bien gentille avec tantine Inge et tonton Klaus ? En ce moment, Charles n'est pas à « prendre avec des pincettes ». N'a-t-il pas encore pris dix livres depuis le début de l'année? C'est ce qu'il se demande, inquiet, en pointant sur son graphique pondéral ce que la balance lui a annoncé ce matin. Lui, cent kilos, zéro tonne cent, comme il a l'habitude de dire sans préciser les quelques unités supplémentaires. Pour un mètre quatre-vingts, c'est beaucoup trop. Sa femme est grande et mince, les cheveux châtains clairs, et son sourire fait dire à son dentiste, « qu'au moment du partage, elle n'est pas restée derrière la porte ». Diététicienne, Helga analyse avec minutie les prises de poids de son "Liebling ", et ne cesse de lui prodiguer les meilleurs conseils pour minimiser les effets pervers du vin et de la bière. Avec le café, Helga a apporté les quotidiens et le courrier. La Meuse, le journal liégeois le plus vendu dans la région, partage sa manchette entre la tentative de vol de Saint-Jean et l'ouverture de l'exposition Tintin à Welkenraedt. – À ne pas rater, Liebling ! Nous avons le temps, ça dure plusieurs mois.

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La cité truandée Parmi les factures de films, d'entretien et de réparation des machines, et des solvants divers utilisés pour les développements, Charles saisit, avec un empressement particulier, une enveloppe dont le joli timbre représente le « Château Cornet » de Saint-Pierre-Port.

– Ça ne peut être que Timothy Wood qui nous écrit de Guernesey ! Tout en terminant la tasse de café qu'il tient de la main droite, anse coincée entre pouce et index, auriculaire pointé vers le plafond – c'est une de ses coquetteries – Charles parcourt la lettre avec avidité. – Chouette Helga ! Il a obtenu une visite privée de Hauteville-House par le conservateur lui-même. Je pourrai photographier tout ce que je veux ! s'écrie-t-il en la prenant par la taille et en lui donnant un gros baiser sur la bouche. – Mais, Liebling, comment un scientifique comme toi en est-il arrivé à un tel engouement pour Victor Hugo? C'est pourtant un domaine qui n'a rien à voir avec ta formation universitaire ?

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– Dès l’âge de quinze ans, j’éprouvais déjà une espèce de séduction pour les hommes qui avaient un caractère panthéisant et universaliste. Les grandes causes qu’ils défendaient me saoulaient déjà. C’était vrai pour les écrivains et pour les artistes. – Alors ce que tu es devenu concorde bien avec ce que tu aimais, intervient Claude. N’as-tu pas pensé comme Pasteur « qu’il y a des circonstances où l’alliance de la science et de l’art est possible et désirable, et où le chimiste et le physicien peuvent prendre place auprès des artistes et les éclairer » ? La question que je me pose est de savoir quel a été le déclic pour te passionner pour un écrivain…et Hugo, en particulier ? – Tu vas tout comprendre. À un moment où je n'en pouvais plus dans cette entreprise où je m'ennuyais royalement, j'ai visité le musée Hugo, Place des Vosges à Paris. Rien au départ ne me rapprochait de lui. Comme beaucoup, j'avais bien étudié ses principales œuvres pendant mes études, mais, je n'en avais pas gardé un souvenir particulier. – Moi non plus ! dit Claude, presqu'ironiquement. – En 1963, j'avais déjà visité ces appartements où il a vécu près de quinze ans. Mais je ne me souvenais plus bien. – Certes, Liebling, mais quel est le « déclic », comme dit Claude ? – Helga, attends que je t'explique ! À partir de ce jour-là, j'ai relu l'entièreté de son œuvre. C'est un homme hors du commun et... – Hors du commun ? Que veux-tu dire ? – Je suis admiratif devant ceux qui, comme lui, ont pu s'exprimer et se valoriser sous différents régimes, sans vendre leur âme au diable, comme le fit Talleyrand, par exemple, et bien d'autres soi-disant "slalomeurs intellectuels » que j'ai rencontrés ces dernières années. Hugo a été pour moi un catalyseur. J'ai pris conscience qu'à côté de sa vie extraordinaire, la mienne, à l'époque, était devenue insipide et sans âme. Sans vouloir le prendre pour modèle en toute chose, je trouve qu'il avait beaucoup à m'apporter. Vous comprenez pourquoi les vacances à Guernesey sont pour moi un véritable pèlerinage. Je vais enfin pouvoir visiter sa maison d'exil : "Hauteville House", restée intacte, comme à l'époque où il y vivait. – Combien de temps est-il resté là-bas ? demande Claude.

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La cité truandée – De 1856 à 1870, après un premier exil en Belgique et à Jersey. Cette demeure, il l'a achetée avec le produit financier des "Contemplations", l'œuvre qu'il a écrite après la noyade de sa fille Léopoldine, sur la Seine à Villequier. Serais-je jamais allé à Guernesey si Timothy n'était pas entré dans ma vie ? – C'est en fait grâce au professeur Breitner que tu l'as connu, n'est-ce-pas, Liebling ? – Breitner ! Décidément, cet homme a des relations partout, et pas nécessairement avec les dames, plaisante Claude. – Oui, c'est bien vrai. Timothy a fait sa connaissance quelque part au Proche-Orient, quand « Marcel » a demandé un an de congé sans soldes à l'université pour effectuer des fouilles. Mais je parle, je parle et le temps passe. Je ne ferai jamais tout ce que j'avais prévu. Au boulot, on continue. A tout à l'heure, Poussin ! dit Charles à Helga. Olive, accrochée à pleines dents au peignoir de sa maîtresse, se laisse traîner lorsqu’Helga quitte le laboratoire pour retourner vers l'appartement. Pendant ce temps, Claude n'a pas interrompu son travail. Il a placé le film dans une enveloppe de papier, l'a fixé au revers de la toile, puis il a centré le tube émetteur de rayons X sur la partie du tableau à photographier. De la fenêtre du premier étage, Helga observe le boulevard de la Sauvenière peu fréquenté. Liège a déjà mis sa parure de vacances. Les appartements se sont vidés; seules les agences de voyage sont remplies de monde. Au-dessus de l'hôtel Ramada, contraste sur le ciel liégeois, bleu provençal, le gris éclairé de l'église Saint-Martin.

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– Qu'est-ce que ce type cherche là, dans cette poubelle ? se demande-t-elle. Un grand homme basané, élégant dans son complet bleu clair, a plongé son avant-bras dans la poubelle située en face de l'hôtel Ramada. Son veston, aux revers brillants, fait penser à un smoking qui contraste drôlement avec son comportement de clochard. – Encore un clochard qui a piqué un veston neuf dans les grands magasins ! se dit-elle lorsque retentit le téléphone. – Helga Schuler, à qui ai-je l'honneur ? – Bonjour Helga, wie geht's ? – Klaus, comment vas-tu ? Helga parle le français, même avec ses amis allemands de longue date. Son beau-frère ne fait pas exception. Il est vrai que depuis trente ans elle pratique peu la langue de Goethe. – Helga, je n'ai pas eu la patience d'arriver à Liège, la nouvelle est tellement « Wunderbar » que j'ai cru bon de te téléphoner. Je me souviens de notre dernière visite. Tu étais aux anges !

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– Parle, ne me fais pas languir davantage ! – Charles et toi êtes invités le vingt-sept septembre au Pergamon Muséum. C'est là qu'aura lieu le Cocktail après la visite du musée par le chancelier Kohl. Vous y rencontrerez des gens importants. – Le vingt-sept septembre, c'est le jour de la fête de la Wallonie. Charles et moi sommes invités au Palais provincial pour le cocktail du gouverneur ! – Helga, tu ne peux pas rater cela ; toi si romantique ! Tu reviendras visiter Berlin et nous en profiterons pour revoir les lieux où tu as connu Charles. Tu dois revivre cet événement. Et puis, mon père se réjouit tant de te revoir. Il ne se souvient presque plus de toi. Il va avoir quatre-vingt-cinq ans. – Comment se porte-t-il ? – Il ne faut pas se plaindre. Parfois, il perd un peu la tête, mais ça ne dure jamais longtemps; le lendemain, il se souvient de choses que j'ai moi-même oubliées. Ce serait bien qu'il vous revoie après autant d'années. Bientôt vingt ans, je crois ! – Oui, hélas ! – Ce que dit Klaus est vrai. Revoir avec Charles les lieux de notre première rencontre est une occasion à ne pas rater, pense Helga. – Puis-je annoncer votre visite ? Allez ! Dis oui ! – Je demanderai à Charles. Ce sera sûrement oui. Mais, j'allais oublier, quel est votre programme… ? A quelle heure arriverez-vous aux Guillemins ? – A 15 heures 30 précises. Einverstanden, tchüs ! a-t-il juste le temps d'ajouter avant que ne retentisse le signal de fin de communication. Clotilde, la femme de ménage, rejoint Helga dans la salle à manger. – M'dame Helga, savez-vous ce qui est arrivé à la voisine du numéro 15, madame Bellini, qui fait le ménage chez monsieur le curé de Saint-Jean?

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La cité truandée – Quoi donc ? – Elle a été cambriolée. Tout son ménage a été retourné. Il paraît même que ces salauds ont mordu dans la nourriture emballée sous Cellophane. Elle venait d'acheter la marchandise au supermarché de l'Innovation. Ils ont même mangé le saumon prévu pour l'anniversaire de son mari! Ces gens-là n'ont vraiment plus peur de rien ! – Qu'ont-ils volé d'autre ? – A vrai dire, on ne le sait pas encore avec précision. La police relevait les empreintes sur un verre quand je suis arrivée dans l'appartement. – Vous croyez que ce sont les mêmes qu'à Saint-Jean? – C'est ce que tout le monde dit m'dame Helga ! – Comment ces gens peuvent-ils dire cela? C'est peut-être une pure coïncidence. – Il y a des preuves, m'dame Helga, madame Bellini était justement, dimanche dernier à la messe italienne. Elle dit avoir reconnu un homme de la bande qui sortait du bâtiment. C'est un gros barbu, paraît-il ! Il est midi. Le lundi, Charles et Helga vont déjeuner dans un petit restaurant de la rue Haute Sauvenière. En s'y rendant, Helga voit à nouveau l'homme basané. Cette fois, il est en bras de chemise et porte un paquet. Il semble suivre les Vieuxtemps et s'installe à une table voisine de la leur. – Est-ce le hasard ? se demande-t-elle. Charles n'a encore rien remarqué. Assis en face de sa femme, il la sent soudain mal à l'aise. – Qu'as-tu donc? On dirait que tu es ailleurs ? – Tu vois cet homme, dit-elle en le montrant par un mouvement des yeux. – Oui. – Je l'ai vu en veston, il y a une heure, pendant que Klaus me téléphonait. Son comportement était bizarre; il ramassait quelque chose dans la poubelle du Ramada. – Et où est donc le problème ? Tu es trop imaginative. Quand je t'ai connue à Berlin, tu voyais des espions partout. – Et il n'y en avait pas, sans doute ! Ca grouillait. Liebling, on voit bien que tu n'as pas connu cette période dramatique de ma jeunesse, de 1961 à 1966 ! Ce n'était pas rocambolesque du tout. C'était tout simplement la guerre froide. Ce n'était pas un film d'espionnage, mais bien la réalité. Parfois, elle a même dépassé la fiction. Tu me sembles étonnamment amnésique ! Les événements que nous avons vécus, ce dimanche ensoleillé et froid de janvier 71, le long de la Spree, n'étaient-ils pas significatifs de l'ambiance de l'époque ? – Tu veux parler de notre rencontre avec Klaus, quand nous promenions Hélène en poussette ? – Bien sûr ! C'est une image que je n'oublierai jamais. Les rafales de mitrailleuses, puis cet homme ensanglanté qui est tombé du sommet du mur, le visage bleui par la traversée de la rivière en apnée. – Helga, reviens les pieds sur terre, je t'en prie ! Tu es à Liège maintenant, et le mur est tombé depuis bientôt deux ans. Cet homme pouvait-il faire partie de la C.I.A ? Ou du K.G.B ?

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Le garçon apporte la tête de veau à Charles et un poisson grillé à Helga. Charles déguste le vin. Helga ne prend que de l'eau. Le grand homme basané lit le Daily Telegraph et, lorsque le maître d'hôtel lui présente la carte des vins, son accent ne laisse aucun doute sur ses origines anglo-saxonnes, Soudain, Charles sursaute à son tour. –

A Saint-Denis, c'est là que je l'ai vu !

Que tu as vu quoi ?

L'homme à côté de nous !

– Ah, toi aussi ! Plutôt que de te moquer de ma suspicion, presque devenue légendaire à tes yeux, tu fe- rais mieux quelquefois de m'écouter. Tu gagnerais du temps ! Que sais-tu de lui ? – Dimanche dernier, la messe de dix heures venait de commencer. Le cortège d'ouverture se dirigeait vers le chœur. Il n'y avait pas foule, et les chanteurs faisaient tout leur possible pour donner un peu d'entrain à l'office. J'étais peu concentré. Mes yeux vagabondaient partout. Tout à coup, j'ai aperçu cet homme sur ma droite. Il avait un comportement étrange. Il était debout derrière un pilier, le dos tourné au chœur. Le curé et le sacristain ne pouvaient pas le voir. –

Jusque-là, il n'y a encore rien d'anormal !

– Attends la suite et tu jugeras. Pendant le déroulement de la messe, je l'ai vu photographier, avec un téléobjectif, vers le fond de l'église. A la fin de l'office, il s'est dirigé vers un cahier, posé sur une petite table ronde, installée à l'entrée de l'église, du côté du cloître. J'ai attendu un moment, puis je n'ai pas pu résister à la curiosité d'aller lire ce qu'il avait bien pu y noter.

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La cité truandée Parmi les messages les plus courants des fidèles, quelques sollicitations du genre : « Que mon fils re- vienne à la maison ! », ou : « Aidez-la, Seigneur à ne plus prendre d'héroïne », j'ai vu une écriture étrange. J’ai presqu’envie de la qualifier de « dessins » Ce n'était ni de l'arabe, ni du chinois. On aurait dit une écriture très ancienne, un peu comme la mésopotamienne…Tu vois ce que je veux dire…l’écriture cunéiforme…Et en plus, il y avait comme un sceau, comme si l’auteur de ce message avait disposé d’un cachet ! Helga l'a écouté avec attention. Son imagination travaille intensément. – Tout cela est bien mystérieux, Liebling. Les poubelles du Ramada, le photographe de Saint-Denis, puis cette écriture bizarre. Et maintenant cet homme nous a suivis et s'est assis près de nous. Tu crois que c'est le hasard ? – Peut-être pas, mais comment le savoir ?

Il ne leur laissera pas le temps. Après un repas frugal, l'homme présente une carte bancaire au patron, signe le reçu, puis sort. – Oublions ça, veux-tu? dit Charles. Que fais-tu cet après-midi ? – Je vais à la bibliothèque. Ensuite, j'achète des boîtes de viande pour Olive et puis je rentre. Ah oui, j'allais oublier. Klaus m'a dit que nous sommes invités au Pergamon Museum le vingt-sept septembre pour la visite du Chancelier. Comment allons-nous faire ? Tu sais bien que... – C'est très simple, une fois n'est pas coutume, on s'excusera auprès du gouverneur. Il comprendra. Couchée sous la table, depuis le début du repas, Olive commence à s'impatienter. Redressant la tête, elle tire sur la jupe d'Helga. – Oui, trésor, on va bientôt partir ! C'est normal, elle sent les bonnes odeurs venant de la cuisine… – Jamais contente cette Shih-tzu, pense Charles, en le faisant comprendre à Helga par un mouvement de tête. – A toi, il ne t'est jamais arrivé d'avoir une deuxième petite faim ? lui lance-t-elle, offusquée, comme chaque fois qu'on ose se moquer ou se plaindre de sa compagne. Le vingt-sept juin 1991 s'ouvre à la FNAC, une exposition au nom évocateur: « Ah ! Les trésors de la Place Saint-Lambert ! ». Elle a pour but de présenter aux Liégeois les principales découvertes des fouilles effectuées depuis la fin de l'année 1990, Ce vernissage, Charles ne pouvait pas le manquer. Helga l'accompagne avec Olive. Marcel Breitner, chargé de la chaire d'Histoire de la Révolution Française à l'Université de Liège est pré-

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sent. Voyant entrer les Vieuxtemps, il vient les accueillir : – Mes amis, vous arrivez à temps. Je viens justement de proposer à quelques personnes une visite des fouilles. Voulez-vous nous accompagner ? – Bien volontiers, Professeur, répond Helga, qui sait qu'une visite guidée par lui est tout un spectacle. Mais quand cette visite a-t-elle lieu ? – Demain après-midi. – J'en suis enchantée ! Vous savez bien que Charles et moi ne pouvons rater cela !

Ce que l’on voyait à cette époque du trottoir de la FNAC

Il y a déjà deux ans que nous nous connaissons. C'était à Paris, à la Conciergerie, dans la chambre où Marie-Antoinette vécut sa dernière heure avant d'être conduite à l'échafaud. Vous vous en souvenez ? Oui, très bien ! Comment oublierais-je une jolie dame comme vous? Je vous avais accompagnés tous deux dans la chapelle des Girondins, puis dans la « Cour des femmes ». La cinquantaine, grand, la carrure large, pas gros mais massif, le visage plutôt carré, la chevelure grise et ondulée, Breitner paraît encore vert et est plutôt bel homme. A côté de l'apparente sévérité qu'il déploie lors des séances d'examens, il sait se métamorphoser et adopter une coquine jovialité quand il a affaire aux étudiantes. A condition qu'elle soit taillée dans le bois de bruyère, et porte la marque "Dunhill", caractérisée par un point blanc sur le tuyau, Breitner ne fume que la pipe. Son tabac anglais, plus racé que le "clan", consommé par ses étudiants dans un brûle-gueule, dégage une agréable odeur saucée. Pour Charles, Breitner ressemble à Jean Gabin, et tout particulièrement dans « Maigret voit rouge », où il fume la pipe.

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Conscient de cette similitude, qu'il se plaît à entretenir, le professeur utilise la tonalité de la voix de l'acteur, et il emploie ses expressions pour se donner du charme. « Si les andouilles volaient, tu serais chef d'escadrille ! », répète-t-il souvent aux étudiants gratifiés d'une cotation médiocre. On ne peut être plus anglophile que Breitner. Il ne boit que du whisky; sa marque préférée, qu'il consomme depuis vingt ans, pas toujours avec modération, l'accompagne partout. Il n'est jamais apparu ivre en public, ni d'ailleurs aux cours, ni lors des nombreuses soirées mondaines qu'il fréquente et anime. On dit de lui qu'il est un « connaisseur ». Dans le forum de la FNAC, le dos tourné au flux des visiteurs qui entrent et sortent du magasin,

les Vieuxtemps se régalent en écoutant ses explications sur les récentes découvertes. Soudain, il s'arrête de parler, s'excuse, puis s'éloigne un moment pour rejoindre un homme qui a emprunté l'Escalator menant à l'étage. Cinq minutes plus tard, cet homme redescend, seul, et se mêle à nouveau aux invités. Charles, pendu aux lèvres de Breitner, ne le lâche pas. Il l'entretient sur ses fouilles au Moyen-Orient: – Vous qui avez été archéologue, dans des sites aussi célèbres, comment trouvez-vous les objets exposés ici aujourd'hui ? – Franchement, c'est extraordinaire d'avoir, en si peu de temps, et dans une aussi petite superficie, de si belles pièces de l'ancienne cathédrale gothique. Au Proche-Orient, c'était bien différent. D'abord, le climat était insupportable à certaines heures, et puis le découragement de ne rien trouver, parfois pendant quinze jours de travail… Il est vrai que des dizaines de générations sont passées avant nous et se sont servies. Charles l'interrompt : – Se sont servies ? – Oui ! Je veux dire qu'ils ont déjà découvert quatre-vingt-dix pour cent de ce qui était trouvable.

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– Pensez-vous que les archéologues liégeois vont pouvoir continuer leurs recherches longtemps ? Les bulldozers s'impatientent quelque part ! Ils n'attendent qu'un ordre pour envahir les fouilles et effacer brutalement ce qu'ont mis à jour, à la main et à la cuillère, les patients archéologues… – Je le souhaite de tout cœur. Le cahier des revendications, ouvert par l'A.S.B.L. « SOS Mémoire de Liège», commence à bien se remplir. – Tous les politiciens devront bien admettre que les Liégeois attachent beaucoup d'importance à ce site. Je pense qu'il y aura prolongation après les vacances. Pendant qu'Helga écoute Breitner leur expliquer la difficulté d'extraire ces fragiles témoignages du passé, sans prendre le risque de les détériorer, elle voit à nouveau le grand homme basané passer devant le rayon des appareils photographiques. Il les regarde, puis sort du magasin.

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La cité truandée

CHAPITRE DEUX. L'ABBE TRUDON A DISPARU

Investir dans un laboratoire doté d'un générateur de rayons X avait nécessité de gros moyens. Charles et Helga Vieuxtemps n'auraient pu trouver seuls; aussi, avaient-ils partagé avec quatre autres partenaires, le capital de leur nouvelle entreprise. Parmi eux, un certain René Defrance, cabaretier de profession qui possède deux débits de boissons ; l'un est situé Place du Marché, en face de l'Hôtel de Ville et l'autre, Place du Vingt Août, face à l'université. Bientôt, le seize août, aura lieu le vernissage de son magasin d'antiquités, situé rue Saint-Thomas, juste derrière le chevet de l'église Saint-Barthélemy. Par l'intermédiaire de ses bistrots, stratégiquement placés, Defrance côtoie les "grosses légumes" liégeoises. Près du Perron, les employés communaux et la magistrature, et près de l'université, les professeurs de l'alma mater. Par ces relations, il est devenu le principal pourvoyeur de commandes de la "Société d'Analyse Scientifique", dénommée la "S.A.S.". Peu à peu, Charles Vieuxtemps s'est fondé une réputation d'homme sérieux et crédible. Sa notoriété dépasse les frontières. Son premier coup d'éclat eut lieu en 1988. Avec Claude Havelange, il mit en évidence un "repentir" de Fragonard dans une de ses œuvres les plus érotiques. Le peintre avait décidé d'atténuer les effets provocateurs de son tableau; il avait modifié la position du personnage masculin, mais surtout des doigts, qui prodiguaient à une dame dévêtue des caresses que la morale du siècle réprouvait, malgré la libération des mœurs qui la caractérise. Les rayons X ont donc permis cette indiscrétion. Les journaux français en ont parlé. La "S.A.S" a été citée partout. Charles a été invité à plusieurs congrès à Paris, à Lyon et à Grasse, patrie du peintre. De la fenêtre de son salon, ce 6 juillet 1991, Helga ne voit que du gris. Le temps est à l'orage. Il fait très chaud. Le boulevard est triste et les agences de voyage ont dû éclairer leurs bureaux. Avec assiduité, deux contractuelles verbalisent les voitures mal garées ou en dépassement de durée de stationnement. Aujourd'hui, Helga est particulièrement pressée. Elle doit être à neuf heures à l'institut de médecine, pour participer à un colloque sur la boulimie. Liégeoise par adoption, elle ne trouve rien de plus instructif que de commencer la journée par la lecture du journal La Meuse. Chaque jour, la première page affiche une grande photo en couleur, représentant l'événement phare de la veille, ou des jours précédents. En ce début de week-end, les titres sont nombreux. Mais l'événement qui défraye la chronique est le vol de deux statues polychromes. L'une est célèbre, il s'agit du "Saint-Hubert" de l'église Sainte-Croix, l'autre l'est beaucoup moins, c'est "l'abbé Trudon" de l'église Saint-Denis. Paradoxalement, le journal a reproduit le moins connu. Sur cette photo-

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manchette, on le voit, tonsuré, muni d'une crosse dans la main gauche et d'un modèle réduit d'église dans la main droite. La niche baroque, dans laquelle il était placé, n'a pas intéressé le voleur. Elle est restée accrochée au mur, dans le narthex de l'église. Helga appelle Charles qui se prélasse encore dans son lit, où Olive est venue le rejoindre comme chaque matin. – Qu'y a-t-il donc de si important pour que tu me fasses lever ? s'exclame-t-il, fâché de n'avoir pu, tout son soûl, "égoutter la maquée". C'est sa manière à lui de définir le plaisir qu'il éprouve à paresser dans son lit les jours de week-end. – Tu crois que ça n'en vaut pas la peine ? dit-elle, en lui tendant le journal. Il reconnaît de suite l'abbé Trudon. Souvent, il s'est arrêté devant la statue, juste en dessous des orgues, près de sainte Aldegonde, l'abbesse de Maubeuge, et près de saint Roch. Fin 1986, lors de la restauration de l'église, Charles avait diagnostiqué les ravages du mérule sur les charpentes, avec l'aide d'un architecte liégeois et d'une firme spécialisée dans le traitement des bois. A l'époque, l'église Saint-Denis n'avait plus de secret pour lui. Il avait escaladé les échafaudages, visité les combles, mais aussi tous les autres recoins où l'homme met une fois les pieds chaque demi-siècle. Claude profita de cette opportunité pour démontrer toute sa compétence et exprimer sa sensibilité d'ar- tiste dans la réparation et la mise en peinture des œuvres sculptées. La connaissance des bois utilisés au Moyen Age - leur dureté, leur grain, leur dessin, leur couleur, leurs risques d'altération - lui avait donné l'occasion de se faire connaître. Scrupuleux à l'extrême, il avait respecté la polychromie des statues de dévotion, conformément aux spé- cifications dictées par les Pères de l'Eglise. – Dis-moi, Liebling, à Saint-Denis, toi qui fréquentes souvent cette église, l'abbé Trudon, c'est bien connu? – Pas vraiment. Certains hésitent d'ailleurs à le répertorier comme saint. Personnellement, je ne l'ai ja- mais considéré comme une vedette. En dehors des œuvres plus connues, comme le retable brabançon, les fonts baptismaux romans, les orgues, la chaire de vérité, j'ai un penchant, si je puis dire, pour la Vierge du Pont des Arches. Le Saint-Quirin, martyr de Rouen, qui tient sa calotte crânienne entre les mains, est aussi une curiosité…

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– Je crois m'en souvenir. Quelle horreur ! dit Helga. L'article du journal donne la version du sacristain. Selon lui, le vol n'aurait pu avoir lieu que le dimanche matin, entre 9 heures, moment de l'ouverture de l'église, et dix heures, le début de la messe. Pendant l'office, le voleur aurait été vu par les officiants, et après, l'église est fermée jusqu'au lundi matin. – Saint-Denis est une église très fréquentée, non seulement par les croyants assidus, mais aussi par les piétons qui l'empruntent comme passage entre la rue Cathédrale et le quartier des grands magasins, poursuitelle. C'est vrai, à certaines heures de la journée, c'est un jeu d'enfant de s'emparer d'une statue du narthex et la sortir sans être vu.

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La cité truandée Et à Sainte-Croix, c'est encore plus facile. C'est une église plus sombre encore, et pratiquement déserte. Le Saint-Hubert disparu se trouvait près de la porte.

De l'église primitive de Notger, Principe-évèque de liège (985-1008) il ne subsiste, sans certitude, qu'un pan de mur en grès houiller au sud du chœur oriental

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– Dans quel monde vivons-nous donc ? On ne respecte plus rien, conclut Helga. Charles se rend à la salle de bain. Olive termine sa nuit sur le tas de linge, que sa maîtresse a préparé pour le grand nettoyage hebdomadaire. Les portes claquent. L'eau coule. Depuis l'apparition des premières lueurs du jour, le canari s'époumone dans le living. Pendant qu'Helga s'habille, Charles vient vers elle, en se brossant énergiquement les dents. Il s'écrie : – Maintenant j'agis. Ce n'est plus une coïncidence, ça ne peut être que lui ! – Qui lui ? – Celui qui était assis à côté de nous, il y a quinze jours, rue Haute Sauvenière, l'homme que j'ai vu à SaintDenis, en train de photographier pendant la messe. Tu sais bien, celui qui a écrit des signes étranges dans le cahier à Saint-Denis ! – Enfin, il t'en a fallu du temps pour comprendre qu'il se passait quelque chose d'anormal, après m'avoir prise pour une gourde ou une illuminée ! – Et qu'attend-t-il donc, ce Chandelon, pour ouvrir une enquête ? Je vais lui téléphoner ! – Liebling, je dois partir, sinon j'arriverai en retard au Sart-Tilman. Mais avant d'appeler le commissaire, termine ta toilette, et prends garde au cornet, tu vas le barbouiller avec le dentifrice ! Un dernier petit conseil. Ne joue pas au héros, je te l'ai déjà dit ! Dans le quart d'heure qui suit le départ d'Helga, Claude arrive. C'est le jour des comptes. Il a déjà parcouru les grands titres du journal et est au courant de ce qui s'est passé. – J'en suis sûr, ce sont des groupuscules mafieux bien organisés. Ils opèrent en deux temps. D'abord ils effectuent l'inventaire de nos richesses, puis, d'autres viennent chercher la « marchandise ». – Où as-tu donc appris tout ça ? Tu as connu d'autres cas ? – Lors de mon dernier voyage en Chine, on me l'a dit. Ce sont des asiatiques, ou des mercenaires payés par eux. Ce sont de dangereux pilleurs de patrimoines. Charles a décidé de s'investir dans cette affaire. Claude connaît bien l'entêtement dont fait preuve son patron pour les choses qui le passionnent. Il commence par composer inlassablement le même numéro. – Personne au Palais de Justice! dit-il en raccrochant brutalement le cornet. – Quelle mouche t'a donc piqué ? Pourquoi cet empressement ? – Helga et moi avons vu le voleur de Saint-Denis. Maintenant j'en suis sûr. – Sois prudent ! Comment peux-tu être aussi affirmatif ? Charles essaie d'atteindre Chandelon à son privé. Enfin, le contact est établi ! – Heureux de vous entendre, commissaire ! Je viens d'essayer vainement de vous joindre, Place SaintLambert et... – Place Saint-Lambert ? Mais, monsieur Vieuxtemps, les commissaires ont aussi droit à leur samedi, vous savez ! Quel bon vent vous amène ? – Ne le devinez-vous pas ? N'avez-vous pas lu La Meuse de ce matin ? – Vous voulez parler de ces deux morceaux de bois à forme humaine qu'on a volés ?

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C'est bien parce que Charles connaît les plaisanteries douteuses du commissaire qu'il reste calme. Déjà, du temps ou des bœufs en laiton soutenant la cuve baptismale de Saint-Barthélemy furent cisaillés, Chandelon avait utilisé quelques drôleries de mauvais goût, du genre : "Ne vous en faites pas, ces bovidés ne sont pas bien loin, les mâles châtrés ne s'éloignent jamais longtemps". Ou encore, quand Charles lui rendit visite la première fois, il lui avait sorti : "Ne vous étonnez pas si vous entendez des bruits sourds là à côté, ce sont les récalcitrants qu'on torture" Malgré ces plaisanteries, qui ne font rire que leur auteur, Charles insiste : – Il s'agit bien de cela, commissaire. J'aimerais vous communiquer quelques observations bizarres que ma femme et moi avons faites ces derniers temps et qui pourraient faire avancer l'enquête. – De quelle enquête parlez-vous donc ? On ne m'a encore rien demandé. Si une instruction est ouverte et que j'en suis chargé, croyez bien que je ferai appel à vous. Pour Charles, ce type de réponse relève du laxisme et de la négligence. – Mais, commissaire, l'enquête des bœufs n'a encore donné aucune conclusion, et il me semblait qu'ajouter ces nouveaux vols aux précédents allait peut-être vous inspirer davantage et qui sait ?...Vous tomberez peut-être sur les mêmes coupables.

Avant le vol des deux bœufs

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Après le vol des deux bœufs

Chandelon fait partie de ces gens qui, tout au long de leur vie professionnelle, n'ont jamais pris la moindre décision. Il craignait trop de nuire à la programmation promotionnelle de sa "carrière". Sa théorie, il l'a énoncée plusieurs fois au bistrot devant Defrance : "Pour vivre vieux sans problèmes et ne pas rater une marche, il suffit de rester dans son trou de fusilier et de cracher dans le sens du vent". Excédé par ce type de comportement, "rentable" pour l'intéressé, mais profondément malhonnête pour l'institution ou la société qui l'emploie, Charles insiste encore : – Commissaire, si toutefois, vous vouliez bien commencer une enquête sur ce qui se passe actuellement à Liège et qui relève de votre compétence, j'ai des déclarations à vous faire pour amorcer le dossier. J'ai lu, entre autres, une phrase rédigée dans un langage inconnu, de l'hébreu peut-être? Je crois que cela devrait vous intéresser. – En hébreu ! Vous croyez ? – Je suis certain que le voleur de Saint-Denis est l'homme que j'ai vu et je suis prêt à vous donner son signalement, si cela vous intéresse… – Comme vous y allez fort ? Il faut le prouver ! – D'autre part, mon épouse vous confirmera, que ce même individu, à côté duquel nous avons dîné, il y a peu, rue Haute Sauvenière, a payé ses consommations avec une carte bancaire. Il serait donc possible d'en connaître le propriétaire… – Du calme, monsieur Vieuxtemps, du calme ! Inutile de vous précipiter ! Peut-être s'agit-il d'un agent du MOSSAD ? C'est la CIA d'Israël. Rien n'excite davantage Charles, que lorsque sa femme prend ce commissaire comme "l'exemple à suivre". Elle lui dit souvent :

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– Liebling, tu veux trop jouer aux héros, fais comme Chandelon, pas d'excès de zèle ! Vouloir être plus catholique que le Pape ne rime à rien ! D'ailleurs, les services que tu rends à ces gens-là, avec le zèle que tu déploies, te seront un jour préjudiciables ! Chandelon a compris que s'il refuse cette déposition, on pourrait le lui reprocher. Il a toujours eu, au bon moment, le sursaut qui convenait. Tout en pensant : "vas te faire foutre!", il reprend le dessus et, in fine, feint d'accepter. – Passez vers 11 heures, lundi. Plus tôt, c'est impossible, sauf si, bien sûr, vous savez où se trouve le voleur. Dans ce cas, vous n'hésitez pas à me recontacter, et on se rencontre alors tout de suite. Satisfait de la réponse, mais sans être dupe, Charles commence à trier les factures avec Claude. Olive passe alternativement du salon à la salle de bain. Il vient se poser sur les pieds de l'un, puis sur ceux de l'autre, ensuite il s'en va se coucher sur le tas de linge, préparé pour la lessive. Helga revient plus tôt que prévu. Fourbue, énervée, elle n'a pas pu disposer des moyens techniques qui lui auraient permis de bien présenter son exposé. – Je leur ai parlé de tout, de la malnutrition, des jeunes de plus en plus gros, et des mécanismes physiologiques et psychologiques qui mènent à la déviance alimentaire. Des obèses notoires, incapables pour la plupart d'assumer leur état, se sont amusés à me contredire et à me narguer. Furieuse, j'ai quitté la tribune par un coup d'éclat. – Que leur as-tu dit ? interroge Charles, inquiet. – Je leur ai crié: "Puisque vous voulez être gros, et bien restez-le ! On se demande bien pourquoi vous êtes venus ici ! – Après ces explications, on comprend mieux ton état d'excitation. Caresser son chien est sa manière, à elle, de diminuer son stress. Elle s'assied dans le divan et, tapant des deux mains sur ses genoux, appelle Olive : – Saute, chérie, saute ! La chienne Shih-tzu s'élance, mais doit se faire aider pour accéder aux coussins du divan. En reprenant avec Claude le sujet professionnel du moment, Charles laisse Helga se décompresser seule. – Peut-on signer le certificat de Charlottenburg ? – Oui, sans aucun doute, c'est un vrai Watteau ! J'ai indiqué tous les critères qui l'attestent sur le certificat. Le peintre construit par la tonalité, la même gamme nuancée de gris, et le dégradé des teintes bleutées lui sont propres. Ce tableau date sûrement des environs de 1715; les sujets militaires qu'il a peints n'étaient plus traités de manière triomphante. – Ce n’est pas un chef-d’œuvre comme « l’Enseigne de Gersaint » (Photo suivante) que le château expose aux touristes, mais c’est une peinture de grande valeur.

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– Que tu me parais sûr de toi ! – Charles, n'oublie pas que c'est à la fin du règne de Louis XIV. Cette époque fut la moins glorieuse de toutes. D'où, cette scène de campement où les soldats courtisent les filles légères des auberges. C'est très caractéristique !

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La cité truandée Le téléphone retentit. Charles décroche. – Eloi ! Quoi ? C'est pas vrai ! Quand Helga va savoir ça ! – Qu'y a-t-il encore ? dit-elle, en se levant précipitamment, comme si elle sentait que cette journée, mal commencée, allait devenir un désastre. Olive, assise sur ses genoux, ne résiste pas à ce brusque mouvement et roule sur le tapis. – C'est Eloi Robin. Son magasin a été saccagé cette nuit. Ils ont pris tout ce qui se trouvait dans ses vitrines. Il y en avait pour une petite fortune ! – Et l'alarme n'a pas retenti ? poursuit Charles, en formulant tout haut le message d'Eloi pour en informer Helga et Claude. Apparemment pas ! Où es-tu maintenant ? O.K., début d'après-midi, nous serons là ! Puis il raccroche le cornet du téléphone. – Le pauvre, il doit être bien abattu, dit Helga. – Tu parles ! Je l'entendais pleurer en parlant. – Il en avait de jolies choses. – C'est vrai ! Mais il avait surtout bien le tour avec toi. Il te proposait chaque fois d'installer la pièce que tu convoitais dans l'appartement, pour que tu te rendes mieux compte si elle allait ou non s'intégrer au mobilier. – Combien d’objets lui as-tu reporté, intervient Claude, avec un petit sourire narquois. – Pas un seul, si ça peut te faire plaisir ! Pauvre Eloi ! Mais que te voulait-il, Liebling ? – Il est désemparé et a besoin de rencontrer ses amis. Veux-tu m'accompagner cet après-midi ? Nous irons lui dire bonjour. – Bien sûr ! A côté de cette catastrophe, j'ai bien honte de m'énerver pour mes petits problèmes de ce matin. Il a toujours été chic avec nous, Quand nous avions quelques difficultés de payer, il savait toujours nous faire un petit crédit. Mais c'est vrai que mon escalade dans les antiquités n'était pas étrangère à sa force de persuasion et, il faut le dire aussi, à sa compétence. – Qu'avait-il donc de si rare ? interroge Claude. – Je lui ai surtout acheté des statuettes africaines et chinoises. J'ai aussi craqué devant les petits bronzes florentins, surtout le putto qui ressemble comme deux gouttes d'eau à Hélène. – Un objet d'art peut devenir une drogue. Il faut savoir en limiter la consommation. J'ai connu, moi aussi, ce manque un certain temps puis j'ai compris que mes moyens étaient limités et me réduisaient à regarder ou à toucher, mais jamais plus à acheter, dit Claude. Au cours de l'après-midi, c'est l'arrivée de Klaus et Inge. Les Vieuxtemps sont en fête. Au complet, avec Pauline et Olive, ils sont allés les accueillir à la gare des Guillemins, très fréquentée, en ce moment, par les vacanciers. Après un brin de toilette dans la salle de bain, Inge confie à sa sœur, que Klaus vient de quitter l'entreprise qui l'occupe depuis bientôt vingt-cinq ans. Il a craqué nerveusement. Charles a servi des rafraîchissements. Olive est déjà sur les genoux d’Inge, ravie de devenir sa gardienne pour une dizaine de jours.

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La cité truandée C'est d'abord l'aventure professionnelle de Klaus qui entretient la conversation. Charles n'a aucune difficulté à la comprendre, étant lui-même passé par là quelques années auparavant. Directeur commercial dans une filiale d'une grosse entreprise américaine, située dans la banlieue berlinoise, Klaus s'est totalement investi dans sa firme. Depuis quelques années, il avait adopté les nouveaux systèmes de gestion des ressources humaines, en vue d'obtenir la productivité optimale. – Ces nouvelles méthodes devaient, croyait-on au départ, nous épanouir, grâce à l'autonomie qu'on nous rendait. Et c'est bien là que s'est trouvé le piège. On se défonce, puis, comme récompense, on reçoit l'ulcère, la dépression nerveuse, ou l'infarctus ! – Qu'aimerais-tu faire à présent ? interroge Charles. Inge répond : – Klaus est en crise existentielle. Il sait ce qu'il ne veut pas, mais il ne sait pas ce qu'il veut. En attendant, il cherche à trouver du travail par-ci, par-là; ça lui fait passer le temps mais ça rapporte peu. Mais Charles témoigne : – Fais ce que tu aimes, et n'obéis surtout pas aux flatteuses théories managériales ! On te dit qu'on te coule dans un moule impérial. Ce ne sont que tromperies ! Tout te laisse supposer que tu es " l'homme du siècle ", que tu vas devoir sauver l'entreprise ! Puis, quand tu es bien implanté, avec ta famille, près de l'endroit où se situe "ce précieux gisement", tu constates la vérité. Ce n'était qu'apparence, poudre aux yeux, catalyseur d'orgueil. Le divin message était emballé dans du papier et de la ficelle, couleur or. Bref, de la publicité mensongère ! Galvauder tes connaissances, pour orgueilleusement privilégier le paraître avant l'être, t'émerveiller devant des activités, souvent banales, qui te donnent une fausse impression de puissance sociale. Tout cela est un suicide intellectuel. Tu dois à tout prix l'éviter ! Inge l’interrompt. – Oublions ce passé récent, et consacrons-nous au présent maintenant. Klaus, tu veux bien déballer les souvenirs pour Charles et Helga ! – Ah oui ! dit Klaus, ces fameux cadeaux. Mais j’espère bien vous montrer les lieux-mêmes, ajoute-t-il en les déballant – – Inge. –

Alors je sais ce que c’est dit Helga en effervescence ! Voilà ! Avec Klaus, on ne sait pas faire de surprise. Il faut qu’il divulgue tout à l’avance ! s’exclame Voici ce qu’ont apporté Klaus et Inge :

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La cité truandée Un morceau du mur, prélevé par Klaus lui-même et photographié ci-dessous par Inge

Les trois photos suivantes présentent le mur début janvier 1991, treize mois après qu’il fut enfoncé par la population allemande.

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Klaus, les larmes aux yeux, ajoute alors : – Le plus beau cadeau me semble-t-il, Helga, est celui de notre oncle, Kurt, qui n’a pas lésiné sur les moyens pour nous rejoindre à l’Ouest. Voici les photos du chemin peu commun qu’il a emprunté : un filin lancé comme un harpon qui lui a permis de glisser sur un câble alors que les Vopos ripostaient avec leurs armes…Ce siège coulissant se trouve encore au musée de Chekpoint Charlie qui rassemble toutes les astuces ayant permis à nos compatriotes de fuir l’Est. – Et à côté, ces photos de la préparation de l’astuce et du constat, heureusement tardif, des Vopos, ajoute Inge.

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Ne laissant pas le temps aux Vieuxtemps de remercier Klaus et Inge, Olive lève soudain la tête, ses oreilles se dressent, puis elle quitte précipitamment Inge et se dirige vers le hall d'entrée de l'appartement. Devant la porte, elle se met à aboyer, caressant le sol de sa grosse patte velue, comme font les lions au zoo lorsqu'ils grattent au bas de la grille de leur cage pour attirer vers eux le bonbon mal lancé par un passant bienveillant. Helga la suit. Une lettre vient d'être glissée sous la porte, mais est restée coincée. Elle ouvre l'enveloppe et découvre un message anonyme, composé de lettres découpées dans un journal : "Monsieur Vieuxtemps, prenez garde ! Wood vous veut du mal, n'allez pas à Torteval!". Helga sent le sol se dérober sous elle, la transpiration l'envahit toute entière. Elle sort précipitamment de l'appartement, suivie par Olive, rugissante, Du palier de son étage, elle a juste le temps d'apercevoir une main épaisse glisser le long de la rampe d'escalier, qui descend en colimaçon jusqu'au rez-de-chaussée.

Elle rentre dans l'appartement, court vers la fenêtre en façade, ouvre les rideaux. – Trop tard ! C'était un homme, j'en suis sûre ! Je n'ai vu que sa main, à dix mètres; c'est une main aux ongles bien nets, comme celle des employés de bureau de l'hôpital… Ce n’est pas un obèse. – Ce détail n'est pas négligeable. Je le communiquerai demain à Chandelon, lui répond Charles, qui vient, à son tour, de lire le message anonyme.

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– Liebling, appelle Claude! Où est-il en ce moment ? Il faut que tu saches s'il a parlé du lieu de nos vacances à quelqu'un d'autre. – Il est à la cathédrale de Huy. C'était aujourd'hui l'ouverture de l'exposition sur les œuvres du musée de Jérusalem. Je le contacterai ce soir. Tu sais bien que n'est pas le genre d'homme qui divulgue quoi que ce soit; il n'y a aucun risque avec lui ! Charles veut apaiser la situation : – Pas de panique! Il n'y a pas lieu de s'exciter. C'est sûrement une mauvaise plaisanterie. De toute façon, le fond du message n'a aucun sens : Timothy est un gars génial, tu auras l'occasion de t'en rendre compte, Helga ! Malgré cette apparente sûreté, Charles ne peut s'empêcher de se poser la même question que sa femme : qui sait qu'ils vont se rendre là-bas, en dehors d'eux-mêmes et de leur hôte, Timothy ? Le soleil est revenu, mais les traces d'eau restent visibles sur le boulevard. Les Vieuxtemps, Klaus et Helga, profitent de cette éclaircie; ils se rendent dans les rues piétonnes du centre-ville. Après avoir essuyé plusieurs fois les tables et les chaises aux terrasses, entre deux averses, les garçons de café espèrent une soirée plus clémente, où le soleil restera visible jusqu'à la tombée de la nuit C'est rue Pont d'Avroy, en face du cinéma "Palace", que les Vieuxtemps invitent leurs frère et sœur à prendre un verre. Pauline prend Olive sur ses genoux et la cajole, comme si elle voulait lui donner des réserves de son affection pour les jours où elle ne la verra pas. Il fait chaud, mais l'atmosphère n'est plus aussi étouffante que le matin. L'air circule bien. Cette rue est tout un spectacle. On y rencontre toutes les races et pas mal d'excentriques. Les marginaux y côtoient les bourgeois et les souffleurs de feu. C'est la rue de la drague et la rue de la drogue. Le Pont d'Avroy est devenu un fleuve humain ayant pour affluents les rues venant des quartiers chauds. A cette heure, elles sont très fréquentées par ceux qui cherchent un restaurant exotique pour dîner, ou un lieu de détente pour passer la soirée. – Pendant que nous serons à Guernesey, j'ai demandé au professeur Breitner qu'il vous fasse visiter les fonts baptismaux, annonce Charles à ses invités. – C'est bien ! Il y avait longtemps que j'en avais envie, s'exclame Inge. On en parle partout. – Tu sais, Schwester, un historien connu a écrit que "des temps carolingiens jusqu'au milieu du douzième siècle, il n'y eut guère en Europe occidentale de foyer d'art plus brillant que le foyer mosan". Pas vrai Liebling ?

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La cité truandée – Exact, un autre a même dit que du temps de Charlemagne, "Le cœur de l'Empire battait sur la Meuse". – On m'avait dit que les Français étaient des chauvins. Mais j'ignorais qu'ici aussi on pouvait l'être tout autant, dit Klaus, en souriant. Charles propose la visite de la Cathédrale avant qu'elle ne ferme ses portes. Cathédrale qu’il photographie par reflet sur un mur de la rue Bonne Fortune.

A quatre, ils en font le tour. Il les conduit d'abord auprès du gisant du Christ, sculpté par Del Cour. A la droite du chœur, la vierge à l'enfant en bois polychrome a été enlevée par mesure de sécurité. Elle a momentanément rejoint la pièce du cloître où se trouve le trésor. Le sacristain ne la quitte plus. Il y a installé son bureau et une petite table, même si cela réduit l'espace réservé aux visiteurs. – C'est le moment de visiter le trésor ! propose Charles. Bientôt, les portes de l'église seront fermées. Les Vieuxtemps, Inge et Klaus se mêlent à un groupe de touristes français. Aujourd'hui, dans cet espace réduit, notre guide fait de gros efforts pour taire ou minimiser les vicissitudes que Liège a connues sous le joug de la Première République.

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La cité truandée Ces difficultés, alors que la ville était encore principautaire, continuèrent quand elle fut sous la juridiction du département de l'Ourthe. Olive reste calme dans les bras d’Inge. Il semble suivre attentivement les explications. Trouvant les propos du guide un peu trop obséquieux à l'égard des révolutionnaires français, Charles intervient : – Ces Français, ils ont pillé notre patrimoine ! Helga lui donne un coup de coude. L'homme le regarde de travers et poursuit son exposé en des termes tout aussi flatteurs. Les deux pièces maîtresses du trésor (le reliquaire de saint Lambert et celui offert par Charles le Téméraire à la cathédrale de Liège) sont restées à Liège, heureusement ! Et elles font l'admiration des visiteurs, ajoute-t-il.

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La cité truandée Après la visite, le groupe quitte le cloître et rentre dans la cathédrale. Klaus aperçoit un grand homme, correctement vêtu, au comportement insolite. Il paraît trop nerveux pour quelqu'un qui cherche à se recueillir dans une église, et trop préoccupé pour un touriste qui veut en admirer les beautés. – Tu as remarqué le gars qui photographie ? Après chaque prise de vue, il s'assied et écrit dans un petit calepin ? – Où cela ? dit Helga. – Là-bas, dit Klaus en se retournant pour le montrer à sa belle-sœur. Tiens ! Il n'y est plus ! Il était assis près de l'escalier de la...Comment appelezvous ça ? – Près de la chaire de vérité, ditelle en souriant à son beau-frère. – C'était peut-être un historien de l'art ? s'interroge Inge. Décidément, en peu de temps, Liège a apporté à Klaus bien des surprises. Après le message anonyme de cet après-midi, il sent qu'autre chose d'indéfinissable se prépare. Avant de se volatiliser, l'homme a déposé un objet sous l’escalier de la chaire de vérité, dans une encoignure des sculptures qui la décorent.

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La cité truandée Charles se détache du groupe et appelle le sacristain, qui vient retirer une petite boule de papier. – Vous faites bien de me prévenir, la place, ici en face, est un lieu d'échange bien connu des dealers et consommateurs d'héroïne. Certains n'hésitent pas à entrer. C'est ici qu'ils pratiquent parfois leur sale commerce. – Tiens, que c'est étrange ! On dirait un langage imagé. On dirait de l'hébreu! Non, ce n'est pas cela ! A ces mots, Charles tressaille. Le rapprochement est fait avec le cahier de Saint-Denis. Il regarde Helga avec inquiétude. Elle comprend de suite pourquoi. Au même moment, Rue Sœurs-de-Hasque, à cinquante mètres à peine du chevet de la cathédrale, le commissaire Chandelon entre chez Eloi pour le constat. Grincheux et énervé de n’avoir pu profiter de cette journée de repos, il ne sait pas par quel bout commencer. – Vous n'avez touché à rien, n'est-ce pas ? – A rien, commissaire. – Avez-vous un inventaire, ou des photos des objets disparus ? – Pas de photos, mais voici mon répertoire des prix de vente pour la clientèle; et là, dans la colonne de droite, ce sont les prix "marchands". – Mon collaborateur va relever les empreintes. Avez-vous des ennemis ? – Pas que je sache ! – Y-a-t-il des personnes qui viennent ici régulièrement admirer les objets, et qui achètent peu ? – Oui, beaucoup de gens passent par curiosité. Je leur offre parfois un café et nous discutons ici à cette table. Voulez-vous un expresso, commissaire? – C’n’est pas de refus ! – Asseyez-vous, je vous prie ! Vous serez plus à l'aise. – Et toutes ces vitrines, que contenaient-elles ? – Celle-là, à votre droite, des statuettes africaines. Là-bas à votre gauche, des précolombiennes et, en continuant vers le fond du magasin, des égyptiennes. Tout au bout il y avait quelques beaux bronzes chinois et florentins. Et derrière vous...des objets romans. – Désolé de vous poser la question ! Mais il faut bien tout prévoir. Qui sont vos meilleurs clients ? – J'en ai pas mal, mais ce sont des gens en qui j'ai une entière confiance. Par exemple, vous les connaissez certainement, Charles et Helga Vieuxtemps. Charles a déjà travaillé pour la P.J., je crois? – Ah oui, les Vieuxtemps. Je connais, dit Chandelon, le sourire aux lèvres. – Le total du vol s'élève à plus de deux millions ! constate Eloi, au bord des larmes. – Aviez– vous déjà connu d'autres vols ou tentatives avant celui-ci ? – Non ! Mais, nous sommes prudents. Certains objets ne savent pas prendre place dans nos vitrines, et ils peuvent facilement tomber dans un sac, si on n'y prend garde.

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La cité truandée – Comme vous le savez sûrement, il y a eu hier deux disparitions dans les églises. – Oui, j'ai lu ça, ce matin, dans le journal. Vous croyez qu'il y a un rapport avec...? – Rien n'est à exclure et je n'exclurai rien, croyez-moi ! Des gens mal intentionnés ont cru utile de me déblatérer auprès de mes supérieurs. Je vais leur montrer de quoi je suis capable ! répond-t-il à Eloi, les yeux brillants et le regard méchant. En cette fin d'après-midi du samedi, Claude rentrant de sa visite à la cathédrale de Huy, a rejoint son studio, rue du Pâquier, juste le long de l'église Saint-Pholien ; la librairie « A l’enseigne du Commissaire Maigret » fait le coin.

– Tiens! la porte est ouverte! (Pas seulement celle de la librairie sur la photo précédente, mais la porte de l’appartement de Claude) S'il n'avait eu la certitude d'être bien monté au troisième étage et d'avoir rencontré dans la cage d'escalier la dame du deuxième, il aurait pensé qu'il s'était trompé de maison. Plus aucun objet n'est à sa place. Les tiroirs de tous ses meubles, y compris ceux de son bureau, ont été vidés. La porte du réfrigérateur est ouverte et les victuailles, prévues pour le repas du dimanche, ont disparu. Le lit a été retourné. Même le téléviseur a été démonté. Un samedi début d'après-midi, que peut-on faire dans pareilles circonstances ? Claude Havelange n'hésite pas. Ecœuré, il ferme la porte à clé et va se promener. Marcher, marcher longtemps, sans voir personne, sans parler à personne, sans dépendre de personne; retrouver la paix de l'âme et de l'esprit, c'est le seul remède, se dit-il, aidé par son expérience bouddhiste.

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La cité truandée CHAPITRE TROIS : MEURTRE A SAINT-MALO INTRA-MUROS

Dans la salle d'attente de la police judiciaire, ce lundi 8 juillet au matin, Charles Vieuxtemps s'impatiente. Chandelon est déjà en retard de plus de dix minutes. Tout imprégné par Hugo, à la veille de son pèlerinage à Guernesey, il pense à la cour qu'il vient de traverser. Quelques phrases célèbres lui reviennent à l'esprit: « La quadruple galerie qui enferme la cour est admirablement conservée. J'en ai fait le tour (...) Ces piliers sont en granit gris comme tout le palais. Selon qu'on examine l'une ou l'autre des quatre rangées, le fût du pilier disparaît jusqu'à moitié de sa longueur, tantôt par le haut, tantôt par le bas, sous un renflement enrichi d'arabesques. Pour toute une rangée de pilliers, la rangée occidentale, le renflement est double et le fût disparaît entièrement » Chandelon arrive enfin. Souriant et poli, il tend la main à Charles, puis, dans un mouvement rotatif, comme s'il obéissait à un ordre militaire : « Demi-tour à gauche, gauche! », il le précède en lui disant sèchement : – Suivez-moi ! C'est dans un petit bureau, dont la fenêtre donne sur la Place Saint-Lambert, au deuxième étage du bâtiment néo-gothique, que Chandelon écoute Vieuxtemps ou, du moins, feint de l'écouter. Pendant que son secrétaire dactylographie la déposition de Charles, sur une vieille machine à écrire mécanique, règne dans ce bureau, où l'on sent l'encaustique, comme une ambiance « Maigret ». Les pipes et l'intuition du célèbre commissaire étant absentes, bien entendu.

La façade de l’ancien Palais des Princes évêques et à droite les bureaux de la Police Judiciaire liégeoise

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Fresque en étain réalisée par les Ateliers Rouxhet à Louveigné

En oscillant sur sa chaise, d'avant en arrière, puis de gauche à droite, Chandelon donne le mal de mer à Charles. – Il doit être agaçant à ses heures, pense-t-il, en le voyant manipuler, dans la main gauche, puis dans la droite, différents petits objets informes. Parmi eux : un petit minerai de malachite et un scarabée taillé dans le bois, probablement un souvenir d’Egypte… A la fin de l'entretien, le commissaire reprend la position assise et se contente de lui dire de manière obséquieuse : – Merci mille fois pour ces précieuses informations! Nous vous recontacterons, si nécessaire, monsieur Vieuxtemps. Le peu de motivation qu'il a manifestée, tout au long de cette rencontre, n'a fait que confirmer la première impression téléphonique de samedi. Charles n'est pas dupe. Il sait que ce « petit commissaire », il ne le reverra pas de si tôt. Si encore il était discret. Mais Chandelon avait la réputation de trahir la parole donnée. Il utilisait les gens en leur promettant la confidentialité, puis, une fois servi, étalait au grand jour tout ce qu'il avait appris. Sans toutefois citer le nom de son informateur dans le grand public, ce qu'il faisait en privé, Chandelon laissait apparaître des détails suffisants à ses interlocuteurs pour qu'ils devinent de qui il s'agissait. Cette traîtrise lui était devenue coutumière. Sans grande conviction sur l'utilité de la déposition qu'il vient d'effectuer, Charles retourne chez lui, ne pensant plus qu'aux préparatifs du départ en vacances. Olive est déjà habituée à klaus et Inge, tous deux ravis par l'amour que cette petite bête leur prodigue. Pour l'anniversaire d'Helga, Claude n'aurait pas pu mieux choisir que le petit cadeau qu'il a confectionné.

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Dans un joli cadre, décoré d'ivoire et de nacre, qu'il a ramené de ses vacances en Chine, il a placé le poème écrit en l'honneur d'Olive, l'animal sacré des Vieuxtemps. Helga en a les larmes aux yeux et le fixe immédiatement dans son living. De sa part, c'est un signe d'appréciation. Dans le cas contraire, elle l'aurait placé dans une autre pièce, ou à un endroit peu visible. Dans le pire des cas, elle l'aurait même déposé dans sa garde-robe et plus personne ne l'aurait vu.

Olive, notre petite Shih-tzu . Connaissez-vous Olive, notre petite Shih-tzu

?

Si vous la rencontrez, arrêtez un moment Observez la courir, à l'aise, tout votre soûl Et vous verrez la joie qu'autour d'elle, elle répand.

Noire, plastronnée de blanc, semblable à l'avocate Elle sait plaider sa cause aux badauds attendris Quand ils l'admirent trop, d'un air aristocrate Elle les toise comme pour dire : « observez mon mépris!»

Quand elle déambule, et trotte à fière allure La tête en chrysanthème, et la queue en panache Elle évite toujours gadoues et salissures Se garde des bardanes, à sa robe tout s'attache.

Pour couronner le tout, son caractère en or Rend aux hommes stressés, détente et quiétude Aux stupides contraintes des faux conquistadores Olive oppose la paix et la béatitude.

Membre de la famille depuis bientôt six mois Elle côtoie chaque jour, Charly, notre vieux chat. Curieuse, inquisitrice, Olive veut faire la loi Mais la race, malgré l'âge, a raison des combats.

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– Le texte est cucu, s'empresse de dire Pauline à sa mère, qu'elle croise dans le petit couloir qui joint la cuisine au hall. – Veux-tu te taire ! lui lance Helga avec de grands yeux réprobateurs. Le 16 juillet au matin, c'est le moment de quitter Liège. Les Vieuxtemps veulent atteindre Saint-Malo pour le dîner. Helga a le cœur gros de quitter son « dernier nouveau-né », comme elle dit. Pauline lui a donné un bain, la veille, et le Shih-tzu, au poil noir rutilant, resplendit dans les bras d’Inge, qui lui agite sa patte en guise d'au revoir à ses maîtres. Klaus, à côté de sa femme, enjoué lui aussi par la présence du chiot adolescent, leur envoie des baisers. Et commence pour Charles l'aventure hugolienne! Huit heures de route et puis, plus qu'une nuit avant de retrouver Saint-Pierre-Port et Hauteville-House. Son rêve va devenir réalité. Pendant ces longues heures de route, Pauline lit à l'arrière le guide Gallimard sur les îles, et Charles rappelle à Helga les moments inoubliables qu'il a passés à Paris lors de son séjour à l'école des antiquaires. – Il y a déjà un an que j'ai suivi les cours à « La Défense ». Tu te souviens, tu es venue me rejoindre ? – Oui, cette fois-là, je me suis rendue à Versailles pendant tes cours, le temps était splendide. – Les cours avaient lieu au dixième étage de la tour « Neptune » on avait sur Paris une superbe vue, en amont comme en aval du Pont de Neuilly.

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Quand j'ai traversé ce pont, j'ai cru me trouver dans un univers concentrationnaire et surréaliste. Ces implantations désordonnées de buildings, destinés aux affaires, entremêlés d'habitations et de petits commerces, me donnaient la nausée. – Liebling, tu as lu le bouquin d'Alain Paucard sur les « criminels du béton »? – Non, de quoi s'agit-il? – C'est le président du « Club des ronchons ». Il démontre comment l'architecture moderne a fini par imposer son esthétique hideuse. Selon lui, elle n'est « que le reflet d'une absence de spiritualité et d'une négation absolue des canons de la beauté » – Pour en revenir à La Défense, poursuit Charles, il est vrai que « L'Arche », une des œuvres architecturales de l'ère Mitterrand, défigure la perspective des Champs-Elysées. Quand on se trouve à l'obélisque de la Concorde, on distingue une barre horizontale entre les piliers de l'Arc de Triomphe. – Cette semaine-là, à La Défense, le cours avait pour but de reparcourir les grandes périodes de l'histoire de l'art. Les participants visaient à améliorer leur professionnalisme en ajoutant à leurs arguments de vente, le « plus » décisionnel qui transforme l'objet convoité en objet vendu. – Quelle période de l'histoire as-tu étudiée? – Le programme était prétentieux. La première journée était consacrée à l'Art Africain, la deuxième à l'Egypte Ancienne. Puis, ce fut le tour de la Mésopotamie. – N'aurait-il pas été plus profitable d'échanger vos expériences professionnelles comme nous le faisons dans notre discipline ? – Tout le monde n'est pas d'accord. Chaque antiquaire a sa spécialité et en est jaloux. Ils ne veulent pas communiquer facilement leur know-how. Le séminaire avait pour seul but la piqûre de rappel en histoire de l'art. Et pendant la semaine, une journée a été programmée au musée du Louvre. Les deux premières soirées parisiennes, je les ai passées en compagnie de Marchand, un antiquaire de la rue du Faubourg Saint-Honoré. Il semblait bien connaître Timothy Wood. Ils s'étaient connus au Proche-Orient et se prenaient à témoin quand ils racontaient leurs anecdotes relatives aux diverses législations en vigueur dans les pays de la communauté. Marchand était jovial. Il m'avait invité à faire le tour de son magasin. J'en ai conservé un excellent souvenir. Quand le premier orateur de la journée consacrée à la Mésopotamie se présenta, et s'exprima dans un français impeccable, et sans accent, personne ne voulut croire qu'il était de nationalité anglaise, et qu'il provenait d'un petit village du Bailliage de Guernesey, appelé Torteval. Après deux années passées au musée du Caire, ce Timothy Wood avait participé aux fouilles, pendant plus d'un an, entre le Tigre et l'Euphrate. Son retour à Torteval se précipita lorsqu’Américains et Français commencèrent l'envoi de troupes en Arabie Saoudite. Timothy - ainsi m'avait-il demandé que je l'appelle pendant la soirée que nous avions passée ensemble - m'apparut tout de suite comme un homme gai, séduisant, et bon pédagogue. Il m’avait montré ses photos prises sur les sites visités, principalement Babylone. Mais je ne l’avais vu sur aucune d’elles. Tout le monde n’est pas photogénique ou n’apprécie pas, comme moi, d’intégrer le décor, m’étais-je dit alors.

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Nous arrivons à Rouen. On va s'arrêter pour déjeuner sur la place ou Jeanne d'Arc a été brûlée par les anglais. Qu'en penses-tu Pauline ? – J'ai faim ! Mais Jeanne d'Arc... La visite de la cathédrale, que Monet a peinte une quantité étonnante de fois, à diverses périodes de l’année et à divers moments de la journée, fait office de promenade digestive.

Pauline est davantage impressionnée par le beau jeune homme qui leur sert de guide, que par ses commentaires sur l'histoire et le style de l'édifice. Pendant ce temps-là, à une terrasse d'un petit restaurant de Saint-Malo, René Defrance prend un pousse-café. Il y a plus de dix ans qu'il n'était plus venu dans la cité corsaire. C'était la veille du tragique accident de sa femme au château Montorgueil, à Gorey, dans l'île de Jersey. Elle avait quarante ans.

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La blessure s''était peu à peu cicatrisée. Pour oublier, certains se saoulent. Lui, avait choisi de travailler d'arrache-pied. Quand les Vieuxtemps arrivent à Saint-Malo, il est vingt heures. Le départ pour les îles a lieu le lendemain vers midi. Fatigués par le voyage, ils ont décidé de visiter la cité intra-muros, après une bonne nuit et un copieux petit déjeuner. Ils logent à vingt minutes de la cité. Même si le mystérieux message, glissé sous leur porte, ne les obsède pas, il a laissé aux Vieuxtemps un souvenir amer. A la fatigue physique du voyage s'est ajouté le stress des derniers jours. René Defrance a passé la fin de l'après-midi à une terrasse de café dans la rue principale près de la Porte Saint-Vincent. La soirée est belle; un petit vent marin rafraîchit les touristes qui déambulent dans les rues commerçantes.

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La cité truandée De nombreux Anglais, particulièrement détectables par le rose homard de leur « bronzage », sont installés aux tables à tréteaux qui remplissent les rues. Ils semblent apprécier la cuisine française. Defrance quitte la terrasse du café et refait le tour des remparts. Quand vous interrogez un Malouin, pour savoir comment aborder la ville, il vous répond : "D'abord le chemin de ronde qui court sur les remparts, puis, ensuite, jetez-vous dedans, marchez, et regardez". Le contraste entre les belles pierres de tailles, qui ont servi à la reconstruction de la ville, après la guerre, et la patine vert-jaune de la vieille muraille inspire un peintre néo-impressionniste. Il s'est installé sur la plateforme près de la statue de Surcouf.

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La cité truandée Aujourd'hui, dans les lacis de ses rues étroites, parmi ses bastions, tours, portes et échauguettes, dans le chemin de ronde, Defrance goûte aux charmes de la cité corsaire. C'est dans le vieux quartier, non loin de la maison de la Duchesse Anne, près du « Cercle des poètes de langue française » que se trouve son logement.

Le lendemain matin, le 13 juillet 1991, dans la gare maritime de Saint-Malo, les Vieuxtemps attendent d'être conviés au départ de l'hydroglisseur qui va les emmener vers les îles. Une étrange animation règne dans la ville, les C.R.S. sont présents un peu partout. Pendant qu'Helga et Pauline choisissent un magazine féminin pour s'occuper pendant la traversée, Charles, plus mobile, arpente la salle des pas perdus, laissant traîner ses oreilles pour en savoir davantage sur ce qui a pu se passer. Dans la file, face au guichet de réservation des billets, il entend les deux femmes qui le précédent s'entretenir sur le sujet du jour : – C'est un antiquaire parisien, on le voyait souvent dans le coin. Il a reçu une balle dans la nuque à l'intérieur du petit resto qui porte un nom bizarre. Attendez que je me souvienne ! Ah oui! « Les Marins d'Outre-Tombe – J'ai toujours dit à Albert que c'était un repère de brigands, – Il paraît même que de plus en plus de drogués y viennent, dit l'autre femme. – Les C.R.S. ont encerclé la cité. Ils sont sûrs que le meurtrier est toujours à l'intérieur. C'est la dame du kiosque à journaux qui vient de me le dire, reprend la première.

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– De nos jours, on trucide quelqu'un pour une baguette de pain ! ajoute une troisième. Qui aurait approché, ce jour-là, la rédaction des journaux régionaux d’Ouest-France, aurait appris qu’on recherchait un touriste, le seul témoin sérieux du meurtre. Il venait de terminer la promenade des rem- parts et avait préparé son appareil photographique pour "mitrailler" les mouettes rieuses. Alors qu'il dînait, l'appareil posé sur la table, à côté de son assiette, il eut le temps de décharger son film sur le meurtrier, avant qu'il ne s'échappe. Les quelques informations réunies par les policiers, en interrogeant les rares convives présents à cette heurelà, n'ont pas permis d'établir un portrait-robot de l'assassin. Et le bruit circule, que le témoin- photographe s'est éclipsé avant l'arrivée de la police. Le patron affirma qu'il ne connaissait ni l'assassin, ni le touriste, et il faillit tomber en apoplexie quand il constata, devant les policiers, que ce Belge s'était enfui sans payer ses consommations. L'hydroglisseur accoste et les passagers sont priés d'embarquer. Charles, Helga et Pauline traînent leurs trois valises bourrées de vêtements pour répondre aux fantaisies du climat capricieux des îles. Dans la ville et la région avoisinante, les avis de recherche sont affichés partout. Selon le procureur général, l'homme recherché est dangereux. Il faut aller vite pour le retrouver. Voici le signalement que peuvent lire les personnes, dans la salle d'attente, près de la rampe d'embarquement: « Homme mince aux cheveux foncés, âgé de quarante à quarante-cinq ans, vêtu de jeans et chaussé de bottes de cow-boy ». Toujours selon la rédaction d’Ouest-France, l'homme abattu, antiquaire à Paris, avait dans son portefeuille une réservation pour Guernesey, pour le lendemain matin, et deux cents livres de « banknotes » émis dans cette île. La fouille permit surtout de découvrir trois grammes d'héroïne, cachés dans la doublure de son veston. Les analyses de sang du cadavre ont révélé que l'homme n'en consommait pas lui-même, du moins depuis le nombre de jours nécessaires à la dissipation des traces. Parmi les autres objets permettant de mieux cerner la personnalité de la victime, on a retrouvé, dans sa valise, une carte de la ville de Liège sur laquelle deux croix indiquent l'Université et la place du Marché. Toutes les portes de la ville sont étroitement surveillées et les contrôles d'identité continuent à s'effectuer. En fait, au moment du meurtre, Perin, le patron des « Marins d' Outre-Tombe » n'avait pas hésité un instant à emmener précipitamment Defrance en dehors du restaurant, puis, en moins de temps que n'avaient mis les forces de l'ordre pour s'organiser, l'avait poussé dans sa camionnette, et l'avait conduit en dehors de la Cité. – Personne ne doit savoir que tu as acheté des antiquités chez moi! lui avait-il d'abord dit, sans courtoisie. – Mais, quel est le mal ? J'ai vos factures et tout le monde chez nous sait que je vais ouvrir un magasin. – N'essaie pas de comprendre! lui avait-il alors répondu, presque menaçant. Le Malouin avait alors abandonné le Belge, puis avait rejoint tranquillement la Cité, après avoir effec-

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tué une courte halte dans un hôpital de la ville, où il demanda un rendez-vous à l'ophtalmologie. L'alibi crédible était donc trouvé, toute suspicion était ainsi levée, au cas où il aurait été interrogé. Au moment où les Vieuxtemps quittent Saint-Malo pour Guernesey, Defrance est déjà en route vers Liège. Heureux d'en être sorti à si bon compte, et de ne pas avoir dû donner son identité à la police judiciaire, ce qui aurait mis le doute sur l'honnêteté de son nouveau commerce, il se jura qu'il ne reviendrait pas de si tôt dans cette région, décidément damnée pour lui. Le profil du pirate moderne n'a pas changé si on le compare à celui des récits de Stevenson. Comme ses ancêtres, il a conservé les "qualités" de la fonction; il est toujours: "voleur, criminel minable et lâche". Mais, de nos jours, les noces du business et de la truanderie ont engendré une nouvelle espèce d'individus. Ce sont des contrebandiers en col blanc, une sorte de génie malin sachant bien gérer le vice à l'aide du computer et des autres outils modernes de gestion. Defrance ne fait pas partie de la catégorie des hommes fiers. Il aime son confort, sans gaspiller ses moyens, et il est soucieux d'éviter les lieux malfamés, qu'on trouve dans toutes les villes du monde. Ici, à Saint-Malo, tout avait été différent. Dans la cité corsaire, il y avait comme un charme de fréquenter ces lieux qui dépaysent. Il n'avait jamais imaginé que ce petit fantasme allait si mal tourner. Quand il est entré dans cette auberge, Jean Perin lui a présenté un antiquaire parisien : un nommé « Tradaire ». – C'est plutôt un nom germanique, avait pensé Defrance. On le voyait depuis peu dans la ville intra-muros. On disait de lui qu'il commerçait avec quelques gars de la flibuste. Ses premiers contacts avec le milieu avaient commencé au nord de Granville, à BarnevilleCarteret. C'est à partir de la petite gare maritime, située à l'extrémité nord de cette station balnéaire, qu'il navettait entre les îles anglo-normandes et la France. Peut-être pensait-il que ce trajet était moins contrôlé que celui partant de Saint-Malo et qu’en matière de flibuste, c’était plus sécurisant…

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Il disposait aussi de marins auxquels il achetait la traversée directe vers Saint-Pierre Port, ce qui était plutôt rare avec les hydroglisseurs et ferries qui transitaient le plus souvent par Jersey.

Ces marins, passeurs indépendants, exigeaient toutefois que le passager présente une carte reconnue comme étant un passe-droit : c’était le même sceau que celui découvert sur le cahier de Saint-Denis.

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Un jour, le nommé « Tradaire » avait décidé de partir de Saint-Malo. En entrant aux "Marins d'Outre-Tombe", Perin lui avait présenté Defrance. Ils s'étaient échangés quelques mots sur leurs projets respectifs. Tradaire lui proposa de continuer leur entretien après le repas. – Si vous aimez le rhum, je vous en ferai goûter un excellent, que seuls les vrais flibustiers savent apprécier, lui avait dit Tradaire en souriant. Perin leur avait réservé la table du fond, celle qui est entourée de sièges rembourrés et destinés aux invités que l'on voulait honorer. La suite, on la connaît. « Il y a dans toutes les villes, et particulièrement dans les ports de mer, au-dessous de la population, un résidu. Des gens sans aveu, à ce point que souvent la justice elle-même ne parvient pas à leur en arracher un, des écumeurs d'aventures, des chasseurs d'expédients (...) » A Saint-Malo, la "Jacressade" était leur coin. Ce qu'on trouve dans ces repaires, ce ne sont pas les forts criminels, les bandits, les escarpes, les grands produits de l'ignorance et de l'indigence. Si le meurtre y est représenté, c'est par quelque ivrogne brutal; le vol n'y dépasse point le filou. Le truand, oui; le brigand, non (...). Parfois l'honnêteté qui se déguenille tombe là. « Les Marins d'Outre-Tombe » ressemblait à la Jacressade. Mais le meurtre de Tradaire n’avait pas été commis par un ivrogne brutal… René Defrance est à Amiens. Il a logé dans sa camionnette. Nous le retrouvons au moment où il prend un petit déjeuner dans un bistrot, à l'ombre de la cathédrale. L'hydroglisseur transportant les Vieuxtemps arrive à Saint-Hélier. De Jersey à Saint-Pierre Port, il ne reste plus qu'une heure. Pendant la traversée, Helga a entretenu Charles sur le mystérieux message, découvert par Olive, sous la porte d'entrée, le jour de l'arrivée d’Inge et Klaus. Charles estime ne pas devoir en parler à Timothy. Il prétend qu'elle est l'œuvre d'un mauvais plaisantin. Helga est d'un avis contraire. – Ce n'est pas en l'ayant connu comme professeur pendant une semaine à Paris que tu peux être sûr de cet homme, lui a-t-elle dit plusieurs fois. – Tu n'imagines pas que je me laisse inviter, sans m'assurer, au préalable, de la moralité des personnes chez qui je vais passer une dizaine de jours ! lui a-t-il répondu, un peu pincé. – Quand tu le verras, tu comprendras ! Il n'est pas pensable qu'un homme aussi chaleureux soit suspecté de...je ne sais quel danger ! Pendant que Pauline souffre du mal de mer et s'est assoupie un moment, les Vieuxtemps décident, de commun accord, de ne faire allusion à rien. Charles a convaincu Helga : – Ou bien, « il nous veut du mal », comme disait cette lettre, et alors il rira de nous avec le plus grand naturel, comme si nous étions des crédules. Ou bien, si cela est faux, et je mets ma tête à couper qu'il en est ainsi, nous allons le vexer et paraître stupides. Il faut donc se taire !

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La cité truandée CHAPITRE QUATRE. LES MYSTERES DE GUERNESEY.

L'hydroglisseur approche la côte guernesiaise. Les passagers installés au bar, et ceux qui cherchent difficilement leur équilibre sur le pont à l'arrière, sont appelés à rejoindre leur siège. Charles est parmi ces derniers. Au loin, au centre de l'île, la tour Victoria se dessine au-dessus de Saint-Pierre-Port. A gauche, au sud de la ville, se distingue nettement la côte boisée, entrecoupée de « bays ». Déconnecté de sa famille, par cette espèce d'envoûtement qui s'empare de plus en plus de lui, depuis le départ de Saint-Malo, Charles se récite Hugo : « L'Atlantique ronge nos côtes. La pression du courant du pôle déforme notre falaise ouest (...). Chaque jour un pan de terre normande se détache et disparaît sous le flot. (...). La dernière voie de fait décisive de l'océan sur notre côte a pourtant date certaine. En 709, soixante ans avant l'avènement de Charlemagne, un coup de mer a détaché Jersey de la France ». Quelle imagination ce vieux « Totor » ! La réalité est pourtant bien différente. Jersey est née en 6500 avant Jésus-Christ, au moment de la fonte de la calotte glaciaire. Guernesey a toujours été une île, C'est la plus occidentale de l'Archipel de la Manche. D'une forme triangulaire de quatorze kilomètres de côté, avec l'angle droit tourné vers le continent, elle présente d'étonnants contrastes : granit au sud, sable au nord; ici des escarpements, là des dunes; un plan incliné de prairies avec des ondulations de collines et des reliefs de roches; pour frange à ce tapis vert froncé de plis, l'écume de l'océan.

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C'est sous un ciel radieux que les Vieuxtemps arrivent à Saint-Pierre. Il y souffle un léger vent marin, ce qui fait dire à Charles, parfois un peu hâtif dans ses jugements : – Avec un tel climat, c'est plus beau qu'à la côte d'azur ! « Il est "arrivé sur ce rocher d'hospitalité et de liberté, sur ce coin de veille terre normande où vit le noble petit peuple de la mer. ».

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La cité truandée Timothy les attend, seul, à l'intérieur de la gare maritime, juste à la sortie des passagers, près de l'endroit réservé au contrôle des bagages. Il s'avance vers eux. – Bonjour Charles, vous êtes les bienvenus à Guernesey. Madame et Mademoiselle Vieuxtemps, je présume ? Il se penche et fait le baisemain à Helga et Pauline. - Bonjour Timothy, je suis très content d'être ici, lui répond Charles. - Mes amis, commençons de suite par nous rassasier ! Vous devez avoir faim? Nous dînerons à l'italienne dans un restaurant connu des Guernesiais, si vous n'y voyez pas d'inconvénient? - Aucun ! Bien au contraire ! Pas vrai, Pauline? Au cours du repas, l'hôte commence par présenter l'île à ses invités. – Rien de tel comme guide qu'un îlien, se dit Helga. Il a beau genre, en effet ! Et puis, c'est un beau parleur, ce Timothy ! Pauline, souriante, écoute. Charles constate que sa femme a déjà été conquise par le charme déployé par leur hôte. – Vous savez, Guernesey a un passé très riche. Tout dans l'île en témoigne. Et pas seulement les nombreux petits musées, mais aussi les noms des lieux et des rues, les vestiges de patois, les coutumes et les traditions, les cérémonies officielles, l'architecture et les édifices. – Vous, l'archéologue, n'êtes-vous quand même pas un peu dépaysé dans ce lieu marin? Le tour de l'île fait à peine trente Miles, n'est-ce pas ? - Détrompez-vous, Charles ! Certes, les dimensions ne sont pas les mêmes qu'en Mésopotamie, mais ici aussi nous avons de très vieux sites. L'un d'eux est un tombeau en pierre de l'ère néolithique. C'est une des découvertes les plus remarquables, en ce domaine, en Europe occidentale. Guernesey est réputée pour ses chambres mortuaires préhistoriques. On en compte jusqu'à soixante et une dizaine d'entre elles sont en bon état. Charles fait remarquer à Helga et Pauline: – Ne voit-on pas la passion se lire sur son visage ? Toutes deux acquiescent d'un signe de tête et sourient. Le repas terminé, Timothy propose qu'on se dégourdisse les jambes un moment, par une promenade dans Saint-Pierre-Port, avant de reprendre la voiture pour Torteval. La Capitale guernesiaise se présente à Charles, telle qu'il l'avait imaginée : « Un port franc, une ville étagée sur un charmant désordre de vallées et de collines froncées autour du Vieux-Havre (...) Les ravins font les rues, des escaliers abrègent les détours ». L'enthousiasme de leur guide est semblable à celui que Charles a connu lorsqu'il lui fit visiter « Le Louvre » la première fois. « Torteval », la paroisse où habite Timothy, tient son origine de la "tortueuse vallée" qui va de l'église Saint-Philippe à la pointe ouest de l'île, appelée : « Pleinmont point".

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La cité truandée Dans cette paroisse, la moins peuplée de l'île, les ressources ont toujours été insuffisantes pour bâtir une deuxième église, ou même pour effectuer les réparations de survie à l'existante. Les Etats de Guernesey, Timothy Wood et quelques autres mécènes, dont des « Lords » du milieu bancaire, sont intervenus financièrement. L'église de Torteval, prévue initialement en style calviniste, a été restaurée à la manière anglicane. Sa tour cylindrique, visible de loin, et son clocher conique, qualifié de « Chapeau de magicien » par Hugo, donnent à l'ensemble un style particulier, que l'on ne retrouve dans aucune des églises des autres paroisses. Sa cloche médiévale a survécu, bien après la démolition de l'église initiale, pour laquelle elle avait été fondue. A deux cents mètres de là, se trouve le « cottage » de la famille Wood. Il est de style anglais, un peu trop prononcé aux yeux d'Helga. On dirait un château-fort en miniature, avec ses tours latérales crénelées. L’entrée est majestueuse, mais d’une étrangeté digne des films d’épouvante… C’est du moins ce que pense Helga quand elle arrive devant la façade.

– Nos deux filles sont chez leurs grands-parents à Londres, j'espère que tu trouveras les adultes à ton goût, dit Margaret à Pauline, avec un grand sourire.

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La cité truandée Après les habituelles formalités d'accueil, comme la visite de la maison, les Wood offrent le « tea », accompagné de bonbons à l'orange et de petits gâteaux au gingembre et à la menthe, très british. – Ah! ce qu'il m'a parlé de "Oldtime", en faisant allusion à vous, Charles.! lance Margaret. Timothy a une manie, il traduit en anglais les noms propres des personnes qu'il rencontre. – Dans mon cas, ça aurait pu être aussi : "Oldweather". Vous distinguez le temps qui passe et le temps climatique, n'est-ce pas? – Voyons Charles! Quand on se rencontre à l'école d'antiquaires, on n'hésite pas un seul instant entre les deux. C'est "Oldtime" qui s'impose, ajoute Timothy avec un grand sourire. Pauline se sent à l'aise dans ce nouvel environnement. Elle s'intéresse déjà aux objets ornant le living. – Quelle jolie statuette! s'exclame-t-elle devant ce petit homme rondouillard aux mains jointes et au crâne nu. – Vous ne le connaissez pas? dit le maître de maison, en lui apportant et en le déposant sur ses genoux. C'est une statue de l'époque néo-sumérienne; ça se passait vers deux-mille cent avant notre ère, il y a donc environ quatre mille ans. – Quatre mille ans ! Vous voulez dire que ce que je tiens ici dans les mains, a été sculpté il y a quatre mille ans ! – Mais, oui, mademoiselle Pauline ! Votre papa a étudié son histoire à Paris, lors du dernier séminaire. Elle provient de la région de Lagash, en Mésopotamie. C'est un personnage de haut rang, appelé Gudéa. Il fit de sa ville un foyer culturel inégalé. Les palais, les temples et des ouvrages d'utilité publique ont été peuplés de ces statues, dont on compte aujourd'hui une trentaine d'espèces. Parmi les plus connues : « Le petit Gudéa assis », et « L'architecte au plan »...Et bien d'autres, que nous avons vues au Louvre, n'est-ce pas Charles?

Ci-dessus, agrandissement du plan

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Oui ! Et si j'ai bonne mémoire, vous nous aviez parlé aussi du Gudéa "aux larges épaules", et de celui "aux épaules étroites",

– Exact! Mes leçons ont porté leurs fruits, je vois ! La statuette la plus connue est le Gudéa « au vase jaillissant », où il porte le vase symbolique d'où sort l'eau qui va fertiliser la terre.

Quel est le nom de celui que Pauline caresse en ce moment? interroge Helga.

– Le nôtre provient de la région de Tello, Il a son frère au Louvre également. Il est connu sous le nom de « Gudéa de Tello ».

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– Mais monsieur Wood, vous nous dites que ce...Gudéa fut un homme de grande sagesse. Dans cette région du monde, c'est plutôt rare, n'est-ce pas? Après ce que vient encore de faire Saddam ! poursuit Helga. C'est l'impression généralement partagée. Au British Museum, à Londres, on peut voir les œuvres d'art réalisées sous le règne d'Assurnazirpal II, puis sous celui d'Assurbanipal. Ces deux rois régnèrent entre le neuvième et le septième siècle avant notre ère. On ne peut pas nier que les thèmes évoqués, par les sculpteurs, sur les bas-reliefs de l'époque, sont cruels : chasses, déportation, esclavagisme… Mais la cruauté est bien relative en tout temps et en tout lieu. – Un de ces deux rois, n'a-t-il pas préféré la mort à la reddition ?

Avant de s'immoler par le feu, il a même choisi, paraît-il, de voir disparaître tout ce qu'il aimait : ses pur-sang arabes, ses joyaux et... – Et les superbes femmes qui l'entouraient, Helga, intervient Charles qui veut compléter le tableau. Cette histoire est celle de Sardanapale, peinte par Delacroix. Tu as vu la toile au Louvre. C'est un tyran légendaire. Mais c'est vrai qu'il s'est probablement inspiré des deux rois assyriens, qu'en pensez-vous Timothy ?

Scènes de chasse au lion : British Museum Leur hôte anglais est pensif. Apparemment déconnecté de la conversation. Il attend quelques longues secondes avant de répondre : – Sûrement, mais mon esprit vagabondait et se demandait si la célébrité et la postérité n'appartenaient pas tout autant à ces rois, peu scrupuleux de la vie de leurs sujets, qu'aux bienfaiteurs, comme ce Gudéa ? Helga regarde Charles avec une pointe d'inquiétude. Il s'en rend compte. – Puisque vous vous êtes rencontrés à l'école des antiquaires parisiens, il serait difficile de ne pas commencer votre séjour à Torteval par la visite des « stores », propose Margaret. Ce sont les stocks, comme vous dites. Ils se trouvent derrière le cottage. Voulez-vous nous accompagner ? Il s'agit en fait d'un hangar préfabriqué, bien dissimulé derrière des haies de conifères. A l'intérieur se présente un spectacle rare, comme Charles en a rarement vu auparavant. Cela n'est même pas comparable aux greniers parisiens de Marchand, rue du Faubourg Saint-Honoré. Ici, c'est un véritable Capharnaüm La réserve de Timothy renferme davantage d'objets lourds et diversifiés. Alors que Marchand avait bien quelques

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pointes de pinacles ne dépassant pas dix kilos chacune, Timothy a accumulé des pinacles entiers, un confessionnal, des bénitiers en marbre, des croix de cimetière en fer forgé, des pierres funéraires décorées de symboles nazis, des objets de culte catholique et protestant, des vieux canons de la dernière guerre, des mouettes empaillées, un phare antiaérien récupéré à Pleinmont en 1944, quelques pierres décorées avec un « V » de la victoire, un masque à gaz spécialement conçu pour un cheval, et cetera...

Un peu plus loin, dans une petite pièce contiguë au hangar, c'est le volume consacré à la Mésopotamie. On y trouve même un Saddam Hussein en bronze et en grandeur nature.

Et puis, à nouveau une série de « Gudéa » semblables à celui du living.

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Nous aurons le temps de revenir plus tard, à deux, dit Timothy à Charles. Il ne faut pas trop barber les dames. –

Ce n'est pas du tout le cas. Au contraire, Monsieur Wood, répond Helga.

Faites-moi le plaisir de me tutoyer, Helga !

D'accord, Timothy ! lança-t-elle, très intéressée par l’alphabet d’une écriture ancienne gravé sur une pierre.

Ce qui lui rappela aussitôt le cachet du cahier de Saint-Denis qu’avait vu Timothy.

Pierre babylonienne avec l’écriture babylonienne, que j’ai photographiée au British Museum L’Ougaritique est une langue sémitique découverte par des archéologues français en 1929. Elle est connue presque uniquement sous la forme d'écrits trouvés dans la ville en ruine d'Ugarit. (Ras Shamra, Syrie). Elle a été utilisée par des érudits de la Bible hébraïque pour clarifier les textes bibliques en hébreu et a révélé des façons dont les cultures de l'ancien Israël et de Juda ont trouvé des parallèles dans les cultures voisines. L'Ougaritique a été appelée «la plus grande découverte littéraire de l'Antiquité depuis le déchiffrement des hiéroglyphes égyptiens et de l'écriture cunéiforme mésopotamienne»

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La cité truandée – Margaret, profitons du beau temps, et faisons le tour du village avec nos amis ! – O.K. Darling ! Ce dimanche quatorze juillet au matin, le lendemain de l'arrivée des Vieuxtemps, a lieu la visite privée de Hauteville House. Le conservateur, un nommé Collins, les accompagnent. – Je tiens d'abord à vous remercier. J'apprécie l'exceptionnel honneur qui nous est réservé, lui dit Charles, ravi. – Les amis de mes amis sont mes amis. Que ne ferais-je pas pour faire plaisir à Tim ! – Oui, Charles, Mr. Collins vous fait...Comment vous dites encore?... "Vous fait une fleur"…dit Timothy. La gestion et la sécurité sont sévères, au point d'interdire toute photo et d'empêcher l'accès aux espaces délimités par des cordes. La visite des jardins est même interdite. Rares sont les endroits au monde qui ont conservé leur authenticité comme Hauteville-House. Cette maison appartient à la ville de Paris de- puis 1927.

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La cité truandée – Vraiment, je suis « aux anges » ! s'exclame Charles. – « Aux Anges » ? demande Collins, étonné. – C'est une expression comme « faire une fleur ». Nous appelons ça des métaphores. – Oh Yes ! Nous aussi, nous utilisons, mais ce n'est pas une traduction littérale. Par exemple, vous dites : "J'ai d'autres chats à fouetter" et nous, nous disons : « J'ai un autre poisson à frire », « I have another fish to fry ». Que cela est drôle ! Mais, encore une anecdote avant de commencer la visite. Elle vous fera comprendre combien il est important de respecter l'homme qui hante encore ces lieux. : Il y a quelques jours, j'ai dû user de toute mon autorité. Une jeune étudiante française, guide pendant ses vacances, faillit être lynchée par un professeur de français venu spécialement de Paris pour visiter Hauteville-House. Pourtant, les guides avaient été formés. Nous avions insisté sur l'éthique toute particulière dont ils devaient faire preuve à l'égard de l'homme qui a tout conçu dans cette maison. L'apparente désinvolture de cette étudiante, et les remarques plutôt péjoratives qu'elle avait formulées à l'égard de Hugo, ont déplu au visiteur. Il s'est mis en colère. Déjà, une première fois, au cours de la visite, il était intervenu et avait interpellé l'étudiante : – Mademoiselle, le pire des défauts, c'est d'accepter une tâche que l'on n'aime pas. La deuxième fois, il fut plus méchant : – Mademoiselle, vous injuriez l'homme et profanez cette maison! Hugo doit se retourner dans son caveau du Panthéon. Je porterai plainte auprès du conservateur de ce musée.

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La cité truandée – Et ce fut fait! Je fus obligé, lettre à l'appui du plaignant, de congédier l'étudiante et de la renvoyer en France, quelques jours à peine après le début de son activité. J'ai fait appel à Timothy, « l'homme des solutions urgentes ». Le lendemain matin, un nouveau guide se présentait dès l'ouverture de la maison. – Vous le connaissez bien, Charles. Mon ami Marchand, l'antiquaire parisien du Faubourg SaintHonoré! Dommage ! vous ne pourrez pas le rencontrer; il est retourné hier, dit Timothy. On se serait rappelé nos souvenirs parisiens ! – C'est inhabituel, mais, puisque vous le souhaitez, nous commencerons par le haut ! Pendant le trajet, Charles photographie tout, en s'extasiant devant des détails dont il est le seul à connaître l'histoire. Ils arrivent dans le couloir qui les mène droit au Look-out. Ils vont entrer dans cette pièce où Hugo écrivit ses plus célèbres romans et combien de poèmes…

– Tu l'as vraiment dans la peau, lui dit Helga, ce n'est en fait qu'une serre installée sur un toit. – Ne banalise pas ce temple de la littérature, Helga, tu me fais de la peine !

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La cité truandée En entrant dans cette pièce rectangulaire, on y voit, à gauche, un premier divan; à droite, un deuxième divan à trois gradins, et au milieu, un vieux poêle de faïence blanche, et aux deux angles opposés aux divans, se trouvent les émouvantes tablettes de bois noir, où il posait ses manuscrits, et où il a écrit, debout, tant de chefs-d’œuvre. – N'oublie pas que c'est ici que sont nés : « Les Misérables, Quatrevingt-treize, et La Légende des Siècles ». Puis, ce fut le tour des « Travailleurs de la Mer », le roman qui a pour décor tout ce que nous voyons devant nous, insiste Charles. – Que vous êtes passionné et lyrique ! s'exclame Collins; ça fait plaisir à voir ! C’est vrai que ce paysage, quand j'ai le temps de l'observer, depuis Aurigny jusqu'à Jersey, en passant par Herm et Jethou, Sark et Breckhou, je le trouve le plus beau du monde. Et même, s'il est vrai que la côte française est difficilement visible, quoi qu'en dise Hugo, ce n'était pas une raison pour que la jeune guide, récemment évincée, dise avec humour aux quinze personnes dont elle avait la charge : -Il n'y avait vraiment que lui pour voir la France d'ici. C'était un grand imaginatif… L'étage du « Look-out » a toujours été son appartement privé. Quand il le quittait, il emportait la clé. Mais, le grand « spectacle hugolien » est la visite des deux salons : le bleu et le rouge. Hugo y a minutieusement installé des miroirs dans les deux pièces. De sorte que, après l'ouverture de la grande porte à deux battants qui les sépare, les deux volumes se confondent, et l'ensemble prend un aspect magique. Collins s'apprête maintenant à créer l'effet de glaces attendu, par les deux pièces soudainement mises face à face. – Le spectacle rococo va apparaître dans toute sa splendeur! Laissez-vous capter par l'exubérance, ditil, en ouvrant toutes grandes les deux portes. Mais, à peine a-t-il prononcé ces mots, qu'il pâlit et hurle, comme terrifié par ce qu'il constate. –

Trois nègres, il n'y en a plus que trois ! Quand Paris va savoir ça !

Charles Hugo, le fils aîné de l'écrivain, avait décrit ainsi les quatre nègres juchés sur des piédestaux, auprès desquels il a photographié son célèbre père : « Ce sont des nègres au profil camus, à la tête rasée, aux formes fines et athlétiques, à peine couverts d'une légère draperie qui s'ouvre sur la poitrine, s'agrafant sur l'épaule et laisse les jambes nues. Chacun d'eux garde une allure différente, et tous pourtant font partie du même groupe. Ils s'élancent à demi et semblent obéir à un ordre: on dirait un quadrige d'esclaves d'or ».

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La cité truandée

Collins a dû s'asseoir dans le jardin d'hiver, visiblement défait, les larmes aux yeux. – Faites comme si je n'étais pas là, prenez vos photos, j'ai besoin de calme. Timothy, continuez sans moi, je n'en peux plus ! Mais cette découverte a altéré le plaisir de chacun. Collins, devenu tout rouge, se tient le visage entre les deux mains. Il a besoin d'air. Tout le monde l'accompagne au rez-de-chaussée puis au jardin. Le trajet emprunté les fait passer dans le couloir aux faïences et le fumoir. Malgré le geste réprobateur d'Helga, Charles a continué à photographier. – Je ne peux tout de même pas rater le coin où la petite Jeanne et le petit Georges devaient se rendre quand ils étaient punis ! C'est là que le grand-père passait les confitures pour les faire patienter ! lui lance-t- il, offusqué. Timothy va chercher dans sa voiture, une petite bouteille de whisky, et en verse un verre à Collins. Sous le balcon, à l'endroit où se prenaient jadis les photos familiales, et où Hugo organisait le repas mensuel des enfants pauvres, Collins récupère de son émotion, et pense aux inévitables reproches de Paris.

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La cité truandée Helga s'est aventurée avec Pauline plus profondément dans le jardin pendant que Charles photographie "La fontaine aux dauphins" sous toutes ses coutures. Soudain, le pied d'Helga cogne un petit objet métallique caché dans l'herbe. Elle le ramasse et le rapporte à son mari. – Tiens, on dirait une petite trousse ! Elle ne dépasse pas la taille d'une boite d'allumettes, constate Charles. Timothy ne lui laisse pas le temps de l'observer davantage. Il prend la chose et la met en poche en disant: – Je la rendrai à Collins quand il ira mieux. C'est encore un avion qui l'aura lâché, ça arrive souvent dans le coin, les lignes régulières passent juste ici audessus. La visite s'abrège. Le conservateur est confus. Il a appelé la police et les dépositions des cinq visiteurs ont été enregistrées. A part la découverte de l'absence d'un des quatre nègres, il n'y a rien d'autre à dire. – Cette journée, plutôt mal commencée, doit se terminer en beauté, dit Timothy. – Après le lunch à Torteval, nous nous rendrons à Pleinmont Point, la pointe extrême ouest de l'île. Le temps se maintient, le ciel est d'un bleu rare pour cet endroit. Helga semble heureuse, plus du tout préoccupée par cette matinée qui a tourné court. Charles n'est pas déçu, puisqu'il a pris toutes les photos qu'il a voulu. Il se réjouit surtout de se voir au balcon, avec pour toile de fond le château Cornet. Ce n'a pas été facile, mais, après maintes insistances, Pauline a quand même accepté de le photographier. Les femmes marchent cent pieds devant et parlent des études de leurs enfants. Tous ensemble, ils descendent la route sinueuse qui joint le plateau à la baie, par où passent les bus joignant St-Pierre Port à Pleinmont Point. – Quel plaisir de vivre sur une île, Margaret! dit Helga. – Pourquoi, sur une île? N'est-on pas bien aussi sur les plages normandes, quand il fait beau ? – Non ! Ce n'est pas la même chose. Ici, on a l'isolement. J'aime me sentir sur une terre entourée d'eau. Margaret se plaît à entendre les Vieuxtemps échanger leurs souvenirs de vacances. – Vous en avez de la chance d'avoir passé autant d'années en France. Nous, on ne sort jamais d'ici. Timothy est tout le temps à l'étranger. J'aurais pu l'accompagner et aller vivre là-bas, mais, je n'ai pas voulu

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La cité truandée abandonner mes parents. Ils habitent Weymouth, sur la côte sud du Royaume Uni, à une petite heure d'ici en hydroglisseur. – Margaret, nos amis vont penser que tu ne te plais pas ici ! intervient presque sévèrement Timothy, comme si une précision s'imposait. – Ce n'est pas le cas. Je venais de finir de dire à Helga que nous avons tout sur place. Mais, maintenant que mes enfants sont plus grands, j'ai envie de sortir un peu plus souvent de l'île. – Promis, Margaret ! A l'arrière-saison, nous ferons un beau voyage pour rattraper le temps perdu. Soudain, un son aigu les interpelle. Timothy, très embarrassé, s'empresse de l'arrêter, en tirant de sa poche un petit objet, Helga reconnaît le boîtier qu'elle a découvert dans l'herbe du jardin de Hauteville- House. Margaret, qui ne connaît pas ce détail, regarde son mari, et lui demande le plus naturellement du monde : – Qui donc t'appelle un dimanche ? Timothy arrête l'alarme et ne répond pas. Charles, vraiment trop absorbé par ce lieu, rêvasse et n'a attaché aucune importance à cet incident. Helga, par contre, est troublée et s'interroge : – Il doit s'agir de son propre sémaphone. Ou alors, c'est celui d'une connaissance... Pourquoi a-t-il cru indispensable de le faire passer pour un objet perdu par un avion ? Comment se fait-il qu'il était dans le jardin de la maison Hugo alors que la visite ne nous y avait pas encore conduits? Le passage du « Guernseybus », rempli de touristes, donne à Timothy l'occasion de parler d'autre chose : – C'est le bus panoramique qui fait le tour de l'île. Quand il fait beau, comme aujourd'hui, ça en vaut la peine! La côte apparaît maintenant ainsi que la petite île de Lihou, toute proche.

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La cité truandée

Au loin sur cette mer d'huile, quelques bateaux, aux voiles réduites à de petites tâches bleues ou rouges, cherchent difficilement le vent nécessaire à leur propulsion. – Une île de plus à ta collection, Pauline ! – C'est sûrement la plus petite, avec celle de Paul Ricart. Tu te souviens, Pa ! l’île au large de Bandol où les chiens étaient interdits ? Hélène et moi étions fâchées que les humains n'acceptaient pas notre petite « Myrtille », notre petite chienne à cette époque… – Oui, c'était l'année des îles, répondit Charles. On avait aussi été à Porquerolles. – C’est du sommet qu’il faut la regarder, le spectacle en vaut la peine, dit Timothy. A droite, Lihou ; à gauche, le fort Pezeries et les Hanois avec leur phare et leurs dangereux récifs.

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La cité truandée Ci-dessous, le phare et les récifs des Hanois et, à l’avant-plan, Fort Pézeries. En bas de page, le sommet de Pleinmont Point et au loin la petite île de Lihou. Puis un timbre de Guernesey avec le phare des Hanois

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La cité truandée Fatiguées, les femmes ont prévu de regagner le cottage par la même route qu'à l'aller. Charles et Timothy contournent la pointe de Pleinmont en passant par les ruines du fort Pézeries. De là, ils distingueront bien les récifs des « Hanois" » Ils seront aussi très proches de la « Maison visionnée » de Hugo, située sur le plateau juste audessus des falaises. Là où hommes et femmes se séparent, Timothy entre dans la cabine jaune en face de l'hôtel de tourisme au nom pompeux d' « Imperial Hotel ». – Y aurait-il une relation entre l'appel du sémaphone et le coup de fil qu'il donne maintenant ? se demande Charles. – Par la longueur de l'indicatif, qu'il compose plusieurs fois, sans réponse apparente, ce doit être une communication internationale, se dit-il. Vers dix-huit heures, les deux hommes, malgré le plus long trajet qu’ils ont emprunté, rejoignent leurs épouses et Pauline au moment d'aborder la dernière ligne droite avant d'arriver au cottage. Un homme attend devant la barrière. – Tiens, voilà John ! dit tout naturellement Margaret, comme si elle avait affaire à un habitué de la maison. Précédant les Vieuxtemps, elle franchit le porche crénelé de sa propriété et les engage à la suivre pendant que Timothy converse dans la rue avec l’homme qui attendait. En prenant une douche, dans la salle de bains contiguë à leur chambre, Helga donne à Charles ses premières impressions sur les deux journées passées dans l'île. – Liebling, quelque chose de bizarre se passe ici ! – Vois-tu des fantômes dans ce grand manoir anglais? – Non! Ne te fous pas de moi, une fois de plus ! Tu n'as pas remarqué la tête du gars qui nous attendait devant l'entrée? Pourquoi Timothy ne nous a-t-il pas présentés? – Ma curiosité a ses limites, surtout lorsque la bienséance à l'égard de mes hôtes l'exige. Qu'avait-il donc de particulier cet homme? – Je ne sais pas l'expliquer, mais il n'avait pas une tête d'honnête homme. Il ressemblait à un des personnages d'Hitchcock… Ah oui ! le gars qui a découpé sa femme en morceaux et les a emportés dans une valise...Tu te souviens, dans Fenêtre sur cour.

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La cité truandée – Parfaitement bien ! dit Charles, un tantinet agacé. C'est bien ce que je pensais, poursuit-il, tu es un peu trop fatiguée. Ou alors, tu ne digères pas bien le gâteau à la menthe de Margaret. Raymond Burr dans Fenêtre sur Cour d’Alfred Hitchcock

– Vraiment, tu es un homme infâme ! Je me demande toujours pourquoi je t'ai épousé ! – Aurais-tu peur qu'il vienne cette nuit te scier les membres ou ceux de Pauline? – Tu n'as pas vu les yeux luisants de Timothy quand il nous parlait de ces deux rois d'Assyrie ? – Assurnazirpal et Assurbanipal ? – Oui, ces deux tyrans ! Il semblait les admirer... – Allons, cette fois, tu fantasmes ! – Oui, je sais. Une fois de plus... La nuit commence à tomber. Il fait très chaud. Timothy s'est excusé après le repas, il devait participer à une importante réunion, prévue de longue date par le comité organisateur de la paroisse. Les femmes regardent les albums de famille. Charles sent qu'il ne pourra pas s'endormir. Les soupçons d'Helga ne sont pas sans fondement. Lui- même a été déçu cet après-midi par l'attitude secrète de Timothy concernant le sémaphone. Il se dirige vers le plateau qui surplombe la mer. De là, il n'entend plus que le bruit reposant des vagues. Poète à ses heures, il s'assied et regarde le magnifique coucher de soleil, sur lequel se dessine la forme noire des récifs et du phare des Hanois. Il reste là, presqu'une heure, et rêve: « Cet écueil est célèbre. Il a fait les mauvaises actions que peut faire un rocher. C'est un des plus redoutables assassins de la mer Il attendait en traître les navires dans la nuit. Il a élargi les cimetières de Torteval et de la Rocquaine (...). Aujourd'hui l'écueil des Hanois éclaire la navigation qu'il fourvoyait; le guet-apens a un flambeau en main. On cherche à l'horizon comme un protecteur et un guide ce rocher qu'on fuyait comme un malfaiteur.

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La cité truandée Les Hanois rassurent ces vastes espaces nocturnes qu'ils effrayent. C'est quelque chose comme le brigand devenu gendarme. ».. Au moment où Charles s'apprête à remonter la falaise, il entend des voix. La soirée est propice à l'imagination et la dose géante de whisky versée par Timothy, au retour de la promenade, n'est pas étrangère à cela. Assis près des rares buissons qui poussent sur ce plateau, il attend un moment et écoute. Deux voix d’hommes résonnent dans les rochers. Charles ne comprend pas bien ce qu'ils disent. Ils se dirigent vers l'Est. L'église de Torteval sonne les vingt-trois heures. Reprenant prudemment sa promenade, qui devient maintenant une filature, Charles aperçoit les deux formes noires, arrivées près d'un blockhaus allemand de la dernière guerre. En avançant dans leur direction, il les entend de mieux en mieux. Un mot devient perceptible de temps en temps, sans qu'il puisse vraiment comprendre le sujet de leur conversation…Leurs silhouettes immobiles se dessinent bien dans le ciel clair et étoilé, au-dessus du chantier des falaises. Ils transportent un objet, long et plat. Ce doit être un coffre lourd, si on en juge à leur démarche, lente et saccadée. – L'histoire du « cadavre découpé », qu'Helga a imaginée, serait-elle vraisemblable ? se demande-t-il. L’atmosphère hugolienne est bien reconstituée. Les décors et les personnages des "Travailleurs de la Mer" sont devant lui. Les deux hommes progressent toujours vers l'Est. L'étroit sentier des falaises, très accidenté, ne cesse de monter puis de descendre, avec des boucles à gauche puis à droite, épousant ainsi les reliefs des baies successives. Charles s'est progressivement habitué à leurs voix. Il peut maintenant mieux les comprendre. Ils s'expriment en français. – Prends garde! Ici à droite, le terrain est plus meuble et tu risques la chute, dit l'un d'entre eux. – Nous serons vite arrivés, répond l'autre. Celui qui marche en tête n'a pas d'accent, l'autre est un Anglais, à n'en pas douter. – A Guernesey, la langue française est courante, et, en période de vacances, ce n'est pas bien surprenant. Beaucoup font le tour de l'île, à pieds, et dorment « à la belle étoile », se dit Charles, comme pour se rassurer.

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La cité truandée . Au pied du blockhaus, que ces hommes viennent de quitter, quelques mouettes se disputent un morceau de pain et rient autour de lui. L'agitation humaine, inhabituelle à cette heure tardive, doit les avoir perturbées. Charles ramasse un bout de bain pour en estimer la fraîcheur. C'est en fait une croûte de tarte. Son état pâteux indique que la cuisson est du jour-même, ou tout au plus de la veille. Il ramasse la boule de papier ayant servi d'emballage et lit : « Pâtisserie Legros, Saint-Malo ». Par le ton de la conversation des deux hommes, il constate qu'elle prend peu à peu un caractère de reproche. L'homme s'exprimant bien en français dit à l'autre : – John, j'ai eu le Belge au téléphone cet après-midi. Il a appelé "Traide" sur son sémaphone, et c'est moi qui ai répondu. – Que voulait-il ? – Il ne m'a rien dit de précis, mais je sens qu'il va nous lâcher. Il parle tout le temps de la Meuse et de Rotterdam parce que, dit-il, c'est plus facile pour lui. – Et alors qu'as-tu répondu? – Rien de précis. Charles est maintenant très près. Il saisit tout ce qu'ils disent. – Et l'autre Belge, celui de Saint-Malo, la police sait qui il est? poursuit l'homme sans accent. – Non, je l'ai suivi jusqu'à Cancale. Là, il a déjeuné dans un resto d'huîtres. Ensuite, il est reparti, seul. – Et les objets de Perin? – Le belge les a avec lui, dans sa camionnette. Foi de Harris, nous les récupérerons ! Il faut avertir nos éclaireurs à Liège ! Pour Charles, les événements de ces dernières vingt-quatre heures commencent à s'éclaircir. Il doit bien s'en remettre à l'évidence, l'homme sans accent, c'est son hôte à Guernesey, Sir Timothy Wood. Quant au nommé Harris, il était sûrement en France en cours de journée, si on en juge à la fraîcheur de la pâtisserie de Saint-Malo, et à son allusion à Cancale... – Il n'y a pas de doute, le sémaphone n'appartenait pas à Timothy, mais bien à un nommé "Traide" ou "Treed"...qu'un deuxième mystérieux Belge a fait retentir, on ne sait d'où, lors de leur promenade. Charles reste un moment immobile et pensif. L'énigme est complète, Rebrousser chemin et retourner vers le cottage lui semble être, à ce moment-là, la meilleure solution. Va-t-il raconter ce qu'il a entendu à Helga ? C'est prendre le risque de lui gâcher ses vacances et celles de Pauline. Il choisit donc momentané- ment de se taire Le lendemain matin, Margaret a décidé d'emmener Helga et Pauline faire du shopping, à Saint-PierrePort. Après le petit-déjeuner, Wood s'est excusé auprès de sa femme et de ses invités. Il devait se rendre à sa banque pour affaires urgentes, – Si je m'étais permis semblable liberté, alors que mes invités sont à la maison, Helga, ne l'aurait pas apprécié, pense Charles. – Chaque pays, chaque mode, murmure-t-il.

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La cité truandée Pour lui, la nuit n'a pas été bonne. Il a beaucoup réfléchi à ce qu'il a vu et entendu dans la soirée. Tout tournait dans sa tête. Il ne parvenait pas à trouver une trame plausible d'événements. D'abord le billet découvert par Olive, où on lui annonçait le danger de quitter Liège; ensuite le sémaphone, trouvé dans le jardin de Hauteville-House, où Timothy feignit d'ignorer ce qu'Helga avait trouvé dans l'herbe. Puis, ce même sémaphone qui retentit lors de la ballade à Pleinmont Point? Il aurait appartenu à un nommé « Traide » ou « Treed ». C'est sûrement cet homme que Timothy a essayé de joindre depuis la cabine jaune. Et, last but not least, ce mystérieux individu qu'Helga soupçonne être un découpeur d'homme, c'était sûrement le nommé Harris ! – Ce matin, je n'ai pas envie de vous accompagner faire du shopping, se risque de dire Charles à Margaret et Helga, enthousiasmées par leurs projets. – Vous aurez encore le temps, un autre jour, Charles. Faites comme vous l'entendez ! Timothy n'en a pas pour des heures. L'idée de Charles est de reprendre le chemin des falaises, là où il l'a abandonné hier soir, à l'Est du blockhaus. – Peut-être, vais-je y découvrir l'énigme de la veille? pense-t-il. Je ne crois pas que Timothy soit allé à sa banque, et que son activité nocturne soit terminée. Il va certainement la poursuivre aujourd'hui. Après le départ d'Helga et de Pauline dans la Rover, pilotée par Margaret, Charles se dirige immédiatement vers le plateau de Pleinmont. Il a emporté la petite brochure qu'il avait achetée à la FNAC avant le départ. Selon les indications de son livre, la côte sud va prendre un caractère très sauvage où il n'y a pas de plage accessible.

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La cité truandée Lorsqu'on atteint le lieu appelé « Le Creux Mahié », il est déconseillé de suivre le sentier en contrebas de la falaise, laissé sans entretien depuis plusieurs années. C'est là que se trouve la plus grande grotte de l'île. L'entrée est située au-dessus du niveau de la mer. L'intérieur est sec et accessible par un long boyau d'une dizaine de mètres. Un poète guernesiais a écrit un conte de fées sur les pêcheurs, qui venaient rechercher leurs paniers à crabes, pendant les nuits de clair de lune. Ils rencontraient alors des fées sortant du "Creux Mahié" pour aller danser au sommet des falaises. On raconte qu'un tunnel joint cette grotte à l'église de Torteval. Du sommet de la falaise, pendant les fortes périodes de chaleur, quand la mer est calme, on peut entendre de mystérieux sons, connus sous le nom de « Canons des îles ». Ils ont souvent été entendus au large, même depuis la côte de Jersey. Il y a plus de deux cents ans, le Sire de Goudeville a écrit dans ses mémoires qu'il entendait des sons mystérieux, depuis son manoir du Mesnil du Val, dans le Cotentin, à quelques miles à l'Est des îles anglonormandes. Des explications diverses ont été avancées pour expliquer ces détonations qui durent deux à trois secondes. Parmi elles, on a évoqué: les vagues battant la grotte, des coups de feu, le tonnerre lointain des explosions de mines, les bruits de surface ou de sous-sol, d'origine sismique, ou géologique. Mais, au- cune d'entre elles n'a jamais été prouvée et le phénomène reste toujours un mystère. Arrivé au Creux Mahié, Charles se dit que c'est peine perdue de vouloir en connaître davantage. Wood est bien trop intelligent pour avoir laissé des traces. Et puis, il n'a pas l'âme d'un détective privé. Il s'assied un moment, et observe la côte, très découpée. A sa gauche, il aperçoit, à l'Est, au-dessus du faîte de la col- line suivante, un autre blockhaus. Depuis l'extrême pointe de Pleinmont, ça doit être le cinquième. La beauté sereine du paysage et le calme de la mer, sont des incitants à la marche. S'il se laisse prendre au charme de cette côte Sud, il risque bien de se retrouver loin, sans s'en rendre compte. – Tiens, voilà la grotte dont parle le guide! Une plaque en bois, fraîchement repeinte, indique: « Cave ». Charles prend le petit chemin perpendiculaire à celui des falaises, et arrive à l'entrée d'un boyau de granit. La grotte répond bien à la description du guide : « inaccessible par la mer, sèche, pas de mousse, et pas de champignons ». Le sentier semble y entrer, sans discontinuité, comme si ce chemin était fréquenté régulièrement. Au début, l'accès est facile, mais une dizaine de mètres plus loin, Charles constate un fort rétrécissement, franchissable à genou ou en rampant, comme c'est le cas pour les gens plus épais, comme lui. Peu habitué à ce genre d'exercice, et par prudence, il préfère renoncer à y entrer. Soudain, un bruit étrange provient de l'intérieur de la grotte. En fait, il s'agit plutôt d'un mélange de bruits intermittents, parfois plus aigus, parfois plus graves. – Etrange! se dit-il. On a beau être un scientifique, après cette lecture sur le Canon des îles, la réalité semble confirmer la légende. L'écho de voix haletantes lui parvient de l'intérieur. Il parcourt les dix mètres qui le séparent de l'entrée du boyau, au pas de course, et va se planquer, à plat ventre, dans les hautes fougères. Couché, derrière une borne de signalisation en granit gris, comme on en voit tout le long de la côte, Charles observe et écoute.

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La cité truandée Le premier des deux hommes dit à l'autre : – Maintenant ça suffit, les bateaux ne suivent plus. Nous devons nous en contenter. Tu peux prévenir Weiss et Battis ! Qu'ils ne fassent rien d'autre jusqu'à nouvel ordre ! Charles reconnaît bien Wood. Et cet homme, c'est bien celui qui attendait Timothy devant le cottage, le "découpeur de cadavres" selon Helga. C'est aussi celui de la veille au soir qui, avec la silhouette légèrement penchée vers l'avant, portait le coffre avec Timothy. – Je dois mémoriser les deux noms que Timothy vient de prononcer! Ils font partie de l'énigme de hier soir: « Weiss et Battis ». Weiss, c'est « blanc » en allemand, et l'autre, pourquoi pas: « Saint Jean-Baptiste ». « Le "blanc saint Jean-Baptiste », voilà bien l'expression mnémotechnique qui me convient ! – Que fait donc Wood avec ce gars-là ? Il a menti à sa femme prétextant une visite à la banque à Saint-Pierre-Port, ou alors, elle doit être au courant des manigances de son mari. Charles remarque le coffre plat, que les deux hommes transportaient la veille au soir. Aujourd'hui, ce coffre semble vide, si on en juge à la facilité avec laquelle ils le déplacent. Wood et Harris passent à deux mètres de lui, et quand ils arrivent sur le « Cliff path », « le sentier des falaises », prennent alors la direction de l'Ouest vers Pleinmont. Charles attend encore un quart d'heure avant de se relever. – Maintenant que le vin est tiré, il faut le boire ! J'en sais trop et pas assez. Entrer dans la grotte, il n'en est pas question, mais Timothy m'en dira davantage avant notre retour à Liège...j'en suis sûr! Le 19 juillet au matin, les deux hommes ont commencé la journée dans le hangar, derrière le cottage. Margaret n'a pas voulu d'aide pour la préparation du petit déjeuner. C'est l'heure des "Nouvelles en bref", Helga et Pauline regardent la B.B.C. Elles attendent impatiemment la carte du temps. A Guernesey, c'est tout ou rien. Quand il fait beau, c'est bien vrai que l'on se croirait dans une belle île sous les tropiques. Quand il pleut, et que le brouillard se lève, alors les touristes dépriment. Stupéfaction! Bien qu'Helga ne pratique pas couramment la langue de Shakespeare, elle est certaine d'avoir bien compris. Il n'y a pas de doute, le speaker vient d'annoncer le meurtre d'un ministre belge. Mais, le nom, elle ne l'a pas saisi.

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La cité truandée Margaret apporte les confitures, le lait et les Corn flakes. Elle a été distraite et ne peut pas confirmer ce qu'a cru comprendre Helga. Seul le breakfast compte : – Les haddocks fumés, le bacon et les « saussages » arrivent, dit-elle, enchantée de bien soigner ses invités. Pauline, dont l'oreille est peu habituée à la musicalité de la langue anglaise, n'est pas davantage d'un grand secours. Timothy, toujours attentionné et serviable, propose d'acheter le "Daily Telegraph". Si, un événement de cette importance s'est vraiment produit, il doit y être mentionné. A la troisième page, réservée pour les nouvelles internationales, le journal annonce que l'ex ministre Andrew Cools a été battu de deux balles de 7.65, par un homme d'environ quarante-cinq ans mince, en jeans, et portant des bottes de cow-boy.

Il y a moins de six mois, Charles l'avait encore rencontré à Bierset quand ils prirent le même avion pour Paris. Ils avaient échangé quelques mots Cools lui avait dit : – Vous êtes monsieur Vieuxtemps, que je rencontre parfois au restaurant chinois, n'est-ce pas? Comment va votre activité? Et qu'est-il advenu de ces malfrats qui ont cisaillé des bœufs sur le socle des fonts baptismaux ? Et ces pièces volées au musée Curtius, les a-t-on retrouvées? Charles se contenta de répondre: – Monsieur le Ministre, je ne suis pas la P.J ! Je fais tout ce qui est en mon pouvoir et ma compétence pour dénouer l'intrigue. Mais dans ces affaires je ne suis qu'un consultant. – C'est vrai, votre job est plus scientifique. Je vous assimilais déjà à la police ! Restez bien là où vous êtes, c'est moins stressant, s'était-il contenté de répondre. La grande truanderie sévit partout, même dans les endroits insoupçonnés, ajouta-t-il, en terminant de rouler une cigarette... Charles imagine bien, depuis Guernesey, qu'à Flémalle et dans toute la région, cet événement a dû provoquer une secousse psychologique, même chez ceux qui n'ont pas la même obédience politique ou philosophique que lui. Toutes les supputations vont bon train. On parle d'affaires de gros sous, de vengeance passionnelle... Et Charles poursuit ses commentaires sur le ministre défunt. – On ne pouvait rester indifférent à la personnalité d'André Cools, Je l'ai connu au début de sa carrière quand il n'avait pas l'empire financier qu'on lui attribue aujourd'hui, Il est toujours resté à l'écoute des habitants de sa région, et en particulier des petites gens, pour lesquels il intervenait, dans tous les domaines, lorsque se posait un problème. Je l'avais surtout apprécié lors d'un débat culturel télévisé sur le thème: "la culture et la société". Il y avait été remarquable. Je l'entends encore dire: « Les travailleurs de 1930 étaient plus cultivés, dans le sens

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La cité truandée général du terme, que les travailleurs de 1990 qui sont tombés dans tous les pièges du système capitaliste. Fausse consommation, fausse culture de la T.V., volonté de remettre aux autres la responsabilité de ce que l'on ne peut pas faire soi-même ». Aujourd'hui, les femmes ont choisi de visiter un petit village artisanal pas loin de Saint-Sampson, Pendant ce temps, Wood veut faire visiter à Charles un ancien pub de l'île :"The Dorset Arms", situé Hauteville Street, non loin de la maison de Hugo. Charles comprend vite le but de cette invitation : se retrouver seul avec lui.

– Je voudrais bien parler business avec vous, commença-t-il par dire. On ne pouvait pas être plus clair. – Mais pourquoi pas! lui répond Charles, décidé de ne pas se lancer tête baissée dans les affaires, sans avoir d'abord obtenu une réponse claire et précise aux questions qu'Helga et lui se posent depuis plu- sieurs jours. – Vous retournez en France après-demain et serez en Belgique vers la fin du mois. C'est bien cela, n'estce pas? – C'est bien cela! Timothy se lève et va commander deux grandes bières au comptoir, qu'il ramène à la table. – Charles, je ne « tournerai pas autour du pot », autre expression bien de chez vous, je crois ?... – Et tout-à-fait à propos dans un pub, dit Charles souriant, en levant son verre.

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La cité truandée – J'aimerais que vous soyez mon représentant en Belgique pour écouler la marchandise que vous avez vue dans ma réserve, derrière le cottage. Vous me paraissez bien introduit dans le milieu des antiquaires et vous-même ne m'aviez-vous pas dit à Paris que vous envisagiez ce type d'activité en plus de votre laboratoire? Etonné par le discours direct de Timothy, Charles feint de s'intéresser à sa proposition. – Et que devrais-je vendre si j'accepte ? – L'Irak me manque, Charles. J'y retournerai dès que possible. Dommage...ma femme préfère vivre en Europe ! Je comprends cela, elle ne veut pas s'éloigner de nos deux filles qui sont à l'école dans le RoyaumeUni. Mon retour m'obsède de plus en plus. – Que faisiez-vous en Mésopotamie en dehors des fouilles ? – Je fouillais encore et encore, répond Timothy, en ricanant à haute voix. Je vois que nous nous entendons bien. Je vais vous raconter ce que je ne dis pas à tout le monde. Au cours de la dernière année passée là-bas, j'ai parcouru tous les sites archéologiques connus : d'abord, Ninive, puis Nimrod et Assur situés sur le Tigre. Ensuite, Mari et Babylone sur l'Euphrate. Les six derniers mois, avant mon retour, je les ai passés là où les deux fleuves se rejoignent, ce qu'on appelait autrefois la Chaldée, le pays où est né Abraham. J'aurais ensuite voulu visiter Suse en Iran. Mais Saddam en a décidé autrement. Je me trouvais encore à Ur, tout proche de la frontière du Koweit, en avril 90, trois mois avant que je devienne votre professeur à Paris. Le Koweit a été envahi le 2 août. A cette époque, les archéologues étaient retournés chez eux. Il faisait d'ailleurs beaucoup trop chaud pour y travailler. Heureusement, le climat nous avait déjà fait décamper! Après une courte interruption, le temps de remplacer les verres vides par des pleins, Charles se montre bien documenté sur le sujet. – Selon un professeur, titulaire de la chaire d'assyriologie à l'université de Liège, un confrère de Breitner, le conflit risque de laisser des traces. Il se passera peut-être des années avant que vous ne puissiez retourner sur les fouilles ! – C'est bien possible ! répond Timothy, comme peiné par ce qu'il vient d'entendre. Les risques de destruction dus à la guerre me paraissent limités en Irak. Les sites à proximité des agglomérations sont mieux abrités que ceux proches des bases militaires, principalement visées par les Américains. A Ur, hélas, l'armée irakienne a installé un poste de radars. On peut imaginer que les bombardements ont visé cet endroit. Je voudrais savoir ce qui s'est passé réellement. – Et les diplomates anglais, entre autres, que vous avez dû côtoyer pendant votre séjour, qu'ont-ils fait pour empêcher la destruction des grands sites ? – De nombreux diplomates sont intervenus auprès des forces américaines, anglaises et françaises pour éviter les bombardements dans les zones archéologiques. Je sais que cette demande émanait des Irakiens. Ils avaient envoyé une circulaire aux universités étrangères qui menaient les fouilles. Toutefois, je ne sais pas si cela a provoqué, ou non, des réactions et nous ne le saurons pas de si tôt. Vous avez raison quand vous dites qu'il faudra du temps avant que nous y retournions. Les populations ne nous toléreront plus comme avant.

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La cité truandée – Mais nous nous écartons du sujet, Timothy, précisez votre pensée, qu'attendez-vous de moi commercialement ? – Il y a deux types d'objet dans les fouilles : ceux qu'on doit rendre aux universités qui nous paient pour ces découvertes, et ceux que nous prenons pour nous. Vous me voyez venir ? – Oui, très bien! Vous voulez que je vende le deuxième type d'objet, je présume ? – Vous avez tout compris ! Charles reste pensif. Il se demande un moment s'il va pouvoir lui raconter la conversation qu'il a entendue à la pointe de Pleinmont au coucher du soleil, ainsi que sa visite au Creux Mahié quand il l'a vu avec Harris sortir de la grotte, Une réaction imprévisible de son hôte risquerait de tout gâcher. Timothy ne lui laisse pas le temps d'en dire plus comme s'il était gêné par le silence prolongé de son interlocuteur. – Vous vous souvenez de Marchand, l'homme du faubourg Saint-Honoré, qui vous a fait visiter son magasin ? Vous n'avez malheureusement pas pu le rencontrer ici, suite à son retour prématuré. Il vendait, entre autres, des masques africains et précolombiens. D'où pensez-vous qu'ils venaient ? De fouilles évidemment ! Je connais d'autres antiquaires qui s'approvisionnent en Angola mais à une autre échelle. Des avions petits porteurs, envoyés par eux, atterrissent à vide en pleine brousse et repartent remplis de masques et de statues. Une fois j'ai eu très peur; j'avais ramené à Bagdad depuis Lagash quelques petites statuettes, dont justement deux petites têtes de Gudéa.

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L'une était intacte, on aurait dit qu'elle venait d'être sculptée, alors qu'elle datait de quatre mille ans, L'autre était assez abîmée mais on voyait très bien qu'il s'agissait de ce personnage. Comme le montre la carte précédente de la Mésopotamie ancienne, de Lagash à Bagdad, pas de problème : il n’y avait que 400 kilomètres à franchir, et sans contrôle. Et la malle quitta Bagdad sans ennui; nous avions pris la précaution de dissimuler les statuettes parmi une dizaine d'autres, en plâtre ou en résine, que les touristes peuvent acheter dans la région. La police douanière nous avait fait ouvrir nos malles, mais elle se contenta de regarder le contenu sans demander de la vider. Les deux véritables statuettes étaient en dessous des autres. Elles étaient taillées dans la diorite ou la calcite et étaient évidemment beaucoup plus lourdes. Les douaniers se seraient vite aperçus du vol s’ils les avaient prises en mains. – Ces opérations doivent être terriblement stressantes ? Vous prenez de gros risques ! intervient Charles. – Oui, c'est vrai, mais attendez la suite. Quand l'avion atterrit à l'aéroport de Londres, un douanier me demanda, cette fois, de vider la malle. Je me sentais pris au piège. Dans ces situations on essaie de s'expliquer mais il est difficile de ne pas paraître suspect. Notre chance, ce jour-là, fut que le contrôleur n'avait jamais vu ni entendu parler de Gudéa et ne savait pas distinguer un vrai d'un faux. – Et les statuettes Timothy, vous les avez encore? – Il m'en reste quelques-unes; vous les avez vues dans ma réserve. Les autres, je les ai vendues récemment à un antiquaire de Saint-Malo. Depuis cette fouille, je vous jure bien que je n'ai pas recommencé. Charles n'hésite pas à l'interroger davantage. Il pense que, si vraiment Timothy veut qu'il devienne son partenaire dans ce trafic d'objets, il va devoir tout lui dire: – Mais aujourd'hui, comment faites-vous alors pour vous réapprovisionner? Wood sourit mais répond à tout.

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La cité truandée – Je me charge de les faire venir par d'autres. Chacun reçoit sa quote-part dans l'aventure. Vous comprenez bien que je ne peux pas risquer ma réputation ici sur l'île. D'ailleurs, notre justice est très sévère. Comme vous le disiez tout-à-l ‘heure, ce serait considéré comme recel et punissable de prison. Timothy, voyant sourciller Charles, comprend qu'il va devoir changer de tactique. Il commence par le mettre à l'aise. -. Charles, je ne veux pas vous tromper. Je n'imagine pas un seul instant que vous vous engagiez dans une activité qui puisse mettre en doute la crédibilité de votre entreprise, vous qui certifiez l'origine des objets d'art. Vous savez, je ne travaille pas seulement avec l'Irak, je traite aussi avec l'Afrique. – Les africaines aussi, vous les achetez sur place pour quelques centaines de dollars et vous les revendez à trois cents mille francs belges? lance Charles, sentant Timothy sur ses gardes. – Parfaitement! – Vous n'êtes pas gêné de commercialiser ce que les destructeurs de patrimoines, qui sévissent partout dans le monde, vous fournissent. Il y a moins d'un mois, j'ai lu dans un journal, qu'au coucher du soleil, de jeunes enfants se sont cachés dans les ruines de Karnak et ont cisaillé deux têtes de bélier, qui ont été vendues à Moscou à un prix démentiel. Ne parlons pas de ce qui se passe à Angkor ! Il en a trop dit pour s'arrêter là. Son hôte va bien devoir se confier davantage et peut-être parler de l'autre réserve...celle que Charles soupçonne d'exister dans la grotte du sentier des falaises. Timothy ne se laisse pas prier et poursuit. – Pourquoi serais-je gêné? Si ce n'est pas moi, ce sera un autre. Je n'éprouve aucun sentiment de culpabilité. D'ailleurs, si cela me « tracassait », comme dit souvent Breitner, je ne vous aurais pas fait visiter mon stock dans le hangar derrière le cottage. – Parmi les objets que vous me demandez de commercialiser, y a-t-il des objets religieux de nos pays? – Oui ! Je dois bien l'avouer ! Certains « fournisseurs » m'ont souvent proposé des ornements architecturaux provenant d'églises, comme des pinacles, et de vieilles pierres tombales, mais aussi des objets du culte comme : des crucifix, des ciboires, et des calices... Une certaine clientèle apprécie des saints en bois, polychromes de préférence, ajoute-t-il en fixant Charles dans les yeux. Ce dernier ne feint plus d'être un partenaire potentiel, il redevient authentique. – J'ai le respect de ces objets plus que tout autre. Je me vois mal les commercialiser, alors qu'ils ont servi pendant plusieurs siècles aux offices religieux. Et si ce sont des statues, savoir que tant de générations sont venues se recueillir devant elles, inhibe complètement, chez moi, l'envie de les commercialiser. – Oh vous savez Charles, moi je ne m'y entends pas beaucoup à tout cela. Un objet ou un autre ! – C'est le type de remarque qui me déçoit, Timothy, je ne vous le cache pas. Et, Charles, maintenant bien lancé, poursuit : – Comment faisiez-vous pour sortir ces pièces des sites mêmes; je suppose qu'il y avait bien des contrôles aux périmètres ? Timothy n'esquive plus aucune question.

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La cité truandée – Lorsque la pièce n'était pas trop grosse, il nous arrivait de la retirer et de la mettre, soit en poche, soit dans notre valisette. Nous la transportions alors à l'hôtel après avoir donné quelques dollars à l'arabe chargé de nous fouiller. Quand l'objet était vraiment trop lourd, nous imaginions alors un stratagème et nous la casions chez les « Gugus » qui vivaient dans une baraque sur le site même, jusqu'à ce que l'on trouve le moyen de l'emporter. Les « matabiches », comme vous dites, il n'y a que cela… partout ! – C'est vrai, pas seulement dans ces coins-là ! – Pour le retour, comme je vous l'ai déjà dit, l'avion était le mode de transport le plus courant. Parfois, il nous est arrivé d'utiliser le bateau. – Les receleurs sont nombreux en Belgique. En fait, vous me demandez d'en faire partie si je vous comprends bien, précise Charles. – Chez vous, en Belgique, je crois bien que si un objet est vendu trois ans après le vol, vous n'êtes plus condamnable pour recel ? – C'est exact, mais nous devons prouver notre bonne foi et nous devons restituer l'objet au prix où nous l'avons acheté, si la personne lésée peut prouver qu'il lui appartient. Vous comprenez maintenant pourquoi notre pays est une plaque tournante…je vois ! – Vous comprenez aussi pourquoi, vous Charles, m'intéressez, ajoute Timothy avec le plus grand naturel. La conversation vient de franchir un cap difficile où Charles va devoir décider, c'est-à-dire accepter ou refuser sans équivoque l'offre de Wood. Une troisième bière est amenée par le barman, ce qui est rare dans un pub anglais. Charles constate que Timothy n'a même pas fait un signe pour la commander. Il semble évident qu'il est un habitué de l'endroit, particulièrement soigné… Timothy a à nouveau le faciès crispé. Il se demande s'il va ou non poursuivre ses confidences. -. Essayez ! Vous aurez quinze pour cents du prix de vente pour vous, sans investissement de votre part. Vous n'êtes même pas obligé d'avoir un étalage ! Un registre de commerce, oui, c'est quand-même plus prudent. Vous savez, trois objets à deux cents mille francs par mois et vous récoltez quatre-vingt-dix mille francs belges nets. Et tout cela sans compromettre votre activité principale ! Et puis, vous avez...je crois...un collaborateur chevronné dans l'art de la restauration...n'est-ce pas ? – On ne peut pas nier qu'un tel raisonnement soit alléchant, Timothy ! Helga ne travaille qu'à mi-temps, et moi, je reste les trois quarts de la journée dans mon laboratoire, juste au-dessus de notre appartement. Rien de plus facile ! – C'est donc OK ? – Il est permis de réfléchir un moment, sans s'engager pour autant, n'est-ce pas? Imaginez que je vous dise « oui », comment recevrai-je les pièces à vendre ? – De la manière la plus simple. Un camion viendra vous les délivrer à l'adresse que vous indiquerez. Tout se fera dans les règles. Je vous ferai une facture au nom de la société Wood's and Co, mais seulement pour la moitié de la livraison.

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La cité truandée Ne craignez vraiment rien, il n'y a aucun risque. Si cela était, je ne vous le proposerais pas. D'ailleurs, si tous les antiquaires du monde étaient contrôlés et punis pour agir comme je vous le propose, ils auraient une résidence secondaire dans la prison la plus proche. . La conversation se termine ainsi, Timothy et Charles quittent la brasserie, affamés. Il est près de treize heures. – Charles, je vous invite dans un petit restaurant, à trois cents mètres d'ici, un peu plus bas que Hauteville-House. Il a pour enseigne: Les Travailleurs de la Mer, et l'enseigne est bien en français. – Permettez-moi aujourd'hui d'être votre hôte, réplique le Liégeois. – Pas le moins du monde, tant que vous resterez sur le sol de Guernesey, c'est moi qui vous invite ! Le patron du restaurant, qui parle très correctement le français, propose le menu « haut de gamme » :

Le potage Deruchette L'écrevisse à la Gilliatt, agrémenté de pommes nature Le fromage de Hauteville La glace des îles.

Pendant le repas, Charles, n'ayant pas encore trouvé de réponse à toutes les questions qu'il se pose, veut en savoir un peu plus sur les recherches policières concernant le vol à la maison Hugo : – Dites! A propos! Le nègre disparu à Hauteville-House, qui a tant affligé Collins, l'a-t-on retrouvé ? – Non ! C'est étrange, cette disparition ! La police pense que l'étudiante, évincée pour les raisons que vous connaissez, aurait voulu se venger. Charles commence à perdre patience. Si même un court moment, sous le charme de son interlocuteur, il a pu envisager une collaboration avec Timothy, jamais, il n'a pensé aux avantages financiers qu'il pourrait tirer de coupables activités. Il pense à Helga qui lui a souvent dit : – Liebling, je ne mangerai jamais de cuisses de grenouilles quand je sais qu'on les leur arrache, alors qu'elles sont vivantes. Je ne veux pas être complice de ces habitudes barbares. Accepter les propositions de Timothy eût été aussi de la barbarie patrimoniale. Charles refuse net:

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La cité truandée – Timothy, je suis désolé. Je ne puis accepter votre proposition. Vous vous trompez à mon égard. Je suis tout le contraire de ce que vous croyez. Il tend un feuillet à Timothy, sur lequel est écrit un poème de Claude:

Les Assassins de l'Art.

Que ce soit à Paris, à Londres ou à Louksor, Sévissent des truands avides de trésors. Ce que pendant des siècles, l'homme a réalisé Pour que vive à jamais, ce qu'ils ont tant aimés.

Rongeurs de lieux publics, piranhas des musées, Hyènes des églises et dealers d'objet d'art, Cupides imbéciles aux appétits barbares, Vandales impénitents des œuvres stylisées.

A l'héro, au haschisch, infâmes poudres de mort, Vous avez préféré piller les patrimoines. Et vous enrichissant sans le moindre remords, Avez décapité les Dieux en Macédoine.

Quand cesserez-vous donc, horribles prédateurs De détruire ces œuvres en dix mille ans bâties ? Et dont la seule vue éblouissait nos cœurs Croyant l'éternité à jamais garantie.

Timothy, étonné que Charles avait préparé sa sortie, le regarde et dit : – O.K ! J'ai compris, restons-en là. Je n'insisterai pas. – Sans rancune ! répond Charles, en lui tendant la main. Timothy la serre et ne parait nullement contrarié par le refus de son invité. Le repas se poursuit dans l'amitié et la sérénité.

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La cité truandée Pendant ce temps, à Liège, le professeur Breitner est venu, comme promis, chercher Klaus et Inge pour leur faire visiter les fonts baptismaux de Saint-Barthélemy. Olive les accompagne. Ce n’est pas la première fois que la sœur et le beau-frère d’Helga visitent Saint-Barthélemy. La dernière fois, c’était à la Noël de 1989. La crèche, cette année-là, montrait les personnages près du mur éventré à la Porte de Brandebourg.

Aujourd’hui, l’objet de leur curiosité est tout autre. – L'œuvre qui est devant vous a fait couler beaucoup d'encre, dit Breitner. D'éminents professeurs, dont certains de mes collègues, se sont vivement opposés à ce sujet. On distingue deux grandes tendances. Les uns disent que c'est une œuvre byzantine du dixième siècle, et les autres affirment qu'elle est de fabrication mosane pure, et date du début du douzième siècle. Je n'entrerai pas dans ces polémiques qui risqueraient de vous ennuyer, mais je vous dis, d'emblée, que je suis pour la deuxième solution. – Votre enthousiasme fait plaisir à voir, professeur ! Quand je dis à Charles que les Liégeois valent bien les Français pour leur chauvinisme, je ne crois pas m'être trompé, ajoute Klaus en riant. – Ne croyez pas cela, monsieur Klaus, Il ne s'agit uniquement de chauvinisme mosan; mes conclusions sont fondées, nous avons les éléments qui le prouvent, insiste Breitner. Ma certitude repose sur quatre faits incontournables : D'abord, la bénédiction du Christ est faite à la mode latine, et les commentaires des différentes scènes qont écrits en latin, et taillés d’origine. Voyez, ici, la mention "Pater". Cela signifie que c'est bien Dieu le Père anthropomorphe qui surplombe la scène là au-dessus de la colombe.

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La cité truandée Or Dieu le Père anthropomorphe n'est apparu à Byzance qu'au quinzième siècle. Ensuite le soldat armé est un soldat occidental, avec la plus grande certitude. Enfin, du point de vue du style, on retrouve les modèles carolingiens fournis par les ivoires et la miniature 1. Avertissement de l’auteur. Insertion à la trame romanesque, d’un texte officiel rédigé par Pa. J (voir le lien suivant) :http://www2.ulg.ac.be/le15jour/Archives/152/stbar.shtml. A lire de préférence après avoir terminé le roman. INSPIREE DE LA “MER D’AIRAIN” QUI, SELON L’ANCIEN TESTAMENT, SE TROUVAIT DANS LE TEMPLE DE SALOMON JERUSALEM, ELLE EST PORTEE PAR 12 BŒUFS ET SYMBOLISE LA CONTINUITE ENTRE L’ANCIEN ET LE NOUVEAU TESTAMENT. CERTES, LE PR PIERRE COLMAN A EMIS L’HYPOTHESE QUE LA CUVE PROVIENDRAIT DE BYZANCE, VOIRE DE ROME, MAIS LE PR JEAN-LOUIS KUPPER, S’APPUYANT SUR UN TEXTE CONTEMPORAIN DES FAITS , LE CHRONICON, ESTIME POUR SA PART QU’ELLE A ETE COMMANDEE PAR HILLIN – THEOLOGIEN DISTINGUE, CHA- NOINE ET ABBE DE NOTRE-DAME AUX FONTS AU DEBUT DU XIIE SIECLE – ET COULEE EN REGION LIEGEOISE. « LES FONTS SONT-ILS DUS AU TALENT DE RENIER DE HUY ? L’HYPOTHESE EST PERMISE, PENSE JEAN-LOUIS KUP- PER. CET ORFEVRE A BIEN VECU A L’EPOQUE, PRES DE LIEGE, A HUY, UNE REGION RICHE EN MINERAIS DE ZINC ET CONNUE POUR SA PRODUCTION DE LAITON, RESULTAT D’UN ALLIAGE DE CUIVRE ET DE ZINC. MAIS NOUS N’EN AVONS PAS LA CERTITUDE. » A

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La version romanesque ne doit pas évincer l’avis des historiens liégeois

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SUITE DE LA TRAME ROMANESQUE : Un homme entre dans l'enclos vitré, réservé aux visiteurs. Breitner le regarde sans rien dire et continue son exposé. Olive tourne la tête, pointe les oreilles vers l'intrus, frétille des moustaches, mais n'aboie pas. Klaus reconnaît le grand homme qu'il avait aperçu à la cathédrale Saint-Paul, le jour de leur arrivée. – C'est cet homme, qui avait glissé le message dans les replis de la sculpture, sous la chaire de vérité, Que dois-je faire? se demande-t-il. Inge le voit embarrassé mais ne comprend pas. Breitner est passé à la description des différentes scènes, en invitant ses visiteurs à faire le tour de la cuve baptismale. L'homme les accompagne et écoute. – Chaque scène raconte une histoire qui se lit comme un récit. Après le baptême du Christ, et celui de Corneille et de Craton, voici la prédication de Jean-Baptiste et le baptême de pénitence. – Professeur ! C'est bien ici qu'a eu lieu récemment une détérioration par vandalisme, n'est-ce pas ? – Tout-à-fait, Madame Inge ! Votre beau-frère, Charles, a d'ailleurs été sollicité pour aider la justice à retrouver les bœufs cisaillés. Et parmi les bœufs qui restent, certains sont endommagés au niveau des pattes. Mais, il y a, hélas, d'autres détériorations. Voyez le tronc du quatrième arbre ! il a été brisé et réparé par une gaine en cuivre rouge. Le pouce de la main gauche de Corneille a été arraché – Mais quel est l'intérêt de ces vandales? intervient Klaus. – Aucun ! dit sèchement Breitner. Mais, dans le cas des pattes, nous pensons que cela est dû à la précipitation du sauvetage des fonts baptismaux pendant la Révolution Française. Le grand homme au teint hâlé, toujours correctement vêtu, n'a pas cessé d'écouter, comme si, arrivé par hasard, il profitait des commentaires inattendus de Breitner. Il s'est même agenouillé pour bien distinguer les bœufs. Maintenant, il quitte l'enclos vitré, et se dirige vers la sortie de l'église. En retournant vers le centre de la ville, par la rue Hors-Château. Klaus et Inge font un crochet, par le musée de la vie wallonne et par le musée d'Art religieux et mosan. Ils vont ensuite prendre un verre, Place du Marché, au Chevet de Saint-Lambert. – Vous êtes monsieur Defrance ? demande timidement Klaus à l'homme aux cheveux longs, en train de tapoter sur une machine à calculer. – C'est moi-même, répond René avec un grand sourire. Vous me connaissez? – Je m'appelle Klaus et voici mon épouse, Inge, la sœur d'Helga Vieuxtemps ! – Oui, bien sûr ! Les Vieuxtemps font partie de mes bons amis. Enchanté, Madame. Bonjour Olive, ajoute René, en caressant la tête de la Shih-tzu, confortablement installé dans les bras d’Inge. Charles et Helga ne vous accompagnent pas ? – Ils sont en vacances. Nous sommes les gardiens de leur appartement, et… d'Olive, dit Inge en embrassant la chienne sur le crâne.

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– Etonnant qu'ils soient partis sans leur cabot ! – C'est bien parce qu'ils n'y étaient pas autorisés là où ils sont allés, sinon... C'est dans les « Channel Islands », à Guernesey, plus précisément. – Tiens, que le monde est petit ! Je suis rentré il y a quelques jours de Saint-Malo. Ils sont sûrement passés par là ? – Oui, c'est de là qu'ils quittaient la France. Vous avez eu du beau temps ? – Exceptionnel pour cette région ! Mais les amis de mes amis sont mes amis, Mario !....apporte une bouteille de « Moët » avec trois verres, veux-tu ? Nous allons fêter cela, vous aimez le champagne, je présume ? dit-il en voyant la mine réjouie de Klaus et Inge. – Nous revenons d'une visite des fonts-baptismaux. Charles avait demandé au professeur Breitner de… – Breitner, vous n'auriez pas pu avoir meilleur guide. C'est un homme extraordinaire. Il m'a bien conseillé ces dernières années. Vous savez que je vais ouvrir un magasin d'antiquités dans quelques jours, dans la rue juste derrière le chœur de Saint-Barthélemy. – Oui, nous le savons, dit Inge en dégustant le champagne au nez et à la barbe de la Shih-tzu, observatrice de ses moindres mouvements. Charles et Helga seront rentrés pour le vernissage, ils y tenaient beaucoup.

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La cité truandée – Et comment vos vacances à Saint-Malo se sont-elles passées? C'est une jolie ville n'est-ce pas? interroge Klaus. – Oui, c'est spécial, une vraie ville corsaire. La patrie de Surcouf, et de Chateaubriand. A cette saison, en dehors des touristes, les vrais Malouins sont rares. Mais, j'en ai trouvé un qui m'a hébergé dans une petite rue étroite du type « coupe-gorge ». J'avais choisi cet endroit pour me dépayser mais, j'ai bien failli le regretter.... Enfin! Serez-vous encore ici le six août ? – Hélas non ! Klaus et moi devons être à Berlin pour le cinq, il faut bien « reprendre le collier », comme on dit ici. – C'est bien dommage, vous auriez accompagné les Vieuxtemps au vernissage.

De l'autre côté de la Manche, Helga vient de boucler les valises. Ils reprennent le « Condor » demain. Une toute dernière visite est prévue au musée de l'occupation allemande, qui se trouve derrière l'église de Forest, pas loin de l'aéroport, à mi-chemin entre Torteval et Saint-Pierre. Timothy connaît, de toute évidence, tous les conservateurs des musées guernesiais. Ici, ils ont affaire à un homme plus âgé que Collins. Il a vécu l'occupation sur les seules terres britanniques envahies par la Wehrmacht. L'occasion est trop belle pour qu'il ne fasse pas partager ses souvenirs : – Avec le château Cornet, c'est le musée le plus visité de l'île, vous savez! – Oui, répond Charles, j'ai vu plusieurs blockhaus le long de la côte, et... Puis, il s'arrête de parler voyant le regard interrogateur de Timothy qui le toise. – Tu veux dire les deux blockhaus de Pleinmont, ceux que nous avons vus quand nous avons contourné la pointe ? – Oui, c'est bien de cela dont je parle ! répond Charles, estomaqué. – Je l'ai échappé belle! pense-t-il. J'ai failli avouer mes ballades solitaires. Qu'aurait pensé Timothy si jamais il s'en était rendu compte ? Le « musée de l'occupation allemande » est petit, mais bourré de souvenirs de guerre. – Dans votre hangar, vous aviez pas mal d'objets, que l'on trouve ici aussi, n'est-ce pas? interroge Helga.

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La cité truandée – Oui, c'est vrai ! Timothy ne vous a pas dit que son père a vécu ici aussi pendant la guerre et a récupéré beaucoup de choses après la libération, répond Margaret et elle poursuit : – Vous voyez, ces cailloux lisses modelés par la mer, avec ce "V", comme « Victory » ! A l'époque, il y en avait partout sur l'île. Les habitants exprimaient ainsi, à leur manière, leur désir d'être libérés de la botte nazie. Un décret, dicté par la Kommandatur l’a alors interdit, sous peine de mort, d'en posséder. Fin de la guerre, mon beau-père les a collectionnés.

– Je crois aussi avoir vu chez vous ce gros phare antiaérien, dit Charles. – Oui, il vient de Pleinmont. Timothy refuse de le revendre. On lui a déjà proposé des milliers de livres sterling. Rien à faire! Il a l'amour du passé et a le respect de ces objets char- gés d'histoire qui constituent notre patrimoine, répond Margaret. C'est le type de remarque qui déconcerte Charles. Il se souvient des propositions de Timothy lors du repas qu'il a partagé avec lui aux « Travailleurs de la Mer ». Si ce que dit Margaret est vrai, alors, pourquoi cet homme respecterait-il les objets de ses ancêtres alors qu'il fait commerce des patrimoines d'autrui ?

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La cité truandée CHAPITRE CINQ. VERNISSAGE RUE SAINT-THOMAS

Le train-train quotidien a repris Boulevard de la Sauvenière. Hélène est rentrée d'Espagne, brune comme elle l'a rarement été. Les cheveux noirs, les yeux bruns aux sourcils étoffés, le visage allongé, elle semble être sortie tout droit d'une toile de Gauguin. Ce soir-là, René Defrance inaugure son magasin rue Saint Thomas. Il y a invité près de cinquante personnes.

Helga est accompagnée par Claude Havelange. A l'impossible, nul n'est tenu, Charles a dû se rendre au Sablon pour expertiser un tableau. Defrance n'a pas lésiné sur les moyens. Il a invité le professeur Breitner, un journaliste, un juge d'instruction, un procureur, plusieurs ingénieurs et même deux députés. Une agréable musique apporte à cet événement une ambiance décontractée, propice aux échanges d'idées. Breitner, en verve comme toujours, est en conversation avec Madame de Saint-Fargeau, l'épouse d'un parlementaire « catholique ». Il soigne bien sa réputation de coureur de jupons. Ne lui prête-t-on pas l'intention, de vouloir prolonger certains examens avec de jolies étudiantes ? Il habite dans la banlieue liégeoise, et sa « bonté d'âme » le pousse parfois à ramener à leur domicile, l'une ou l'autre d'entre elles, après avoir été pris dans quelque embouteillage improvisé.

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Defrance guide ses invités par petits groupes. Son grand bureau est à lui seul tout un spectacle, qui exprime bien la personnalité de l'hôte de la maison. – En fait, cette petite fête est plus qu'un vernissage. Elle est ce que l'on pourrait appeler : « Defrance, portes ouvertes », s'exclame l'épouse du procureur. …Les objets exposés sont diversifiés et d'une rare qualité. Les récents achats de René, en Normandie et en Bretagne, occupent une place de choix. – Il faut aller au Louvre pour voir ça ! lance le professeur Breitner, sûr de lui. Par exemple, le masque de momie égyptienne, à côté du Gudéa, est une merveille ! – Tiens oui, un Gudéa! Il est moins beau que celui du living de Timothy, murmure Helga. – Suivez-moi dans mon bureau, vous découvrirez vraiment l'homme que je suis, lui propose Defrance. – Alors là, cher René, je n'hésite pas un instant. Vous vous confiez si rarement ! dit-elle en rigolant. On dit que Defrance est un curieux homme, anticonformiste. Ces appellations ne le troublent pas. Peutêtre même en est-il satisfait. D'autres le qualifient de rétrograde et de passéiste. Ces termes sont mal adaptés. – Si, être rétrograde, c'est refuser ce que le "progrès" nous apporte de mauvais, alors oui, je le suis vraiment, répond-il à ses accusateurs. Et il ajoute : – Le bonheur de l'homme ne réside pas dans l'imbécile productivité à outrance des mercantiles, mais bien dans les petits plaisirs de tous les jours. Sur ce point, il partage vraiment l'opinion de Charles Vieuxtemps. Quand il veut contredire les managers de haut vol qui vénèrent l'ordinateur et le présentent comme la plus importante découverte du XXème siècle, René se plaît à leur répondre : – Non, messieurs, je ne le crois pas ! Pour moi, la plus belle invention c'est la sécurité sociale. D'autres objets ne manquent pas d'étonner. Helga s'arrête près d'un menu, composé de huit mets. Ce repas fut organisé par la ville de Liège à l'occasion d'une visite de Léopold II. Très surprise par la « goinfrerie » de cette époque, elle ne peut s'empêcher de s'exclamer : – René, vous avez vu l'horreur! Le sénateur Pierre Henri de Saint-Fargeau s'approche et dit: – Savez-vous, madame, que c'est mon grand-père qui a fait ce menu ? Helga, distraite mais logique, lui répond : – J'ignorais, monsieur, que votre grand-père fut chef cuisinier. Le sénateur sourit, Defrance pique un fard.

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La cité truandée – Non! Je voulais dire qu'il a conçu ce menu pour l'accueil du roi, dit le sénateur, un peu pincé, en quittant Helga, estomaquée par sa méprise. Le professeur Breitner s'est rapproché de Defrance et de de Saint-Fargeau. – Bonjour, Messieurs les révolutionnaires ! – Tous deux le regardent, avec des yeux de merlans frits. – Vos homonymes respectifs, n'ont-ils pas défendu la même cause à la fin du XVIIIème siècle? – Un peu étonnés, les deux hommes ne comprennent pas encore bien l'astuce, mais prennent conscience que Breitner fait allusion à 1789, ce qui n'était pas évident au départ. Le professeur poursuit: – De Saint-Fargeau a voté la mort du roi et, le lendemain, il le paya de sa propre vie. Quant à votre Léonard Defrance, dit-il, en montrant René avec l'index, tout le monde sait ici à Liège qu'il fut un des moteurs de l'immolation de Saint-Lambert. Tous deux, à leur manière, ont donc voulu mettre fin aux derniers symboles de l'ancien régime. – Subtiles comparaisons, professeur, répond l'hôte de la maison, mais je dénie vos affirmations en ce qui me concerne. Je n'ai rien à voir avec ce destructeur du patrimoine liégeois. J'avoue toutefois que, lorsqu'on fait allusion à son génie de peintre, je me flatte de porter le même nom.

Léonard Defrance (1735-1805)

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La cité truandée – Vous savez René, ajoute Breitner, comme le picador plante un des derniers couteaux dans la bête, les méchantes langues disent, sans rire, que le Sieur Defrance va écouler, maintenant, sur le marché ce que son ancêtre a accumulé deux siècles plus tôt. – Professeur, répondez à ces niais que le Defrance d'aujourd'hui récuse toute appartenance à la descendance du destructeur de la merveille gothique, et que la maison du Péry, que l'on dit construite avec les matériaux de l'ancienne cathédrale, ne m'appartient pas Defrance s'approche à nouveau d'Helga, la trouvant un peu trop seule au milieu de tous ces gens qu'elle connaît peu. – Dommage que Charles ne soit pas avec vous! Comment trouvez-vous mon magasin ? – Félicitations René, vous avez le plus beau choix de tout Liège. Mais dites-moi, ce Gudéa, d'où provient-il ? – Vous appelez ça comment? répond-t-il à Helga, stupéfaite qu'il ignore le nom des objets qu'il vend. – C'est un Gudéa. C'est une pièce mésopotamienne. S'agit-il d'un vrai ? René ne s'offusque pas de la question et lui montre le certificat d'authenticité délivré par Jean Perin, antiquaire à Saint-Malo. . – C'est lui aussi qui m'a fourni tous les objets marins, et il montre du doigt à Helga le coin du magasin qui leur est réservé. Puis, se retournant vers le fond, il ajoute : – Accompagnez-moi, la réserve est derrière cette porte. Là, se trouve le reste du charroi de Saint-Malo. Vous comprenez que je ne sais pas tout exposer ici. Cette invitation perturbe définitivement Helga. Quand elle voit, au milieu d'objets divers, un nègre à la tête rasée, aux formes fines et athlétiques, elle devient livide. Un tremblement nerveux s'empare de tout son être. René s'en rend compte. – C'est ce nègre qui m'a impressionné. D'où vient-il ? – Le Gudéa, comme vous dites, et ce nègre, que l'on dit rare, proviennent. Euh, paraît-il, cela reste entre amis, n'est-ce pas ? C'est mon fournisseur de Saint-Malo qui me l'a dit, provenaient d'un nommé « Tradaire » un antiquaire parisien qui a vécu en Mésopotamie. Mais il n'y a pas de problème, vous savez, j'ai des factures de Perin, dit Defrance, un peu hébété et perplexe de voir Helga si paniquée. Elle demande un siège. – Qu'avez-vous donc ? – Attendez que nous soyons en présence de Charles. Il y a d'étranges coïncidences à éclaircir. Nous en parlerons après le marché de la Batte. Vous êtes toujours au Chevet de Saint-Lambert, le dimanche matin, n'est-ce pas ? – Bien sûr, mais vous m'inquiétez ma chère, vous êtes toute blanche ! Defrance sent qu'il vaut mieux ne pas trop insister. Il continue à passer de groupe en groupe, Claude Havelange est venu rejoindre Helga et lui a proposé de la reconduire. – Non merci, ça va mieux! Ne t'en fais pas, je t'expliquerai tout quand Charles sera là. J'ai besoin d'air. Je retournerai bien à pieds.

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La cité truandée – A cette heure, il est près de minuit, une femme seule à Liège, tu n'y penses pas, après tout ce qu'on entend ! – Ne t'en fais pas, te dis-je! Je serai vite Place du Marché. Là, toutes les terrasses sont illuminées. Et puis, jusqu'au boulevard, il n'y a plus qu'un pas. – Comme tu voudras! répond Claude. Helga remercie le maître de cérémonie, lui promet de le voir dimanche avec Charles, et se retire, non sans avoir salué le professeur Breitner Claude Havelange prend un petit four, se fait verser un autre verre de champagne et se mêle à un petit groupe, où conversent un échevin de la ville de Liège et un ingénieur. Au moment où il s'intègre à eux, l'ingénieur dit : – La prévarication ne sévit pas seulement dans les pouvoirs publics, mais dans tous les domaines de l'économie. Au cours de l'année 1991, plusieurs cas célèbres de pots-de-vin avaient faussé l'offre et la demande. Le dernier scandale en date s'était produit lors de la négociation d’importants contrats publics. Le bourgmestre et son chef de cabinet étaient soupçonnés d'avoir bénéficié d'avantages personnels. Un procès était en cours. L'ingénieur est en verve; le champagne n'est pas étranger à cela. – Les sociétés privées ne sont pas à l'abri de ces « coulages ». Pour être admis dans une soumission ou pour obtenir la commande qui va leur assurer un chiffre d'affaires important, les fournisseurs n'hésitent pas à « arrose »" les cadres et employés qui ont pouvoir de décision. Cela se concrétise le plus souvent par des vacances gratuites, et divers cadeaux. L'un reçoit une nouvelle voiture, l'autre un dessous de table de trois cents mille francs. Un autre encore est « aidé » dans la construction de sa maison… – Mais, poursuit-il, ces habitudes commerciales peuvent aussi être initialisées par les clients euxmêmes, c'est-à-dire par le personnel de la firme à laquelle est destinée la fourniture. Dans ce cas on assiste à un véritable « racket » d'hommes peu scrupuleux qui exigent de leurs fournisseurs les bontés que je viens de vous citer. La corruption a envahi tous les domaines. Même dans le secteur tertiaire, je connais des réviseurs d'entreprises qui ont « arrangé » leurs rapports comptables et financiers, après avoir été bien rémunérés. Havelange n'a pas encore parlé mais sourit. Il a sous le bras un petit classeur. Il en enlève une feuille et dit à cet ingénieur : – Permettez-moi de vous faire lire un petit poème de ma composition. J'ignorais que quelqu'un allait faire allusion aux prévaricateurs, mais le hasard fait bien les choses.

L'Homo Economicus Etre riche aujourd'hui, bientôt en l'an deux mille A, comme aux temps passés, pour signe, le pouvoir. Partout vous entendez des hommes mercantiles,

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La cité truandée Toucher des pots-de-vin, matabiches, argent noir. L'honneur est secondaire, seul le résultat compte Les prévaricateurs commencent leurs méfaits, Les consciences et les âmes facilement corrompent Pour combler leurs besoins, à court terme satisfaits.

Vendez à perdre haleine, devenez superstars, Battez tous les records, tuez vos concurrents, Sur l'immense marché, vous gagnerez des parts Et un jour, vous seul, sortirez triomphant.

Est-ce une solution? Vos appétits féroces Vous entraînent sans cesse, à vous améliorer. Et, si même un beau jour, vous roulez en carrosse, Vous serez-vous battus pour ce que vous aimiez?

Prenez garde aux défis, ils ne sont qu'illusions, Vous croyez être heureux et vous n'êtes que riches, Pendant le temps passé en quête de picaillons, Vous perdez l'essentiel, votre cœur est en friche.

Faites ce qui vous plaît ! Si vous restez dans l'ombre, Ne vous étonnez point des requins dont les dents Acérées par le gain, de vous se désencombrent Une fois accomplis leurs desseins trépidants.

Ceci n'est pas une ode à la fainéantise. C'est un cri clairvoyant sur la voie du bonheur, Voulant éviter ceux que l'argent hypnotise Et que ce siècle a pris comme unique valeur.

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La cité truandée Après l'ingénieur, l'échevin lit le poème à son tour. – A qui dédiez-vous ce texte? demande ce dernier. – A tous ceux qui ne vivent que pour le profit, et laissent passer le vrai bonheur... sans pouvoir l'apprécier. Breitner, qui passe d'un groupe à l'autre, a entendu Claude. Son visage est devenu sévère. Pensif, comme s'il était interpellé par le collaborateur de Charles, il se contente de dire: – Heureux sont les gens qui pensent comme vous, Monsieur Havelange ! Moi, je n'y suis, hélas, jamais arrivé !

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La cité truandée CHAPITRE SIX. LES FONTS BAPTISMAUX DE SAINT-BARTHELEMY. En revenant de chez Defrance, par la rue crève-cœur qui longe Saint-Barthélemy, Helga aperçoit, au travers de la haie de conifères, une lumière vive et intermittente qui semble provenir de l'intérieur de l'église. – C'est étrange à cette heure, pense-t-elle en pressant le pas, et sans se poser davantage de questions. Lorsqu'elle tourne vers la gauche pour passer devant le massif occidental de l'église et se diriger vers la place, elle voit, dans le parking contigu à l'église, trois hommes en train de charger des objets encombrants sur une remorque. Celle-ci est attachée à une Mercédès. Ces hommes, apparemment surpris par ce piéton tardif, déposent leur fardeau. L'un d'eux allume une cigarette, un autre rattache les lacets de ses chaussures, un troisième entre dans la voiture. – A cette heure, que peuvent bien faire des ouvriers à Saint-Barthélemy? Les crédits de rénovation ont certainement été octroyés, et une entreprise inspecte les lieux. Le mérule a occasionné tant de dégâts ces dernières années ! se dit-elle. La Place Saint-Barthélemy est encore animée. Quelques jeunes gens jouent au ballon et deux vieux, assis sur un banc, profitent de cette belle soirée d'été. Helga traverse la place, en oblique, en direction du centre. Au moment où elle dépasse le kiosque à journaux et atteint le trottoir, en face du musée d'Ansembourg, une explosion ébranle tout le quartier. Sans aucun doute, la détonation vient de l'intérieur de l'église. Les fenêtres de l'édifice roman, qui donnent sur la place, ont volé en éclats. Le couple de vieux, les jeunes gens et Helga, s'avancent avec prudence vers l'église. – Va réveiller le curé! crie le vieil homme au jeune garçon qui, hébété, tient le ballon dans les mains. Ce dernier s'exécute. L'abbé Fortemps habite sur la place, juste à côté de l'église. Helga, plus aventureuse ou plus inconsciente, pense à revenir sur ses pas du côté du parking, là où il y a un instant, elle a cru apercevoir des ouvriers. Lorsqu'elle arrive à la hauteur de la grille lui donnant accès, la Mercédès, tractant la remorque, sort à vive allure et s'engage dans la rue Hors Château. Puis elle s'arrête brusquement. Un homme en sort, saisit le sac d'Helga. Un autre s'empare d'elle et la traîne vers la voiture. Elle se débat et hurle n'importe quoi pour ameuter le quartier. L'homme lui arrache son imperméable, et la jette à terre. La voiture redémarre sur les chapeaux de roues. Achille Fortemps, sorti de son premier sommeil par la détonation, a juste eu le temps d'enfiler son peignoir. Il accourt, inquiet et tremblotant. Son sympathique sourire du dimanche n'est pas de mise aujourd'hui. L'inquiétude se lit sur son visage. – Qui ? Qui a fait ce... cela ? bégaie-t-il. Helga souffre de quelques contusions aux bras et aux jambes. Elle ne trouve pas utile d'appeler l'ambulance, malgré les recommandations du curé et des deux vieux. – Il le faut, madame ! Il faut un constat médical ! insiste Fortemps.

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La cité truandée Une odeur indescriptible de ferraille brûlée sort de l'église, mais les éclairs qu'Helga a aperçus tout à l'heure ont disparu. Le curé, les deux vieux, les gamins avec leur ballon, et Helga entrent dans l'église en se pinçant le nez, tellement l'odeur est forte. – Quel Capharnaüm! s'écrie le curé, estomaqué par le dédale qu'il y trouve. D'abord, il faut chercher son chemin pour accéder à la nef latérale Nord, où se trouvent les fonts baptismaux. Les chaises ont été soufflées un peu partout du côté Sud. Certaines ont été écrasées, ici et là, par les volutes baroques, en plâtre, détachées des chapiteaux des colonnes. L'enclos en verre, qui abritait l'œuvre romane, a complètement explosé. L'horreur apparaît : un homme, ensanglanté, apparemment sans vie, est allongé près de la cuve baptismale, ou du moins de ce qu'il en reste. Reconstitution de la scène après l’explosion

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La cuve en laiton a été dépecée et les différentes scènes, emportées. On ne distingue plus que quelques lam- beaux recouvrant la cuve intérieure de protection. A l'endroit des découpes, le métal est encore chaud. Quant aux bœufs restants, rescapés de toutes les agressions antérieures, ils semblent dire aux observateurs médusés : – Voyez, ils n'ont pas eu le temps de nous prendre! Malgré la richesse artistique des églises et des musées de la ville, les fonts baptismaux représentent pour les Liégeois la merveille romane. Après les vols du saint Hubert et l'abbé Trudon, après l'agression, heureusement manquée, de Saint-Jean, et la tentative avortée de Saint-Paul, les malfrats ont frappé fort. Hélas! l'horreur ne s'arrête pas là. La crucifixion, peinte par Englebert Fisen, qui servait de maître-autel en attendant la restauration de l'ancien chœur baroque, a été consciencieusement découpée. Seul le cadre est resté accroché sur la cloison en plâtre qui délimite le lieu provisoire du culte. – Par où ces truands sont-ils entrés ? s'exclame rageusement le curé, La porte, percée dans la cloison provisoire, qui donne accès à la chapelle latérale Nord, contiguë au chœur, est ouverte. Le curé s'y précipite pour vérifier si les malfrats n'ont rien abîmé dans cette partie momentanément cachée. Les deux vieux, trop émus pour vivre davantage cette pénible aventure, se retirent et, à la demande du curé, retournent à leur domicile.

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La cité truandée Achille Fortemps est affirmatif : – Ils sont entrés par la fenêtre de la petite chapelle qui donne sur la rue Crève-cœur – Jamais, cette rue n'a aussi bien porté son nom! ajoute-t-il, au bord des larmes, en commentant le probable scénario : – Les vandales n'ont eu qu'à arracher les quelques planches qui occultaient cette fenêtre, pour y avoir accès. Puis, il ne leur restait plus qu'à faire sauter la serrure de la porte, pour rejoindre l'espace réservé aux offices. L'accès à la cage en verre abritant les fonts baptismaux n'était plus qu'un jeu d'enfant. Charles arrive, en nage, répondant ainsi à l'appel paniqué de sa femme. Il connaît bien l'abbé Fortemps puisqu'il assiste le dimanche à sa messe de dix heures, pendant qu'Helga fait ses courses sur le marché de la Batte. Un événement récent, plutôt comique, avait à jamais gravé Charles dans la mémoire du curé. C'était le jour de Pâques, au moment de la bénédiction d'ouverture de la messe. Le couvercle du goupillon, mal attaché, s'était enfui, pour passer à dix centimètres de sa tête, provoquant ainsi une émotion suivie de fous rires, que même le curé n'avait pu réprimer. (Photos d’Achille Fortemps2)

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La cité truandée Mais aujourd'hui, le tragique de la situation n'est plus du tout propice au rappel de cet événement. Une atmosphère pesante règne dans le bureau de Fortemps quand arrive la police. L'enquête a été confiée au commissaire Taureau, Chandelon étant considéré comme trop peu dynamique dans ce genre d'affaire. Curieusement, plutôt que de se précipiter vers le lieu où gît un homme mort, à côté des restes fumants de l'œuvre à jamais détruite, Taureau préfère attendre l'arrivée de Chandelon. Ce dernier doit amener les accessoires stériles dans lesquels seront placés les premiers échantillonnages. La conversation se polarise inévitablement sur les "Truanderies liégeoises", le grand sujet du moment, qui entretient le babillage de la cité ardente, et alimente les journalistes depuis le début de l'été. Taureau essaie de décrisper la situation par une anecdote qu'il a vécue non loin de là, au Chevet de Saint-Lambert, ce café où le patron a la faiblesse d'aimer les antiquités. – C'était dimanche dernier, un consommateur assis au comptoir avait conversé un long moment avec le patron. Prétextant qu'il devait encore faire quelques courses sur le marché de la Batte, il lui demanda de déposer jusqu'à midi quelques objets fragiles et encombrants, non emballés. Il s'agissait de trois petites statuettes en terre cuite. Deux d'entre elles représentaient des soldats chinois, la troisième un cheval. Manifestement, elles constituaient un ensemble.

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Sachant bien, pour l'avoir testé les deux dimanches précédents, que le patron-barman plaçait ces objets légers sur une étagère du vaisselier, destinée à porter les verres, le déposant quitta le bistrot après avoir consommé un café. Une heure plus tard, une femme, élégante et jolie, s'exprimant bien de surcroît, s'assit au comptoir. Elle engagea la conversation sur ces statuettes, flattant le barman de posséder de telles merveilles et, avec carte de visite à l'appui, lui proposa de les acheter. Elle recommanda tout particulièrement au patron de ne pas laisser ces chefs-d’œuvre à la vue de tout le monde. – Il s'agit de véritables statuettes de Xi'an, avait-elle insisté. – C'est une ville ou une époque ? demande Achille Fortemps, un peu sorti de sa torpeur. – C'est une ville, mais je crois que c'est aussi une manière de définir une époque. Ce fut longtemps le berceau de la Chine. C'est là qu'une grande fouille eut lieu, et qu'un mobilier funéraire, peu commun, constitué d'une armée de soldats en terre cuite, fut exhumée. La dame ajouta moult détails et dit au patron du bar, qu'il était en possession de trois exemplaires de la garde du « Premier Auguste Souverain » Qin Shihuangdi, mort en 210 avant notre ère. Puis, elle présenta sa carte de visite « d'antiquaire-expert » et n'hésita pas à offrir un million de francs pour les trois statuettes. Le patron ne lui dit pas que ces objets ne lui appartenaient pas. Il demanda de réfléchir. C'était bien le but poursuivi par la femme qui venait de réussir la première phase de son escroquerie. Vers midi, le déposant des statuettes revint les chercher. Le patron lui proposa de les acheter pour cinquante mille francs. Mais, malgré l'offre alléchante qu'on lui faisait, le soi-disant propriétaire en exigea davantage. La négociation atteignit rapidement quatre-vingt mille francs. Persuadé qu'il venait de faire une excellente affaire, le patron-barman paya cash. – Inutile de vous dire, que ni l'homme qui avait déposé les statuettes, ni l'experte qui les avait valorisées, ne sont jamais revenus au Chevet de Saint-Lambert, puisqu'il s'agissait, en fait, de vulgaires copies vendues aux touristes, pour tout au plus mille francs belges. – Le patron-barman, c'est bien de René qu'il parle! Il ne s'en est pas vanté, le bougre! pense Helga. Chandelon arrive. Les deux commissaires ne veulent être accompagnés que par le curé. Taureau se rend vite compte, que la découpe de la cuve baptismale a été effectuée par des "connaisseurs", soucieux de la valeur des objets qu'ils emportent. L'abbé Fortemps l'a bien compris. – Ce sont des truands, sans scrupules. Regardez ! ils ont découpé, thème par thème, scène par scène, avec les inscriptions latines correspondant à chacune d'elles ! Il a fallu qu'ils étudient minutieusement l'œuvre avant de la débiter, à moins qu'un complice bien informé ne les ait aidés ? – La bonbonne a explosé et le « dépeceur » l'a prise en pleine poire, dit Chandelon, qui vient de retourner le cadavre sur le dos. Le visage, à demi arraché par l'explosion, est hideux à voir. En dehors de l'espace provisoire, réservé aux offices, le reste de l'église a peu souffert. Dans le narthex, l'exposition d'icônes n'a pas été touchée et l'architecture est intacte. Chandelon constate que cet événement va « faire du bruit ». Il se sent plus motivé à bien faire son travail.

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– C'est sûr et certain, on va en parler ! Bien davantage encore que les fouilles de la Place SaintLambert, pense-t-il, flatté d'avoir été désigné pour cette enquête, malgré sa dégradation informelle, puisqu'il agit comme « second ». Et, comme pour se donner encore plus de courage, il ajoute : – Non seulement dans les journaux régionaux, mais aussi dans les journaux nationaux ! Taureau examine avec minutie les lambeaux en laiton, restés accrochés sur le socle de la cuve. Il les photographie au téléobjectif et prend des notes, tout en dialoguant avec Fortemps. – Malheureusement, monsieur le Curé, on doit s'attendre à ce que ces investigations complémentaires n'apportent rien de plus. L'opération a été soigneusement préparée. Les métaux catalogués "inoxydables", ou réputés tels, ne peuvent être découpés au chalumeau oxhydrique ou oxyacétylénique. Ils le savaient ! – Ils ont donc utilisé la seule méthode qui convenait ! s'exclame Fortemps, désespéré. – Oui, vous voyez, ici ils ont envoyé de l'oxygène pur, sous pression, là où se produit un arc entre les deux électrodes de graphite. Mais l'imprévisible s'est produit, la bonbonne a explosé, conclut Taureau. Chandelon déshabille le cadavre. Chemise, veston, et pantalon sont enfermés dans un sac hermétique en caoutchouc. Taureau continue à donner ses ordres à son adjoint, tout dévoué : – Recueille aussi le sang projeté contre le mur, ainsi qu'un échantillon dans la mare, près de la tête ! Il faut vérifier s'ils proviennent tous les deux du même individu. Peut-être y a-t-il eu un autre blessé ? Sépare les chaussures des vêtements ! Le laboratoire doit aussi analyser les traces de boue pour vérifier sa provenance et essayer de reconstituer le trajet du truand.

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La cité truandée Un médecin légiste va arriver ou se rendra à l'hôpital pendant la nuit pour prélever le sang directement dans le cœur et faire un examen complet du corps. Les Vieuxtemps sont rentrés à l'appartement, de suite après la déposition d'Helga. Olive s'est réveillée et, en se dandinant, est venue les accueillir. – Bonjour, ma petite chérie! Tu sais Charles, je commence à avoir peur pour nous et nos enfants. Depuis deux mois, je vis dans les transes. Et l'événement de ce soir, où ils ont voulu me kidnapper, en me volant ma sacoche et tous mes papiers, c'est plus grave encore. Où tout cela va-t-il nous mener ? – Tu as raison ! ça ne peut pas continuer ainsi. – Mais, je ne t'ai pas tout dit. Ce soir, chez Defrance, j'ai appris pire encore, ajoute Helga d'un air catastrophé. Son teint blanchâtre fait peur à voir ; elle avait pourtant semblé récupérer des émotions de la soirée. – Liebling ! j'ai vu chez René, le nègre de Hauteville-House et un Gudéa. Il m'a dit qu'ils provenaient de Saint-Malo. – C'est pas vrai ? – Si ! je t'assure ! – Incroyable ! – Liebling, n'as-tu jamais entendu parler d'un nommé "Tradaire"? – « Tradaire, Tra Daire », répète-t-il à haute voix, en cherchant dans ses souvenirs. – Non ! Vraiment, ce nom ne me dit rien ! – Ce nom-là, peut-être pas, Liebling ! Mais, je me souviens bien qu'à Hauteville-House, le conservateur parlait d'un homme qui a remplacé l'étudiante. Tu sais bien celle qui a été congédiée pour avoir... soi- disant... insulté Hugo ! – Oui! je me souviens parfaitement de cette histoire. Le remplaçant s'appelait : "Marchand", l'ami de Timothy, répond Charles qui se demande où son épouse veut en venir. – C'est cela, c'est bien ce que je pensais, c'est le nommé Marchand. C'est bien celui que tu avais connu à Paris, n'est-ce pas, lors de ton dernier séminaire à l'école d'antiquaires, là où tu as connu Wood ? Charles s'attend au pire. – Mais oui ! Continue ! Ne me laisse pas languir ! Explique-toi ! Helga se jette dans le divan et se met à pleurer. Charles s'assied à ses côtés et lui prend la main. – Pourquoi pleures-tu? – Liebling, je suis sûre que Tradaire est la traduction anglaise de Marchand, et que Collins faisait allusion au même homme. C'est Marchand, alias Tradaire, l'ami de Timothy, qui a volé le nègre de HautevilleHouse ! – Mais, ce n'est pas possible! Quelle preuve as-tu de cela ?

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La cité truandée – Je t'assure que c'est vrai ! Le déclic s'est fait ce soir, quand je me suis souvenue du moment précis où je donnais à Timothy le sémaphone trouvé sur la pelouse de Hauteville-House. J'avais d'abord cru lire la marque d'un quelconque fabricant. Puis, je me suis dit que ça devait être un nom propre. Et ça a fait "tilt", ce soir chez René, quand il m'a cité le nom de son fournisseur, un nommé Perin qui avait acheté à "Tradaire". Je l'entends encore résonner dans ma tête ! Je me suis souvenue de la manie de Timothy qui t'appelait « Oldtime ». J'ai fait le chemin inverse, et j'ai traduit en français Tradaire, mauvaise prononciation de « Trader », Marchand en anglais, quoi ! C’est quand même pas compliqué…. J'ai compris que le voleur du nègre de Hauteville-House était Marchand. Il a perdu son sémaphone quelques jours avant notre visite au musée. Puis, il a vendu les objets à Perin à Saint-Malo. – Et la boucle est bouclée, dit-elle, en continuant à pleurer à chaudes larmes. – Si tu dis vrai, tu es terriblement déductive ! se contente de dire Charles, impuissant devant le chagrin de sa femme. – Tout concorde. Et, tout s'est révélé chez moi de manière explosive et incontrôlable. C'est à ce moment-là que je me suis sentie mal. J'étais prête à défaillir, à un point tel que Claude a même voulu me ramener. Et pour couronner le tout, lors de mon retour précipité, l'explosion à Saint-Barthélemy et l'agression ! Non, je n'en peux plus ! – Allons! il faut maintenant te reposer, la journée a été rude. – Pauline est dans son lit ? – Où veux-tu qu'elle soit ? – Et Hélène ? Est-elle au piano-bar, comme c'était prévu ? – Voyons, Helga, elle est avec André, tu n'as rien à craindre ! – Liebling, j'ai très peur, il faut que tout cela cesse ! – C'est incroyable que Timothy puisse être dans le coup ! pense Charles. Les derniers remparts de ma confiance en lui sont rompus. Helga vient de me démontrer que je n'ai été qu'un gros naïf, toujours prêt à croire que les gentlemen souriants et charmeurs sont honnêtes. Cette pieuvre a enroulé ses tentacules autour de moi sans que je m'en aperçoive. Le jour était mal choisi pour raconter à sa femme ce qu'il a avait vu et entendu à Guernesey, le soir le long du chemin des falaises, et le lendemain, à la sortie de la grotte. Pas davantage, d'ailleurs, ne pouvaientils faire allusion aux propositions de Timothy, au pub et au resto ? Ce que venait de lui raconter son épouse était cohérent avec le reste. Mais, Helga n'en a pas fini de cogiter. – Ce que je n'ai toujours pas compris, c'est ce message, glissé sous la porte, le jour où Inge et Klaus sont arrivés. Qui donc nous a prévenu de ne pas nous rendre à Torteval ? Et pourquoi ? Nous aurions dû l'écouter! s'exclame-t-elle, au bord de la dépression. Depuis bientôt six mois, depuis qu'Olive fait partie de la famille, les Vieuxtemps ont pris l'habitude de se rendre, le dimanche, à Banneux, cette petite localité située à vingt-cinq kilomètres du centre de Liège. C'est là, dit-on, qu'ont eu lieu en 1933 des apparitions de la Vierge. Très fréquentée le week-end, pendant toute l'année, Banneux l'est encore davantage pendant l'Eté.

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La cité truandée Olive y trouve son parcours privilégié. Et s'il est vrai que le chemin de la croix n'a pas été tracé pour les animaux, les amis des hommes y trouvent le parcours idéal pour leurs petits besoins, et y font les rencontres propres à leurs races. Le sentier sinueux du Chemin de Croix traverse un bois. Les Vieuxtemps rencontrent, entre les différentes stations, les groupes de pèlerins, en prière. – Tiens ! Là-bas, au bout de l'allée, juste devant nous avant le tournant, on dirait le professeur Breitner ! s'exclame Helga. – Tu as raison, c'est bien lui. Il est sûrement en galante compagnie, le bougre ! – Non, ça a plutôt l'air d'être un homme, précise Helga. – Breitner, c'est un type bien. C'est un idéaliste, pas du tout mercantile comme Wood. Je me demande d'ailleurs parfois comment ils ont pu vivre si longtemps ensemble au Proche-Orient, ajoute Charles. – Ils se côtoyaient peut-être seulement pour leurs recherches, s’interroge Helga ? – C'est possible ! – Tu as vu, ils sont à la terrasse du Saint-François ! s’exclame Charles. Tu avais raison, c'est bien un mec qui l'accompagne. Breitner les voit arriver, et se lève. Son compagnon fait de même. – Enchanté ! dit l'homme, sèchement, en inclinant la tête à la mode germanique. – Alors, professeur, vous m'aviez caché que vous croyiez aux apparitions, dit Charles. Breitner ricane à haute voix. – Pour vous dire la vérité, nous sommes plutôt venus pour nous décontracter. Vous savez, moi, les hallucinations et les bondieuseries… Et comment va votre petite...Olive...je crois ? – Très bien ! Elle est en pleine forme, comme vous voyez. La chienne Shih-tzu, très préoccupée par un Yorkshire qui vient d'entrer dans le café, fait mine d'aller le rejoindre, et piaffe d'impatience. – Puisque mademoiselle en a décidé ainsi, nous irons à l'intérieur. Les Vieuxtemps prennent congé du professeur et de son compagnon. – Tu y vas fort avec lui, Liebling ! – Quand on sait qu'il est franc-maçon, de surcroît, c'est amusant de le taquiner un peu sur les « apparitions ». Tu as vu la tronche de ce grand moustachu ? Il rentre sûrement de vacances, avec le teint brun qu'il se paie. – Bizarre, ce gars, il me fait penser à quelqu'un. Oui, O.K ! Je me tais ! Tu vas encore me dire qu'à Berlin pendant la guerre froide... – Non, je ne te dirai plus jamais ça. L'expérience m'a appris que la réalité dépasse parfois la fiction. Parle donc! A qui penses-tu ? – Non, c'est sûrement aussi une apparition !

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CHAPITRE SEPT. LIEGE, MARSEILLE-SUR-MEUSE

Ce samedi, dix août, René Defrance a levé, de bonne heure, le volet de son magasin, rue Saint- Thomas. Il sait que beaucoup de Français, venus de Nancy pour assister à un concert de violons à Saint- Barthélemy, ont décidé de prolonger leur séjour pour visiter les vieux quartiers de Liège. Le temps est à nouveau au beau fixe depuis deux jours. La veille, après le spectacle qui a amené un monde fou, autant qu'à la messe de minuit à Noël, les musiciens et leurs familles ont bien profité de la soirée. Certains se sont rendus Place du Marché, et ont rigolé, en bras de chemise, jusqu'au milieu de la nuit, à la terrasse du Chevet de saint Lambert. Cet été 1991 restera gravé dans les annales de l'Histoire liégeoise. Après l'assassinat de Cools, les vols dans les églises, un séisme psychologique s'est abattu sur la Cité ardente. L'onde de choc s'est encore amplifiée après le découpage des fonts baptismaux. Defrance, malgré ses nombreuses activités, a trouvé le temps nécessaire à la revitalisation des équipes bénévoles, découragées par le « meurtre » de cet objet d'art. Il est d'avis de conserver la visite de l'église dans le circuit touristique du Vieux Liège. Même si l'œuvre romane, la plus célèbre de Belgique, est à jamais détériorée, l'église seule ne mérite-t-elle pas une visite guidée? Le narthex est un chef-d’œuvre roman. Et puis il faut combattre tous ces factieux qui, tôt ou tard, vont devoir payer la note, d'une manière ou d'une autre. – L'opinion publique doit constater leurs méfaits, disait René hier soir à tous ceux qui voulaient bien l'entendre. Il faut montrer aux Liégeois et aux étrangers de quoi sont capables ces crapules. – Tu as raison ! René, ces gens-là doivent être châtiés, lui a répondu Raymond, l'antiquaire dévalisé qui, à ce jour, n'a encore reçu aucune conclusion de l'enquête, effectuée par le commissaire Chandelon. – Il faut laisser ces lambeaux de laiton bien en vue ! Ainsi, peut-être, attirerons-nous l'attention du monde sur une sorte de « Monument au patrimoine martyrisé » ? Ce fut le cas pour le village d'Oradour-sur- Glane, monument de la barbarie nazie, finalement vaincue. Pourquoi Saint-Barthélemy ne le serait-il pas pour « la barbarie mercantile des érudits » ? Defrance se prépare une tasse de café fort, condition indispensable au bon démarrage de ce samedi prometteur. Un premier client ne tarde pas à entrer. – C'est à croire qu'il attendait l'ouverture, pense René. C'est un homme plutôt petit, mais puissant, au visage bouffi. Des sourcils épais, une barbe en collier, et quelques cheveux épars garnissent cette grosse tête ronde. – Oeil de verre, jambe de bois, il est corsaire de haut en bas ! Il porte un pull à manches courtes, rayé transversalement comme un bagnard, et tellement court qu'il ne peut couvrir la totalité de son énorme ventre. Sans hésiter, l'homme s'empare d'un casque allemand, de la fin du siècle dernier, surmonté d'un aigle. Il le tient des deux mains, par le bord inférieur, comme s'il tenait

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La cité truandée un volant. Puis, sans hésiter, et d'un air menaçant, il avance vers Defrance, comme s'il voulait lui enfoncer l'aigle dans la poitrine. – Defrance ! Timothy Wood m'envoie pour te cranter ! A ces mots, le Liégeois sent un frisson lui passer dans le dos. L'accent de cette masse adipeuse ne permet pas de douter que son état physique est dû à l'abus de pâtes et de Chianti. Sans attendre davantage d'explications, il pose son pied sur le casque, et repousse l'homme de toutes ses forces. L'agresseur tombe à la renverse. Sa tête percute le grand coq d'église en cuivre ramené récemment de Villedieu-les-Poêles. Il saigne à la nuque. – L'aigle comme poussoir et le coq comme couteau, voilà bien un hasard animalier auquel je n'avais jamais pensé! se dit Defrance. Feignant d'étrangler l'Italien, René lui serre le cou très fort. Imaginez Depardieu qui saute au cou de Pavarotti encanaillé ! Terrassé, le Rital crie. Sa voix, devenue plus rauque, articule difficilement : – Lâche-moi et tu sauras tout ! – Ton nom ? – Battistini ! Prudemment, Defrance desserre l'étreinte et laisse l'être massif récupérer, puis se redresser. Il se décide alors à expliquer la raison de sa visite. – Voilà, Wood exige que je lui rapporte les photos que tu as prises à Saint-Malo. Le tueur des « Marins d'Outre-Tombe » te connaît, c'est un adjoint de Wood, un nommé Harris. Après un long silence, Defrance feint d'entamer une deuxième strangulation. Battistini poursuit, la voix tout aussi enrouée : – Arrête, ce n'est pas tout ! Il veut aussi que je te tue. Et je dois te photographier, mort, pour lui prouver que j'ai obéi. Comment cet homme, soi-disant envoyé par ce Wood, qu'il ne connaît pas, sait-il qu'il est le touriste, photographe du crime de Saint-Malo ? L'italien ne semble pas pour autant dompté. – Couche-toi par terre ! Cela vaut mieux pour nous deux. Wood est un homme dangereux quand on lui désobéit. Cette fois, Defrance devient furieux. Il frappe violemment l'Italien sur les deux joues puis au menton. –

Donne-moi ton appareil, face de porc !

Battistini tire de sa poche un appareil photographique « pocket », chargé d'un film de douze vues, positionné sur le numéro trois. Les événements se succèdent alors très vite. En moins de dix minutes, la police répond à l'appel de Defrance et arrive sur les lieux. René fait sa déposition et Battistini est emmené au Palais de Justice.

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La cité truandée Si on en croit les propos du ritale, le parrain de toute cette affaire est Timothy Wood. Et Battistini ajoute : – Depuis le début juillet, des bateaux de plaisance n'ont cessé de se présenter au large de Pleinmont point, mais suffisamment éloignés des Hanois pour éviter tout risque de naufrage. En synthèse de cet interrogatoire musclé, il apparaît que, de ces embarcations, partent vers la côte des petits canots gonflables, dont les rames sont actionnées par des passeurs professionnels, peu soumis aux contrôles douaniers. Sous les menaces physiques des interrogateurs, mais surtout sous les agressions psychologiques de la police judiciaire, Battistini n'omet aucun détail. Pendant près de huit heures, où il a eu droit à un demi-litre d'eau, et rien d'autre, il a craqué quelques fois. La P.J. a beaucoup appris. Taureau décide de jouer le grand jeu. Si cet individu ne ment pas, ce qui semble être le cas, il doit donc être possible de piéger celui qu'il désigne comme son mandant. Le lendemain de l'agression, Battistini est extrait de sa cellule, à la prison de Lantin, et conduit à la Place Saint-Lambert. C'est plutôt rare pour un dimanche, mais on n'a pas le choix, Harris a déjà dû s'inquiéter du retard de la réponse. Accompagné par un traducteur, Taureau a préparé l'entretien et s'est assuré de l'efficacité de l'opération. Il veut que l'Italien prononce des phrases courtes, très audibles, et en langue anglaise, Il a écrit le texte que doit lire Battistini. Le contact téléphonique est établi sans difficulté avec Guernesey. L'appareil téléphonique, équipé d'un deuxième récepteur, permet au commissaire d'écouter les réponses de Wood, et au traducteur, de les interpréter. Ayant appris que, dans cette structure hiérarchisée de malfaiteurs, Battistini parlait rarement avec son présumé parrain, Taureau a minutieusement étudié le texte de son « cobaye ». Les affirmations non équivoques, qu'il doit prononcer, devraient susciter des réponses, suffisamment précises, pour déclencher l'inculpation du Guernesiais. C'est Lady Wood qui décroche. Elle comprend suffisamment Battistini quand il dit : – I'd like to speak to Mr. Wood. Pour lui répondre : – He is away. But you can phone him at number « 55333 », communiquant ainsi le numéro pour atteindre son mari. Battistini raccroche, sans commentaire, selon la consigne du commissaire. Le traducteur confirme que le ton affable de la voix de Mrs. Wood, ainsi que ses propos, ne laissent apparaître aucune anxiété ni aucune suspicion. Taureau compose le nouveau numéro qu'elle vient de signaler. – Timothy Wood speaking ! – Mr. Wood, I'm Battistini. It's done ! – Are you sure, is it well done ?

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La cité truandée – Yes, it is ! insiste le truand, surveillé de près… – Bye, thanks ! I'm busy now ! You know what to do, répond l'Anglais, puis il raccroche. Le Parquet de Liège comprend de suite qu'il faut envoyer une commission rogatoire sur l'île. L'enquête sur place est indispensable. Il n'est pas certain que le "parrain" présumé, qui a manigancé l'agression de Defrance, soit bien Timothy Wood. Il est toutefois évident que les deux hommes se connaissent bien, et que Battistini avait été chargé d'une mission. A cinq cents mètres à peine du Palais de Justice, dans les quartiers peu éclairés des bords de Meuse, dans le quartier universitaire du centre-ville, se fomentent en ce moment de nouvelles opérations. Vers minuit, une voiture, tous phares éclairés, entre dans le parking contigu à l'Institut de Chimie désaffecté du Quai Roosevelt. De cette voiture, stationnée dans la cour arrière du bâtiment, sortent deux hommes. – Prudence pas de bruit ! – Qui voulez-vous donc qui nous entende? Il n'y a pas une âme dans ces bâtiments ! – Voici la clé de la porte qui donne sur le quai. – Ce serait plus prudent d'avoir accès aux locaux par l'arrière. – Tu as raison! je l'envisagerai pour la prochaine fois. Aide-moi, à sortir le coffre ! – Où va-t-on le poser, professeur? – Là où on a mis les autres, pourquoi pas ? Tu ne trouves pas la cachette convenable ? – Si, tout-à-fait ! D'ailleurs, on a bien vu qu'on n'y avait plus mis les pieds depuis très longtemps. – Prudence, quand même ! La police est sur les dents, surtout depuis Saint-Barthélemy. – Vous croyez qu'ils vont comprendre nos signes cabalistiques ? – Tout dépend de la perspicacité de Taureau. Avec Chandelon, il n'y avait pas de danger. Mais le nouveau a terminé la criminologie et a plus d'un tour dans son sac. Vous avez eu tort de laisser traîner des textes à gauche et à droite comme à Saint-Denis et à Saint-Paul. Il n'y a pas que vous dans le monde à pouvoir décrypter les signes « cunéiformes ». – C'est Harris qui nous a dit de le faire. – Eh bien, Harris n'est pas malin, voilà tout ! Et, où est-il planqué cet animal ? – Je l'ignore. Avant, il avait un sémaphone, mais Wood le lui a retiré, ainsi qu'à moi, parce qu'il trouve que ces appareils sont plus compromettants qu'utiles. Il a eu, paraît-il, une sale blague ces temps-ci; ça a failli mal tourner ! Mais, je n'en sais pas plus. – Moi je sais! J'ai essayé d'atteindre Marchand, alors qu'il était déjà buté,...mais je l'ignorais. Il avait perdu son sémaphone et c'est Wood qui l'a retrouvé. Pour cela, il a raison. C'est bien pratique, mais dans notre métier c'est beaucoup trop compromettant. Tout en discutant, les deux hommes sortent du parking, parcourent les dix mètres de trottoir qui les séparent de la porte de l'Institut, puis entrent dans le bâtiment avec leur fardeau.

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La cité truandée Ce jour-là, à cette heure tardive, un clochard vient d'installer son cabas sur La Passerelle qui joint la rive gauche au quartier d'Outremeuse., Il s'apprête à se coucher à même le sol, pour y passer la nuit à la belle étoile.

Habitué à changer de lieu de repos pendant les mois de climat doux, cet homme a la réputation d'être respecté par la Police. Parfois, il dort sur les coteaux, derrière le Palais de Justice, parfois, au parc d'Avroy, ou au jardin d'acclimatation. Sa particularité, certains diront sa qualité, c'est d'être doté d'un mimétisme psychologique lui permettant de s'adapter aux circonstances les plus favorables du moment. Cette espèce sociale, plus courante à Paris qu'à Liège, sait côtoyer, sans transition apparente, les membres de la police et ceux de la pègre. Trévisan, ainsi se nomme-t-il, est devenu le meilleur indicateur liégeois. Dans le milieu, il est ce qu'on appelle: « une balance ». Il excelle dans le « raccusepotage », et en récolte les fruits sous différentes formes. Sa dernière intervention qui avait fait la Une des journaux régionaux fut l’ascension de ce qu’on pourrait appeler les tours éphémères qui furent construites puis vite détruites pendant les grands travaux de la place Notger. Sauf dans les milieux bien informés, on ne sait pas trop bien pourquoi ces tours en béton avaient été construites, sans doute un projet qui avait avorté…Trévisan avait escaladé cette tour après avoir écrit endessous ce slogan :

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Sur ces deux photos, on le voit arriver au sommet de l’une de ces tours où il fait mine de vouloir se suicider si on n’apportait pas aux sans-abris locaux les vivres auxquels ils estimaient avoir droit.

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La cité truandée Parfois aussi, la police, mal informée par lui, s'était déplacée pour des « queues de cerises ». Le commissaire Chandelon l'a prévenu : – Si tu continues, tu perdras ton immunité ! Et, alors, à la prochaine fredaine... Coucou Lantin, me voici ! Soucieux de ses avantages, Trévisan a décidé, ce soir-là, de ne pas prendre de risque. Aussi, laissant là sa literie, comme s'il était un promeneur nocturne, il s'approche du vieil institut. En poussant la lourde porte, qui grince de tous ses gonds, il entre dans le bâtiment. Elle se referme bruyamment, ameutant ainsi les deux hommes qui ont atteint leur cachette, dans les combles sous l'amphithéâtre. C'est là qu'ils ont déposé leur lourd colis. Ils restent là, muets, retenant même leur respiration. Leur cœur bat très fort. Ils craignent que l'intrus s'approche de la cloison où sont encore suspendus les vieux portemanteaux des étudiants des années soixante. Trévisan éclaire et signale sa présence par des appels répétés : – Qui est là? Répondez, je ne vous veux que du bien ! Il fait le tour de toutes les pièces accessibles, monte l'escalier qui mène à l'entrée de l'auditoire, y entre puis le descend, entre les rangées de strapontins, faisant vibrer et grincer les vieilles planches, juste au dessus de la tête des deux hommes. Après une courte halte, dans le bas, près du pupitre du professeur, il remonte l'auditoire d'un pas lent et lourd. Après dix minutes, qui leur a paru un siècle, les deux hommes entendent à nouveau grincer la porte de façade. Ils attendent encore une heure, craignant que ce visiteur inattendu ait feint de partir. – Professeur Breitner ! Et s'il se trouvait dans la cour arrière près de votre voiture ? – Je t'ai déjà dit qu'ici, en aucune circonstance, tu ne devais prononcer mon nom ! Contente-toi de dire : Chef, comme là-bas, d'accord ? – Très bien! comme vous voudrez. Mais, vous ne m'avez pas répondu. – Nous allons fermer la porte de la façade et nous sortirons par l'arrière. Tant pis s'il faut faire sauter une serrure ou briser une vitre ! Si le visiteur se trouve près de la voiture, nous n'aurons pas le choix, tu feras ce qu'il convient de faire. Et surtout pas comme à Saint-Barthélemy, s'il te plaît ! Heureusement, la femme de Vieuxtemps ne connaissait personne et la voiture avait un faux numéro d'immatriculation ! Ici, ils ne trouveront pas. Les "polychromes" sont déjà à Torteval ou peut-être même en partance pour le Japon ou les U.S.A. Quant à la cuve débitée, elle n'a pas encore quitté Liège. Ce sera notre prochaine étape. – Mais Chef, sans Battis et Harris, toutes ces opérations deviennent impossibles. Il nous faut du renfort ! – Tu as raison et nous en aurons. J'envisagerai cela dès demain. Dors-tu encore au Ramada ces temps-ci.? – Non! Wood trouvait que ça devenait trop cher. Il m'a réduit le budget de moitié. Je me débrouille. Je suis maintenant du côté d'Herstal. Les deux hommes quittent le Quai Roosevelt vers deux heures du matin. L'intrus est bien parti.

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La cité truandée L'évidence est pénible à constater : le digne professeur Breitner, dont la notoriété est bien connue dans toute la ville et plus particulièrement dans l'Alma Mater, est un truand. Wood, il l'a connu à Suse, à l’est du Tigre, alors que le Guernesiais avait dit à Charles ne s'y être jamais rendu. Les deux hommes ont cohabité sur différents sites de fouilles, entre le Tigre et l'Euphrate. – Liège est une bien jolie ville, pleine de richesses artistiques. Si tu le veux, je suis ton homme", avait dit Breitner à Wood en 1990, lors d'une soirée « whisky ». Les truands et contrebandiers, comme Wood et Breitner, pratiquent ce que l'on pourrait appeler une stratégie des méfaits. Quand le mal s'allie à l'intelligence, le pire est à craindre. Breitner a imaginé un plan à long terme. Dès 1989, il avait compris l'intérêt de côtoyer une personne de la qualité de Charles Vieuxtemps. Un « Certificateur » de tableaux de maîtres, un restaurateur d'œuvres d'art, un analyste scientifique, chargé de débrouiller des énigmes avec la police judiciaire, devait avoir une grande expérience. Il fallait profiter de sa réputation d'honnêteté et de sérieux. Mais Wood a failli à sa tâche. Trop vite, et bien maladroitement, il s'est confié à Charles. Dans ce pub de Saint-Pierre-Port, où ont défilé les grands verres de bière, catalyseurs de paroles, Wood a signé l'acte de divorce avec Breitner, juste après cet entretien, quand il a dit au professeur : – Votre « poulain » est trop couard pour travailler avec nous ! Dès cet instant, Breitner était persuadé que le Guernesiais avait gaspillé ses chances. – Pourtant Vieuxtemps était mûr ! Il n'y avait plus qu'à le cueillir. Et son adjoint, spécialiste des bois et de la polychromie, est perdu par la même occasion ! s'est dit Breitner, maintes fois, pendant ses dernières nuits blanches. Toujours en relation avec Defrance, par l'intermédiaire de l'Alma Mater, son bistrot de la place du vingtaoût, il a appris les détails de l'agression de la rue Saint Thomas. La manière dont Wood a été surpris au téléphone, suite au stratagème de Taureau, l'a mis davantage encore sur ses gardes. Il sait qu'une commission rogatoire, composée d'un juge d'instruction et de deux commissaires, est en route pour Saint-Pierre-Port. La peur le gagne peu à peu. Il se sent plus fragile, moins protégé. Les événements de la nuit dernière ont augmenté son stress. Et aujourd'hui, ce qu'il considérait être son tout dernier bastion : les combles sous l'auditoire du vieil institut de chimie, étaient menacés par des yeux dans la nuit. Redoubler de prudence, y laisser les objets moins longtemps qu'auparavant, et trouver un autre lieu de stockage plus sécurisant, tels étaient ses nouveaux objectifs ! Battistini a fait régulièrement la navette entre son « Hôtel trois étoiles » et le Palais de Justice. Le Juge d'Instruction a constitué un volumineux dossier Battis, allait-il le vendre, lui, comme il avait vendu Wood ? Toute la question était là. En dehors des éventuelles déclarations du ritale, il n'existait aucune preuve tangible qui puisse faire état de sa collaboration. Qui à Liège mettrait la parole d'un professeur d'université ? Qui se fierait aux déclarations d'un truand notoire? Et si même un autre confirmait les dires du locataire de Lantin, il lui serait toujours facile de démontrer au Juge d'Instruction que ce gang avait imaginé un plan machiavélique en le prenant, lui Breitner, comme otage.

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La cité truandée Il décide d'en finir par une dernière opération grandiose. Après celle-là, il ne s'occupera plus que de sa chaire d'université. Dans l'hypothèse, à ne jamais exclure, où il devrait se cacher, ou fuir, diverses solutions ont été envisagées. – A partir de maintenant, travaillons vite et bien ! Weiss a parlé de renfort, j'en trouverai, et plus d'un....Tant pis pour Wood, il est sûrement trop tard. Peut-être, est-il déjà interrogé à Torteval, ou bien, est-il déjà en prison? Quant à Harris, je ne doute pas un instant qu'il s'est déjà mis à l'abri.

Le lendemain, dès l'ouverture du Chevet de Saint-Lambert, après une nuit blanche, pendant laquelle il a analysé les avantages et les inconvénients des diverses solutions, Breitner commande un café. Defrance ne tarde pas à arriver, fringant. Voyant Breitner attablé de si bonne heure, il le plaisante : – Bonjour Professeur! Ma parole, vous êtes bien matinal ! Termineriez-vous la nuit chez moi ? Essayant quelque peu de répondre sur le même ton, pour éviter de paraître tracassé et décontenancé, Breitner l'invite à sa table, d'un signe de la main. – Asseyez-vous, monsieur l'aubergiste, ou monsieur l'antiquaire,...je ne sais plus quoi dire? Vous avez le don d'ubiquité, mon cher ! Puis il entame l'objet réel de sa démarche. – René, j'ai un important service à te demander. – Je vous écoute, Professeur! – Un de mes collègues déménage prochainement, Il voudrait trouver quelques forts gaillards pour déplacer des objets lourds. – Rien de plus facile à trouver, surtout en période de vacances. – Mais, en plus de la force, la principale qualité requise est la discrétion. Il a de trop belles choses et ne voudrait pas attirer l'attention des voleurs, là où il va se rendre. – Vous les voulez forts et discrets. Mais, les voulez-vous intelligents ? – Je veux surtout des musclés discrets, mais s'ils sont dotés d'un entendement leur permettant de penser un peu, cela ne fait pas de tort non plus. Pourquoi cette question ? Defrance rit aux éclats. Et, sans hésiter, il répond : – "T.O.F.", sans la moindre hésitation. C'est l'abréviation de : « Trévisan, Outremeuse et Fromageol », le trio des hommes à tout faire. Voilà les gens qu'il vous faut, Professeur ! Mais, je vous préviens; ils sont spéciaux. –

Spéciaux ?

– Oui, je veux dire par là, qu'ils ne sont pas très présentables, du point de vue de leur accoutrement et de leur langage. Mais, à ma connaissance, ils se défoncent pour ceux qui les font vivre. – Peux-tu les contacter pour moi ou alors me dire où je pourrais les trouver ?

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La cité truandée – Pour Outremeuse, le plus stable des trois, ça me parait facile. Il vit dans le quartier auquel il a emprunté son surnom : la République Libre d'Outremeuse. Elle n'est pas bien grande, vous serez vite fixé. Trévisan, lui, on le trouve un peu partout. Aujourd'hui, je sais qu'il dort sur les coteaux, ici derrière, dit-il en montrant du pouce, la direction à suivre pour s'y rendre. Parfois, il choisit La Passerelle. – La Passerelle ? – Oui ! Quand il fait vraiment chaud, un peu de fraîcheur ne fait de mal à personne, n'est-ce-pas? Et c'est qu'il y en a de la fraîcheur sous la passerelle, pas vrai professeur? dit Defrance, particulièrement en- joué ce matin. – Fromageol, lui, on ne le rencontre que sur le marché de la Batte, le dimanche matin, là où il vend les produits laitiers d'où dérive son surnom. Defrance rit tout son soûl. – Avez-vous une préférence pour un d'entre eux ? demande Breitner. – J'ai un faible pour Trévisan. Je crois d'ailleurs que c'est réciproque. Je l'ai connu au service militaire, près de Cologne. Il était déjà « crado » à l'époque. Mais il avait le coeur sur la main ! – A-t-il une « faiblesse » que je puisse exploiter pour le persuader à m'aider ? – Oui ! Il en a au moins une. Il aime bien manger. D'ailleurs, quand vous le verrez...vous aurez compris. A l'armée, il aimait se retrouver à la « corvée cuisine ». Il avait toujours soin de se réserver des parts pantagruéliques. – Que fait-il pour gagner sa croûte ? – Rien de particulier. Il vend des vieux « machins » aux brocantes, et vit d'expédiants à gauche et à droite. – Et le troisième, Outremeuse ? – Lui, c'est le plus aisé des trois, mais c'est très relatif. Pour gagner sa vie, il se déplace avec une charrette à bras. Et, comme autrefois, il crie: « Clicotes èt vîs fièrs ». – Si vous en trouvez un, vous aurez les trois ! Ils ont l'esprit d'équipe. Je les ai employés l'an dernier, quand j'ai organisé la fête des « Horreurs, grossièretés et grimaces ». Trévisan a une force de cheval, Fromageol est souple comme un singe, et Outremeuse est un parfait débrouillard. Avec ces qualités, rassemblées dans le trio, vous êtes bien paré pour affronter tout ce que vous voulez. La Passerelle, cet endroit cité par Defrance, avait résonné dans la tête de Breitner. C'est un « mirador » permanent dominant le quai Roosevelt et donc l'entrée du vieil institut de chimie. – Et si cet énergumène était .l'intrus qui nous a fait trembler hier soir, se demande-t-il, apeuré ? Pourquoi, ne l'utiliserais-je pas ? Je saurais ainsi, par la même occasion, s'il m'a ou non reconnu ? Malgré ses excès argotiques à la Jean Gabin, qu'il réserve à ses étudiants et aux soirées mondaines, Breitner donne avant tout l'apparence d'un homme honnête, intelligent et affable, avec beaucoup d'entre- gent. Bref, il possède les "qualités" qui empêchent la société de dire du mal de lui. Pourtant, il fait partie des truands préoccupés, se demandant toujours si, au coin d'une rue, ou attablé dans un café, il ne va pas faire l'objet d'un règlement de compte.

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La cité truandée Sa principale faiblesse est sa fragilité nerveuse. Son « activité secondaire », surtout depuis le découpage des fonts de Saint-Barthélemy, a fait naître, chez lui, un sentiment qu'il n'avait jamais connu auparavant : la peur. De plus en plus, il se réveille la nuit. Pendant de longues heures, il pense et se demande comment il a pu s'embarquer dans cette galère. Chaque nuit, il transpire abondamment, gigote dans son lit, et fait plu- sieurs navettes entre sa chambre et son living. A cette peur, oppressante et tenace, se mêle le remords d'avoir mis en danger toute son existence professionnelle. Il se souvient des rimes de Baudelaire.:

Pouvons-nous étouffer le vieux et long remords Qui vit, s'agite et se tortille Et se nourrit de nous, comme le ver des morts Comme du chêne la chenille Pouvons-nous étouffer l'implacable remords?

Comme pour se rassurer qu'aucun témoignage ne mettra en évidence son activité coupable, il veut retourner sur les lieux de ses méfaits et y vérifier, dans quelle mesure il aurait pu être vu par des témoins gênants. C'était la quatrième fois qu'il accompagnait Weiss sous l'auditoire de l'Institut de Chimie. C'était la première fois qu'il avait eu vraiment peur. Maintenant qu'il était au milieu du gué, il ne pouvait plus faire marchearrière. Breitner part donc à la recherche de Trévisan, le plus facile des trois à trouver, et le préféré de Defrance. Il attend vingt-deux heures avant de se rendre « Sur les Coteaux », lieu paisible situé en surplomb du Palais de Justice. A une heure si avancée, il faut oser s'aventurer dans ce coupe-gorge. C'est un endroit de calme absolu, On n'y entend rien sauf les derniers trains qui sortent du tunnel creusé sous la colline, et, au loin, la sirène d'une camionnette de police A l'endroit précis désigné par Defrance, Breitner trouve Trévisan, en train de dormir le long du mur de l'ancien béguinage des Minimes. N'hésitant pas un instant, après l'avoir gentiment secoué, il entre dans le vif du sujet : – Trévisan, veux-tu m'aider ? – Qui êtes-vous donc pour m'réveiller ainsi ? dit le clochard, en se redressant, et en menaçant Breitner de son poing. – Du calme ! Je ne te veux que du bien. – Vous m' connaissez ? – A présent, oui ! C'est Defrance qui m'a informé où je pouvais te trouver. Mais je... – Mais quoi ?

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La cité truandée – Je pensais te trouver saoul, voilà pourquoi je t'ai un peu trop secoué. – J'vois qu'il vous a bien informé, le Defrance ! – Que m'voulez-vous? – T'inviter à casser la croûte et discuter avec toi. – Vous tombez bien! J'râlais justement que l'commissaire m'avait lâché aujourd'hui. Il n'm'a même pas offert un « Giant » ou un « Big Mac », le salaud ! Après tout c'que j' lui ai appris ! J'ai un principe : ne jamais m'laisser inviter par des inconnus quand j'ne connais pas la raison. – On m'a dit que ta force, alliée à ton intelligence, permettait, de temps à autre, de faire avec toi certains travaux bien rémunérés... – Qu'est-ce qu'ça veut dire? – Je veux que tu transportes des objets lourds, par voie d'eau jusqu'à Maastricht. Là, des clients viendront chercher la marchandise. Tu reviendras ensuite à vide, et ainsi de suite jusqu'à épuisement du stock. C'est simple...non? – Si c'est d'la came, je r'fuse! Quand j'vois toutes ces larves, ces loques humaines, déambuler dans les rues du côté Souverain Pont, Place Cathédrale, ou à côté du puant pissoir face au Quick, j'refuse d'entrer dans cet enfer ! – Il ne s'agit pas de cela ! Comment peux-tu imaginer que j'aie l'intention de faire des opérations pareilles ? Tu ne me connais pas, mon ami! Je suis professeur à l'université, connu comme honnête homme, et vraiment tu me déçois ! – O.K ! calmez-vous, Professeur ! Excusez-moi, j' n'ai pas l'habitude de converser avec un prof d'univ ! – Je n'ai pas l'intention de te parler de la marchandise. Mais, ce n'est ni de la came, ni des explosifs. Defrance m'a dit que tu étais discret. Ne t'a-t-il pas connu à l'armée ? Tu ne chapardais pas à l'époque. C'est cette discrétion que j'attends de toi, aujourd'hui. Mais ce n'est pas une raison pour penser que ma proposition est malhonnête ! Defrance m'a dit qu'il avait un excellent souvenir de son copain du service militaire et aussi lors de la fête... – Ah oui, la fête des horreurs, grossièretés et grimaces. Beau souvenir, Professeur ! En plus du montage des décors, qui r'présentaient une cathédrale gothique, j'ai fait une scénette. Elle s'intitulait "Comme Quasimodo" et j'ai dû mettre ma grosse tête dans une fenêtre ronde, « trilobée » comme ils disent. J'ai même failli n'plus savoir la retirer. Et mon potte, Outremeuse, lui, a parcouru la scène comme un cul-de-jatte sur les bras! Il a même eu l'premier prix ! – Outremeuse, dis-tu? Defrance m'a aussi cité son nom. – J' continue à dire qu'il vous a bien informé ! – Ne restons pas ici, il fait trop noir, on se voit à peine. On va casser la croûte? Que dirais-tu d'une pizzeria ? A cette heure, j'en connais une encore ouverte, près de la vieille Halle. Trévisan se lève et suit Breitner sans se faire prier.

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La cité truandée C'est bien parce que le patron de la pizzeria connaît le professeur, qu'il le laisse entrer. Mal rasé, vêtu comme un clochard, il porte sur lui un veston mal rapiécé qui ne respire pas la fraîcheur. Dans le coin, le professeur est connu pour ses fréquentations particulières. On lui prête l'intention d'écrire un livre sur le quart-monde, et donc, personne n'est étonné de le rencontrer accompagné par des gens d'un autre niveau social que le sien. C'est au moment où ils sont attablés, face à face, que Trévisan apparaît clairement à Breitner. Sa tête, en forme pyramidale, tronquée à mi-hauteur, est surmontée d'une une toison bouclée, comme un mouton. Son double menton, ses joues pendantes, et sa nuque dilatée, forment une espèce de bouée qui cache complètement le cou. – Ne vous a-t-on jamais dit que vous ressembliez comme deux gouttes d'eau à Cadoudal ? – Cadou quoi ? – Georges Cadoudal, le royaliste guillotiné, qui avait participé en 1803 à un complot contre Napoléon. Trévisan, attentif, mange goulûment, et boit à grandes gorgées sonores le vin du patron. – Et bien, voyez-vous, ce Cadoudal aimait tellement la royauté, qu'il en est mort conclut Breitner. – C'est normal, professeur, quand on a un idéal, on est prêt à mourir pour lui. Moi, j' vends des photos et les bustes des rois aux marchés aux puces, et j'veux bien me laisser couper la tête pour eux ! Mais, d’nos jours, ça n'vaut pas la peine, ce sont les ministres qui décident. Et d'ailleurs, mes potes me disent qu'avec mon cou, c'est la lame qui r'bondirait, ajoute-t-il en riant aux éclats. Vous savez d’ailleurs qu’j’ai escaladé les deux tours place Notger et qu’je prône la révolution., Breitner poursuit : – Ils étaient quatre. Mais Cadoudal demanda à être exécuté le premier, afin que ses compagnons ne puissent croire qu'il les avait abandonnés. Assisté par un abbé, il monta sur l'échafaud et mourut après avoir crié trois fois : « Vive le Roi ! » – Tiens, j'ai une idée, appelez-moi Cadoudal ! ça m'ferait plaisir. C'serait amusant, dit-il en riant à nouveau aux éclats; si bruyamment, cette fois, que les convives les plus proches se retournent, comme s'ils étaient gênés par la présence de cet original. – N'oubliez pas un détail, Professeur ! L'vrai Cadoudal était riche. Moi, j' suis pauvre comme Job. Et j’ne suis pas royaliste, mais révolutionnaire… – Mais vous, votre tête est toujours sur vos épaules. – Ah! Merci, belle compensation; ça d'vait être horrible les têtes qui roulaient dans les paniers pleins de sang. Vous croyez qu'c'est vrai c'qu'on dit, qu'on a demandé à la tête si elle souffrait, et qu'elle a cligné des yeux pour répondre « Oui » ? – Qui vous a raconté pareilles sottises?

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La cité truandée – Il y a longtemps, plus de trente ans, quand j'étais au collège Saint Servais. Attention! j'étais un des plus forts en histoire. On m'a même dit que la guillotine qu'on a rangée au musée, juste en dessous d'où vous m'avez réveillé. – Au Musée de la vie wallonne ? – Oui, là-bas ! Et bien, elle a servi plus d'cent fois ! On la plaçait là où est Grétry aujourd'hui. La dernière fois, c'était en 1824. –

Vous en savez des choses !

– Ce serait le moment d'la r'mettre. Il faut couper la tête à toutes ces crapules qui ont attaqué les églises et découpé les fonts baptismaux. Breitner se rend compte qu'il vient de rougir. La peur l'envahit à nouveau. Il tire d'un étui une superbe pipe toute neuve, de marque Dunhill, et la bourre de ce tabac parfumé dont il a le secret. – Trévisan va-t-il ou non mentionner l'institut de chimie? se demande-t-il. Le vin l'a rendu plus affable. Il a fallu le temps pour le dégeler. – Vous êtes bien documenté mon ami, je vous félicite ! – Oui, j' continue à m'intéresser à toutes ces choses. Quand j' m'ennuie, j' traîne dans tous les musées. – On vous y laisse entrer ? – Bien sûr, Professeur! Quand c'est ainsi, j'suis mieux nippé qu'aujourd'hui et j'ai pris une douche chaude chez un ami. Breitner connaît bien le quartier situé près de la vieille halle aux viandes. A vrai dire, il a connu la halle par ses cours d'histoire bien avant de fréquenter les restaurants et cafés des rues qui l'entourent. Elle est percée, sur ses quatre faces. Quatre portes en fer, peintes en vert, surmontées par un linteau en plein cintre, donnent accès à ce bâtiment de 1546.

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La cité truandée Vers deux heures du matin, le professeur et Trévisan, alias Cadoudal, se séparent, après avoir pris un dernier verre de rhum. Le quartier est endormi. Les cafés et restaurants prient les derniers clients de bien vouloir terminer leurs consommations. Le seul éclairage public, de faible intensité, ne suffit pas à distinguer les manigances d'un passant tardif, chapeauté, en train d'arpenter la rue de la Goffe. Arrivé à hauteur de la porte de la halle, il l'ouvre à l'aide d'une grosse clé, et entre. Le lendemain matin, c'est dimanche. Dès six heures arrivent les premiers camelots. Venant de partout, ils se répartissent sur les quais de la Meuse. Chacun connaît sa place avec précision. La Batte est le « Ventre de Liège », où bat le cœur de la Cité. Les gens ne viennent pas seulement de la ville et de ses faubourgs, mais aussi de Hollande et d'Allemagne. Les sons humains les plus divers : les gutturaux, les graves, et les aigus, s'y côtoient dans un joyeux tintamarre. Comme si elles étaient jalouses des sons, les odeurs se concurrencent aussi. Il n'est pas rare de passer sans transition du parfum des fleurs aux senteurs fromagères italiennes et à la flagrance des poissons et fruits de mer. Tous les gallinacés, y compris les pintades, s'agitent dans leur cage face aux marchands de "chiques". Dès le lever du jour, frites et fricassées, hamburgers et saucisses, rappellent insidieusement leur présence, par leurs caresses olfactives. Au café Lequet, situé Quai-Sur-Meuse, à deux pas de la Poste, la bière et le péket local accompagnent déjà les copieux "boulets-frites", spécialité locale. Les marginaux et les nantis s'y retrouvent pour oublier, le temps d'un matin, les tracasseries de la semaine écoulée. Les bouquinistes, brocanteurs, et vendeurs de pacotilles, étalent leurs richesses et résistent le mieux qu'ils peuvent aux nombreux marchandeurs. La Batte, c'est tout à la fois : Marrakech, Le Caire, Palerme et Singapour. Du côté de la Cité Administrative, sous le grand préau qui souligne deux côtés de la place, c'est le marché aux chiens et aux chats, et celui de la petite oisellerie : canaris, pinsons et chardonnerets. C'est là qu'Helga et Charles ont rencontré Pompon, le pékinois, Diane, le pointer, Myrtille, le caniche. C'est là aussi qu'Olive, le dernier né de la famille, a attendu, peu de temps il est vrai, avant que les Vieuxtemps ne viennent la chercher. Soudain, un cri d'horreur attire tous les regards vers la face orientale de la vieille halle, contre laquelle sont venus s'installer les vendeurs de boucs et de chèvres. Une mare de sang, provenant de l'intérieur, s'écoule lentement sur les marches en pierre de taille. Le service « 101 » et les pompiers ne tardent pas à arriver. Ils forcent le cadenas et ouvrent la porte en fer. Les badauds se sont accumulés. Dix minutes plus tard, s'amène une ambulance. Deux brancardiers sortent un homme, apparemment inanimé. Il est recouvert d'un drap de lit blanc sauf, autour du cou, comme si on lui avait placé une écharpe rouge. Les passants s'interrogent. Un homme grand et mince, complètement saoul, passe par là. C'est un ancien commissaire, disent certains. A une mémère, qui vient d'acheter un adorable caniche, il dit : – C'est pas grave ! Continuez vos courses ! Cet homme n'en vaut pas la peine ! La mémère, stupéfaite par l'indécence de ses propos, lui répond :

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La cité truandée – Je ne t'ai rien demandé, grossier merle ! Va cuver ton vin ailleurs ! Les pompiers quittent la Batte, toutes sirènes hurlantes. Le lendemain matin, Liège ne parle que de cela. L'université est en effervescence, et les journaux affichent en première page la photo de Breitner. Il a été tué d'une balle d'un 7.65, sous l'oreille. Le cauchemar continue donc. La truanderie poursuit son œuvre, lentement mais sûrement. La fréquence des méfaits augmente rapidement. A peine les journaux avaient-ils mis sous presse les deux pages consacrées au professeur, qu'un nouveau vol est constaté, le dimanche soir, en Vinâve d'Ile. Les gens s'y agglutinent pour constater la disparition de la Vierge en bronze, dite Vierge Del Cour, du nom de l'artiste exceptionnel qui l'a sculptée au seizième siècle et dont de nombreux Liégeois, même des noncroyants, possèdent une statuette ornant leur mobilier.

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La cité truandée

Jean Del Cour, Portrait par son frère, Jean-Gilles Del Cour (1632-1695), Liège, Grand Curtius

C'est une œuvre baroque exceptionnelle. Si Rome ou Florence la possédait, elle serait sûrement mieux connue et mieux mise en évidence. Liège ne sous-estime pas ses chefs-d’œuvre, mais elle a trop tendance à banaliser leur souvenir.

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La cité truandée Il y a peu de temps, Pauline disait encore à Charles : – Ce n'est pas qu'elle me désintéresse, mais je passe cent fois à côté sans même la regarder. Chez les flamands, un vulgaire bronze coulé il y a à peine dix ans, paraît avoir plus d'importance, à leurs yeux, que cette vierge, aux nôtres ! Située à cent mètres de la Cathédrale, elle lui fait face. Depuis 1696, elle décore cet endroit sur un socle en pierre de taille, qui lui sert de piédestal. Vers 1780, Joseph Dreppe disait d'elle : « La vierge a le sourire d'une reine et la douceur d'une présence féminine. Del Cour l'a faite femme, vibrante de jeunesse et d'amour maternel, tout en lui insufflant une spiritualité rayonnante. En donnant à ce groupe charmant l'envol et le dynamisme, caractéristiques de l'art baroque, il a su maîtriser son impulsion en lui conservant la grâce et l'équilibre. » La série continue donc, et les exhortations des journaux s'adressant directement aux truands, ne semblent pas avoir été entendues. L'apparent retour au calme n'avait été qu'un répit et un recul pour mieux sauter. Le bon peuple de Liège ne reste pas indifférent à ces actes mafieux : – Pourquoi ont-ils choisi Del Cour et pas les œuvres modernes de Mady Andrien, comme celles placées en face de l'Hôpital de la Citadelle ? s'interroge une grand-mère. – Celles de Mady Andrien méritent tout autant le respect que la vierge Del Cour, madame! – Oui, bien sûr, ce n'est pas ça que je veux dire ! René Defrance s'est rendu de suite en Vinâve d'Ile, dès qu'il a appris ce nouveau vol. Une ambiance insurrectionnelle règne autour de la fontaine, orpheline. Les gens commentent l'événement, et les opinions les plus diverses fusent. – Moi, je ne « chipoterais » pas. Qu'on réinstalle la guillotine ! Et qu'on leur coupe la tête en public ! – T'as raison m'fi ! – C'est la même bande qu'à Saint-Bart ! – La prochaine, moi j'vous l'dis, ce sera le Saint-Lambert qui est au trésor, dit une femme, en montrant du doigt la cathédrale. – Mais, comment ont-ils fait ? Il passe des gens tout le temps. On doit les avoir vus, même la nuit ! – Moi, je crois qu'ils sont venus en bande et ils se sont mis debout, sur les bassins d'eau. Puis, d'autres se sont assis sur les lions. C'est courant ! Enfin, les derniers ont grimpé et ont entouré la statue, comme le font souvent les étudiants en liesse. Pendant ce temps, l'un d'entre eux l'a découpée. – Mais non, madame! Ici, il ne s'agit pas d'une farce estudiantine, mais d'un vol ! Vous ne lisez pas les journaux depuis deux mois ? – Vous croyez que c'est eux qui l'ont déboulonnée ? – Ou cisaillée ? – Peu importe ! Tout cela est incompréhensible! Rien que le piédestal mesure déjà bien deux mètres de hauteur et il démarre à presqu'autant au-dessus du niveau de la rue. Comment n'a-t-on pas vu des gens grimper là-haut, à presque quatre mètres ?

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La cité truandée – Quoi qu'il en soit, le mal est fait une fois de plus. Tout ce qu'on peut espérer, c'est que la sculpture soit intacte. A part la base, qui a dû souffrir lors de l'arrachage. Cette fois, le journal La Meuse et La Wallonie, dans un même élan, promettent une récompense de cent mille francs à qui retrouvera la vierge de Del Cour. Du côté du Palais, les membres de la cellule « Guernesey Connection » se sont réunis. La coupe déborde chez le Procureur Général et chez le Juge d'Instruction. Le commissaire Taureau a reçu l'ordre de définir un plan d'urgence. Déjà, dans les rues de Liège, les camionnettes de gendarmerie se sont position- nées devant toutes les églises et devant tous les musées. On voit mal comment de nouveaux méfaits pour- raient encore se produire. Au pied de la fontaine orpheline, les gens continuent à s'étonner et à s'échanger leurs propres expériences. – Je n'ai plus vu ça depuis les grèves de soixante! – Tu as la mémoire courte, Alphonse ! Et la grève des éboueurs en 83, quand les soldats sont venus nettoyer la ville, tu ne t'en souviens plus ? – Ce n'est pas la même chose, hein Germaine ! Là, ils n'étaient pas armés ! C'était seulement de leurs muscles qu'on avait besoin ! – Et moi, dit un Français de passage, qui s'imaginait mieux parler que son entourage, ça me rappelle Paris pendant la guerre d'Algérie, quand Challe et les trois autres se sont mutinés...en cinquante-huit. Il y avait même des blindés ! – Ils attendent toujours trop tard avant d'agir ! – C'est comme dans les carrefours dangereux, il faut dix tués avant qu'on pense à mettre des feux rouges, ou à creuser un tunnel. – Madame ! Si ces brigands veulent recommencer, croyez-moi, ils n'auront pas peur et trouveront le moyen à n'importe quel prix… – On dit que le chef habite en Angleterre ? – C'est pas vraiment en Angleterre, c'est une île, là tout près. Vous savez bien là où il y a encore un seigneur ! – Un seigneur ? – Oui, hein ! Celui qui a le droit d'avoir un pigeonnier, et pas les autres ! Tu sais bien, là où l'ambulance est une caravane tirée par un tracteur. C'est bien connu ! – Vous voulez parler de l'île de Serk, dit un voisin qui, jusque-là, n'avait pas encore parlé. – Oui ! C'est ça comme vous dites ! – Si on les retrouve, ne surtout pas les renvoyer dans leur pays ! Qu'on les lynche ici même à la place de leurs méfaits ! ajoute celui qui a déjà proposé la réinstallation de la guillotine. – Ah! Voici le procureur général ! La police demande à la foule de reculer. Le commissaire Taureau et ses nouveaux collaborateurs délimitent un périmètre de protection autour de la fontaine.

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La cité truandée CHAPITRE HUIT. RECEL ET ASSOCIATION DE MALFAITEURS. – Et vous, monsieur Defrance, qu'avez-vous à répondre aux déclarations de Collins? Elles sont exactes, n'est-ce-pas ? demande Chandelon. C'est bien le nègre volé au musée Hugo qu'on a retrouvé chez vous ? Le Gudéa, n'en parlons pas, c'est un faux. – Un faux ! J'ai acheté ces objets à Saint-Malo chez un antiquaire sérieux. Il m'a coûté plus de cent mille francs, vous savez ! – Belges ? – Oui, pas français tout-de-même ! – Comment pouvez-vous en être sûr qu'il était sérieux, votre antiquaire. Voyons, monsieur Defrance, un vrai Gudéa, une statuette vieille de plus de quatre mille ans, vous l'auriez payé une fortune ! Prenez garde, vous devenez un pigeon ! L'autre jour, vous aviez été escroqué sur des statuettes chinoises, pendant le marché de la Batte; aujourd'hui, c'est une mésopotamienne. De plus, sachez que ce Perin a déjà été condamné pour escroquerie et usage de faux. – Il m'avait pourtant été recommandé par le professeur Breitner ! C'était un homme de grande notoriété, ici à Liège. – Tiens, Breitner ! – Vous savez comment on appelle ce que vous avez fait avec ce Perin ? C'est du recel ! – Du recel ! Mais commissaire, j'étais de bonne foi, et jamais je n'ai pensé... – Parlons un peu de Breitner, voulez-vous ? Comment le connaissiez-vous ? – Il fréquentait souvent mon bistrot, en face de l'université. – Ah oui, à l'Alma Mater. Vous savez que Battistini est en aveu. Il nous a dit qu'il vous avait agressé pour récupérer un objet compromettant. – Compromettant ! Pour lui, je suppose? – Aujourd'hui, monsieur Defrance, c'est pour vous qu'il est devenu compromettant. Vous avez vécu un événement particulier à Saint-Malo, n'est-ce-pas ? – Un événement ? – Allons ! Comment avez-vous pu dissimuler à la police un témoignage aussi important que la photographie d'un assassin ? – J'ai eu peur, voilà tout ! Cela arrive aux plus courageux, vous savez. – Peur de qui ? – De l'assassin, bien sûr! Et de sa vengeance. – Vous pensiez qu'une fois parti, il ne vous retrouverait pas ? Eh bien ! Vous voyez, il vous a suivi à la trace. Puis il a trouvé plus facile de commanditer Battistini pour « vous faire la peau ». Ce digne lieutenant sévissait déjà chez nous depuis plus d'un mois. Et ce film, où est-il donc passé ? Defrance ouvre sa mallette, et en tire une enveloppe.

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La cité truandée – Je l'ai fait développer. Voici les photos. Taureau les regarde, une à une, puis relève la tête. – Avec ça, il est possible de reconstituer un visage avec des traits précis. Ce sera mieux qu'un portraitrobot. Nous le ferons parvenir à nos collègues anglais. Pour aujourd'hui, j'en sais assez. Merci! Vous pouvez disposer!

C'est maintenant le tour de Charles. Pour la deuxième fois en deux mois, il s'assied devant Chandelon dans cette pièce boisée à l'odeur d'encaustique. Mais aujourd'hui, c'est le commissaire qui le convoque. Le scribe qui l'accompagne enregistre tout ce qu'il entend, à l'aide de la vieille machine mécanique datant de la dernière guerre. Parmi les objets perquisitionnés à Torteval, un brouillon de lettre a plus particulièrement intrigué les enquêteurs. Lisible, bien qu'écrit à la hâte, il sollicite « de nouvelles fournitures », car, « un stock épuisé doit être réapprovisionné le plus vite possible ». Des « clients assidus réclament la marchandise ». Ce texte est pour le moins mystérieux. Lorsque Vieuxtemps s'assied, face à Chandelon, il comprend de suite qu'il ne bénéficiera pas de l'habituelle courtoisie du commissaire. D'emblée, ce dernier entre dans le vif du sujet, sans les préambules d'usage qui permettent de créer une ambiance conviviale, du type : « Comment allez-vous? », ou « Comment va madame Vieuxtemps ? ». – Ceci vous rappelle-t-il quelque chose ? dit-il sèchement à Charles, en lui montrant le fameux brouillon manuscrit. – Vraiment pas ! – Sans du tout mettre en cause votre culpabilité, nous nous devons d'effectuer un contrôle, monsieur Vieuxtemps. Recopiez ces trois phrases ! ordonne le commissaire. Charles s'exécute, trouvant d'ailleurs le contrôle tout-à-fait normal. Chandelon lit et relit les deux textes, tenant l'un de la main gauche et l'autre de la main droite. Sa tête pivote alternativement vers la lettre à décrypter, puis vers l'échantillon de l'écriture de son interlocuteur. Ses yeux brillent. On sent naître sur son visage un plaisir qui devient vite jubilation, quand il dit à Charles : – Je constate que beaucoup de lettres du brouillon ressemblent aux vôtres. Les « a » et les « m » majuscules ne laissent aucun doute. C'est bien votre écriture ! – Si vous me montriez cette lettre, peut-être pourrais-je vous aider ? L'analyse graphologique fait aussi partie de mes spécialités, vous savez ! Prudent à l'extrême, Chandelon s'adosse à son fauteuil, comme pour augmenter la distance qui le sépare de Charles. On aurait dit qu'il craignait que son interlocuteur se précipite sur la pièce à conviction et la déchire. Pendant toutes ces manigances, Charles s'est efforcé de reconstituer le passé. Les souvenirs parisiens se sont révélés peu à peu à sa mémoire. – Cela me revient. C'était à Paris...fin 90.

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La cité truandée Mais, cette réponse trop tardive a déjà convaincu le suspicieux Chandelon de l'intention de son « client » de dissimuler la vérité. Charles poursuit pourtant en toute assurance. – Le professeur à l'Ecole des Antiquaires de Paris était Anglais. Il parlait correctement le Français, sans le moindre accent. Mais, il l'écrivait avec beaucoup de fautes. Le seul soir où nous sommes sortis ensemble, il me demanda de lui faire un brouillon de lettre. Ce que je fis. Trouvez-vous cela anormal Commissaire ? – De quoi s'agissait-il ? – Il m'a simplement dit qu'il voulait une formulation commerciale, en langue française, pour réapprovisionner un stock, sans me préciser sa nature. C'est simple et précis. – Et vous ne lui avez pas demandé à qui il allait adresser cette lettre? Ni de quelle nature de stock il s'agissait ? – La lettre devait être adressée à un fournisseur. – Vous connaissiez donc l'activité de cet homme? – Pas le moins du monde. Il ne s'était jamais confessé publiquement, vous savez ! C'était un service purement linguistique. Je n'avais pas à lui demander de confidences. D'ailleurs, j'ignore s'il a vraiment écrit une lettre à partir de ce brouillon ? – Et madame Vieuxtemps, que pense-t-elle de vos vacances à Guernesey ? – L'île était belle. Le soleil a brillé pendant tout le séjour. Et avec Pauline, notre fille, elle a fait du shopping free-tax. – Monsieur Vieuxtemps, voulez-vous dire que le sac arraché par les truands, juste après l'explosion à Saint-Barthélemy était un hasard ? – Vous disposez peut-être de données que je n'ai pas, commissaire. Mais je peux vous assurer que ni ma femme ni moi n'avons rien à voir, ni de près ni de loin, avec ces gens-là. Je ne comprends rien à vos subtiles déductions. Le seul tort que vous puissiez me reprocher est d'avoir passé dix jours dans le cottage du soi-disant commanditaire de Battistini. – Soi-disant ? – Ne dit-on pas que l'on est présumé innocent tant que la justice ne l'a pas prouvé? – On le dit! lui répond Chandelon en ricanant. – Je rencontrerai aussi votre épouse et mademoiselle votre fille pour connaître leur point de vue. Mais, revenons-en, si vous voulez bien, à votre brouillon de lettre. Vous n'allez tout-de-même pas me faire croire que vous ignoriez l'activité de votre hôte guernesiais ? – Quand j'ai rédigé ce texte, il y a plus de six mois, j'étais à Paris, Wood était mon professeur. C'est tout! A vrai dire, j'ai seulement appris son type d'activité quand je me suis rendu, il y a quelques semaines, chez lui, à Torteval. C'est là qu'il m'a fait visiter le stock auquel je suppose il faisait allusion dans le brouillon. Jamais, je n'ai accepté de propositions, dit Charles en essayant de freiner les mots, dont il semble perdre peu à peu la maîtrise. – De quelles « propositions » voulez-vous parler ? – Celles qui consistaient à commercialiser la marchandise de monsieur Wood en Belgique.

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La cité truandée – Monsieur Wood ! Vous êtes bien poli à son égard. Quand on a affaire à un truand de cette espèce, monsieur Vieuxtemps, on dit « Wood » sans le prénommer ! lance Chandelon, de plus en plus certain que l'étau se referme sur Vieuxtemps. – Je disais donc, commissaire, que monsieur Wood appréciait Liège, parce qu'elle est à proximité de trois frontières. Sans transition, Chandelon passe du stock privé du cottage à celui que les enquêteurs ont trouvé dans la grotte du sentier des falaises. – Vous êtes donc entré dans la grotte ? –

Dans quelle grotte ?

Long silence. Ici je dois ruser, se dit Charles. Surtout, ne pas faire allusion à Weiss et Battis, les deux gars nommés par Wood à Harris quand ils sont sortis du Creux Mahié ! Puisqu'il est aussi soupçonneux à mon égard, et que mes témoignages risquent de se retourner contre moi. Je me tais ! –

Vous ne connaissez pas la grotte ?

Long silence à nouveau. –

Voyons ! La grotte qui rejoint l'église.

– C'était donc vrai ce que disait la légende ! J'ai bien rencontré une grotte le long de la côte Sud de l'île, je l'ai même approchée, mais je n'y suis pas entré. Il fallait faire du ramping et c'est le genre d'exercice que moi, commissaire, je ne sais pas faire, ni au sens propre ni au sens figuré. Chandelon encaisse mal cette remarque, il est vrai, un tantinet impertinente. Il jubile de plus en plus. Charles commence à comprendre que la situation devient embarrassante pour lui. A son tour, il croit bon d'en savoir davantage et questionne : – Commissaire! Qu'y avait-il dans cette grotte, dont vous faites un mystère ? La répartie est surprenante. Toute convivialité est désormais exclue. – Aujourd'hui, c'est moi qui pose les questions, monsieur Vieuxtemps. Si vous voulez, je peux vous mettre en contact direct avec Saint-Pierre-Port, où Sir Timothy Wood est en garde à vue, en attendant que se prononce le juge d'instruction anglais. Je peux aussi faire descendre le sieur Battistini de Lantin pour vous confronter avec lui. Qu'en pensez-vous, monsieur Vieuxtemps ? – Monsieur le Commissaire, faites ce que bon vous semblera. Sachez, une bonne fois pour toutes, que vos méthodes d'intimidation me laissent froid ! Je n'ai strictement rien à me reprocher dans toute cette af- faire. Et bien sûr pas davantage dans l'agression de René Defrance, un homme que je connais bien et que j'estime. Comment pouvez-vous imaginer de telles choses ? – Je ne fais que mon métier et je vous prie de garder votre calme...L'enquête arrive à sa fin. Le juge d'instruction décidera dans les prochains jours de la suite à donner à ces événements. Je vous raccom- pagne. Chandelon et Charles font une petite halte dans les toilettes, où ils rencontrent Orphée Taureau, le commissaire-principal. L'éminent collaborateur annonce à son chef :

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La cité truandée – Je connais maintenant le gars qui a écrit le fameux brouillon de lettre...C'est monsieur ! dit-il en montrant Vieuxtemps de la tête. – Tiens! Monsieur Vieuxtemps. Madame, est-elle remise de ses émotions de Saint-Barthélemy ? interroge Taureau. – Tout-à-fait, commissaire. Merci de vous en inquiéter ! ajoute-t-il en regardant Chandelon de biais.

Deux jours plus tard, Charles est à Bruxelles. L'Institut belge des antiquaires lui a demandé de participer à une journée sur le thème: « Protégeons notre patrimoine! ». Les conférenciers doivent y communiquer leurs propres expériences en exposant des cas vécus. La salle de la Madeleine est remplie aux trois-quarts, ce qui est un résultat inespéré. Charles a intitulé son exposé : « L'homme peut-il vivre sans son passé artistique ? ». A Liège, en particulier, le tremblement de terre de 1983 a commis des ravages exceptionnels. Mais Charles démontre surtout bien l'extrême gravité des dépravations humaines si on les compare à celles causées par les caprices du temps. Le phénomène n'est pas nouveau. La contrebande des objets d'art existait déjà du temps de Ramsès II, qui se faisait apporter des tas d'objets précieux, dont des vases sacrés et des bijoux dérobés dans les temples assyriens. Tous les régimes, mais surtout leurs dignitaires : Napoléon, Goering récoltèrent le produit des pillages de tous les pays occupés. Sur base de rapports judiciaires, de journaux et de revues spécialisées, Charles passe en revue les vandalismes sporadiques des dernières années. Ils sont souvent l'œuvre d'hommes cupides, pas toujours incultes. Une autre espèce différemment dangereuse mais tout aussi cruelle est l'urbaniste moderniste à outrance. Dans les principales capitales européennes, il a causé la destruction de nos références du passé. Enfin, pour conclure son exposé, Charles se devait de citer la célèbre phrase du professeur Barthélemy : « Dans un monde centré sur la mobilité, la rentabilité et la productivité, le patrimoine reste le contrepoids indispensable qui nous rend sensibles à d'autres et, qui souvent à notre insu, maintient notre équilibre psychique. Il est la référence irremplaçable qui nous permet de nous situer dans le temps et l'espace ».

L'hôtesse lui apporte un message : "Madame votre épouse vous demande de la rappeler d'urgence !". Charles craint le pire. Helga n'a pas l'habitude de lui téléphoner pendant ses activités professionnelles. – Quelque chose de grave est arrivé. Pauline est peut-être malade ? Ou alors, Hélène a eu un accident en Espagne ? Et pourquoi ne serait-ce pas Olive ? Ce sont là les questions qu'ils se posent en se rendant précipitamment vers le téléphone. Helga entre dans le vif du sujet. – Liebling, j'ai reçu pour toi une convocation. Tu dois te rendre au Palais de Justice la semaine prochaine. – De quoi s'agit-il? – Tu es convoqué en première instance.

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La cité truandée – Pour quelle raison ? – Ce n'est pas indiqué avec précision. Il n'y a qu'une référence chiffrée. C'est le "P399". Sonne aux greffes, ils t'expliqueront. Malgré les difficultés d'atteindre le bureau, il obtient vite la réponse : – Monsieur Vieuxtemps, c'est grave. Vous êtes inculpé d’ « Association de malfaiteurs ». Cette annonce lui fait l'effet d'un séisme. Le sol se dérobe sous ses pieds – Mais pourquoi ? répond-t-il, désemparé. – Je ne puis vous le dire. Venez consulter le dossier ! Vous pourrez lire les dépositions effectuées, auprès de la police judiciaire, par les différents témoins et les autres inculpés. Charles raccroche et reste un moment consterné. – Qu'a-t-il donc bien pu se passer ? Est-ce le petit minable de Chandelon qui a amplifié les faits, au-delà des dépositions ? Il n'y a rien de concret qui soit punissable. Comment le juge d'instruction a-t-il pu décider d'une inculpation sur base d'éléments aussi subjectifs ? Et, sans m'avoir rencontré ? La journée de Charles est bel et bien foutue. Il accompagnera ses convives à midi, par fair-play, mais il n'a plus le cœur à suivre les exposés de ses collègues. Il sort un moment pour prendre l'air. – Maintenant que le mal est fait, il faut être efficace. Evitons de vouloir démontrer les lacunes et les faiblesses du monde judiciaire à mon égard. Une seule chose compte : se défendre avec tous les moyens dont je dispose. Pendant le trajet de Bruxelles à Liège il pense à ce qui risque d'arriver. Sa grande crainte est la réaction des média. Les dossiers du Palais de Justice sont très prisés par certains journalistes spécialisés dans la dénonciation des cols blancs, avant même que le jugement ne soit prononcé. Et comment va-t-il pouvoir conserver sa crédibilité à l'égard de ses principaux clients ? Si jamais il était, même indûment, catalogué comme contrebandier, ou voleur de patrimoine ? Et Helga, à l'université, comment ses collègues et ses supérieurs vont-ils réagir ? Et les enfants à l'école ? C'est donc le moral dans les talons que Charles rentre boulevard de la Sauvenière. Quand Helga le voit franchir la porte du hall, elle comprend de suite que sa visite au Palais lui a appris des choses graves. – Je suis foutu! Timothy et sa bande sont des malfrats. Le juge d'instruction croit que j'ai collaboré avec eux, parce qu'ils ont trouvé à Torteval un brouillon écrit de ma main. – Raconte-moi tout, Liebling, et détends-toi ! L'avocat de Charles, Maître Julien Francoeur, lui a dit : – Monsieur Vieuxtemps, je crois totalement en votre innocence. Il suffit de parler avec vous et lire votre courrier pour s'en rendre compte. Je ne dis pas cela à tous mes clients. Et mon rôle n'est d'ailleurs pas de défendre des innocents mais des personnes qui ont fauté. Aucune cause n'est gagnée d'avance. J'appréhende donc ce dossier avec le même sérieux et la même volonté de vous défendre que si vous aviez vraiment fauté.

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La cité truandée Si toutefois j'ai un conseil à vous donner, prenez garde aux gens sympathiques comme ce.Timothy Wood ! Je ne sais pas s'il est repris parmi les contrebandiers ou mafieux connus. La suite de l'enquête per- mettra peut-être de l'établir. Mais, d'après ce que vous me dites et ce qu'écrit la presse, c'est bien le portrait du truand sympathique qui entraîne derrière lui des tas de gens, dont la seule faiblesse a été de le fréquen- ter.

Maître Francoeur défendit Charles avec brio. Vieuxtemps et Defrance obtinrent le non-lieu en « Première instance », mais le parquet fit appel. Battistini fut reconduit à Lantin. Pour éviter toute divagation de la part de ceux qui doivent établir le réquisitoire à la chambre des « Mises en accusation », Charles a obtenu, grâce à un ami sénateur, de rencontrer le procureur général à son domicile privé. Il apprécie la disponibilité de cet homme malgré cette période agitée où l'affaire Cools a déclenché des enquêtes tous azimuts. Monsieur Léon Giet est en verve. Il semble bien connaître le dossier : – Parmi les capitales visées par ce trafic, on cite surtout Londres et Bruxelles, dans une moindre mesure Vienne et Genève. Les objets volés proviennent de cambriolages de châteaux, d'églises et de musées. Mais, ce qui caractérise ces contrebandiers, c'est leur bonne connaissance des enchères. Ils savent où vendre leur récolte pour en récupérer le maximum Par exemple, si c'est de l'argenterie, chacun sait que Sotheby à Londres donnera un meilleur rapport. Pour les tableaux, la même chose. Par contre, Bruxelles est renommé pour le mobilier, et les porcelaines doivent être vendues à Vienne. – Vous paraissez bien informé, Monsieur le Procureur. J'ignorais que c'était aussi fréquent. – Monsieur Vieuxtemps, les législations protègent les hommes qui ont le temps. Par contre, elles excitent les mercantiles qui sont trop impatients d'obtenir une licence d'exportation. C'est sûrement le cas des membres de la Guernsey Connection dont nous n'avons, hélas, qu'un représentant à Lantin. Le parrain et les autres malfrats sont en- core dans la nature. Mais ça bouge à Guernesey. Vous verrez, nous serons vite fixés. Quant à vous, n'ayez aucune crainte! Je ne vois rien de répréhensible dans votre cas. Mais nous devons tout envisager pour connaître la vérité. D'ailleurs, "la chambre des mises" n'est pas prête pour aborder maintenant ce dossier. Ce ne sera pas avant Octobre. D'ici là, si vous apprenez du neuf, contactez-moi ! Etant donné le volume de ce dossier d'instruction, Charles consacre trois demi-journées à sa lecture. Battistini, en aveu, semble chercher tout ce qui peut atténuer la gravité de sa situation : – C'est à la demande de Wood, que je suis venu à Liège pour en répertorier ses valeurs. Mais c'est moi aussi qui ai glissé un message sous la porte des Vieuxtemps pour leur faire savoir de ne pas se rendre à Torteval".

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La cité truandée Et plus loin : – Chez madame Bellini, je n'avais rien à faire. Je me suis simplement trompé d'appartement. Je croyais être chez les Vieuxtemps pour la raison que je viens de dire. Il y avait trois jours que je n'avais plus mangé; c'est pourquoi, je me suis servi parmi les victuailles laissées sur la table". Vient ensuite le fax, envoyé par la « Commission rogatoire » depuis Saint-Pierre-Port. Wood y déclare : – Laissez Vieuxtemps tranquille, il n'a rien à voir dans tout cela ! Une quatrième déclaration, plus équivoque celle-là, provient de Collins, le conservateur de HautevilleHouse : – Je n'ai jamais pensé que les Vieuxtemps pouvaient avoir fomenté un vol chez Hugo. Mais, je me demande quand même pourquoi l'homme était si empressé de tout photographier!". Une chose paraît certaine. Les deux éléments de l'inculpation de Charles ont été : le brouillon qu'il a rédigé à Paris, et son séjour à Torteval. Il va sans dire, qu'après son retour de Guernesey, la continuation des pillages, ciblant des œuvres de plus en plus précieuses, l'accablait encore davantage. Ce qui étonne dans ce dossier, c'est la précision avec laquelle Battistini décrit ses interventions dans les « opérations » qu'il a effectuées. Avec un vocabulaire et un ton qui appartiennent à des héros ou à des gens parfaitement vertueux, il précise que son « honneur » ne lui aurait pas permis d'énoncer le nom de ses collègues. Pourtant, à un endroit précis, souligné en rouge, il en a cité un, répondant ainsi à une questionpiège posée par Taureau: – Ton ami, le grand brun, est en aveu. Il m'a dit que c'était toi le Cerveau de Saint-Bart. – Weiss est un menteur ! a-t-il répondu. A la fin du dossier se trouvent les annexes. Pour la plupart, il s'agit de photocopies de documents perquisitionnés. Parmi elles, Charles retrouve son brouillon de lettre dont Chandelon faisait tant de mystères. La deuxième concerne la feuille du cahier de Saint-Denis. Puis vient le billet chiffonné de Saint-Paul, qui, par chance, fut conservé par le sacristain. Un commentaire des chercheurs proche-orientaux de l'université, accompagne ces deux derniers feuillets: « Il s'agit d'écritures cunéiformes utilisées en Mésopotamie sur des tablettes d'argile, dès le septième siècle avant notre ère. » – Battistini a accompagné Wood dans ses missions en Irak. Le nommé Weiss, sûrement aussi. Ils ont communiqué entre eux, à l'aide de ces signes se dit Charles Vieuxtemps en reficelant le dossier. Elle n'est pas finie, cette enquête. Non, elle n'est pas finie, murmure-t-il tout en quittant le Palais de Justice.

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La cité truandée CHAPITRE NEUF. CADOUDAL ET OUTREMEUSE. Depuis l'annonce du meurtre de Breitner, dans la vieille halle, par une balle d'un 7.65 browning, le mystère est total. La fouille corporelle de la victime n'a fourni aucune indication exploitable directement. On y a trouvé les objets habituels que l'on porte sur soi : l'agenda, le portefeuille avec les photos de famille, mais aussi des photos de fouilles, probablement en Irak ou en Iran, dans ce coin du monde où il a passé une année sabbatique. Un mystérieux petit portrait du roi Léopold III, derrière lequel a signé un certain "Cadoudal", tout le monde.

intrigue

Depuis deux jours, Battistini fait à nouveau l'objet d'interrogatoires musclés. L'Italien commence à citer le nom de Breitner d'une façon qui inquiète les enquêteurs. Ainsi, interpellé par le rusé commissaire Taureau : – Qui a ton avis a tué Breitner ? Si tu es aussi honnête que tu sembles le dire, tu ne dois rien me cacher. Ton séjour à Lantin s'abrégera d'autant plus vite. La liberté, c'est bon tu sais ! Battistini a répondu : – Je l'ignore. Mais maintenant qu'il est crevé, je peux vous dire que Breitner était mon chef ici à Liège. De telles affirmations, venant d'un homme qui ment comme il respire, n'émeuvent pas Taureau. Mais la déposition est enregistrée et la presse est informée. La Meuse titre : « Battistini accuse Breitner ». La manchette de La Wallonie surprend aussi : « Le Prof était le parrain », et La Libre Belgique-Gazette de Liège, plus nuancée, se contente d'afficher : "Battistini attaque pour se défendre". Du côté de la Place Saint-Lambert, la cellule Cools attend avec impatience les résultats des enquêtes. Jusqu'à présent, toutes les constatations laissent supposer, à des degrés divers, que c'est le même homme qui a agi rue de l'observatoire et dans la vieille halle. D'autres cas sont toujours à l'étude. L'ingénieur anglais Cowley a été frappé par la ressemblance entre l'assassinat de Cools et celui de Bull, l'inventeur du super canon, l'année dernière, en mars 90. Sans citer de noms, les journaux révèlent que plusieurs témoins, ayant rencontré récemment Breitner, se sont présentés de plein gré pour déclarer ce qu'ils savaient sur le professeur et ses dernières relations. C'est en République Libre d'Outremeuse, dans une petite rue étroite proche de l'église Saint-Nicolas, qu'habite le nommé "Outremeuse". C'est là que Trévisan s'est rendu après son repas avec Breitner. Il a tout raconté à son collègue de misères, y compris l'histoire de la guillotine. Huit jours après l'événement, les deux hommes s'entretiennent à nouveau : – Pourquoi l'as-tu descendu? dit d'emblée Outremeuse. – Mais, t'es malade! – Allez! Pas de blague. Quelques heures après la pizzeria, il a été retrouvé abattu. – T'es dingue, ma parole! – Non, je suis logique. Mais mon gars, je ne dirai rien.

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La cité truandée – Et qu'dirais-tu donc ? – Que mon "pote" a occis le prof, c'est tout ! Mais je blague, tu le sais bien !. – Pas c'jeu de con avec moi, bien compris ? J'suis correct et jamais j'n'ai fait c'la. D'ailleurs, c'mec-là, il m'était d'venu sympa. – Très bien, je te crois. Mais ces temps-ci, tu n'as vraiment pas le moral. On ne sait plus rigoler avec toi. Ecoute, Trévi ! Tu dois tout raconter aux flics. Tu les connais bien. Tout ce que tu risques, c'est d'avoir une prime et de bouffer trois jours de plus sans faire la manche. – N'crois pas ça. Ces gens-là n'ont plus l'pognon qu'ils avaient avant. C'est la déprime chez eux aussi. Tout c'que j'espère, c'est qu'ils m'donnent deux repas pour les restos exotiques où ils ont des avantages. Mais...t'as raison...J'dois voir Chandelon ! – N'oublie quand même pas, avant toute chose, de lui demander s'il avantage toujours les "balances". Ils sont dégueulasses, ces gens-là, ils retirent tous nos « avantages » sans l'annoncer. Je voudrais voir cela dans les entreprises de la région. Ce serait la révolution ! – J'n'aime pas le terme de "balance", Outre. C'que j'ai fait, j'en suis fier. J'ne vois vraiment pas entr' quoi et quoi, j'ai balancé. – Trévi, les flics c'est comme les politiciens. Les premiers, pendant les enquêtes, les seconds, le mois avant les élections, ne demandent qu'à être entourés par des "pédaleurs" comme nous. Nous les informons et collons leurs affiches. Une fois servi, ils se moquent de nous. – Oui ! Bien vu ! Ils promettent sans jamais donner. – Tu t'étonnes ? Pourtant, tu connais leur devise depuis longtemps : "tot po m'potche, tot po m'panse". – Oui ! Et malgré c'la, surtout quand j' vivais encore en famille, j'avais b'soin d'appartenir à un groupe. C'est c'que les psychologues appellent le b'soin « grégoire ». Non, pas « grégoire »... « grégaire ». Et j'ne me posais pas beaucoup d'questions, sur ces soi-disant "rassembleurs" qu'ils soient d'gauche, du centre, ou d'droite. Il y en a des tas comme toi et moi, tu sais, Outre ! Et c'est ça qu'on appelle la démocratie. – Tu veux dire que la démocratie, c'est de permettre à des suiveurs comme toi et moi, de récolter les miettes que veulent bien nous laisser ceux qui ont du pognon ? – Exact ! C'est bien cela, dit doctement Trévisan. – Si je te comprends bien, Trévi, toi et moi sommes condamnés à servir toute notre vie ? – Bien vu, mon gars ! Espérais-tu aut'chose ? – Et tu acceptes ça sans te révolter ? – Faut ben ! Outre, tu sais c'qu'est la dictature et la démocratie ? – Pas bien. – La dictature, c'est : « Ferme ta gueule! » et la démocratie, c'est: « Cause toujours! » déclare Trévisan comme s'il venait à nouveau d'énoncer un dogme.

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La cité truandée A deux pas de là, au café Grétry, rue Puits-en-sock, à l'heure de l'apéritif, Charles sirote un porto. Helga va bientôt le rejoindre avec Hélène et Pauline. Comme chaque année, au début du mois de septembre, c'est dans ce quartier que les Vieuxtemps effectuent leurs achats pour la rentrée scolaire. Deux étranges personnages entrent dans ce café, s'asseyent à la table à côté de Charles et commandent deux "rouge". L'un d'eux est énorme, l'autre est grand et maigre. Le patron semble bien les connaître, et leur dit à voix basse : – Vous avez de quoi payer ? – Ben sûr ! Quelle question ? Est-ce mon habitude d'avoir des dettes ? répond le gros. – Pas plus de deux mille balles. Je vous préviens gentiment que, dorénavant, je ne fais plus crédit à personne. Hier soir, j'ai encore perdu cinq cents balles avec un gars qui avait l'air bien. Et il s'est débiné sans payer. – Il était mieux que nous? interroge le grand maigre. – Oui, c'est vrai, mieux que vous. Il avait beau genre : grand, basané, un beau complet bleu clair, une abondante moustache. Bref, il donnait entière confiance. – Pas comme nous ! s'exclame le gros. – Je n'ai pas dit cela, Trévisan. – Non, mais tu le penses! A ton âge, comment ne sais-tu pas que l'habit ne fait pas le moine ? ajoute le maigre en ricanant de la bonne blague dont a été victime ce patron, un peu trop attaché, selon lui, aux apparences trompeuses. – Vous n'êtes pas des saints, les gars! Vous savez de quoi je parle. – On n'en a rien à foutre avec tes suppositions ! s'écrie Trévisan. Et alors, tu nous sers ou non ? – Minute ! J'arrive. Le patron remplit deux verres avec le vin de table qu'ont laissé à midi un couple d'Anglais, venus visiter la maison natale de Grétry. – Voici ! dit le patron, en déposant deux verres de la main gauche et un carafon d'un litre de la main droite. A la vue de ces deux phénomènes, Charles s'isole à nouveau dans Hugo : "Les sociétés humaines ont toutes ce qu'on appelle dans les théâtres "un troisième dessous". Le sol social est partout miné, tantôt pour le bien, tantôt pour le mal (...) Dans le bas-fond, les silhouettes farouches qui rodent, dans cette fosse, presque bêtes, presque fantômes, ne s'occupent pas du progrès universel, elles ignorent l'idée et le mot, elles n'ont souci que de l'assouvissement individuel (...) Elles ont deux mères, toutes deux marâtres, l'ignorance et la misère. Elles ont un guide, le besoin; et pour toutes les formes de la satisfaction, l'appétit (...) Helga, les enfants, et l'inséparable Olive, entrent et prennent place à côté de Charles. – Tu aurais pu choisir un coin mieux fréquenté, lui lance Helga, en voyant ces deux énergumènes comme voisins de table.

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La cité truandée – Ils sont peu ragoûtants, ajoute-t-elle. – Peut-être bien, mais ils ne sont pas sans intérêt. Ils connaissent Chandelon. Ce sont des balances. Ne fais allusion à rien ! insiste-t-il en se rapprochant de l'oreille d'Helga comme s'il craignait une indiscrétion de sa femme. – Pour qui me prends-tu ? Les Vieuxtemps se sont tus. Hélène et Pauline ricanent discrètement à la vue de ces deux hommes, non pas qu'elles soient insensibles à la misère, mais bien parce qu'ils ont une forme rare et un accoutre- ment, pour le moins, original. Ils dégagent, en effet, bien plus de joie et d'originalité que les bourgeois bien nantis, mais blasés, que l'on rencontre dans les beaux cafés du centre-ville. Charles poursuit son audition sans tourner la tête vers les deux paumés, qui viennent de commander un nouveau carafon. – Tu d'vrais moins te déplacer, tu n'feras pas d'vieux os, Emile. Apporte deux litres à la fois, lance Trévisan au patron. – Et puis, tu nous feras un prix, pas vrai Emile ? dit le maigrelet, que le patron vient d'appeler « Outremeuse ». – A propos d'Breitner, tu sais qu'la police a trouvé un indice ? dit Trévisan, à la grande surprise de Charles, plus que jamais intéressé. – Lequel ? – Dans la vieille halle, à côté du corps, ils ont trouvé des poils. – Des poils ? – Oui ! Comme une mèche de ch'veux ou une moustache. Ils n'savent pas encore à qui c'est, mais ils cherchent. – Tu en sais des choses, toi Trévi ? – J'ai gardé d'bons informateurs dans la police. Charles en sait à la fois trop et trop peu. Accompagner maintenant Helga et les enfants dans les boutiques, il ne le peut pas. – Prenez les devants, je vous rejoins à la voiture à treize heures, dit-il à Helga. Crois-moi, ça en vaut la peine ! – Mais Liebling, tu as promis aux enfants de visiter le Musée de la Science ! Tu sais bien qu'Hélène a envie depuis longtemps d'un hologramme ? Ils en vendent de jolis... – Alors rendez-vous Quai Van Beneden à quatorze heures, O.K.? Je ne dinerai pas; ça ne me fera que du bien, pas vrai ? répond Charles en insistant à nouveau du regard pour dire poliment à sa femme : « Maintenant, laisse-moi seul ! ». Arrivés à la fin de leur deuxième pichet d'un litre, les deux hommes sont apparemment éméchés. Dieu seul sait ce qu'ils avaient déjà bu auparavant... – Permettez-moi, messieurs, de vous offrir un verre ? se risque de dire Charles. – Comme vous voulez, monseigneur, répond Trévisan. Mais, j'peux vous demander pourquoi ?

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La cité truandée – Pourquoi savoir ? intervient Outremeuse. Bois et ferme ta gueule, Trévi ! ajoute-t-il, en riant grassement aux éclats. – Tranquillisez-vous, messieurs, mes intentions sont tout-à-fait légitimes. Je vous ai entendu parler de la vieille halle et... – Vous êtes de la police? interroge Trévisan, inquiet. – Pas du tout ! Mais j'ai très bien connu Breitner et je suis sûr qu'il n'est qu'une malheureuse victime. Les journaux laissent maintenant supposer qu'il aurait pu faire partie de la "Guernesey Connection". Vous y croyez, vous? – Nous...Non !...On n'sait rien...On n'quitte jamais l'quartier, vous savez... Mais pourquoi pensez-vous qu'on pourrait en savoir plus ? s'inquiète le gros Trévisan, stupéfait par ce voisin un peu trop encombrant. Et voulant taire à tout prix la rencontre de la pizzeria, il poursuit : – Moi, vous savez, j'n'ai rencontré Breitner qu'une seule fois dans ma vie. C'était à Banneux. – A Banneux, tiens...Ma femme et moi l'avons vu, là aussi. Il était accompagné d'un homme grand et basané avec une moustache « à la turque ». – C'était p't-être l'même jour. J'me souviens qu'il était accompagné. Et l'homme était bien un moustachu... – Vous connaissiez cet homme ? – Non! Je n' lavais jamais vu ! – Vous en êtes sûr ? insiste Charles. – Et puis même, si j'le connaissais, quand qu'vous allez finir avec vos questions? C'nest pas en m'payant un ou deux carafons d'rouge qu'vous pouvez m'cuisiner, dit Trévisan, fâché. – Calme-toi, Trévi. Le monsieur n'a rien dit de contraire, intervient Outremeuse. – Monsieur Trévisan, vous devez donner son signalement à la police, comme je vais le donner moi aussi, dès demain. La vérité doit sortir. Vous aimez votre ville, n'est-ce-pas ? Supporterez-vous qu'elle soit davantage truandée par des gens cupides ? – M'sieur, j'ai djà monté au deuxième étage du Palais pour plusieurs témoignages. J'n'attends pas qu'vous m'donniez l'autorisation. Mais, puisque vous m'le demandez si gentiment, j'irai d'main. Promis ! D'ailleurs, ils m'aiment bien ces gars-là. Le lendemain matin, Trévisan arrive en haletant Place Saint-Lambert. Il a grimpé les volées d'escalier qui mènent à la police judiciaire. Sa masse a fait craquer le plancher et vibrer les cloisons. C'est sa manière à lui d'annoncer sa présence. Fatigué par cet effort inhabituel, il s'affaisse sur une chaise de la salle d'attente. L'homme assis devant lui le dévisage, puis lui fait un signe de tête comme pour le saluer. – J'vous ai d'jà vu quéque part ? – Oui ! Il y a quelques jours. – Où encore ? – A la pizzeria, près des halles.

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La cité truandée – Ouais, ça m'revient ! – On vous a convoqué aussi ? – Moi, je n'demande pas d'rendez-vous. J' les connais tous ! Arrive Taureau, ravi de voir Trévisan dans la salle d'attente. C'est vrai qu'il a l'air connu et apprécié des commissaires. – Vous n'aviez pas pris de rendez-vous ? – Commissaire, un vieux client comme moi ! – O.K., je vous prends ! Voulez-vous me suivre ? Un moment, s'il vous plaît ! ajoute-t-il au patron de la pizzeria. – J'vous suis commissaire. Ici, c' n'est pas vraiment comme à confesse, lance Trévisan à son vis-à-vis, en lui faisant au revoir d'un signe de main. – Prends place ! Mets-toi à l'aise ! – A l'aise ? – Oui, enlève ta veste ! – Désolé, commissaire, mais j' préfère la garder. – Comme tu voudras ! Et alors, qu'as-tu à me dire? – C'est très important, c'est pour l'affaire Breitner. – Je t'écoute. – J'ai été un des derniers, p't-être même l'tout dernier à l'avoir vu, avec celui qui est là, dit-il en levant sa grosse main dans la direction de la salle d'attente. – Vous étiez à la pizzéria ? – Oui ! Je n'sais plus comment elle s'appelle. C'est près de la vieille halle. J'ai bouffé avec Breitner, quelques heures avant qu'on n'le trouve mort. – Mais, c'est compromettant ça, mon ami ! A quelle heure vous êtes-vous séparés ? – Oh ! passé minuit ! – Quelqu'un l'attendait-il dehors ? – Non, il est parti r'joindre la rue du Pont, par la rue d'la Boucherie. Et moi, j'suis r'tourné...Euh ! là où j'dors. – Et qu'as-tu à me dire pour éclaircir la situation ? T'a-t-il dit qu'il était menacé? – Non, rien de tout c'la. Il a été chouette avec moi, il a tout payé. – Que te voulait-il ? Tu me fais perdre patience ! – Je ne l'saurai jamais, commissaire. Il avait b'soin d'un homme fort, capable de transporter des objets lourds vers Maastricht. C'est tout c'qu'il m'a dit. Je d'vais l'accompagner l'lendemain. On avait rendez-vous près du Perron.

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La cité truandée – Des objets lourds vers Maastricht. Bizarre pour un prof d'histoire ? Et c'est tout ? – Non, pas tout-à-fait. Et puis, bon...puisqu'il n'est plus d'ce monde, j'peux tout dire ! Quelques jours avant son assassinat, j'ai assisté à une affaire étrange. – Je t'écoute. – Cette nuit-là, j'dormais sur La Passerelle et j'ai vu deux hommes entrer dans l'vieux bâtiment d'luniv, là où c'est l'début d'la Batte. – Et alors? – Je n'sais pas c'qu'ils sont allés faire. J'suis entré, j'ai appelé et personne n'a répondu. Quand j'suis sorti, j'ai été voir au parking, dans la cour, derrière le bâtiment. Il y avait une Mercédès. J'ai pris l'numéro. – Et alors ? – Le voici ! – Merci, mais je ne vois pas ce que cette histoire a à voir avec... – Le commissaire Chandelon m'avait dit que j'navais plus l'droit à l'erreur. Alors, j'me suis tu. Sinon, j'venais vous trouver tout-de-suite ! – Ah oui, il t'a dit ça. T'en fais pas, il n'est plus chez nous, il a changé de métier. Avec moi, c'est terminé ce petit jeu-là. La vérité ne se négocie pas, mon ami ! – Et bien, l'numéro qu'je viens d'vous donner, c'est celui d'la voiture de Breitner, ajoute Trévisan, sûr de lui. – Comment le sais-tu ? – Le lend'main, j'suis allé faire le tour des parkings autour d'l'Univ, surtout d'ceux réservés aux profs. Ils sont interrompus par un collègue du commissaire. – Orphée, le juge d'instruction te demande. – Dis que j'arrive à l'instant, j'en ai presque fini avec monsieur. Ce que vient d'apprendre Taureau le désarçonne. Il va sans dire que cette nouvelle ne doit pas être sousestimée. D'autant plus, que Trévisan s'est rarement trompé auparavant. Il craignait trop la vindicte de Chandelon. Battistini aurait-il dit la vérité ? L'instruction, que l'on croyait être arrivée à son terme, rebondissait de plus belle. L'enquête va à nouveau ratisser large. Breitner, vu après minuit dans un institut désaffecté, et qui a demandé plus tard les services de ce marginal. Cet homme, qui n'a même pas osé enlever son veston, parce qu'il n'avait rien en dessous, pas même une chemise ! Qui va croire cela ? Le juge d'instruction va sûrement lui dire : – Orphée, prenez ces données avec des pincettes, je vous prie. Alors que Taureau s'est levé et accompagne Trévisan vers le local des toilettes, ce dernier sursaute. – Ah oui ! Commissaire, j'allais oublier. Breitner, j'l'avais vu aussi à Banneux avec un grand moustachu, tout brun. C'est un nommé Vieuxtemps qui m'a dit d'vous l'signaler !

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La cité truandée CHAPITRE DIX. LES FUGITIFS

Guernesey est en effervescence. Tôt, ce matin du 13 septembre 1991, la sirène de la prison a retenti. Deux hommes, incarcérés depuis dix jours dans la même cellule, se sont échappés. Cet événement, rare dans cette petite île, a semé la panique. L'un d'entre eux est bien connu. C'est une personnalité du monde des affaires. L'autre est un braqueur. A plusieurs reprises, il a attaqué la Lloyd, et la Westminster Bank de High Street à Saint-Pierre-Port. L'état d'alerte générale a été proclamé. Renforcés pour la circonstance, les coasts-guards surveillent de très près les quarante miles de côte. Pour faire la belle, Timothy Wood et son compagnon de cellule, Harris, ont bénéficié de la complicité d'un ouvrier d'une entreprise de peinture venu travailler dans la cour et les toilettes. Martins avait reconnu Wood pendant l'heure de préau. Il s'était dit qu'en aidant cet homme-là, il ne pouvait, tôt ou tard, qu'en recueillir des avantages. Comme il faisait la navette entre sa camionnette et la cour pour se réapprovisionner en peinture, il n'eut aucun mal à entrer dans le pénitencier avec d'autres vêtements de travail, repliés dans le seau présumé contenir de la peinture fraîche. Martins feignit d'avoir été enfermé dans les toilettes, puis déshabillé et bâillonné. Le temps que le gardien de ronde le découvre et le signale aux autorités de la prison, Wood et Harris avaient eu le temps de s'éclipser, sans se hâter, en passant devant le poste de garde. Avec la clé du véhicule, le reste devenait plus facile. Dès l'après-midi de l'évasion, les bobbies du Royaume sont appelés en renfort Les têtes de Wood et de Harris sont affichées partout dans l'île. Il s’agit d’une affiche métropolitaine lancée par Londres. Le message est clair sans équivoque. Un juge d'instruction anglais, amoureux des objets d'art, donc doublement motivé, a été chargé du dossier "Torteval". Il n'a pas perdu son temps. Deux jours après sa nomination, la police judiciaire découvre dans la grotte sèche du Creux Mahié, sur la côte Sud de l'île, une salle naturelle, d'un volume proche de celui de la cathédrale de Cologne, la plus volumineuse d'occident. Chauffée depuis peu par un système d'air pulsé, cette grotte est en fait une énorme réserve d'antiquités. D'après ce que dit le rapport d'instruction : « C'est une usine ». Sur toute sa longueur, qui atteint plus de deux cents mètres, se trouvent de part et d'autre de son axe central, deux « chaînes de production ».

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La cité truandée Elles sont dotées d'appareillages électromécaniques modernes et de contrôleurs de processus reliés à un ordinateur central, qui trône au milieu de la grotte. L'inventaire des pièces a permis d'expliquer des vols commis dans des sites du Proche-Orient, mais aussi dans des villes anglaises et belges. La découverte de cette richissime réserve n'aurait pas eu lieu sans l'arrestation de Harris, interpellé par la police dans la gare maritime de Saint-Pierre-Port, alors qu'il revenait de France. Il avait été fouillé, ainsi que ses trois grandes valises tractées à l'aide d'un petit chariot. On y découvrit une statue en bois poly- chrome, d'un personnage grandeur nature, mitré et crossé. C'était le Saint-Hubert de Sainte-Croix.

Malgré les nombreux interrogatoires qu'il a subis, Harris n'a pas dit un mot sur leur provenance. Ancien pilote de la R.A.F pendant la dernière guerre, il a donné inlassablement aux autorités guernesiaises la même réponse, comme il l'avait fait quarante ans plus tôt aux Allemands, quand son avion fut abattu au-dessus de la Belgique: – Mon nom est John Harris. Profession : homme d'affaires. J'ai cinquante-huit ans. Mais, de petits détails, dont un ticket de train « Paris-Liège, alaller-retour », chiffonné dans la doublure trouée de son veston, l'ont trahi. Dans la grotte, le juge d'instruction anglais et les troupes de la P.J. locale, y ont découvert plusieurs autres statues polychromes. Certaines d'entre elles avaient déjà servi de modèle, et d'autres étaient sur le point d'être utilisées. Cette "industrie de re- production à grande échelle" avait pour but de créer de fausses œuvres moyenâgeuses, dont le marché paraît inépuisable, surtout au Japon. Une fois le modèle importé dans cette usine, c'est l'informatique, la mécatronique et la robotique qui font le reste...ou presque... Un ingénieur anglais, employé par Wood, avait cru pouvoir s'enfuir par l'église Saint-Philippe de Torteval, accessible par le long couloir partant du fond de la grotte. Il fut intercepté alors qu'il débouchait dans la tour cylindrique. La police le menotta sur le champ et l'obligea à refaire la visite des lieux en donnant tous les détails de fonctionnement des deux machines. Parmi les modèles en attente de reproduction, le commissaire choisit un étrange personnage tonsuré, d'un demi-mètre de hauteur, avec une crosse dans la main gauche, et une église en miniature dans la main droite. En amont de ces lignes se trouve la matière première. Ce sont des parallélépipèdes en bois. Ils sont tellement anciens, que leur analyse au Carbone 14 permet à coup sûr d'attribuer l'appellation « d'antiquité » à la sculpture qui en est issue.

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La cité truandée Ces blocs sont acheminés, un par un, par tapis roulant, jusque dans une cage. Juste à côté de celle-ci se trouve le modèle, analysé par des capteurs électroniques, qui émettent une infinité de dimensions précises sur son calibrage. Les données ainsi déterminées sont transmises au robot qui démarre son activité. Le bloc de bois subit l'assaut de : marteaux, scies, burins, limes, râpes et pointes diverses. Les papiers verrés affinent le résultat. La photographie transmise au parquet de Liège montre que l'abbé Trudon se trouve bien parmi les statues polychromes stockées dans la grotte. Interpola démontra ensuite que des centaines de copies avaient été vendues à de richissimes industriels, directeurs de grosses sociétés nipponnes. Le journal La Meuse exploite à nouveau ce gisement médiatique inépuisable depuis le début de l'été. Deux jours de suite ses manchettes sont exceptionnelles. Hier « L'abbé Trudon » retrouvé dans la grotte des truands. Aujourd'hui: « Le parrain et son braqueur ont fait la belle ». Sous ce dernier titre, elle publie la photo d'une ruine sur un plateau verdoyant qui domine la mer. – Helga, vite! Viens voir. La maison hantée! Le texte en dessous, est un extrait des Travailleurs de la Mer : « Pleinmont près Torteval, est un des trois angles de Guernesey. Il y a là, à l'extrémité du cap, une haute croupe de gazon qui domine la mer. Ce sommet est désert. Il est d'autant plus désert qu'on y voit une maison. Cette maison ajoute l'effroi à la solitude. Elle est dit-on, visionnée. Hantée ou non, l'aspect en est étrange. Cette maison bâtie en granit, et élevée d'un étage, est au milieu de l'herbe. Cette maison tourne le dos à la mer. Sa façade du côté de l'océan n'est qu'une muraille. A l'horizon, aucune habitation humaine. Cette maison est une chose vide où il y a du silence (...) Toute la mer est autour de cette maison. Sa situation est magnifique. »

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La cité truandée

Selon la logique qui veut qu'un homme évadé ne retourne pas à son domicile, où l'attendent généralement, en rangs serrés, les forces de police, le procureur général du Bailliage a concentré dans la partie nord de l'île, à l'opposé de Torteval, tout ce qui pouvait s'opposer à ces truands. A la tombée de la nuit, les camionnettes Ford sillonnent l'île pour retrouver la voiture de l'entreprise de peinture. Et, pendant que des vigies sont postées, au pied même de la pointe du plateau de Torteval, à l'extrême ouest de l'île, à quelques centaines de mètres de là, les fugitifs conversent à voix basse et s'interrogent: – Et maintenant, que penses-tu faire? dit Harris. L'île est encerclée. A marée basse, ils verront le véhicule. Pourquoi n'irions-nous pas à la grotte ? Nous serions introuvables. Il nous faut prendre le temps d'établir un plan de fuite cohérent. – Du calme John ! Ne nous jetons pas dans la gueule du loup. La grotte, ils l'ont déjà trouvée, c'est certain ! Mais, nous avons plus urgent à faire. Weiss ne va pas tarder à nous rejoindre pour nous sauver. Tu entends ? Pour nous sauver! insiste Timothy. – Comment? – En hélico. – Mais toutes les côtes sont gardées, il n'a pas une chance sur mille. – Weiss n'est pas suspect. Il n'est mouillé dans aucune affaire. Il a dit à Martins que s'il était interpellé, ses papiers étaient en règle. Il est en possession d'un ordre de mission de l'armée belge. –

De l'armée belge?

– Tu n'es pas le seul pilote sur terre, mon vieux ! D'ailleurs, il était temps qu'il quitte Liège, après la disparition de Breitner. –

Etait-ce vraiment nécessaire qu'il le butte?

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La cité truandée – Oui ! Le belge devenait vraiment trop gênant pour nous. Il avait des problèmes de conscience. D'un moment à l'autre, il risquait de changer d'avis et vouloir rendre la marchandise, alors qu'elle était déjà vendue. –

Tu parles de ces moulages en laiton?

– Oui ! Et de la vierge baroque ! Il était partagé entre l'amour de l'art et de l'argent. – Et maintenant, où va-t-on ? – Je te le répète : du calme ! Pas de panique, John !. – Tu as raison, la fatigue et la faim me rendent nerveux. Et ta femme dans tout ça ? – Margaret est venue hier à la prison. Elle a prévenu ses parents à Londres, pour que les petites restent encore quinze jours. Elle n'ose pas dire la vérité. – Je la comprends. – Tu sais John, je me demande souvent comment j'en suis arrivé là. Mais à part ce que ma famille va penser de moi, je ne regrette rien. Hier, les japs ont payé des millions de yens pour la dernière livraison. Il y avait deux grandes malles remplies de statuettes en provenance de Liège. Surtout des africaines et des égyptiennes. Ce sont des objets de valeur "trouvés" chez un antiquaire du coin. Je sais surtout qu'ils sont prêts à mettre des sommes énormes. Un de nos clients asiatique veut installer la vierge baroque sur sa propre fontaine et les plaques en laiton décoreront son bureau. Mais j'attends Weiss pour savoir où tout cela se trouve en ce moment. Dix millions de dollars pour les deux, il faut se dépêcher pour les récupérer ! Ce sera notre dernière opération, mais ce sera un coup de maître! Après, pour Margaret, les filles et moi, ce sera la belle vie... – Je crève de faim ! dit Harris, ramenant Timothy les pieds sur terre. – C'est normal, on n'a plus bouffé depuis hier matin, ça va faire quarante heures. Pourtant, toi, l'aviateur, tu dois avoir retenu quelques trucs de survie qu'on t'a appris pendant la guerre ? –

Il faut d'abord sortir d'ici.

Bon début; et puis, où irons-nous ?

On verra. Et toi, Tim, que proposes-tu?

Tu vois le phare?

Oui, très bien.

Et si on nageait jusque-là ?

– Tu te sens bien ? D'autres que toi y ont laissé leurs vies. Même les meilleurs, parmi les marins échoués, sont morts sur ces pointes rocheuses. – Tu ne connais pas le roman : Toilers of the Sea ? – Bien sûr que je le connais ! Vieuxtemps m'en a assez parlé. Il en était dingue. Il me l'a même offert. Je l'ai lu, et je ne crois pas que ce soit impossible de franchir à la nage le détroit de Pleinmont aux Hanois. Réfléchis un peu !

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La cité truandée – Tim ! Tu déconnes ? Tout ça, c'est du roman ! – Pas du tout ! Le livre de Hugo signale qu'il existe deux stations où l'on peut se reposer, d'abord : la Roque ronde, et plus loin, en obliquant un peu à gauche : la Roque rouge. Si tu veux je peux te les montrer quand le jour sera levé ? – Et puis, dis-moi ce que nous ferons là-bas perchés sur un récif avec un phare? – Personne ne pensera à venir à cet endroit. La liberté mérite cet effort, John ! Weiss fera le reste. – Tu avais mijoté cela sans m'en parler, n’est-ce pas ? – Chaque chose en son temps John ! Je ne voulais pas t'effrayer. L'hélico amerrira le plus près possible du phare Et puis, nous serons sauvés. Voilà tout! Mais, avant cela, on va se donner des forces. – All right! Je n'ai rien à perdre dans cette aventure. C'est même excitant. Mais avant, je veux bouffer! – Suis-moi. Les deux hommes quittent la ruine de la maison hantée et descendent vers Rocquaine Bay à travers les champs. Il est maintenant près d'une heure du matin, et tout est calme. Le seul endroit où ils trouveront de la nourriture est l'Imperial Hotel. Il est situé juste en face de la cabine téléphonique jaune, là où Timothy avait donné son coup de fil suspect au retour de leur promenade pédestre avec les Vieuxtemps. – L'hôtel est éteint; il n'y a pas de chien de garde, ça devrait faciliter les choses. – La seule manière d'y pénétrer est l'infraction d'une vitre! propose Harris. C'est au moment, où les contractions gastriques se font vives, qu'il faut redoubler de prudence. Les erreurs sont alors vraiment trop faciles à commettre. Timothy s'interpose : – Attendons, nous reviendrons tout à l'heure s'il le faut. Dans un premier temps, ici plus loin, sur la route qui mène à la pointe Ouest, il y a une maisonnette en bois. Les touristes viennent y acheter des gâ- teaux au gingembre et à l'orange. Il y a du Chester et un grand choix de boissons. C'est là qu'il faut aller, d'abord ! Passant devant l'hôtel, comme des touristes égarés, ils se dirigent vers la maisonnette en bois. Wood force la porte avec le gros burin que lui a fourni Martins au moment de l'évasion. Le frigo est bourré de fromages et de saucisses. A côté, ce sont bien les boissons. Il ne reste que du thé froid. Les deux fugitifs s'affalent sur la route sur laquelle est posée la baraque sans plancher. – Tim, il était temps ! Je commençais à avoir des vertiges. – Moi aussi, j'étais en hypoglycémie. Mangeons et buvons tout ce que nous pouvons ! Mais, lentement. – C'est le noir absolu, mais c'est bon, dit Harris, exprimant sa satisfaction par un renvoi prolongé. Au loin, Wood entend sonner les deux heures à l'église de Torteval. Puis une voiture, qu'il devine appartenir à la police, passe et repasse près de la maisonnette, à trois mètres d'eux. – Ils sont allés jusqu'à Pézeries, puis sont revenus, dit Wood. – Crois-tu, qu'ils ont vu la camionnette ?

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La cité truandée – Sans lumière, ce n'est pas possible. La marée est à nouveau basse. Ils la verront sitôt le jour levé. C'est pas gagné, John, maintenant qu'on a repris des forces, il faut encore tenir un jour. Si nous atteignons le phare, personne, sauf Weiss, ne pensera à venir nous chercher là. – Pourquoi prendre tous ces risques ? C'est casse-gueule pour lui, comme pour nous. – Pas par le temps qui fait, la météo est avec nous. Soudain, un hélicoptère passe au-dessus d'eux. – Il est trop tôt pour que ce soit Weiss. Ils ont mis le paquet. La voiture est sûrement repérée, murmure Harris, de plus en plus inquiet. – Repose-toi, John ! Dors si tu veux, ils ne te trouveront jamais ici. Une heure plus tard, le bruit des pas d'un promeneur, trop nocturne au goût de Timothy, les effraie à nouveau. Impossible de le discerner, dans le champ laissé visible, par l'écartement des planches. La nuit est pourtant claire, mais là où ils sont, juste en contrebas du plateau opposé aux Hanois, la pleine lune est cachée. – Le promeneur se dirige vers l'hôtel. De ce côté, tu dois l'apercevoir, dit Timothy. – Tu as raison, il entre dans la cabine téléphonique. Elle s'éclaire. – C'est un bobby? – Non, c'est sûrement un « oiseau de nuit » ? – Drôle d'endroit pour une sortie nocturne ? Ici, ce n'est pourtant pas Piccadilly Circus, ironise Timothy. Tu discernes ses traits ? – Non ! Peut-être que s'il se retournait. – Laisse voir ! Il est tout près. A cinquante pieds, tout au plus. Wood change de place et vient regarder dans l'écartement des deux planches, là où est assis Harris. – C'est pas vrai, mais c'est Weiss ! Il a laissé pousser sa moustache. – Weiss ? – Mais oui, sortons. Allons vers lui ! Harris s'interpose avec le bras, alors que Wood se redresse déjà. –

Prudence, Tim !

Tu n'as pas confiance en lui ?

Si ! Mais...

Mais quoi?

A qui sonne-t-il?

Je l'ignore, mais nous le saurons vite.

O.K ! Je te suis.

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La cité truandée Les deux fugitifs s'approchent de la cabine éclairée perdue dans les ténèbres. Ils voient Weiss, mais lui ne les voit pas, ébloui par la lumière de la cabine. – Margaret! Je ne les ai pas encore trouvés. Ils m'avaient pourtant dit que...Vous croyez ? Je suis à Rocquaine Bay dans la cabine jaune devant l'Impérial Hotel. Bye ! Weiss sort de la cabine, voit Timothy et Harris. – Tim, John, vite! Suivez-moi, il n'y a pas une minute à perdre! J'ai sonné à Margaret. Elle est dans une cabine publique, près de l'aéroport. Chez toi Tim, pas question d'appeler, tu es sur écoute. S'ils m'ont vu téléphoner, ils vont arriver. – Où sont-ils planqués? Nous venons de l'extrémité ouest du plateau près de la « Haunted house » et nous n'avons rien vu? – Pourtant, ils sont postés tout près, à deux cents mètres tout au plus! – Ah les vaches! – L'hélico est à Lihou. Les Hanois, c'était une folie. – A Lihou ? Mais les coasts-guards vont les trouver sans problème, dit Harris. –C'est déjà fait. N'ayez aucune crainte, je circule avec un Agusta de l'armée belge et... Harris, étonné, interrompt Weiss. – Un Agusta de l'armée belge? Tiens ! ils les ont déjà ? L'affaire a été rendement menée, semble-t-il. Cela ne m'étonne pas. Comprenant mal l'étonnement de Harris, Weiss poursuit : – J'ai eu l'autorisation de le laisser là pendant la nuit. Tous mes papiers sont en règle. – Qui te les a fournis ? – Un gars de Liège, un brave type qui a des relations un peu partout. – C'est un homme sûr ? demande Wood. – Oui, j'ai confiance en lui. Je l'ai rencontré il y a près de trois semaines, lors d'une fête locale. C'était le quinze août, je crois! Il m'a mis en rapport avec un pilote, un ami à lui. –

Et que t'a-t-il demandé en échange ?

– Tu ne vas pas me croire. Il m'a demandé de lui acheter tout ce qu'il vendait à son échoppe. J'ai une collection des rois belges comme personne d'autre n'en a au Royaume Uni. –

Un farfelu ?

– Non, un marginal qui avait faim, et qui n'a aucun système de valeur. Il travaille au plus offrant. – Et le pilote? – Il est aussi du coin. Il m'a amené sur une piste, hier soir, vers onze heures, à proximité de Dunkerque. Nous avons atterri dans un endroit désert près de la mer. Puis j'ai pris les commandes de l'hélico. Lui est retourné par ses propres moyens. N'oublie pas que je faisais partie d'un bataillon aéroporté ! Il ne faut pas moisir ici. Vite! Suivez-moi!.

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La cité truandée Les trois hommes contournent Rocquaine Bay par la plage, en longeant le mur de soutènement de la digue. – Il est quatre heures du matin, il y a à peine un Mile à marcher jusqu'à l'hélico. La mer est maintenant à marée basse. Pas de problème pour atteindre Lihou. Harris suit sans dire un mot. Il ne semble pas à l'aise. – Il subsiste toutefois, une difficulté, poursuit Weiss. – Laquelle ? interroge Timothy. – Les coasts-guards m'ont demandé de vérifier la marchandise avant le départ. – Je te l'avais dit, Tim, c'est insensé ! s'énerve à nouveau Harris. – Les Hanois, c'est insensé! Lihou, c'est insensé! Tu as une autre solution ? Harris se tait et continue à marcher dans ce sable poudreux que l'eau n'a pas atteint à marée haute. – Du calme, les gars ! J'ai prévu une cachette qu'ils ne trouveront pas. Croyez-moi! Dès que vous serez à bord, vous serez sauvés ! J'ai parcouru les plans de l'appareil avant d'en prendre livraison et j'ai trouvé une cachette. – Une cachette ! s’exlame Harris. –Tu sais que je suis Allemand. Il y a quatre ans, j’étais encore passeur d’hommes à l’Est. J’ai souvent amené des compatriotes du côté ouest. Dès la première année de construction du mur, mon père excellait déjà dans ce domaine. Il utilisait la plus petite voiture, une « Isetta », et là où se trouvaient habituellement la batterie et le chauffage, il avait fait place à un homme. Il a passé 9 réfugiés sans être inquiété le moins du monde. J’ai hérité de lui et aujourd’hui, je suis certain que la cache dans l’hélico n’attirera l’attention de personne. – Combien d'hommes ont-ils placé sur Lihou ? interroge Wood. – Deux. Un près de l'appareil, et un autre près de la seule maison de l'île.

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La cité truandée

CHAPITRE ONZE. MORT SUR LES FOUILLES

Les Vieuxtemps reviennent de Welkenraedt où ils ont visité l'exposition Tintin. Helga veut s'acheter un nouvel imperméable dans les grands magasins de la place Saint-Lambert. Celui qui lui a été arraché lors de l'agression de Saint-Barthélemy ne lui a jamais été restitué. En cette fin d'été 1991, au moment où professeurs et étudiants s'apprêtent à rejoindre les écoles, plusieurs têtes, mises à prix, garnissent les murs de la cité ardente. En dessous des photos, des commentaires exhortent les citadins à s'entraider pour retrouver les criminels qui ont pillé leur ville. On y reconnaît Timothy Wood, le présumé parrain, leur hôte de Torteval. A côté de lui, Harris, l'homme mystérieux du sentier des falaises et de la grotte du Creux Mahié. C'est aussi le présumé meurtrier de Marchand, aux Mémoires d'Outre-Tombe. En dessous de Timothy se trouve le portrait de Weiss. – Liebling, c'est le basané de la FNAC et le moustachu de Banneux ! En appliquant la main sur l'affiche, juste en dessous du nez, Charles ne peut que constater : – Tu avais raison Helga, il fallait s'en méfier. – Oui, à tel point qu’en visitant l’expo de Welkenraedt, je me suis dit : enfin le cauchemar se termine. Tu ne peux pas t’imaginer combien de fois j’ai pensé à cette scène où Tintin est criblé de balles, alors qu’il se trouve dans sa chambre d’hôtel à New-York !

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La cité truandée – Et selon toi, à Liège, où se serait trouvé le tireur ? – Sur la tour de Saint-Martin ou à une fenêtre du Ramada…Que sais-je ? répondit-elle.

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Charles devint pensif. Il avait été trop optimiste, et même moqueur à l’égard des suspicions de son épouse. Désolé, il l’a prend par la nuque et l’embrasse tendrement sur la bouche en disant : – Navré, Liebling, tu as toujours vu clair avant moi, excuse-moi pour tous mes sarcasmes. Selon les autorités, l'enquête avance à grands pas. Les photographies des différents lieux où se sont passés les événements font la Une. Saint-Pierre-Port, sa prison, Hauteville-House, Torteval et la pointe de Pleinmont, remplissent les pages des quotidiens. Jamais auparavant, les Liégeois n'avaient été aussi bien informés sur les îles anglonormandes. C'en est presque devenu une publicité touristique gratuite, dont se réjouit d'ailleurs l'agence de voyages "Seagull". Elle ne manque pas de mettre en évidence le microclimat de l'île, baignée par le GulfStream. Mêmes les linguistes ont droit à leur article dans La Meuse : « A Saint-Pierre-Port, du temps d'Hugo, on parlait encore beaucoup le français, mais un français particulier. Là-bas, on n'était pas horloger, mais bien montrier; on n'était pas badigeonneur, mais bien picturier; on n'était pas cuisinier, mais bien couque; on ne disait pas : On frappe à la porte, mais bien : On tape à l'hû. On entendait les tavernières dire aux ivrognes : "Bévez-en un varre, n'en boivez pas une bouteille. ». L'évasion de Wood et de Harris, ainsi que les présomptions du meurtre de Breitner par Weiss, « le moustachu de Banneux », sont des événements qui ont doublé le tirage. Les analyses, effectuées par le laboratoire du Quai du Barbou, ont confirmé que les poils découverts dans la vieille halle, près du cadavre de Breitner, ne lui appartenaient pas. Les esprits sont échauffés. De bonne heure, les portes des chaumières sont fermées à double tour. Les gens se sentent agressés. Ces trois têtes peu sympathiques ont été vues partout si on en croit les appels qui assaillent la police judiciaire. Chaque message est enregistré. Mais seulement ceux qui semblent avoir un fond de vérité font l'objet d'un suivi. Ne disait-on pas, en cette fin d'après-midi, au journal télévisé de RTL., que les Anglais avaient été vus à Honfleur ? Au Chevet de Saint-Lambert, en face de l'Hôtel de Ville, les Vieuxtemps et René Defrance commentent leurs expériences judiciaires. – Helga, tu aurais dû m'avertir de l'incident au musée Hugo ! J'aurais rendu le nègre à Perin, et sans tarder. – Désolée, René, il était trop tard. Tu risquais de te jeter dans la gueule du loup. Et puis, j'ai tellement été soufflée de le voir dans ta réserve, à côté du Gudéa. – Et moi, explique Charles, quand j'ai retrouvé Helga à Saint-Barthélemy, elle était tellement hors d'elle, que j'ai tout fait pour parler d'autre chose et oublier nos soucis. Mais ce Perin, était-il vraiment conscient des marchandises que lui fournissait Marchand ? – Au moment où je les ai achetées, je n'ai rien trouvé d'anormal, tout me paraissait correct. Mais, après mes photos, et la vitesse avec laquelle il m'a sorti de la ville, je me suis dit, bien plus tard, qu'il devait se passer des choses étranges.

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La cité truandée – Et tu ne t'es méfié de rien, pendant que tu y étais ? dit Helga. – Allons ! Il est trop tard. On ne refait pas le passé. Maintenant, il faut en assumer les conséquences, conclut Charles. Puis il poursuit : – Wood et Breitner, les deux grandes déceptions de ma vie ! – Et en moins de deux mois...c'est beaucoup ! renchérit Helga, catastrophée. – Ah ! voici Claude ! – Bonjour patronne! On ne s'est pas encore vu aujourd'hui, je crois ? Salut René ! – Et alors, cet interrogatoire? demande Charles. – Tu avais raison, ça a pris du temps! Je suis parti du labo à neuf heures. Il m'a reçu tout-de-suite et il est presque quatorze heures. – Qui t'a interrogé ? – Taureau ! – Qu'en penses-tu? – Un type intelligent ! Rien à voir avec cette savate de Chandelon. Mais il est dangereux... – Dangereux? – Oui! il a l'art de poser les questions. Ainsi, quand il m'a demandé le nom du principal client de la S.A.S. – Et qu'as-tu répondu ? – J'ai simplement dit que ne m'occupais pas de la comptabilité, et que je n'étais qu'un "dévoué technicien". – Excellente réponse! s'exclame Helga. Tu vois, Liebling, Claude n'a jamais joué aux héros et justiciers irréprochables, comme tu le fais trop souvent. Il a choisi la prudence, lui !...As-tu des nouvelles du vol dans ton appartement ? – Rien ! Pas un seul indice ! Ni empreinte, ni trace de semelle, aucun objet suspect. Claude poursuit. – Ah oui! J'allais oublier; je ne sais pas pourquoi, il m'a aussi demandé si j'avais entendu parler d'un nommé « Traide » ? Il paraît que c'est le fournisseur de... Helga l'interrompt. – « Tradaire », veux-tu dire? – Oui! Tradaire confirme Defrance. – Mais, patronne, en anglais, ça se prononce « Trai de », dit-il en séparant bien les deux syllabes. A cet instant Charles pâlit, son visage se fige. Ses yeux, grands ouverts, expriment la consternation :

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La cité truandée – « Trai...de, Treed, Trai...de, Treed » répète-t-il, médusé. Mais oui, c'est bien le nom qu'avait cité Wood à Harris sur le chantier des falaises ! murmure-t-il. Helga ne comprend pas ses propos, mais a remarqué son état de choc. – Tu ferais bien de surveiller ta tension et ton taux de sucre, Liebling, tu n'as pas bonne mine ! – Tout-à-l'heure, si tu veux bien. Je t'expliquerai. Claude termine le compte-rendu de son entrevue avec Taureau. – Il m'a demandé si...éventuellement...je n'avais pas été contacté par Breitner pour repeindre des statues polychromes. Il paraît que le Prof aurait dit à Battistini que j'étais un spécialiste. – Tiens, c'est bien exact, il connaissait Breitner, cette crapule ! dit Defrance. Vraiment, Lantin lui a fait tout cracher ! – Oui, il le connaissait. Puis, Taureau m'a dit : "Vous et votre patron, vous étiez des gens rêvés n'est- ce pas?" Ces gens-là, pratiquaient l'écriture « cunéiforme », comme Champolion les hiéroglyphes. Les caractères bizarres dont tu m'as parlé, Charles, c'était cela. – Mais, a-t-on pu traduire ce qu'ils avaient écrit ? – Non, patronne, pour cela il leur faudrait les meilleurs décrypteurs de Persépolis et de Béhistoun. Un même texte, révélant les victoires de Darius, cinq cents ans, environ, avant Jésus-Christ, y était écrit en trois langues cunéiformes : le vieux perse, l'élamite et l'akkadien. C'est seulement dans la deuxième moitié du dixneuvième siècle que les expéditions scientifiques en Mésopotamie ont permis un déchiffrement correct. Je ne sais pas s'ils trouveront des traducteurs à Liège ? Mais une chose est certaine, ces bandits signaient avec un sceau qui n’était autre que celui du nom du roi Gudéa de Lagash

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Au même moment, à cinquante mètres à vol d'oiseau du bistrot de Defrance, Taureau est intrigué. Un coup de fil anonyme vient de l'avertir d'un événement de la plus haute importance. – Vite ! dépêchez-vous ! La vierge de Del Cour quitte Liège à destination de Rotterdam. Et c'est Weiss qui l'accompagne. Justement, la veille en fin d'après-midi, le commissaire venait de recevoir la visite d'Helga et de Charles. Puis, celle de Trévisan, ce gros homme au cou énorme et à la chevelure bouclée comme un mou- ton. Les trois témoignages, avaient ajouté un élément important au dossier : – Breitner connaissait un moustachu, nous l'avons vu en sa compagnie à Banneux ! Extrait de sa cellule de Lantin, Battistini avait déclaré, une fois de plus piégé par le talentueux commissaire, que l'assassin de Breitner était Weiss. – Les poils retrouvés dans la vieille Halle proviendraient-ils de la moustache de Weiss ? Cela ne m'étonnerait pas, murmure Taureau. Cet appel anonyme lui paraît cohérent avec l'ensemble des dépositions effectuées pendant l'instruction. En quelques secondes, les associations d'idées, les liaisons de causes à effets, ont provoqué le déclic. D'abord, parmi les objets lourds, la vierge de Del Cour pourrait en faire partie. Puis ce port de Rotterdam, situé sur la Meuse, en aval de Maastricht, où Breitner avait demandé de les emporter. Tout cela paraît logique. – Weiss et Breitner doivent être les deux ombres vues par trévisan depuis La Passerelle, au moment où elles entraient dans l'institut de chimie... Weiss a sûrement tué Breitner, parce qu'il a hésité à poursuivre le « commerce », travaillé par le remords. – Vite! L'équipe numéro un au quai Roosevelt, l'autre au pont Atlas ! s'écrie Taureau, comme s'il n'y avait plus une minute à perdre. Le branle-bas de combat se déclenche. Deux camionnettes remplies d'hommes casqués et vêtus de gilets pare-balles, quittent le Palais. La première est conduite par Taureau. Il fonce dans la rue Léopold. Au premier carrefour, il tourne à droite, sur les chapeaux de roues, en direction de la rue de la Cathédrale. Le grincement des pneus s'entend depuis l'Hôtel-de-Ville. Brûlant tous les feux rouges, le véhicule de Taureau s'arrête devant l'institut de chimie désaffecté. Les hommes bloquent les deux bandes de circulation du quai Roosevelt, puis se couchent en balayant du regard et de leur arme la façade du vieil institut. D'un seul coup de feu bien ajusté, Taureau fait sauter la serrure de la porte. Puis il entre, suivi par ses commissaires-adjoints, Albert et Pujol. Le vieil institut est silencieux et semble avoir accumulé une quantité invraisemblable d’objets divers.

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Ils pénètrent dans chaque pièce, d'abord les pièces en façade. A gauche, le petit auditoire est resté intact depuis le départ des étudiants, il y a près de vingt ans. A droite, le vieux laboratoire des années soixante ne ressemble plus à rien. Au même niveau, au centre, se trouve le vestiaire. Les portes sont fermées. Par contre, la porte de la salle de cours est ouverte. Au pas de course, Taureau escalade les marches et pénètre prudemment dans l'amphithéâtre, pendant que ses deux adjoints passent au peigne fin les pièces du rez-de-chaussée. Un pigeon, apparemment entré par une vitre brisée, bat des ailes quand il voit Taureau. Parmi les objets hétéroclites, jetés pêle-mêle sur les rangées de bancs, se trouvent : un réfrigérateur, un caddy, de vieux meubles. Ils semblent abandonnés depuis longtemps. Taureau se hasarde à descendre les escaliers, entre les rangées de strapontins, vers le pupitre du professeur. Le bois craque sous ses pieds.

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La citÊ truandÊe En remontant, il aperçoit sur les contremarches, de petites grilles qui assurent la circulation d'air avec les combles.

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La cité truandée Sursautant, à pieds joints, sur quelques marches en bois, pour en tester la résistance, il entend des vibrations plus aiguës que le lourd craquement des planches. Il pense d'abord au caddie, puis au frigo, puis aux grilles d'aération. Tous ces objets métalliques peuvent en être la source. En faisant osciller d'autres marches, il parvient peu à peu à localiser les cliquetis à mi-hauteur du plan incliné. –

On dirait un tronc qu'on agite lors d'une collecte !

Albert a trouvé une fente rectangulaire sur la cloison qui sépare les vestiaires des combles sous l'auditoire. Le commissaire le rejoint. Au moment où Taureau force cette ouverture, Albert pointe son arme vers le trou noir. Leurs yeux s'habituent peu à peu à l'obscurité. Des sources de lumière de faible intensité forment des lignes parallèles. Elles proviennent des grilles fixées sur les contremarches des escaliers et des rangées, sous les strapontins. Après s'être assuré, par des jets répétés de morceaux de plinthes en bois, que rien ne bougeait à l'intérieur des combles, Pujol, le seul à posséder un briquet, entre le premier. Albert, resté en position d'attaque, les jambes écartées, les bras tendus et les mains rivées sur le Browning, veille à la sécurité de son collègue. Dès que le Zippo éclaire cet espace, apparaissent des boites de toutes les formes, empilées les unes sur les autres. A côté d'elles, à même le sol, est couché un coffre plat métallique avec une poignée à chaque extrémité. – Commençons l'inventaire! Il vaut mieux sortir ces boites avant de les ouvrir ! Ici, il fait trop étroit. Et puis on se croirait dans la mine! dit Taureau. –

Chef! Si on libérait d'abord les autres qui bloquent le quai ?

O.K.! Demande aux hommes armés de rejoindre la camionnette et de rétablir la circulation. Je devine les files. Ils doivent râler là-bas. Avec l'aide d'Pujol, le commissaire prend d'abord la boite posée au sommet de la pyramide branlante. Elle contient un sac de couleur beige en matière plastique provenant de la FNAC Le commissaire y dé- couvre un livre sur la « Sculpture en Belgique ». A la page 162, le ticket de caisse est daté du 14 août 91. – Ce n'est pas un hasard, c'est la photo de la vierge de Del Cour, constate Taureau, le sourire aux lèvres; ça commence à brûler, semble-t-il ? A côté du sachet, dans la même boite, d'anciennes pièces de monnaies lui expliquent pourquoi il avait cru entendre le bruit d'un tronc lorsqu'il s'agitait sur l'escalier de l'auditoire. – Chef, elles sont à l'effigie de Charlemagne ! En voici une autre avec Saint-Lambert ! J'en connais qui voudraient posséder tout ça ! s'exclame Pujol, émerveillé. –

Avant d'ouvrir les autres boites, voyons d'abord le coffre...Veux-tu m'aider à l'incliner et à le sortir d'ici ?

O.K.! Allez-y molo ! C'est ça, il passe.

Tiens, il n'est pas fermé à clé ! constate Taureau, en l'ouvrant prudemment.

Il ne contient qu'une toile ! Je la déroule ?

Vas-y ! Qu'attends-tu ?

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La cité truandée Pendant que Pujol la déplie lentement, la joie illumine le visage du commissaire. – Tu sais ce que c'est ? dit Taureau, émotionné. – Je devrais le savoir ? – C'est la toile d'Englebert Fisen, volée le même jour que la découpe des fonts baptismaux. – Belle prise, chef ! – Vite, ouvrons les autres boites ! – Tiens, quel étrange bonhomme au nez cassé ! Vous connaissez ces petits hommes noirs, un peu obèses, en train de prier ?

– Plusieurs personnes ici à Liège les connaissent bien. Il s'agit d'un Gudéa, ou plutôt de douze copies de Gudéa. – Vous savez, chef, toutes ces statuettes me font penser aux fétiches « Arumbaya ». Vous avez lu « l'Oreille cassée » ? – Je pense bien ! Dans le cas contraire, ç'eut été une lacune impardonnable, pour un commissaire. La deuxième camionnette est au pont Atlas. Un barrage flottant a été installé à Coronmeuse, là où le fleuve continue sa route vers la Hollande, et où débute le Canal Albert qui donne accès au port d'Anvers. Plusieurs vedettes de la police fluviale font la navette entre Coronmeuse et le pont de Fragnée. Tous les bateaux sont arraisonnés, les documents de bord sont vérifiés, et toutes les cales sont visitées. Le juge d'instruction n'a encore délivré aucun ordre de perquisition, mais ça y ressemble méchamment. De gros pousseurs remontent le courant du fleuve et acheminent les minerais de fer vers les hautsfourneaux d'Ougrée, en amont de la ville.

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La cité truandée Les grosses vagues qu'ils produisent viennent frapper la coque des bateaux, amarrés le long du quai Godefroid Kurth. C'est sur ce quai, au coin de la rue Dos-Fanchon, au café, le bien nommé : « Le Gai Mosan », que viennent de se rassembler en toute hâte les responsables du « Cartel », le syndicat des bateliers. On y retrouve l'ambiance insurrectionnelle de la grande grève de 1975.

Ce petit café, à l'époque où madame Rose confectionnait encore sa « potée au persil », avait servi de lieu de réunion de l'état-major pendant plusieurs mois. Aujourd'hui, son mari, Christian Simenon, nom liégeois bien connu, gère seul l'établissement. Mais il sent toujours sa femme vibrer à ses côtés, comme dans les grands moments d'autrefois. – On ne peut pas permettre de tels comportements policiers sans réagir ! crie l'un des meneurs. – Chez nous, ils ne se sont pas gênés; ils ont même fouillé la voiture, dit l'autre. – Camarades! Ils n'ont pas le droit de perquisitionner sans autorisation. Ne les laissez pas faire !

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– Mais Piet! On ne va quand même pas utiliser la force contre eux ? Ils ont tous les pouvoirs ! – Du calme les gars ! crie un colosse qui vient d'entrer pendant le chahut. Il porte une chemisette. Ses bras nus, tatoués d'une ancre et d'un corps féminin, laissent apparaître une musculature herculéenne.

Plutôt que d'enflammer, il temporise. – Je me suis plaint à la P.J. en votre nom à tous. C'est très grave, ressaisissez-vous ! Ils ont besoin de nous ! – Qui, ils ? – Les flics ! Les hommes se taisent et écoutent ce leader de la grande grève, apprécié par tous, et connu pour ses jugements sages. – Oui! Ils ont besoin de nous, répète-t-il, convaincu de l'impact du martèlement de ses mots. Les hommes infâmes de la "Guernesey Connection" sont sur le fleuve. Ils se dirigent vers la Hollande. Nous devons manifester notre solidarité à cette juste cause! C'est pour retrouver ces vauriens qu'ils ont fouillé, un peu trop, certains d'entre nous. Mais avaient-ils le choix ? Le coup de fil qui avait déclenché, chez Taureau, ce qu'il appelait "l'alerte rouge", avait été localisé. Il provenait d'une cabine téléphonique du quartier d'Outremeuse. Mais il fut impossible de retrouver la trace du bienveillant informateur. L'homme qui, dès cinq heures, avait réveillé le commissaire principal, s'était, de toute évidence, pincé le nez pour éviter d'être reconnu. Tout ce que l'on avait pu apprendre, à son sujet, était qu'il venait de passer la nuit dans un petit café de la place de l'Yser en compagnie d'un ami, un pilote déserteur, rentré en "stop" de Dunkerque, en fin de soirée. L'hélicoptère Agusta, que Weiss a amené à Lihou, n'est pas le dernier modèle de la firme italienne. Mais il est équipé d'installations auxiliaires nombreuses, dont un kit de flottaison d'urgence, deux réservoirs supplémentaires de fuel installés dans la cabine, une literie pouvant accueillir jusqu'à six personnes, ainsi qu'un palan et un câble de trente mètres, permettant, en cas d'urgence, de secourir deux personnes à la fois. Pendant que Weiss détourne l'attention des deux bobbies de Lihou, en les amenant du côté de l'île opposé à l'hélicoptère, Wood et Harris ont tout le temps de se dissimuler dans le système de literie, qu'ils referment sur eux. Weiss n'éprouve aucune difficulté pour expliquer aux deux bobbies, qu'il a aperçu deux hommes se traîner de fatigue le long de la plage du côté de Cobo Bay, à quelques miles au nord de Lihou, à mi-chemin en remontant « l'hypoténuse » de Guernesey. Préoccupés d'émettre au plus vite cette précieuse information vers leurs collègues et vers les gardecôtes, les bobbies ne vont pas vérifier l'intérieur de l'Agusta. C'est donc, à moitié étouffés, le coeur battant la chamade, que Wood et Harris entendent rentrer Weiss, seul, dans la cabine. En survolant la mer à basse altitude, l'hélicoptère amphibie prend le même itinéraire qu'à l'aller. Il contourne le département de la Manche, puis longe les côtes françaises jusqu'à Dunkerque. La traversée du territoire belge se passe sans difficulté. C'est dans la vallée de la Meuse, à vingt kilomètres en amont de Liège, que la gendarmerie découvre l'Agusta. Il s'est posé sur un terre-plein en brique pilée, encaissé en contrebas d'un rocher calcaire. Là se trouvaient jadis trois terrains de tennis dont on distingue encore les délimitations plastifiées. Les anciens Engissois (Ainsi s’appellent les citoyens de ce petit village, par ailleurs très connu pour avoir

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fourni un crâne d’un enfant néandertalien bien avant la découverte de l’homme de Néandertal) reconnaîtront ce lieu et cette atmosphère de leur jeunesse, que j’ai pu personnellement apprécié.

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La cité truandée

Les riverains ont entendu le bruit de l'atterrissage. Le temps qu'ils se rendent à cet endroit, les occupants avaient déjà pris la fuite. Malgré les battues, commencées vers midi avec l'aide de chiens policiers, on n'a pas pu retrouver la trace des fugitifs de Guernesey. Le meneur des bateliers du "Gai Mosan" a repris les hommes en main et a dicté ses consignes. Un d'entre eux remonte la Meuse sur un chaland. Deux autres placent leur bateau bout à bout, à cent mètres en aval du pont des Arches, perpendiculairement au quai des Tanneurs. Un quatrième, pilote son bateau-mouche en direction du pont Atlas. Trévisan est seul, debout au milieu de La Passerelle, appuyé contre le garde-corps, les yeux rivés vers l'amont de la Meuse. Observant les va-et-vient de la police du côté du pont Kennedy et du port de plaisance, il jubile et s'exclame bruyamment : – Breitner, tu ne seras pas mort pour rien ! Tu seras vengé ! Soudain retentissent les sirènes des bateaux. Le premier appel a eu lieu au port de plaisance. Ce tintamarre est significatif. C'est le tam-tam bien connu de la solidarité batelière.

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(Je ne dispose pas des photos pour illustrer ce moment-là. Toutefois, la solidarité batelière liégeoise n’est pas un vain mot.

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La cité truandée Sous le pont Kennedy, une énorme barge, identique à celles qui amènent le minerai vers les usines sidérurgiques, est poussée à vide vers la Hollande. Quoi de plus normal ? Le pousseur est piloté par un homme, grand et mince, et à côté de lui, un autre porte une moustache touffue. – Ce sont eux ! crie Trévisan, le bras tendu, l'index pointé dans la direction des deux hommes. Regardez celui qui est aux commandes, il a des cheveux roux; c'est le parrain ! C'est l'homme qu'on voit sur les affiches ! Ah!...Oh!... Comme personne ne réagit à ses appels et interjections, incompréhensibles, d'ailleurs, par ceux qui le croisent, et qui le prennent pour un énergumène, Trévisan feint d'enjamber le garde-corps. Le concert de sirènes ne s'est pas interrompu. Au moment précis où le pousseur passe sous la passerelle, on entend les moteurs changer de rythme, comme si le pilote venait d'inverser la rotation des hélices. Wood a aperçu le barrage formé par les deux bateaux au pont des Arches. Il doit, au plus vite, immobiliser la masse flottante qu'il dirige. Et comme le chemin le plus court est la ligne droite, il oblique immédiatement sur la gauche, là où souvent démarre le bateau-mouche en direction de Maastricht. Les trois hommes traversent, en courant, le "Quai-Sur-Meuse". Ils prennent la "rue de l'Agneau", le quartier des bordels. Weiss est armé d'une Kalachhnikov et Wood porte une grenade à la ceinture. Trévisan, malgré ses vitupérations, n'a pas pu sensibiliser les gens en simulant un acte de désespoir. Il continue à hurler, mais en vain : – Police ! Ce sont eux ! Abattez-les ! Les bateliers, postés sur le pont de leurs bateaux-barrages, ont tout vu de la scène et ont craint un moment pour leur matériel et leur propre vie. Cette masse de plusieurs milliers de tonnes, lancée à cette vitesse, aurait tout démoli. Wood n'est jamais venu à Liège. Il fait confiance à Weiss, son éclaireur. Rue Souverain-Pont, à deux cents mètres du quai, les trois hommes entrent dans un bordel. – Dix mille francs, si tu nous caches ! crie Weiss à la fille, qui vient de quitter précipitamment son étalage pour accueillir ces clients pressés.

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La cité truandée Elle fait mine de réfléchir, plus par peur que par souci de négocier un prix. Elle a vite compris qu'il ne s'agissait pas de joyeux lurons, venus passer quelques minutes agréables. – Vingt mille. O.K. ! gueule Weiss. Elle les fait entrer dans l'arrière-cuisine, puis rejoint son siège à la vitrine. Les deux bateliers et Trévisan, enfin parvenu à se faire entendre, ont ameuté la police. Taureau et ses hommes ont été très diligents. Les quartiers avoisinant la rue de l'Agneau ont été bouclés et les recherches vont bon train. A l'aide d'un porte-voix, le commissaire lance « la chasse aux truands », rue de la Régence et rue de l'Université : – Liégeois, aidez-nous à retrouver ces hommes: ils ont pillé votre ville ! Ceux qui les aideront seront punis par la justice! Ne soyez pas complices de ces crapules! Attention, ils sont armés ! Les magasins de la rue Cathédrale baissent leurs volets et ferment leurs portes. Ceux de la rue Léopold font de même. Helga a entendu les appels. Elle essaie un nouvel imperméable. Il est temps qu'elle rejoigne Charles et les enfants au restaurant de la rue Haute Sauvenière. Des hélicoptères de la gendarmerie survolent le centre de Liège. Des tireurs d'élite, accrochés dans la cabine, sont sortis de l'habitacle et pointent leurs armes vers le bas. Excepté les caméras de Liège-Bastogne-Liège, c'est un spectacle unique… Pendant deux heures, la cité ardente ressemble à une ville morte. Personne n'ose s'aventurer dans la rue. Chaque passant est soupçonné et fouillé. On croit avoir vu les truands partout. D'abord au Quick, puis en face au Mac Donald, comme si les deux fast foods se faisaient aussi concurrence dans ce domaine. La place de la République Française, embaumée, près du kiosque à journaux, par la forte odeur du pissoir public, fait l'objet d'une surveillance particulière. Les fouilles, effectuées par les archéologues de l'université se sont interrompues. La Place Saint-Lambert n'est plus qu'un énorme chantier sans vie, où se croisent et se superposent les fondations notgériennes et gothiques des cathédrales successives.

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La cité truandée

Les fouilles de la Place Saint-Lambert en 1991 (Photo C.Feron) Soudain, le procureur général apparaît au balcon du Palais, sur cette façade qualifiée de « déclamatoire » par Hugo ! Le procureur a pris la direction des opérations. A l'aide de son porte-voix, il crie : – Ils sont dans le columbarium ! Personne ne sait, ni comment, ni par où les truands sont sortis du bordel. Mais étant donné la stricte surveillance des policiers armés, ils ont été amenés, par barrages successifs, dans le guet-apens rêvé que représentent les fouilles.

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La cité truandée

Vue du Columbarium et audessus le balcon du Palais C’est dans ce Columbarium que se trouvent Wood et Harris

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La cité truandée C'est bien dans le columbarium, cette structure en briques, construite par les chanoines, et vidée de « ses habitants » pendant la Révolution Liégeoise, que se sont précipités Wood et Harris. Weiss a préféré se cacher dans le trou situé au nord de l'ancien autel, une masse parallélépipédique en grès. Dans le fond, à gauche, on distingue le baptistère où se trouve un tireur d’élite. A l’avant-plan, se trouve l’autel Ci-dessous, une autre vue de l’autel avec le trou où se trouve Weiss

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La cité truandée – Wood, rends-toi, tu es perdu ! Ne nous oblige pas à faire l'assaut ! crie le procureur général. Des coups de feu, en rafales, sortent du columbarium. Selon les policiers, le tireur est couché sur l'escalier de pierre, qu'ont emprunté des milliers de touristes, dont un certain Marcel Breitner. Le chantier des fouilles est maintenant encadré par les hommes de la "Brigade Spéciale d'Intervention". L’un d’eux se tient près du baptistère, situé du côté nord.

Un deuxième est posté au premier étage du Palais, près du balcon. La fenêtre est ouverte et l’on voit dépasser le canon de son arme. Un troisième tireur, casqué et muni d'un gilet pare-balles, est appuyé contre le massif en grès des fondations gothiques du transept sud (Photo à gauche). La pression psychologique du procureur général et les quelques mitraillades sporadiques d'intimidation créent chez les trois truands une peur atroce. Après plus d'une heure, Weiss se découvre. Quittant l’autel en grès, il arrose de sa kalachnikov le policier le plus proche, dont la tête dépasse les fondations du transept sud, près de la route en face du tout nouveau Marks et Spencer. Le policier a juste le temps de se jeter par terre. En rampant, il parvient à atteindre un des deux caveaux récemment découverts. Il se tapit dans l'un d'eux. L’autre est toujours n cours de nettoyage et un squelette tenant entre ses mains un bibelot en verre, apparaît au grand jour. Le tireur posté au premier étage u Palais a le temps d’ajuster son tir. Weiss est atteint. Le « moustachu basané » s’écroule. Une mare de sang s’étend autour de sa tête. Le procureur général, très mobile, a pris position au troisième étage du Grand Bazar. Il continue à saper le moral des truands :

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La cité truandée – Wood ! Harris ! Rendez-vous ! Weiss est abattu. Ne subissez pas son sort. Ne faites pas l'idiot ! A peine a-t-il prononcé ces paroles, qu'une explosion retentit à l'intérieur du columbarium. Une épaisse fumée noire et un jet de briques pulvérisées accompagnent le bruit. Le tireur casqué sort de la tombe, où il s'était planqué, et fonce vers le lieu de l'explosion. Celui qui est posté au nord, près du baptistère, prend la même direction, en sautant au-dessus des tranchées et fondations, comme s'il effectuait une course d'obstacles. Le tireur caché dans l’ancienne salle d’attente les rejoint. Les cadavres de Wood et de Harris, recouverts de bricaillons, gisent dans le sang. C'est Timothy qui a dégoupillé la grenade, si on en juge à la gravité des dégâts corporels qu'il a subis. Les prédateurs du patrimoine artistique liégeois ont donc été massacrés sur les fouilles de la Place Saint-Lambert. Celles-ci, auraient-elles vengé leurs sœurs mésopotamiennes où ces mêmes hommes ont procédé, pour leur propre compte, aux destructions les plus barbares ? Y auraitil cette solidarité « inter-fouilles » qui cherche à punir les prédateurs de tous bords ? Qui sait? Les Vieuxtemps ont assisté, bien malgré eux, à ce pénible spectacle. Ils ont entendu les premiers coups de feu alors qu'ils sortaient du restaurant, là où Weiss, alias « le basané », s'était assis deux mois plus tôt, à la table voisine de la leur. C'est à cent mètres de là, au bout de la rue Saint-Pierre se terminant par un garde-corps, qu'ils ont tout vu.

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Les Vieuxtemps ont le sentiment d'avoir assisté au déroulement inévitable d'une folle aventure. Mais en même temps, ils frissonnent à l'idée d'avoir côtoyé le parrain de cette bande et son épouse, dans le cadre magnifique de Torteval, et sur son plateau verdoyant dominant la mer. – Liebling ! Préparons-nous maintenant pour le Pergamon ! Le vingt-sept septembre approche; j'ai envie d'oublier tout ça et de retrouver les chemins de mon enfance et ceux où nous nous sommes connus. Avant de quitter la rue Saint-Pierre, Helga est interpellée par un touriste anglais, admiratif devant la façade néogothique du Palais des Princes-Evêques. Dégoûté par le spectacle auquel il vient d'assister, et lassé par cet accent qui lui rappelle tant de duperie, Charles lui tourne le dos, sans pitié. En famille, bras dessus, bras dessous, et en silence, les Vieuxtemps retournent vers le boulevard de la Sauvenière. Dans la soirée, une édition spéciale des journaux liégeois annonce la mort des trois truands. Quatre pages leur sont consacrées. Une synthèse des événements exceptionnels de l'Eté fait partie de la publication. Des mesures de sécurité ont été décidées. Entre autres, l'abbé Trudon, dont la copie a rejoint des dizaines de foyers japonais, va retrouver sa niche baroque. Que de japonais, riches et présomptueux ne l'ont pas maintenant exposé dans leur salon ! Le Saint-Hubert de Sainte-Croix sera fêté lors de la prochaine messe dominicale de neuf heures et demie. Il occupera désormais une place de choix, dans une vitrine placée près du chœur. Quant à la Vierge de Del Cour et aux plaques de laiton de la cuve baptismale, la fouille du pousseur, abandonné hâtivement par les malfrats, a permis de les retrouver dans deux caisses prêtes pour l'embarquement à Rotterdam.

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Les deux destinataires de Nagoya et d'Osaka en seront donc pour leurs frais. De même qu’ils attendront vainement des moulages qui se seraient vendus comme des petits pains en Orient. Je pus en obtenir deux, qui n’ont aucune valeur vénale, mais qui représentent à mes yeux et ceux d’Helga le souvenir d’une quinzaine infernale.

Déjà, René Defrance, par l'intermédiaire de ses bistrots et de son magasin d'antiquité, a invité ses consommateurs, dont les professeurs d'université et les magistrats, à souscrire en vue de restaurer ces œuvres d'art, fierté de notre patrimoine qui paraissaient impérissables aux yeux de tous. La "Cité ardente", que beaucoup commençaient à appeler « La cité truandée », panse ses plaies. Son pouvoir de régénération et son esprit créateur remplaceront vite, dans l'esprit des Liégeois, tout ce qui fut détestable et ignoble au cours des derniers mois.

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Souvenir de notre visite au Pergamon Museum de Berlin devant la reconstitution de la Porte d’Ishtar

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Postface Le chantier des fouilles, ce lieu désormais célèbre où les pilleurs de notre cité ardente ont, pour la plupart, vécu leur dernière heure, allait aussi bientôt se terminer. J’ai personnellement vécu le remblaiement des fouilles, que je tiens à vous raconter par ce petit poème personnel qui me tient à cœur.

Saint-Lambert à jamais engloutie Jamais n’avait régné un aussi lourd chagrin Entre le Palais gris et les grands magasins. Du noir chantier boueux monta une rumeur : « L’assaut est déclenché, voici les prédateurs ! »

Près d’une tombe jaune dont le tuffeau fragile Magnifiait la beauté, je vis une sébile ; À côté, un mendiant au visage buriné Tenait entre les mains une fiole incrustée.

C’était le seul objet qu’il avait pu sauver ; “Pourtant, ne dit-on pas que l’on a tout fouillé, Qu’il ne reste plus rien !” s’exclama-t-il en pleurs, Ne pouvant réprimer un juron de douleur.

Je lui donnai l’aumône et il eut vite compris Que pour la même cause je me battais aussi.

C’est l’instant ; voici l’heure où l’atmosphère s’embrase, Les destructeurs préparent une tactique sournoise ; Vite ! Le temps presse. Sauvons ce qui peut l’être encore, Avant que tout s’efface et ne nous déshonore.

Les fauves sont lâchés : grappins et pelleteuses S’acharnent sur les tombes, et l’horrible avaleuse

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La cité truandée Accomplit ses méfaits en cliquetis confus Méprisant de la sorte notre obstiné refus.

Tout est anéanti, c’est la fin de l’espoir. Au diable fouilles futiles ! Au diable, noble mémoire ! Les trésors du passé sont à jamais enfouis, Vomisse le béton ! Qu’il répande sa nuit !

C’est le cri du silence dans ce brumeux chaos, Même plus la réponse d’un bienveillant écho; Et quand je me retourne, le mendiant tout transi M’offre un bloc de tuffeau en me disant : merci !

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La cité truandée Pour inaugurer le nouveau millénaire, Liège a estimé devoir répéter que jadis se dressait une admirable cathédrale sur la place qui porte le nom du saint auquel elle a été consacrée. La photo suivante a été prise du onzième étage de la Cité administrative où se trouvaient les bureaux administratifs de l’enseignement de la Ville de Liège. Puis une photo prise à l’arrière de la « Violette » d’où l’on voit l’abside de la cathédrale reconstituée se dresser fièrement dans le ciel liégeois.

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La cité truandée

Puis une vue plongeante de l’intérieur du chœur. On voit, en bas de l’arc brisé de gauche, les maisons du début de la rue Féronstrée. Et derrière ces maisons, on distingue la rue Léopold. Dans l’arc brisé de droite, derrière les escaliers, se dessine le début de la rue Souverain Pont.

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Trois mois après ces événements douloureux pour les Vieuxtemps (Et malgré tout chanceux dans la mesure où la passion de Charles pour les fouilles mésopotamiennes avait atteint un tel niveau qu’il avait dû choisir entre le bien et le Bien, et qu’il avait choisi le Bien), on retrouva non loin de la grotte de Pleinmont Point, une réserve dans laquelle les fonts baptismaux de Saint Barthélemy avaient été reproduits grandeur nature. Et en plus avec tous les bovins décorant le socle.

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Enfin, comme dernier élément découvert après les événements qui viennent de vous être contés, les signes cunéiformes révélèrent qu’ils ne représentaient pas seulement une signature des messages mafieux échangés à Liège, comme le fut le cas sur le cahier de Saint-Denis, ni d’un passe-droit permettant aux flibustiers de « commercer » avec les îles anglo-normandes, comme Marchand (Alias Tradaire) l’utilisait ; non, bien plus que cela, ce que l’on appelle aujourd’hui sur le Net « Le nom du roi Gudéa de Lagash » https://fr.vikidia.org/wiki/Cunéiforme fut aussi un signe d’appartenance à une secte dont les ramifications furent innombrables et le sont encore...

A bientôt Francis Baldewyns Février 2018

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