L'homme, finalité de la création ou produit du hasard et de la nécessité ?

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Francis Baudouin

L’homme, finalité de la création ou produit du hasard et de la nécessité ?

Editions du Prof



L’homme, finalité de la création ou produit du hasard et de la nécessité ? Le principe anthropique Le principe anthropique consisterait à reconnaître dans ce réglage fin des propriétés de l’univers une conspiration cosmique dont le but est l’apparition de la vie intelligente. L’univers, possédait-il, dès les premiers instants, les propriétés requises pour élaborer la complexité ? Là est la question fondamentale qui partage nos contemporains. Ce principe concerne autant l’origine physique des hommes que leurs relations sociales dans la mesure où il ne me paraît pas possible de faire la part des choses entre l’homme, produit biologique du Big Bang, et l’activité humaine qui s’en suit. L’homme vit et agit. Il est ce qu’il fait. Pourquoi séparerions-nous d’ailleurs l’évolution biologique et les activités de l’espèce humaine, puisque celles-ci sont elles-mêmes créatrices de changement biologique et qu’une certaine causalité circulaire s’est établie dans le monde et explique l’évolution de l’espèce humaine, en particulier ? Peu importe le nom que l’on donne à cette prodigieuse énergie initiale, qu’on l’appelle : Big Bang, Dieu ou « L’élan vital ». On doit d’abord se poser la question de savoir si, dès cette première fraction de seconde où la création s’est mise en marche, cette puissance initiale avait ou non une finalité. La « complexification » croissante de la matière et l’esprit auquel celle-ci s’articule (ou qu’elle génère) sont bien les questions fondamentales que tout scientifique, philosophe ou théologien doit se poser un jour. Pascal n’avait-il pas déjà cerné cette complexité lors qu’il affirma : « Tout ce monde visible n’est qu’un trait imperceptible dans l’ample sein de la nature. Nulle idée n’en approche. Nous avons beau enfler nos conceptions au-delà des espèces imaginables, nous n’enfantons que des atomes, au prix de la réalité des choses. (...) Voilà notre état véritable ; c’est ce qui nous rend incapables de savoir certainement et d’ignorer absolument. Nous voguons sur un milieu vaste, toujours incertains et flottants, poussés d’un bout vers l’autre. Quelque terme où nous pensions nous attacher et nous affermir, il branle et nous quitte ; et si nous le suivons, il échappe à nos prises, nous glisse et fuit d’une fuite éternelle. Rien ne s’arrête pour nous.(...) Donc toutes choses étant causées et causantes, aidées et aidantes, médiatement et immédiatement, et toutes s’entretenant par un lien naturel et insensible qui lie les plus éloignées et les plus différentes, je tiens impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement les 1 parties » . Dans cette complexité, il m’apparaît essentiel de considérer ce qui est à l’origine de l’espèce humaine et de trouver entre sa création et ses actions une logique. Quand Brandon Carter a parlé du « principe anthropique », selon lequel les lois de la nature doivent permettre l’existence d’êtres intelligents capables de s’interroger sur elles, il me semble avoir donné à l’univers et à l’homme un sens tout aussi novateur, tout aussi puissant que celui de l’incarnation divine en la personne de Jésus. Excepté le fait que la conception chrétienne anthropomorphique de Dieu soit plus attirante, plus confortable, plus chaleureuse, plus optimiste que la conception de l’homme marquée de « cosmomorphisme » qui ne voit en celui-ci qu’une spécificité qui apparaît aujourd’hui relever des caractères généraux de la vie; relevant eux-mêmes des caractères généraux de la matière universelle. Mais, aujourd’hui, le principe anthropique est de plus en plus contesté, comme l’est aussi l’incarnation de Dieu en Jésus. Car l’homme biologique, comme finalité de la vie et fer de lance du Big Bang, n’est-il pas aussi contestable que l’homme Jésus comme fils de Dieu ?

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Blaise Pascal, Pensées, édition Brunschvicg, Paris, Hachette, 1953, II, p348, 354, 355-356


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Fallait-il l’homme pour que l’univers prenne sens ? L’homme est-il l’élément pensant de l’univers ? Dans ce monde, il est en tout cas cet animal capable de jugement, socialisé, éduqué et civilisé disposant d’une capacité expressive supérieure aux autres espèces : la diversité des sons émis par sa voix et leur combinaison est considérable. Déjà, selon le philosophe Kant, tout se passe « comme si » la nature poursuivait intentionnellement des fins. Selon Kant, le procédé « comme si », « als ob », qualifie un usage régulateur des idées de la raison. L’idée de finalité n’a donc pas de réalité objective. Elle est une règle méthodologique. Et nombreux furent ses prédécesseurs à émettre quelques réflexions à ce sujet. Descartes disait : « On présumerait trop de soi-même si on entreprenait de connaître la fin que Dieu s’est proposée en créant le monde ». Pour Spinoza, la « doctrine finaliste renverse totalement la nature et conduit à concevoir Dieu à l’imitation de l’homme », alors que Leibniz voyait le système de l’harmonie générale comme « les règnes des causes efficientes et des causes finales parallèles entre eux ». Et Bernardin de Saint-Pierre n’hésitait pas à dire : « Ne regarde point les tempêtes de l’atmosphère (...) comme des désordres de la nature : tout est bien dans un plan infiniment sage ». Les énoncés anthropiques peuvent être classés en deux grandes familles : les énoncés faibles et les énoncés forts. Les énoncés faibles ne supposent aucune finalité et sont simplement l’expression du principe de causalité : la vie humaine existe, alors il faut qu’il existe des conditions nécessaires à son émergence. Les énoncés forts sont explicitement prescriptifs, puisqu’ils affirment que l’univers est tel que la vie devait y apparaître nécessairement en raison d’une cause finale (but, projet, intention, plan, etc.). Dans une perspective strictement déterministe, on pourrait supposer que la vie devait apparaître nécessairement dans l’univers pour des raisons liées à la nature même de certains déterminismes physico-chimiques. « Nous ne naissons pas seuls. Naître, pour tout, c’est co-naître. Toute naissance est une co-naissance », écrivait Paul Claudel » : « Nous faisons partie d’un ensemble homogène, et comme nous co-naissons à toute la nature, c’est ainsi que nous la connaissons » 2 (...) « Au sens large, connaître, c’est exister en même temps. Ainsi, tout ce qui naît, esprit ou corps, co-naît selon son mode. Il y a harmonie à chaque instant de la durée, entre toutes les parties de la création, depuis le Séraphin jusqu’au ver » 3. Nos temps sont extraordinaires, car cette connaissance est bien supérieure à celle qu’ont connue nos ancêtres. D’abord la place de la planète dans le cosmos. Ce n'est qu'en 1965, après la découverte d’ondes radio provenant de notre galaxie, que s'est consolidée l'hypothèse d'un univers isotrope né d’une immense déflagration, et que nous n’étions qu’une portion plus infime encore que celle que nous avions imaginée. Il était établi par ce fait même, en convergence avec d’autres théories jusque-là hypothétiques, que notre univers était bien en expansion. Comme si nous nous situions sur une infime surface d’un ballon en train de gonfler, chaque portion de cette surface représentant une galaxie. L’univers a d’ailleurs tellement gonflé que nous ne percevons plus sa courbure : il est devenu plat. C'est aussi à cette époque que les sciences de la terre font leur unification : on comprend que la planète est un système vivant, qui a sa vie et son histoire, et où tous les éléments interagissent les uns avec les autres. L’Ecologie prend alors conscience qu'il n'y a pas seulement les écosystèmes les uns à côté des autres, mais qu'il y a une biosphère dont le problème s'est posé dès les années 70 avec tous les périls qui la menaçaient si nous continuions à la polluer. Et c'est aussi à la même époque que l’on découvre que l’Afrique est le berceau de l’homme moderne ; ce qui, jusque-là, était presqu’impensable puisque l’on était convaincu qu’il y avait à peine 30.000 ans que les formes humaines très archaïques - présentant de 2 3

Paul Claudel, Art Poétique, p53 Ibid., p 72

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gros bourrelets osseux autour des orbites - étaient encore très répandues en Afrique. De nouvelles datations ont permis de conclure que l’homme moderne avait pu évoluer sur ce continent il y a plusieurs millions d’années. La décennie soixante-dix est aussi celle où l’analyse systémique devient incontournable à un esprit avisé. On est convaincu qu’il existe des lois fondamentales des systèmes complexes. Ce sont des lois relatives à la structure, à l’organisation et à l’échelle et, tout simplement, elles disparaissent quand on focalise sur les composants individuels d’un système complexe, car elles ne résistent pas quand on interroge chaque participant individuellement. Selon Edgar Morin, l'humanité a émergé de la biosphère et nous devons prendre conscience du chaînon de la vie, la nôtre reliée à la terre, la terre reliée à son soleil et son soleil relié à cet immense cosmos. Là est l’idée fondamentale : croire qu'un homme est un être supra naturel est une erreur qui a conduit à l'idée folle de l'homme maître de la nature, qui allait la conquérir et la maîtriser. Il n'y a pas de substance biologique différente des substances physico-chimiques. Penser isoler la vie de la matière est une idée folle qui, aujourd'hui, est une idée fausse.

Philosophes, scientifiques, théologiens, que pensent-ils du chaînon humain ? Deux mots dominent la littérature concernant l’évolution du cosmos, en général, et des êtres vivants, en particulier. Ces deux mots sont : « Hasard » et « Nécessité ». Selon les connaissances et croyances des hommes qui les prononcent, une série de définitions apparaissent et, parmi elles, des différences fondamentales. Ainsi, en ce qui concerne le « Hasard », il est : « le caractère d’un fait inexplicable par les causes finales, 4 5 alors que l’on croit observer en lui une certaine finalité » , « La mesure de l’ignorance » , 6 « Le mécanisme se comportant comme s’il y avait une intention » . Quant à la « Nécessité », elle exprime ce qui ne peut pas ne pas être, et dont l’essence implique l’existence. C’est un mot dont le sens est fonction de la foi et de la culture de la personne qui le prononce. « S’il y a un trait du tempérament français particulièrement frappant (...), c’est ce que j’appellerai le besoin de la nécessité. Le Français a horreur du hasard, de l’accidentel, de l’imprévu »7, disait Claudel. Le chaînon vital qu’est l’homme dans le développement du cosmos est-il dû au hasard ou est-il nécessaire ? Et si cette nécessité existe, est-elle téléologique ? Autrement dit, a-t-elle une finalité réelle ? Cette prise de conscience fondamentale n’est-elle pas déjà en train de couver intuitivement depuis plusieurs siècles ? Quand Julien Offroy de La Mettrie a écrit « L'Homme est une machine, et il n'y a dans l'Univers qu'une seule substance diversement modifiée », ne signifiait-il déjà pas, à sa manière, que tout ce qui avait suivi le Big Bang avait sa source en lui ? Et d’autres, n’ont-ils pas déduit de cette explosion originaire, de cette brutale conversion énergétique en matière, une finalité : l’homme ? Celui-ci est-il l’effet du hasard ou de la nécessité ? En effectuant une courbe rentrante par rapport à ses principes fondamentaux, l’Eglise catholique en vint progressivement à reconnaître l’évolutionnisme, mais ce fut un combat long et pénible contre elle-même. En 1909, déjà, quand l’Université catholique de Louvain participa aux fêtes du centenaire de Darwin, le chanoine Henri de Dorlodot, géologue et théologien, s’est employé à démontrer « que l’on ne peut trouver dans l’Ecriture Sainte, interprétée d’après les règles catholiques, aucun argument contre la théorie de l’évolution naturelle même absolue »8,

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Paul Foulquié, Dictionnaire de la langue philosophique, p.313 H. Poincaré, Sciences et méth., p. 65 6 H. Bergson, Les deux sources, p. 155 7 P. Claudel, Positions et prop., I, 18-19 8 Darwin, Ch., L’Origine des espèces, GF-Flammarion, Paris, 1992, introduction de Drouin, p.28 5

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Vingt ans plus tard, Georges Lemaître, un autre ecclésiastique belge, n’a pas hésité à déclarer, entre 1927 et 1933, que l’univers était en expansion et que cela impliquait un passé chaud et dense, qu’il appela l’Atome primordial. Ce qui le positionna comme l’actuel précurseur du modèle du Big Bang. Le pape Pie XII, étonné par ses propos, évita toutefois de le démettre en ajoutant que ceux-ci étaient tout à fait en accord « avec la singularité initiale incluse dans les modèles du Big Bang ». Puis ce fut Teilhard de Chardin qui émit la théorie d’une coexistence de l’esprit et de la matière depuis la naissance de l’univers, comme si, dès le Big Bang, l’énergie et la matière étaient déjà parcourues par une force créatrice spirituelle. Autrement dit, l’homme est un produit de l’évolution dont la conscience originaire est la cause de la complexification moléculaire de l’organisme humain, en particulier. Teilhard épouse en fait la théorie des philosophes évolutionnistes qui n’hésitent pas à extrapoler aux choses de la vie les théories qu’ils ont échafaudées pour expliquer les phénomènes de la matière brute. Depuis lors, l’évolution de l’Eglise elle-même a permis « Le Grand Pardon » et celui de Darwin, en particulier.

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Le philosophe Henri Bergson, prix Nobel de littérature en 1927, voit dans la vie, depuis ses origines, qu’elle « est la continuation d’un seul et même élan qui s’est partagé entre des lignes d’évolution divergentes. Quelque chose a grandi, quelque chose s’est développé par une série d’additions qui ont été autant de créations ». Bergson ne dissociait pas l’être de l’agir, et il expliquait leur interaction : « On a donc raison de dire que ce que nous faisons dépend de ce que nous sommes ; mais il faut ajouter que nous ne sommes, dans une certaine mesure, que ce que nous faisons, et que nous nous créons continuellement nous-mêmes. (...) Pour un être conscient, exister consiste à changer, changer à se mûrir, se mûrir à se créer 9 indéfiniment soi-même » . À ce que Bergson appelle « L’élan vital », Teilhard préfère « L’énergie radiale ». Et à Teilhard, il est habituel d’opposer Jacques Monod qui publia, en 1971, « Hasard et Nécessité » où il dénonça « L’élan vital » et « L’énergie radiale » en expliquant que l’évolution biologique était fonction du hasard des mutations et de la nécessité de la sélection naturelle. Les notions de « Hasard » et de « Nécessité » sont aussi exprimées de manière systémique par Joël de Rosnay10 : « À la racine de la genèse de toute forme nouvelle, on retrouve donc un générateur aléatoire de variété et un système de stabilisation. Le générateur aléatoire de variété joue le rôle du « Hasard ». (...) Le système de stabilisation et de sélection représente la « Nécessité » Il fait intervenir l’environnement. (...) L’environnement agit comme un filtre en ne conservant que les formes les mieux adaptées. La sanction, c’est l’élimination. La mort ». Mais la « Nécessité » de Monod n’entraîne pas nécessairement une finalité, une téléologie11 dans l’évolution de l’univers. Ce qui revient à dire qu’aucun esprit n’a jamais pris le contrôle de la matière depuis le Big Bang. « L’univers n’était pas gros de la vie, ni de la biosphère de l’homme » écrit-il. Nous sommes donc loin de la « singularité initiale » de Lemaître, de l’élan vital de Bergson et de l’énergie radiale de Teilhard. La conception de Monod sur l’univers n’exclut toutefois pas que les êtres vivants soient des objets finalisés : « L’une des propriétés fondamentales qui caractérisent tous les êtres vivants sans exception : celle d’être des objets doués d’un projet (souligné dans le texte) qu’à la fois ils représentent dans leurs structures et accomplissent par leurs performances »12. Ce projet est la conservation et la multiplication de l’espèce. Mais il ne s’agit pas d’une co-présence de l’esprit et de la matière comme le pensent les philosophes croyants.

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H. Bergson, L’évolution créatrice, p 7-8. Joël de Rosnay, Le macroscope, Points, p. 260-261 11 telos = fin, étude des fins 12 Jacques Monod, Le Hasard et le Nécessité, Seuil 1970, p. 22 10

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Le biologiste, Jean Rostand, affirme : « Bien sûr, il y a de la finalité dans la nature, puisqu’il y en a dans l’esprit de l’homme, mais le problème est de savoir si la nature peut « finaliser » sans passer par un cortex cérébral ». Et si le cortex cérébral était un moyen choisi par Dieu pour mener à bonne fin son projet ? Toute la question est là : la finalité des êtres vivants et de la nature, est-elle un passage obligé nous amenant vers une finalité de l’univers ? Dans « Poussière de vie »13, le professeur de Duve, Prix Nobel de médecine, (Photo RTBF, prise lors de l’émission Noms de dieux), marque son désaccord avec l’affirmation de Monod et soutient au contraire que l’univers était bien, dès son origine, gros de la vie : « Vous avez tort. Il l’était », lui écrit-il. Tout en attribuant le même rôle au hasard, il affirme que : « l’univers n’est pas vide de sens et que cette signification gît dans la structure même de l’univers, qui se trouve être capable de produire la pensée par le truchement de la vie et du fonctionnement cérébral. La pensée, à son tour, est une faculté grâce à laquelle l’univers peut réfléchir sur luimême »14. Toutefois, de Duve, malgré son apparente inclination pour Teilhard en optant pour un « univers signifiant et non vide de sens », se dit plus proche de Monod sur le plan scientifique, mais avec une « lecture différente des mêmes faits ». Celle-ci « attribue le même rôle au hasard, mais le fait intervenir dans le cas de contraintes si strictes que la production de la vie et de la pensée en devient obligatoire, et ce, 15 à maintes reprises » . La théorie du hasard est aussi développée par Stephen Jay Gould qui énonce : « Il est presque impossible pour l’être humain de ne pas croire que nous avons quelque relation particulière avec l’univers, que la vie humaine n’est pas seulement le résultat plus ou moins grotesque d’un enchaînement d’accidents remontant aux trois premières minutes (...) Plus l’univers paraît compréhensible, plus il paraît aussi dépourvu de sens »16. Gould a décrit l’imprévisibilité des fluctuations pour les grandes familles d’animaux : des reptiles se sont mis à voler, pendant que d’autres restaient sur terre ; parmi les mammifères, les baleines sont retournées dans l’eau et d’autres n’ont pas quitté la terre ; certains singes sont devenus des hommes pendant que d’autres sont restés singes. Proche de la conception de Monod, Steven Weinberg, Prix Nobel de physique, rêve d’une théorie ultime17 : « Dans cet esprit, il me semble que si le mot Dieu doit avoir un sens quelconque, c’est pour signifier un Dieu intéressé, un créateur, un dispensateur de lois, qui a non seulement établi celles de la nature et de l’univers, mais aussi des normes 13

Christian de Duve, Poussière de vie, Fayard, p. 495 Ibid., p. 496 15 de Duve, op. cit., note n°40, p. 495 16 The first three minutes,New York, Basic Books, 1977, p148. 17 Dreams of a final theory, Pantheon, New York, 1992 14

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relatives au bien et au mal, une entité quelconque qui se soucie de nos actes, en bref quelque chose que nous avons des raisons d’adorer. C’est là le Dieu qui, tout au long de l’Histoire, a compté pour les hommes et les femmes. Les scientifiques, et beaucoup d’autres, parlent parfois de « Dieu » pour évoquer quelque chose de si abstrait et de si dégagé qu’il devient difficile de Le distinguer des lois de la nature. (...)Trouverons-nous Dieu dans les lois de la nature ? (...) Mais aussi prématurée que puisse être cette interrogation, il est difficile de ne pas se demander si nous trouverons une réponse à nos questions les plus profondes, un signe quelconque d’un Dieu intéressé, dans une théorie fondamentale ultime. Je pense que non ». Cette évolution imprévisible se retrouve chez Pascal Picq, paléoanthropologue au Collège de France, qui ne voit pas en l’homme le but de l’évolution et résume son point de vue dans un article intitulé : « Le cimetière des idées reçues ». Et il poursuit : « Car il faudrait admettre qu’il existait une petite musaraigne, Purgatorius, notre ancêtre, il y a 70 millions d’années, qui a exterminé les dinosaures à l'aide de météorites et de volcans gigantesques ; que les plantes à fleurs sont arrivées au bon moment pour célébrer l’événement ; que l’Afrique s’est fendue d’un grand Rift et que les calottes glaciaires ont apporté une touche rafraîchissante finale. Cette symphonie d’événements digne de Fantasia ne fait qu’aligner une série de contingences. Si tout était à refaire, la partition jouerait un autre air, mais pas pour les hommes, pas plus que pour les singes, les chevaux ou les serpents »18. Nous n’en finirions pas de citer de grands savants aussi célèbres les uns que les autres, qui ont sur la coexistence esprit-matière, au sein de l’univers, des opinions différentes ou très nuancées ; certaines d’ailleurs exprimées de manière plus affirmative que d’autres, où les subjectivités et les croyances ne sont pas étrangères. Je serais incomplet si je ne citais pas le professeur Prigogine, Prix Nobel de chimie, (photo RTBF prise lors de l’émission Noms de dieux) : « Ce qui émerge aujourd’hui est donc une description médiane, située entre deux représentations aliénantes, celle d’un monde déterministe et celle d’un monde arbitraire soumis au seul hasard. Les lois ne gouvernent pas le monde, mais celui-ci n’est pas non plus régi par le hasard (...) »19. Prigogine situe l’histoire des hommes dans cet ensemble d’ensembles qu’est le cosmos : « Il y a une histoire cosmologique, à l’intérieur de laquelle il y a une histoire de la vie, dans laquelle il y a finalement notre propre histoire (...) C’est l’idée d’un univers en construction »20. Sur le point de savoir qui ou quoi a construit l’univers, Prigogine ne s’aventure pas. Comme Bergson, il pense que : « la création de l’univers est avant tout une création de possibilités, dont certaines se réalisent et d’autres pas »21. D’où ce dialogue pathétique entre Einstein et Bergson, l’un déterministe et l’autre partisan de l’Evolution, l’Evolution créatrice. L’idée fondamentale de Bergson était un Temps orienté et s’il s’est tourné vers la métaphysique, c’est parce qu’il n’y avait rien dans la physique de son époque qui permît d’envisager un Temps orienté. Or Einstein n’en voulait pas, car pour lui le sens du temps est une illusion. Mais, Prigogine veut réconcilier le philosophe et le physicien ou du moins trouver en eux une valeur commune. Cette valeur est le choix, la liberté et la responsabilité. Ou bien nous sommes le produit d’une auto-organisation qui s’édifie par l’intérieur, par ce que 18

Historia spécial n°50 p. 24 Emission « Noms de dieux » RTBF et Edmond Blattchen 20 Ibid 21 Ibid 19

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nous appelons « les lois de la nature » ou bien le cosmos (Bergson) ou nous sommes le produit d’un « programme » extérieur (Einstein), « mais dans tous les cas, il y a un choix, une liberté et une responsabilité ». Parmi les penseurs scientifiques de cette fin de millénaire, il y a d’autres physiciens de haut niveau qui ont compris que la philosophie des sciences méritait toute notre attention. C’est le cas de Jean Charon qui s’est inséré entre la matière et l’esprit parce qu’il les considérait comme deux faces inséparables du réel : « On croit que notre corps est une statue gelée dans laquelle chaque particule a sa place une fois pour toutes. Or ce n’est qu’une apparence, car 98 pour cent des atomes de notre corps changent en une année ; notre peau change tous les mois ; notre squelette tous les sept ans. Tout ce qui constitue notre organisme est donc changé intégralement en sept ans. Pourtant, la forme reste la 22 même ou à peu près. De toute évidence, une sorte de savoir-faire semble à l’œuvre » . Ce même Jean Charon n’avait-il déjà pas écrit : « Je sais que je suis l’enfant du plus conscient que moi, avec lequel je vis physiquement en symbiose comme les cellules de mon corps le font avec moi ; je sais que ce Berger qui veille sur moi saura, si je suis capable de l’entendre, m’indiquer si ma liberté m’écarte trop du chemin que l’évolution construit avec moi et pour moi, vers le plus. Je sais que l’Eternel est mon Berger. Je me le répète aujourd’hui souvent, comme une affirmation positive pour préluder à chaque journée, à chaque nuit.(...) J’ai vécu 15 milliards d’années. Car je suis né avec ces premiers électrons créés à partir de la lumière originelle, au début du monde »23. Pour étudier l’ensemble des phénomènes physico-chimiques qui régissent le cosmos, l’humanité a créé les sciences exactes ; mais la manière dont les hommes ont réfléchi au cours de leur histoire et comment ils ont utilisé leur savoir, c’est le domaine des philosophes et des sociologues. Selon Marx, l’ouvrier n’a plus la liberté de ses choix, de ses outils et de ses fins et il est devenu « un appendice de chair dans une machine d’acier ». Son déterminisme matérialiste éprouve toutefois le besoin de préciser qu’il n’y a pas de cause acquise, que l’inné est secondaire et que seuls le « matérialisme historique » et les luttes de classes interviennent dans la création de tous les objets de ce monde. C’est pourquoi Marx a mis l’accent sur le projet et la finalité humaine en considérant que les objets n’ont pas tous été créés par l’évolution, mais par l’homme : « Les objets de la certitude sensible la plus simple ne sont eux-mêmes donnés que par le développement social, l’industrie et les échanges commerciaux (...) On sait que le cerisier, dans presque tous les arbres fruitiers, a été transporté sous nos latitudes par le commerce et ce n’est donc que grâce à cette action d’une société déterminée à une époque déterminée qu’il fut donné à la certitude sensible de quiconque ». Donc, même l’arbre qui paraît être donné là de toute éternité est un objet inséparable de la production de l’homme. Limiter l’évolution du monde et de l’humanité en particulier à la seule dynamique de la lutte des classes est une théorie dépassée aujourd’hui. Pourquoi ne serait-ce pas l’inverse : l’inné, la principale cause, et la lutte des classes, la seconde ? Personne ne peut pondérer a priori l’influence de l’un et de l’autre. La théorie marxiste atteignit en Union soviétique des proportions dramatiques sous l’action du généticien Théodore Lyssenko qui combattait la notion de gène dont il considérait l’invariance comme totalement incompatible avec les thèses du « matérialisme dialectique de la nature » pour lesquelles l’inné est quantité négligeable. Le principe de l’influence du milieu devait être prépondérant et il n’était pas question de démontrer le contraire. Homme fanatique et sans scrupule, Lyssenko entraînera l’URSS dans une catastrophe économique par ses initiatives désastreuses qui empêcheront tout développement de la génétique dans son pays. Le terme de « génétique » fut d’ailleurs interdit par le pouvoir et de nombreux scientifiques payèrent de leur vie leur refus de « politiser » les chromosomes.

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Jean Charon, Et le divin dans tout ça ?, Albin Michel, p.41 Jean Charon, J’ai vécu quinze milliards d’années, Albin Michel, pp. 154 et 155 23

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Les sociobiologistes actuels dont O.E. Wilson jettent un pont entre les sciences naturelles et les sciences sociales, et l’expression « des gènes à la culture »24 mérite une explication : « Comment peut-on prétendre parler d’un gène qui commanderait la culture ? En fait, aucun scientifique ne l’a fait. (...)Tous les biologistes parlent d’interaction entre l’environnement et l’hérédité. Mais sauf dans les carnets de laboratoire, jamais ils ne parlent d’un gène qui « causerait » un comportement donné, et jamais ils ne prennent cela au pied de la lettre. Cela n’aurait pas plus de sens que son contraire, l’idée selon laquelle un comportement procéderait de la culture sans l’intervention de l’activité cérébrale. L’explication de l’action causale des gènes sur la culture, comme celle des gènes sur n’importe quel produit de la vie, ne réside pas dans l’hérédité seule. Et pas davantage l’environnement, mais bien l’interaction entre les deux25 (...) Et Wilson donne un exemple : « Le cas d’école de norme de réaction, c’est la forme de la feuille d’une plante amphibie. Quand un spécimen de l’espèce considérée pousse sur la terre ferme, ses feuilles ressemblent à des pointes de flèche. Quand il pousse en eau profonde, les feuilles à la surface ont la forme de pieds de lys ; et quand il est submergé en eau profonde, les feuilles se développent comme des tiges d’herbes qui flottent au gré du courant. Aucune différence génétique connue chez ces plantes ne sous-tend cette extraordinaire variation. Ces trois types de base sont des variations de l’expression du même type de gènes causées par différents environnements. Elles forment ensemble la norme de réaction des gènes commandant la forme des feuilles ». Après les explications de Wilson, il m’apparaît que toutes les théories évolutionnistes sont tout à fait compatibles avec l’existence de Dieu, que celui-ci prenne le nom de Big Bang (Lemaître), d’Elan vital (Bergson), d’Energie radiale (Teilhard)... L’homme est bien un instrument de propagation de l’esprit, mais il n’est pas en soi la finalité de l’esprit.

L’hominisation est une organisation parmi d’autres Il faut être indulgent pour l’Homme, si l’on songe à l’époque à laquelle il a été créé. Alphonse Allais Les actions de l’homme et le savoir qu’il a accumulé au cours des siècles - qui représente tant pour nous et qu’Einstein met en exergue dans sa profession de foi - ne sont pas indépendants de l’évolutionnisme. Les objets de connaissances et les actions humaines ne sont pas de purs produits fabriqués directement par Dieu - quel que soit le nom qu’on Lui donne - mais proviennent d’une évolution biologique et psychologique telle qu’il fallait que l’homme fût créé pour qu’ils puissent eux-mêmes exister. L’hominisation biologique est mesurée sur trois principaux paramètres : la marche érigée, la libération de la main et la « cérébralisation » en tenant compte de leurs interrelations fonctionnelles. Il a fallu quatre cent mille à cinq cent mille générations, soit 20 à 25 millions d’années pour que l’évolution biologique construise les anthropomorphes actuels. C’est grâce à leur main préhensile que les précurseurs des hominiens ont pu apprécier les directions, les distances et situer l’endroit où ils se trouvaient. Cette « représentation centrale de l’espace » - comme dit Lorenz - permet non seulement aux hominiens de se mouvoir dans celui-ci, mais aussi de déplacer les objets de leur environnement. Ainsi, ils économisent un maximum d’énergie qu’ils dépenseraient s’ils agissaient de manière probabiliste en répétant maintes fois les mêmes gestes jusqu'à ce qu’ils trouvent celui qui correspond à l’objectif visé. De cette hominisation biologique se dégagent les conditions de la pensée raisonnée et de la fabrication méthodique d’outils. C’est ici qu’intervient une fois de plus l’analyse systémique : elle nous apprend que par une série d’interactions et de rétroactions, les paramètres qui ont donné naissance à l’hominisation se sont enrichis mutuellement et ont accru considérablement les aptitudes des espèces concernées. La sexualité et l’intégration familiale, la sollicitude parentale et la domestication sont des formes de sélection naturelle particulières, tandis que la réduction de l’instinct et la liberté 24 25

Wilson, E.O., L’unicité du savoir, Robert Laffont, Paris, 2000, p.180 Ibid, p.180-181-182

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d’action sont des modes de comportement qui se sont adaptés au cours du temps. Simultanément, la sélection a permis de corréler les expériences personnelles avec le monde réel en transmettant les connaissances de génération en génération. L’accumulation de celles-ci a amené l’homme à prendre conscience de ses potentialités cérébrales et de les utiliser comme puissance créatrice capable de modifier son environnement. À l’évolution biologique, s’est ainsi progressivement adjointe l’évolution culturelle.

Ce n’est pas une raison pour nous prendre pour des « dieux » : nous ne sommes que des singes d’une espèce avancée Les moins stupides de notre espèce savent que par rapport aux autres animaux, les grands singes, par exemple, nous ne pouvons pas vraiment exalter notre supériorité. Leur potentiel expressif nous étonne et leur morphologie nous rappelle constamment nos ancêtres communs. Ne nous sommes-nous pas souvent posé la question de savoir ce qu’ils pourraient nous dire s’ils possédaient la capacité d’émettre des sons plus nuancés ? L’homme partage avec les chimpanzés et les bonobos 98 pour cent de ses gènes. Selon Frans de Waal26,aujourd’hui, la discipline a tourné le dos aux approches dogmatiques et monolithiques du « tout génétique » ou du « tout apprentissage » et la vieille querelle entre l’inné et l’acquis est désormais périmée. La subjectivité a fait place à des bilans plus fiables et plus nuancés. De réputation sexuelle sulfureuse, les bonobos restent les moins connus des grands singes. Ils vivent dans la forêt tropicale du bassin du fleuve Zaïre (République démocratique du Congo), et l’on pense qu’ils n’ont jamais quitté leu pays d’origine. La population des bonobos est difficile à évaluer, compte tenu de la difficulté d’accès à leur territoire, mais on l’estime comprise entre 2500 et 10000. Même si l’on ajoute quelques centaines qui sont captifs dans les zoos européens et américains, l’espèce est fragile et menacée. Ces animaux ont la particularité de désamorcer leurs conflits par une activité sexuelle fréquente, intensive, hétérosexuelle et homosexuelle. Alors que les chimpanzés s’accouplent more canum ( à la manière des chiens ) les bobonos ont la particularité de relations sexuelles face à face, (more hominum, à la manière des humains) ; celles-ci étant favorisées par la localisation des organes sexuels de la femelle, plus entre les jambes que les chimpanzés. Société idéale ? On peut la qualifier de tolérante, sensible, intelligente. On peut s’étonner de ne pas voir les bonobos utiliser des outils dans leur milieu naturel ; les primatologues disent qu’ils n’en ont pas besoin. Cependant, de nombreux exemples prouvent que ces animaux sont capables d’empathie : ils se mettent parfois à la place de leurs congénères et leur viennent en aide27. Comme l’écrit le naturaliste E.O.Wilson : « Chez les animaux, ce sont les grands singes qui se rapprochent le plus de la vraie aptitude linguistique. (...) Leur champion s’appelle Kanzi, un bonobo, l’animal le plus intelligent qu’on ait observé en captivité. J’ai rencontré ce génial primate lorsqu’il était encore tout petit (...) J’ai joué avec lui et partagé un verre de jus de raisin, et j’ai été frappé par son attitude générale, étonnamment semblable à celle d’un enfant de deux ans. Des années plus tard, Kanzi a acquis un vocabulaire riche, avec lequel il indique ses désirs et ses intentions sur un clavier d’images-symboles. Il construit des phrases qui sont lexicalement, sinon grammaticalement correctes. Un jour, il a dit « Eau glace venir » (Donnez-moi de l’eau avec de la glace) et on lui a apporté sa boisson »28. Le fait que l’homme se serve d’un langage lui permettant de désigner des objets et d’exprimer des sentiments précis est un atout considérable. Et même si la plupart des animaux savent exprimer leur faim d’une manière ou d’une autre, ils savent difficilement désigner par leurs sons le type de nourriture qu’ils désirent. Cette propriété du langage a permis à l’espèce humaine de se distancer de plus en plus des animaux les plus évolués en transmettant de génération en génération les produits de sa pensée, comme les outils et ses expériences. C’est l’existence de la « tradition cumulative » et des outils qui ont permis à 26

De Waal, F., Lanting, F., Bonobos, le bonheur d’être singe, Fayard, Paris, 1999 Voir article de Michel Febvre dans Pour la science de mars 2000(édition française de Scientific American), 28 Wilson, E.O., op. cit., note n°50, p.172-173 27

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l’homme de devenir l’espèce dominante de tout le monde animal. Oserais-je répéter cette analogie qui provoqua jadis quelques sursauts parmi mes lecteurs : « L’homme est au chimpanzé ce que l’ordinateur de l’an 2000 est à celui des années soixante : un produit qui s’est développé davantage ». De même qu’il m’est impossible de passer sous silence cette réflexion que j’ai lancée à une étudiante après avoir attendu un temps certain la réponse à la question que je lui avais posée : « Même le Bonobo pourrait répondre à cela ! ». Il s’agissait d’une notion élémentaire de chimie et ma remarque fut mal acceptée. Mais, ce que l’étudiante ignorait, c’est que je pensais vraiment - non pas qu’elle était un grand singe mais que le singe nommé Bonobo - s’il avait disposé d’un QCM en images-symboles - aurait répondu à cette question. L’homme n’est rien de plus qu’un organisme pensant, un produit de la nature qui a évolué plus que les autres produits. Le « Es denkt in mir » de Nietzsche, le « Cela pense en moi », c’est certes la tradition, mais c’est aussi l’organisation moléculaire biologique qui s’est complexifiée au point qu’elle a sécrété la pensée ou que celle-ci est co-présente depuis le début de la formation du cosmos. Si le chimpanzé, le gorille, le Bonobo et l’Ourang-Outang avaient une configuration du larynx différente de la nôtre, peut-être pourraient-ils aussi s’exprimer comme l’homme, et peut-être diraient-ils aussi « Es denkt in mir » ? Alors que les ressemblances morphologiques entre les hommes et les grands singes représentent 60 pour cent des caractères étudiés, les biologistes moléculaires ont constaté que, sur l’ensemble du génome humain, un pour cent seulement des gènes était différent du génome des singes. Mais, petites causes, grands effets. On constate que l’évolution morphologique est contrôlée par les gènes « architectes », qui décident de la vitesse et donc de la durée du développement des espèces. Cette découverte est révolutionnaire si on la compare à l’ancienne conception synthétique du milieu du XXe siècle qui associait de petites différences morphologiques à de faibles mutations et de grandes différences morphologiques à des milliers de mutations.

Devenons-nous remuants comme de simples fourmis ? N’est-ce pas là le comble des hommes machines ? L’observation due au major Hingston mérite d’être rappelée parce qu’elle illustre l’orientation finalisée de l’action collective des fourmis dans l’enlèvement d’une proie d’une certaine dimension. « Lorsqu’on jette un peu de nourriture à une fourmi de l’espèce Cremastogaster auberti qui vit sur les figuiers de la région de Bagdad, on la voit immédiatement se diriger vers le nid et revenir avec une équipe. Après avoir découvert l’endroit où se trouve le butin, l’équipe forme un cercle autour, le dépèce et l’emporte par fragments dans le nid. Si l’on coupe une sauterelle en trois fragments - le premier ayant une longueur de 5 millimètres, le deuxième étant deux fois plus grand que le premier, et le troisième trois fois plus grand que le deuxième - et que l’on dépose les trois fragments devant trois fourmis se trouvant sur le même arbre, mais en des points différents, toutes trois se précipitent vers le nid. Chacune dépêche une équipe vers son fragment. L’expérimentateur les laisse seules pendant dix minutes, après quoi il compte le nombre de fourmis faisant partie de chaque équipe : elles sont 28 devant le petit fragment, 44 devant le fragment de longueur intermédiaire et 89 devant le plus grand. En gros, chaque nombre est le double de celui qui le précède, autrement dit à peu près proportionnel aux dimensions du fragment. L’action collective de Crematogaster auberti est censée manifester selon l’auteur, une certaine forme d’estimation ‘intelligente » du travail à effectuer. Sans discuter la légitimité de ce qualificatif, il est indubitable que le comportement observé suppose que les fourmis recruteuses ont transmis à la collectivité une information différentielle au sujet du but à atteindre : elles ont donc mémorisé et transmis au groupe une donnée extérieure au moyen d’un code particulier. La finalisation est donc évidente.

La dépersonnalisation des hommes au profit de quelques-uns Certes, les expériences du XXe siècle ont rendu compte d’échecs cuisants dont les répercussions sont encore fortes aujourd’hui. C’est le cas du communisme pratiqué par une

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Nomenklatura qui n’a fait que reproduire un système aliénateur et aussi totalitaire que la monarchie tsariste qu’elle avait supprimée. Les moules de la vanité et du pouvoir ont vite fait de se renouveler au cours du temps. Leurs formes sont différentes, mais les modèles qui en sortent sont coulés dans la même matière dont les principes fondateurs privilégient tôt ou tard une extrême minorité. Ce que l’on peut croire sincère fait trop souvent place aux égoïsmes, aux pouvoirs despotiques, aux intérêts personnels qui finissent par prévaloir sur le fond. Marx et Jésus, à un moment ou à un autre, ont été trahis par des hommes qui les ont pris en otage pour bâtir le système qui convenait à leurs propres intérêts. Au vingtième siècle, Mao Tse-Toung et ses successeurs ne cherchaient pas un marxisme universel, mais le leur. Les différences entre les particularismes ont souvent un rôle plus important que les similitudes au niveau du système global. C’est aussi la raison pour laquelle la papauté lutta longtemps pour refuser un christianisme universel qui fût différent de celui qu’elle voulait. Mais, aujourd’hui, la majorité des particularismes s’accordent à accepter la pensée économique et sociale actuelle comme étant la seule capable de rendre aux hommes le bonheur de vivre. Il n’est pas rare que des personnes prétendant se battre pour le social soient elles-mêmes minées par la pensée unique et par la nécessité de trouver en l’humain un gisement égoïste plutôt qu’une finalité partagée. C’est souvent le cas dans cette guerre économique que nous vivons de manière permanente depuis bientôt trente ans où de nombreux dirigeants d’entreprise et leurs cadres sont appelés à « dégraisser » les structures qu’ils ont en charge en se débarrassant le plus possible de leur inutile contenu : les hommes et les femmes. Il faut, en permanence, nous protéger d’insidieux courants d’idées toujours prêts à tuer dans l’œuf les puissances novatrices qui visent le bien-être humain, car il est trop facile de discréditer le bon sens et de qualifier d’utopie ce que nous refusons d’envisager. Évidemment, toute la question est de mettre d’accord su cette notion toute relative qu’est le « bien-être ». La politique des fournis dont il vient d’être question est évidemment contrôlée par leur reine et il n’est pas rare d’entendre des dirigeants humains articuler des phrases qui vont jusqu’à prôner la dépersonnalisation des hommes qu’ils ont à gérer, ce qui donne à chacun de ceux-ci un sentiment de puissance dans l’abandon de soi pour un système qui l’englobe. Dans cet ordre d’idées, j’ai lu dans un journal d’entreprise les paroles d’un directeur qui disait : « Nous sommes parvenus à instaurer un système où il n’y a pas de cloisonnement hiérarchique. Personne n’est au service de personne, tout le monde peut se faire aider par tout le monde ». Ces paroles sonnent d’autant plus faux que celui qui les a prononcées voulait au contraire se faire remarquer et donc s’individualiser en dissimulant dans l’ombre la masse de ceux qui l’avaient aidé à atteindre ses propres objectifs dont celui – qui n’était pas le moindre – de réussir personnellement. Mais il faut savoir que de telles paroles animent les hommes-fourmis.

La plus grande connaissance actuelle est de se dire que nous ne connaissons rien Pendant des milliers de millions d’années, l’univers que nous connaissons aujourd’hui était sans vie. Celle-ci, au début du XXIe siècle, nous paraît insignifiante du point de vue de l’espace qu’elle occupe dans le cosmos, et infiniment récente par rapport au moment où a eu lieu le Big Bang. En partant du Purgatorius, le premier primate répertorié à ce jour, qui vivait il y a 70 millions d’années, puis en passant par le Ramapithecus (il y a 14 millions d’années), l’évolution a engendré les Australopithecus (il y a cinq millions d’années pour Australopithecus anamensis et trois pour l’Australopithecus africanus). Puis l’Homo Habilis (2 millions d’années), l’Homo Erectus (1 million d’années) et enfin l’homme actuel, l’Homo Sapiens Sapiens (il y a 100.000 ans). En cette fin de millénaire, il ne se passe pas un jour sans que nous apprenions quelque chose de neuf sur nos ancêtres. Et d’ailleurs, nous qui parlons volontiers de millions d’années en paléontologie et de millions sinon de milliards d’années-lumière en astronomie,

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interrogeons-nous sur la fragilité de nos connaissances, puisqu’il y a cent ans à peine que nous avons commencé à comprendre comment se transmettaient nos caractères héréditaires à notre descendance. Nous ne sommes donc qu’à l’aube de l’histoire des hommes et les théories élaborées depuis cent ans ne peuvent avoir la prétention de tout expliquer. La plus grande connaissance actuelle est de se dire que nous ne connaissons rien.

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