Cette deuxième édition de La fin des hommes machines a été éditée en décembre 2004 aux Éditions du Prof, et enregistrée sous la référence : D / 2004 / 9789 / 01 à la Bibliothèque nationale.
La 1ère édition date de décembre 2003 et a été enregistrée sous le numéro D / 2003 / 9789 / 02 Photo d’Honoré en couverture, extraite d’un article de Liliane Delwasse dans Le Monde initiatives, p.56, du 7 avril 1993 Du même auteur, Romans La Barbarie des Erudits, Ed. Dricot, Liège 1994 (Préface d’Edmond Blattchen)
Les Despotes Eblouis Ed. Dricot, Liège 1995 (Préface d’Albert Jacquard) 2067, l’inévitable affrontement, Clé, Editions littéraires, Liège 1997 (Préface de Paul Rostenne)
Voyage en Hugolie (Sur les traces de Victor Hugo) Ed.Prof. Chaudfontaine 2002 Le Congrès des Ufologues, Ed. Prof, Chaudfontaine 2003 (Préface d’Édouard Poty) Le Club de la Gargouille Ed. Prof, Chaudfontaine 2005 Roman illustré L’Opération Samovar, Préface d’Albert Jacquard, Ed.Prof, Chaudfontaine 2010 (C’est la réécriture des Despotes éblouis) The Gargoyle Club Ed. Prof, Chaudfontaine 2012 (Traduction anglaise du Club de la Gargouille par l’auteur)
Essais Promenade en Hugolie, (Sur les traces de Victor Hugo) Ed. Prof, Chaudfontaine 2002 L’Archéologue de Dieu (à l’occasion du cinquantième anniversaire du décès d’Albert Einstein) ; Ed. Prof ; Chaudfontaine 2005 Autobiographies Francisse d’Engisse (autobiographie de l’auteur : année 1945-1969) Ed. Prof ; Chaudfontaine 2006 L’Odysée d’un Col blanc (autobiographie de l’auteur : année 1969-1993) Ed. Prof ; Chaudfontaine 2007 Professeur d’espérances (autobiographie de l’auteur : année 1993-2005) Ed. Prof ; Chaudfontaine 2009
Conférences (depuis 2010) Sur les traces de Victor Hugo Albert Einstein, Hier et Aujourd’hui Charles Darwin, Evolution et Révolution Conan Doyle, Sherlock Holmes et les autres
À Ella, Milo et Robin, mes trois petits-enfants adorés pour qu’ils ne deviennent jamais femme et hommes machines.
Cet essai n’aurait jamais vu le jour sans l’expérience acquise lors de ma collaboration à l’émission Noms de dieux, produite par Edmond Blattchen, mon ami de toujours. Je tiens à lui témoigner toute ma gratitude pour m’avoir aidé à renouer avec le monde de l’esprit et à me distancer des hommes machines.
Avant-propos de Paul Rostenne Ce livre est unique. Il est unique parce qu’il est l’évocation, par un homme concret, d’autres hommes concrets dans une situation concrète. Et il se distingue ainsi de la perspective scientifique dans laquelle ne s’impose que le concept abstrait et passe-partout de l’Homme qui, comme tel, n’existe pas. Perspective dans laquelle se sont nécessairement édifiées les sciences économico socio-politiques qui se sont employées à expliciter scientifiquement les lois nécessairement générales régissant le fonctionnement de la société actuelle. Celle-ci se définit comme une organisation marchande fondée sur le rapport mathématique de l’offre et de la demande, lui-même articulé sur l’accroissement corrélatif infini de la production des biens de consommation et des désirs d’en jouir. D’où la nécessité d’un conditionnement permanent des psychismes individuels par des techniques d’incitations à la consommation assez habiles - et assez rusées - pour laisser à l’individu l’impression d’être seul à l’origine de son choix. Cette impression n’est pas une tromperie, mais simplement l’effet d’une loi techno-scientifique qui ne fait pas de sentiment. C’est le savant qui, parfois, en fait, mais cela ne l’incline pas à s’opposer à la réalisation de ce qui est scientifiquement réalisable, même si, a posteriori, il peut éprouver quelque regret d’y avoir contribué de près ou de loin : « Il y a des choses qu’il vaudrait mieux ne pas faire », a constaté Albert Einstein le soir de la destruction d’Hiroshima. L’explosion de la bombe était pourtant l’aboutissement d’un fabuleux parcours, un parcours dont l’essentiel était son œuvre personnelle.
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AVANT-PROPOS DE PAUL ROSTENNE Comme l’objet du conditionnement est une société d’êtres humains, ceux-ci doivent être pris en compte, mais seulement dans la mesure où ils s’insèrent dans la logique du rapport production-consommation des produits fabriqués par la technoscience. Le conditionnement psychophysique des consommateurs et des incitateurs à la consommation est assuré par des automatismes explicités par les sciences dites du comportement, parmi lesquelles la psychanalyse n’est pas la moins efficace, dans la mesure où on l’utilise pour agir sur l’inconscient, qui agit en l’homme sans l’homme. La Mettrie, au XVIIIe siècle, ne pouvait soupçonner ce que les hommes allaient trouver à faire de l’homme machine. Et d‘ailleurs, comment l’aurait-il pu puisqu’aujourd’hui, ils ne le sont pas tous, ni tous complètement. C’est là le drame et souvent le tragique. Pour cela, il fallait qu’entre-temps l’homme ait tué Dieu - comme l’a dit Nietzsche - et qu’il ait pris sa place, comme l’a dit Heidegger. Mais, ce qui a pris la place d’un Dieu et a donné à l’homme la liberté d’ignorer et même de haïr son créateur, ce n’est pas l’homme lui-même, mais la science telle qu’on la comprend depuis bientôt deux siècles et dont le pouvoir absolu laisse loin derrière lui tous les absolutismes politiques qu’on a pu connaître. La majorité des hommes n’aiment pas les problèmes parce qu’ils ont l’intelligence paresseuse ; et c’est d’autant plus vrai quand ils se sentent problème eux-mêmes. C’est pourquoi l’impulsion d’un désir les comble en les libérant : désirer est tellement plus facile et plus immédiatement gratifiant que vouloir. C’est pourquoi l’égoïsme est souvent la révélation d’une paresse intellectuelle plus que l’absence d’un sens moral : « Les problèmes des autres, je n’en ai rien à faire ». L’homme machine, c’est l’homme qui n’a pas besoin de se faire, parce qu’il est déjà fait. Il n’aime pas être libre à l’égard de lui-même, parce qu’il craint sa responsabilité. Avoir, comme on dit, une bonne opinion de soi semble plus important et satisfaisant que l’opinion d’autrui. Se voir parfait à ses propres yeux, n’est-ce pas le sommet à la fois de la satisfaction de soi et de l’orgueil ? « Vous serez comme des dieux » : ce n’est pas là une vieille histoire. C’est comme la réalisation à bon compte et sans conflits intérieurs de l’accord de soi avec soi qu’il faut comprendre l’abandon de l’homme à l’impulsion d’un désir. Surtout que,
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Avant-propos de Paul ROSTENNE comme lui céder implique un consentement, on se valorise en appelant celui-ci volonté. C’est de cet automatisme consenti du désir que s’inspirent la publicité consumériste et les formations professionnelles productivistes en rendant désirable et humanisant, le genre de biens et de fonctions dont la force d’attraction conditionne le consentement nécessaire pour apparaître humain. C’est d’ailleurs ainsi que le désir se distingue existentiellement du besoin. Se déplacer est un besoin, tandis que les innovations sans cesse renouvelées des constructeurs d'automobiles satisfont un désir. En conclusion, l’interfonctionnement de la société machine et de l’homme machine répond strictement à des lois qui n’en fondent que La Vérité scientifiquement pensée. Et contre La Vérité, il n’y a pas de recours. C’est ainsi que la raison scientifique occulte la personnalité de l’homme et que ses applications la paralysent. C’est à cette occultation et à cette paralysie que Francis Baudouin a suffisamment échappé pour rester conscient de leur action déshumanisante sur sa personnalité et celle d’un grand nombre de ses « compagnons insoumis ». Et c’est de cela qu’il a voulu témoigner. Le cadre supérieur d’entreprise qu’il était a mal vécu le conditionnement et la mécanisation des intelligences par leur articulation les unes aux autres, ce qui est aussi un travail à la chaîne dont chacun ne participe qu’en fonction de sa place dans celle-ci. Les opérations intellectuellement peu enrichissantes qu’il devait y effectuer n’ont fait que le distancer des activités « ruineuses d’esprit ». Ce qui l’a intéressé dès sa jeunesse et continue à l’intéresser, c’est la connaissance qui fait reculer l’inconnu, le mystère. Ce livre est le reflet du parcours intellectuel de son auteur que je définirais comme un scientifique profondément humaniste qui n’a jamais considéré la science qu’au service du sens de l’homme. La vie lui a démontré que ce louable objectif ne correspondait pas à la réalité. Il a vu la science devenir de plus en plus utilitariste en vendant son âme à la technique et à la finance et, aujourd’hui, à l’époque où des équipes de chercheurs sont braquées sur le trou minuscule qu’elles creusent dans la muraille sans limite de l’inconnu, il s’est senti devenu un spécialiste, ou un chaînon, sa curiosité de savoir l’a conduit à
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AVANT-PROPOS DE PAUL ROSTENNE changer de métier. D’abord plusieurs fois au sein même de l’entreprise qui l’occupait, mais aussi dans des activités annexes, parmi lesquelles il n’est pas étonnant qu’il ait choisi la profession d’antiquaire dont il faut remarquer qu’elle exige à la fois des connaissances artistiques et scientifiques, mais aussi et surtout parce que le sens profond des Beaux-Arts, leur nature, leurs moyens, leurs buts, leur diversité aussi qui est comme autant d’emprises, sont dans cette ligne d’affranchissement de l’homme à la recherche de son noyau humain, défenseur de sa conscience lucide. L’homme mécanisé retrouvait ainsi sa liberté et son humanité. Il faut bien comprendre le double sens, subjectif et objectif, du témoignage que constitue cet essai. L’auteur s’est trouvé affronté à une réalité dont il n’était pas l’origine - l’entreprise dont il était une cheville ouvrière - en même temps qu’il y a réagi par un esprit critique dont il était l’origine. Et c’est au niveau de l’interprétation d’une situation donnée que tout se joue, selon qu’elle est l’acceptation ou la contestation. Car le Je personnel ne peut jamais s’anéantiser au point que l’homme ne doive aussi consentir à sa dépersonnalisation. L’auteur n’a pas vu ni en lui ni en ses compagnons des robots ; il a vu, ce qui est pire, des hommes robotisés. C’est en effet parce qu’il n’évoque que des situations particulières vécues par un groupe restreint d’individus soumis aux mêmes exigences prioritaires d’une société de profit, que le lecteur est sensibilisé au fait que la société contemporaine, en voie de mondialisation, n’est productrice de richesse matérielle qu’en se faisant tueuse d’hommes. Tels sont le sens et la valeur humaine de ce livre écrit par un homme qui a refusé de n’être que le Charlot avalé par sa machine. Paul Rostenne, le 15 mai 1999
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Chapitre premier
Espérer, c’est démentir l’avenir Notre temps n’est pas le chaos, mais la transition. Espérer, c’est démentir l’avenir, écrivit Cioran. Et pourquoi ne démentirions-nous pas le nôtre et celui de nos enfants ? Ma vie témoigne de cette possibilité et je veux que ma joie resplendisse auprès de tous ceux qui croient que tout est décidé d’avance. Bien que mon existence ne fût pas un long fleuve tranquille dont je pouvais, à ma guise, régler le débit du courant et dessiner le tracé des méandres, je n’éprouve aucun regret. Pour rester dans la métaphore fluviale, après avoir traversé quelques forts courants qui m’ont fait dériver, et après avoir essuyé plusieurs tempêtes, dont la dernière faillit m’être fatale, mon bateau entra dans un port tellement radieux que j’y jetai l’ancre Et depuis lors, mon âme est sereine. Ce qui m’a sauvé dans ce périple, c’est d’être resté vigilant tout au long du trajet en craignant les récifs et les courants trompeurs, mais surtout d’avoir préféré le pouvoir de l’amour à l’amour du pouvoir. Comme certaines racines, plus fortes que la main qui veut les extraire du sol où elles prélèvent leur énergie, j’ai d’abord résisté à l’attirance du changement. Pris dans la spirale élitiste qui saoule les hommes, je me suis senti obligé de trouver le beau rôle, comme si l’émulation s’imposait à moi, quoi que je puisse faire. Peu à peu, j’ai compris que je devais lutter pour ne pas succomber aux mirages, car ils avaient l’étrange pouvoir de me transformer en machine.
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LA FIN DES HOMMES MACHINES C’est en ces termes que je me suis présenté à mes « compagnons d’insoumission » quand ceux-ci m’ont demandé de les rejoindre. Je les nommerai aussi : « Les insoumis », « nous », ou encore « ils », selon le sujet qui s’impose à mes phrases. Ils n’appartiennent ni à une secte ni à une association hiérarchisée où il faut avoir prononcé un serment ou avoir reçu une bénédiction pour en faire partie ; et le seul fait qu’ils participent aux réflexions philanthropiques qui font l’objet de nos rencontres suffit à démontrer la motivation de chacun à vouloir changer les choses. Notre « compagnonnage » est un laboratoire d’échanges d’idées sur l’évolution de l’humanité et sur l’urgence pour celle-ci de corriger ses dysfonctionnements. Notre moyenne d’âge est de 45 ans. Notre vie, c’est la prise de conscience progressive d’une construction née des actions que nous avons choisi d’accomplir. Mais aussi de celles que nous n’avons pas choisies. Celles-ci ne sont pas nécessairement les plus pénibles, le destin nous amenant parfois à vivre des situations qui ne sont que tremplins pour l’avenir, et dont les souffrances passagères faites de conflits et d’oppositions procèdent de la gestation d’une heureuse renaissance. Mon bonheur de communiquer mes expériences s’est révélé depuis le jour où je suis devenu professeur. Car ce bonheur est sans commune mesure avec ce que je pouvais éprouver dans l’entreprise où ma vie consistait à limiter mes gestes et faits à des actes instrumentaux respectueux d’une technostructure mécaniste. L’enseignement, au contraire, me permet de diffuser un message de vie directement destiné à la formation d’êtres humains à l’égard desquels je mesure ma nécessaire responsabilité. De l’instrument que j’étais, je me suis senti d e-venir un homme à part entière. Distinguons bien la fin de vie de l’époque précédente du début de la suivante, car l’une et l’autre sont contemporaines comme l’ont été – excusez-moi du peu ! – César et Jésus, Louis XVI et Napoléon : la vie d’un homme est une vague qui vient mourir sur une plage en y déposant les organismes grâce auxquels elle trouvera un nouveau chemin. Et c’est toujours le cas : « La vie trouve toujours son chemin », disait le « Chaoticien » du film « Jurassic Park ». Là est la clé de notre temps et surtout le ressort de son mouvement et, selon Marat : « Ce sont souvent les plus petits ressorts qui font mouvoir les plus grandes machines ».
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ESPERER, C’EST DEMENTIR L’AVENIR Me voici d’ailleurs pris à mon propre piège : je réfute l’état de « machine » pour l’homme et je me surprends à citer une métaphore contenant ce mot. Soyons clairs ! Souhaiter la disparition des hommes machines n’implique pas nécessairement la disparition des machines. Celles-ci ne sont pas diaboliques par nature et elles peuvent nous rendre des services qui dépassent notre imagination. Ce que nous réfutons, c’est l’homme devenu machine, l’homme qui a abandonné l’essence de son être aux chaînes réactionnelles de ses neurones conditionnés. « On doit appeler machine, dans le sens le plus étendu, toute idée sans penseur », disait Alain. C’est de cette machine là que nous envisageons la fin. Il suffit, en effet, que Charlotte Corday, une illustre inconnue, vînt sonner à la porte de Marat, alors qu’il prenait un bain, pour que cette « Machine révolutionnaire » succombe aux blessures de la courageuse révoltée, qui en perdit la tête, car le régime de l’époque ne lésinait pas. Charlotte Corday n’était pas une « Machine à tuer » contrairement à la victime qui avait l’intention d’éliminer, grâce à la guillotine, une certaine catégorie de Français. Passionnée, Charlotte Corday l’était, sans aucun doute, mais elle n’avait pas en elle une stratégie, des idées conductrices capables de faire effectuer par d’autres ce qu’elle aurait voulu. Marat, oui ! La barbarie de l’époque provenait donc des élites ou de ce que le peuple considérait comme tel. Mais le règne de Marat fut de courte durée et son corps, après avoir été « panthéonisé », fut ensuite soustrait de ce lieu que la France réserve à ses « Grands Hommes ». Le système qu’il soutenait ne tarda pas à se dissoudre comme se dissolvent tous les systèmes éphémères qui se construisent sur les excès. Ce n’est pas différent aujourd’hui. Les systèmes peuvent s’emballer comme des machines et il faut de nombreux efforts individuels pour les modifier ; c’est-à-dire du courage avant toute chose. On se rend compte aujourd’hui que les hommes politiques de premier plan sont rares à vouloir la paix tout en feignant de la désirer par quelques actes symboliques. Derrière les quelques individus considérés comme nos élites modernes, se cachent des systèmes puissamment organisés, et leur « tableau de chasse » mondial relève du grand banditisme. Pourtant, derrière ce constat pessimiste, nous, utopistes insoumis pensons que les systèmes évoluent positivement pen-
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LA FIN DES HOMMES MACHINES dant ces « nuits enceintes »1 où grossit l’embryon de la future civilisation. L’agonisant2, aujourd’hui, est cette période dite « moderne » de l’histoire européenne, au cours de laquelle l’homme a pris possession de la nature et de ses semblables pour s’y introniser. Certes, la civilisation qui naîtra - et dont chaque contemporain constitue une cellule - obéira au code ADN de son géniteur, mais sera aussi conditionnée par l’histoire intra-utérine que nous voulons lui faire vivre. Cette histoire est en cours. Rappelons que d’importants points d’inflexion dans les mentalités et les croyances ont eu lieu au cours de l’histoire ; les derniers, les plus significatifs, ont eu raison de l’attitude théocentrique moyenâgeuse et ont fait place à l’attitude anthropocentrique de la Renaissance où la nature devenait pour l’homme-objet de connaissance et de domination. Progressivement, l’homme est entré dans l’ère des machines et, progressivement aussi, a fait de celles-ci les instruments de son pouvoir. La « rationalité instrumentale » a pris alors le dessus et a suscité partout où elle l’a pu une nouvelle approche du monde par le pragmatisme économique animé du seul souci de rentabilité et d’efficacité. Celui-ci se caractérise par la terrifiante absence de scrupules de la société moderne, laquelle vide peu à peu l’homme de son sens et l’éloigne de ce que Husserl a appelé le Lebenswelt (le monde de la vie). Et pourtant, notre temps n’est pas le chaos, mais la transition.
L’éternel retour des despotes En Europe, au début du XIXe siècle, de profonds changements ont eu lieu au sein de la société. Le philosophe Hegel, subjugué par les conquêtes napoléoniennes, surtout après avoir vu l’Empereur au lendemain de la bataille d’Iéna, disait alors : « Nous vivons un temps de naissance et de transition vers une période nouvelle. L’esprit est en plein travail de transformation, il a rompu avec le monde des choses et des idées qui avaient cours jusqu’ici et il va les précipiter dans les profondeurs du passé ». 1
Comme l’énonce un proverbe turc : « les nuits sont enceintes et nul ne connaît le jour qui naîtra » 2 Cette agonie peut-être très longue, hélas !
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ESPERER, C’EST DEMENTIR L’AVENIR Et Napoléon dura ce que durent les conquérants. Et même s’il laissa son « Code », et une épopée meurtrière qui fut pour beaucoup la naissance de son mythe, je ne crois pas que son époque fut une « transition », parce que, avec lui et après lui, les valeurs que les Français avaient combattues revinrent au galop. Comment cela ! s’offusqueront les bonapartistes BCBG d’aujourd’hui ? Il est difficile de comprendre ce qui se passe quand on met le zoom sur le fort grossissement. Hegel ne percevait qu’un petit segment de temps et ne disposait pas assez de recul par rapport aux événements pour énoncer la phrase que nous venons de rappeler. Le mot clé qu’il conviendrait d’ajouter dans toute citation et qui, pourtant, est souvent absent, est un adverbe : « progressivement ». Les dates stratégiques de l’Histoire nous permettent de diviser le temps en périodes plus ou moins déterminantes pour l’évolution de l’humanité, celles-ci nous aidant à mieux comprendre la succession des événements prépondérants et à leur trouver une certaine logique. Le mouvement de l’histoire n’est pas un dévoilement parfaitement progressif. Les turbulences entre les hommes, les remises en question et les reculs civilisateurs sont nombreux, mais c’est souvent patauger pour mieux sauter ensuite. Avons-nous le droit de reprocher à Hegel son idéalisme ? Je ne le pense pas ; nous savons que l’histoire s’explique surtout a posteriori lorsque nous prenons le temps de regarder dans le rétroviseur de notre propre vie, mais aussi dans celui des nations et de leurs politiques successives. Comme l’avait déjà souligné Kierkegaard : « La vie se vit dans le futur, mais elle se comprend dans le passé ». Les événements du passé sont une aide à la compréhension du présent, mais il est plus difficile de raisonner sur l’avenir ou d’en avoir une intuition suffisante pour en déduire si nous sommes à une période de transition ou tout simplement dans la continuité de ce qui nous a précédés. Prenons comme exemple l’histoire politique de la France au XIXe siècle et constatons que les effets de la Révolution Française de 1789 ne se produisirent que très progressivement, après que ses principaux acteurs se fussent d’abord entre-tués pendant cinq ans jusqu’au 9 Thermidor, après qu’un des officiers républicains se fit proclamer Premier Consul puis Empe-
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LA FIN DES HOMMES MACHINES reur des Français, en offrant les trônes des pays voisins à ses frères et sœurs et en recréant ainsi de nouvelles monarchies après avoir aidé à en supprimer une autre qui le gênait quelques années plus tôt. Après Waterloo, les deux frères de Louis XVI régnèrent l’un après l’autre pendant quinze ans (moins cent jours) et provoquèrent la vengeance des Ultras. Puis, en 1830, ce fut le tour de Louis-Philippe qui devint le premier roi constitutionnel au prix d’un nouveau bain de sang. Il était le fils de Philippe-Egalité, cousin de Louis XVI, qui avait voté la mort de celui-ci. Louis-Philippe fut renversé en 1848 par la révolution prolétarienne qui amena la deuxième République et, pour ne pas changer, en ensanglantant les pavés parisiens. Puis, qui pensez-vous qui revint ? Un Bonaparte, bien sûr... le neveu de Napoléon Ier, qui devint Président de la Deuxième République et ne s’en contenta pas puisqu’il fit un coup d’Etat quatre ans plus tard pour devenir Empereur au prix d’un nouveau bain de sang. Enfin, ce fut la défaite de Sedan et l’écrasement de la France sous la botte prussienne. En 1870, quatre-vingt-un ans après la prise de la Bastille, naquit définitivement la République. La France n’eut pas le monopole des batailles fratricides et le XXe siècle nous présenta aussi une série de sanguinaires qui, en plus de la folie du pouvoir, disposaient de nouveaux moyens permettant d’augmenter l’efficience destructrice de leur ennemi. Dès 1914, les sous-marins et l’aviation permirent aux plus forts d’étendre la guerre dans les profondeurs et dans les cieux. En 1917, la révolution soviétique identifia la libération de l'homme à la formation d'un pouvoir absolu et celui-ci ne s’est pas privé des pires excès pendant qu’à l’Ouest les enfants des hommes de Sedan - qu’ils fussent fils de Français ou de Prussiens - s’entre-tuèrent à Verdun. Quinze ans plus tard, la dictature nazie conçut une politique inhumaine qui rassembla autour d’elle des génies de la pensée et de l’entreprise. Elle se termina après avoir provoqué une nouvelle guerre mondiale. Ainsi, de vengeance en vengeance, la folie meurtrière décima, au cours du XXe siècle, deux générations de jeunes gens.
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ESPERER, C’EST DEMENTIR L’AVENIR La guerre en 2004, un moyen démodé ? Soixante ans plus tard, les Etats-Unis d’Europe sont devenus une réalité. Une réalité économique et financière, évidemment ; nous sommes encore loin d’une Europe sociale intégrée. Il n’est toutefois pas impensable que, dans quelques décennies, les peuples de ces nations et des Etats-Unis d’Amérique exigent de leurs dirigeants d’œuvrer dans l’unique « sens de l’homme » et non plus dans celui des machines. Ce mouvement anthropocentrique ne pourra vraiment se développer que si l’on possède un gouvernement mondial élu au suffrage universel où chaque peuple trouvera la satisfaction de tous ses besoins élémentaires et où une éducation appropriée sera effective. Vaste programme... L’homme de ce début de millénaire ne me paraît pas avoir apprécié à sa juste valeur le pas extraordinaire vers l’unité mondiale que représente l’Union Européenne. Même les droits démocratiques obtenus par leurs parents et grands-parents, à force de combats sous les barricades, ou pendant de longues grèves, ne semblent plus émouvoir certains qui considèrent ces droits comme définitivement acquis. Ils préfèrent d’ailleurs s’évader à la campagne ou à la mer un dimanche de soleil plutôt que de se rendre aux urnes ! Pourtant, notre temps n’est pas le chaos, mais la transition, et il me paraît plus fondamental dans l’histoire des hommes que celui qui a étonné Hegel. Certes, il n’existe pas de leader charismatique aujourd’hui comme le fut jadis Napoléon Ier, mais d’un certain point de vue, on ne peut que s’exclamer « Tant mieux ! », puisque l’on constate que ces peuples qui se sont entre-tués pendant des siècles considèrent aujourd’hui que ce ne fut pas la bonne solution. En 1955, Selwyn Lloyd, alors secrétaire du Foreign Office, déclarait déjà : « La guerre est devenue un moyen démodé de régler les conflits ». Cela reste une utopie, la guerre est, hélas encore et toujours la solution la plus souvent choisie, surtout depuis que le terrorisme est devenu quotidien. Mais, en fait, la guerre et le terrorisme ne sont-ils pas euxmêmes une conséquence du principal volant moteur de nos sociétés : l’économie et la finance ? La dictature économique et financière est animée par de nouveaux Obersturmführer qui semblent immuables, comme si
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LA FIN DES HOMMES MACHINES les doctrines qu’ils nous infusent par doses homéopathiques étaient inéluctables. Ces nouvelles dictatures n’ont ni drapeau, ni hymne, ni chef d’État et elles prétendent pouvoir libérer l’homme par l'abondance et la technique. Elles reposent, comme les autres, sur une prétendue justice qui consiste à accorder les moyens à certains individus, les limiter et même les refuser à d’autres. Une telle valorisation de la réussite de quelques-uns a été acceptée par la masse des malchanceux, soit comme une fatalité naturelle, soit comme un décret surnaturel. Si nous sommes conscients des débordements divers et successifs qui ont émaillé l’histoire des hommes, comment pourrions-nous, dès lors, avoir une réflexion sur notre monde sans rejeter l’idée d’un pouvoir ? Puisqu’il semble impossible d'avoir confiance en ce qui identifie la condition humaine à des formes d'organisation et de commandement socialement acceptables, puisqu’il nous apparaît que les dirigeants des pays riches et les dirigeants des grosses entreprises participent à l’économie comme des ogres insatiables, ne craignons pas de susciter des résistances et des mentalités qui soient à l’opposé de la guerre et de la propagande que ces prédateurs nous imposent. Non, nous n’acceptons pas que la raison conditionne les finalités inhumaines. Notre point de vue ne peut s’accommoder d’une croissance économique perpétuelle si nous voulons rester nousmêmes en ne détruisant pas stupidement ce qui nous entoure. Évidemment, il faut aussi en payer le prix. Je n’entends pas ici proposer un ascétisme outrancier digne des sectes les plus strictes, une « Méthode stoïque de subvenir à ses besoins en supprimant ses désirs, ce qui équivaudrait à se couper les pieds pour n’avoir plus besoin de chaussures »3. Non ! Je fais appel à ce que l’homme possède en plus de l’animal, la pensée. Pensée non pas au service du plus gourmand, du plus obsédé ou du plus productif, mais au service du savoir et de l’être. Et ce n’est pas s’abandonner à la contemplation ni à la vacuité que de penser ainsi.
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JonathanSwift : The stoical scheme of supplying our wants by lopping off our desires, is like cutting off our feet when we want shoes. (Thoughts on Various Subjects)
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ESPERER, C’EST DEMENTIR L’AVENIR Trois pas en avant, deux pas en arrière. Le lecteur trouvera peut-être cette révolution ambitieuse, mais comme nous venons de le constater historiquement en reprenant l’exemple de la République Française qui mit deux siècles à se construire, rien ne s’accomplit la première fois de manière irréversible. Ce qui est vrai sur les barricades et les champs de bataille l’est aussi dans les systèmes économique et financier dont les causes de leurs sursauts nous échappent souvent, car nous ne prenons pas assez de recul pour les analyser. Aujourd’hui, la guerre économique que se livrent les nations les plus riches du monde est de loin la plus sauvage. Les balances commerciales et les bourses mondiales ont remplacé les armes les plus destructrices. Certes, en l’Europe, depuis le démembrement sanglant de la Yougoslavie, la guerre économique se contente d’augmenter le nombre de sans-emploi et non plus les cimetières de soldats ; mais, ne nous y trompons pas, dans les autres continents, ses effets meurtriers produisent des millions de décès chaque année en privant les exclus de nourriture et de soins. Après ce constat épouvantable, comment puis-je percevoir au travers de cette continuité de despotes une transition vers un système meilleur plutôt que le chaos ? Comment puis-je considérer que notre temps n’est pas le chaos, mais la transition ? S’agit-il d’un simple acte de foi ? Je ne le pense pas, car si nous analysons les événements historiques au travers du « Macroscope »4, ceux-ci nous livrent un héritage dont il nous faut tenir compte pour notre avenir. Cet héritage, c’est le ras-le-bol des peuples et leur volonté que les systèmes politiques mondiaux rétroagissent pour qu’ils puissent vivre sereinement. La pression mondiale pousse les principaux antagonistes à signer « la paix des braves ». Des événements viendront encore assombrir les lendemains prometteurs, mais la sagesse reprend peu à peu le dessus, et si l’on veut bien prendre du recul, on constatera que ce « progrès » est semblable aux pas cadencés des participants à la Procession d’Echternach : trois pas en avant, deux pas en arrière. 4
Par analogie au titre du livre de Joël de Rosnay : Le macroscope, Editions du seuil, Paris, 1975
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LA FIN DES HOMMES MACHINES Sans ordre, pas de salut. À côté de l’apparente répétition de l’histoire, la force interne des peuples se fait pressante. Ceux-ci ont désigné des dirigeants qui répondaient à leur attente pour créer l’Union Européenne, mais ce ne fut pas simple. Puisse cette contagion de la paix s’étendre autour du noyau européen comme des atomes s’organisent en fonction de la géométrie des cristaux pour prolonger ceux-ci dans les trois dimensions de l’espace ! C’est évidemment une analogie thermodynamique qui nécessite une remise en ordre, une « néguentropie »5 salvatrice. Pour tous ceux à qui le mot « ordre » donnerait un accès de boutons, je tiens à préciser qu’il s’agirait dans ce cas d’un ordre démocratiquement consenti sans aucune ressemblance avec le totalitarisme politique. La démocratie n’est pas l’anarchie ; elle se construit progressivement, mais sûrement, à condition qu’elle s’ordonne en permanence. Nous aurons l’occasion de revenir sur ces notions d’ordre et de désordre et d’aborder les bifurcations possibles de notre civilisation, dont les « structures dissipatives »6 chères au Professeur Prigogine. Nous sommes persuadés que les nuits sont « enceintes ». Oui, nous vivons l’époque où se préparent les nouvelles manières d’être et de vivre de nos arrières petits enfants, qui connaîtront une ère plus humaine que l’actuelle. La fin des certitudes est notre seule certitude, mais nous savons que cette conviction nous donnera la force de changer la socié-té. Comme toutes les rénovations profondes, celles dont nous avons besoin surgiront de l’ombre et du silence, du milieu même des dominés, des véritables opprimés et non des asservis complices de leurs tyrans. Pourquoi des opprimés ? À cause de ce qui leur reste d’âme. Ceux-là qu’on appelle parfois « les isolés » sont les pa-rias de l’Etat. Je suis de ceux qui pensent que l’humanité con5
L’information qui combat le désordre. C’est l’entropie négative, l’entropie étant un terme venant du grec entropê dont la mesure permet d’évaluer le désordre, le gaspillage, la perte de temps ou d’informations. La néguentropie est donc synonyme de remise en ordre, de réorganisation, de frein à la désorganisation. 6 A partir d’une distance critique de l’équilibre, les systèmes peuvent évoluer en nouveaux systèmes spatio-temporels (Prigogine, I., La fin des certitudes, Odile Jacob, 1996, p. 76 et 77)
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ESPERER, C’EST DEMENTIR L’AVENIR temporaine, dans ce qu’elle a gardé de meilleur, retourne aux catacombes pour s’y refaire une âme.
Les droits aliénables du Sens de l’homme. Jamais sans doute, on n’a vu une conjonction d’autant de forces dissolvantes. Depuis le début du XXe siècle, le monde s’est modifié spirituellement plus qu’il ne l’avait fait en deux mille ans. Notre civilisation se désagrège tout en connaissant un perfectionnement technique extraordinaire. L’homme moderne n’a trouvé comme universelle raison que celle qui porte le nom de « Pensée unique » et qui l’éloigne constamment du sens profond de sa propre nature. Le scientisme et ses divagations techniques ont eu raison de beaucoup d’esprits. Dieu - ou le Big Bang - a fait l’homme démiurge, observateur et chercheur de l’univers. Tout dépendra de la nouvelle « respiritualisation » du monde ; non pas celle qui concerne les religions traditionnelles que nous avons connues et dont certaines aujourd’hui manifes-tent leurs derniers sursauts par des agressions intégristes criminelles, mais bien une « respiritualisation lucide » qui trouvera dans la nature et dans l’humanité les espérances qui réconcilieront les hommes entre eux. Réintégrons à notre existence les idéaux que nous ont légués les anciens Grecs : celui d’intelligibilité de la nature c’està-dire, comme l’a écrit Whitehead, celui de « former un système d’idées générales qui soit nécessaire, logique, cohérent, et en fonction duquel tous les éléments de notre expérience puissent être interprétés »7 ; celui de la démocratie, de la liberté humaine, de la créativité et de la responsabilité. 8 Et si la rétroaction récessive des régimes totalitaires et des guerres devenait contagieuse ! Et si elle s’accompagnait d’une meilleure répartition des richesses de telle manière que nos sociétés soient davantage soucieuses de la satisfaction des besoins de l’humanité que du financement des armées ! Et si les investissements des Etats tenaient mieux compte de la misère de milliards d’individus !
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A.N. Whitehead, Procès et réalité, Paris, Gallimard, 1995, p.45. Traduction de l’anglais « feed-back » Actions des variables de sortie d’un système sur ses variables d’entrée. Elles sont récessives quand elles diminuent l’intensité du flux transformateur.
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LA FIN DES HOMMES MACHINES La plupart des retombées économiques actuelles ne concernent qu’une relative minorité de capitalo-économistes animés par leur seul désir de puissance et de domination. Et quantité de systèmes s’auto-alimentent en fabriquant de vains produits et en procédant à de vaines recherches. Puissent les budgets universitaires de recherche fondamentale, être destinés à des projets ciblant davantage et mieux les créneaux porteurs d’humanité ! La finalité des chercheurs ne se limiterait plus à allonger la liste de leurs publications, où ils étudient trop souvent le sexe des anges, mais s’orienterait vers l’amélioration du bien-être des hommes et le respect de l’environnement. L’université servirait alors davantage aux secteurs qui nous font cruellement défaut et menacent la pérennité de notre espèce et de notre planète. La frénésie innovatrice aurait alors un nouveau sens. Les pacifistes et altruistes s’opposeraient aux opportunistes, bellicistes et esclavagistes de tous poils en oeuvrant sur l’essentiel. Puisque la guerre ne passe plus nécessairement par les champs de bataille, mais aussi et surtout par les places financières et le marché du travail, pourquoi ne connaîtrions-nous pas ce point d’inflexion qui nous amènerait progressivement vers un gouvernement mondial élu au suffrage universel qui protégerait, par sa Constitution, les droits du Sens de l’Homme et de la vie en général ?
Fécondité de l’utopie Certes, aucune utopie n’est en elle-même révolutionnaire. Toutes les utopies ont un pôle rétrograde et un pôle progressiste, un pôle dominant et un pôle libérateur. Jean-Noël Vuarnet Ce ne sont pas les choses ni les événements qui ont un sens, pas même la nature qui nous entoure, ni même le cosmos, mais bien le moi que chacun dégage de son intersubjectivité avec les choses et les autres hommes. Et quel que soit le parti politique, aussi extrémiste soit-il, il parviendra toujours à développer des arguments qui donnent un sens à l’Homme, car il existera toujours des tyrans conscients que leur réflexion intérieure se trouve être partagée par d’autres hommes. L’exigence de sens de la civilisation actuelle est prisonnière de la logique qu’elle développe : elle ne peut donc se critiquer
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ESPERER, C’EST DEMENTIR L’AVENIR objectivement. Sa critique doit provenir d’une autre exigence de sens, c’est-à-dire d’un autre courant de pensée ou d’une position différente de la position critiquée au sein du même courant. En disant cela, nous ne voulons pas être des « penseurs de l’aube » qui « ne constatent rien, mais contestent »9. Nous ne voulons pas non plus être des « rêveurs con-crets 10 » comme plusieurs dictateurs qui ont marqué l’histoire en trouvant des solutions abominables aux problèmes de leur peuple. Nous envisageons une visée progressiste fondamentale en n’acceptant plus ce que beaucoup appellent « le moindre mal », c’est-à-dire d’œuvrer pour dix pour cent de l’humanité en délaissant les quatre-vingt-dix autres pour cent. Nous savons que rien n’est parfait et, comme Vuarnet, nous disons que : « aucune utopie n’est en elle-même révolutionnaire. Toutes les utopies ont un pôle rétrograde et un pôle progressiste, un pôle dominant et un pôle libérateur »11. Combien d’utopistes n’ont-ils pas échoué parce que les voies et moyens qu’ils ont empruntés apportaient davantage d’inconvénients que d’améliorations ! Est-ce une raison pour se décourager et ne plus émettre des idées révolutionnaires ? Nous ne le pensons pas. L’utopie est un produit de l’esprit humain comme l’est, du pinceau, une toile d’un peintre symbolique ou surréaliste. Elle est plus que jamais utile, à condition qu’elle nous permette d’innover. Sa fécondité permettra de nous extraire de ces sables mouvants où nous avons été englués par notre docilité à l’égard de la pensée unique. L’utopie a des enjeux politiques et historiques réels. Penser l’utopie, ce n’est pas l’attaquer, mais en faire apparaître la fécondité.
L’origine de notre compagnonnage Depuis le début du XXe siècle, et à une cadence exponentiellement croissante, l’activité humaine contemporaine s’est polarisée dans la sphère scientifico technique. C’est en elle que les hommes en sont venus à assimiler leur réussite et celle de leur civilisation. C’est en elle que l’Européen en est venu à se regarder comme dans un miroir dont l’éclat dépend de lui. 9
Jean, G., Voyages en Utopie, Découvertes Gallimard, p158
10 Ibid., p.158 11
Ibid., p.159
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LA FIN DES HOMMES MACHINES Bien que la technique fournisse les moyens permettant de changer les conditions matérielles et biologiques de la vie, on ne peut ignorer l’essentiel de la condition humaine : sa psychologie. Pour que l’avenir soit digne d’être vécu, il faut définitivement extraire de notre mentalité la « domination utilitariste de notre prochain ». L’homme doit s’affirmer autrement que par l’utilisation du monde pour ses propres fins, et le monde ne doit plus tirer sa signification de son utilisation par l’homme. Nous pouvons produire cette bifurcation, mais, c’est la lumière, plus que la force, qui manque à l’humanité, car la force a suffisamment prouvé qu’elle était aveugle et ne pouvait que détruire. C’est dans ce but et cet esprit que s’est créé notre « compagnonnage ». Nous nous sommes dit que si nous pouvions nous rassembler et faire le point sur nos existences respectives, nous pourrions mieux aider les jeunes générations à ne pas subir la barbarie d’une minorité d’individus, mais à bien gérer leur vie dans les normes et systèmes de valeurs compatibles avec le sens de l’Homme. Plutôt que d’œuvrer à cette civilisation insoumise à la nature humaine, nous envisageons tout au contraire d’éviter les pièges civilisateurs. Nous n’avons pas attendu pour nous pencher sur nous-mêmes que disparaissent l’abondance et nos désirs de satisfactions ; nous avons senti que nous devions affronter la civilisation qui nous porte en prenant en même temps conscience que c’est nous qui la construisons et la détruisons. L’ère nouvelle que nous voulons préparer est déjà en cours de gestation ; L’humanité est en pleine ébullition, notre civilisation meurt tout en préparant une relève aux multiples facettes dont il nous est impossible de les deviner toutes ni de connaître celles qui vont triompher. Le temps de l’excellence et de la prééminence, où règnent en maîtres les slogans péremptoires, touchera bientôt à sa fin. Car, quel sera l’intérêt d’être le meilleur si, pour le devenir, l’homme d’aujourd’hui transgresse des principes fondamentaux en compromettant le bonheur des hommes de demain ?
Les angoissantes incertitudes « Nous avons un sentiment continu de sécurité intellectuelle, si bien ainsi que nous ne voyons pas comment il pourrait être ébranlé quand, en supposant même l’apparition soudaine d’un
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ESPERER, C’EST DEMENTIR L’AVENIR phénomène tout à fait mystérieux et dont les causes nous échapperaient d’abord entièrement, nous n’en serions pas moins persuadés que notre ignorance n’est que provisoire et que ses causes existent, tôt ou tard, elles pourront être déterminées »12, écrivait Levy-Bruhl en 1922. Aujourd’hui encore, lorsque nous n’avons pas une vision de l’avenir, le présent nous semble toujours particulièrement chaotique, non maîtrisé et non maîtrisable. Alors, tout naturellement, nous cherchons à le maîtriser. La technicité est nécessaire, mais ce n’est pas une attitude audacieuse, il n’y a là aucune aventure puisque nous sommes certains de combler techniquement notre ignorance. Oui, mais comment et quand ? C’est une autre affaire. Bien que surgisse chaque jour une nouvelle et merveilleuse découverte prétendument destinée à rendre notre existence plus facile à supporter, chaque jour voit aussi l’organisation mondiale se complexifier davantage au point que les sous-systèmes qui la composent ne sont plus eux-mêmes que la résultante de problèmes enchevêtrés. Le réseau Internet, par exemple, tisse sa toile sur le monde entier, mais il sert tout autant aux démoniaques qu’aux vertueux. C’est dire que malgré cette puissance arachnéenne de communication entre les peuples, les scénarios les plus contradictoires nous parviennent et nous figent dans d’angoissantes incertitudes. Un autre exemple est celui de l’arme nucléaire au sujet de laquelle les presses spécialisées se contredisent : l'une affirme qu’un organisme international régule leur production, une autre signale qu’on les détruit lentement mais sûrement ; une troisième annonce, tout au contraire, qu’elle se propage et offre aux nations bellicistes une extraordinaire puissance.
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Lévy-Bruhl, « La mentalité primitive », 1922.
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LA FIN DES HOMMES MACHINES
Ne crains rien ! Construis un abri atomique. Il te sera utile.
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ESPERER, C’EST DEMENTIR L’AVENIR Au nom de la liberté créatrice. Au nom de la liberté créatrice, l’humanité produit des biens et des services dont l’utilité et la pertinence nous interpellent en permanence. L’objectif incontesté actuel de la majorité des peuples riches, et qui est aussi le moteur de leur faculté d’entreprendre, est le profit. Celui-ci hypnotise l’Homo Economicus et lui donne au travers de ses réalisations l’illusion de sa propre autonomie. Les actions accomplies par les hommes mercantiles ne visent plus à trouver de solution aux problèmes de l’humanité, mais contraignent les agents économiques à adopter des comportements qui répondent aux finalités de leur cupidité. Le « rationalisme instrumental » bat son plein, l’homme ne communique plus avec le monde, mais avec ce que sa raison en dit et en montre. La « marchandisation » du sexe, l’exploitation des hommes par leurs semblables et les désastres écologiques sont les produits les plus fréquents de nos raisons qui confondent leur liberté et leur possibilité de tout acheter.
Notre civilisation agonise-t-elle ? Les questions que nous nous posons sur les phénomènes qui nous obsèdent nécessitent des analyses complexes. Il ne suffit pas de dire : « Puisque telle chose est nuisible, supprimons-la, ou ne la produisons pas ». Les nuisances que nous connaissons se manifestent le plus souvent au début de manière discrète et insidieuse, mais elles finissent toujours par prendre une ampleur démesurée. Non contentes de nous gâcher la vie et de la mettre en danger, ces nuisances se révèlent au départ de technologies que nous destinions au développement de notre civilisation. Les grandes villes sont invivables tant par la pollution qui s’y dégage que par l’univers concentrationnaire qui s’y développe. La grande métropole sauvage engendre la violence. On fait une découverte, un problème disparaît, un autre naît. Cette épidémie consumériste décime l’humanité en lui faisant oublier les principes de régulation de l’ordre social et naturel. Pourtant, ce constat ne doit pas nous faire oublier les vraies causes : les enchevêtrements du bien et du mal, du bon et du mauvais, ne sont pas du tout des conséquences des découvertes scientifiques, mais des excès utilitaristes dus aux hommes qui ne savent plus maîtriser ce que l’on appelle « le
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LA FIN DES HOMMES MACHINES progrès ». Comme le disait Edgar Morin : « Quelque chose disparaît, mais ce qui a disparu n’est pas vraiment mort et ce qui apparaît n’est pas encore tout à fait né (...) La fin du XXe siècle se caractérise par cet état ambivalent de civilisation, cet état « agonique », car nous ne savons pas si c’est la naissance ou si c’est la mort qui va triompher »13.
L’apathie contemporaine cache-t-elle les forces de régénérescence d’une nouvelle humanité ? Pendant ces « nuits enceintes », il ne faut pas laisser le nouvel embryon se développer sans lui apporter les éléments indispensables à sa croissance. Les conditions favorables à celle-ci pourront induire les « bifurcations » que nos compagnons d’insoumission attendent tous, c’est-à-dire le retour à une humanité qui a le respect de la nature et d’elle-même. Et pourtant, il n’est plus un seul esprit quelque peu lucide qui ne reconnaisse, dans la décrépitude de ce début de millénaire, le trait fondamental de l’humanité contemporaine : l’apathie. Le silence des pantoufles, aujourd’hui, est plus inquiétant que ne l’était, hier, le bruit des bottes. Nos contemporains considèrent les situations qu’ils vivent comme étant irrévocablement fixées d'avance ; ils s’évertuent à poursuivre la route chaotique qu’ensemble ils ont empruntée, alors que la plupart des individus pris isolément voudraient changer de direction. La résistance gronde et, pendant que la majorité est guidée par la déesse « Productivité » et l’appât du gain en choisissant de conforter un système économique producteur de sans-emploi, d’autres préfèrent combattre en s’opposant à la vision « capitalistique » et mercantile d’entrepreneurs peu soucieux des valeurs humaines et planétaires. Même si l’on s’accorde à diagnostiquer dans notre civilisation des dysfonctionnements majeurs allant jusqu’aux essoufflements morbides, on ne peut nier l’existence de forces de « régénérescence ». Dans les profondeurs de l'humanité, dans ce qu'on peut appeler « l'inconscient », ces forces s’organisent lentement mais sûrement avec la volonté de sauver l’humain de sa composante spirituelle. Mais, elles sont encore beaucoup trop faibles pour compenser l’amollissement qui caractérise le plus grand nombre, obsédé par le confort et les loisirs faciles. 13
RTBF Liège et Blattchen, E. Morin, Emission Noms de dieux, le 5 mars 1992
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ESPERER, C’EST DEMENTIR L’AVENIR La croisée de deux chemins Si mes compagnons et moi avons décidé de démentir l’avenir, ce n’est pas par volonté de nous individualiser ni de nous faire passer pour de nouveaux messies, mais tout simplement parce qu’il faut augmenter et orienter les forces régénératrices vers d’autres horizons. Nous sommes arrivés à la croisée de deux chemins ; nous avons le choix entre celui qui nous conduit vers un monde de repli sur nous-mêmes pour y exploiter au mieux et au plus vite tout ce qui nous est rendu accessible, et celui qui nous oriente vers un monde où l’on croit au perfectionnement des hommes et de leurs actes. Le chemin du repli a pour maxime : « Tirons notre épingle du jeu, le destin nous échappe ; ne le provoquons pas, il ne pourrait que se retourner contre nous ». Le second chemin, celui des releveurs de défis, - des challengers, comme on dit aujourd’hui - n’autorise que les croyants en l’absolue nécessité de leurs oeuvres. C’est le cas pour tous ceux qui ont une foi inébranlable dans la société de consommation et la stratégie d’entreprise. Ce qui revient à penser que les résistances et les critiques à l’égard de celles-ci sont un sabotage, une fourberie à la cause de l’humanité. Quel que soit notre choix, que nous choisissions le sauvequi-peut ou la conquête des marchés, nous aliénons notre composante spirituelle et les activités qui lui sont liées. Rendus aveugles par l’apathie, la facilité ou l’endoctrinement, et pourtant ballotté dans l’inconfortable benne du camion de la vie, nous ne nous préoccupons pas du chauffeur au point de ne pas nous demander s’il en existe bien un, que celui-ci s’appelle Dieu ou le genre humain : « Il est égal... pour notre repos, que la matière soit éternelle ou qu'elle ait été créée, qu'il y ait un Dieu ou qu'il n'y en ait pas »14.
14
Julien Offroy de La Mettrie, L'Homme machine
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Chapitre deux
Le souci d’avoir et la peur d’être Le souci d’avoir, le souci du monde extérieur et de sa domination, l’emporte sur le souci de l’âme, le souci d’être15. Jan Patocka Ce monde est clos comme une boule. Par où le prendre, le sais-tu ? Tu vas, tu viens comme une poule Que la peur d’être pousse au cul. Louis-Philippe Kammans Poèmes choisis16
15 16
«L’héritage européen », dans Essais hérétiques, p 93 Kammans, L-P, Poèmes choisis, Académie Royale de Langue et de Littérature Françaises, p 48
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LA FIN DES HOMMES MACHINES La stratégie qui s’impose. Il y a dans la consommation humaine l’idée d’une accumulation d’avoirs dont l’excès peut occulter ou compenser la déficience de l’être. Parmi nos compagnons, se trouvent de nombreux hommes de sciences dévoyés qui ont consacré une durée importante de leur vie à accomplir des activités qui ne correspondaient pas à l’harmonie de leur être ? Les témoignages de ces hommes traqués par leur moi profond sont porteurs d’espérance et nous aident à comprendre pourquoi et comment, aujourd’hui, ils sont revenus à leur source et y ont retrouvé la quiétude, la sobriété et le respect du monde après avoir été formés aux méthodes rationnelles d’exploitation d’autrui. Parmi nos compagnons, se trouvent aussi des repentants qui ont compris qu’ils avaient vendu leur âme au diable en travaillant dans un univers non seulement hostile à leur nature, mais aussi au bien-être de leurs semblables. Pour mieux réfléchir, ils se sont réunis loin des tourments, à l’abri de tout stress. Il n’était pas nécessaire pour alimenter leurs réflexions qu’ils choisissent des conditions didactiques confortables comme peuvent se les payer les grandes entreprises : hôtel cinq étoiles, repas copieux et arrosé... Au contraire, des conditions trop propices à l’autosatisfaction font oublier la quotidienneté, favorisent l’idéalisation et les artifices à un point tel que ce confort déconnecte de la réalité les sujets qui s’étaient juré de l’étudier et de la maîtriser. Et comme disait aussi Marat : « La trop grande sécurité des peuples est toujours l'avant-coureur de leur servitude ». C’est aussi dans cet excès de quiétude et de certitude que s’envolent les esprits qui « remarquant qu'une rose sent meilleur qu'un chou, concluent qu'elle fera une meilleure soupe »17. Ces hommes et femmes avertis savaient dès le départ que l’analyse de leur passé ne serait jamais une pure restitution d’événements, mais qu’elle serait influencée par le désir d’expliquer leur présent. Les mémoires les plus fidèles ne peuvent échapper à l’impartialité surtout lorsqu’elles sont interrogées pour nous rappeler des souvenirs qui ne sont que réfé17
Mencken, Henry Louis(1880-1956), An idealist is one who, on noticing that a rose smells better than a cabbage, concludes that it will also make better soup. Chrestomathy, 617
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LE SOUCI D’AVOIR ET LA PEUR D’ETRE rences explicatives de situations vécues actuellement. Ce n’est d’ailleurs pas une raison pour refuser ces références, car rien ne prouve qu’elles soient moins vraies que les événements qu’elles aident à décrypter. Là se trouve l’éternel débat qui affronte les philosophes, surtout depuis le XIXe siècle où l’idéalisme de la raison universelle, d’une part, demande du temps pour que la vérité de la certitude sensible nous apparaisse vraiment, et la phénoménologie, d’autre part, qui veut au contraire saisir dans son immédiateté l’événement pour l’empêcher de se dégrader dans un processus dialectique qu’elle rejette. La plupart des insoumis que nous côtoyons ont reçu une éducation commerciale dont la voracité leur avait échappé : ils respectaient comme un Dieu le libéralisme actif et lui consacraient tout leur temps. Cette dévotion, c’était comme une seconde nature dont ils n’auraient pu se détacher sans commettre une désertion, un « non-devoir », une trahison à l’égard de leurs semblables et d’eux-mêmes. Ces « témoins des temps serviles » - comme ils se plaisent à se nommer aussi - sont conscients qu’il faut exploiter l’être pour avoir, mais dans une certaine mesure. C’est la raison pour laquelle ils ont mis fin aux conditionnements que certains exploiteurs exerçaient sur eux, et dont les douces rêveries ne causaient pas seulement leur malheur, mais aussi celui de la nature humaine. Ils ont décidé que leur « séminaire » s’articulerait autour de réflexions qui devaient aboutir à leur rendre ce nouvel état existentiel d’hommes et de femmes épanouis, libres et heureux ; c’est-à-dire un état « indispensable » à notre société qui n’avait auparavant trouvé en eux que servitudes. Il ne s’agissait pas de se gargariser de phraséologie humanitaire et de justice abstraite, mais bien de réfléchir sur les tensions négatives qui empêchent la nature, l’être humain, la société et les individus de vivre en harmonie. Leur démarche était animée par leur volonté d’acquérir une manière d’être donnant la priorité à ce qui se complète et s’harmonise plutôt qu’à ce qui détruit. Et, dans cette perspective, il n’était pas inutile de rappeler à chacun que l’aide que l’on peut apporter à la société tout entière nécessite d’abord de bien se connaître : « Retire-toi dans toi, parais moins, et sois plus »18. Car si l’on n’y prend 18
Théodore Agrippa d’Aubigné, Les Tragiques
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LA FIN DES HOMMES MACHINES garde, et si l’on se laisse aller vers ce qui est étranger à son moi initial, on finit par ne plus distinguer la différence entre ce que l’on est profondément et les masques que l’on porte. Cette dénaturation nécessite une vigilance de tous les instants, car ceux qui croient qu’il suffit de « devenir » en saisissant les opportunités économiques du moment ont peu conscience du crime qu’ils commettent contre leur propre humanité. C’est pourquoi le premier objectif qu’ont voulu atteindre nos compagnons a consisté à ne plus trouver normal de jouer le rôle d’agent économique assujetti à une croissance et à des habitudes stéréotypées, mais bien de gérer leurs besoins et désirs de telle manière que ceux-ci ne soient plus exaltés par les pièges consuméristes. C’est la stratégie qui s’impose et ses effets produiront une révolution sans précédent dans les mentalités. Où ? Quand ? Personne ne le sait. Pris dans l’ambiance de ce séminaire pas comme les autres, j’ai écrit ce petit poème : Au temps des superstars et des superprofits Au temps des superstars et des superprofits, L’important, c’est d’avoir en étouffant son être, Et mieux vaut un glouton aux outrageants défis, Qu’un berger satisfait de ses plaisirs champêtres ! Apprenez-moi comment quitter ce tourbillon Qui consomme ma vie, épuise mes ardeurs En ne me livrant plus aux vaines spéculations Où la moindre anicroche compromet mon bonheur.
Heureux celui qui sait se maintenir sur les vagues En ayant assouvi ses besoins et désirs Et fuit l’insatisfait qui constamment divague En garnissant sa barque jusqu'à ce qu’elle chavire. La poésie me plaît, même si je ne suis pas trop doué ; elle est fondamentale comme l’est aussi la philosophie et nous aurons l’occasion, plus loin dans cet essai, d’associer poésie, philosophie et politique comme trois disciplines complémentaires pour que les hommes machines deviennent peu à peu des hommes sensibles et respectueux d’eux-mêmes et de la nature à laquelle ils appartiennent.
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LE SOUCI D’AVOIR ET LA PEUR D’ETRE Néanmoins, mes compagnons et moi sommes conscients que pour quitter l’avoir et s’orienter davantage vers l’être, des conditions s’imposent. Nous ne prétendons pas les connaître toutes, et qui d’ailleurs pourrait le prétendre ? Ce dont nous sommes persuadés, c’est que trois facultés devront nous guider : la culture, la raison et la responsabilité.
La « Culture », c’est ce qui reste quand on a tout oublié. Notre environnement et notre société sont le produit d’une histoire. Parmi nos contemporains, beaucoup s’imaginent qu’ils peuvent « repositionner » leurs jugements par rapport à une mentalité choisie « à la carte » sans tenir compte de leur culture. Le capitalisme en Europe, par exemple, n’est pas le même qu’aux Etats-Unis ou au Japon, malgré la mondialisation. C’est vrai aussi pour le communisme qui est particulier selon qu’il est chinois, russe, cubain ou européen. Pour définir les spécificités d’un régime par rapport à la culture du pays où il est en vigueur, nous avons autant besoin des caractéristiques des citoyens opposés à ce régime qu’à ceux qui le soutiennent, car la richesse et la dispersion culturelle sont bien plus importantes que les identités théoriques de ces régimes. Il va de soi que l’on trouvera davantage d’aspects culturels dans l’ensemble du peuple américain que parmi les capitalistes américains pris isolément. La culture américaine n’est donc pas comparable au système capitaliste, et celui-ci n’est que le système économique qui régit les échanges des personnes qui ont cette culture. C’est pourquoi les insoumis attachent une importance primordiale au système culturel qui n’est que l’expression de l’identité d’un peuple et de son être. Comme le disait Édouard Herriot : « La culture, c’est ce qui reste quand on a tout ou-blié ». C’est le système qui englobe les autres. « La culture est en fait la culture de la vie, au double sens où la vie constitue à la fois le sujet de cette culture et son objet. C’est une action que la vie exerce sur elle-même et par laquelle elle se transforme ellemême en tant qu’elle est elle-même ce qui transforme et ce qui est transformé »19. Si nous pouvions nous consacrer davantage au développement de notre culture, pour elle-même, la force que nous y 19
Henry, M., La Barbarie, Grasset, Paris, 1987
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LA FIN DES HOMMES MACHINES trouverions atténuerait nos maux et relativiserait les événements de notre existence. Elle nous permettrait de communiquer davantage entre les hommes et, dans cet échange, à mieux nous connaître et à mieux nous aimer. Pourtant, cette culture est mise à mal par l’hyper développement du savoir scientifique qui la gomme. Le monde dans lequel nous vivons voit surgir un nouveau type de barbarie plus grave qu’aucun de ceux qui l’ont précédé et dont l’homme risque en effet aujourd’hui de mourir.
« Raison », mot à la fois noble et redoutable. Qu’une certaine nostalgie puisse exister, en ce tournant du millénaire, à l’égard des rares avantages que nous offraient les périodes de l’histoire précédant les chocs pétroliers, cela n’est pas étonnant et on a le droit de rêver. Surtout si l’on ne voit que la situation des biens nantis. Ces caricatures ne doivent pas dissimuler les souffrances des peuples qui ont vécu « La belle époque ». Belle, pour qui ? Belle, pour combien ? Ces questions sont automatiquement éludées, car les réponses terniraient nos rêveries. Nous sommes conscients que tout objet est imprégné par le travail des hommes. Et il ne s’agit pas de rejeter la « Praxis » pour la « Poesis ». Ce que nous voulons, c’est ne pas confondre les raisons d’être et les raisons d’avoir. « Raison », ce mot me conduit tout naturellement à un autre : « Rationalisation », dont Alain Touraine nous dit qu’elle est « Un mot noble quand elle introduit l’esprit scientifique et critique dans les domaines jusque-là dominés par des autorités traditionnelles et l’arbitraire des puissants ; elle devient un mot redoutable quand elle désigne le taylorisme et les autres méthodes d’organisation du travail qui brisent l’autonomie professionnelle des ouvriers et les soumettent à des cadences et commandements qui se disent scientifiques, mais qui ne sont que des instruments au service du profit, indifférents aux réalités physiologiques, psychologiques et sociales de l’homme au travail ».20.
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Touraine, A., Critique de la Modernité, Fayard, Le Livre de Poche, 1992, p. 121
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LE SOUCI D’AVOIR ET LA PEUR D’ETRE Notre intention n’est pas de ruiner la Raison, mais bien son dogmatisme qui consiste à imposer à l’homme sa réalité comme étant « la réalité ».
La responsabilité ou la liberté des hommes responsables ? Consiste-t-elle à dominer notre prochain ? Certainement pas ! Le sens des responsabilités ne m’a jamais vraiment quitté, mais il a fallu que je fasse un effort considérable pour que je l’associe aux directives productivistes que j’ai reçues au cours des dernières décennies. L’ancien ministre d’Etat, Jean Gol, qui a été un moment Conseiller de ma commune, a prononcé une phrase qui, aujourd’hui, se trouve gravée sur une pierre de taille : « Seuls les hommes responsables sont vraiment libres ». Et George Bernard Shaw disait aussi : « Liberté implique responsabilité », mais il ajoutait : « C'est là pourquoi la plupart des hommes la redoutent ». Être responsable et libre, c’est aussi empêcher la politique du « Renard dans le poulailler ». C’est aussi ma liberté et ma responsabilité de penser qu’il faut éviter la domination de l’homme par l’homme. On peut tout aussi bien être responsable et libre en étant attaché à un objectif humaniste plutôt qu’à un objectif d’enrichissement et de pouvoir. Et je dirai alors comme Jean Gol : « Seuls les hommes responsables sont vraiment libres ». La situation de ce début de millénaire montre une dispersion scandaleuse des moyens de subsistance dans le monde. Les Etats-Unis sont un pays riche, responsable et libre, qui totalise plus de 60 millions de pauvres. L’Union Européenne est tout aussi responsable et libre que les Etats-Unis, c’est la première puissance commerciale, mais elle compte aussi plus de 50 millions de pauvres. Dans la libre production et distribution de ses richesses, l’économie américaine n’envisage la prospérité que d’une minorité de la population mondiale et permet à certains de vivre dans un luxe scandaleux. Par contre, la majorité ne vit qu’à très grande peine et, en dépit de tous ses efforts, ne peut parvenir à une existence digne des hommes qui la composent. Chaque jour, la minorité devient plus riche, et la distance entre son genre de vie et celui de la majorité devient plus grande, sa situation et son influence dans l’Etat deviennent plus fortes. Ainsi,
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LA FIN DES HOMMES MACHINES 1 pour cent de la population possède 39 pour cent de la richesse du pays21. Ne qualifie-t-on pas de « progressiste » l’homme qui veut faire évoluer la société et de « conservateur » celui qui tend à prolonger l’existant ? Les hommes progressistes qui prendront la responsabilité de redresser cette distribution scandaleuse des richesses seront les principaux artisans des jours nouveaux.
Le savoir humain ne se réduit pas à sa pure fonction utilisatrice La durée de vie de l’homme est-elle déperdition énergétique pour avoir et paraître ? Ou assure-t-elle à celui-ci sa vocation première qui est avant tout d’être en phase avec le cosmos dont il fait partie ? Comment accorder la vie de l’homme à la productivité économique en lui permettant de vivre chaque instant, non pas comme une contrainte, mais comme une harmonie ? Pour mes compagnons et moi, c’était le problème majeur, car à peine m’étais-je présenté à eux au début du séminaire, et leur avais-je soumis l’historique succinct de ma vie, qu’ils exprimèrent leur déception d’avoir perdu leur temps à l’acquisition de moyens d’existence par des activités qui ne répondaient pas à leurs aspirations. Pour eux aussi, les problèmes existentiels se situaient bien dans l’aliénation de leur être et le gaspillage de leur temps. Ils s’empressèrent de trouver une voie nouvelle qui leur permette de mieux orienter leur vie. Mais surtout de trouver l’enchantement que la connaissance du monde pouvait leur apporter. Mais, ne réduisons pas le savoir humain à sa pure fonction utilisatrice, comme s’il était seulement un outil destiné à l’acquisition d’autre chose. Le savoir est une fin en soi pour tous ceux qui savent l’apprécier. C’est une richesse dont il faut s’émerveiller. Ne serait-ce qu’en ayant appris que l’humanité est une fraction de la matière universelle du monde qui, comme résultat de longs processus de modification et de luttes, a été rendue consciente de son moi et de ses relations avec le reste du monde. Elle est capable de désirer, de sentir, de juger, et de
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Monde diplomatique, mai 1998 : besoin d’utopie, Ignacio Ramonet.
LE SOUCI D’AVOIR ET LA PEUR D’ETRE concevoir un plan. Elle est une expérience de conscience rationnelle de soi effectuée par l’univers. C’est ce que pensent nos compagnons d’insoumission et il n’est dès lors pas étonnant que beaucoup parmi eux aient choisi le métier de chercheur, de philosophe ou d’enseignant.
Joie de connaître et fuite devant la vie ? « L’intention de connaître l’être objectif de la nature tel qu’il est en soi, indépendamment de la subjectivité qui le connaît est suspecte s’il n’y a pas d’être objectif sans une subjectivité qui le pose dans cette condition de l’objectivité qui est la sienne »22. Cela signifierait -il que la joie de connaître n’es t pas aussi pure que je viens de le prétendre ? Ne faut-il pas lire en elle cette souffrance particulière en laquelle le souffrir de notre temps s’est déjà converti, l’être mécontent de soi qui entreprend de se débarrasser de soi et s’angoisse au sujet de son être, en considérant de façon exclusive un être totalement objectif, c’est -à-dire totalement indépendant de la subjectivité ? N’est- ce pas, tout compte fait, le meilleur moyen de se fuir soi-même ? La « culture » moderne ne prétend pas seulement réduire toute forme de savoir à celui de la science et ainsi toute culture à une culture scientifique, elle étend au monde et aux sociétés tout entières l’autonégation de la vie en laquelle se résout son projet aberrant. Cette autonégation s’accomplit de deux fa-çons : sur le plan théorique, avec cette affirmation qu’il n’y a pas d’autre savoir que le savoir scientifique ; sur le plan pra-tique, partout où se réalise, d’une manière ou de l’autre, la né-gation pratique de la vie. La science est le prototype d’un comportement qui précipite la « culture » moderne tout entière dans la barbarie, jouant ainsi le rôle d’un fil conducteur pour son intelligence. On ne peut nier le bien fondé de ces réflexions, car il est vrai que le scientifique qui a le souci de savoir, parce qu’il a peur d’être, fait peu de cas de ce qui se passe autour de lui et prend du recul par rapport à tout ce qui touche la nature humaine. Ce n’est pas le cas de mes compagnons et moi qui considérons celle-ci comme un produit de l’évolution du cosmos, que cette vie est donc éminemment respectable et que par tous les moyens il faut lui venir en aide pour qu’elle s’exprime digne22
Henry, M., La Barbarie, Grasset, Paris, 1987, p.129
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LA FIN DES HOMMES MACHINES ment dans l’espace et dans le temps. D’ailleurs, plus loin dans cet essai, nous aurons l’occasion de montrer que notre subjectivité ne s’est jamais endormie.
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Chapitre trois
La profession de foi d’Einstein et sa contagion La conscience d’appartenir à la communauté silencieuse de ceux qui luttent pour la vérité, la beauté et la justice. Bien qu’Einstein ne fût pas un exemple de mysticisme, tel que ce terme est compris aujourd’hui, sa vie a mis clairement en évidence son souci d’expérimenter le mystère. Et c’est pourquoi nous avons regroupé dans ce chapitre non seulement les phrases essentielles de la « Profession de foi » du savant, mais aussi les citations de tous ceux qui ont contribué à éclaircir l’origine du cosmos, de l’homme et de la vie, en général. Pour nos compagnons d’insoumission, il n’est pas nécessaire d’être un scientifique ou un physicien de haut vol pour devenir disciple d’Einstein qui avait l’humilité de dire : « Bien que, dans ma vie de tous les jours, je sois un solitaire, la conscience d’appartenir à la communauté silencieuse de ceux qui luttent pour la vérité, la beauté et la justice, m’empêche d’éprouver un sentiment de solitude ». Nos compagnons l’ont connue cette solitude, mais ils se sont tus autant qu’ils l’ont pu jusqu’au jour où ils se sont retrouvés réunis pour le meilleur : la « Profession de foi d’Einstein » est devenue leur profession de foi.
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LA FIN DES HOMMES MACHINES Le bonheur d’explorer la réalité objective Stuart Mill qui vécut au XIXe siècle avait déjà écrit : « Dans un monde où tant de choses méritent notre intérêt et sont une source de plaisir, où tant de choses demandent à être corrigées et améliorées, toute personne possédant, ne serait-ce que le minimum nécessaire de capacités morales et intellectuelles, est capable de mener une vie qui peut être qualifiée d’enviable »23. Un siècle plus tard, Albert Einstein écrivit dans sa « Profession de foi » : « C’est un don du ciel que d’appartenir à la catégorie de ceux qui peuvent consacrer le meilleur de leur énergie à l’observation et à l’exploration de la réalité objective. Et je suis vraiment heureux d’avoir eu cette chance qui permet à l’homme de moins dépendre des caprices du destin ou de son pro-chain » 24. En 1957, au début de mes études secondaires, ma passion pour la science me porta vers Einstein. Il nous avait quittés depuis deux ans, mais on en parlait comme s’il était toujours vivant. Il avait démontré depuis longtemps déjà que l’espace et le temps ne sont pas indépendants l’un de l’autre et que pour pouvoir déterminer un événement, on devait fournir, en plus des trois dimensions spatiales, la dimension temporelle. Car le futur et le passé, selon le savant, sont séparés par ce laps de temps fini qui dépend de la distance de l’observateur. Peu d’hommes ont été aussi célèbres de leur vivant qu’Albert Einstein, et il l’est toujours tant d’années après sa mort (1955) pour avoir accompli une des plus grandes révolutions de l’histoire de la science et relancé l’aventure de l’esprit. Jamais avant lui progrès de la science et histoire du monde n’avaient été aussi étroitement liés : c’est par Einstein que la physique est devenue une dimension essentielle de l’histoire des sociétés. Il aura été non seulement un grand physicien et grand mathématicien, mais aussi un philosophe, un pacifiste et un humaniste, un poète et un musicien, un être tout de bonté et d’humour, un artiste de la science, créateur de génie, mais aussi un rebelle aux convictions profondes. Il est facile d’être pacifiste, diront les mauvaises langues, lorsqu’on a découvert la plus terrible formule qui permet aux 23
Mill, J.S., L’utilitarisme - Essai sur Bentham, Quadrige PUF, Paris 1998, p. 45-46 24 Sugimoto, K., Albert Einstein, Bibliographie illustrée, Belin, traduct. française, 1990, p.113
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LA PROFESSION DE FOI D’EINSTEIN ET SA CONTAGION hommes d’extraire de la matière l’énergie capable de dévaster le monde… La fission de l’atome - au même titre aujourd’hui que la manipulation génétique à laquelle notre homme n’est pas lié -, pose une question à la conscience des savants. Et pourtant, dit-on : « dans la seule réalité qui existe pour la science, il n’y a ni question ni conscience ! ». Ce ne fut pas vraiment le cas d’Einstein qui dit, trop tard il est vrai : « Il y a des choses qu’il vaudrait mieux ne pas faire ». C’est sans doute parce que déjà à cette époque je discernais la plénitude du bonheur dans l’acquisition de la connaissance qui fait reculer l’inconnu, le mystère, que l’étude de l’existant me paraissait être un gisement inépuisable. À un point tel, que cette notion d’espace-temps, extrapolée à l’humain, fit vraiment partie de ma propre vie, non pas que je voulus faire les choses vite, mais je ne voyais pas pourquoi je m’embarrasserais du superflu et gaspillerais cette précieuse quatrième dimension en m’encombrant de mille autres contraintes que les adultes appellent des « biens ». Je ne me suis jamais fait psychanalyser, mais je ne l’exclus pas. Et il est possible, comme je viens de le signaler à la fin du chapitre deux, que ma passion pour le savoir provienne d’une certaine fuite devant l’ennui et l’angoisse qui menaçaient ma vie d’adolescent. Mais, ce dont je suis sûr, c’est que mon but était clair : « Je voulais découvrir pour savoir et ne pas savoir pour découvrir ». Je pris donc de la distance par rapport aux valeurs matérialistes. Alors que je proviens d’une famille très modeste, je n’ai jamais entendu mes parents se plaindre ; ils avaient une confiance dans la vie qui m’émeut encore aujourd’hui quand je me souviens de ces moments heureux que j’ai partagés avec eux. Je devais avoir quatre ou cinq ans lorsque mon père, qui m’accompagnait dans un magasin de jouets, fut surpris par la frugalité de mes choix : « Un soldat de plomb ! Rien que ça ! », s’est-il exclamé. Ce soldat de plomb me comblait. Il fit mon bonheur pendant quelques années, avec quelques autres jouets que j’avais demandés pour les « fêtes ». Comme tous les enfants, je ne soupçonnais pas que les humains pouvaient connaître la souffrance, en dehors des souffrances physiques, et la mort n’était pour moi que le point d’inflexion qui sépare la vie sur terre de l’éternité, c’est-à-dire une situation lointaine que je « vivrais » comme un sommeil prolongé… mais en rêvant. Les manques m’étaient inconnus et
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LA FIN DES HOMMES MACHINES j’éprouvais une telle insouciance que je surfais sur la vague de la vie, trop préoccupé d’utiliser pleinement le temps présent pour me soucier de l’avenir. Ce présent, je le voyais déjà comme le filet d’un pêcheur que l’on jette à la surface des eaux prometteuses. J’étais heureux et riche d’avoir la chance de conquérir ce gisement inépuisable que sont : les oeuvres d’art, l’imagination poétique, l’histoire de l’humanité, les connaissances scientifiques. Cette joie satisfaisait mon esprit et lui faisait perdre conscience de l’ennui qui le menaçait. Ce n’est dès lors pas étonnant qu’à la fin des années soixante, je fus tenté par le métier de chercheur, car il semblait me garantir ce flux renouvelé de connaissances auxquelles j’aspirais tant. Jean Rostand, qui était, à l’époque, une star en biologie et en philosophie disait : « Beau mot que celui de chercheur, et si préférable à celui de savant. Il exprime la saine attitude de l’esprit devant la vérité : le manque plus que l’avoir, le désir plus que la possession, l’appétit plus que la satiété ». Et il a aussi écrit : La vérité que je révère, c’est la modeste vérité de la science, la vérité relative, fragmentaire, provisoire, toujours sujette à retouche, à correction, à repentir, la vérité à notre échelle ; car tout au contraire, je redoute et je hais la vérité absolue, la vérité totale et définitive, la vérité avec un grand V, qui est à la base de tous les sectarismes, de tous les fanatismes et de tous les crimes.25 La crise pétrolière n’avait pas encore eu lieu, mais je sentais déjà, plus intuitivement que rationnellement, que l’économie commençait à s’essouffler et que les subsides des pouvoirs publics ne continueraient plus longtemps à alimenter des projets pour lesquels on ne voyait pas de débouchés économiques rentables. Je continuais à espérer que les sciences restent au service de l’homme pour qu’il puisse mieux et plus facilement 25
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Le Droit d’être naturaliste, 1963.
LA PROFESSION DE FOI D’EINSTEIN ET SA CONTAGION satisfaire ses besoins vitaux, mais aussi pour qu’il puisse encore rêver et philosopher, et obtenir des réponses aux mystères du monde. Dès la fin des années soixante, j’ai travaillé dans un laboratoire pharmaceutique. Puis, ce fut l’industrie.
Mais ce bonheur n’est pas acquis. L’idéal c’est bien, mais gardons les pieds sur terre. C’est ce que je me suis dit quand j’ai constaté ce qui se passait dans les premières entreprises qui m’ont engagé. Je fus surpris par la satisfaction qu’éprouvaient les employés à se présenter comme des soldats respectueux des technologies nouvelles. Ils les considéraient comme des symboles de leur civilisation, qu’ils ne pouvaient refuser au risque de paraître inadaptés. Pour participer à la « guerre économique », il leur fallait avoir de bonnes prédispositions, dans le sens, bien entendu, de conquérir des parts de marché, des participations bénéficiaires et autres moyens permettant de se présenter comme quelqu’un capable de s’approprier les richesses mondiales. Car c’est dans cette appropriation que se mesurait la puissance de l’individu dans la société. Parmi les nouveaux « biens » que nous permettaient les nouvelles technologies, beaucoup ne m’apparaissaient pas utiles au bonheur des hommes. Leur durée de jouissance était éphémère et très inférieure à la durée du travail que la plupart des citoyens devaient consacrer à l’acquisition des ressources financières nécessaires à leur achat. Le crédit bancaire augmentait considérablement ; ce que l’on ne possédait pas, on l’empruntait. Les événements de cette époque, et la guerre du Kippour en particulier, ne tardèrent pas à asservir les sciences aux seuls intérêts économiques. La chimie, par exemple, devint de plus en plus pratique au service des intérêts financiers. De sorte que je trouvai plus facilement un emploi dans l’industrie que dans un laboratoire de recherche. Je sentis vite se préciser en moi un refus primordial, un état de tension croissant entre ma condition humaine et mon état de civilisé ; je percevais de plus en plus nettement que mes actions étaient des réactions et que je me raidissais contre une pression : je travaillais à ma civilisation comme à un camp retranché qui me « préservait » de ma nature humaine. Ce qui ne tarda pas à faire naître en moi un état de malaise que partageaient aussi de plus en plus de collègues.
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LA FIN DES HOMMES MACHINES La politique d’encerclement de l’homme par des théoriciens visant à donner au monde une explication logique et sans faille n’a d’ailleurs cessé de progresser en phase avec le développement des techniques. Ce n’est pourtant pas une raison suffisante pour attribuer à celles-ci - aux savants qui les créent et aux ingénieurs qui les appliquent - l’aliénation de notre nature humaine. Répétons que le bien et le mal, le bon et le mauvais ne sont pas des conséquences des découvertes scientifiques, mais des excès utilitaristes dus à la vanité humaine et donc aux inassouvissables désirs que créent les hommes machines. La faim dans le monde, par exemple, est un problème politique, pas du tout technique. Le nécessaire combat qu’il faut livrer est évident : vivre richement n’est pas nécessairement bien vivre. Selon nous, le gisement culturel est plus appréciable qu’un compte en banque bien garni. Puissions-nous être contagieux en persuadant nos contemporains de fréquenter les lieux où ils éprouveront cet indéfinissable bonheur de connaître de plus en plus de choses ! Celles-ci devraient transformer et lui donner les moyens de démentir l’avenir en refusant d’être les cobayes des producteurs de gadgets et d’inutilités mercantiles.
Retrouver son authenticité Malgré l’envie de m’étourdir dans le gisement culturel, je ne pouvais pas ignorer les contingences journalières. Je n’étais pas idéaliste au point d’oublier que l’humanité ne peut vivre seulement de recherches, de bonnes intentions, d’amour et d’eau fraîche, et je savais qu’elle ne pourrait survivre autrement qu’en se servant de la nature. D'ailleurs, la deuxième phrase de la « Profession de foi » d’Einstein concernant l’humanité ne m’avait pas échappé non plus ; mes parents m’avaient éduqué dans cet esprit, mais il fallut que je vive la cruauté de notre civilisation pour en saisir pleinement le sens : « Cette indépendance - à l’égard des caprices du destin ou de son prochain - ne doit pas nous faire oublier nos devoirs à l’égard de l’ensemble de l’humanité passée, présente et future (...) ». Et Einstein n’oublia pas ses devoirs puisqu’il ne put à la fois être juif et allemand. Ne voulant pas se mettre au service de la barbarie, il dut quitter son pays natal et, à ce moment-là, il me-
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LA PROFESSION DE FOI D’EINSTEIN ET SA CONTAGION sura combien les intellectuels dépendent de la société qui exige d’eux qu’ils acceptent ce qu’elle impose. Après nos études, quand mes compagnons et moi nous sommes retrouvés dans la sphère sociale où tout était différent de ce que nous espérions, nous ne trouvions plus le temps ni l’énergie pour explorer la réalité objective, ni davantage l’indépendance et la liberté dont nous avions besoin pour accomplir nos devoirs humanitaires. Je m’étais dissous peu à peu dans le respect des règles, procédures, mécanismes et systèmes. Cet ensemble de contraintes avait construit autour de moi une palissade de plus en plus épaisse, de plus en plus opaque, de plus en plus oppressante. Emporté par le flux quotidien des activités que l’on nommait « civilisatrices », je me sentais absorbé par tout ce que je qualifiais autrefois de « banal » et de « basse contingence », par tout ce que refoulaient mes idéaux. Pris dans l’engrenage de la vie, j’ai vite constaté que je ne prenais plus le temps de réfléchir sur les phénomènes sensibles qui n’avaient rien à voir avec mon activité professionnelle. « Tout homme est sensible quand il est spectateur. Tout homme est insensible quand il agit », disait Émile Chartier. Et, d’ailleurs, je me demande si ce n’est pas la raison pour laquelle j’ai parfois refusé d’agir... pour ne pas endormir ma sensibilité. La solitude que mes compagnons et moi avons éprouvée ensuite, face à la vision étroite et mutilante de la personne humaine dans les organisations où nous avons fonctionné, nous a secoués et nous a amenés à réfléchir sur notre condition.
« Tout est relatif », disait Einstein. La richesse et la pauvreté le sont aussi. Chaque seconde, la Terre compte 2 hommes de plus, soit 200 000 par jour, 80 millions par an. Si la croissance de la population mondiale continuait au même rythme, les 6 milliards de la fin du XXe siècle seraient 12 milliards en 2055, 24 milliards en 2110, 48 milliards en 2165 et près de 100 milliards en 2220. Serions-nous au seuil d’une catastrophe planétaire ? C’est ce que certains craignaient dans les années 1960. Pourtant, les Nations unies prévoient que nous ne serions finalement «que» 10 milliards vers 2100. Comment expliquer une telle différence ? Les évolutions de la population mondiale sont en partie tracées pour les vingt-cinq prochaines années puisque les mères des enfants qui naîtront pendant cette période sont elles-mêmes déjà nées. Leur nom-
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LA FIN DES HOMMES MACHINES bre est connu, leur comportement est prévisible. On peut donc estimer le nombre d’enfants qu'elles auront, ainsi que l'effectif et la structure de la population de demain. Sur le long terme, les prévisions sont plus incertaines. Concernant le XXIe siècle, les Nations unies ont prévu plusieurs scénarios. Dans une hypothèse haute, on estime que la fécondité pourrait se stabiliser partout à 2,5 enfants par femme, ce qui supposerait qu’elle se mette à remonter dans les pays où elle est actuellement en dessous de ce niveau. Au lieu de s’arrêter, la croissance se poursuivrait et la population mondiale atteindrait 11 milliards en 2050 et 17 milliards en 2100. À l’opposé, les Nations unies ont travaillé sur une hypothèse basse, dans laquelle la fécondité diminuerait, passant en dessous du seuil de remplacement des générations, pour atteindre à terme 1,5 enfant en moyenne par femme dans tous les pays du monde. Après une période de croissance, jusqu’au milieu du XXIe siècle, la population mondiale se mettrait à décroître de façon continue pour atteindre 7,6 milliards en 2050 et 5,6 milliards en 2100. Dans une troisième hypothèse, les Nations unies prévoient que les programmes de planning familial mis en œuvre aujourd'hui dans pratiquement tous les pays du monde réussiront, d’ici à 2100, à faire baisser la fécondité jusqu'au niveau de remplacement, proche de 2,06 enfants par femme. La croissance ralentirait progressivement et la population mondiale atteindrait 9 milliards d’hommes en 2050, puis se stabiliserait vers 10 milliards en 2100. Compte tenu de l’impossibilité d’envisager une croissance indéfinie ou, à l’inverse, une disparition de l’humanité, c’est cette hypothèse moyenne qui est privilégiée. La population mondiale constitue le principal enjeu du vingt et unième siècle. Les pronostics des Nations unies permettent, d’ores et déjà de déterminer comment les hommes de demain se répartiront à la surface de la Terre, qui ils seront, quelles seront leurs ressources, et de quoi sera fait leur environnement. Et si l’on ne change pas fondamentalement notre manière de vivre et de consommer, il faut nous attendre à connaître les pires catastrophes écologiques et sociales. Les contrastes entre riches et pauvres n’ont jamais été aussi tranchés et aussi violents qu’aujourd’hui, non seulement entre les pays capitalistes et les pays de l’hémisphère Sud, mais
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LA PROFESSION DE FOI D’EINSTEIN ET SA CONTAGION aussi à l’intérieur même des pays riches où la société duale fait de « grands progrès » depuis quelques années. C’est du moins par cette expression abominable qu’un banquier, qui nous a rejoints, exprimait jadis sa satisfaction... Aujourd’hui, les insoumis ont de la pauvreté une notion plus large depuis qu’ils ne la considèrent plus comme l’indispensable conséquence de leurs revenus. Car ils savent qu’il n’est plus nécessaire que des gens soient pauvres pour qu’eux soient riches. Et nous ne pourrions pas comprendre un tel point de vue si nous ne pouvions pas distinguer « la pauvreté absolue » de la « pauvreté relative ». La pauvreté absolue concerne les hommes qui ne peuvent satisfaire leurs besoins réels - ou seulement d’une manière insuffisante - c’est-à-dire ceux qui naissent de leurs actes vitaux. Les victimes de cette pauvreté atteignent plusieurs milliards d’humains sur notre planète, ce qui représente dix pour cent de la population des pays que l’on dit riches. La pauvreté relative, au contraire, est l’impuissance de satisfaire des besoins que l’on s’est artificiellement créés et qui ne sont pas des conditions nécessaires à la vie et à la santé. L’individu ne ressent et ne comprend cette pauvreté qu’en comparant son genre de vie à celui des autres, car chacun se sent pauvre à sa manière : l’ouvrier, s’il ne peut aller en vacances à la Côte d’Azur, alors que ses voisins et collègues peuvent se les payer ; la femme d’affaires si elle ne peut égaler les hommes de sa corporation ou si elle ne peut s’habiller chez des couturiers de renom et s’entourer d’un mobilier exceptionnel ; le courtier d’assurances, si l’acquisition d’un capital ne peut le délivrer du souci rongeur d’assurer l’avenir de ses enfants ou la sécurité de ses vieux jours. Cette pauvreté est évidemment relative, en ce sens que la femme d’affaires paraît riche à la femme de l’ouvrier alors que son genre de vie semblerait pénible à la Top modèle élevée dans des habitudes d’abondance et de raffinement. Mais, cette pauvreté relative est aussi subjective, car elle ne réside que dans l’imagination de ces personnes et son absence n’entraînerait nullement chez elles un amoindrissement réel de leurs conditions nécessaires d’existence. N’avons-nous pas tous, à un moment ou à un autre, désiré une belle maison, une ou plusieurs belles voitures, plusieurs vacances annuelles et voulu festoyer tout notre soûl ? Certains parmi nous ont obtenu tout cela ; d’autres n’ont rien eu. Et
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LA FIN DES HOMMES MACHINES n’avons-nous pas maintes fois constaté que les bénéficiaires de ces biens ne respirent pas nécessairement le bonheur alors que les moins nantis affichaient une joie de vivre peu commune ? Autrement dit, le progrès matériel n’a-t-il pas créé pour beaucoup plus de problèmes qu’il n’en a résolu ? Les capitalistes qui prônent le profit à outrance ne sont pas conscients du vide philosophique de leurs missions et leurs critères de choix ne sont pas acceptables. Des ultras particulièrement insensibles aux valeurs humanistes n’hésitent pas à se gargariser de cette épouvantable tautologie : « The business of business is business » manifestant ainsi une voracité entrepreneuriale et une cupidité telles qu’ils en arrivent à ignorer le social. Quand les compagnons d’insoumission regardent dans le rétroviseur de leur vie, ils constatent que leur pauvreté relative n’a jamais été physiologique. Ce qui est surtout désolant dans cette prise de conscience, c’est le temps que cette pauvreté relative leur a fait gaspiller dans l’errance et la dispersion d’activités ruineuses d’esprit qu’ils ont choisies ou acceptées dans le contexte élitiste dans lequel ils ont vécu. Double échec : non seulement, ils n’ont pas apprécié à leur juste valeur les biens et services que leur permettaient leurs moyens financiers, mais ils se sont appauvris en galvaudant leur potentiel intellectuel acquis pendant leurs études. Aujourd’hui, pour éviter ces erreurs, il leur est apparu essentiel de bien saisir la nature des besoins humains. Les économistes et les prétendus révolutionnaires de toutes tendances devraient comprendre que si c’est un crime social de négliger la légitime satisfaction des besoins de l’homme, c’est un autre, peut-être pire encore, de ne pas distinguer, dans l’insatisfaction humaine, la véritable faim du corps de celle qui est surtout une faim de l’esprit qui s’ignore. C’est elle qui est surtout responsable de l’exploitation anarchique des ressources humaines, des ressources naturelles et de tous les dysfonctionnements que nous avons vécus depuis le début du XXe siècle.
L’émerveillement devant les secrets du Cosmos La technique est illusoire par rapport à l’infinitude. La science pure, celle qui démystifie progressivement les mystères du cosmos, suffit à elle-même. L’apprivoisement de l’infini n’implique pas que nous créions des objets finis, comme le religieux a créé la religion et l’architecte la cathédrale. De même,
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LA PROFESSION DE FOI D’EINSTEIN ET SA CONTAGION la découverte de l’électricité n’implique pas la nécessité de posséder une lampe. La science pure est plus libre que toutes les religions réunies, car elle n’a aucune limite dans sa liberté de découvrir et de s’extasier devant les phénomènes du cosmos. Quand je ferme ma lampe de chevet ou que je quitte la cathédrale, aussitôt le sentiment que j’en éprouvais disparaît. Et je me sens obligé, pour découvrir d’autres sentiments liés à l’utilitaire, d’errer sans cesse pour en obtenir de nouveaux ou alors de me limiter à quelques objets en épuisant lentement leur richesse pour éviter la menace de satiété qu’entretient le désir. La science pure permet de supporter le désir infini et ne nous emprisonne plus dans l’utilitarisme étroit et insatiable, mais nous ouvre la voie vers des objets de contemplation de plus en plus nombreux. À la fin de sa « Profession de foi », Einstein nous fait part de son bonheur : « Il me suffit de pouvoir m’émerveiller devant ces secrets et de tenter humblement de saisir par l’esprit une image pâlie de la sublime structure de tout ce qui est ». Le savant revendiquait une appartenance cosmique. En cela, il pensait comme Spinoza, « La nature naturante », partisan d’une forme 26 de monisme , une théorie philosophique où l’esprit et l’univers ne font qu’un. Au XXe siècle, où la science - je devrais plutôt dire la technique qui en émane - paraît toute puissante, la philosophie me paraît plus que jamais indispensable à l’éveil des hommes. L’objet scientifique, de son côté, n’est pas ce qui se montre, mais le résultat d’une construction théorique, une hypothèse méthodologique. « La représentation scientifique, disait Heidegger, ne peut jamais encercler l’être de la nature, parce que l’objectivité de la nature n’est dès le début qu’une manière dont la nature se met en évidence ». En tant que scientifique, cette phrase me plaît, car elle met en évidence ce que sont pour moi les sciences : une infinité d’observations et d’expériences qui ne sont que les « manières dont la nature se met en évidence », mais aussi, comme le disait déjà Victor Hugo : « Des fouilles dans Dieu ».
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Du grec monos, « un » - C’est la théorie philosophique selon laquelle l’univers et l’esprit ne font qu’un : l’esprit appartient à l’univers, qui le détermine,. Rien ne dépasse l’univers.
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LA FIN DES HOMMES MACHINES Einstein a le même Dieu que Spinoza La quatrième phrase de la « Profession de foi » d’Einstein à laquelle nous faisons souvent référence évoque le mystère : « L’expérience la plus belle et la plus profonde que puisse faire l’homme est celle du mystère. Celui qui n’en fait pas l’expérience me semble être sinon un mort, du moins un aveugle. C’est sur le mystère que se fondent les religions et toute activité sérieuse de l’art ou de la science. Sentir que derrière tout ce que nous pouvons découvrir, il y a quelque chose qui échappe à notre compréhension, et dont la beauté et la sublimité ne peuvent nous parvenir qu’indirectement, voilà ce que c’est que le sentiment du sacré, et en ce sens, je peux dire que je suis religieux ». Cette phrase renferme tout le secret du bonheur de la connaissance, surtout lorsque celle-ci nous fait prendre conscience de l’infini. Plus nous étudions, plus nous découvrons, mais plus aussi nous voyons s’ouvrir devant nous des abîmes d’inconnu. « Einstein a déclaré croire au Dieu de Spinoza, qui se révèle dans l’harmonie ordonnée de ce qui existe, et non à un Dieu qui 27 se soucie des actes et du destin des Humains » . Que Dieu joue aux dés, comme l’a déclaré Einstein, ou qu’Il n’y joue pas, l’essentiel c’est que, par cette déclaration, il voulait exprimer un sentiment de solidarité cosmique. Dieu représente pour lui une transcendance. Et tous les grands physiciens du XXe siècle, Bohr et Schrödinger entre autres, ont aussi exprimé ce sentiment d’appartenance à ce quelque chose qui les dépasse. Steven Weinberg se demande : « Mais quelle différence cela fait-il si nous disons « Dieu », au lieu d’« ordre » ou d’« harmonie », à part le fait que cela nous permet de nous soustraire aux accusations d’athéisme ? Bien entendu, tout le monde est libre de parler de « Dieu » en ce sens, mais il me semble que c’est en faire un concept moins faux que dénué d’importance »28.
27
Interview dans le New York Times du 25 avril 1929 Weinberg, S., Le rêve d’une théorie ultime, Odile Jacob, Paris, 1997, p. 218
28
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LA PROFESSION DE FOI D’EINSTEIN ET SA CONTAGION Mais Einstein a aussi sa responsabilité dans la bombe Au moment où les nazis accédaient au pouvoir (le 30 janvier 1933), Einstein était en Amérique, mais il repartit pour l’Europe dès mars. Quelques heures avant son départ, il assistait à une réception au Waldorf-Astoria et s’exprimait publiquement sur le nouveau régime allemand, annonçant qu’il ne retournerait pas dans un pays qui ne respectait ni la liberté des citoyens, ni la liberté de parole et de recherche. Einstein débarqua à Anvers et se rendit à Bruxelles, à l’ambassade d’Allemagne, pour renoncer officiellement à la nationalité allemande. Déjà, en mer, il avait envoyé sa démission à l’Académie des Sciences de Berlin, comme Planck le lui avait demandé après ses déclarations sur la situation politique allemande. Il se rendit quelque temps à Le Coq sur Mer, une station balnéaire belge. Hélas ! il y eut la « Bombe » et Einstein, pourtant pacifiste acharné, apporta une impulsion décisive à sa construction. La lettre qu’il rédigea le 2 août 1939 au Président Roosevelt en témoigne : « Au cours des quatre derniers mois, grâce aux travaux de Joliot en France, et ceux de Fermi et Szilard en Amérique, il est devenu possible d’envisager une réaction nucléaire en chaîne sans une grande quantité d’uranium, laquelle permettrait de générer beaucoup d’énergie et de très nombreux éléments de type radium (...) Ce fait nouveau pourrait conduire à la réalisation de bombes (...) Une seule bombe de ce type, transportée par un navire et explosant dans un port pourrait en détruire toutes les installations ainsi qu’une partie du territoire environnant (...) Devant cette situation, vous souhaiterez peut-être disposer d’un contact permanent entre le gouvernement et le groupe de physiciens qui travaillent en Amérique sur la réaction en chaîne »29. Ainsi, en ayant démontré que l’énergie liée à la masse multipliée par le carré de la vitesse de la lumière, Einstein devint sans l’avoir vraiment souhaité coresponsable des destructions de Hiroshima et de Nagasaki dont l’annonce l’affecta profondément et lui fit regretter d’être intervenu auprès de Roosevelt. Einstein devint un adversaire déclaré de toute poursuite des expérimentations nucléaires et il ne cessa de lutter pour empêcher l’utilisation de l’arme atomique. En 1946, il devint président 29
Sugimoto, K., op. cit., note n° 24, p. 173
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LA FIN DES HOMMES MACHINES de l’Emergency Committee of Atomic Scientists et, en 1948, dans son « Message aux Intellectuels », il lança l’appel sui-vant : « L’homme n’a pas réussi à créer des formes d’organisation politique et économique qui garantiraient la coexistence pacifique entre les nations. Il n’a pas réussi à édi-fier un système de relations internationales qui éliminerait la guerre et bannirait à jamais les terribles instruments de mort capables de détruire des populations entières. Nous, cher-cheurs, dont le tragique destin aura été de contribuer à la créa-tion de méthodes d’annihilation toujours plus efficaces, nous devons nous assigner le devoir capital de faire tout ce qui est en notre pouvoir pour empêcher que ces armes soient utilisées aux fins mortelles pour lesquelles elles ont été inventées. Quelle autre mission plus importante pourrions-nous avoir ? Quel objectif social pourrait nous être plus cher ? » En 1952, on lui propose la présidence de l’Etat d’Israël pour succéder à Weizmann qui venait de décéder et qui avait assuré celle-ci depuis la création de l’Etat en 1948. Einstein refuse. En fait, il faut bien distinguer la science de la techno-science, dont les utilisations sont souvent imprévisibles. Einstein a dit qu’il n’avait pas mesuré jusqu’où pouvaient aller les extravagances. La science apparaît ainsi à la fois comme le socle de l’humanité et une source de détresse humaine lorsqu’on veut la rendre « utile ». Chaque jour nous apporte de nouveaux sujets d’inquiétude. Il est inutile de les rappeler tous, mais la plupart affectent le bonheur des hommes, qui ne peut être créé et entretenu qu’à la condition d’être protégé des périls de la nature (épidémies, tremblements de terre...), et des produits issus du rationalisme instrumental. La bombe en fait partie. Ces problèmes sont fondamentaux, ils méritent toute notre attention, car, comme nous le constatons, ils peuvent même être causés par tous ceux qui veulent la paix. Alors, engageons-nous sans arrière-pensée carriériste dans la voie des solutions. Il n’y a pas de chemin douillet ; les actions de Green Peace et des Médecins sans Frontières sont admirables, mais elles ne seront efficaces que si davantage d’hommes et de femmes préfèrent le pouvoir de l’amour à l’amour du pouvoir. Préparons les générations futures à entrer dans le monde des adultes en refusant d’être asservis par les divagations du rationalisme instrumental. Respiritualisons les hommes par le
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LA PROFESSION DE FOI D’EINSTEIN ET SA CONTAGION « savoir » et n’envisageons que les produits destinés au bienêtre de l’humanité. Ne considérons plus celle-ci comme un ensemble de consommateurs appelés à dynamiser l’économie, mais comme la raison d’être de tout ce qui est fabriqué en vue de l’aider à s’affranchir de tous les maux qui la menacent.
La conclusion d’Einstein : « L’homme peut faire ce qu’il veut, mais il ne peut vouloir ce qu’il veut » D’autres scientifiques, prix Nobel de physique et de chimie, et d’autres philosophes, tous contemporains, ne craignent pas, soit d’associer matière et esprit comme étant deux faces inséparables du réel, soit de faire la part du hasard et de la nécessité dans l’évolution, soit encore d’annoncer que le rêve d’une loi unique de l’univers suscité par les religions monothéistes prend forme. Que l’on soit porté à expliquer le monde par le hasard ou par l’action d’un esprit préexistant l’origine de l’univers, on accepte l’idée que la biosphère, et l’homme en particulier, sont composés d’« une seule substance diversement modifiée », comme disait de La Mettrie30, mais si diversement modifiée qu’à un certain niveau de complexité, elle se trouve capable d’agir autrement qu’une machine déterminée actionnée de l’extérieur. Cette matière possède en elle la capacité de modifier ou d’aménager les impulsions qu’elle reçoit. Bien que la profession de foi d’Einstein nous ait guidés positivement dans notre réflexion tout au long de ce chapitre, nous ne pouvons conclure celui-ci qu’en nous opposant au déterminisme absolu que le savant a exprimé dans une autre phrase de sa Profession de foi : « Je ne crois pas que notre volonté soit libre. Les paroles de Schopenhauer : « L’homme peut faire ce qu’il veut mais il ne peut vouloir ce qu’il veut » m’accompagnent dans toutes les circonstances de la vie et me réconcilient avec le comportement des autres, même lorsqu’ils me font du mal. Cette conscience que notre volonté n’est pas libre m’aide à ne pas trop prendre au sérieux ceux qui prétendent décider et agir, et à ne pas perdre ma bonne humeur ». 30
médecin et philosophe matérialiste français des Lumières, auteur de l’Homme-machine, qui développe une théorie mécaniste du corps humain qui a connu un fort retentissement.
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LA FIN DES HOMMES MACHINES Le déterminisme absolu qu’Einstein défend comme une réalité inéluctable ne déculpabilise pas, à ses yeux, l’homme de ses actions. Et chacun appréciera dans quelle mesure il eut pu s’abstenir d’offrir ses services au président Roosevelt, après avoir lui-même découvert l’essentiel de la théorie qui aurait pu fournir à d’autres, et aux nazis en particulier, les mêmes moyens de destruction. Espérons que cette théorie du déterminisme absolu ne nous entraîne pas à accepter la fatalité mécaniste que veut imposer une certaine technologie humaine. Celle-ci et ses produits n’auront de sens que s’ils contribuent, en fonction d’impératifs catégoriques précis, à l’humanisation de la prochaine civilisation. Nous croyons à l’autodétermination de l’humanité qui peut faire, en effet, ce qu’elle veut, mais elle peut aussi vouloir ce qu’elle veut si elle crée les conditions juridiques qui s’imposent. Ainsi, peut-elle interdire les excès de la faculté d’entreprendre qui fera l’objet d’un prochain chapitre.
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LA PROFESSION DE FOI D’EINSTEIN ET SA CONTAGION Extrait de l’iconographie einsteinienne qui sera éditée lors de mon triptyque autobiographique, à l’occasion du cinquantième anniversaire du départ du plus grand savant de tous les temps
Ci-dessus, deux statuettes de ma Collection. Ci-contre, une carte envoyée par un étudiant reconnaissant.
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LA FIN DES HOMMES MACHINES
Einstein en compagnie d’enfants juifs. Sa solidarité avec le peuple juif, fondée sur son « dur destin », fut le plus profond de ses sentiments personnels31.
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Sugimoto, K., Albert Einstein, Bibliographie illustrée, Belin, traduct. française, 1990, p.166
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LA PROFESSION DE FOI D’EINSTEIN ET SA CONTAGION Sur une façade d’une maison de Prague où il a vécu
« La science, c’est comme une bicyclette…Si elle n’avance pas, elle tombe » Ceci est l’affiche de l’exposition Vélosciences qui eut lieu au Musée de la Science, à Liège, du 4 avril au 23 octobre 2004
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Chapitre quatre
L’homme, finalité de la création ou produit du hasard et de la nécessité ? Le principe anthropique Le principe anthropique consisterait à reconnaître dans ce réglage fin des propriétés de l’univers une conspiration cosmique dont le but est l’apparition de la vie intelligente. L’univers, possédait-il, dès les premiers instants, les propriétés requises pour élaborer la complexité ? Là est la question fondamentale qui partage nos contemporains. Ce principe concerne autant l’origine physique des hommes que leurs relations sociales dans la mesure où il ne me paraît pas possible de faire la part des choses entre l’homme, produit biologique du Big Bang, et l’activité humaine qui s’en suit. L’homme vit et agit. Il est ce qu’il fait. Pourquoi séparerions-nous d’ailleurs l’évolution biologique et les activités de l’espèce humaine, puisque celles-ci sont ellesmêmes créatrices de changement biologique et qu’une certaine causalité circulaire s’est établie dans le monde et explique l’évolution de l’espèce humaine, en particulier ? Peu importe le nom que l’on donne à cette prodigieuse énergie initiale, qu’on l’appelle : Big Bang, Dieu ou « L’élan vital ». On doit d’abord se poser la question de savoir si, dès cette première fraction de seconde où la création s’est mise en marche, cette puissance initiale avait ou non une finalité. La « complexification » croissante de la matière et l’esprit auquel celle-ci s’articule (ou qu’elle génère) sont bien les questions fondamentales que tout scientifique, philosophe ou théologien doit se poser un jour. Pascal n’avait-il pas déjà cerné cette complexité lors qu’il affirma : « Tout ce monde visible n’est qu’un trait imperceptible dans l’ample sein de la nature. Nulle idée n’en approche. Nous
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LA FIN DES HOMMES MACHINES avons beau enfler nos conceptions au-delà des espèces imaginables, nous n’enfantons que des atomes, au prix de la réalité des choses. (...) Voilà notre état véritable ; c’est ce qui nous rend incapables de savoir certainement et d’ignorer absolument. Nous voguons sur un milieu vaste, toujours incertains et flottants, poussés d’un bout vers l’autre. Quelque terme où nous pensions nous attacher et nous affermir, il branle et nous quitte ; et si nous le suivons, il échappe à nos prises, nous glisse et fuit d’une fuite éternelle. Rien ne s’arrête pour nous.(...) Donc toutes choses étant causées et causantes, ai-dées et aidantes, médiatement et immédiatement, et toutes s’entretenant par un lien naturel et insensible qui lie les plus éloignées et les plus différentes, je tiens impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties »32. Dans cette complexité, il m’apparaît essentiel de considérer ce qui est à l’origine de l’espèce humaine et de trouver entre sa création et ses actions une logique. Quand Brandon Carter a parlé du « principe anthropique », selon lequel les lois de la nature doivent permettre l’existence d’êtres intelligents capables de s’interroger sur elles, il me semble avoir donné à l’univers et à l’homme un sens tout aussi novateur, tout aussi puissant que celui de l’incarnation divine en la personne de Jésus. Excepté le fait que la conception chrétienne anthropomorphique de Dieu soit plus attirante, plus confortable, plus chaleureuse, plus optimiste que la conception de l’homme marquée de « cosmomorphisme » qui ne voit en celui-ci qu’une spécificité qui apparaît aujourd’hui relever des caractères généraux de la vie; relevant eux-mêmes des caractères généraux de la matière universelle. Mais, aujourd’hui, le principe anthropique est de plus en plus contesté, comme l’est aussi l’incarnation de Dieu en Jésus. Car l’homme biologique, comme finalité de la vie et fer de lance du Big Bang, n’est-il pas aussi contestable que l’homme Jésus comme fils de Dieu ? Fallait-il l’homme pour que l’univers prenne sens ? L’homme est-il l’élément pensant de l’univers ? Dans ce monde, il est en tout cas cet animal capable de jugement, socialisé, éduqué et civilisé disposant d’une capacité expressive supérieure aux 32
Blaise Pascal, Pensées, édition Brunschvicg, Paris, Hachette, 1953, II, p348, 354, 355-356
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FINALITÉ DE LA CRÉATION
OU PRODUIT DU HASARD ET DE LA NÉCESSITÉ ?
autres espèces : la diversité des sons émis par sa voix et leur combinaison est considérable. Déjà, selon le philosophe Kant, tout se passe « comme si » la nature poursuivait intentionnellement des fins. Selon Kant, le procédé « comme si », « als ob », qualifie un usage régulateur des idées de la raison. L’idée de finalité n’a donc pas de réalité objective. Elle est une règle méthodologique. Et nombreux furent ses prédécesseurs à émettre quelques réflexions à ce sujet. Descartes disait : « On présumerait trop de soi-même si on entreprenait de connaître la fin que Dieu s’est proposée en créant le monde ». Pour Spinoza, la « doctrine finaliste renverse totalement la nature et conduit à concevoir Dieu à l’imitation de l’homme », alors que Leibniz voyait le système de l’harmonie générale comme « les règnes des causes efficientes et des causes finales parallèles entre eux ». Et Bernardin de Saint-Pierre n’hésitait pas à dire : « Ne regarde point les tempêtes de l’atmosphère (...) comme des désordres de la nature : tout est bien dans un plan infiniment sage ». Les énoncés anthropiques peuvent être classés en deux grandes familles : les énoncés faibles et les énoncés forts. Les énoncés faibles ne supposent aucune finalité et sont simplement l’expression du principe de causalité : la vie humaine existe, alors il faut qu’il existe des conditions nécessaires à son émergence. Les énoncés forts sont explicitement prescriptifs, puisqu’ils affirment que l’univers est tel que la vie devait y apparaître nécessairement en raison d’une cause finale (but, projet, intention, plan, etc.). Dans une perspective strictement déterministe, on pourrait supposer que la vie devait apparaître nécessairement dans l’univers pour des raisons liées à la nature même de certains déterminismes physico-chimiques. « Nous ne naissons pas seuls. Naître, pour tout, c’est conaître. Toute naissance est une co-naissance », écrivait Paul Claudel » : « Nous faisons partie d’un ensemble homogène, et comme nous co-naissons à toute la nature, c’est ainsi que nous la connaissons » 33 (...) « Au sens large, connaître, c’est exister en même temps. Ainsi, tout ce qui naît, esprit ou corps, co-naît selon son mode. Il y a harmonie à chaque instant de la durée, 33
Paul Claudel, Art Poétique, p53
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LA FIN DES HOMMES MACHINES entre toutes les parties de la création, depuis le Séraphin jusqu’au ver » 34. Nos temps sont extraordinaires, car cette connaissance est bien supérieure à celle qu’ont connue nos ancêtres. D’abord la place de la planète dans le cosmos. Ce n'est qu'en 1965, après la découverte d’ondes radio provenant de notre galaxie, que s'est consolidée l'hypothèse d'un univers isotrope né d’une immense déflagration, et que nous n’étions qu’une portion plus infime encore que celle que nous avions imaginée. Il était établi par ce fait même, en convergence avec d’autres théories jusque-là hypothétiques, que notre univers était bien en expansion. Comme si nous nous situions sur une infime surface d’un ballon en train de gonfler, chaque portion de cette surface représentant une galaxie. L’univers a d’ailleurs tellement gonflé que nous ne percevons plus sa courbure : il est devenu plat. C'est aussi à cette époque que les sciences de la terre font leur unification : on comprend que la planète est un système vivant, qui a sa vie et son histoire, et où tous les éléments interagissent les uns avec les autres. L’Ecologie prend alors conscience qu'il n'y a pas seulement les écosystèmes les uns à côté des autres, mais qu'il y a une biosphère dont le problème s'est posé dès les années 70 avec tous les périls qui la menaçaient si nous continuions à la polluer. Et c'est aussi à la même époque que l’on découvre que l’Afrique est le berceau de l’homme moderne ; ce qui, jusque-là, était presqu’impensable puisque l’on était convaincu qu’il y avait à peine 30.000 ans que les formes humaines très ar-chaïques présentant de gros bourrelets osseux autour des orbites étaient encore très répandues en Afrique. De nou-velles datations ont permis de conclure que l’homme moderne avait pu évoluer sur ce continent il y a plusieurs millions d’années. La décennie soixante-dix est aussi celle où l’analyse systémique devient incontournable à un esprit avisé. On est convaincu qu’il existe des lois fondamentales des systèmes complexes. Ce sont des lois relatives à la structure, à l’organisation et à l’échelle et, tout simplement, elles disparaissent quand on focalise sur les composants individuels d’un système complexe,
34
Ibid., p 72
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car elles ne résistent pas quand on interroge chaque participant individuellement. Selon Edgar Morin, l'humanité a émergé de la biosphère et nous devons prendre conscience du chaînon de la vie, la nôtre reliée à la terre, la terre reliée à son soleil et son soleil relié à cet immense cosmos. Là est l’idée fondamentale : croire qu'un homme est un être supra naturel est une erreur qui a conduit à l'idée folle de l'homme maître de la nature, qui allait la conquérir et la maîtriser. Il n'y a pas de substance biologique différente des substances physico-chimiques. Penser isoler la vie de la matière est une idée folle qui, aujourd'hui, est une idée fausse.
Philosophes, scientifiques, théologiens, que pensent-ils du chaînon humain ? Deux mots dominent la littérature concernant l’évolution du cosmos, en général, et des êtres vivants, en particulier. Ces deux mots sont : « Hasard » et « Nécessité ». Selon les connaissances et croyances des hommes qui les prononcent, une série de définitions apparaissent et, parmi elles, des différences fondamentales. Ainsi, en ce qui concerne le « Hasard », il est : « le caractère d’un fait inexplicable par les causes finales, alors que l’on croit observer en lui une certaine finalité » 35, « La mesure de l’ignorance » 36, « Le mécanisme se comportant comme s’il y avait une intention » 37. Quant à la « Nécessité », elle exprime ce qui ne peut pas ne pas être, et dont l’essence implique l’existence. C’est un mot dont le sens est fonction de la foi et de la culture de la personne qui le prononce. « S’il y a un trait du tempérament français particulièrement frappant (...), c’est ce que j’appellerai le besoin de la nécessité. Le Français a horreur du hasard, de l’accidentel, de l’imprévu »38, disait Claudel. Le chaînon vital qu’est l’homme dans le développement du cosmos est-il dû au hasard ou est-il nécessaire ? Et si cette
35
Paul Foulquié, Dictionnaire de la langue philosophique, p.313
36 H. Poincaré, Sciences et méth., p. 65 37
H. Bergson, Les deux sources, p. 155
38
P. Claudel, Positions et prop., I, 18-19
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LA FIN DES HOMMES MACHINES nécessité existe, est-elle téléologique ? Autrement dit, a-t-elle une finalité réelle ? Cette prise de conscience fondamentale n’est-elle pas déjà en train de couver intuitivement depuis plusieurs siècles ? Quand Julien Offroy de La Mettrie a écrit « L'Homme est une machine, et il n'y a dans l'Univers qu'une seule substance diversement modifiée », ne signifiait-il déjà pas, à sa manière, que tout ce qui avait suivi le Big Bang avait sa source en lui ? Et d’autres, n’ont-ils pas déduit de cette explosion originaire, de cette brutale conversion énergétique en matière, une finalité : l’homme ? Celui-ci est-il l’effet du hasard ou de la nécessité ? En effectuant une courbe rentrante par rapport à ses principes fondamentaux, l’Eglise catholique en vint progressivement à reconnaître l’évolutionnisme, mais ce fut un combat long et pénible contre elle-même. En 1909, déjà, quand l’Université catholique de Louvain participa aux fêtes du centenaire de Darwin, le chanoine Henri de Dorlodot, géologue et théologien, s’est employé à démontrer « que l’on ne peut trouver dans l’Ecriture Sainte, interprétée d’après les règles catholiques, aucun argument contre la théorie de l’évolution naturelle même 39 absolue » , Vingt ans plus tard, Georges Lemaître, un autre ecclésiastique belge, n’a pas hésité à déclarer, entre 1927 et 1933, que l’univers était en expansion et que cela impliquait un passé chaud et dense, qu’il appela l’Atome primordial. Ce qui le positionna comme l’actuel précurseur du modèle du Big Bang. Le pape Pie XII, étonné par ses propos, évita toutefois de le démettre en ajoutant que ceux-ci étaient tout à fait en accord « avec la singularité initiale incluse dans les modèles du Big Bang ». Puis ce fut Teilhard de Chardin qui émit la théorie d’une coexistence de l’esprit et de la matière depuis la naissance de l’univers, comme si, dès le Big Bang, l’énergie et la matière étaient déjà parcourues par une force créatrice spirituelle. Autrement dit, l’homme est un produit de l’évolution dont la conscience originaire est la cause de la complexification moléculaire de l’organisme humain, en particulier.
39
Darwin, Ch., L’Origine des espèces, GF-Flammarion, Paris, 1992, introduction de Drouin, p.28
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Teilhard épouse en fait la théorie des philosophes évolutionnistes qui n’hésitent pas à extrapoler aux choses de la vie les théories qu’ils ont échafaudées pour expliquer les phénomènes de la matière brute. Depuis lors, l’évolution de l’Eglise ellemême a permis « Le Grand Pardon » et celui de Darwin, en particulier.
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LA FIN DES HOMMES MACHINES Le philosophe Henri Bergson, prix Nobel de littérature en 1927, voit dans la vie, depuis ses origines, qu’elle « est la continuation d’un seul et même élan qui s’est partagé entre des lignes d’évolution divergentes. Quelque chose a grandi, quelque chose s’est développé par une série d’additions qui ont été autant de créations ». Bergson ne dissociait pas l’être de l’agir, et il expliquait leur interaction : « On a donc raison de dire que ce que nous faisons dépend de ce que nous sommes ; mais il faut ajouter que nous ne sommes, dans une certaine mesure, que ce que nous faisons, et que nous nous créons continuellement nous-mêmes. (...) Pour un être conscient, exister consiste à changer, changer à se mûrir, se 40 mûrir à se créer indéfiniment soi-même » . À ce que Bergson appelle « L’élan vital », Teilhard préfère « L’énergie radiale ». Et à Teilhard, il est habituel d’opposer Jacques Monod qui publia, en 1971, « Hasard et Nécessité » où il dénonça « L’élan vital » et « L’énergie radiale » en expliquant que l’évolution biologique était fonction du hasard des mutations et de la nécessité de la sélection naturelle.
40
H. Bergson, L’évolution créatrice, p 7-8.
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Les notions de « Hasard » et de « Nécessité » sont aussi exprimées de manière systémique par Joël de Rosnay41 : « À la racine de la genèse de toute forme nouvelle, on retrouve donc un générateur aléatoire de variété et un système de stabilisa-tion. Le générateur aléatoire de variété joue le rôle du « Ha-sard ». (...) Le système de stabilisation et de sélection repré-sente la « Nécessité » Il fait intervenir l’environnement. (...) L’environnement agit comme un filtre en ne conservant que les formes les mieux adaptées. La sanction, c’est l’élimination. La mort ». Mais la « Nécessité » de Monod n’entraîne pas nécessairement une finalité, une téléologie42 dans l’évolution de l’univers. Ce qui revient à dire qu’aucun esprit n’a jamais pris le contrôle de la matière depuis le Big Bang. « L’univers n’était pas gros de la vie, ni de la biosphère de l’homme » écrit-il. Nous sommes donc loin de la « singularité initiale » de Lemaître, de l’élan vital de Bergson et de l’énergie radiale de Teilhard. La conception de Monod sur l’univers n’exclut toutefois pas que les êtres vivants soient des objets finalisés : « L’une des propriétés fondamentales qui caractérisent tous les êtres vivants sans exception : celle d’être des objets doués d’un projet (souligné dans le texte) qu’à la fois ils représentent dans leurs structures et accomplissent par leurs performances »43. Ce projet est la conservation et la multiplication de l’espèce. Mais il ne s’agit pas d’une co-présence de l’esprit et de la matière comme le pensent les philosophes croyants. Le biologiste, Jean Rostand, affirme : « Bien sûr, il y a de la finalité dans la nature, puisqu’il y en a dans l’esprit de l’homme, mais le problème est de savoir si la nature peut « finaliser » sans passer par un 41
Joël de Rosnay, Le macroscope, Points, p. 260-261
42 telos = fin, étude des fins 43
Jacques Monod, Le Hasard et le Nécessité, Seuil 1970, p. 22
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LA FIN DES HOMMES MACHINES cortex cérébral ». Et si le cortex cérébral était un moyen choisi par Dieu pour mener à bonne fin son projet ? Toute la question est là : la finalité des êtres vivants et de la nature, est-elle un passage obligé nous amenant vers une finalité de l’univers ? Dans « Poussière de vie »44, le professeur de Duve, Prix Nobel de médecine, (Photo RTBF, prise lors de l’émission Noms de dieux), marque son désaccord avec l’affirmation de Monod et soutient au contraire que l’univers était bien, dès son origine, gros de la vie : « Vous avez tort. Il l’était », lui écrit-il. Tout en attribuant le même rôle au hasard, il affirme que : « l’univers n’est pas vide de sens et que cette signification gît dans la structure même de l’univers, qui se trouve être capable de produire la pensée par le truchement de la vie et du fonctionnement cérébral. La pensée, à son tour, est une faculté 45 grâce à laquelle l’univers peut réfléchir sur lui-même » . Toutefois, de Duve, malgré son apparente inclination pour Teilhard en optant pour un « univers signifiant et non vide de sens », se dit plus proche de Monod sur le plan scientifique, mais avec une « lecture différente des mêmes faits ». Celle-ci « attribue le même rôle au hasard, mais le fait intervenir dans le cas de contraintes si strictes que la production de la vie et de la pensée en devient obligatoire, et ce, à maintes reprises »46.
44
Christian de Duve, Poussière de vie, Fayard, p. 495
45 Ibid., p. 496 46
de Duve, op. cit., note n°40, p. 495
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La théorie du hasard est aussi développée par Stephen Jay Gould qui énonce : « Il est presque impossible pour l’être humain de ne pas croire que nous avons quelque relation particulière avec l’univers, que la vie humaine n’est pas seulement le résultat plus ou moins grotesque d’un enchaînement d’accidents remontant aux trois premières minutes (...) Plus l’univers paraît compréhensible, plus il paraît 47 aussi dépourvu de sens » . Gould a décrit l’imprévisibilité des fluctuations pour les grandes familles d’animaux : des reptiles se sont mis à voler, pendant que d’autres restaient sur terre ; parmi les mammifères, les baleines sont retournées dans l’eau et d’autres n’ont pas quitté la terre ; certains singes sont devenus des hommes pendant que d’autres sont restés singes. Proche de la conception de Monod, Steven Weinberg, Prix Nobel de physique, rêve d’une théorie ultime48 : « Dans cet esprit, il me semble que si le mot Dieu doit avoir un sens quelconque, c’est pour signifier un Dieu intéressé, un créateur, un dispensateur de lois, qui a non seulement établi celles de la nature et de l’univers, mais aussi des normes relatives au bien et au mal, une entité quelconque qui se soucie de nos actes, en bref quelque chose que nous avons des raisons d’adorer. 47
The first three minutes,New York, Basic Books, 1977, p148.
48
Dreams of a final theory, Pantheon, New York, 1992
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LA FIN DES HOMMES MACHINES C’est là le Dieu qui, tout au long de l’Histoire, a compté pour les hommes et les femmes. Les scientifiques, et beaucoup d’autres, parlent parfois de « Dieu » pour évoquer quelque chose de si abstrait et de si dégagé qu’il devient difficile de Le distinguer des lois de la nature. (...)Trouverons-nous Dieu dans les lois de la nature ? (...) Mais aussi prématurée que puisse être cette interrogation, il est difficile de ne pas se demander si nous trouverons une réponse à nos questions les plus profondes, un signe quelconque d’un Dieu intéressé, dans une théorie fondamentale ultime. Je pense que non ». Cette évolution imprévisible se retrouve chez Pascal Picq, paléoanthropologue au Collège de France, qui ne voit pas en l’homme le but de l’évolution et résume son point de vue dans un article intitulé : « Le cimetière des idées reçues ». Et il poursuit : « Car il faudrait admettre qu’il existait une petite musaraigne, Purgatorius, notre ancêtre, il y a 70 millions d’années, qui a exterminé les dinosaures à l'aide de météorites et de volcans gigantesques ; que les plantes à fleurs sont arrivées au bon moment pour célébrer l’événement ; que l’Afrique s’est fendue d’un grand Rift et que les calottes glaciaires ont apporté une touche rafraîchissante finale. Cette symphonie d’événements digne de Fantasia ne fait qu’aligner une série de contingences. Si tout était à refaire, la partition jouerait un autre air, mais pas pour les hommes, pas plus que pour les singes, les chevaux ou les serpents »49. Nous n’en finirions pas de citer de grands savants aussi célèbres les uns que les autres, qui ont sur la coexistence espritmatière, au sein de l’univers, des opinions différentes ou très nuancées ; certaines d’ailleurs exprimées de manière plus affirmative que d’autres, où les subjectivités et les croyances ne sont pas étrangères. Je serais incomplet si je ne citais pas le professeur Prigogine, Prix Nobel de chimie, (photo RTBF prise lors de l’émission Noms de dieux) : « Ce qui émerge aujourd’hui est donc une description médiane, située entre deux représentations aliénantes, celle d’un monde déterministe et celle d’un monde arbitraire soumis au seul hasard. Les lois ne gouvernent pas le monde, mais celui-ci n’est pas non plus régi par le hasard (...) »50. 49
Historia spécial n°50 p. 24
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Emission « Noms de dieux » RTBF et Edmond Blattchen
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Prigogine situe l’histoire des hommes dans cet ensemble d’ensembles qu’est le cosmos : « Il y a une histoire cosmologique, à l’intérieur de laquelle il y a une histoire de la vie, dans laquelle il y a finalement notre propre histoire (...) C’est l’idée d’un univers en construction »51. Sur le point de savoir qui ou quoi a construit l’univers, Prigogine ne s’aventure pas. Comme Bergson, il pense que : « la création de l’univers est avant tout une création de possibilités, dont certaines se réalisent et d’autres pas »52. D’où ce dialogue pathétique entre Einstein et Bergson, l’un déterministe et l’autre partisan de l’Evolution, l’Evolution créatrice. L’idée fondamentale de Bergson était un Temps orienté et s’il s’est tourné vers la métaphysique, c’est parce qu’il n’y avait rien dans la physique de son époque qui permît d’envisager un Temps orienté. Or Einstein n’en voulait pas, car pour lui le sens du temps est une illusion. Mais, Prigogine veut réconcilier le philosophe et le physicien ou du moins trouver en eux une valeur commune. Cette valeur est le choix, la liberté et la responsabilité. Ou bien nous sommes le produit d’une auto-organisation qui s’édifie par l’intérieur, par ce que nous appelons « les lois de la nature » ou bien le cosmos (Bergson) ou nous sommes le produit d’un « programme » extérieur (Einstein), « mais dans tous les cas, il y a un choix, une liberté et une responsabilité ». Parmi les penseurs scientifiques de cette fin de millénaire, il y a d’autres physiciens de haut niveau qui ont compris que la philosophie des sciences méritait toute notre attention. C’est le cas de Jean Charon qui s’est inséré entre la matière et l’esprit parce qu’il les considérait comme deux faces insépa51 Ibid 52
Ibid
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LA FIN DES HOMMES MACHINES rables du réel : « On croit que notre corps est une statue gelée dans laquelle chaque particule a sa place une fois pour toutes. Or ce n’est qu’une apparence, car 98 pour cent des atomes de notre corps changent en une année ; notre peau change tous les mois ; notre squelette tous les sept ans. Tout ce qui constitue notre organisme est donc changé intégralement en sept ans. Pourtant, la forme reste la même ou à peu près. De toute évidence, une sorte de savoir-faire semble à l’œuvre »53. Ce même Jean Charon n’avait-il déjà pas écrit : « Je sais que je suis l’enfant du plus conscient que moi, avec lequel je vis physiquement en symbiose comme les cellules de mon corps le font avec moi ; je sais que ce Berger qui veille sur moi saura, si je suis capable de l’entendre, m’indiquer si ma liberté m’écarte trop du chemin que l’évolution construit avec moi et pour moi, vers le plus. Je sais que l’Eternel est mon Berger. Je me le répète aujourd’hui souvent, comme une affirmation positive pour préluder à chaque journée, à chaque nuit.(...) J’ai vécu 15 milliards d’années. Car je suis né avec ces premiers électrons créés à partir de la lumière originelle, au début du monde »54. Pour étudier l’ensemble des phénomènes physico-chimiques qui régissent le cosmos, l’humanité a créé les sciences exactes ; mais la manière dont les hommes ont réfléchi au cours de leur histoire et comment ils ont utilisé leur savoir, c’est le domaine des philosophes et des sociologues. Selon Marx, l’ouvrier n’a plus la liberté de ses choix, de ses outils et de ses fins et il est devenu « un appendice de chair dans une machine d’acier ». Son déterminisme matérialiste éprouve toutefois le besoin de préciser qu’il n’y a pas de cause acquise, que l’inné est secondaire et que seuls le « matérialisme historique » et les luttes de classes interviennent dans la création de tous les objets de ce monde. C’est pourquoi Marx a mis l’accent sur le projet et la finalité humaine en considérant que les objets n’ont pas tous été créés par l’évolution, mais par l’homme : « Les objets de la certitude sensible la plus simple ne sont eux-mêmes donnés que par le développement social, l’industrie et les échanges commerciaux (...) On sait que le cerisier, dans presque tous les arbres fruitiers, a été transporté sous nos latitudes par le commerce et ce n’est donc que grâce 53
Jean Charon, Et le divin dans tout ça ?, Albin Michel, p.41 Jean Charon, J’ai vécu quinze milliards d’années, Albin Michel, pp. 154 et 155
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à cette action d’une société déterminée à une époque déterminée qu’il fut donné à la certitude sensible de quiconque ». Donc, même l’arbre qui paraît être donné là de toute éternité est un objet inséparable de la production de l’homme. Limiter l’évolution du monde et de l’humanité en particulier à la seule dynamique de la lutte des classes est une théorie dépassée aujourd’hui. Pourquoi ne serait-ce pas l’inverse : l’inné, la principale cause, et la lutte des classes, la seconde ? Personne ne peut pondérer a priori l’influence de l’un et de l’autre. La théorie marxiste atteignit en Union soviétique des proportions dramatiques sous l’action du généticien Théodore Lyssenko qui combattait la notion de gène dont il considérait l’invariance comme totalement incompatible avec les thèses du « matérialisme dialectique de la nature » pour lesquelles l’inné est quantité négligeable. Le principe de l’influence du milieu devait être prépondérant et il n’était pas question de démontrer le contraire. Homme fanatique et sans scrupule, Lyssenko entraînera l’URSS dans une catastrophe économique par ses initiatives désastreuses qui empêcheront tout développement de la génétique dans son pays. Le terme de « génétique » fut d’ailleurs interdit par le pouvoir et de nombreux scientifiques payèrent de leur vie leur refus de « politiser » les chromosomes. Les sociobiologistes actuels dont O.E. Wilson jettent un pont entre les sciences naturelles et les sciences sociales, et 55 l’expression « des gènes à la culture » mérite une explication : « Comment peut-on prétendre parler d’un gène qui commanderait la culture ? En fait, aucun scientifique ne l’a fait. (...)Tous les biologistes parlent d’interaction entre l’environnement et l’hérédité. Mais sauf dans les carnets de laboratoire, jamais ils ne parlent d’un gène qui « causerait » un comportement donné, et jamais ils ne prennent cela au pied de la lettre. Cela n’aurait pas plus de sens que son contraire, l’idée selon laquelle un comportement procéderait de la culture sans l’intervention de l’activité cérébrale. L’explication de l’action causale des gènes sur la culture, comme celle des gènes sur n’importe quel produit de la vie, ne réside pas dans l’hérédité seule. Et pas davantage l’environnement, mais bien l’interaction 55
Wilson, E.O., L’unicité du savoir, Robert Laffont, Paris, 2000, p.180
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LA FIN DES HOMMES MACHINES entre les deux56 (...) Et Wilson donne un exemple : « Le cas d’école de norme de réaction, c’est la forme de la feuille d’une plante amphibie. Quand un spécimen de l’espèce considérée pousse sur la terre ferme, ses feuilles ressemblent à des pointes de flèche. Quand il pousse en eau profonde, les feuilles à la surface ont la forme de pieds de lys ; et quand il est submergé en eau profonde, les feuilles se développent comme des tiges d’herbes qui flottent au gré du courant. Aucune différence génétique connue chez ces plantes ne sous-tend cette extraordinaire variation. Ces trois types de base sont des variations de l’expression du même type de gènes causées par différents environnements. Elles forment ensemble la norme de réaction des gènes commandant la forme des feuilles ». Après les explications de Wilson, il m’apparaît que toutes les théories évolutionnistes sont tout à fait compatibles avec l’existence de Dieu, que celui-ci prenne le nom de Big Bang (Lemaître), d’Elan vital (Bergson), d’Energie radiale (Teilhard)... L’homme est bien un instrument de propagation de l’esprit, mais il n’est pas en soi la finalité de l’esprit.
L’hominisation est une organisation parmi d’autres Il faut être indulgent pour l’Homme, si l’on songe à l’époque à laquelle il a été créé. Alphonse Allais Les actions de l’homme et le savoir qu’il a accumulé au cours des siècles - qui représente tant pour nous et qu’Einstein met en exergue dans sa profession de foi - ne sont pas indépendants de l’évolutionnisme. Les objets de connaissances et les actions humaines ne sont pas de purs produits fabriqués directement par Dieu - quel que soit le nom qu’on Lui donne mais proviennent d’une évolution biologique et psychologique telle qu’il fallait que l’homme fût créé pour qu’ils puissent euxmêmes exister. L’hominisation biologique est mesurée sur trois principaux paramètres : la marche érigée, la libération de la main et la « cérébralisation » en tenant compte de leurs interrelations fonctionnelles. Il a fallu quatre cent mille à cinq cent mille générations, soit 20 à 25 millions d’années pour que l’évolution biologique construise les anthropomorphes actuels. 56
Ibid, p.180-181-182
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C’est grâce à leur main préhensile que les précurseurs des hominiens ont pu apprécier les directions, les distances et situer l’endroit où ils se trouvaient. Cette « représentation centrale de l’espace » - comme dit Lorenz - permet non seulement aux hominiens de se mouvoir dans celui-ci, mais aussi de déplacer les objets de leur environnement. Ainsi, ils économisent un maximum d’énergie qu’ils dépenseraient s’ils agissaient de manière probabiliste en répétant maintes fois les mêmes gestes jusqu'à ce qu’ils trouvent celui qui correspond à l’objectif visé. De cette hominisation biologique se dégagent les conditions de la pensée raisonnée et de la fabrication méthodique d’outils. C’est ici qu’intervient une fois de plus l’analyse systémique : elle nous apprend que par une série d’interactions et de rétroactions, les paramètres qui ont donné naissance à l’hominisation se sont enrichis mutuellement et ont accru considérablement les aptitudes des espèces concernées. La sexualité et l’intégration familiale, la sollicitude parentale et la domestication sont des formes de sélection naturelle particulières, tandis que la réduction de l’instinct et la liberté d’action sont des modes de comportement qui se sont adaptés au cours du temps. Simultanément, la sélection a permis de corréler les expériences personnelles avec le monde réel en transmettant les connaissances de génération en génération. L’accumulation de celles-ci a amené l’homme à prendre conscience de ses potentialités cérébrales et de les utiliser comme puissance créatrice capable de modifier son environnement. À l’évolution biologique, s’est ainsi progressivement adjointe l’évolution culturelle.
Ce n’est pas une raison pour nous prendre pour des « dieux » : nous ne sommes que des singes d’une espèce avancée Les moins stupides de notre espèce savent que par rapport aux autres animaux, les grands singes, par exemple, nous ne pouvons pas vraiment exalter notre supériorité. Leur potentiel expressif nous étonne et leur morphologie nous rappelle constamment nos ancêtres communs. Ne nous sommes-nous pas souvent posé la question de savoir ce qu’ils pourraient nous dire s’ils possédaient la capacité d’émettre des sons plus nuancés ?
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LA FIN DES HOMMES MACHINES L’homme partage avec les chimpanzés et les bonobos 98 pour cent de ses gènes. Selon Frans de Waal57,aujourd’hui, la discipline a tourné le dos aux approches dogmatiques et monolithiques du « tout génétique » ou du « tout apprentissage » et la vieille querelle entre l’inné et l’acquis est désormais périmée. La subjectivité a fait place à des bilans plus fiables et plus nuancés. De réputation sexuelle sulfureuse, les bonobos restent les moins connus des grands singes. Ils vivent dans la forêt tropicale du bassin du fleuve Zaïre (République démocratique du Congo), et l’on pense qu’ils n’ont jamais quitté leu pays d’origine. La population des bonobos est difficile à évaluer, compte tenu de la difficulté d’accès à leur territoire, mais on l’estime comprise entre 2500 et 10000. Même si l’on ajoute quelques centaines qui sont captifs dans les zoos européens et américains, l’espèce est fragile et menacée. Ces animaux ont la particularité de désamorcer leurs conflits par une activité sexuelle fréquente, intensive, hétérosexuelle et homosexuelle. Alors que les chimpanzés s’accouplent more canum ( à la manière des chiens ) les bobonos ont la particularité de relations sexuelles face à face, (more hominum, à la manière des humains) ; celles-ci étant favorisées par la localisation des organes sexuels de la femelle, plus entre les jambes que les chimpanzés. Société idéale ? On peut la qualifier de tolérante, sensible, intelligente. On peut s’étonner de ne pas voir les bonobos utiliser des outils dans leur milieu naturel ; les primatologues disent qu’ils n’en ont pas besoin. Cependant, de nombreux exemples prouvent que ces animaux sont capables d’empathie : ils se mettent parfois à la place de leurs congénères et leur viennent en aide58. Comme l’écrit le naturaliste E.O.Wilson : « Chez les animaux, ce sont les grands singes qui se rapprochent le plus de la vraie aptitude linguistique. (...) Leur champion s’appelle Kanzi, un bonobo, l’animal le plus intelligent qu’on ait observé en captivité. J’ai rencontré ce génial primate lorsqu’il était encore tout petit (...) J’ai joué avec lui et partagé un verre de jus de 57
De Waal, F., Lanting, F., Bonobos, le bonheur d’être singe, Fayard, Paris, 1999 58 Voir article de Michel Febvre dans Pour la science de mars 2000(édition française de Scientific American),
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raisin, et j’ai été frappé par son attitude générale, étonnamment semblable à celle d’un enfant de deux ans. Des années plus tard, Kanzi a acquis un vocabulaire riche, avec lequel il indique ses désirs et ses intentions sur un clavier d’images-symboles. Il construit des phrases qui sont lexicalement, sinon grammaticalement correctes. Un jour, il a dit « Eau glace venir » (Donnezmoi de l’eau avec de la glace) et on lui a apporté sa bois-son 59 » . Le fait que l’homme se serve d’un langage lui permettant de désigner des objets et d’exprimer des sentiments précis est un atout considérable. Et même si la plupart des animaux savent exprimer leur faim d’une manière ou d’une autre, ils savent difficilement désigner par leurs sons le type de nourriture qu’ils désirent. Cette propriété du langage a permis à l’espèce humaine de se distancer de plus en plus des animaux les plus évolués en transmettant de génération en génération les produits de sa pensée, comme les outils et ses expériences. C’est l’existence de la « tradition cumulative » et des outils qui ont permis à l’homme de devenir l’espèce dominante de tout le monde animal. Oserais-je répéter cette analogie qui provoqua jadis quelques sursauts parmi mes lecteurs : « L’homme est au chimpanzé ce que l’ordinateur de l’an 2000 est à celui des années soixante : un produit qui s’est développé davantage ». De même qu’il m’est impossible de passer sous silence cette réflexion que j’ai lancée à une étudiante après avoir attendu un temps certain la réponse à la question que je lui avais posée : « Même le Bonobo pourrait répondre à cela ! ». Il s’agissait d’une notion élémentaire de chimie et ma remarque fut mal acceptée. Mais, ce que l’étudiante ignorait, c’est que je pensais vraiment - non pas qu’elle était un grand singe mais que le singe nommé Bonobo - s’il avait disposé d’un QCM en images-symboles - aurait répondu à cette question. L’homme n’est rien de plus qu’un organisme pensant, un produit de la nature qui a évolué plus que les autres produits. Le « Es denkt in mir » de Nietzsche, le « Cela pense en moi », c’est certes la tradition, mais c’est aussi l’organisation moléculaire biologique qui s’est complexifiée au point qu’elle a sécrété la pensée ou que celle-ci est co-présente depuis le début de la formation du cosmos. Si le chimpanzé, le gorille, le Bonobo et 59
Wilson, E.O., op. cit., note n°50, p.172-173
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LA FIN DES HOMMES MACHINES l’Ourang-Outang avaient une configuration du larynx différente de la nôtre, peut-être pourraient-ils aussi s’exprimer comme l’homme, et peut-être diraient-ils aussi « Es denkt in mir » ? Alors que les ressemblances morphologiques entre les hommes et les grands singes représentent 60 pour cent des caractères étudiés, les biologistes moléculaires ont constaté que, sur l’ensemble du génome humain, un pour cent seulement des gènes était différent du génome des singes. Mais, petites causes, grands effets. On constate que l’évolution morphologique est contrôlée par les gènes « architectes », qui décident de la vitesse et donc de la durée du développement des espèces. Cette découverte est révolutionnaire si on la compare à l’ancienne conception synthétique du milieu du XXe siècle qui associait de petites différences morphologiques à de faibles mutations et de grandes différences morphologiques à des milliers de mutations.
Devenons-nous remuants comme de simples fourmis ? N’est-ce pas là le comble des hommes machines ? L’observation due au major Hingston mérite d’être rappelée parce qu’elle illustre l’orientation finalisée de l’action collective des fourmis dans l’enlèvement d’une proie d’une certaine dimension. « Lorsqu’on jette un peu de nourriture à une fourmi de l’espèce Cremastogaster auberti qui vit sur les figuiers de la région de Bagdad, on la voit immédiatement se diriger vers le nid et revenir avec une équipe. Après avoir découvert l’endroit où se trouve le butin, l’équipe forme un cercle autour, le dépèce et l’emporte par fragments dans le nid. Si l’on coupe une sauterelle en trois fragments - le premier ayant une longueur de 5 millimètres, le deuxième étant deux fois plus grand que le premier, et le troisième trois fois plus grand que le deuxième - et que l’on dépose les trois fragments devant trois fourmis se trouvant sur le même arbre, mais en des points différents, toutes trois se précipitent vers le nid. Chacune dépêche une équipe vers son fragment. L’expérimentateur les laisse seules pendant dix minutes, après quoi il compte le nombre de fourmis faisant partie de chaque équipe : elles sont 28 devant le petit fragment, 44 devant le fragment de longueur intermédiaire et 89 devant le plus grand. En gros, chaque nombre est le double de celui qui le précède, autrement dit à peu près proportionnel aux dimensions du fragment.
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L’action collective de Crematogaster auberti est censée manifester selon l’auteur, une certaine forme d’estimation ‘intelligente » du travail à effectuer. Sans discuter la légitimité de ce qualificatif, il est indubitable que le comportement observé suppose que les fourmis recruteuses ont transmis à la collectivité une information différentielle au sujet du but à atteindre : elles ont donc mémorisé et transmis au groupe une donnée extérieure au moyen d’un code particulier. La finalisation est donc évidente.
La dépersonnalisation des hommes au profit de quelques-uns Certes, les expériences du XXe siècle ont rendu compte d’échecs cuisants dont les répercussions sont encore fortes aujourd’hui. C’est le cas du communisme pratiqué par une Nomenklatura qui n’a fait que reproduire un système aliénateur et aussi totalitaire que la monarchie tsariste qu’elle avait supprimée. Les moules de la vanité et du pouvoir ont vite fait de se renouveler au cours du temps. Leurs formes sont différentes, mais les modèles qui en sortent sont coulés dans la même matière dont les principes fondateurs privilégient tôt ou tard une extrême minorité. Ce que l’on peut croire sincère fait trop souvent place aux égoïsmes, aux pouvoirs despotiques, aux intérêts personnels qui finissent par prévaloir sur le fond. Marx et Jésus, à un moment ou à un autre, ont été trahis par des hommes qui les ont pris en otage pour bâtir le système qui convenait à leurs propres intérêts. Au vingtième siècle, Mao Tse-Toung et ses successeurs ne cherchaient pas un marxisme universel, mais le leur. Les différences entre les particularismes ont souvent un rôle plus important que les similitudes au niveau du système global. C’est aussi la raison pour laquelle la papauté lutta longtemps pour refuser un christianisme universel qui fût différent de celui qu’elle voulait. Mais, aujourd’hui, la majorité des particularismes s’accordent à accepter la pensée économique et sociale actuelle comme étant la seule capable de rendre aux hommes le bonheur de vivre. Il n’est pas rare que des personnes prétendant se battre pour le social soient elles-mêmes minées par la pensée unique et par la nécessité de trouver en l’humain un
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LA FIN DES HOMMES MACHINES gisement égoïste plutôt qu’une finalité partagée. C’est souvent le cas dans cette guerre économique que nous vivons de manière permanente depuis bientôt trente ans où de nombreux dirigeants d’entreprise et leurs cadres sont appelés à « dégraisser » les structures qu’ils ont en charge en se débarrassant le plus possible de leur inutile contenu : les hommes et les femmes. Il faut, en permanence, nous protéger d’insidieux courants d’idées toujours prêts à tuer dans l’œuf les puissances novatrices qui visent le bien-être humain, car il est trop facile de discréditer le bon sens et de qualifier d’utopie ce que nous refusons d’envisager. Évidemment, toute la question est de mettre d’accord su cette notion toute relative qu’est le « bien-être ». La politique des fournis dont il vient d’être question est évidemment contrôlée par leur reine et il n’est pas rare d’entendre des dirigeants humains articuler des phrases qui vont jusqu’à prôner la dépersonnalisation des hommes qu’ils ont à gérer, ce qui donne à chacun de ceux-ci un sentiment de puissance dans l’abandon de soi pour un système qui l’englobe. Dans cet ordre d’idées, j’ai lu dans un journal d’entreprise les paroles d’un directeur qui disait : « Nous sommes parvenus à instaurer un système où il n’y a pas de cloisonnement hiérarchique. Personne n’est au service de personne, tout le monde peut se faire aider par tout le monde ». Ces paroles sonnent d’autant plus faux que celui qui les a prononcées voulait au contraire se faire remarquer et donc s’individualiser en dissimulant dans l’ombre la masse de ceux qui l’avaient aidé à atteindre ses propres objectifs dont celui – qui n’était pas le moindre – de réussir personnellement. Mais il faut savoir que de telles paroles animent les hommes-fourmis.
La plus grande connaissance actuelle est de se dire que nous ne connaissons rien Pendant des milliers de millions d’années, l’univers que nous connaissons aujourd’hui était sans vie. Celle-ci, au début du XXIe siècle, nous paraît insignifiante du point de vue de l’espace qu’elle occupe dans le cosmos, et infiniment récente par rapport au moment où a eu lieu le Big Bang. En partant du Purgatorius, le premier primate répertorié à ce jour, qui vivait il y a 70 millions d’années, puis en passant par le Ramapithecus (il y a 14 millions d’années), l’évolution a engen-
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dré les Australopithecus (il y a cinq millions d’années pour Australopithecus anamensis et trois pour l’Australopithecus africanus). Puis l’Homo Habilis (2 millions d’années), l’Homo Erectus (1 million d’années) et enfin l’homme actuel, l’Homo Sapiens Sapiens (il y a 100.000 ans). En cette fin de millénaire, il ne se passe pas un jour sans que nous apprenions quelque chose de neuf sur nos ancêtres. Et d’ailleurs, nous qui parlons volontiers de millions d’années en paléontologie et de millions sinon de milliards d’années-lumière en astronomie, interrogeons-nous sur la fragilité de nos connaissances, puisqu’il y a cent ans à peine que nous avons commencé à comprendre comment se transmettaient nos caractères héréditaires à notre descendance. Nous ne sommes donc qu’à l’aube de l’histoire des hommes et les théories élaborées depuis cent ans ne peuvent avoir la prétention de tout expliquer. La plus grande connaissance actuelle est de se dire que nous ne connaissons rien.
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Chapitre cinq
Des excès de la faculté d’entreprendre L'homme est né libre et partout il est dans les fers. Jean-Jacques Rousseau
Notre objectif n’est pas de dénoncer la technique à tout crins Signalons d’emblée que s’opposer aux excès de la faculté d’entreprendre et à la technique ne consiste pas à prôner le retour au monde magique ou à l’obscurantisme d’antan, comme on s’opposerait à la pornographie en prônant le retour à l’ascétisme sexuel. Notre propos n’est pas un appel à faire marche arrière par rapport aux conquêtes de notre raison ; il ne consiste pas à vouloir ranimer les fanatismes et les idolâtries, alors qu’il a fallu tant de siècles pour les combattre et en triompher partiellement. Notre objectif n’est pas de dénoncer la technique à tout crins, comme telle, mais bien le règne de la technique broyeuse d’hommes qui polarise ceux-ci sur les politiques guerrières, la destruction de l’environnement et la marchandisation du sexe. Si j’ai choisi la faculté d’entreprendre, c’est parce que celle-ci m’est apparue comme un terrain privilégié pour exprimer les
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LA FIN DES HOMMES MACHINES excès commis au nom de la liberté d’agir et de s’enrichir, mais aussi les excès responsables du malheur des hommes. Comme de nombreux étudiants et jeunes cadres des années soixante-dix, j’ai suivi les cours de plusieurs écoles de management dans le but d’affronter les difficultés de la décennie de la « Crise ». J’étais à l’époque un « bambin », puisque à 33 ans, je côtoyais d’autres « étudiants » qui, pour la plupart, étaient déjà chefs de service ou directeurs d’entités industrielles de plusieurs milliers de personnes. Certes, nous nous formions sur base d’études de cas très sérieuses provenant des Business Schools les mieux cotées au monde, mais il ne me fallut pas longtemps pour que je comprenne qu’entre le savoir acquis dans ces écoles et la réalité quotidienne du terrain où je vivais, existait une différence fondamentale semblable à ce qu’observent, d’une part, les généraux qui déplacent des chars sur une table avant d’engager la bataille, et ce que vivent, d’autre part, les capitaines et soldats parachutés sur le lieu des combats. L’entreprise, c’est aussi ce champ de bataille particulier où s’expriment les hommes d’acier, les vautours et faucons des gratte-ciel sans âme. C’est dans ces tours d’ivoire qu’ils construisent leur fortune colossale et qu’ils échafaudent leurs projets mercantiles en oubliant qu’ils sont hommes et que leurs semblables ont aussi besoin d’amour et de respect. La disparition des hommes machines n’implique pas nécessairement la disparition des machines, dans la mesure où celles-ci contribuent à un certain bien-être de l’humanité. Les conditions personnelles de ce bien-être seront envisagées ultérieurement, mais disons dès maintenant que l’imaginaire demeure le complément nécessaire à l’ordre social. Nous devons nous structurer pour refuser en permanence les innovations qui nous entraînent vers l’aliénation de la majorité des hommes au profit de quelques-uns. Il faut nous réhabituer à penser qu’une idée ou une action peut être féconde même si elle n’est pas source de profits financiers. Toute théorie qui pousse l’homme à se pencher sur lui-même et sur le sens de sa vie est bonne et engendre des comportements et des mentalités bénéfiques. L’idée que la technique permette à l’homme de se dépasser en quittant sa pauvre condition humaine ne m’a jamais paru insupportable. Au contraire. Le problème n’est pas la technique comme telle, mais bien son utilisation purement consumériste, élitiste et asservissante. La créativité technologique n’a cessé
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DES EXCES DE LA FACULTE D’ENTREPRENDRE de nous aliéner au cours des dernières décennies du XXe siècle, alors que, dans le même temps, nous pensions nous libérer des contraintes naturelles et politiques qui avaient empoisonné la vie de nos ancêtres. Il est évident que la ménagère a obtenu tout l’appareillage électroménager qui l’a libérée des travaux les plus pénibles, et tout aussi évident que la plupart des ouvriers disposent aujourd’hui d’une automobile leur permettant de gagner quelques heures de repos chaque jour par rapport à leurs parents qui, pour effectuer la pause 6/14 empruntaient les trains de nuit pour accéder à lieu de travail et rentraient chez eux, en fin d’après-midi. Il serait inconvenant que nous ne reconnaissions pas ce progrès positif pour l’humanité. Un autre exemple est ce robot doté de capteurs tactiles qui lui permettent de reconnaître grossièrement la forme d'un objet. C’est une pince bidigitale capable de saisir puis de soulever un œuf sans le briser. Belle prouesse technologique, certes, dont l’utilité pour les personnes handicapées est indéniable.
Mais, simultanément, à côté de ces nouveautés technologiques indispensables, les hommes des métiers sales ou inutiles ont produit un tas de choses qui n’ont pas fait prospérer l’humanité, mais qui, au contraire, ont été consommées par des chercheurs de plaisir, de puissance et d’escroquerie, autant de complicités qu’il y aurait lieu désormais d’interdire.
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LA FIN DES HOMMES MACHINES Le XIXe siècle a consacré la conviction que la technoscience était facteur de progrès. Le saint-simonisme et le positivisme d’Auguste Comte illustrent cette volonté de mettre la technique au service de l’homme afin d’assurer l’entrée dans une ère nouvelle. Mais, en voulant maîtriser la nature par la technique, l’homme en est devenu assujetti. Si la technique résulte de l’action humaine, elle est par conséquent intimement liée au rapport que l’homme entretient avec la nature. Aussi Heidegger, dans la question de la technique, propose de comprendre la technique dans ce qu’elle a d’essentiel, c’est-à-dire le dévoilement de l’être entendu au sens de provocation. L’action de la technique sur la nature libère des énergies et, par là même, produit un danger : alors qu’elle était originairement un projet de maîtrise de la nature, elle devient quelque chose que nous devons maîtriser. Le but poursuivi l’a déviée de sa trajectoire initiale, et nous sommes dorénavant dans l’obligation de réapproprier la technique sans quoi elle pourrait précipiter la destruction de la nature.
Il nous faut un principe supérieur qui donne sens à notre propre existence, Plantons le décor ! Par modernité, il ne faut pas seulement entendre une période de l’histoire, mais surtout une rupture par rapport aux valeurs traditionnelles. Alain Touraine nous dit qu’elle est liée à la rationalisation et que renoncer à l’une équivaut à renoncer à l’autre. En Occident, la modernité, c’est la société rationnelle dans laquelle l’homme a remplacé Dieu par la science. C’est la rationalité instrumentale opposant Sujet et Raison : « D’un côté, notre société de production de consommation de masse, d’entreprises et de marchés, est animée par la raison instrumentale (...) De l’autre côté, notre société est occupée par le désir individuel et par la mémoire collective, par les pulsions de vie et de mort (...) La modernité, qui avait refoulé et réprimé la moitié d’elle-même en s’identifiant à un mode de modernisation conquérant et révolutionnaire, celui de la table rase, peut enfin retrouver les deux moitiés d’elle-même. Elle ne peut se définir que comme le lien et la tension entre la rationalisation et la subjectivation »60. 60
Touraine, A., op. cit., note n°20, p. 280 et p 281
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DES EXCES DE LA FACULTE D’ENTREPRENDRE Autrement dit, le face à face de l’homme avec sa Raison signifie que celui-ci s’est façonné en agissant ; il a voulu se définir par ce qu’il faisait et ce qu’il consommait. Deux sentiments contradictoires le déchirent : il sent, d’un côté, que sa conduite relève de lui-même, n’engage sa personnalité que si sa pensée lui confère une signification. Mais il sent aussi que cette signification ne résulte pas entièrement du seul travail de sa pensée, qu’elle relève encore de cet au-delà psychologique dans lequel sa pensée s’enracine sans la contrôler. Il sent qu’être homme, c’est être contradictoirement soi et ne pas être soi, c’est à la fois se posséder et s’échapper. Cet état psychologiquement inconfortable dans lequel il veut être ce qu’il fait, ce qu’il modifie - et non pas ce qu’il a hérité du passé - mais tout en craignant que ses activités ne deviennent sa propre prison, c’est cela l’homme paradoxal contemporain. L’important est de pouvoir réorienter les besoins et les désirs de l’humanité sans détruire ses moyens de subsistance à long terme. Thème connu, mais constamment bafoué. Le système de valeurs qui régit nos sociétés actuelles a en effet un côté répugnant : la période industrielle a réduit les hommes à leurs caricatures en les retaillant sur des patrons utilitaristes ; l’amour a été ravalé aux petitesses de la liaison bourgeoise et du mariage-contrat, cet égoïsme à deux des unions de sexes, d’intérêts ou de lassitudes ; les banques ont édifié des palais plus imposants que des cathédrales. Bien que de nombreux cadres de la société industrielle participent à la dénaturation des hommes qu’ils ont en charge, d’autres souffrent de cette manière de diriger. Impatients de transformer le monde pour en tirer le profit maximum, les premiers exigent beaucoup de leur personnel en pratiquant ce qu’ils appellent la stratégie sociale d’entreprise, les autres considèrent qu’ils sont d’abord une « courroie de transmission » des ordres hiérarchiques, car ils se sentent plus proches de leurs dominés que de leurs dominants. Mais cette dernière position n’est pas toujours comprise, car, dans notre civilisation, on n’a pas le droit d’être un chef trop sensible aux arguments des travailleurs. Nos compagnons insoumis ont bien compris qu’ils devaient choisir leur camp, et celui du cadre, pour beaucoup de nos contemporains, c’est d’être du côté de la société bourgeoise et marchande et d’entretenir en son sein la rationalisation instrumentale voire même la rationalisation de la barbarie.
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LA FIN DES HOMMES MACHINES Cette ambivalence de rester conforme aux ordres totalitaires du pouvoir, et en même temps de ne pas les accepter, produit une situation invivable. C’est pourquoi la plupart d’entre nous ont préféré choisir un principe supérieur qui donne sens à leur propre existence, soit de manière immanente, soit en passant à travers un retour à Dieu, car sans spiritualité, sans personne faisant un pari sur le sens, il n’y a pas de monde meilleur possible. Toutes les institutions doivent participer à cette construction.
La trahison des élites L’élite est composée de l’ensemble des humains qui croient à la réalité et à l’efficacité de l’esprit, et qui décident de s’en faire l’instrument quel que soit d’ailleurs l’usage qu’ils en font. La cohérence entre l’essence même de l’esprit et les actions que celui-ci entreprend ou fait entreprendre mesure sa fidélité à lui-même. Dans la mesure où les élites ont dit oui à l’esprit, elles deviennent alors les professeurs de nos civilisations. Et comme de bons professeurs, elles doivent alors accepter de servir leur vocation plutôt que de choisir les voies obscures que leur ouvrent les esprits infidèles toujours prêts à les pousser à la trahison. Le tyran est toujours en nous, c’est-à-dire que la barbarie n’est pas qu’un état révolu de l’histoire de l’humanité, mais qu’elle reste dangereusement active au cœur même de chacun d’entre nous et souvent sous des masques qui rendent son identification malaisée. Comme l’écrivait Amédée Ponceau : « Les progrès de la psychologie individuelle, en particulier l’exploration de l’inconscient, ont beaucoup fait pour nous aider à reconnaître les composantes barbares permanentes de la personnalité humaine. Nous savons à présent que le barbare est l’homme centré sur des instincts de conservation et d’autodéfense, l’homme égoïste et agressif pour qui le monde n’existe que dans la mesure où il affecte ses besoins et sa peur. L’état barbare parfait serait celui où l’individu, replié sur sa différence, ordonnerait tout à sa satisfaction personnelle et vivrait solitaire au centre d’un monde d’êtres et de choses réduits par lui à l’existence neutre d’ustensiles »61.
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Amédée Ponceau, Timoléon, réflexions sur la tyrannie, Editions du Myrte
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DES EXCES DE LA FACULTE D’ENTREPRENDRE La civilisation se présente dès lors comme le moyen de décentrer l’homme, de le déséquilibrer, de le faire basculer hors de lui-même, vers les autres hommes en qui il reconnaît alors ses semblables et vers un monde non plus esclave de ses besoins, mais auxiliateur de son épanouissement. La tyrannie naît de la désagrégation des civilisations. C’est parce que l’homme ne se sent plus soutenu par les siens ni par les lois qu’il a créées que naissent les despotes. Et ceux-ci n’ont aucune envie de nous pousser vers la barbarie : ils sont marqués du signe de la civilisation et ne veulent pas s’en débarrasser. Leur but sera plutôt d’édifier sur les ruines de celleci, qu’ils ont d’ailleurs contribué à désagréger, une pseudocivilisation sur laquelle ils espèrent rebâtir une société moins exigeante où ils pourront tout à leur aise exercer leur action. Pour fonder leur puissance et en mesurer l’efficacité dans ce contexte de société monétariste, ils sont amenés à tous les compromis basés sur la valeur d’échange qui utilise le moyen de l’argent.
La « participation » pendant les années 70 L’homme machine ou l’homme concepteur de machine ? Les temps changent en fonction des moyens dont dispose l’humanité à s’exploiter elle-même : mon grand-père et mon père étaient considérés comme des chairs à canon, j’étais devenu une chair à profit. Les autorités des années soixante-dix et quatre-vingt reconnaissaient que le principal gisement d’idées pour construire l’avenir était la ressource humaine... à condition qu’elle participe. Cela semblait prodigieusement nou-veau. Bergson avait déjà énoncé au début du siècle que « L'idée de l'avenir est plus féconde que l'avenir lui-même »62. Nous avions donc parié sur l’avenir au cours duquel nous pensions nous façonner par le travail, pas seulement celui que nous choisissions, mais celui que nous avions trouvé. Nous étions convaincus que ce travail était notre finalité principale et permanente, l’essence de notre être. Il représentait notre manière d’exister, de nous exprimer, de nous singulariser. Par ce travail, nous avions conscience que ce n’était pas seulement un objet ni une œuvre que nous réalisions, mais nous-mêmes.
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Essai sur les données immédiates de la conscience
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LA FIN DES HOMMES MACHINES Nous étions loin de nous imaginer ce qui nous attendait. Les cadres supérieurs de cette époque étaient davantage techniciens que généralistes et ils avaient pris conscience que la croissance des turbulences économiques et des situations pourries ouvrait un large créneau à tous ceux qui pourraient en diagnostiquer les causes et y apporter remède. Le nombre de services aux entreprises se mit à croître de manière exponentielle et l’on vit arriver sur le marché de l’emploi une profusion de « consultants ». Ceux qui avaient fait un séjour aux Etats-Unis ou au Japon avaient un avantage certain, car l’exotisme faisait figure de compétence, même pour ceux qui s’étaient payé un séminaire plus touristique que studieux. L’important était que l’on puisse ajouter à son Curriculum Vitae un diplôme d’une haute école étrangère. Le verbe « manager » est entré dans nos dictionnaires de langue française ; il vient de l’anglais « To manage to » ce qui signifie « Parvenir à ». C’est un infinitif d’abord intentionnel nécessitant des moyens et une planification de tâches précises pour atteindre l’objectif désiré. Et l’on sait que pour « Parvenir à », il faut d’abord être motivé, c’est-à-dire avoir envie de consacrer sa vie à des activités dont la finalité est de « réussir ». Je crois au management et je l’enseigne. Mais pas n’importe lequel, surtout pas celui qui consiste à faire des hommes des mécaniques ordonnées, uniformes et stables qui perdent le sens du vivant. Le management qui m’intéresse est celui qui parvient à rendre l’homme soucieux de l’humanité. Au début des années soixante-dix, c’est-à-dire au début de la tourmente, des journées de formation pour cadres d’entreprises étaient organisées tous azimuts. Je me souviens qu’au cours de la projection d’un film réalisé par une firme en Robotique connue sur le marché, et devant une salle bien remplie, le commentateur exaltait le remplacement de l’homme par des machines que l’on voyait d’ailleurs réaliser divers travaux à des vitesses dépassant toute concurrence. Le commentateur du film eut l’audace, ou la stupidité, de dire que c’était la seule voie pour l’avenir et que le refus du robot était une preuve d’inadaptation et même de régression. Un de mes voisins se leva et hurla qu’il n’était pas d’accord. Il insista tellement qu’une hôtesse le pria gentiment de quitter la salle, ce qu’il fit en poursuivant ses invectives sur le film. Je l’entends encore crier « Robots ! Plus de boulot ! ».
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Pourquoi ne leur mettrait-on pas aussi une muselière ?
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LA FIN DES HOMMES MACHINES Il allait de soi, à cette époque, que la première qualité du manager était « l’efficience » et, pour mesurer celle-ci, il fallait constamment « quantifier » ce que l’on faisait en vue de vérifier si l’on privilégiait bien les profits financiers au détriment des avantages sociaux. Ce qui déclencha une comédie humaine sans précédent où il fallait feindre les apparences des hommes « musclés et performants ». Les personnes exerçant le métier de manager devaient surtout se montrer convaincantes face aux situations difficiles. Et elles l’étaient. En phase avec la prolifération de consultants et de services demandés par les industries, se sont développées les écoles supérieures d’administration et de commerce, dont la publicité n’hésitait pas à utiliser comme modèles des hommes profilés comme des robots et comparait le manager à l’astronaute en laissant supposer que leur enseignement devait inévitablement conduire à un gisement inépuisable d’aventures et de défis. Autrement dit : « Si l’aventure t’attire, n’hésite pas...Tu seras comblé ! ». Publicité combien mensongère que celle-là ! À côté de ces concepts novateurs, on demandait à ces hommes de « faire mouche », de « resserrer l’étau autour de priorités significatives », de « cibler les bons leviers d’action », de « débusquer les tâches redondantes », de « faire la chasse aux gisements de progrès ». Bref, un vocabulaire guerrier qui insufflait à tous les Rastignac une force supplémentaire qui devait les aider à conquérir le monde au profit de l’entreprise. Entraînées dans ce délire des grandeurs, les « âmes bien nées » préféraient ne pas attendre le nombre des années et les bretelles de Papa agissaient de concert. Pour accéder au plus vite à une situation hiérarchique élevée, le style « rouleau compresseur » s’imposait, mais ne suffisait pas ; il devait aussi s’accommoder - ou feindre de s’accommoder - de la participation, comme le « bulldozer » devait tenir compte de la présence de l’escargot fuyant le lopin de terre que le monstre mécanique s’apprête à remuer. En condamnant à la fois le capitalisme et le communisme, le Général De Gaulle, lors d’un entretien télévisé avec le journaliste Michel Droit, n’avait pas hésité à insuffler cet esprit novateur. C’était en juin 1968. Le Président de la République avait exalté les Français à participer avec leur patron à l’économie du pays : « La civilisation mécanique, qui nous apporte beaucoup de malheurs, nous apporte aussi une prospérité croissante et
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DES EXCES DE LA FACULTE D’ENTREPRENDRE des perspectives mirifiques, mais elle est mécanique… Elle enlace l’homme dans un engrenage écrasant, de telle sorte que l’individu n’a pas de prise sur son propre destin. D‘abord, il y a le communisme qui dit : « Créons d’office le plus possible de biens matériels et répartissons-les d’office, de telle sorte que personne n’en dispose à moins que qu’on ne l’y autorise. Comment ? Par la contrainte morale et matérielle constante ; autrement dit par la dictature implacable et perpétuelle. Non ! Du point de vue de l’homme, la solution communiste est mauvaise. Le capitalisme dit : « Grâce aux profits qui suscitent l’initiative, fabriquons de plus en plus de richesses qui, en se répartissant par le libre marché, élèvent le niveau du corps social tout entier. Mais, le bénéfice des entreprises, hélas, n’appartient qu’au capital et ceux qui ne le possèdent pas se trouvent dans un état d’aliénation à l’intérieur même de l’activité à laquelle ils contribuent. Non ! Du point de vue de l’Homme, le capitalisme n’offre pas de solution satisfaisante. Il y a une troisième solution, c’est la participation qui change la condition de l’Homme au sein de la civilisation moderne ». Le Président Valéry Giscard D’Estaing, six ans après cette interview de De Gaulle, montrait que la participation et la communication étaient bien une réalité puisqu’il n’hésita pas à inviter les éboueurs de la rue du Faubourg-Saint-Honoré pour partager son petit déjeuner autour d’une table garnie de croissants au beurre et de café. L’autorité d’animation remplaçait l’autorité paternaliste. L’homme devenait le premier « gisement » de l’entreprise et la « Direction du personnel » ne tardait pas à s’appeler : « Direction des ressources humaines ». Le dynamisme devait absolument prendre un visage humain pour qu’il soit crédible. Bref, le principe de responsabilité se substituait au principe d’obéissance. La communication existait bien et on la favorisait : on nous conviait, par exemple, à midi autour d’un sandwich en vue d’échanger nos idées et de partager ainsi davantage nos difficultés, et il était de bon ton d’adopter ces méthodes à tous les niveaux. Le style « Prédicateur américain » s’agitant en bras de chemise et sans cravate sur une scène était devenu à la mode. Le franglais faisait partie du vocabulaire des participants aux soirées mondaines, car il fallait adopter un langage ésotérique pour personnaliser sa fonction et lui apporter une crédibilité
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LA FIN DES HOMMES MACHINES professionnelle. Grâce à ces mots, l’homme se figeait dans une orthodoxie. La vie artificielle qu’il devait adopter brisait ainsi ses tendances personnelles et le conditionnait par des actes ciblés, par une manière d’être, ce qui avait pour but d’essayer de tuer en lui tout sentiment qui ne serait pas compatible avec le but visé. En plus des mots, il y avait l’habillement de ceux qui les prononçaient. L’esthétique de l’émetteur devait aussi se personnaliser. Parmi les doctrinaires du Business, j’ai connu un excentrique qui se présentait le week-end sur son lieu de travail, accoutré d’une chemise à carreaux, le pantalon soutenu par des bretelles texanes, pour donner l’impression à ses collaborateurs qu’il savait se mettre à l’aise et que sa personnalité avait ce côté décontracté que les autres jours de la semaine lui interdisaient d’exprimer. Parmi ceux qui venaient spécialement le samedi matin pour lui démontrer leur attachement à sa personne, et à l’entreprise, on ne tarda pas à voir d’autres chemises à carreaux et d’autres bretelles. Quand cet industriel disait : « mes ouvriers », comme le général dit : « mes soldats », son moi s’élargissait en raison du nombre de ses hommes qu’il ne reconnaîtrait pas dans la rue »63 (...) Ainsi, le moi (...) ne se présente jamais à la conscience, sans que le mien lui fasse, plus ou moins splendidement cortège »64. Convaincu de l’utilité de ce système de valeurs, c’est avec une foi peu commune que je m’appliquai aux circonstances. Je consacrai beaucoup de temps à la « stratégie sociale d’entreprise », discipline incontournable grâce à laquelle je devais établir avec mes chefs, collègues et collaborateurs des relations où l’empathie devait nous dynamiser pour le bien de tous. Comment aurais-je d’ailleurs pu nier le bien-fondé de cet « enseignement » alors que ses disciplines provenaient des meilleurs managers mondiaux et qu’elles adoptaient une « logique économique » qui avait fait ses preuves dans les deux pays phares de l’époque : le Japon et les Etats-Unis. Les plus attentifs parmi nous avaient discerné dans les mots et les choses des intentions qui n’avaient rien pour nous rassu-
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Ch Blondel, Tr. De psychol, de Dumas, II, 526
64
Ibid., p.527
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DES EXCES DE LA FACULTE D’ENTREPRENDRE rer. « Quand tout le monde est bossu, la belle taille devient la monstruosité », disait Honoré de Balzac. Et, effectivement, les monstruosités fleurissaient. Le mot « dégraissage », par exemple, signifiait dans le nouveau jar-gon : allégement des structures. Nous nous habituions à cette expression, car notre formation avait tellement étendu ses racines profondément en nous que nous n’avions aucune envie de nous opposer au remplacement des ressources humaines par les machines. J’aurais donc pu, comme beaucoup d’autres, qui ne s’étaient même pas posé la question, bannir pour toujours cette logique destructrice des valeurs humaines. Mais, comme beaucoup d’autres aussi, j’avais souvent constaté que ma raison pouvait tout autant que mes sens me tromper et me tricher et les mots que je prononçais prenaient une signification toute différente selon les circonstances. Je donnai, à cette époque, le bénéfice du doute aux nouvelles formes de gestion.
Les sophistes, héros des temps nouveaux La parole est dans le commerce des pensées, ce que l’argent est dans le commerce des marchandises, expression 65 réelle des valeurs, parce qu’elle est valeur elle-même . Vicomte de Bonald La mentalité de l’époque où Taylor disait à l’ouvrier Shartle : « On ne vous demande pas de penser ; il y a ici d’autres gens payés pour cela » n’est pas révolue, comme on le dit si souvent. Les temps semblent avoir changé avec les nouvelles méthodes de gestion, mais les productivistes des années soixantedix, et des décennies qui les ont suivies, n’ont pas pour autant abandonné l’idée de diviser le travail en des tâches de plus en plus simples, comme nous le montre le film « Les Temps modernes ».
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Législ. Prim. , Disc.prélim. , § 1er . Oeuvres, I, 1082
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LA FIN DES HOMMES MACHINES
Les spécialistes qui voyageaient au centre des organisations essayaient toutefois de limiter les dégâts dus à la perte d’initiative qui menace les personnes réduites à effectuer les tâches routinières. Les besoins psychologiques des cadres d’entreprise et leurs aspirations ne sont pas fondamentalement différents de ceux des ouvriers. Les besoins matériels (standard de vie et sécurité) ; les besoins de comprendre ; d’être considéré et de s’élever... sont des thèmes connus depuis longtemps ; la productivité fait toujours l’objet d’éloges. Dans les milieux industriels plus particulièrement, il n’est pas rare d’entendre aujourd’hui que cette productivité est au service de l’homme et que l’ingénieur est au service de la productivité. « Taylor n’est toujours pas mort (...) Au contraire, le taylorisme se maintient et survit dans une quantité d’endroits et, pire encore, s’acclimate aux nouveaux procédés de production ou resurgit triomphant dans des secteurs qui avaient été jusqu'alors épargnés comme bon nombre d’activités de ser-vices (...) Gestion serrée oblige, des groupes spécialisés dans l’hôtellerie, le nettoyage ou la restauration collective redécouvrent les mérites de cadences de métronomes. Une femme de
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DES EXCES DE LA FACULTE D’ENTREPRENDRE ménage doit faire une chambre en douze minutes, tout en respectant une check-list de cinquante-quatre opérations »66. Une certaine mutation du système mécaniste de base établi par Adam Smith, le père du système économique capitaliste, semble avoir fait place à une sollicitation plus flatteuse tenant compte de la nature humaine. Souvent, on constate que les mots l’emportent sur les faits. Par exemple, ce message bien connu de tous nos compagnons : « On vous demande de nous aider à penser, pour qu’ensemble nous gagnions. Vous êtes payés pour penser d’abord... Restructurez, prenez de la peine, c’est le salut de votre entreprise ! Et de vous-même. N’ayez crainte de vous remettre en cause, et si votre propre fonction ne s’avère plus indispensable au salut de votre entreprise, ne craignez pas de la dénoncer ». Parmi ces beaux parleurs, certains « sophistes » ne prononcent pas la suite de la phrase qu’ils sous-entendent néanmoins : « Après que vous aurez bien informé la Direction sur la manière de supprimer votre fonction, on verra ce que l’on pourra faire de vous ; et si l’on ne trouve rien... ». Les invectives « taylorisantes » ont fait place peu à peu à d’autres expressions prononcées par des gens capables de défendre des thèses contradictoires avec des arguments qui paraissaient d’égale valeur. Partisans de la controverse comme facteur déstabilisant, certains chefs aiment pêcher en eau trouble et se font une gloire de diviser pour mieux régner. « Comment peut-on se tromper volontairement si ce n’est dans le but de tromper autrui ? » Le sophiste fait... des sophismes : il s’est transformé en une sorte de manipulateur cynique et « satanique » des foules, en propagandiste avant la lettre, capable de faire triompher n’importe quelle thèse en jouant sur les préjugés et les émotions de leurs auditeurs. Cette fois, il ne s’agit pas de rendre les futurs orateurs capables d’exprimer une « profondeur », mais bien de faire croire à l’existence d’un contenu substantiel. (...) En fait, le bon sophiste ( au sens devenu péjoratif du terme) est capable de défendre n’importe quelle cause : le contenu n’importe plus, seule compte la forme, la manière de dire « la rhétorique » (...) Il s’agit de faire semblant d’argumenter pour 66
Alain Lebaube à la page 1 du supplément « Initiatives » du journal Le Monde du 4décembre 1991
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LA FIN DES HOMMES MACHINES persuader subrepticement par des moyens de pression morale inavoués et implicites ; il faut faire prévaloir le vraisemblable (ce qui ressemble au vrai) sur la vérité (...). Le sophiste n’a nul besoin de la force physique, de la violence réelle : il obtient exactement le même résultat en maquillant une persuasion particulièrement perverse sous les apparences de la conviction rationnelle ; le public croît avoir compris, mais c’est une illusion que Socrate, à ses risques et périls, dénoncera.(...) »67. C’est ainsi que, parmi tous ceux qui ont connu ces virtuoses de la phraséologie, se trouvent encore des naïfs prétendant que l’on a fait dire à Taylor ce qu’il n’a jamais vraiment dit ni pensé. « Ne confondons pas les idées de Taylor et celles du Taylorisme ! », s’est exclamé l’un d’eux. Certes, Taylor n’est pas le seul qui ait été mal compris ou caricaturé par ses semblables ; ce fut déjà le cas quand le Struggle for life devint le concept darwinien par excellence, alors que le biologiste anglais ne voyait pas seulement la sélection naturelle comme le résultat d’une immense boucherie, d’un immense gâchis, mais en laissant place, dans une certaine mesure, à l’altruisme. Dans cette série d’hommes mal compris, ou pris en otage, il faut aussi citer Jésus Christ dont les messages furent endoctrinés par un certain pouvoir religieux pendant des siècles. Et les pouvoirs totalitaires qui prirent en otage Karl Marx ont aussi, à leur manière, interprété la pensée du philosophe. Mais, pour Taylor, il me semble difficile de démontrer que sa théorie a endossé une série d’interprétations qui n’étaient pas contenues dans ses oeuvres maîtresses. 68 Dans son livre intitulé : « La direction des ateliers » , il veut nous faire comprendre que le principe de direction scientifique postule l’accord des deux partenaires : patron et ouvrier, que le devoir des employeurs, dans leur propre intérêt et dans celui de leurs employés, est de veiller à ce que chacun de ceux-ci produise autant que possible le genre de travail le plus élevé qui convienne à son intelligence et à ses aptitudes physiques, qu’il faut créer un esprit d’équipe entre les hommes spécialisés, qu’il faut s’entretenir avec chacun d’eux pour connaître leurs qualités et leurs limites, que chaque type d’homme est de première 67
Haarscher, G., Le fantôme de la liberté, Editions Labor, Bruxelles, 1997, p. 48-49-50 68 Taylor, F.-W., La direction des ateliers, Dunod, 1923
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DES EXCES DE LA FACULTE D’ENTREPRENDRE catégorie, qu’il ne faut pas modifier trop rapidement les méthodes de direction : durée 3 à 5 ans ; que la meilleure organisation doit être basée sur des salaires élevés... Tout cela paraît raisonnable et n’y retrouve-t-on pas les bases mêmes du bon sens et de la participation ? Ces phrases ne nous amènent-elles pas à penser que Charlie Chaplin exagérait et, qu’en réalité, Taylor incitait le patronat à tenir compte de la pénibilité des ouvriers, comme c’est le cas dans le dessin d’Honoré ?69
Mais, la suite est moins humaine quand Taylor ajoute que ces salaires élevés ne seront payés qu’à ceux qui font plus d’ouvrage et mieux que la moyenne de leur classe70, et que la possibilité de concilier des salaires élevés à une main-d’œuvre à bon marché réside dans l’énorme différence entre la production d’un très bon ouvrier dans des circonstances favorables et 71 le travail effectif de l’ouvrier moyen .
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Extrait du magazine Le Monde initiatives, p.56, article de Liliane Delwasse du 7 avril 1993 70 op. cit. Note n°68, p.9 71
op. cit. Note n°68
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LA FIN DES HOMMES MACHINES Ces dernières phrases relativisent évidemment tout le reste. Elles ont été interprétées en fonction du niveau d’exigence que les patrons ont perçu par rapport à la moyenne des forces du travail. De sorte qu’il est toujours possible d’énoncer des règles apparemment acceptables pour la majorité de gens en les adaptant aux conditions qu’impose la minorité. Guy Haarscher pense que : « La magie rhétorique réenchante l’univers au moins pour un moment, durant une brève période de grâce et d’arrachement à la prose du monde et à l’ascèse des arguments bien formés. Le public ne désire pas la vérité, il veut rêver, être « emporté » par le leader charismatique dans des régions illusoires qui sont plus belles et prometteuses que le principe de réalité. Les prestiges du vraisemblable éclipsent ceux du vrai ». Ce fut probablement le cas pour Neville Chamberlain lorsqu’il signa les accords suivants à Munich avec Hitler le 30 septembre 1938 : « Nous, chancelier allemand et premier ministre britannique, nous sommes entretenus aujourd'hui et nous accordons à reconnaître que la question des relations anglo-allemandes est de première importance pour nos deux pays ainsi que pour l'Europe entière. Nous concevons l'accord signé la nuit dernière et l'accord naval anglo-allemand, comme les symboles de la volonté de nos deux peuples de ne plus jamais entrer en guerre l'un contre l'autre. Peace for our time ( la paix pour notre temps). Je me pose parfois la question de savoir si vraiment c’est « mal » de penser ou d’agir comme le font ces sophistes ? Ne manquons-nous pas parfois d’arguments pour répondre à une telle question ? Car si nous ne respections pas la hiérarchie qui se débat parfois dans les difficultés pour sortir l’entreprise de l’état de chaos, si nous n’obéissions pas aux ordres des hommes ambitieux qui attendent de nous un certain comportement, nous ne serions que des électrons libres incapables de graviter autour d’aucun noyau dont la fonction est de nous rassembler. Ce serait la solitude, la déconnexion... Pouvons-nous vraiment refuser de collaborer avec ces sophistes et leur refuser notre aide, même si leurs mots éclipsent la vérité ? C’est la moralité entrepreneuriale qui permet aux faibles de participer aux objectifs des forts et de partager avec eux le produit de leurs investissements et de leurs actions. Tout est évidemment dans la nuance. Et le raisonnement logique que je viens de m’efforcer d’adopter, dans cette dernière
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DES EXCES DE LA FACULTE D’ENTREPRENDRE phrase, souffre d’une condition indispensable : le respect des hommes. Le discours n’a pas le droit d’extirper, par l’escroquerie verbale, la liberté de tous ceux qui ont la faiblesse d’y croire.
Dieu a bon dos pour qui ose l’utiliser Du côté des patrons productivistes croyants, ce n’est pas faire « le mal » que d’utiliser tout ce dont on dispose pour sauver un poumon économique duquel on obtient ses moyens de subsistance. Et puis, même si l’on a des principes, comme disait un de mes anciens chefs : « C’est comme les pets, on finit par les lâcher », et il ajoutait « Un moment de gène est si vite passé ! » D’ailleurs, il est si facile d’ignorer l’existence du mal quand il s’agit de l’utiliser à des fins professionnelles. Un autre directeur parlait comme Nietzsche : « Tous les maladifs, les fragiles, les frustrés, aspirent à une organisation en troupeau. Nous, directeurs, détectons bien ces instincts et les encourageons même. Les forts aspirent à se séparer pour éviter de se concurrencer, tandis que les faibles s'unissent par nécessité. Dieu donne aux uns - c’est-à-dire à nous - les qualités pour diriger les autres, et aux autres la sagesse de nous respecter. Ainsi, l'homme fort et l'homme faible vivent en symbiose. Le troupeau ainsi constitué trouve ses bergers. J'ai besoin d'entretenir des faibles pour rester parmi les forts ». La banalisation du « mal » peut atteindre parfois des extrêmes. Essentielle à la compréhension de l’histoire politique contemporaine, l’œuvre d’Hannah Arendt a renouvelé la réflexion sur les concepts d’autorité, de liberté, de culture. Sa thèse sur la « banalité du mal », développée dans l’essai Eichmann à Jérusalem (1963), est une contribution importante, toujours étudiée, à l’analyse du nazisme et elle nous montre comment des hommes qui se croyaient des élus de Dieu ont pu commettre de tels crimes. Sans atteindre ces extrêmes, on a connu au cours des dernières décennies une certaine banalisation des licenciements. Multiples, parfaitement mécaniques et pour tout dire diaboliquement objectives, les raisons de licencier à la chaîne ont provoqué le divorce entre l’économie et la société. Les plans sociaux succédaient aux plans sociaux.
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LA FIN DES HOMMES MACHINES
Extrait du magazine Le Monde – Initiatives p.31. Article du 10 février 1993
Quand le directeur nietzschéen avait participé trop activement à cette banalisation des licenciements, sa conscience le travaillait vraiment et ses grands principes rationnels d’exploitation des ressources humaines cédaient du terrain à une certaine compassion ; il constatait alors la fragilité de l'âme exigeante. Les réalités quotidiennes l’aidaient un moment à lester son esprit, trop prompt à s'envoler, mais le rationnel reprenait vite le dessus et il se disait que Dieu avait voulu faire de lui un berger et qu’Il ferait plus de cas de la résignation de son âme aux modes d’exploitation de son prochain plutôt que de succomber à une coupable sensiblerie. Car il n’y avait chez cet homme aucun doute possible : ses collaborateurs avaient été choisis par Dieu pour faire partie du troupeau. Envers ceux-ci, il ne devait éprouver aucun scrupule à appliquer strictement les nouvelles doctrines d’apprivoisement. Logique implacable dont l’histoire nous a fourni une multitude d’exemples. Si l’on pouvait convaincre ces directeurs, soucieux d’obéir aux exigences « divines », en leur démontrant que la plupart de leurs « péchés » proviennent de leur refus orgueilleux de se considérer comme des êtres temporels ! Si l’on pou-
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DES EXCES DE LA FACULTE D’ENTREPRENDRE vait les convaincre que l'accès à la plénitude n'est pas donné, mais n’est possible qu'au travers d'une longue mutation dont le passage obligé est la générosité et la compassion à l’égard de la nature humaine ! Démonstrations difficiles dans les temps qui courent, car les dernières trouvailles des penseurs productivistes ont consolidé leur idéalisme et ils se sont distancés davantage encore des intérêts humanitaires dont ils savent qu’ils sont néfastes à la rentabilité des comptes d’exploitation et à l’équilibre des bilans.
La décennie du « Choc du futur » Depuis la guerre du Kippour, en 1973, nous sentions que nous étions entrés dans une époque de désintégration où toutes les contraintes prenaient le pas sur l’impression de soutien. Les systèmes politiques furent soudain débordés par un flot de demandes en provenance d’autres systèmes : de l’économique, avec la croissance du chômage ; de l’écologique avec les grandes pollutions mondiales de l’époque, dont le naufrage de l’Amoco Cadiz sur les côtes bretonnes en 1978 a libéré 220 000 tonnes de mazout ; la. catastrophe de Bhopal, en décembre 1984, où une usine de pesticides d'Union Carbide, laissa s'échapper un gaz nocif qui empoisonna au moins 3 300 personnes (le plus grave accident industriel de tous les temps) ; la catastrophe de Seveso où la dioxine se fit connaître par la destruction de toute cette région. Sans oublier la de-mande issue du système culturel et le désarroi idéologique que celui-ci a entraîné. Dans cette tempête, l’entreprise était de plus en plus perçue comme un lieu constitutif de l’ensemble de la société. Elle semblait apporter aux hommes, en plus des moyens d’existence, ce soulagement que leur apporte généralement leur insertion dans un ordre social. Celui-ci leur servait de cocon où disparaissait l’inévitable angoisse de sentir peser sur eux tout le poids et toute la responsabilité de leur destin. L’entreprise s’affirmait aussi comme un lieu de défis économiques, technologiques et humains. La décennie soixante-dix a démarré avec le livre d’Alvin Toffler, « Le choc du futur ». Sa portée fut considérable, car au même moment où l’homme était encore bercé par l’euphorie de la conquête de la Lune, il prenait en même temps conscience de son incapacité de conquérir son propre avenir.
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LA FIN DES HOMMES MACHINES Pire, Toffler agitait le spectre du suicide de notre civilisation, car le futur dont il parlait, c’était la phase future de la civilisation scientifique, celle qui détruirait notre civilisation. C’est vrai que, déjà, s’opposaient avec une tension peu commune, les créatifs et conservateurs de tout poil : les uns préféraient se tourner vers l’avenir, qui était pour eux synonyme de « progrès », les autres privilégiaient les habitudes et se méfiaient des surprises des temps nouveaux. Le point de jonction entre ces deux cônes, le présent désertifié, ne semblait plus intéresser personne, sauf les jouisseurs et les abrutis qui consumaient leur vie comme on consume des allumettes. Ce diabolo temporel ressemblait étrangement à l’espace-temps défini par Einstein dans lequel tout ce que nous pouvons connaître ici et maintenant appartient au passé, le futur étant composé de tous les événements sur lesquels nous pouvons encore exercer une influence, mais dans une certaine mesure, étant donné le déterminisme qui caractérise la pensée du physicien. Les hommes qui regardent leur passé ne sont pas pour autant des passéistes, mais plutôt des observateurs qui trouvent dans le rétroviseur de leur vie les éléments leur permettant de construire leur avenir et celui de leurs enfants. Ceux qui observent seulement le futur veulent ainsi exprimer leur soif inassouvissable de se distinguer par des innovations sans vraiment tenir compte de l’expérience et de la sagesse des autres. De moins jeunes se sont joints à eux pour se donner un nouvel éclat, comme si soudain ils étaient éblouis par rapport à l’ombre de leur passé. Dans ce contexte, les plus ambitieux n’hésitent pas à confondre anthropologie et machinisme. Mais, poursuivons avec Toffler ! Après avoir écrit dix ans plus tôt « Le Défi américain »72, dans lequel il exaltait la réussite économique des Etats-Unis grâce aux disciplines du management, J.J. Servan Schreiber vint présenter, pendant les années soixante-dix, son « Défi mondial » au Palais des Congrès de Liège et prôna l’Homo Informaticus dans toute sa puissance, exaltant même l’auditoire à s’inscrire dès la fin de son exposé à des séminaires de formation, comme s’il s’agissait d’une question de vie ou de mort. L’informatique était reine et il était essentiel de faire partie de sa cour au risque d’être considéré comme un sous-homme inadapté aux changements. 72
J.J. Servan-Schreiber, Le défi américain, Seuil, 1968
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DES EXCES DE LA FACULTE D’ENTREPRENDRE Cet engouement pour les dernières nouveautés techniques prenait des dimensions exagérées au point qu’une nouvelle réalité, que l’on n’appelait pas encore virtuelle, condamnait tous ceux qui hésitaient à s’engager dans la voie royale que traçaient les hommes nouveaux. « L’ordinateur était devenu « un absorbeur d’incertitude », c’est-à-dire un véhicule qui transmet et donne une légitimité à des faits pour des niveaux hiérarchiques qui n’ont plus de contact avec les réalités con-crètes 73 » . En ce qui me concerne, ma présence à cette conférence de J.J.SS ne pouvait être apparentée à une quelconque stratégie dont le but aurait été de paraître conforme aux normes du moment. Je me plaisais à mesurer les implications sociales de cet outil, ses débordements et fantasmes, car j’étais analyste informaticien depuis sept ans déjà, et il me paraissait évident que les complicités et abus de pouvoir suscités par cette technique prenaient le pas sur les services que l’on pouvait attendre raisonnablement d’elle. L’an 2000 était encore lointain et les informaticiens truffaient leurs applications de tests reportant aux calendes grecques certaines décisions. On ignorait à l’époque le « Bug de l’an 2000 » car, se disait-on : « On aura tout le temps de corriger les imperfections des programmes » On comprend mieux que le monde ait tremblé à l’idée que certains programmes parcourent des boucles logiques qu’ils n’avaient encore jamais empruntées jusque-là. Et il n’est pas étonnant non plus que les « papys » aient été rappelés pour venir fouiller dans les anciens langages et y détecter les tests qui auraient pu faire « boum » au cours de cette seconde fatidique qui séparait le 31 décembre 1999 à 11 h 59 minutes et 59 secondes du 1er janvier 2000 à zéro heure zéro minute et zéro seconde. À la même époque que J.J.S.S, dans cette même salle du palais des Congrès de Liège, le futurologue Kahn nous apprit par une série de graphiques que le Produit intérieur brut des principales nations industrialisées allait atteindre un taux de croissance économique maximum vers la fin de la décennie soixante-dix, puis qu’il allait progressivement redescendre pour retrouver vers l’année 2030 le niveau qu’avaient connu les économies européennes au tout début de l’ère industrielle. Seul le Japon pouvait espérer des taux plus élevés que nous, et pen73
Centre d’Ethique contemporaine, Ethique industrielle, De Boeck, p 123
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LA FIN DES HOMMES MACHINES dant longtemps encore, comme suite à l’anéantissement atomique qu’il avait connu. Quand Kahn nous a montré ses graphiques, la première crise énergétique avait déjà eu lieu. On a raison de dire que la futurologie - comme la stratégie d’entreprise - est une discipline relativement confortable pour ceux qui la pratiquent, puisque, en général, ces spécialistes sont absents quand on peut mesurer l’irréalité de ce qu’ils avaient prévu. Et, s’ils sont encore présents, ils trouvent les arguments pour expliquer pourquoi ils ont commis quelques erreurs d’estimation, avec la même pertinence dont ils avaient fait preuve lors de leurs prévisions. Ce que Kahn nous a annoncé en 1978 s’est effectivement produit en Europe, car le taux de croissance des PNB s’est considérablement ralenti comme il l’avait prédit. Par contre, malgré les bombes atomiques de 1945 qui, selon lui, expliquaient et garantissaient la croissance économique supérieure de l’économie japonaise, on constate vingt ans après cette conférence que la récession bat son plein aussi au pays du Soleil levant et que la société machiniste inféodée à l’industrie n’est pas un exemple de bonheur. Dans cette perspective, où l’avenir était devenu « une invention de leurs vœux, de leurs besoins, de leurs refus ou de leurs 74 répugnances à la lumière des préceptes du moment » , les hommes de 1978 constatèrent vite que ces préceptes permettaient aux esprits en mal de notions de s'approvisionner d'apparences. C’est-à-dire que les personnes les plus intoxiquées par les nouveaux principes feignaient de se présenter comme des êtres solides et immuables alors que, en fait, elles étaient comme tout autre, et exprimaient les plus basses contingences humaines et s’abandonnaient aux exigences du moment : elles téléphonaient, injuriaient, se prostituaient … C’était la décennie où l’on apprenait aux cadres les nouveaux outils de « Gestion des ressources humaines », mais on n’analysait pas assez les caractéristiques de la matière première usinée : l’homme. On voulait aider son prochain, mais, en fait, on voulait l’apprivoiser. On ne se souciait pas de sa nature ni du sens qu’il voulait donner à sa vie sauf s’il acceptait les valeurs d’un système qui allait rapporter beaucoup d’argent ; La ressource dite humaine avait le droit d’exprimer quelques considérations qui relevaient du particularisme et de la famille, mais
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P. Valéry, Variété IV, 192, Pléiade, I, 1428
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DES EXCES DE LA FACULTE D’ENTREPRENDRE il ne fallait pas que celles-ci enfreignent les contraintes du moule global. Ce qui importait finalement à cette époque où rien à court terme n’était mesurable, c’était de feindre et paraître différent. Cette approche élitiste flattait tous les esprits, même les moins conquérants qui se demandaient s’ils ne fallait prendre le même chemin, comme si la sagesse s’était-elle aussi démodée et nécessitait un « revamping » l’amenant à se remettre en question dans ce monde hypermécanisé. C’était la décennie du « Choc du futur ».
Le japonisme était devenu la nouvelle religion Nous, Européens, restions sclérosés par l’incapacité de nous remettre en cause, au point de vouloir retrouver de nou-velles idées dans les expériences de reconstruction de ceux que nous avions détruits, ou aidé à détruire. En tout cas, il fal-lait atteindre les résultats de la balance commerciale nipponne et acquérir les bons réflexes participatifs capables de concurrencer ce peuple dont la stabilité mécaniste évoquait à bien des égards les attributs de l’instinct, le langage des abeilles et les comportements « inférieurs ». C’est au Japon que s’étaient rendus les cadres européens en quête d’exemples pour y étudier les meilleurs comportements et les règles de bonne conduite entrepreneuriale. Y ontils trouvé les outils de management à la hauteur de leurs difficultés ? Les initiateurs de ces voyages et les participants, étaient-ils donc dépassés dans leur discipline respective ou alors voulaient-ils concrètement s’étonner de la résurrection de ce peuple ? Le japonisme était devenu la nouvelle religion. Elle fut accompagnée d’une véritable épidémie de déculturation où des cadres d’entreprises sidérurgiques allèrent jusqu'à acheter des voitures japonaises, trouvant en celles-ci le reflet des méthodes qui les fascinaient. Les conflits sociaux, partout en Europe, étaient montrés du doigt et les patrons, désarçonnés par la crise et la grogne, rêvaient de voir, le matin en entrant dans leur usine, leurs ouvriers, un brassard autour du bras sur lequel serait écrit : « Nous sommes en grève ». Mais, ils attendaient aussi - comme c’était le cas au Japon - que leurs ouvriers poursuivent ardemment leur travail sans relever la tête ni même prendre le temps de rouler une cigarette.
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LA FIN DES HOMMES MACHINES Ces Européens doux rêveurs n’avaient pas réfléchi aux déterminismes de leur culture. Les Japonais considéraient leur entreprise comme leur propre famille et il n’était pas rare que le grand-père, le père et le dernier né de la famille travaillent dans la même firme avec un salaire proportionnel à leur âge. Les ingénieurs européens les plus attentifs savaient qu’il fallait en tenir compte et que les méthodes mécaniques imposées par les Japonais à leur organisme ne pouvaient être appliquées aux habitudes européennes si ce n’est, peut-être, de manière sporadique et ostentatoire « pour paraître japonisant... ». Le « Just in time », en particulier, était devenu un concept inévitable. Ce n’était pas la traduction anglo-saxonne de la maxime bien connue, que nos parents nous ont si souvent rappelée : « Chaque chose en son temps », mais un système de valeur, un concept mécaniste prônant l’excellence de ceux qui parviennent à effectuer une opération à la seconde près alors que cette opération a été planifiée des heures, des jours, des semaines plus tôt. Je me souviens du ravissement d’un groupe d’ingénieurs belges lorsque, dans une aciérie japonaise lorsqu’ils ont vu la lance à oxygène entrer dans le bain de fusion à la seconde précise où cette opération avait été prévue. Certes, ces sociétés nécessitaient une planification et un contrôle précis ; toutefois, le japonisme que nous dénonçons, et qui était à la mode en ce début des temps de crise, manifestait une méfiance à l’égard de la spontanéité et de l’humain. La planification exacerbée et la mécanisation des hommes étaient les deux mamelles de ce système de valeurs. Alors, fabriquons des hommes machines ! Comme l’a écrit James C. Worthy : « La machine n’a pas de besoin, de volonté propre. Ses différentes parties n’ont pas d’action interdépendante. La réflexion, l’orientation - et même le but - doivent provenir de l’extérieur ou d’au-dessus »75. Ces visites nipponnes furent évidemment à la base du déclenchement d’une série d’améliorations techniques en Occident par des hommes qui oublièrent peu à peu ce qu’ils étaient vraiment. L’ordre de mission des Européens était clair : « Comportez-vous comme eux ». Mais, tous ceux qui n’avaient pas galvaudé le sens du mot « culture » savaient très bien que la manière collective de penser et de sentir des Japonais était 75
James C. Worthy, Big Business and Free Men, New York : Harper & Row, 1959) p.29
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DES EXCES DE LA FACULTE D’ENTREPRENDRE différente de la nôtre et que leurs méthodes de gestion des hommes et de planification des machines étaient facilitées par un contexte social et organisationnel différent de l’Européen. Par conséquent, l’homogénéité technique et culturelle des Japonais avait déterminé leur management qui ne pouvait pas s’appliquer chez nous. Nous avions recueilli suffisamment de témoignages des visiteurs à Tokyo et Nagoya pour nous en convaincre. Nous qui sommes pluriculturels, pluriethniques, ne pouvions pas accepter leurs modes d’existence. Nous savions que la logique propre au système capitaliste varie selon le pays où elle est appliquée. Ce qui signifie que chaque système économique est dépendant, dans sa manière de fonctionner, de la qualité des hommes qui y participent. De toute manière, les révolutions culturelles et sociales, quelles qu’elles soient, échouent si on les veut trop fortement. La culture ne se laisse pas manipuler aussi facilement, et si elle capitule devant les forcenés, alors l’emballement du sys-tème devient tel qu’il emporte avec lui tous ceux qui l’ont déséquilibré. Ainsi Robespierre suivit-il de près Danton, et, avant lui, les Girondins et, avant eux, tous les autres qui avaient été les fanatiques d’un moment. Et combien de messies modernes n’ont-ils pas eu aussi leurs heures de gloire précédant de peu leur déchéance ! Nous ne voulions pas ignorer le passé et nous gardions bien de trop le condamner, car lorsqu’on est pris dans un engrenage qui broie, personne ne peut lui résister. Nous n’avions pas l’intention de juger a posteriori tous ceux qui avaient osé prendre des risques. Ne pas condamner ce que l’on a été, ou ce que l’on a fait, n’implique pas non plus que l’on prône les méthodes qui nous ont conditionnés. C’est pourquoi, si nous développons dans ce chapitre les excès de tous ceux qui disposent de la faculté d’entreprendre, comme on dispose d’une mine d’or, ce n’est pas pour raviver les plaies de ces moments douloureux, mais bien pour que plus jamais ces excès n’étouffent l’être humain comme ils l’ont étouffé depuis le début de la crise économique. Même si Kahn, le futurologue, n’a pas été précis dans son estimation de la décroissance économique en Europe, lors de sa visite au Palais des Congrès de Liège, rendons-lui en tout cas l’hommage d’avoir prévu cette décroissance de manière irréversible, puisque sa conférence peut se résumer en cette phrase : « L’ère industrielle n’aura été qu’un « accident de l’histoire ».
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LA FIN DES HOMMES MACHINES Puisse cette affirmation nous faire prendre conscience des vaines intentions qu’énoncent encore aujourd’hui tous ceux qui prétendent pouvoir retrouver les taux de croissance révolus ! Même si les soubresauts intermittents viennent apporter aux spéculateurs quelque espoir de fonder une richesse nouvelle sur un système économique moribond...
Le dégraissage des structures, un « Auschwitz organisationnel » Cinq ans après la guerre du Kippour, à la fin des années soixante-dix, je compris - comme d’autres collègues obéissants - que nous étions exploités par un système auquel nous participions activement. Le paradoxe de la « participation » devint vraiment inacceptable ; le Struggle for life humain passait la deuxième vitesse : pendant que les cadres et leurs collaborateurs s’activaient à trouver des trucs pour augmenter la productivité de leur entreprise, ils sciaient en même temps la branche sur laquelle ils étaient assis. Les taux de croissance étaient particulièrement élevés et la tactique inavouée consistait à prendre aussi vite que possible sa part du gâteau. Nous ne pouvions non plus douter de notre raison quand elle nous faisait conclure qu’une entreprise est faite pour le profit ou n’a pas de raison d’être. De même qu’il nous paraissait insensé de proposer ou de défendre une diminution du temps de travail en ne tenant pas compte d’une diminution proportionnelle du salaire qui le récompense. Enfin, comment aurions-nous pu réfuter les organisations de travail modernes qu’avaient adoptées les Japonais et, en même temps, imposer à nos collaborateurs des structures dépassées. La participation était une démarche évidente : on ne pouvait pas la refuser. D’autant plus qu’à côté de la raison triomphante, l’angoisse minait les esprits. Certaines expressions abominables commençaient à se propager. Le « Dégraissage des structures » n’était pas la plus terrifiante, mais elle nous interpellait en permanence, car elle n’était pas ironique, mais faisait partie du vocabulaire courant des gestionnaires de ressources humaines. Ceux-ci semblaient ne pas avoir trouvé les mots qui convenaient à leur message alors qu’ils se prétendaient attentifs à ceux-ci. Ce n’est évidemment pas parce que l’on favorise et prône la communication d’entreprise qu’on la pratique.
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DES EXCES DE LA FACULTE D’ENTREPRENDRE Étions-nous à la veille d’un «Auschwitz» économique où là aussi, paraît-il, le travail rendait libre ?
Non ! Il n’était pas question que nous passions dans des fours d’extermination ni que nous vendions nos dents en or aux plus offrants. Mais, au même titre que, jadis, des religieux et philanthropes considéraient la guerre et la peste comme des bienfaits, parce qu’elles faisaient de la place et permettaient aux survivants de meilleures conditions d’existence, les managers modernes estimaient que le dégraissage des structures permettait aux rescapés et aux épargnés de poursuivre leurs activités, et aux administrateurs de percevoir leurs profits. Les faillites se succédant aux faillites, beaucoup de nos concitoyens en furent réduits à tout abandonner en pensant aux erreurs stratégiques qu’avaient commises leurs dirigeants. Ces erreurs avaient d’ailleurs perturbé le Système Monétaire Européen et commençaient à se payer comptant. On faisait de moins en moins confiance aux devises et le repli sur l’or avait haussé le prix du kilo de métal jaune à 800.000 Francs Belges, c’est-à-dire qu’il avait triplé en quelques mois. Le dégraissage des structures peut paraître à l’entreprise ce que la sélection naturelle est à la nature. « On a trop souvent comparé la sélection naturelle à un crible qui ne laisserait pas-
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LA FIN DES HOMMES MACHINES ser que les bons ; dans la réalité, le crible a des mailles très larges, et seuls les trop mauvais s’y trouvent arrêtés. La sélection naturelle ne saurait hausser l’espèce à un niveau supérieur, elle ne peut que l’empêcher de déchoir. Son rôle est stabilisateur, non point propulseur. La nature n’est pas aristocratique, elle ne consacre pas l’éminence démocratiquement, elle maintient l’honnêteté moyenne »76. Le « désinvestissement en ressources humaines » était un largage pur et simple du personnel pour alléger les charges des entreprises et rendre ainsi positif leur résultat. Mais, contrairement à la sélection naturelle, pour dimensionner les mailles de leurs filets, les élites utilisaient les moyens les plus hypocrites et les plus mensongers pour faire croire à leurs futures victimes que celles-ci devaient acquérir leur « brevet d’excellence » alors que la nature se contente d’un « brevet de viabilité » : « La nature ne procède point à la façon de l’éleveur ; elle ne choisit pas, et, par suite, elle ne saurait, avec de toutes petites différences, en fabriquer de très grandes, avec de minimes déviations individuelles composer de nouvelles espèces »77.
« Nouveau », « New », « Autrement », les mots qui visent une nouvelle virginité. Les dernières décennies se caractérisent par l’introduction du mot « nouveau » ou, mieux encore, du mot « new » devant le nom d’un journal, d’une enseigne de restaurant, d’un parti politique ou de toute autre association ou mouvement pour donner l’impression que l’on assure la continuité, mais en améliorant le système que l’on dit « rénové » : une manière de raviver ce qui s’éteignait ou qu’on voulait éteindre pour se donner un nouvel élan. Le virus du « new management » était contagieux ; j’ai même connu des hommes élus au suffrage universel qui voulaient gérer des biens publics comme on gère une banque. Ces politiciens qui voulaient laver plus blanc que blanc prônaient le « changement », autre mot miracle qui faisait recette. Ils étaient parvenus à soustraire de la poche de leurs contribuables d’énormes sommes d’argent qui leur permettaient d’établir un beau graphique reflétant leur « saine » gestion. Et s’il n’y avait pas eu de levée de boucliers pour les empêcher d’agir au-delà 76
Rostand, J., Etat présent du transformisme, Stock, 1931, p 112
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Ibid., p 112 et p 113
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DES EXCES DE LA FACULTE D’ENTREPRENDRE du convenable, ils n’auraient pas hésité à accroître leurs résultats en supprimant du personnel dans le système qu’ils étaient appelés à gérer « en bon père de famille ». La « dégraissomanie » avait étendu son empire dans tout le service public. En fait, il n’y avait rien de difficile à comprendre : il suffisait pour ces gestionnaires originaux de multiplier l’impôt moyen des personnes physiques dont ils avaient la gestion par un accroissement des taux pour atteindre le bonus qu’ils avaient défini. Autrement dit : « Donne ton pognon que je le place! Tu verras comme il me rapporte ».
Les « apprivoiseurs » apprivoisés Les années soixante-dix, c’était aussi l’époque où, dans de nombreuses entreprises, la « Direction du personnel » prenait le nom de « Direction des ressources humaines ». Et la compétence des nouveaux gestionnaires était parfaitement adaptée à l’américanisation de la gestion des hommes. Ces gestionnaires savaient très bien qu’apprivoiser un tigre ne consistait nullement à en faire un chat. C’est là d’ailleurs que se situe toute la valeur du dompteur qui ne tient d’ailleurs qu’à sa technique, car tout en se protégeant, celui-ci ne supprime pas le risque d’un sursaut de sauvagerie chez l’animal. Comme le dompteur, les dirigeants d’entreprises se faisaient une idée précise de la notion d’apprivoisement de leurs collaborateurs. Il ne s’agissait pas de changer leur nature, ni le caractère profond des cadres et employés qu’ils mettaient en place, mais bien de découvrir en eux les moyens capables d’atténuer les dangers de leur caractère à l’égard du pouvoir tout l’utilisant dans la guerre économique que l’entreprise livrait contre ses concurrents. L’art de diriger ne consiste-t-il pas à conserver les tendances naturelles des hommes en connaissant les moyens de les conjurer ? C’est avant tout une œuvre d’intelligence. Mais c’est un délicat problème de dosage. Ces chefs, conditionnés à battre des records de production et de qualité poussent devant eux, contre l’adversaire, les pointes extrêmes de leur propre puissance, et construisent un édifice technique approprié qui règle, pour chaque défaillance, la réaction efficace exacte. Ils élargissent ainsi au maximum les limites du « permis » sans oublier que ces limites existent. Une religion est aussi un de ces édifices techniques constitué par une dogmatique (codification de connaissances) et par
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LA FIN DES HOMMES MACHINES un rituel qui règlent proprement l’emprise humaine sur la Divinité. Ce sont surtout les religions primitives qui éclairent notre sujet, car elles sont surtout des magies, des recettes pour apprivoiser Dieu. Dans l’entreprise, nous étions donc devenus des « apprivoiseurs apprivoisés ». Bien que l’homme ait atténué depuis quelques siècles, grâce à ses sursauts d’intelligence, la peur cosmologique et l’effroi des forces hostiles, il était aussi devenu, par cette même intelligence, un expert dans l’art de manipuler ses semblables. L’analogie entre une religion et une politique managériale est significative à cet égard. Elles sont toutes deux une création de groupe. Mais nous savons que l’une et l’autre contiennent les germes de leur déclin. L’homme seul est panthéiste et c’est la religion qui réduit en fait paradoxalement l’action divine, car elle n’est qu’une institution parmi d’autres entre lesquelles l’homme se partage. La théologie est une science qui affranchit l’homme de Dieu et porte en elle, comme le ver dans le fruit, l‘athéisme. La théocratie du management exacerbé d’aujourd’hui porte aussi en elle le germe de sa dégénérescence, le rejet des élites. Comme dans une religion où l’homme ne laisse filtrer que la part de « divin » qui ne lui cause aucun préjudice pour sa condition humaine, dans les doctrines nouvelles de gestion, l’homme décideur n’adopte que les règles qui ne seront pas une entrave à sa liberté d’être et d’agir.
Le rabougrissement de l’esprit L'esprit a, comme le corps, ses maladies épidémiques et son scorbut. Julien Offroy de La Mettrie L’homme machine L’éclatement de la personnalité de l’individu au travail - cette maladie endémique de l’époque industrielle - ne touche plus seulement les manuels, mais aussi les « Cols blancs ». Parmi ceux-ci, les cadres qui travaillent dans des systèmes administratifs complexes, vivent mal le conditionnement et la mécanisation des intelligences. Le « rabougrissement du corps et de l’esprit » dont parle Marx dans « Le Capital » n’est plus rare, mais les intellectuels se rendent-ils aussi vite compte de leur situation et de leur décrépitude que les travailleurs manuels ? Ce n’est pas certain.
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DES EXCES DE LA FACULTE D’ENTREPRENDRE Aujourd’hui, l’homme apprivoisé reste docile et accepte jusqu’aux limites de l’insupportable sa déshumanisation. Ainsi, son évolution psychologique rabougrit son esprit. Et c’est là qu’apparaît le paradoxe de cette participation qui promettait la reconquête de l’individu en allant à contre-courant du travail émietté et répétitif, cette participation qui laissait augurer d’un nouvel avenir où chacun pourrait s’exprimer et agir en fonction de sa propre compétence. Les intellectuels devraient davantage rester vigilants face aux ordres qu’ils reçoivent et ils devraient se poser plus souvent la question de savoir si ce qu’ils font est utile et sensé, et si la manière dont ils occupent leur temps ne risque pas d’affecter leur esprit. Ces intellectuels, ne servent-ils pas souvent « d’appendice » à une machine ou à un système comme les ouvriers, comme Charlot dans « Les Temps modernes », ou comme certains salariés « hyperspécialisés » d’aujourd’hui travaillant sur des lignes de montage automobile ? Les intellectuels ne sont-ils pas devenus des machines à signer, à convaincre, à vendre, des machines à déjeuner et à dîner, des machines à paraître, à négocier et à intriguer ? Toutes ces machines, en dépit de la technostructure qui les anime, font partie de cette sphère étroite, microcosmique, fermée sur elle-même qui aliène et sclérose. Les relations qui se sont établies entre les différents maillons fonctionnels des entreprises n’ont pas échappé à l’exiguïté de leurs tâches, non seulement pour mieux responsabiliser chaque maillon de la chaîne, mais aussi pour leur donner leur indépendance (Segregation of duties), concept managérial bien connu destiné à éviter le cumul d’activités incompatibles du point de vue de leur interdépendance. Par exemple, un acheteur ne peut contrôler seul une facture relative à sa commande. Cette séparation des tâches veut aussi empêcher les collusions éventuelles, ou tout au moins les réduire. La déshumanisation du management professionnel a donc suivi la déshumanisation de l’ouvrier dont le Taylorisme a sonné le glas. Pourtant, si vous demandez aux étudiants des « Business schools » ce que font les managers, ils vous répondront qu’ils « planifient, organisent, exécutent et contrôlent ». Ce qui signifie théoriquement que chacun sait exactement ce qu’il doit faire, que la fonction de chacun est parfaitement définie, qu’elle est nécessaire, intellectuellement enrichissante et donc que toute l’explication qui précède n’est que pur fantasme...
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LA FIN DES HOMMES MACHINES L’homme ne se possède bien que dans son intelligence. Il en sent à tout instant les limites exactes et les nettes directions. Il sait bien ce qu’il sait et c’est d’un pas assuré qu’il s’engage dans les voies que lui frayent ses raisonnements. Je ne réduirai pas toute notre personnalité véritable à l’intelligence - comme l’aurait fait Valéry - car le sentiment primitif de l’effroi devant l’imprécis, l’imprévisible et l’inqualifié suscite toujours une peur semblable à celle qu’ont connue nos ancêtres devant les forces hostiles de la nature. Mais, l’homme de cette fin de millénaire ne se limite plus à ce face à face avec la nature ; il vit parmi ses miroirs personnels, les autres hommes, qui lui cachent l’univers. Il lutte contre tout et ne cesse de se frayer une voie à son activité, à ce qu’il croit être son unique développement personnel, sans se poser la question de savoir s’il respecte ou non la nature dont il provient. D’ailleurs, la question primordiale qui se pose à tous ceux qui veulent se spécialiser dans la gestion des eaux troubles consiste à savoir si vraiment il existe des connaissances nécessaires à l’accomplissement de tâches aussi floues que celles de certains managers ? La réalité de ceux-ci nous est rappelée par le professeur Henry Minzberg : « Ils sont soumis à un rythme implacable, que toutes leurs activités sont caractérisées par la « brièveté » (...) et qu’elles sont presqu’exclusivement orientées vers l’action et très peu vers la ré78 flexion » . Ne suffit-il pas, par exemple, pour être un bon gestionnaire de savoir dire « non » à tout. Et de tenir bon, sans toujours comprendre les raisons pour lesquelles on est sollicité de dire « Oui » ? En supposant que la personne essuyant le refus se défonce pour persuader son interlocuteur du bien-fondé de sa
demande,
celui-ci n’a-t-il pas finalement tout le temps de prendre connaissance des raisons de son solliciteur ! Et même s’il n’y connaît rien dans l’entreprise, ce « refuseur professionnel » ne fait-il pas finalement son apprentissage en mettant à bout la patience de celui à qui il refuse tout ! Et puis, n’oublions pas que le devoir de dire « non » à d’autres est perçu comme une preuve de pouvoir, au même titre que la tolérance est considérée, dans ce milieu, comme « La vertu du faible »79. 78
Henry Minzberg, Le management ; voyage au centre des organisations, Les éditions d’organisation 1998, p. 25 et suiv. 79 La tolérance est la vertu du faible (Le marquis de Sade)
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DES EXCES DE LA FACULTE D’ENTREPRENDRE À côté de ces personnes dont l’unique technicité est la « Rigueur du non », d’autres travailleurs, dont on exige des réponses plus nuancées, doivent respecter scrupuleusement des règles qui font d’eux des mécaniques procédurières, des « Yesmen ». Ils sont englués dans la technostructure de leur entreprise, et ont pour mission, et unique degré de liberté, d’effectuer des opérations strictement possibles dans des conditions de réalisabilité restreintes : un véritable étouffoir professionnel. Du système apparemment organique des nouveaux gestionnaires, où devaient intervenir la participation, l’empathie et la transparence, et où la « méritocratie » devait régner en maître, il ne reste pas grand-chose.
Ces personnes ne meurent pas, mais elles « sousvivent » Certes, la machine humaine sera ranimée régulièrement ; elle subira, comme on dit : « Un revamping » lui permettant de se remettre en cause et de lui donner l’illusion que de nouvelles méthodes corrigeront les faiblesses des anciennes. Mais pour combien de temps ? Tout juste le temps que les travailleurs prennent conscience que l’on applique à nouveau sur eux et sans état d’âme des opérations de refaçonnage de leur personnalité. Il n’est pas étonnant qu’une part importante de ma vie professionnelle en entreprise se soit déroulée sans que je puisse réagir contre ce lancinant ennui qui me rongeait de plus en plus. J’accomplissais les tâches et missions, plus urgentes les unes que les autres, qui m’étaient confiées, mais je dissimulais difficilement le reflet de ma grisaille existentielle. Mes compagnons et moi étions nombreux à vivre cette triste expérience. Bien que nous ne fussions jamais oisifs, nous vivions des heures pénibles - dans toute leur durée et dans toute leur vacuité - pendant lesquelles nous prenions conscience de nos actes accessoires par rapport à ce qui nous motivait vraiment. Ces heures étaient pénibles, parce que nous nous retrouvions face à notre pure présence et notre état d’ennui se révélait étranger à nous-mêmes. Cette « sous-vie » devait être combattue à tout prix. Pendant ces journées interminables, nous ne distinguions rien d’intelligible au sein de nos fonctions officielles et, en ce qui me concerne, rien qui me rappelait les sciences, les mystères
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LA FIN DES HOMMES MACHINES de la vie, la profession de foi d’Einstein, mes années universitaires... Pourtant, d’un point de vue personnel, je ne devais pas me plaindre par rapport au sort réservé à beaucoup de mes collègues, puisque les formations qui m’étaient proposées me permettaient de compenser le rabougrissement causé par mes tâches habituelles. Ces formations étaient le plus souvent envisagées comme récompenses ou « repos bien mérités » plutôt que comme l’acquisition d’un savoir utile pour la société qui les finançait. Peu m’importait, cela me faisait plaisir, car je me sentais revalorisé et j’éprouvais, à cette occasion, un regain de fierté et une compensation partielle à ce que j’avais désappris.
Le poinçonneur des Lilas et le syndrome de Charlot lors que la tâche du poinçonneur des Lilas, pendant les années soixante, consistait à perforer des « petits trous » du matin au soir dans les tickets de métro, et que Gainsbourg, dans sa chanson, nous laissait supposer que ce poinçonneur devenait dépressif. Ya d’quoi d’venir dingue ! De quoi prendre un flingue ! S’faire un trou, un p’tit trou, un dernier p’tit trou ! Un p’tit trou, un p’tit trou, un dernier p’tit trou ! Et on m’mettra dans un grand trou ! Où j’nentendrai plus parler d’trou ! De petits trous, de petits trous, de petits trous je crois aussi que d’autres actes tout aussi banalisés perdent trop souvent leur sens pour les personnes qui les pratiquent. Bien que les activités de l’infirmière soient précises et programmées, que les opérations effectuées par le facteur distribuant le courrier et payant les pensions relèvent du plus grand sérieux et de la plus grande cordialité avec les citoyens, que les gestes du maçon érigeant un mur et les coups de ciseau de l’ébéniste confectionnant une commode soient des actes concrets et mesurables qui prouvent la qualité professionnelle, le sérieux et l’autonomie de ces professions ; par contre, d’autres actes restent flous et indéfinissables parce qu’ils ne sont, le plus souvent, qu’un maillon d’une chaîne d’actes articulés avec autrui et qui n’ont de sens qu’en fonction de ce que d’autres
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DES EXCES DE LA FACULTE D’ENTREPRENDRE personnes-machines ont accompli avant eux et accompliront après eux. Car on constate qu’une action ne procure vraiment de satisfaction que si l’acteur la maîtrise parfaitement du début jusqu’à la fin à l’aide des moyens dont il dispose, et non pas en sollicitant d’autres personnes dont la disponibilité est elle-même dépendante de tiers. C’est dans l’autonomie et la compétence qu’est le vrai pouvoir, la vraie liberté, la vraie responsabilité. L’implication du cadre ou de l’employé dans un système de travail signifie évidemment qu’il ne peut pas se comporter comme un électron libre ; il doit tenir compte des autres électrons et du noyau autour duquel il gravite. La liberté de l’homme, telle que nous l’entendons, ne signifie pas qu’il faille rendre à chacun l’indépendance totale par rapport aux autres, mais bien de réduire au maximum les contraintes qui n’apportent rien à la dynamique du système dans lequel chacun doit trouver sa propre harmonie. Le poinçonneur des Lilas est un cas extrême. Il ne devait pas se marrer en faisant des petits trous à longueur de jour-née ! s’exclameront les défenseurs des méthodes nouvelles en stigmatisant la répétition d’une action dont l’ennui est inévitable. Et les spécialistes de la psychologie du travail souligneront qu’une telle fonction se limite à peu de gestes différents et que, par conséquent, ne peut pas être motivante. Certes, ce ne devait pas être emballant d’exercer ce métier, J’suis l’poinçonneur des Lilas ! Le gars qu’on croise et qu’on n’regarde pas ! Y a pas d’soleil sous la terre, drôle de croisière ! Pour tuer l’ennui j’ai dans ma veste, Les extraits du Reader Digest ! Et dans c’bouquin y a écrit ! Que des gars s’la coulent douce à Miami ! Pendant c’temps que je fais l’zouave ! Au fond d’la cave ! Paraît qu’y a pas d’sot métier ! Moi, j’fais des trous dans les billets mais il était utile à la société de son époque qui devenait déjà complexe, mais moins que celle de l’an 2000, et surtout il conservait son propre rythme ce poinçonneur sans qu’il fût obligé
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LA FIN DES HOMMES MACHINES d’adopter une productivité infernale pour répondre au flux des voyageurs aux heures de pointe. Le poinçonneur des Lilas exerçait en effet une activité répétitive, mais ce n’était pas à proprement parler un travail « à la chaîne » dont Charlot nous a fourni un exemple éternel. Le travailleur soumis aux impératifs d’autrui et à une technostructure étouffante doit ajuster en permanence sa cadence et ses habitudes au tempo des machines ce qui n’était pas le cas du poinçonneur qui disposait de toute son autonomie puisqu’il était à lui seul la totalité de la chaîne et la totalité de son système organique. Sa matière première était un ticket non troué et son produit, un ticket troué. Le trou, c’est lui seul qui le faisait sans attendre une quelconque autorisation ni en subissant la moindre contrainte extérieure. Son outil, le poinçon, lui était livré en parfait état de fonctionnement et au moindre problème on lui remplaçait. Certes, en périodes de pointe, il devait accélérer la cadence, mais c’était toujours la foule, parfois impatiente, qui devait s’adapter à son rythme et pas lui qui devait effectuer des prouesses particulières. Je m’étonne toujours lorsqu’on parle du Taylorisme comme d’une méthode de travail appartenant au passé. Oui, les temps ont changé, les nouvelles méthodes de travail font appel davantage à la participation, mais le syndrome de Charlot concerne toujours un nombre considérable de travailleurs qui ne sont plus seulement des manuels. Les cadres, écrasés par le far-deau de leurs obligations, consacrent aussi la majorité de leur temps à des tâches répétitives. Quand on analyse les situations qu’ils vivent, on se rend vite compte qu’ils ont du mal à regarder dans la même direction que leurs collègues, car le plus souvent ils se limitent à leur propre camp retranché où se déroule leur propre et stricte activité. Comme Charlot accomplissait des opé-rations mécaniques en resserrant « certains » boulons de pièces défilant devant lui à vive allure, les intelligences des cadres gestionnaires sont conditionnées et mécanisées aux différents niveaux de l’entreprise par leur articulation les unes aux autres. Et Minzberg nous définit cette réalité en rappelant que le gestionnaire « recouvre un certain nombre de tâches répétitives comprenant aussi bien sa participation aux rites de l’organisation, à des cérémonies, à des négociations... »80.
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Minzberg, H., op. cit., note n° 79, p.28
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DES EXCES DE LA FACULTE D’ENTREPRENDRE La machinerie humaine de l’encadrement est pensante, et cette pensée est tout autant soumise à la servitude que ne l’étaient les muscles et les nerfs de Charlot, car l’intervention minimale de la vie sous la forme de l’utilisation d’un clavier d’ordinateur – qui remplace le levier de commande de l’ouvrier est devenue la plus courante à un point tel que les personnes qui n’adoptent pas ce comportement sont considérées comme dépassées et inaptes à participer au marché du travail.
Le prix humain de la productivité Dans cette perspective mécaniste, les « Cols blancs », qui faisaient partie de notre compagnonnage, devaient appliquer des procédures pléthoriques et coûteuses. Au cours de la déperdition énergétique et temporelle qu’ils ont connue, et dont ils ont gardé un souvenir amer, beaucoup parmi eux se sont distancés progressivement des précieuses connaissances qu’ils avaient apprises autrefois. En conséquence de ce choix débilitant qui les réduisait à n’être plus que des « machines humaines », les cadres d’entreprises, en particulier, ont bien dû admettre la logique selon laquelle, pour se distinguer, ils devaient participer au largage des hommes en démontrant qu’ils pouvaient faire mieux qu’auparavant avec moins de collaborateurs. Le rapport entre la quantité de travail accompli et le nombre de personnes désignées pour l’accomplir, augmentait grâce à la diminution de son dénominateur. Dans la métaphore fluviale qui m’est chère, on allégeait ainsi les embarcations tout en promettant aux rameurs épargnés qu’ils ne subiraient jamais le même sort s’ils accéléraient la fréquence de leurs rames. Bien que nous sentions le bateau prendre l’eau de toutes parts, et se propager le désarroi existentiel des rameurs, rien n’y faisait : la machine de guerre économique de nos entreprises veillait à ce que les objectifs soient atteints.
La vraie communication implique l’authenticité de l’émetteur et du récepteur, et une œuvre commune. Une meilleure harmonie de l’espèce humaine avec le monde animal et végétal, voilà notre défi et notre succès. Et c’est pour cela que toutes les écoles de commerce, de communication et de gestion revêtent à nos yeux une importance considérable. On assimile trop souvent ces écoles, et les disciplines qu’elles
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LA FIN DES HOMMES MACHINES enseignent, aux profits financiers auxquels elles peuvent conduire, mais on oublie l’essentiel : le management de l’Homme par l’Homme. Non plus en le considérant comme un instrument, mais comme la fin des fins. L’homme doit devenir l’artisan de son propre destin biologique et non pas celui de son ustensilité à l’égard d’une économie qui n’attend qu’à l’exploiter. Là est l’essentiel de la communication. Celle-ci, aujourd’hui, est considérée par de nombreux productivistes comme une « science à la mode » par laquelle il faut bien passer pour « faire passer la pilule » et paraître communicatif. En réalité, ils en tiennent peu compte et, le plus souvent, cette communica-tion n’est que théâtrale. Ils agissent en fait comme le promoteur des frites « Mac Cain » - publicité télévisée - qui vante la qualité de son produit pendant que le voisin de table se tait et en-gouffre le contenu de son assiette, puis de celle du beau par-leur qui n’en trouvera plus une seule à goûter après son brillant plaidoyer. « Plus on en parle, moins on en mange », conclut la publicité. N’est-ce pas aussi le cas d’une certaine communication de convenance : « Plus on prétend en faire, moins on écoute ce que dit l’autre » Car, en vérité : « Nous vivions dans le silence, nous vivons dans le bruit ; nous étions isolés, nous sommes perdus dans la foule ; nous recevions trop peu de messages, nous en sommes bombardés. La modernité nous a arrachés aux limites étroites de la culture locale où nous vivions ; elle nous a jetés, au moins autant que dans la liberté individuelle, dans la société et la culture de masse (...) Nous voulions sortir de nos communautés et nous engager dans la construction d’une société en mouvement ; nous cherchons maintenant à nous dégager de la foule, de la pollution et de la propagande »81. Puis il y a la communication répugnante qui recule les frontières de l’imaginable en considérant que la provocation finit toujours par faire parler d’elle. C’est le cas de cette société d’Intérim qui a choisi le strip-tease physique d’un patron hyper obèse pour attirer une future collaboratrice effarée. Puisse la communication quitter toutes ces voies qui nous entraînent dans un univers inauthentique qui se caractérise par l’oubli de l’essentiel, ces voies qui nous dépossèdent jusqu'à nous faire courir le risque de nous confondre avec une chose.
Un certain théâtre de la vie professionnelle 81
Touraine, A., op. cit., note n° 20, p.121-122
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DES EXCES DE LA FACULTE D’ENTREPRENDRE Je ne manque jamais d’attirer l’attention de mes étudiants sur la pertinence et la distribution des activités au sein d’une organisation, et sur la responsabilité qui leur sera confiée un jour dans les domaines de la communication d’entreprise et de la gestion des ressources humaines. Mais, je n’hésite pas non plus à leur décrire le décor de la scène où ils devront jouer leur rôle. Que s’est-il vraiment passé au cœur de ces organisations éphémères qui se sont succédé ces trente dernières années comme se succèdent les entraîneurs dans les clubs de football aux résultats insuffisants ? En fait, devant un décor d’apparat où auraient dû se présenter des hommes capables d’innovations, on voyait défiler des acteurs dont le seul souci était d’occuper le haut de l’affiche avant même de veiller à la qualité de leurs prestations. Des mercenaires payés à l’acte, voilà ce qu’ils étaient... et rien d’autre. Par exemple, avant de nous présenter devant nos directeurs réunis, pour leur faire part de nos réalisations, nous répétions nos rôles pendant plusieurs jours à l’aide d’un rétroprojecteur et d’un écran. Après filtration de nos phrases et de nos intonations, nos chefs respectifs nous demandaient de les adapter en dissimulant ce qui n’était pas bon à dire ou beau à montrer, ou de les supprimer pour que, lors de la grand-messe, nous laissions la meilleure impression. Certes, la bonne communication s’impose et tous les moyens doivent être mis à disposition. Et ce serait désastreux d’enseigner le contraire. Mais, ce qu’il faut d’abord envisager, c’est l’efficacité des moyens mis en œuvre dans un rapport « Qualité/Coût » qui corresponde aux buts visés. Comme l’a rapporté Malraux dans « Les chênes qu’on abat », le général de Gaulle disait : « Lorsque la proportion est rompue entre le but et les moyens, les combinaisons du génie sont vaines ». Et, sur le plan de l’efficacité, il était souvent vain d’adopter une démarche théâtrale comme celle que je viens d’évoquer, car son coût exorbitant pénalisait davantage l’entreprise que toutes les bonnes idées qu’elle permettait d’apporter : les impresarii de ces comédies humaines percevaient une rémunération de quatre à cinq millions de francs belges par an et les acteurs, deux à trois millions. La réalité sur le terrain était pourtant toute différente. Celui-ci était parsemé d’embûches, car chaque maillon de la chaîne opérationnelle étant le client du précédent et le fournisseur du suivant, il y avait toujours un intermédiaire qui n’avait pas bien
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LA FIN DES HOMMES MACHINES joué son rôle. Pas nécessairement parce qu’il avait été négligent, mais à cause d’une série d’« aléas » de parcours : l’excès de travail, l’ordinateur déconnecté du fichier central qui empêchait d’effectuer une opération, les appels téléphoniques qui n’arrêtaient pas, les assauts de questions des collègues et directeurs, les fournisseurs qui venaient proposer leurs produits et réclamaient le paiement de leurs factures, les clients qui ne nous payaient pas, les transporteurs en grève... À côté de ces turbulences quotidiennes, les stakhanovistes – ou tout au moins ceux qui paraissaient l’être - ne voulaient pas perdre une seconde et nous réunissaient au restaurant, car il s’agissait de montrer que l’on était prêt à consacrer son temps de table pour la bonne cause. Ces réunions repas se prolongeaient parfois par un pousse-café qui compromettait la rentabilité de chaque convive jusqu'à la fin de la journée. Sauf, bien entendu, l’ascète qui avait organisé la réunion et qui refusait catégoriquement de prendre une boisson alcoolisée ; non pas qu’il fût moins gourmand que les autres, mais il voulait se présenter comme une machine rentable et devait, par conséquent, affecter l’apparence à la vertu. Il était vite dix-huit heures, on s’était beaucoup remué, on avait beaucoup parlé, mais on se demandait souvent quelle avait été la résultante de toute cette agitation journalière...
La « Qualité totale » soucieuse du sens de l’homme Pourquoi n’appliquerions-nous pas la fameuse « théorie des cinq zéros » aux modifications de l’Homme par l’Homme pour atteindre des objectifs plus conformes à notre nature, plutôt que d’appliquer cette théorie à atteindre l’excellence de ce qui souvent est superflu à notre bonheur ? Le slogan « Zéro panne, zéro délai, zéro stock, zéro papier et zéro mépris » serait extraordinaire si on le respectait à des fins réellement humaines. Est-ce possible ?. Zéro panne : la vigilance serait permanente et rigoureuse, nous ne nous laisserions pas envahir par des sollicitations qui nous écartent de notre culture et de notre moi ; nous ne serions pas en panne d’aimer et d’être aimé. Zéro délai : notre société serait organisée de telle manière qu’elle réagirait immédiatement à tout ce qui menace son système de valeurs, et elle serait prête à répondre aux besoins des plus démunis en un minimum de temps pour empêcher de larguer une partie d’elle-même.
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DES EXCES DE LA FACULTE D’ENTREPRENDRE Zéro stock : nous disposerions de réserves suffisantes qui nous permettent de subvenir à nos besoins de telle manière que nous ne gaspillerions plus les surplus ni l’énergie ni les ressources naturelles pour les fabriquer et, par conséquent, nous ne polluerions plus. Zéro papier : cela me paraît plus difficile, mais si on utilisait le papier avec sobriété, non seulement nous ne supprimerions plus les forêts en raréfiant l’oxygène de la planète, mais nous ne remplirions plus les décharges publiques à la cadence exponentielle d’aujourd’hui. Certains utopistes sont prêts à agir comme Montague, le pompier de « Fahrenheit 451 », qui incendiait les maisons où étaient conservés les livres de littérature et de philosophie, favorisant ainsi la société basée sur le collectif, l’immédiat et l’inconscient. Mais le bon petit soldat de ce régime totalitaire, qui avait lu un livre qu’il s’apprêtait à brûler, le mémorisa complètement et décida de rejoindre la communauté des « hommes livres » dont l’activité consistait à répéter du matin au soir la totalité du texte jusqu’au jour où la réédition serait à nouveau autorisée. D’ailleurs, aujourd’hui, en ce qui concerne la fabrication du papier - ce précieux support qui permit à l’homme de développer et d’étendre ses connaissances au monde entier par générations interposées - ne pose pas problème, la repousse étant plus rapide que la consommation de bois de cette industrie. Le problème n’est pas de supprimer la production du papier, mais de combler le déficit chlorophyllien qu’a produit la déforestation. Et puis, si vraiment il y a déficit de bois, rien n’empêche que l’on rende aux forêts et aux champs cultivables les millions de kilomètres carrés occupés aujourd’hui par du béton armé coulé par des hommes à la vision concentrationnaire !
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LA FIN DES HOMMES MACHINES Bien avant que ne sorte le slogan de la « Qualité totale », en 1973, déjà, une certaine direction qui avait perçu le début de la crise avait décidé que ses cadres diminuent leur consommation de papier en leur demandant de n’écrire que sur des demifeuilles ayant constaté que l’autre moitié restait vide dans 90 pour cent des cas. L’ordre fut suivi immédiatement, car les légalistes étaient légion. Mais l’on retrouva les autres demi-feuilles vierges dans les poubelles de bureau et certains ingénieurs, pendant cette période, n’hésitèrent pas, pour ne pas remplir trop de feuilles d’écrire sur un tableau puis de photographier celui-ci à l’aide d’un Polaroïd pour en conserver la trace. Quelle absurdité ! Zéro mépris : nous serions tous des partenaires d’une même organisation qui lutte pour des objectifs communs. Nous deviendrions à la fois nos propres fournisseurs et clients. Il ne serait plus question de mépriser l’avis de quiconque, car les idées de chacun serviraient à construire la nouvelle civilisation. La « Qualité totale » est un grand principe de management dont la relativité est évidente. Quand le chirurgien dit « Quel beau cancer ! », il ne se réjouit pas de cette maladie, mais il pense : « Que voilà un cas intéressant ! » Cette exclamation est suivie presqu’immédiatement par deux questions : « Comment vais-je le soigner ? » et « Qu’est-ce que la science va pouvoir faire dans ce cas ? » C’est une approche qui va dans le sens de la qualité. D’autres médecins se posent d’abord la question : « Combien vais-je demander pour soigner ce cancer ? » Quand l’avocat s’exclame : « Quel horrible criminel ! », il ne se réjouit pas de voir les criminels proliférer, mais il se dit : « Comment vais-je assurer la défense d’un être aussi pervers ? » D’autres avocats se contentent de se poser la question : « Combien vais-je demander pour assurer cette dé-fense ?» Les uns et les autres savent pour quoi ils vivent, mais tous ceux qui sont plus soucieux de l’épaisseur de leur portefeuille que de la qualité de leur activité doivent bien reconnaître que leur vie ne correspond ni à un idéal ni à un destin. La transposition de la « théorie des cinq zéros » du système économique au système humanitaire, et les modifications qu’elle induirait, relèvent d’une véritable « révolution coperni-
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DES EXCES DE LA FACULTE D’ENTREPRENDRE 82 cienne » prenant l’homme comme finalité et non plus comme instrument. Cela entraînerait des changements dans les relations interhumaines, dans les législations, mais créerait aussi de nouveaux problèmes psychologiques et sociaux. Que de débats en perspective entre l’audace des « interventionnistes » et la prudence des conservateurs ! Le problème primordial qui est posé est de savoir quelle autorité aurait la compétence de décider in fine ce qui doit être conservé et modifié pour que les répercussions humaines positives triomphent des intérêts financiers. Les excès consuméristes sont réversibles si on le veut, de même que le sont les invectives productivistes enseignées par les écoles de commerce et de management. Ces disciplines pourraient prendre un nouveau visage, plus humain et plus utile aux vrais besoins de l’humanité, plutôt que d’exacerber les désirs futiles de celleci. Car à la différence du besoin qui s’impose indépendamment de la conscience, le désir est essentiellement conscience du désir. C’est une visée active d’être qui n’arrive jamais à saturation. Il y a dans la consommation humaine, et dans les techniques qui la favorisent et l’amplifient, l’idée d’une accumulation d’avoirs dont l’excès peut occulter ou compenser la déficience de l’être. C’est cette anémie de l’être consécutive à l’absence de vie intellectuelle et spirituelle qui provoque en l’homme une boulimie consommatrice d’avoir. Il faut apprendre à « désirer être » plutôt que « désirer avoir » C’est cela la « Qualité totale » soucieuse du sens de l’homme.
Rester soi-même, il ne le pouvait plus : il n’était personne « Soyez vous-même ! », dis-je à quelqu'un ; mais il ne le pouvait : il n'était personne. Peter Augustus de Genestet (Individualités) 82
Au XVIe siècle, l'astronome polonais Nicolas Copernic imagina une structure héliocentrique de l'Univers : le Soleil est placé au centre de ce système, la Terre et les autres planètes tournent sur elles-mêmes et autour du Soleil. Cette théorie fut condamnée par l'Église catholique car elle n'accordait pas une place privilégiée à la Terre. Mary Evans, Picture Library/Photo Researchers, Inc
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LA FIN DES HOMMES MACHINES Dans ce contexte élitiste où l’offre d’emploi ne correspondait plus à la vague croissante de la demande, les cadres d’entreprises se formaient à la « vente », pas seulement celle qui permettait d’écouler le produit vers la clientèle, source directe du profit de l’entreprise, mais la vente d’eux-mêmes à leurs partenaires privilégiés : le chef, le collègue et le collaborateur. Dans ce but, et à partir d’un certain niveau de responsabilités, les cadres durent se couler dans des moules préparés de toutes pièces par des sociétés spécialisées. La participation restait le maître mot et elle s’accommodait de techniques, de règles et de manières inadéquates au vivant. Il fallait participer en se montrant convaincu que les moules dans lesquels on devait se couler correspondaient à la soi-disant unique possibilité de sortir de la crise. Ces moules managériaux étaient surtout idéologiques et la rhétorique leur venait en aide. Le langage ésotérique du manager n’exprimait plus que la déchirure de son être qui, finalement, ne lui appartenait même plus. Ce n’était plus son propre discours intérieur, mais la traduction que lui dictait sa raison manipulée. Nous recevions des formations où les mots devenaient des concepts, et où on nous bassinait de symboles qui devaient susciter en nous des comportements, des réflexes et des actions en rapport avec les intérêts des entreprises. On aurait pu dire comme Jean-Jacques Rousseau : « Il règne dans nos mœurs une vile et trompeuse uniformité, et tous les esprits semblent avoir été rejetés dans un même moule : sans cesse la politique exige, la bienséance ordonne : sans cesse on suit des usages, jamais son propre génie ». Le génie, disait-on, consistait à nous conformer aux modèles et aux règles qu’exigeait l’entreprise. À partir d’un certain niveau de contraintes ne laissant plus de place à la valorisation de la contribution individuelle de chacun à l’objectif du groupe, il est inévitable qu’on assiste au refus de certains d’accepter les règles du jeu. L’individu veut rester discernable de la société à laquelle il appartient tout en contribuant à son développement. En refusant l’application mécanique des contraintes, il se sent déjà en bonne voie de réalisation de lui-même.
L’agneau convaincu de subir l’holocauste C’est vrai qu’une formation bien ciblée et dotée de moyens suffisants produit un impact considérable sur l’esprit de collaboration et de participation de chacun. Les timides et introvertis
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DES EXCES DE LA FACULTE D’ENTREPRENDRE trouvent d’ailleurs dans cet exercice le moyen de s’exprimer. Mais, comme le souligne Guy Haarscher : « On peut donc imaginer l’agneau se croyant convaincu, rationnellement contraint, par un raisonnement imparable, de subir l’holocauste »83. Les événements que j’ai vécus, et d’autres qui m’ont été contés, prouvent que l’état d’agneau est plus courant qu’on ne le croit habituellement. Cette « agnellisation » favorisée par un véritable conditionnement attire évidemment les loups, et quiconque veut sortir de son pré est sanctionné, parfois de la façon la plus rude, car il montre le mauvais exemple en menaçant l’unité respectueuse du troupeau. Tout comportement qui se distancie des méthodes en vigueur est jugé suspect et rappelé à l’ordre.
Quand on ne sent plus le poids de ses chaînes Depuis les années 70, nous vivons une époque particulièrement esclavagiste, même si ce terme fait sourire de nos jours, car on imagine toujours l’esclave immobilisé par le poids de ses chaînes. La phrase de Gérard Bauër, : « Il y a une chose pire encore que l'infamie des chaînes, c'est de ne plus en sentir le poids » reste actuelle. Ces chaînes sont psychologiques et financières et, la plupart du temps, bien inconsciemment, nous aidons nos geôliers à les passer autour de nous. Faire vivre des hommes décemment ne consiste pas à les utiliser comme des ustensiles jetables après s’en être servi comme le prônent les Homos Economici. Nous vivons à l’époque des nouvelles inquisitions dissimulées derrière les apparences de la connaissance constructive et positive. Les questionneurs sont nombreux et semblent attacher beaucoup d’importance aux réponses qu’ils attendent des questionnés. Les collaborateurs, par exemple, sont appelés à donner leur avis en toute liberté ; ils éprouvent ainsi un sentiment d’assurance et deviennent conscients de leur utilité. Le philosophe allemand Ernst Jünger nous avertit : « Nous vivons dans des temps où nous interpellent sans cesse des pouvoirs inquisitoriaux. Lorsque ceux-ci nous approchent pour nous questionner, ils n’attendent pas de nous une contribution à la vérité objective, ni même à la solution de certaines difficul83
Haarscher, G., Le fantôme de la liberté, Editions Labor, Bruxelles, 1997
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LA FIN DES HOMMES MACHINES tés. Peu leur importe notre solution ; c’est à notre réponse qu’ils tiennent. Les questions nous serrent de plus près, plus instantes, et la nature de notre réponse prend une gravité toujours croissante. Songeons, à ce propos, que le silence est aussi une réponse. On nous demande pourquoi nous nous sommes tus en tel lieu, à tel moment, et on nous remet quittance de nos 84 déclarations » . Après le Moyen Age planétaire cité par Edgar Morin, Jünger fait allusion aux pouvoirs inquisitoriaux : les habitudes moyenâgeuses ne manquent pas comme références à notre siècle et particulièrement à sa fin.
Le but de la propagande Quand on regarde de plus près ce que l’on nous présente comme « découvertes », on constate que rien, comme nouveauté, n’est surgissement absolu, mais bien réminiscence de méthodes souvent usitées que les circonstances permettent de redécouvrir dans de nouvelles perspectives. Les trucs et propagandes font partie des méthodes de la postmodernité. Comme 85 l’écrit Paul Rostenne : « Alors que le langage authentique vise à éveiller une liberté et ainsi élargir le potentiel humain de créativité, le langage-propagande cherche à provoquer une hypnose dans le but de restreindre l’initiative à la seule personne de l’hypnotiseur (...) Si bien que la propagande se présente comme la plus grande entreprise de « déréalisation » qui ait jamais été conçue (...) Que l’individualisme soit l’impasse où se bloquent tous les efforts civilisateurs de notre temps, le nazisme et le fascisme l’ont suffisamment prouvé. Qu’il s’agisse d’exalter le mythe racial ou le mythe de l’état, la même propagande hypnotique est encore à l’œuvre pour vider l’homme de lui-même. »
La déformation des élites ou l’illusion de la gloire Grâce au miracle de la parole, les formateurs spécialisés dans les méthodes « porteuses d’avenir » ont l’art d’idéaliser des situations réelles et, comme dans les films de guerre, font apparaître adroitement les « bons » et les « mauvais » Nous, spectateurs, grâce à la « bande de son exceptionnelle » du film, avons l’envie soudaine d’appartenir à ces héros, et nous nous retrouvons alors, comme dans un rêve, dans un autre film 84
Jünger, E., Traité du rebelle (ou le recours aux forêts), Bourgois, traduction française,1981, p. 10-11-12 85 Rostenne, P., La Barbarie des Elites, Desclee, 1954, p. 173 et p.174
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DES EXCES DE LA FACULTE D’ENTREPRENDRE d’intrigue qui n’a plus aucune ressemblance avec le premier où règnent : froideur, traîtrise et machiavélisme. Vaclav Havel, lors du discours de réception du « Prix de la Paix », qu’il reçut à Francfort le 15 octobre 1989, prononça les paroles suivantes : « D’ailleurs, n’est-ce pas justement là, dans la méfiance face aux mots, et dans la dénonciation des horreurs qui peuvent discrètement sommeiller en eux, que réside la mission la plus spécifique de l’intellectuel ? ». Il ne pouvait pas mieux dire. Il est vrai aussi que, parmi les intellectuels, on retrouve une certaine élite dont la myopie est tellement grave que sa perception réductionniste des slogans l’amène aux limites de l’extrême. Par exemple, le concept du « tout optimisé » connaît les pires excès et tous ceux qui ont conservé le sens de l’homme sont tentés de résister à ce modèle. D’autres, par contre, n’hésitent pas à s’y conformer et certains psychologues d’entreprise plus zélés que d’autres, ou tout simplement plus idéalistes, se lancent dans des expériences « hors du com-mun » estimant que les ressources humaines n’ont qu’à se plier aux dogmes. « Que proposez-vous ? », rétorquait - pendant la décennie 80 - le cadre à son collaborateur qui lui avait posé une question embarrassante à laquelle il ne savait pas répondre. C’était une manière de contrer le râleur tout en évitant de lui apporter la réponse attendue. Au cours de la formation à la « Vente de soi », seul le cadre connaissait les règles du jeu, mais il se passait peu de temps avant que les collaborateurs ne prennent conscience de la répétitivité du moule verbal de leur chef et de l’objectif que celui-ci visait. Certains ont été surpris et même offusqués par les trucages formateurs auxquels leurs chefs avaient été soumis. C’était surtout le cas quand ces collaborateurs s’entendaient répondre par une question alors qu’ils venaient d’en poser une. Après avoir attendu le temps nécessaire, en espérant que le « Que proposez-vous ? » habituel serait suivi par une vraie proposition, le collaborateur perdait souvent patience et rétorquait alors à son chef : « Je vous ferai un rapport ». Et le problème restait sans solution jusqu'à ce que le prochain affrontement verbal ait lieu et permette au chef de menacer ou de sanctionner celui qui n’avait pas encore trouvé de solution au problème urgent qu’un jour il lui avait soumis.
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LA FIN DES HOMMES MACHINES Les rôles étaient ainsi inversés : le questionné avait hérité de la responsabilité du problème et le questionneur conservait ainsi toute sa superbe. Il se pouvait aussi que le chef interpellé par son collaborateur par cette même question - « Que proposez-vous ? » - utilise un autre truc, par exemple la « Loi du silence ». C’est une technique tout aussi efficace où il suffit de résister contre l’envie d’articuler le moindre mot en luttant contre le temps pour forcer l’interpellant à poursuivre sans qu’il ait reçu de réponse. Quand, évidemment, un cadre posait la même question à un collègue ayant reçu la même « déformation », cela devenait risible et ludique. Et combien de responsables à un niveau élevé n’ont-ils pas voulu que nous nous comportions face à eux, comme M. Jourdain lorsqu’il disait ignorer la prose face à son professeur de philosophie. Plus tard, ces responsables pouvaient tout à leur guise s’enorgueillir de nous avoir réappris ce que nous connaissions déjà, mais sous une forme nouvelle qui possédait leur empreinte personnelle. En général, ces hommes d’apparences restaient peu de temps à leur poste et ils partaient comme ils étaient venus : par hasard. Alors, en nous quittant, convaincus d’avoir apporté une valeur ajoutée considérable à l’entreprise, ils espéraient que leurs anciens collaborateurs puissent un jour les rappeler à l’histoire du monde par une réflexion semblable à celle-ci : « Il y a plus de quarante ans que je disais de la prose sans que j’en susse rien. Grâce à cet homme, enfin je sais ». En conservant l’ironie de Molière, mais en l’exagérant à peine, ces dirigeants auraient supporté qu’on leur décerne le titre de « Grand Mamamouchi » car il n’y avait pas de limite dans leurs extravagances pourvu que celles-ci leur donnent l’illusion de la gloire. Cette illusion était aussi entretenue par leur comportement à l’égard du personnel, à la manière dont monsieur Jourdain traitait ses soubrettes. Je me souviens de cette brave fille qui avait la foi en son chef et en tout ce qu’il lui disait. Elle s’appelait Marion Net. Un jour, son chef l’appela à venir le rejoindre dans son bureau. Elle s’y précipita et se retrouva devant un homme furieux qui venait de recevoir un blâme de son directeur parce que celui-ci avait reçu à son privé la visite d’un électricien pour lui couper le courant : Marion avait omis de payer la facture que la société prenait en charge pour ce directeur. La pauvre se mit à pleurer et expliqua que si cette facture n’avait pas été payée, c’était la faute du « Service courrier » qui la lui avait fait parvenir
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DES EXCES DE LA FACULTE D’ENTREPRENDRE deux mois trop tard : surchargée de travail, elle n’avait pas pu honorer cette facture. L’homme furieux ne voulut pas entendre davantage ses explications qui, pour lui, n’en étaient pas et il demanda à Marie d’aller immédiatement à la banque la plus proche pour régler la facture et il lui donna un chèque. L’employée docile quitta le bureau et se rendit à la banque. Alors qu’elle attendait son tour dans la file, deux malfrats cagoulés entrèrent et dérobèrent tout ce qu’ils purent en moins de deux minutes. Le chèque de Marie fit partie du butin. Certes, le risque que ce chèque fût accepté ailleurs était nul, mais Marie rejoignit le bureau de son chef, encore toute tremblante. - Tu en as mis du temps ! lui lança celui-ci. Quand elle eut raconté ses déboires, l’homme ne trouva rien d’autre à lui dire que : - C’est incroyable ! Si tu avais mis cet argent là où je pense, tu l’aurais encore ! Marion Net sortit du bureau et pleura. Les brimades et les menaces, le « harcèlement moral » que subit le personnel rongent les travailleurs. Certains chefs vont jusqu'à déstabiliser leurs collaborateurs en pratiquant le mépris et la dérision. Ils créent des situations qui mettent leurs collaborateurs dans une telle subordination que ceux-ci sont prêts à tout faire pour leur être agréables. Cet état de dépendance une fois créé engendre ensuite chez la victime une paranoïa d’autant plus dévorante qu’elle aura tendance à la reproduire chez ses propres collaborateurs et collègues. La chaîne des harceleurs harcelés se prolonge ainsi en propageant les pressions de toute nature qui remplissent de patients les cabinets des neuropsychiatres. La déformation des élites et l’illusion de leur gloire se manifestaient aussi parmi les « grands prêtres » du Business dont les imprécations et les hymnes faisaient appel aux grands principes de l’éthique, de l’esprit de corps, du devoir de bien faire et, bien entendu, de la Qualité totale. Mais, leurs comportements quotidiens n’avaient plus aucun rapport avec leurs belles paroles. Ce qui était le plus grave dans ce genre de conflit, c’est ce que les illusionnés de la gloire avaient perdu la plus élémentaire humanité et cultivaient à l’égard de leurs cibles, indispensables paratonnerres à leurs colères divines, une vindicte qui nous faisait dire, comme le disait déjà Jean-Jacques Rous-seau : « Je connais trop les hommes pour ignorer que souvent
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LA FIN DES HOMMES MACHINES l'offensé pardonne mais que l'offenseur ne pardonne ja-mais »86. Par qui étaient-ils manipulés ces Gandois et Gillon qui ont essayé de prolonger différemment la sidérurgie liégeoise, le premier voulant se limiter pour les deux bassins wallons à quatre millions de tonnes d’acier liquide, le second voulant conserver les huit millions ? « Ainsi font, font, font les petites marionnettes », cette chanson de mon enfance me revient à l’esprit chaque fois que je me trouve confronté aux dogmes, aux moules traditionnels, aux « musts » à la mode. Ceux-ci nous étaient enseignés en vue de satisfaire les élites qui ne les utilisaient pas seulement pour atteindre les ob-jectifs de l’entreprise, mais tout autant - pensaient-ils, ou fei-gnaient-ils de penser - pour le bonheur de leurs collaborateurs. C’était une domination déguisée ; et on sait que la domination s’institutionnalise comme une solution de facilité ou plus exactement comme expédient. Mais, grâce à la délégation de pouvoir qui se démocratise de plus en plus, le dominateur, tout absolu que soit son pouvoir, ne peut s’empêcher d’en déléguer l’exercice à une hiérarchie de sous-ordres, des « Untermensch » qui sont autant d’esclavesdominateurs asservis à leurs maîtres. Ce type de hiérarchie s’évertue toujours à vouloir changer non seulement les actions des hommes, mais aussi leurs pensées et leur cœur.
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Correspondance, à M. Pictet
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DES EXCES DE LA FACULTE D’ENTREPRENDRE Ainsi font, font, font les petites marionnettes
Quand ces « rééducateurs propagandistes » prennent conscience de leur incapacité de reconstruire un nouveau système plus performant que le précédent, alors surgit le totalitarisme, ou la tentation de totalitarisme. Et finalement, l’exaspération élitiste aboutit à faire douter de la formation elle-même et démontre l'impossibilité de stabiliser une politique managériale en phase triomphante. Lorsque nous regardons vers le dominateur suprême, celuilà qui, croyons-nous, asservit sans être lui-même asservi, nous découvrons chez lui cet étrange besoin d’être aimé par ses « dominés », ce qui en fait aussi l’esclave de sa domination. Le « dominateur » est ainsi à peine plus libre de ses actes et de ses pensées que le dernier de ses « dominés ».
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LA FIN DES HOMMES MACHINES Tous les insoumis qui ont participé à notre séminaire ont connu le temps fougueux où leur âme rebelle s’est mise à vomir les doctrines établies par une ribambelle d’esprits tortueux et de sombres technocrates accoucheurs de souris. Les remueménage auxquels ils ont été confrontés, les imbroglios organisationnels et hiérarchiques dans lesquels ils ont dû naviguer, le jésuitisme et le jansénisme modernes de certains de leurs directeurs, toutes ces contraintes de vie les ont aliénés et les ont stressés. Ils pensent à présent que l’ignominie n’est pas de survivre enchaîné, ni de leurs geôliers souffrir les offenses. Encore moins de supporter la triste destinée qui les empêche de nourrir l’espérance. Ce qui, sous un tel éclairage, prend un relief saisissant, c’est le jeu d’interactions par lequel se trouvent prises les destinées individuelles, et qui les lie les unes aux autres dans une sorte d’émulation destructrice qui inquiète celles qu’elle n’entraîne pas. Aujourd’hui, chaque pensée, chaque sentiment, chaque acte individuel est porté par un conformisme qui suffit à sa justification. La vérité n’est plus de rester ce qu’on est, mais de devenir ce qu’il faut être. Renoncer à jouer le rôle que cette comédie humaine nous avait assigné ne signifiait par pour autant que nous refusions de vivre de façon responsable nos relations interprofessionnelles. À cette doctrine managériale, qui se disait proche de l’individu et respectueuse des problèmes de chacun, nous ne trouvions pas de bonne réponse. Ou nous acceptions le moule de nos dirigeants et leurs stimuli réformateurs, et nous nous trouvions réduits dans les prémisses mêmes de leur théorisation, ou bien nous réagissions avec évidemment toutes les conséquences que l’on devine. Pendant un temps plus ou moins long proportionnel à notre résistance à déserter, nous avions joué au « Yoyo » entre notre intégration à ce moule et notre extraction. Respecter les ordres avec une vigilance de Sioux était devenu notre manière d’être. Alors que nous connaissions déjà les pièges tendus par les patrons peu sociaux, nous nous demandions encore si notre volonté était vraiment libre et si nous pouvions leur résister. Question qu’Einstein ne se posait plus puisque, dans sa profession de foi, il proclamait : « Cette conscience que notre volonté n'est pas libre m'aide à ne pas trop prendre au sérieux ceux qui prétendent décider et agir, et à ne pas perdre ma bonne humeur. »
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DES EXCES DE LA FACULTE D’ENTREPRENDRE On se souvient de cette autre fameuse phrase qu’il écrivit à Tagore, un écrivain et mystique indien : « Si on demandait à la Lune pourquoi elle se meut, elle répondrait sans doute qu’elle se meut parce qu’elle a pris cette décision. Et cela nous fait sourire. Mais on devrait sourire de même de l’idée selon laquelle l’homme, lui, est libre, parce que le déterminisme n’a aucune raison de s’arrêter à la frontière du cerveau. » Mais aller jusqu'à croire que tout soit programmé depuis le Big Bang et que ce déterminisme s’empare du cerveau des patrons et rende ceux-ci mécaniques et doctrinaires pour que la machine humaine fonctionne à l’unisson des planètes, il n’y a qu’un pas que nous n’avons pas l’intention de faire. Cette phrase d’Einstein limite notre liberté à un point tel que nous ne serions que des marionnettes animées. Nous voulons croire que contrairement à la Lune, nous avons la possibilité d’orienter notre trajectoire. Malgré notre volonté d’indépendance, il n’était pas facile de nous détacher d’une situation qui rapportait de l’argent ; ce qui a amené de nombreux compagnons à supporter leurs dirigeants. Solution hypocrite, certes, mais transitoire en attendant de pouvoir se retourner. C’était - il n’est pas glorieux de l’avouer - la collaboration à la barbarie. Puis les fils qui articulaient les marionnettes, à force de les soumettre à des tensions opposées, se sont rompus : la séparation a triomphé de l’intégration ; le fantôme de la liberté n’a plus trouvé d’endroit pour tromper son monde ; les mensonges conventionnels sont devenus impossibles ; les aspérités des uns et des autres sont réapparues au grand jour. Ce qui explique sans doute les échecs répétés qui n’améliorèrent pas la situation des entreprises concernées. Toutes les tentatives du capitaine, des officiers et des matelots ne pouvaient agir contre la mer en furie. En fait, seule la structure du navire devait être modifiée, mais ce constat essentiel n’effleurait pas l’esprit des dociles à toute épreuve, ceux qui avaient toujours eu tendance à prolonger les situations pourries en entretenant le « mouvement brownien » organisation-nel grâce auquel ils justifiaient ainsi leur présence et leur coût, mais sans mettre les mains dans le cambouis. Ces « belles âmes » n’avaient-elles pas toujours préféré vivre à genoux et se vouer à la vacuité en refusant de faire de leur vie un destin ? Ces inutiles, dont les bretelles se trouvaient dans les grandes
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LA FIN DES HOMMES MACHINES banques et la noblesse finissante, faisaient de la paranoïa et de leur bêtise collective leurs répondants psychologiques
Les presbytes et les myopes La politique, la stratégie et la tactique sont les angles du zoom organisationnel d’une société. Et il faut des compétences différentes pour définir et atteindre les objectifs de ces trois niveaux de décision. Le grossissement de ce zoom rapproche les tacticiens des réalités du terrain où ils devront effectuer leurs tâches en fonction des aléas réels qu’ils découvriront sur leur parcours. Mais, en procédant ainsi, ce zoom les prive de la connaissance de leur environnement. Au contraire, le « grand angle » donne de la distance aux observateurs et permet aux politiques et stratèges d’imaginer des conditions de réussite et d’échec en fonction d’hypothèses, de menaces et d’opportunités éloignées des lieux où se déroulent les événements.
Dessin de Victor Hugo
Parmi les tacticiens, quelques-uns ont pris conscience qu’ils étaient à même d’organiser le monde, plus que les politiques et stratèges qui les dirigent. Par exemple, quand un Ministre de la Défense d’un pays donne l’ordre d’envahir un autre pays pour récupérer ses ressortissants, il fait appel à l’Etat Major de l’armée. Celui-ci, à l’aide de cartes précises, définit alors une
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DES EXCES DE LA FACULTE D’ENTREPRENDRE stratégie d’attaque en déplaçant des chars et des canons miniatures sur une table et en simulant une attaque de l’infanterie. Mais, ce sont les officiers subalternes et leurs troupes qui se retrouvent sur le terrain et constatent que l’endroit où ils ont été parachutés est infesté de serpents. L’ennemi n’est pas celui qu’avaient imaginé les politiques et stratèges, mais bien celui qui attend les acteurs. Le scénario est le même en économie : les directeurs, souvent presbytes, planifient avec le grand angle ; les ingénieurs, à différents niveaux, utilisent plutôt le Varilux qui leur permet, selon les circonstances, d’observer de loin ou de près les événements liés à la quotidienneté. Mais, c’est souvent le contremaître et ses ouvriers qui découvrent la vérité des faits et agissent en conséquence sur le terrain.
La subjectivité de l’analyse des fonctions dans l’entreprise Dans quelle mesure, cette analyse tient-elle compte des presbytes et des myopes ? Et auquel de ces dysfonctionnements attribue-t-elle le plus de points ? Par fonction, nous entendons un certain nombre de tâches, elles-mêmes composées d’un certain nombre de gestes et d’opérations. Les membres du personnel qui doivent rédiger une définition de leur fonction se basent souvent sur une liste de verbes spécifiques leur permettant d’exprimer la finalité et les détails de leurs tâches, l’envergure de la fonction, la place qu’ils occupaient au sein de l’organisation et la mesure de leurs activités sur les plans gestion, technique et social. Ces textes sont ensuite analysés par une « Commission de sages » de l’entreprise, coordonnée par les experts de la société qui a fourni le système de rémunération. Ceux-ci se polarisent alors sur les éventuelles exagérations qui auraient eu tendance à optimiser ou minimiser l’évaluation chiffrée de certaines fonctions. Chiffrée à un double point de vue d’ailleurs : le rang attribué au poste de travail et la fourchette de rémunération correspondante. Il est évident que l’analyse de fonction n’est pas une science exacte capable de transposer en francs belges des tâches, des gestes et des opérations sans qu’une certaine subjectivité n’intervienne dans le raisonnement. Et si d’ailleurs cela avait été le cas, nous n’aurions eu qu’à déplorer notre robotisation existentielle. Heureusement que cette machinerie « catégori-
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LA FIN DES HOMMES MACHINES sante » avait encore conservé, par son imprécision, un îlot d’humanité. Il a toujours été plus facile de verbaliser un automobiliste arrêté à un endroit interdit plutôt que d’en rattraper un autre qui roule à la vitesse de deux cent cinquante kilomètres par heure sur l’autoroute. Cet exemple démontre que le véhicule en stationnement a l’avantage de pouvoir être vérifié tranquillement et sous toutes les coutures, puisqu’il reste immobile et mesurable en tous points. Son propriétaire peut facilement être verbalisé par l’agent de police de faction tandis que le bolide passe tellement vite que, sans disposer à ce moment précis et à cet endroit d’un matériel permettant une photographie instantanée, personne ne pourrait jamais prouver que l’infraction a bien eu lieu. La persistance d’une situation à notre sensibilité ou à notre esprit est le premier critère permettant d’objectiver ou de nier une situation donnée. Dans l’entreprise, la différence entre l’instantanéisme de l’observation d’une situation et la réflexion prolongée que l’on peut porter sur cette même situation relève aussi du même ordre d’idée que la comparaison « voiture en stationnement - bolide irrattrapable » On constate en effet que les activités de certains stratèges d’entreprise ne sont pas mesurables, et pourtant elles sont nettement mieux appréciées (du point de vue du rang de la fonction et de la rémunération de celle-ci) que celles des ingénieurs de production (dont les actions produisent des effets immédiats). Est-il normal que l’on porte davantage de crédit à des gens dont les décisions et activités ne peuvent être mesurées et valorisées à court terme ? Alors que tous ceux qui relèvent de la quotidienneté et doivent gérer un personnel soumis à une plus grande pénibilité du travail, à une plus grande rigueur journalière, doivent se justifier en temps réel ? Non ! Car le stratège, plus soucieux de l’avenir que du présent, plus concerné par un futur hypothétique qu’il ne connaîtra peut-être jamais, ne prend aucun risque d’émettre des suggestions et des plans à vingt ans. « Le petit mot « Je ferai » a perdu des empires. Le futur n'a de sens qu'à la pointe de l'outil », écrivit Alain 87. Parmi les anomalies rencontrées au cours de nos carrières industrielles, mes compagnons et moi avions maintes fois cons87
Alain, Minerve ou De la sagesse
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DES EXCES DE LA FACULTE D’ENTREPRENDRE taté le double langage qui consistait à définir et hiérarchiser une fonction. Devant l’apparente rigueur de ce système, la perception d’une fonction ne résistait pas à la subjectivité puisque nous constations que, selon la personne qui l’occupait, et sans changer un iota au texte qui la définissait, et qui servait de base à sa cotation, cette fonction était soudain dévaluée ou réévaluée sans que l’on puisse en expliquer la cause. Personne n’était dupe, évidemment, et chacun savait qu’à côté des dogmes, des bretelles de Papa ou des inconsistances qui avaient précédé, tout était possible.
La subjectivité de l’évaluation d’un homme machine par un autre homme machine Cette incohérence se prolongeait lorsqu’il s’agissait non plus de définir la fonction, mais d’évaluer son titulaire en fin d’année. La difficulté consistait alors à mesurer par rapport à des critères objectifs ce qui avait été réalisé et ce qui ne l’avait pas été. Mais, « Quoi de plus odieux qu’une autorité particulière, où 88 l’on décide souverainement du mérite des hommes ? » . L’entretien dit « d’évaluation » était une autre comédie humaine au cours de laquelle de nombreux responsables, ne disposant d’aucun moyen de mesure significatif, prétendaient juger leurs collaborateurs. Quand l’évaluateur était en même temps directeur, il se basait le plus souvent sur quelques faits sporadiques qui l’avaient marqué et dont il valait mieux, pour l’interviewé, qu’ils soient positifs. Bref, le presbyte rencontrait le myope ; l’un et l’autre n’ayant pu constater les mêmes choses se trouvaient ainsi engagés dans un dialogue de sourd. Cette évaluation se basait le plus souvent sur quelques « certitudes sensibles » à l’instar du constructeur de puzzle qui détient quelques pièces disparates et qui estime pouvoir reconstituer l’image globale sans le modèle. Certains forgeaient leurs opinions à partir d’impressions qu’ils estimaient mémorisées une fois pour toutes et en toute bonne foi. Quelles que fussent les insuffisances ou les exploits de leurs collaborateurs, ceux-ci étaient définitivement figés dans l’esprit de leur évaluateur. D’autres chefs n’hésitaient pas à exploiter les informations que leur communiquaient leurs larbins rapporteurs sans avoir vérifié le bien-fondé de celles-ci. Ces personnes, particulière88
Bourdaloue, Sur la médis., I.
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LA FIN DES HOMMES MACHINES ment serviles à l’égard de leurs supérieurs, étaient le plus souvent animées par leur intérêt personnel. Elles se présentaient belles et fortes et accablaient leurs collègues. Pourtant, les responsables des ressources humaines visaient « la méritocratie », ce système de valeur davantage apprécié par tous ceux qui étaient à l’abri de la mesure de leurs actions. Aujourd’hui, plus encore qu’hier, ce ne sont pas les plus méritants qui sont le mieux cotés, car leur évaluation ne tient pas compte de leur courage réel ni de celui de leurs collaborateurs ; courage indispensable à toute société qui veut affronter les difficultés et leur apporter remède ; courage qu’il faut donc apprécier à sa juste valeur et qu’il faut récompenser en fonction des difficultés à affronter. Une relativité qui fait pourtant son chemin puisque l’Etat belge a décidé de verbaliser le citoyen en fonction de la faute d’une part, mais aussi en fonction de sa capacité financière à payer le procès, d’autre part. Pourquoi n’en serait-il pas de même devant la pénibilité du travailleur ? Aujourd’hui, la méritocratie pénalise les pires, mais ne protège pas les meilleurs. Et les pires, pour ces évaluateurs d’apparences, ne sont pas ceux qui ont voulu rester une belle âme par la vacuité de leurs actes en se dissimulant pour éviter l’erreur, mais plutôt les entreprenants qui ont eu quelques déboires à côté de leurs multiples réussites. Les évaluateurs ne prennent pas généralement en compte les difficultés qui relèvent des individus prêts à se surpasser, mais ont plutôt tendance à valoriser la docilité aux procédures. L’évaluation peut aussi faire appel à l’intersubjectivité des collègues qui servent de miroir pour minimiser les erreurs individuelles. Car il y a davantage dans plusieurs têtes que dans une, n’est-ce pas ? C’est pourquoi il n’est pas rare qu’un groupe de candidats, au travers de jeux de rôles, soient obligés d’ôter leur masque. La hiérarchie veut ainsi que l’évalué fasse front à la conformité que l’on attend de lui et aux règlements de l’entreprise. C’est une épreuve qui fait prendre conscience aux esprits indépendants qu’ils sont éventuellement en dehors des chemins balisés. Pour réussir dans ce type d’évaluation, le sujet sur la sellette doit surtout éviter toute déclaration spontanée discordante et doit rester vigilant pour ne pas exprimer ce qui serait en désaccord avec le système de valeurs de l’entreprise. Comme le disait Georges Bataille : « Ce qui n'est pas servile
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DES EXCES DE LA FACULTE D’ENTREPRENDRE est inavouable » et toute déviance, aussi minime soit-elle par rapport au moule, ne peut que nuire à l’évalué. C’était un moment difficile à passer où la hiérarchie demande à ses collaborateurs d’être en procès avec eux-mêmes. C’est comme si l’on présentait à ceux-ci un miroir dans lequel ils devaient souligner leurs traits anormaux et discordants par rapport aux canons de la beauté de l’époque. Stupéfiés par les caricatures que leur chef leur présentait, certains évalués ont réagi. La rencontre prenait alors une tournure digne d’un passage du film « Monsieur Klein », où un officier SS montre au Juif une panoplie de nez, puis s’arrête sur l’un d’eux et signale au Juif qu’il s’agit du sien. Klein n’hésite pas, en pointe un autre et dit à l’SS : « Celui-là, c’est le vôtre. » Je ne puis passer sous silence le cas de Paul Emik qui, lors de son évaluation, s’est vu reprocher de n’avoir pas suffisamment consulté le marché lors d’un achat important dont sa société avait un urgent besoin. Son chef hiérarchique l’évalua « 2 sur 5 », ce qui signifie : « Insuffisant ». Ce vendeur se défendit vivement pour expliquer sa démarche, mais rien n’y fit. Ce que Paul Emik ignorait à ce moment-là, c’est que cet évaluateur, derrière des apparences du gestionnaire consciencieux recevait régulièrement des pots-de-vin des firmes dont les produits étaient vendus au double du prix de leurs concurrents. Paul Emik avait eu le tort de ne pas accepter le système de valeurs de son évaluateur corrompu. D’autres chefs, mal à l’aise devant leur responsabilité, décidèrent qu’il était inutile d‘évaluer. Ils perdirent patience et ne se livrèrent même plus au « jeu du miroir » avec leurs collaborateurs. Ils leur attribuèrent systématiquement la note « Excel-lent ».
L’inquisition de l’entretien d’embauche Les anecdotes relatives aux entretiens d’embauche que mes compagnons d’insoumission et moi avons vécus suffiraient à écrire un livre de deux cents pages. Dans les grosses entités que nous avons connues et, selon les personnalités qui en étaient responsables, l’entretien d’embauche prenait l’apparence d’un tribunal de la Raison. Chez Hewlett-Packard, où l’organisation fonctionnait comme un système organique, l’embauche du personnel soumettait le postulant, non seulement à ses futurs chefs, mais aussi à ses futurs collaborateurs. Le candidat était « interrogé » par ces
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LA FIN DES HOMMES MACHINES personnes et le manager prenait sa décision après un entretien avec l’ensemble des « témoins ». Certes, cette méthode n’utilisait pas les tortures physiques et psychologiques en vigueur dans les prisons de Pnom Penh, mais c’était un bon début. Le système qui voulait qu’un candidat à un nouvel emploi se démasque et que les cadres d’une entreprise signalent tous ceux qui résistaient au régime, ou dont la loyauté paraissait fragile, était un système pourri avec lequel on ne pouvait pas décemment collaborer. Mais il y avait aussi les anecdotes rigolotes qui nous parvenaient des recruteurs. Par exemple, celle de ce jeune ingénieur frais émoulu sorti de l’université qui avait envoyé sa candidature où il avait écrit : « J’ai une productivité redoutable » Il se présenta en retard le jour de l’entretien et dit en entrant : « Excusez-moi, ma Mercédes est en panne, j’ai pris la BM de mon père ! » Les personnes qui se donnent des apparences de caïds ne sont pas rares, mais ce que l’on peut pardonner à un adolescent crâneur devient impardonnable quand il s’agit d’engager un collaborateur immature.
Audit soit qui mal y pense Contrairement aux artistes, peintres et sculpteurs, maçons et architectes qui fabriquent des objets sensibles et mesurables ; contrairement aux philosophes qui s’interrogent sur la sagesse de la vie et aux scientifiques qui étudient les phénomènes naturels, les tâches et gesticulations des personnes travaillant dans une entreprise ne doivent viser que le profit de leur patron, ce qui garantit leurs propres moyens de subsistance. Ce profit résulte donc de la résultante qualitative et quantitative des multiples tâches effectuées par l’ensemble des employés et ouvriers de cette entreprise dont nous savons qu’elles s’articulent toutes plus ou moins bien en fonction de l’organisation choisie et des interactions entre les différents postes de travail qui en constituent les rouages. Acheter les matières premières, planifier la production, fabriquer les produits semi-finis et finis, gérer correctement les stocks sont autant d’activités mesurables dans l’espace et dans le temps. L’évaluation qualitative et quantitative d’une activité devient toutefois de plus en plus difficile lorsque celle-ci comporte des tâches dont les gestes administratifs se résument à quelques écritures dont la matérialité est souvent discutable, par
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DES EXCES DE LA FACULTE D’ENTREPRENDRE exemple, les écritures relatives à la valeur patrimoniale (actif immobilisé : valeurs des halls d’usine, par exemple) ou encore l’évaluation des créances douteuses. Parmi les fonctions qui me paraissent les plus éloignées du terrain et qui nécessitent de la part de leurs titulaires une compétence et une honnêteté hors limite se trouve la fonction d’auditeur. Et si j’ai choisi d’en parler dans cet essai, c’est parce que je l’ai exercée pendant près de dix ans, et qu’en l’exerçant j’ai compris combien il était à la fois facile de « bluffer » et difficile « d’être honnête ». Rappelons d’abord que le mot « Auditeur » est un néologisme qui date de la décennie 70, en Europe, et qui vient du mot anglais « Auditor », lui-même emprunté au latin « Audire », c’est-à-dire écouter. L’Auditeur est donc celui qui écoute. Mais il existe une progression dans l’écoute qu’il importe de bien connaître. Avec mes compagnons « auditeurs », nous nous sommes rappelé les diverses enquêtes que nous avons effectuées au cours des trente dernières années et sommes arrivés à la conclusion suivante : parmi nos enquêtes, nous avons perçu une évolution partant du donné sensible immédiat, directement mesurable, pour aboutir aux messages propagandistes et mensongers qui visent à idéaliser une situation pour les besoins d’un homme ou d’une entreprise. Dans le chapitre intitulé « L’apport des philosophes », nous aurons l’occasion de rappeler les théories philosophiques qui expliquent l’oscillation de l’homme entre la perception sauvage des phénomènes et leur idéalisation.
Le suicide d’un homme compétent Commençons par ce qui semble le plus facile : le donné sensible. Mais, le donné sensible immédiat, directement mesurable est rare, car le délictueux d’escroquerie, de vol ou de laxisme a plus d’un tour dans son sac. Certains furent pénalisés sur base du donné sensible : ce fut le cas du frère d’un de nos compagnons. Il était ingénieur et il s’est suicidé après un audit commandé par une Direction Générale qui privilégiait la délation plutôt que la communication franche et humaine. L’auditeur, qui eut la charge de l’enquête, avait reçu un appel téléphonique anonyme dénonçant cet ingénieur qui utilisait les services de l’entreprise à des fins personnelles. Donné sensible ? Oui. Rien n’était plus facile à consta-ter puisque l’objet du délit était visible : un monte-charge que
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LA FIN DES HOMMES MACHINES cet homme prévoyait d’utiliser pour amener les plats de la cave à la cuisine du restaurant qu’il tenait avec son épouse après ses heures de travail. Ce suicide datait de plusieurs années et pourtant chaque fois que cet auditeur s’en souvenait, il s’en voulait d’avoir participé à cette « condamnation à mort ». Malgré la faute commise par l’ingénieur décédé, une punition exemplaire aurait dû suffire, car son délit n’était que le reflet du système qui l’employait. Et, de ce temps-là, il était courant à un certain niveau de l’entreprise de « se servir » Cela paraissait normal et personne dans la hiérarchie n’avait osé prendre de décision franche à l’égard de cet homme dont on connaissait par ailleurs la compétence. Notre auditeur avait dû se charger de la sale besogne à la place du chef qui avait laissé faire. L’objet du délit était visible et il se mesurait avec autant de facilité qu’une voiture en interdiction de stationnement.
L’étain, faut-il en faire un plat ? Mais, dans d’autres sociétés, que j’ai aussi auditées, il y eut des audits mesurables, pas uniquement sur base du donné sensible immédiat, mais à partir de montants chiffrés certifiés par une équipe spécialisée d’experts-comptables. « L’étain fautil en faire un plat ? » est le titre d’un article d’un journal d’entreprise qui avait choisi - comme le voulait le Directeur Général de l’époque - de jouer la transparence. Si je me permets de citer les détails de cet article, c’est bien parce qu’il appartenait à la rubrique « Le dessous des cartes » et qu’il pouvait être lu à l’époque (1976) dans tous les endroits publics et privés de la région où était implantée l’entreprise éditrice. L’audit consistait à inventorier le stock d’anodes d’une entreprise d’étamage le 31 décembre à minuit et le comparer à celui du 31 décembre à minuit de l’année précédente. À l’aide des entrées et sorties d’anodes entre les deux dates, on pouvait ainsi vérifier si le tonnage réel que l’on pouvait mesurer était bien correct. C’est ainsi que je me suis rendu compte que 228 anodes de 40 Kg, soient 9 tonnes d’étain, avaient disparu. On n’a jamais retrouvé ce précieux métal, mais on peut tout au plus supposer qu’une ou plusieurs personnes baraquées aient pu sortir ce tonnage, pièce par pièce, par une sortie piétonne en dissimulant chaque anode sous un manteau ou un imperméable. Une anode neuve pesait 40 Kg et mesurait 1,75 m.
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DES EXCES DE LA FACULTE D’ENTREPRENDRE Rien n’empêchait d’ailleurs que les anodes fussent débitées en morceaux et emportées en petits conditionnements... Alors, quelle devait être la conclusion de cet audit ? Les calculs étaient-ils plus exacts que le stock directement mesu-rable ? Dans ce cas, où étaient passées les tonnes absentes ? Un commissaire s’était-il trompé lors des précédents inven-taires ou avait-il été négligent ? Comment le savoir ? Il suffisait pourtant, chaque fin d’année, de compter le nombre d’anodes dans le stock, de multiplier ce nombre par un poids unitaire moyen (avec une dispersion très faible) puis de valoriser la quantité d’étain ainsi calculée. Aucun inventaire permanent ne pouvait prouver quand et où l’erreur s’était produite ... L’audit considéra que les chiffres étaient exacts parce qu’ils avaient été avalisés par une autorité officielle compétente le 31 décembre à minuit de l’année précédente. Qui aurait pu démentir que ces tonnages manquants fussent vraiment transformés en chopes, plateaux et pieds de lampe qui hantent aujourd’hui les chaumières et magasins des receleurs et fon-deurs ? Personne.
Les erreurs et propagandes, et les esprits déchus Progressons dans le flou. Sur le plan de l’éthique industrielle, mais aussi de ses dysfonctionnements, mes compagnons et moi sommes intarissables. Façon de parler, évidemment, car la déontologie à l’égard des « affaires » que nous avons connues subsiste bien au-delà des frontières des entreprises où nous les avons vécues. Toutefois, ce n’est pas parce l’on a constaté un vol, un détournement, une prévarication ou un racket, que l’on doit s’abstenir d’en parler ou d’y faire allusion. L’important, c’est que l’on ne reconnaisse pas les personnes qui ont profité de ces méfaits ni celles qui en ont écopé. Qu’importe que l’on fasse allusion aux amours défendus si les cocus ne sont pas montrés du doigt et si les infidèles ne sont pas nommément accusés d’adultère. Toutefois, si les personnes concernées se retrouvent dans les récits d’expériences, et si cela les dérange, permettez-moi de leur adresser la seule expression wallonne qui leur convienne en pareilles circonstances : « Li si qui sin rogneu qui s’grette. » Traduction française : « Celui que cela dérange, qu’il assume ! » ou comme aurait pu dire le Docteur Knock : « Que cela vous chatouille ou vous gratouille, peu importe, c’est votre maladie qui en est la cause. »
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LA FIN DES HOMMES MACHINES Je pourrais commencer par vous résumer les codes des devoirs professionnels, le code de déontologie de l’ingénieur, les chartes, règles et autres procédures permettant de faire prendre conscience aux acteurs de l’entreprise à partir de quel moment ils finissent d’être au service de celle-ci en oeuvrant pour eux-mêmes. Une telle démarche resterait théorique : tout se laisse écrire et il ne suffit pas d’interdire, il faut aussi obtenir les moyens de vérifier le respect de l’interdiction. Ce qu’il faut d’abord signaler avant toute narration, c’est que la nature des « indélicatesses » est souvent surprenante, parfois même inimaginable, et qu’il ne faut pas passer son temps à dénoncer des broutilles et faire la chasse aux sorcières : « Ce sont là jeux de prince : on respecte un moulin ; on vole une province »89. Ce qui ne veut pas dire que de nombreuses broutilles ne puissent amener aussi en s’accumulant des phénomènes inquiétants comme, par exemple, des gouffres financiers ; il faut rester vigilant. Le plus souvent, quand s’installait une rumeur, il fallait la prouver ou la démentir. Si nous insistons sur le caractère volatile et interprétatif de certains rapports d’audit, c’est bien parce que nous nous rendons compte que ceux-ci procèdent du même type que le changement d’état de l’iode : ils se subliment. Et l’on ne conserve rien qui soit vraiment concret après de telles enquêtes qui ont consommé un temps considérable aux personnes appelées à y participer. On a alors l’impression d’avoir gaspillé son temps et cela est réellement insupportable. Nos compagnons se souviennent de leur intime conviction à l’égard de fraudes et d’escroqueries commises par des ingénieurs, acheteurs et vendeurs « indélicats » au détriment de leur entreprise et où, en l’absence d’un témoin, d’un objet ou d’une trace, ils accouchèrent d’une souris. Malgré les interviews qui se recoupent et les langues qui se délient, cela reste des rumeurs, des suppositions. Ces fraudeurs et escrocs n’hésitaient d’ailleurs pas à passer la vitesse supérieure pour se refaire une virginité quand ils se sentaient pris dans le collimateur des auditeurs. Ils avaient même l’audace de demander une enquête pour prouver qu’ils 89
Andrieux, François 1759-1833 , Le Meunier sans souci , cfr La Fontaine : « Le bonhomme disait : Ce sont là jeux de prince » (Fables, IV, 4, «le Jardinier et son Seigneur»).
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DES EXCES DE LA FACULTE D’ENTREPRENDRE étaient sains. Et parfois, ils disposaient de l’autorité pour le démontrer. On avait alors affaire à la malhonnêteté organisée fantasme. Bouchtonnez y parvint : le directeur de « Puff S.A. » et l’acheteur de « Beurk Company » furent licenciés sur le champ par leur direction respective. Le XXe siècle, et surtout sa fin, nous ont fait connaître des procès retentissants où des politiciens n’ont pas hésité à gaspiller l’argent des Etats en négociant de plantureux contrats, et où des ingénieurs ont pillé les entreprises pour lesquelles ils travaillaient en faussant la loi de l’offre et de la demande à leur propre avantage. Les entreprises et individus qui pratiquent régulièrement l’escroquerie commerciale considèrent que le droit est en leur pouvoir. L’avantage financier est devenu l’objectif, et les droits sont devenus les moyens pour l’atteindre. Mais où le bât blesse, c’est que les droits ne sont pas suffisants pour tous ceux qui accomplissent des méfaits. Alors, on les outrepasse et la budgétisation des délits « opportunistes » devient à la mode : on prévoit les charges financières que l’on estime nécessaires pour payer les procès et verser les dessous de table qui conditionnent l’augmentation des profits. On sait aussi que l’on ne sera puni que sur la partie visible de la fraude, et que l’autre partie aura un « rendement » cent fois supérieur au coût éventuel des pénalités… Parmi les acheteurs qui visent à s’enrichir aux dépens de leurs fournisseurs, se pratique le « Racket ». Autrement dit : « Si tu veux être sur la liste des sociétés que je consulte, versemoi, au préalable, ton obole ! » Un autre racket plus conventionnel et moins risqué - parce qu’il est plus subtil - consiste à ne pas payer ses dettes envers ses fournisseurs en faisant comprendre à ceux-ci qu’ils doivent déjà être très satisfaits d’avoir reçu des commandes... En honorant tardivement ses dettes, le client mal intentionné bénéficie ainsi d’un fonds de roulement sans intérêt. Il va sans dire que malgré les rappels effectués par les fournisseurs impayés, ceux-ci n’auront droit à leur dû que lorsqu’ils auront manifesté une certaine gentillesse à l’égard des clients qui retiennent les sommes dues. Parmi les escroqueries conventionnelles qu’ont connues nos compagnons, je citerai celle de René Gat, un Administrateur délégué qui, depuis des années, employait un cadre très supérieur, payé par la société qu’il dirigeait, pour gérer sa fortune personnelle : un véritable abus de biens sociaux. Quant à Paul
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LA FIN DES HOMMES MACHINES Lueur, le gestionnaire d’une décharge, il autorisait moyennant « dédommagements personnels » le déversement de produits interdits. N’oublions pas non plus, Neunoeil Le Petit, cet auditeur qui fut traduit en chambre correctionnelle parce qu’il n’avait pas transmis à la direction de son entreprise une information capitale sur une escroquerie de plus de 20 millions, par crainte de se faire des ennemis en haut lieu, et préférant ainsi appliquer la maxime qu’il avait maintes fois citée : « Rester dans son trou de fusiller est la meilleure tactique pour avoir une longue vie professionnelle ». Les coups bas les plus ignobles et les plus barbares n’ont pas de limite : des banquiers comme Danglars, des militaires comme Morcerf, des magistrats comme Villefort, des larbins prêts à tout, comme Caderousse, sont légion de nos jours. Mais, il y a aussi des victimes, comme Dantès... Parmi celles-ci se trouvent des auditeurs qui ont osé affronter de trop gros calibres.
Les bêtes procédurières et leurs préjugés À quoi ai-je donc servi ! s’exclama un de nos insoumis. Quand il a essayé de répondre à cette question, il a constaté qu’il avait d’abord permis, par ses suggestions, à supprimer ce qui était négatif, et comme « moins par moins donne plus », c’était une manière d’être performant à l’égard de l’entreprise qui le faisait vivre. Cette suppression du négatif consistait le plus souvent à vaincre des mentalités profondément ancrées qui sévissaient depuis plusieurs décennies et que le nouveau pouvoir amplifiait. Ce que mes compagnons auditeurs et moi contestons aujourd’hui, ce n’est pas l’existence de telle ou telle branche du management, puisque nous sommes tous persuadés que la pire des choses est de ne pas gérer, et que nous sommes nombreux à enseigner ces disciplines à des étudiants qui sont déjà ou entreront bientôt dans la vie professionnelle, mais c’est la manière dont ces disciplines sont utilisées. La fonction d’auditeur, qui est le « Contrôle du contrôle », n’échappe pas à nos critiques, mais nous sommes persuadés de son importance fondamentale dans l’entreprise, à la condition essentielle qu’elle ne devienne pas l’outil d’un pouvoir qui s’en sert pour tonitruer comme la Castafiore : « Ah ! Cest moi que je vois si belle en ce miroir ! »
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DES EXCES DE LA FACULTE D’ENTREPRENDRE Le contrôle est nécessaire et nous considérons qu’il n’est ni coercitif ni culpabilisant, mais qu’il est, au contraire, un acte essentiel de gestion. Ce que nous contestons, c’est la malhonnêteté intellectuelle avec laquelle certains agissent dans le cadre de leurs activités en participant à la comédie humaine. Ce que visent les auditeurs partisans de l’ostentatoire, ce sont les conclusions fracassantes, au point qu’ils confondent leur fonction avec celle du journaliste à sensations. Le machinisme rationnel qui anime ces personnes ne tient pas compte du sens profond de l’humain au sein des organisations, car celui-ci a besoin de concret, de justice, de générosité, de spontanéité et d’affection. Ces besoins doivent être satisfaits lors de la communication quotidienne entre les acteurs de l’entreprise. Et pourtant, c’est tout le contraire qui se produit sous la loupe des auditeurs. À force de vouloir que « l’audité » se présente comme une bête procédurière capable de planifier et d’évaluer chacune de ses tâches, souvent en lui faisant craindre le « Qu'en-dira-t-on ?» par les conclusions de l’enquête, les contrôleurs acculent les contrôlés potentiels à faire semblant, à faire « comme si ». Alors, ceux-ci mettent un masque, adoptent éventuellement une double comptabilité, mais surtout ne luttent plus solidairement pour atteindre un but commun, c’est-à-dire un profit partageable. Ils se préservent en permanence des mauvaises surprises qu’un contrôleur trop astucieux risquerait de débusquer. Autant la disparition des hommes machines n’implique pas la disparition des machines, autant la disparition des bêtes procédurières n’implique pas non plus la disparition des procédures. Autrement dit, les excessifs ne disparaîtront pas en supprimant les objets de leurs excès. L’anarchie n’a jamais été un remède aux excès de règles et d’instructions. L’excès commence quand la bonne volonté et la bonne foi des hommes faisant fonctionner les systèmes ne suffisent plus à résoudre des problèmes particuliers. Par exemple, une facture doit être payée soixante jours fin de mois de la date de réception de la marchandise. Si un encodeur en usine tarde un ou deux jours avant d’effectuer l’opération informatique actant la réception de la fourniture, alors que celle-ci a été livrée le dernier jour d’un mois, ce n’est pas soixante jours qu’attendra le fournisseur avant d’être payé, mais quatre-vingt-dix. Quand celui-ci réclamera son dû à la fin des deux mois prévus, a-t-on le droit de lui répondre : « Je ne peux rien faire, votre fourniture a été accep-
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LA FIN DES HOMMES MACHINES tée deux jours en retard et, par conséquent, votre paiement a été postposé d’un mois. » Bien sûr que non, il faut payer tout de suite et, pour cela, court-circuiter le flux d’opérations habituelles et procéder « en manuel » avec les inconvénients que cela comporte. L’humain doit reprendre le pas sur la procédure et les automatismes programmés. La question primordiale du technocrate face à ce type de problème est de savoir pourquoi l’encodeur a dû attendre deux jours avant d’effectuer la réception de la marchandise. J’ai connu des contrôleurs tellement obtus qu’ils ne comprenaient pas que l’on ait pu procéder de manière manuelle : « La règle est la règle et en aucun cas on ne peut y transiger » disait le plus stupide d’entre eux. Ce qui était grave dans la conception de ces bêtes procédurières, c’est qu’elles soupçonnaient toujours le contrôlé d’avoir contourné une procédure par intérêt personnel. Il est évident, par exemple, que si un fournisseur doit recevoir cinquante millions de Francs à une époque où le taux d’emprunt est très élevé, il bénéficie de quelques dizaines de milliers de Francs s’il est payé un mois plus tôt. L’état d’esprit indispensable au bon contrôleur d’entreprise exige un grand effort d’objectivité et la volonté de ne jamais conclure quoi que ce soit, sauf ce qui est factuel. Les préjugés forgés de longue date étaient trop souvent réactivés pour les besoins de l’enquête au cours d’un briefing où quelques anciens, pas toujours sages, n’hésitaient pas à caricaturer. « Plus résistant qu’un atome » disait Einstein, le préjugé risque de biaiser l’enquête en orientant celle-ci dès le départ vers de fausses suppositions, ce qui permet aux vrais prévaricateurs, escrocs ou malfaiteurs de préparer une contre-attaque et d’attendre de pied ferme le contrôleur pressé par le temps perdu et donc prédisposé à bâcler son travail.
Des scribes bien payés Il y a une folie organisatrice qui est l'ennemie jurée de l'ordre. Georges Duhamel Vie des martyrs (Mercure de France)
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DES EXCES DE LA FACULTE D’ENTREPRENDRE Derrière les apparences du système organique qui, en théorie, s’oppose au système mécaniste en déléguant des prises de décision aux échelons inférieurs des organisations, se cachent souvent des rigidités, paperasseries et inefficacités d’une technostructure étouffante. À l’abri de tout risque, la satisfaction que pouvaient éprouver les personnes occupées dans la fonction « organisation » écœurait particulièrement nos compagnons, tant ceux-ci avaient pu constater à la fois leur lâcheté et la volatilité de leurs actions. En fait, l’activité réelle de ces personnes consistait à « acter » des décisions prises ailleurs. Ces scribes particuliers dessinaient des organigrammes du matin au soir, changeaient les noms dans les cases, déstructuraient, restructuraient, ajoutaient des niveaux, en retiraient, allongeaient les râteaux ou les raccourcissaient... Bref, un travail de niveau primaire, mais, en général, bien payé. Les organigrammes d’entreprise qui en résultaient vivotaient quelque temps puis, à nouveau, le petit jeu recommençait. La raison d’être de ces organigrammes éphémères est difficilement explicable à mes étudiants en communication, car je ne manque jamais d’établir une relation de cause à effet entre un type de structure et l’objectif visé par celle-ci. La fréquence des changements depuis vingt ans, dans la plupart des grosses entreprises, démontre à suffisance que la bataille pour la « néguentropie » relève davantage du tâtonnement que d’une stratégie efficace. On navigue au sonar en espérant qu’aucun iceberg ne se trouve trop près. Les organigrammes dessinés par ces scribes représentaient des états successifs résultant davantage de tractations internes et externes et d’influences réciproques visant le pouvoir d’une minorité plutôt que la volonté d’atteindre un certain type d’organisation et de communication nécessaire au bon fonctionnement de l’ensemble. Car contrairement au personnel de fabrication qui utilisait des outils spécifiques à des fins précises, pour élaborer un produit bien défini dont la haute technicité exigeait d’eux compétence, précision et savoir-faire, ces « fonctionnels » étaient plutôt des petites mains dont on pouvait se demander comment elles avaient pu gonfler leur définition de fonction et tromper l’évaluateur à ce point. Il s’agissait seulement de la folie organisatrice de quelquesuns dont on se demande bien si elle ne contribua jamais à mettre un peu d’ordre.
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LA FIN DES HOMMES MACHINES Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement Parmi les excès et les outrances de la faculté d’entreprendre, interviennent tous ceux qui se complaisent dans la complexité de leur vocabulaire. Dans une société fai-sant largement appel à l’informatique, j’ai connu plusieurs « hommes systèmes » de formation supérieure qui n’ont jamais su s’exprimer devant le commun des mortels parce qu’ils étaient incapables de trouver les mots qui convenaient pour transmettre la spécificité de leur science. Celle-ci était-elle incommunicable ou ceux qui en avaient la charge voulaient-ils conserver cette information qui leur donnait la puissance et la gloire ? Ces cadres du troisième type consacraient leur temps aux programmes directement liés au « Superviseur », dont la mission consistait à gérer les files d’attente de travaux et de messages émis par des encodeurs situés dans les usines, à vingt kilomètres de là. Ces hommes systèmes étaient des êtres déconnectés du monde qui pouvaient adopter des attitudes différentes, parfois introverties au point de n’émettre que des sons incongrus, confus et incompréhensibles, et d’autres, imbus d’eux-mêmes, qui ne pouvaient s’exprimer qu’avec superbe et ésotérisme. J’ai rarement connu des hommes aussi déconnectés et distants de leurs semblables que ces gens-là. Les choses n’existaient que dans leur esprit et leurs concepts. Certes, ils vivaient en société, mais ils étaient assujettis à leur ordinateur comme le bétail l’est au paysan dans les champs.
Le témoignage de Jean Persontemps Ce fut le tour de l’insoumis, Jean Persontemps, qui nous parla pendant une après-midi de la déperdition énergétique de son ex entreprise lorsqu’il s’était défoncé pour y développer une nouvelle application informatique pour les comptables. Pourtant, nous assura-t-il, j’ai respecté scrupuleusement ce que m’avaient appris les meilleurs formateurs mondiaux. L’entreprise avait d’ailleurs dépensé pour moi sans compter tant elle faisait confiance à la formation. La première règle qu’il avait apprise concernait la planification de son travail. Il la résumait comme suit : « Le temps total de la réalisation d’un travail bien planifié, et de cette planification, est de loin inférieur au temps de réalisation du même tra-
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DES EXCES DE LA FACULTE D’ENTREPRENDRE vail non planifié ». Comme ses collègues, il en avait tenu compte. La deuxième règle, tout aussi importante, signalait qu’une réunion ne pouvait avoir lieu sans qu’un ordre du jour précis ne fût d’abord envoyé aux participants et, qu’après cette réunion, un procès-verbal tout aussi précis fût rédigé pour communiquer aux participants les décisions prises. Jean Persontemps respectait scrupuleusement ces consignes. La troisième règle exigeait qu’une pré-étude fût d’abord effectuée avec un échange de vues constructif avant même que ne fût décidée la réalisation des travaux. Ainsi étudiée, planifiée, puis développée, l’application de Jean Persontemps devint opérationnelle six mois seulement après l’échéance prévue et le coût de développement dépassa de plus de cinq millions de francs belges ce que le budget avait prévu. Ce n’était pas de sa faute si les utilisateurs avec lesquels il communiquait étaient incapables d’exprimer leurs besoins pour qu’il les traduise en termes informatiques ! Son inutilité devint insoutenable lorsqu’il constata que la durée de vie de « son application » atteignit à peine deux ans, car un nouveau chef décida de tout remettre en question comme si rien ni personne avant lui n’avait jamais existé. Jean Persontemps devint dépressif et dut quitter l’entreprise.
La duperie d’Alain Farctus « Pick-up the boss and milk the cow » proclamait un ancien directeur. Traduction : « Choisis bien le patron et trait la vache » Ce qui signifie que la bonne démarche consiste à travailler pour un chef avec lequel on se sent bien et qu’il faut rester avec lui le plus longtemps possible tant que l’on n’a pas extrait tous les avantages qu’il peut offrir. Il ne suffit pas de comprendre ce message, il faut aussi pouvoir l’appliquer. Et Alain Farctus avait souvent constaté que les employés et cadres qui restaient longtemps dans le même poste, 30 à 40 ans, par exemple, n’avaient jamais choisi leurs chefs puisque ceux-ci s’étaient succédé à une fréquence telle qu’ils avaient constamment modifié ce qui existait avant eux, mais sans qu’il n’apparaisse d’importants changements ni dans la philosophie du travail ni dans l’organisation de leurs collaborateurs. On changeait les outils à la suite des nouvelles découvertes technologiques, mais cela n’apportait rien sur le plan
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LA FIN DES HOMMES MACHINES social ni sur la satisfaction existentielle des cadres et employés concernés par ces évolutions. La plupart d’entre eux se trouvaient enchaînés à la fatalité, parce qu’ils avaient capitulé devant leur propre accomplissement - c’est-à-dire devant leur vocation - et ils s’étaient comportés comme des « béni-oui-oui » sans envergure. Ils avaient délaissé leur propre ontologie90 dans cette ligne d’événements sans histoire - qu’ils osaient encore appeler « destinée » - et ils étaient maintenant réduits à accepter de celle-ci tout ce qui se raidissait en nécessité. Des collègues d’Alain Farctus faisaient partie d’une certaine « bourgeoisie managériale » dont l’unique but était d’éviter tout ce qui pouvait altérer leur image de marque conquise et entretenue en dehors de leurs activités professionnelles. Ils participaient à des coteries où flottait habituellement un parfum d’aisance qui rebutait Farctus. Pourtant, celui-ci y participait, car il pouvait ainsi approcher le sommet de sa hiérarchie ou des personnages puissants susceptibles de l’aider à obtenir une promotion. Il consacrait un temps considérable à paraître plutôt qu’à être. Il comprit alors que la docilité des hommes et femmes qu’il côtoyait ne pouvait s’expliquer que par l’envoûtement sous lequel les tenait leur leader, lui - même abusé par l’opium qu’il leur distillait. Et comme le proclamait l’Abbé Galiani : « Lorsqu'on fait une profonde révérence à quelqu'un, on tourne tou91 jours le dos à quelqu'un d'autre » . À commencer par soimême. Au sujet d’Alain Farctus, je me suis souvent posé la question de savoir s’il n’aurait pas dû inverser son expression coutumière : « Time is money », car le plus urgent pour lui était « Money is time » ; autrement dit, à force de vouloir gravir les échelons de la pyramide sociale, il ne trouvait plus le temps pour ce qui lui manquait le plus : le sens de sa vie, sa culture, sa famille, de vrais amis. La véritable liberté, n’est-elle pas d’agir en prenant conscience du temps qui passe ? Personnellement, des mondani90
Partie de la philosophie qui spécule sur « l’être en tant qu’être », selon l’expression d’Aristote. Etude ou connaissance de ce que sont les choses en elles-mêmes.(André Lalande-Quadrige-1991). 91 Nel fare una profonda riverenza a qualcuno, si volta sempre le spalle a qualche altro. Lettere, 27 août 1774.
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DES EXCES DE LA FACULTE D’ENTREPRENDRE tés, je m’en étais soustrait assez vite, après avoir compris que l’ambiance feutrée des salles, où étaient servis avec le champagne de délicates friandises et des petits fours, était propice aux conversations plus débilitantes les unes que les autres. C’était un monde d’arrivistes qui me faisaient souvent regretter le bar de la fac. Et puis de l’inconsistance et de l’hypocrisie, en veux-tu, en voilà ! Des gens capables d’être infiniment aimables en dispensant de flatteuses attentions, mais toujours en train de manier une ironie malicieuse. Si j’avais voulu être opportuniste et faire partie de leur clique, j’aurais dû naviguer entre leurs consentements qui masquaient des refus et leurs refus qui annonçaient des accords. Mais des accords au prix d’un jeu de dupes. Parmi les initiateurs de systèmes doctrinaires, se trouvaient aussi des êtres intelligents qui n’éprouvaient aucune difficulté à démontrer le bien-fondé de leur stratégie, mais qui savaient aussi que les nouveaux moules qu’ils voulaient imposer au personnel n'avaient de signification que comme virtualité d'une réalité toujours à venir. La totale subordination du présent au futur, du plan existentiel au plan rationnel visait à camoufler chez ces dirigeants ce qui, autrement, serait apparu dans sa réalité comme un résultat décevant. Bref, ceux-ci s’étaient accommodés à appliquer sans état d’âme les opérations de refaçonnage du personnel tout en devinant l'échec de ce qu’ils prétendaient pouvoir réussir. Alain Farctus mourut quand un de ses pairs lui apprit qu’il n’avait plus sa place dans ce monde-là.
J’en avais assez d’être en représentation perpétuelle Comme beaucoup de mes compagnons, j’étais convaincu que le bien et le mal, la bonne ou mauvaise conduite n’avaient rien à voir avec un taux de croissance ou un taux de profit, et que seules les répercussions sociales de nos actes avaient de l’importance. Je voulais croire avec eux en un monde meilleur et surtout moins absurde que celui dans lequel nous nous étions aliénés. Nous sortions d’un camp retranché où la technique régnait en maître, à la recherche d’un environnement intelligible, accueillant, habitable et anthropomorphique. Une résistance opiniâtre m’empêchait de poursuivre dans la voie des excès. Je prenais conscience que j’étais entré de plain-pied dans la pensée unique et que sainte Raison me de-
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LA FIN DES HOMMES MACHINES mandait de la vénérer. On sait que la caractéristique de cette sainte est que ses jugements sont toujours relatifs aux postulats qu’elle nous demande d’adopter. Pas plus qu’il n’a jamais été possible d’affirmer de manière absolue que 1 plus 1 est égal 2, il n’a jamais été possible de démontrer que le comportement convenable du citoyen consiste à se transformer en agent économique susceptible d’augmenter les résultats positifs de la balance commerciale de sa nation pour concurrencer les autres. Ces soi-disant évidences sont trompeuses et n’ont pour but que la mécanisation des intelligences selon des principes supérieurs pour ensuite mesurer notre docilité à respecter ceuxci et nous culpabiliser si ce n’est pas le cas. Ma condition professionnelle m’avait soumis inconsciemment à un code moral, presque religieux. Je me sentais obligé de participer à cette société de consommation à la fois comme producteur et consommateur, car il était devenu incivique de ne pas acheter nos propres produits quand ceux-ci avaient été retravaillés en aval de notre société. Pourtant, un grand nombre de collègues, plus âgés que moi, m’avaient averti qu’il ne suffisait pas que la raison construise ses modèles et que ceux-ci soient répandus comme « la bonne parole » pour que la réalité fût soudain différente de ce qu’elle était. J’avais quand même rejoint ces êtres messianiques et adopté leurs règles de gestion rationnelles qui m’apportaient quelque sentiment de confort et de supériorité flattant mon ego. C’est ainsi que, sans vraiment m’en rendre compte, je m’étais retrouvé aux antipodes des sciences positives et de la profession de foi d’Einstein. Les théories que j’avais étudiées m’apparurent alors futiles. Devant mon opposition au système utilitariste, ma première réaction fut de m’accuser d’anormalité ; j’avais tort d’opposer une résistance à la logique du temps. Mais cette première réaction n’avait pas tardé à en appeler une seconde, celle d’édifier un nouveau mode de pensée capable de se substituer au premier en recherchant désormais tout ce qui serait en harmonie avec ma nature. Sur le plan existentiel, à côté des modes, méthodes et manières d’être qu’il convenait d’adopter dans la vie d’entreprise en perpétuelle restructuration, et derrière cette bannière aveuglante d’une soi-disant réussite sociale, mes compagnons et moi prenions vraiment conscience de notre vie insipide. Nous étions surtout malheureux d’avoir gaspillé notre temps et d’avoir
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DES EXCES DE LA FACULTE D’ENTREPRENDRE désappris notre savoir universitaire. C’était navrant de constater la déperdition et le galvaudage des connaissances acquises pour « résoudre » ce qui n’était souvent que de faux problèmes. Mon état de malaise ne pouvait vraiment s’estomper qu’à la condition de changer mes comportements et ma propre vie. J’en avais assez d’être en représentation perpétuelle en adoptant inconditionnellement les scénarios doctrinaux de la « pensée unique ». Étouffer ma spontanéité et ma générosité au nom d’une idéologie broyeuse d’hommes me paraissait stupide et inhumain. Le cadre d’entreprise que j’étais vivait mal le conditionnement et la mécanisation des intelligences par leur articulation les unes aux autres. Les « opérations » que je devais effectuer n’étaient pas seulement incompatibles avec l’harmonie de mon âme, mais aussi avec celle de la plupart des êtres humains que je côtoyais chaque jour. Poursuivre dans cette voie m’était devenu insupportable. Alors que ma jeunesse avait été très heureuse et que ma découverte du monde s’était fait tout en douceur sans que je me sente obligé de choisir un chemin plutôt qu’un autre, je sentais le carcan rationaliste se refermer sur moi. À côté du bonheur inestimable que m’avaient procuré mes études, il me semblait tout à coup que l’éducation de mes parents et l’enseignement de mes professeurs étaient devenus des faiblesses plutôt que des atouts. On ne me demandait plus d’être, mais de me conformer à tout ce que l’époque considérait de primordial, c’est-àdire la production de richesses matérielles au moindre coût.
La fin des mensonges conventionnels Malgré les événements qui m’avaient amené à collaborer au « dégraissage des structures » et le mal-être qui s’en était suivi, j’avais résisté autant qu’il était possible aux sirènes philosophiques jusqu'à ce qu’une étincelle provoque ma rébellion. Elle se produisit le jour où je rencontrai un nouveau directeur venu d’ailleurs. Nous l’avions surnommé « Le Docteur Mengele », car nous le considérions tous comme un expérimentateur dangereux qui analysait les dossiers de ses cadres, non pas sur le plan génétique comme l’homme dont il avait hérité de l’horrible pseudonyme, et qui avait été le médecin d’Auschwitz, mais bien sur leurs capacités d’exercer les fonctions que ce démiurge estimait devoir convenir au moule productiviste auquel il s’était inféodé.
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LA FIN DES HOMMES MACHINES Voici Josef Mengele, le vrai. Ne lui aurait-on pas donné le Bon Dieu sans confession ? Notre Mengele, à nous, était mi-jésuitique, mijanséniste et il mentait en permanence. Ses mensonges, qu’il appelait « conventionnels » - comme si l’on pouvait hiérarchiser la non-vérité n’avaient pour but que de soigner avant toute chose ses intérêts personnels. Et puis, à quoi bon dramatiser le mensonge ! Les hommes politiques, les agents publicitaires, les vendeurs, les négociateurs, les investisseurs connaissent bien ces cercles de travail qui réunissent « Une certaine espèce de menteurs dont chaque mensonge est un enchaînement d'authentiques accès de sincérité »92. À force de dissimuler leur vraie nature, les élites deviennent des menteurs de bonne foi et leur masque finit par leur ressembler davantage que le visage qu’ils veulent cacher. Leur voracité n’a pas de limite. Mengele trouvait normal d’utiliser sans état d’âme les lois de la nature : « C’est le plus fort qui triomphe » Et pour être le plus fort, il ne faut pas hésiter à tromper son prochain en étant le plus malin. Comme les sophistes le pensaient jadis, sous les apparences de la conviction rationnelle, il n’est pas interdit d’imposer ses idées à l’aide d’erreurs de raisonnement, de parasites bien ciblés et bien dosés. Et tous ceux qui apprennent les disciplines du management savent qu’il existe une technique qui déculpabilise, parce qu’elle semble être entrée dans les mœurs, comme si elle était une démarche naturelle : c’est la négociation. Mengele était un adepte de cet art. Il ne pouvait imaginer de résoudre un problème sans devoir d’abord intriguer, promettre, se rétracter puis intriguer encore. Pour lui, c’était un jeu, pas un jeu de rôles comme ceux que l’on pratique lors d’un apprentissage, mais un jeu de dupes sur le terrain réel de la vie.
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Marcel Aymé, Le Chemin des écoliers
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DES EXCES DE LA FACULTE D’ENTREPRENDRE Un ancien professeur d’une des écoles de management que j’ai suivies m’a formé à la négociation. Je conserve d’ailleurs un bon souvenir de cet homme - aujourd’hui décédé - pour ses explications et sa clairvoyance. La lecture de « Saint Germain ou la négociation »93, cet admirable chef-d’œuvre, nous a appris, quatre siècles après les événements sanglants des guerres de religion en France, comment catholiques et protestants négocièrent les places fortes de l’époque et signèrent un traité historique. La différence entre l’enseignement de ce professeur et les méthodes que pratiquait Mengele était révélatrice de la force morale qui animait le premier et du crépuscule du devoir dans lequel vivait le second. « Devoir » étant pris dans le sens où toute action doit être respectueuse de chaque individu composant la société. Pour Mengele, l’homme était en totalité un Homo Economicus qu’il fallait utiliser comme outil et instrument, alors que mon ancien professeur prônait le management de l’Homo Sapiens dans une démocratie mondiale solidaire. Mengele connaissait bien le livre de Walder et il en avait mémorisé quelques phrases qu’il plaçait aux moments propices. Il parvint à m’exaspérer à un point tel qu’il me fit définitivement basculer, sans état d’âme, du côté de ce que l’on appelle les dégoûtés. Et il est bien connu que « Lorsque les dégoûtés sont partis, il n’y a plus que les dégoûtants qui restent » Quand le conseil d’administration de l’entreprise décida d’alléger les structures, Mengele rencontra l’encadrement lors d’une grand-messe au cours de laquelle il lui dicta une nouvelle méthode de gestion qui consistait à motiver le personnel et le récompenser en fonction de « Son degré d’appartenance à l’entreprise », c’est-à-dire de sa capacité de tout sacrifier pour elle. Avez-vous réfléchi à la satisfaction que ressentent les penseurs paresseux ? nous demanda-t-il. Grâce aux méthodes que je préconise, ils se voient entrer dans une corporation qui les honore ajouta-t-il, apparemment convaincu de l’effet qu’il croyait produire en moi. Je savais déjà que c’était une erreur de penser que le personnel strictement obéissant, qui présentait une attitude positive dans l’adoption de la nouvelle méthode, n’était pas néces93
Francis Walder, Saint Germain ou la négociation, Gallimard, 1958
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LA FIN DES HOMMES MACHINES sairement celui qui allait générer l'accroissement de productivité le plus élevé. Et puis la culture d'entreprise ne me paraissait pas être une fin en soi. Il est vrai que toute science naissante, ou pseudo-science, est prompte à dogmatiser et que les opinions parfois émises par des managers issus des plus grandes écoles peuvent paraître tellement aberrantes que leur contre-pied est la seule sagesse possible. Mais, à bien y réfléchir, il y a une tout autre approche qui consiste précisément à pratiquer « l’irrationnel » et à louer cette attitude intellectuelle qui ne consiste pas : « en un état immature de la rationalité ou en la défaite de la Raison face à l’obscurantisme, mais plutôt comme un outil de gestion déconcertant pour la concurrence »94. Quelques jours plus tard, chaque chef de service fut convoqué devant Mengele, mais cette fois il s’agissait d’une rencontre personnalisée. J’étais seul devant le gourou. Il pratiquait bien l’irrationnel et je sentais que si je n’obtempérais pas à ses invectives, il irait mal pour mon matricule. Au cours de cet entretien, il me donna des détails sur les méthodes de travail qu’il attendait de moi alors qu’il était resté dans les généralités lors de sa grand-messe. J’acquis rapidement la certitude qu’il voulait - comme d’autres avant lui - me faire adopter la stratégie qui consiste à sauver en permanence la foi patronale par une incessante politique d'innovation. L’avenir était commode, car il permettait d’espérer pour lui ce que le passé avait refusé à son prédécesseur. Et pendant le temps où, grâce à moi, il expérimenterait ses nouvelles idées, il était au moins certain de conserver son poste plus longtemps et de s’enrichir en n’apportant aucune contribution réelle à la guérison de l’entreprise qu’il feignait de chérir. Cette rengaine du renouveau perpétuel qui entretient l’espoir commençait vraiment à manquer d’originalité. L’avenir était le piège habituel, l’abîme qui permettait à quiconque d’émettre des idées aussi irréalisables les unes que les autres, en espérant que les cœurs meurtris et les âmes en manque de devenir trouvent la voie d’une nouvelle espérance. Prenons garde aux dogmes imposés par les intégristes de l’économie, car ils prennent peu à peu le pas sur nos propres impératifs catégoriques, sur le choix de nos maximes, de sorte 94
Bonardel, F., L’irrationnel, Puf - Que sais-je, 1996 n° 3058, p 6
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DES EXCES DE LA FACULTE D’ENTREPRENDRE que tout marginal qui s’exclut de cette pensée unique est considéré comme un faible, un coupable qui n’a pas fait le nécessaire pour se maintenir sur « le droit chemin » Or toute idée ou toute action prise isolément ne peut être fausse, de même qu’il n’existe aucune imperfection ni aucun penchant qui puisse être faux sans le rapporter à quelque chose d’étranger à soi. Tout jugement sur une idée ou une action ne peut s’établir que par rapport à la conformité ou la contrariété du devoir. Et ce devoir se révélait d’autant plus impérieux que le système qu’il servait avait besoin d’unités monétaires nécessaires à sa pérennité. La boucle était bouclée : « Tu dois triompher dans la société et, pour cela, tu dois exploiter celle-ci au mieux pour obtenir la récompense financière la plus élevée » Telle était « la maxime du devoir » choisie par Mengele. Je ne pouvais plus me mentir à moi-même. Les mensonges conventionnels étaient désormais exclus.
Tous pour un et un pour tous ? Evitons de trop nous distancer de notre moi, dans la mesure du possible ! Car, en dissimulant ainsi ce qui est de plus profond en nous, nous gaspillons un temps précieux. L’incarnation de cette erreur est le parti politique. Simone Weil a attribué à celui-ci trois caractères en décrivant exactement, non pas son essence, mais son état présent : « Un parti politique est une machine à fabriquer de la passion collective (...) Un parti politique est une organisation construite de manière à exercer une pression collective sur la pensée de chacun des êtres humains qui en sont membres (...) La première fin et, en première analyse, l’unique fin de tout parti politique est sa propre croissance et cela sans aucune limite ». Ce n’est évidemment pas une raison pour supprimer ces partis, ce qui serait plus dommageable encore, car notre fuite laisserait, aujourd’hui encore, la place au totalitarisme. Il en est de même de ces religions «new style» qui animent les entreprises productivistes. Elles ne cessent de souligner l’importance de la nécessaire communion qui cimente leur personnel. Comme c’est le cas pour un parti politique, toute propagande managériale, quelle qu’elle soit, n’a rien d’une fin, mais c’est un moyen utilisé en commun pour l’obtention de fins aussi nombreuses et divergentes que les égoïsmes à combler.
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LA FIN DES HOMMES MACHINES Le problème fondamental de la « Gestion des ressources humaines » consiste à persuader le plus grand nombre possible d’égoïsmes divergents, de la nécessité d’utiliser certains moyens. Pour beaucoup de managers, peu importe ces moyens, pourvu que les déçus du système précédent soient disposés à accueillir un nouveau leader charismatique prêt à les illusionner. Une fois de plus, celui-ci viendra briser l’ordre ancien ou le « rebriser », car le précédent qui a échoué l’a peutêtre déjà fait, mais d’une autre manière. Ce nouvel homme providentiel proposera un nouveau message personnel. Sa légitimité nouvelle et son engagement se devront d’être originaux et vivants contre l’autorité précédente. Le plus souvent, ce nouveau sauveur disposera du système agonisant qu’il s’empressera ensuite de fuir lorsqu’apparaîtront les premiers symptômes de son incapacité de redresser la situation. 95 « Pour tout désir nouveau, fais des dieux nouveaux » , et l’on ne peut que souligner l’illusion naturelle du culte de la personnalité qui a toujours animé les suiveurs et dociles en mal de pouvoir s’assumer. Pourtant, certains dirigeants d’apparence représentent un réel danger pour l’entreprise qu’ils pilotent. L’inertie de leurs actions contraste avec la dynamique de leurs propos. Et plus d’un leader a laissé couler le vaisseau qu’il semblait maîtriser avec superbe. Au sujet de certains chefs inspirés, nous pourrions dire, comme le Cardinal de Bernis à l’égard de Louis XV, constatant que celui-ci refusait tout changement : « J’ai parlé avec force à Dieu (Louis XV) et à ses Saints (son conseil et madame de Pompadour). J’excite un peu d’élévation dans le pouls, et puis la léthargie recommence ; on ouvre de grands yeux tristes et tout est dit... Il me semble être le ministre des Affaires étrangères des Limbes. » Certes, le monde des valeurs n’est unitaire que parce qu’il est hiérarchisé ; c’est la condition essentielle de l’unification du multiple. Mais il n’y a de hiérarchisation réelle possible que dans la perspective de l’esprit de partage. « Tous pour un, un pour tous » était la maxime des quatre mousquetaires qui étaient au service du Roi et pour lequel ils auraient sacrifié leur vie. Ce qui ne les empêchait pas, dans la solidarité la plus évidente, de rester eux-mêmes et de conser-
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Marcel Schwob (1867-1905), Le Livre de Monelle
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DES EXCES DE LA FACULTE D’ENTREPRENDRE ver leur tempérament en disant non à tous ceux qui ne répondaient pas à leurs exigences personnelles. Face à Mengele et à ses théories, où et comment notre singularité pouvait-elle encore s’exprimer ? Ce jour-là, je décidai d’agir en mousquetaire.
La raison d’être de Mengele Savez-vous pourquoi je fais encore quelque cas des hommes ? C'est que je les crois sérieusement des machines. Julien Offroy de La Mettrie (Système d'Épicure)
Je n’ai jamais éprouvé de satisfaction en préconisant une réduction de personnel et je m’étonne du nombre de tâches que l’on trouve subitement inutiles lorsqu’on est conditionné à réduire l’effectif d’une entreprise. Ce fut le cas le jour où Mengele nous réunit dans un lieu propice aux réflexions et où notre mission consista à définir les moyens permettant d’alléger de 30 pour cent les charges du personnel. Nous avions d’abord consulté nos collaborateurs pour connaître leurs propositions de rationalisation de leurs activités. Chacun était persuadé qu’entretenir l’emploi ne consistait pas à poursuivre des tâches inutiles, mais d’utiliser la main-d’œuvre existante en vue d’en effectuer d’autres plus pertinentes. Au terme d’une semaine de travail, un rapporteur énonça à Mengele les conclusions de l’ensemble des participants à ce séminaire particulier : - Nous avons des réticences sur la démarche que vous attendez de nous, lui lança-t-il. Est-il normal qu’après avoir demandé la collaboration de nos hommes pour alléger les structures de l’entreprise, ceux-ci subissent les frais de leur participation ? Sa réponse fut simple et cinglante : - C’est à prendre ou à laisser ; il n’y a pas d’autre issue pour sauver l’entreprise et vous n’avez pas le droit de refuser. J’ai participé à cette logique, mais peu de temps, car j’ai été « muté » à ma demande. Façon de parler, car pour le biologiste que je suis, je me dois de préciser que cette « mutation » ne modifia en moi aucun caractère physiologique ou psychologique. Une fuite pour la bonne cause ? Sûrement. Mais, cette fuite ne fut que de courte durée, car cet homme me demanda
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LA FIN DES HOMMES MACHINES quelques semaines plus tard de lui présenter les réductions d’effectif de mon nouveau service. L’entretien se passait cette fois au restaurant pendant le temps de midi : productivité oblige... Moi qui m’étais juré de ne m’intéresser qu’à la connaissance qui fait reculer l’inconnu et le mystère, en étudiant les sciences, j’étais bel et bien englué dans ce système utilitariste qui demandait aux hommes de vendre leur âme aux exigences économiques d’une minorité dominante. Mengele me gratifia d’abord d'un discours qui me rappela un truc étudié au dernier séminaire : la meilleure façon d’attirer l’attention de quelqu’un est de lui accorder la vôtre. Pendant cinq minutes, il ne cessa de me prodiguer ses attentions en me rappelant la satisfaction qu’il avait de me compter parmi ses collaborateurs. - Comment insuffler ce nouvel esprit d'entreprise ? Comment mobiliser les ressources humaines en ne leur promettant rien d’autre que le maintien de leur emploi ? Que proposez-vous ? me dit-il. Je ne pus m’empêcher de sourire en entendant cette dernière question : « Que proposez-vous ? », qui nous avait tant amusés au cours d’un séminaire de communication d’entreprise. Et quand Mengele, en parcourant ses notes, vit que mon score personnel n’avait atteint que dix-huit pour cent d’économie d’effectif au lieu des 30 qu’il avait imposés, l’entretien prit aussitôt une autre tournure. Je le sentis devenir plus hargneux. Bien que le moment ne fût pas propice, le sentiment de libération que me procura cette question fut tellement fort que je ne pus réprimer tout ce que j’avais à dire à ce « barbare des Temps modernes ». Celui-ci symbolisait à mes yeux le système qui m’avait poussé à accepter mes derniers retranchements. - Comment insuffler ce nouvel esprit d’entreprise ? répéta Mengele. Et il ajouta : - « La conscience d’être l’initiateur profond et éclairé d’une œuvre dont quelque autre assume la paternité, est une sensation mâle et forte »96. Sans doute, voulait-il me faire comprendre que je pourrais être l’éminence grise d’une direction générale tout ouïe à mes conseils. Quelques minutes plus tard, alors qu’il ne m’avait pas 96
Walder.,F., op. cit. note n° 70, p.12
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DES EXCES DE LA FACULTE D’ENTREPRENDRE encore entendu répondre à la question qu’il m’avait posée, et croyant me donner un argument de choc pour me motiver, il insista : - Vous savez comme moi que plus les voies sont tortueuses, mieux ça vaut. Vous n’obtiendrez rien de vos collaborateurs si vous jouez franc jeu avec eux. N’oubliez pas que « Rien de ce que vous direz à une table de négociation ne traduira le fond de votre pensée, et rien de ce que vous pensez ne sera exposé tel quel à cette table »97. Ce fut évidemment l’effet inverse qui se produisit : il m’écœura. Il voulait que je participe à une négociation où j’allais devoir amener le personnel à travailler davantage en lui promettant contraintes et austérité. Je lui fis aussitôt comprendre que derrière les moyens et attitudes qu’il attendait de moi pour « insuffler ce nouvel esprit d’entreprise », se cachaient beaucoup d’inconnues : la vie des hommes, leurs pulsions, leurs besoins, leur existentialisme... Comme je me trouvais déjà en phase de démobilisation et que j’avais l’intention de me ressourcer en suivant les cours de philosophie à l’université, je ne me suis pas gêné de lui lancer : « Locke nous a dit que les contraintes ne produisent pas nécessairement l’effet désiré, mais qu’elles peuvent susciter chez les hommes des comportements opposés à ce que l’on attend d’eux ». Il n’y a aucune corrélation certaine. Au mieux, on produit des hypocrites, ai-je ajouté. Ma réflexion lui fit l'effet d'un boulet de canon qui venait de passer à quelques mètres au-dessus de lui. Il enfonça la tête entre les épaules en signe d'étonnement. J’essayai de lui démontrer qu’au niveau des hommes deux plans bien distincts devaient être envisagés : le plan rationnel et le plan existentiel. C'est le même homme qui raisonne et qui vit. C'est le même homme qui pense et qui doit affronter la réalité quotidienne. En dépit des efforts qu'il réalise pour rapprocher les produits de sa pensée et les réalités vécues, il ne parvient que difficilement à réduire cet écart. Son être cherche à rattraper sa raison d'être. Je ne pus m’empêcher de lui citer une phrase de Rousseau : «Si c'est la raison qui fait l'homme, c'est le sentiment qui le conduit. » Mon interlocuteur fut évidemment surpris de trouver en face de lui un cadre qui avait le grand tort de philosopher. Je lui pré97
Ibid. p 109
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LA FIN DES HOMMES MACHINES cisai que faire de la philosophie, c’est refuser de se mentir à soi-même en essayant de comprendre et je ne fis qu’aggraver mon cas. - Locke, connais pas ! m’a-t-il rétorqué. Je vous demande de m'aider à motiver les hommes au travail et non pas à leur susciter des questions sur leur existence. Il s'agit de leur équilibre, certes, mais avant tout des profits de l’entreprise. Et, dépité, il ajouta cette horrible phrase : - Vous qui aimez citer des auteurs du passé, rappelez-vous celui qui a dit : « Savez-vous pourquoi je fais encore quelque cas des hommes? C'est que je les crois sérieusement des machines. » Quel mal y a-t-il à vouloir les transformer en machines, si nous parvenons à leur faire aimer d’être ainsi ! Mes réticences - pour ne pas dire mon refus - à appliquer les nouvelles méthodes de sélection ne suffirent pas à le désarçonner, car il avait une profusion de pièges plus diaboliques les uns que les autres. Cette passe d’armes avait duré plus de temps qu’il ne fallait pour que j’entende déjà le bourreau dresser l’échafaud. Et pourtant, cet homme qui possédait mon avenir en mains me faisait pitié et je me disais : « Je le haïrais davantage si je le méprisais moins »98. Les réticences que j’avais exprimées, d’autres ne purent vraiment le faire, tant les circonstances de leur vie professionnelles les oppressaient. Permettez-moi de vous conter l’événement que vécut un comptable. Et ce qui m’a amené à insérer son « aventure » dans cet essai découle des réflexions qui m’ont été formulées par mes étudiants du graduat en communication d’entreprise, très à l’écoute des sauvageries managériales et très au courant des barbaries de ce type. C’était un dimanche matin. Le directeur de ce comptable l’avait invité à prendre l’apéritif. À cette occasion, il lui ordonna de licencier une dizaine de personnes alors que son service ne parvenait pas à assurer la quantité et la qualité des services qui lui étaient demandés. La Direction Générale de l’époque ne comprenait pas bien que la fiabilité des opérations autorisant la sortie financière de l’entreprise n’était pas acquise, malgré les nombreuses lettres et rapports adressés par ce comptable qui expliquait où se trouvaient les failles. L’entreprise souffrait d’une fuite financière 98
J.J. Rousseau, Correspondance à M. Moulton
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DES EXCES DE LA FACULTE D’ENTREPRENDRE presque permanente et les décideurs au niveau le plus élevé refusaient de comprendre qu’il fallait à tout prix colmater la brèche, non pas en licenciant du personnel, mais en rendant le système plus fiable. La direction générale n’avait en effet pas conscience que la fiabilité d’un système pouvait dépendre de quelques éléments, souvent insignifiants dans un ensemble de choses en interactions, mais qui, comme le robinet dont le joint fuit, finit par accumuler des pertes d’hectolitres en peu de temps. Il était plus facile de licencier ceux que l’on jugeait les plus incompétents, alors qu’ils n’y étaient pour rien dans la fuite constatée. Le comptable dut donner dix noms et il les donna. Le lendemain matin, le directeur et lui s’installèrent dans un bureau pour recevoir les « condamnés ». Le comptable n’avait pas su dormir et, ne tenant plus en place, lorsqu’il arriva le lendemain matin à son bureau, il contacta le syndicat pour lui annoncer qu’une opération sans précédent allait se dérouler ce matin-là. Le Directeur fit appeler le premier employé, un homme de cinquante-deux ans, qui pleura comme un enfant. Heureusement, le deuxième employé ne fut jamais appelé ni aucun autre d’ailleurs, car la grève générale du service fut aussitôt déclenchée. Le comptable non plus n’avait pas eu le droit d’être sensible aux arguments des travailleurs, car après qu’on eut appris sa « trahison, par les délégués syndicaux eux-mêmes, qu’il avait pourtant informés, les dirigeants décidèrent de le muter.
Faites que je serve à l’humain ! Ce cri de détresse me fut lancé par un de mes employés dont je sentis immédiatement qu’il était au bord de la dépression. Il me fit part de son éducation très ciblée, au point qu’il ne pouvait plus envisager de travailler dans un service où les tâches qu’il effectuait n’avaient aucun rapport avec ses valeurs humaines. Ce S.O.S me parvint d’autant mieux que je me sentais étouffé par une technostructure que j’acceptais de plus en plus difficilement. Je n’hésitai pas un instant pour lui répondre que, dans un service conçu en fonction d’une implacable logique, je n’allais pas pouvoir intégrer dans son activité la composante humaine qu’il attendait de moi. Il me demanda si, aux « Affaires Sociales », il ne trouverait pas davantage d’harmonie entre ses besoins et la société. Hélas, je ne pus que le décevoir, car ces
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LA FIN DES HOMMES MACHINES Affaires qualifiées de sociales n’avaient d’autre but que de gérer froidement un personnel comme on gère des francs, des boulons, ou des casiers de limonade. Même si certains services, plus orientés vers l’humain, avaient pour mission la santé ou la prise en compte des difficultés des employés, je ne pouvais tout de même pas illusionner mon collaborateur en lui disant qu’il allait « faire du social » et allait pouvoir exprimer toute sa générosité dans ce département. Lui dire : « Va voir ton syndicat » me semblait encore être la meilleure solution, même si j’étais persuadé que celui-ci ne trouverait pas la solution idéale, mais pourrait, mieux que moi, être entendu auprès d’une direction plus désireuse de communiquer avec les « partenaires sociaux » que d’écouter un cadre trop sensible aux arguments humains.
Un « zombie » oublié dans une usine désaffectée En pleine retraite industrielle, pendant que sévissait le dégraissage des structures, s’est produit un événement qu’il m’est impossible de taire, parce qu’il met bien en évidence la distance qui peut séparer le discours des faits. C’était en pleine crise économique quand les grosses industries désinvestissaient. Dans une usine désaffectée où l’on ne trouvait plus que quelques chats égarés ou des rats en quête de nourriture, notre compagnon Œil-de-perdrix procédait à un audit, surtout pour détecter les métaux non ferreux que l’on pouvait récupérer et vendre à bon prix. Il savait que certains s’étaient servis soit directement, soit par l’intermédiaire d’hommes astucieux qui se prétendaient capables de survaloriser le non valorisable. Lors de son enquête, Œil-de-perdrix fut amené à entrer dans un bâtiment vétuste et sale, comme il en existait encore beaucoup à l’intérieur des anciennes entreprises. Même si ce type de bâtiment fait partie aujourd’hui de ce que l’on appelle « l’archéologie industrielle », celui que visitait Œil-de-perdrix n’avait vraiment aucun cachet artistique. Pourtant, l’auditeur décida d’y entrer et se retrouva en bas d’une cage d’escalier, tellement sombre que lorsqu’il entreprit de gravir les marches, il trébucha sur la première. Quand il arriva à l’étage et qu’il ouvrit la première porte donnant sur le palier, il découvrit une pièce qui avait dû servir de bureau, mais qui ne contenait plus aucun meuble. Son attention fut d’abord attirée par des livres, des dossiers, des feuilles disparates, des morceaux de tôles qui
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DES EXCES DE LA FACULTE D’ENTREPRENDRE jonchaient le sol. Puis il eut une frayeur ; il n’en crut pas ses yeux : au milieu de la pièce, se trouvait un homme, assis sur un siège de lamineur. Un véritable zombie, les yeux égarés, qui s’étonna que le monde des vivants existait encore. Cet homme apprit à Œil de Perdrix qu’il était contremaître et qu’il n’avait pas voulu quitter son bureau tant qu’on ne lui avait pas dit où il allait être affecté. L’auditeur fit un rapport circonstancié de cette rencontre et l’envoya à Mengele. Les décisions qui suivirent, on les ignore, si ce n’est que Mengele n’a pas apprécié que l’on ait pu mettre en doute son attachement et son empathie envers son personnel, « à cause de ce dépressif que l’on ne savait où reclasser » Celui-ci, abandonné à son triste sort quitta l’entreprise et mourut peu de temps après.
Les inacceptables amphibiens Quand ils se sont sentis exploités au-delà de l’acceptable, les plus courageux de nos compagnons - ou les moins serviles - n’ont pas hésité à rejoindre des groupements de cadres qui avaient eu le tort d’être contaminés par le syndicalisme employé et ouvrier. Ce fut mon cas. J’étais un des très rares cadres supérieurs de Belgique à m’être rallié à un groupement qui s’appelait le SYGECA, le Syndicat général des Cadres, dont la sensibilité politique était de gauche, ce qui représentait pour moi un risque supplémentaire face à une direction néo-libérale et thatchérienne. Parmi les manifestations auxquelles j’ai participé, il y eut le Congrès d’Anvers en 1988 et l’opération ODICEES, à Paris et à Toulouse, laquelle avait pour but de préparer l’Europe syndicale. Je dois d’abord souligner qu’à Anvers, les cadres n’avaient pas rencontré l’unanimité des voix lors du vote sur leurs résolutions, car les employés et techniciens les considéraient comme ces animaux « amphibies » qui, selon les circonstances, adoptaient une attitude tantôt propatronale, tantôt prosyndicale, pas toujours cohérente ni avec leur qualité de cadre, ni avec celle de délégué syndical. Il est vrai que l’on avait tendance à globaliser la mentalité du cadre et que nous subissions la réputation d’autres groupements prétendus « apolitiques », plus courtisés que le nôtre, et dont nous nous rendions compte qu’ils n’étaient, pour la plupart, que des excroissances patronales
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LA FIN DES HOMMES MACHINES capables de tuer dans l’œuf tout ce qui pouvait fomenter une opposition au régime. Ces groupements qui se prétendaient « apolitiques » ne voulaient pas « se salir » socialement et étaient souvent animés par une congrégation de « béni-oui-oui » qui avaient tendance à édifier leur statut professionnel en une espèce de « corporation » en quête de leur propre valorisation sociale. On trouvait parmi eux des Mirabeau dont le mimétisme bien géré parvenait à donner aux autres membres l’illusion de meneurs efficaces et, en même temps, à la direction la certitude d’un soutien permanent.
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LA FIN DES HOMMES MACHINES « Ready to strike » ou « Ready to help » ? Certaines agressivités peuvent être détectées facilement, surtout celles qui permettent de conquérir des marchés ou un pouvoir. Et quelle serait l’importance d’une conquête si celle-ci, à son tour, ne permettait pas de s’étendre : un conquérant n’a de raison d’être que s’il ne cesse de conquérir. La chaîne de télévision « CNN » cultive admirablement bien ce sens profond, car chaque fois que les Américains bellicistes - et les Européens qui se complaisent dans cette manière d’être - ont trouvé dans cette chaîne l’occasion de s’émouvoir. Moi, je n’ai perçu chez les principaux commentateurs qu’une sorte d’exaltation sublime où transparaissaient les plus bas instincts de la barbarie. Ce fut le cas pendant la guerre du Golfe et pendant les bombardements sur Belgrade, où le « Ready to strike, le « Prêt à frapper », faisait trépigner les partisans de la force. Et la technologie militaire s’émerveillait de ses « frappes chirurgicales ». Cette mentalité du « Ready to strike » débordait largement la sphère militaire et médiatique, car il semblait devenu normal de frapper quelqu’un lorsqu’on voulait atteindre ses objectifs, quelles que fussent les conséquences inéluctables qualifiées de « dommages collatéraux » sur les populations civiles. Autrement dit, des bavures... « Ready to strike ». Cette expression guerrière énoncée au quotidien dans le domaine économique, à la Bourse ou dans les banques, est devenue un concept volontariste partagé par tous ceux qui n’ont pas la « faiblesse » de placer leurs forces physiques et financières dans l’aide humanitaire. 99 « Be quick ! Be smart ! Be bullish ! » , s’écrient de nombreux investisseurs financiers américains. En français : « Soyez rapide ! Soyez perspicace ! Soyez prêts à faire hausser les cours ! » Lors de sa visite à Liège, pour présenter son nouveau livre « Le printemps des insoumis », madame Mitterrand a mis en évidence le véritable pouvoir de l’argent qui ruine d’immenses territoires et exploite des peuples jusqu'à les faire mourir à petits feux. Nous ne voulons pas que le concept « d’humanité » disparaisse de la surface de la Terre, mais qu’il soit au contraire la finalité de notre civilisation. 99
To bull the market : spéculer à la hausse
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DES EXCES DE LA FACULTE D’ENTREPRENDRE Alors, plutôt que d’adopter ce « Ready to strike », développons un système de valeurs qui ne nous fera plus honte et considérons que le sommet de notre pyramide des besoins ne sera atteint que lorsque nous proclamerons tous ensemble : « Ready to help ».
Le franchissement de ce point d’inflexion qui me fit devenir homme après avoir été machine Nous n’arrêterons pas de chercher Mais au bout de nos pas Nous reviendrons là d’où nous sommes partis Et nous verrons l’endroit pour la première fois T.S.Eliot Malgré mes réticences, objections et affrontements, Mengele exigea que je participe à la curée, et ce fut le moment le plus pénible de mon existence. Il voulait que l’on « dégraisse » les structures, coûte que coûte. Comme je ne pouvais pas me mettre en situation d’interdiction d’obtempérer - comme peuvent le faire les rois - ou de m’absenter longuement aux toilettes comme le font certains conseillers communaux en mal de voter, j’ai donc obéi aux ordres de ce « supérieur ». Je devais citer huit noms d’employés dont la charge financière alourdissait le budget du service que je dirigeais. Ne me considérant pas né pour gérer mon prochain et l’opprimer sans cesse pour qu’il garde le cap de ce que les puissants nomment « le droit chemin », j’avais d’abord refusé et défendu la cause de ces hommes et femmes occupés dans cette firme depuis plus de 30 ans, et auxquels personne n’avait eu jusque-là le courage de dire qu’ils étaient en dessous du minimum de performance requis. Et encore moins de leur annoncer qu’ils étaient désormais en surnombre.
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LA FIN DES HOMMES MACHINES
Extrait du magazine Le Monde – Initiatives p.12. Article du 21 octobre 1992
Ce fut pour moi le glas de l’espoir en la méritocratie que prêchait hypocritement Mengele et la confirmation que ses idées traçaient leur chemin. Dans ce contexte, nous ne travaillions plus, nous ne nous formions plus, nous ne nous cultivions plus, nous devenions des machines à détruire, avec pour seul objectif de nous débarrasser le plus vite possible d’une main-d’œuvre trop coûteuse. « Il est beau qu'un soldat désobéisse à des ordres crimi-nels », disait Anatole France, mais me souvenir de ces paroles ne suffisait pas à me donner l’énergie pour m’opposer à ce chef arrogant. C’était aussi l’occasion de me rappeler une phrase fondamentale de la profession de foi d’Einstein : « Je n’ai jamais recherché la fortune et le luxe, et même, je les méprise plutôt. Ma passion de la justice sociale m’a souvent opposé à d’autres hommes, tout comme mon refus de toute obligation ou toute dépendance que je ne jugeais pas absolument nécessaires ».
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DES EXCES DE LA FACULTE D’ENTREPRENDRE Chaque mot se mit à résonner en moi : obligation... dépendance... nécessaires... Je sentis que j’étais redevenu un homme à part entière et que j’avais définitivement quitté le monde des hommes machines.
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Chapitre six
De l’apprentissage du bonheur L'espèce de bonheur qu'il me faut, ce n'est pas tant de faire ce que je veux que de ne pas faire ce que je ne veux pas. J.J. Rousseau
Celui qui veut être heureux... change peu de place et en tient peu. Bernard le Bovier de Fontenelle
L’utopie est l’asymptote vers laquelle tend notre fonction Bonheur. Il faut oser les utopies fondées sur les remèdes aux maladies existentielles d’aujourd’hui. Nos compagnons insoumis définissent l’utopie comme « l’asymptote vers laquelle tend mais sans jamais l’atteindre100 - notre fonction Bonheur » Rappelons la citation d’Albert Jacquard : « Une utopie est une étoile lointaine vers laquelle on prend la décision de se diriger. Il ne s’agit pas de prétendre l’atteindre, mais d’être fidèle à l’attraction de sa lueur, même lorsqu’elle est à peine discernable dans le brouillard » 100
Que les mathématiciens veuillent bien m’excuser pour ce pléonasme !
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LA FIN DES HOMMES MACHINES Il n’est pas question pour nous d’imaginer une société idéale qui veuille construire des villes nouvelles aux architectures fonctionnelles. Le Corbusier avec sa « machine à habiter » voulait tout standardiser et tout préfabriquer. Son idée était nouvelle et alléchante puisqu’il voulait séparer les différentes fonctions de la vie urbaine : « Habiter, travailler, se cultiver, circuler... », mais cette vision de « conciliation » des aspirations individuelles et des nécessités de la vie en groupe n’est pas étrangère aux problèmes actuels des banlieues. Cette robotisation architecturale de la vie par sa découpe spatiale dépersonnalise à un point tel qu’on y perd le sens de soi. J’ai visité La Cité radieuse à Marseille et j’ai séjourné à La Défense, à Paris, pendant une semaine. Dans les deux cas, je peux témoigner que ni les bonnes nourritures qui m’ont été servies par mes généreux hôtes, ni l’air conditionné qui me rafraîchissait du climat torride à cette époque, ni la vue superbe que ces appartements m’ont fait découvrir, n’ont pu tarir le manque à l’âme que ces lieux ont produit en moi. Il n’est pas question non plus d’envisager une société dont les moyens de subsistance prolifiques nous permettraient de satisfaire tous les désirs. Et prôner l’ascétisme et l’austérité est tout aussi stupide, car nos désirs sont et resteront toujours avides de possession Pour nous extraire des conformismes actuels qui rongent le sens de l’homme, il faut oser la créativité visant l’utopie tout en prenant conscience que le modèle vers lequel nous tendons est inaccessible. Notre « fonction Bonheur » doit tenir compte des délais nécessaires aux adaptations successives des sociétés en prenant le temps d’intégrer les changements à notre culture et à notre mode de vie. Tout dépend de notre volonté d’adopter une véritable stratégie sociale à l’échelle planétaire qui nécessitera le relais de plusieurs générations, celles-ci bénéficiant progressivement des effets de cette stratégie. Les utopistes du XIXe siècle voulaient que les organisations sociales soient en harmonie avec les personnes qui les composent. Babeuf en 1796 s’est fait l’écho des aspirations populaires de ces temps troublés en imaginant un gouvernement soucieux de « faire disparaître les bornes, les haies, les murs, les serrures aux portes, les disputes, les procès, les vols (...), tous les crimes, les tribunaux, les prisons, les gibets (...) le ver rongeur de l’inquiétude générale » et, avec Buonarroti, il fomenta un
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DE L’APPRENTISSAGE DU BONHEUR soulèvement qui devait résoudre ce que la Révolution française s’était limitée à annoncer. Citons aussi Owen, un patron d’industrie textile qui défendit l’éducation des ouvriers et la protection de leurs enfants ; seule la raison permettait à l’homme de répandre autour de lui la sagesse et la bonté. Il voulut supprimer la propriété privée, le mariage et la religion qui, selon lui, étaient sources de malheurs. En 1825, il émigra avec huit cents personnes aux Etats-Unis dans le village d’Harmony. Son expérience fut de courte durée (elle dura tout au plus deux ans) et elle provoqua diverses tentatives qui ne réussirent pas davantage. Fourier, contrairement aux rationalistes, estime que la libre expression des passions permet à l’homme d’atteindre le bonheur s’ils se regroupent en fonction de leur « attraction passionnelle » Il tente de créer une communauté de mille cinq cents personnes dans un même lieu qu’il appelle un « phalanstère », sorte de coopérative où l’on produit et consomme, et dont les membres sont les copropriétaires. Puis, il y eut Proudhon, le « père de l’anarchisme » qui proclama : « La propriété, c’est le vol ». Aux utopies se sont alors succédé les contre-utopies le plus souvent sous la forme de livres souvent relayés au cinéma et dénonçant ainsi l’idéologie d’un bonheur universel qui proviendrait de la science ou d’une organisation monopolistique d’un Etat ou d’un homme, au départ charismatique. L’utopie a toujours la forme d’un roman parce qu’elle consiste à créer par l’imagination une société humaine qui nous paraît irréelle. Ces humanités purement imaginaires présentent toujours un rapport avec la réaction de rejet de leurs auteurs à la réalité historique vécue par eux. Ils envisagent un saut hors de l’histoire. La contre-utopie a aussi la forme d’un roman parce qu’elle consiste à créer, par la même imagination, des situations qui souffrent des constructions utopistes. C’est le cas de : La machine à explorer le temps, Fahrenheit 451, Le meilleur des mondes et « 1984 » où, en cette année-là, Londres est dirigée par le parti unique de Big Brother selon les trois mots d’ordre : « La paix, c’est la guerre », « La liberté, c’est l’esclavage », « L’ignorance, c’est la force » Et que l’on ne s’y trompe pas, les « héros » de ces contre-utopies ne sont pas fous et leur but n’est pas l’anarchie, mais bien un monde clinique et aseptisé capable de stabiliser la société.
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LA FIN DES HOMMES MACHINES Mes compagnons insoumis et moi n’avons pas choisi de contre-utopie, mais bien une utopie qui imagine le monde réel de demain comme l’avenir de son présent. Comme l’écrivit Hugo : « L’utopie est la vérité de demain », et comme le soulignait Lamartine : « Une vérité prématurée ». Elle est en tout cas un refuge hors de la réalité vécue au présent. Elle peut devenir aussi une espérance et même une finalité permettant d’échapper à la réalité d’aujourd’hui. Elle est le laboratoire où se développent une infinité d’idées, dont certaines peuvent paraître invraisemblables, mais qui, dans les faits, stimulent la créativité et nous permettent d’espérer des remèdes applicables à nos sociétés.
Il vaut mieux être jeune, beau, riche et bien portant que vieux, laid, pauvre et malade... Depuis que les philosophes existent, ils n’ont jamais cessé de s’interroger sur le bonheur - sur le summum bonum - et aujourd’hui, plus de deux mille ans plus tard, les mêmes questions se posent, les mêmes clans s’affrontent, sans qu’ils puissent s’accorder les uns et les autres sur cette question fondamentale. Ce que nous appelons « Le Bon » ne peut l’être qu’à la condition qu’il n’ait pas besoin de preuve. La médecine est bonne pour la santé, et les arts, qui font plaisir à nos sens, sont bons pour l’humanité. John Stuart Mill, qui tenait un raisonnement économique et utilitariste, n’hésitait pas à proclamer qu’il fallait atteindre : « Le plus grand bien du plus grand nombre pendant la plus longue durée ». Le bonheur personnel, en première approximation, c’est en effet ce qui se mesure par le résultat de la multiplication de l’intensité de la satisfaction par le nombre d’unités de temps pendant lesquelles nous l’éprouvons. À cette prémisse de définition du bonheur, il faut ajouter les contraintes qui correspondent aux inévitables servitudes liées à son acquisition. Certaines manières de consommer ou de produire ne valent pas les dommages qu’elles entraînent. Si, par exemple, pour me rendre en vacances, je suis obligé d’effectuer des heures supplémentaires qui m’empêchent de communiquer correctement avec ma famille tout au long de l’année ; ou si ma femme est obligée de travailler pour payer la deuxième voiture qui n’est d’ailleurs pratiquement utilisée que par elle pour se rendre à son lieu de travail ; ou si le métier que j’exerce à la cadence de cinquante heures par semaine me fait gagner
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DE L’APPRENTISSAGE DU BONHEUR beaucoup d’argent, mais ne me permet pas de disposer de la qualité de vie dont j’ai besoin ; ou si je rentre chaque jour épuisé après des réunions au cours desquelles j’ai subi les affres d’un système qui me « pompe » ; alors, je dis clairement : « A quoi bon tout cela ! » Le bonheur est propre à chacun et il n’appartient à personne le droit d’en fixer les composantes. Mais, toute la question est de savoir si nous sommes capables de choisir ceux-ci pour qu’ils soient en harmonie avec nous-mêmes. Nous connaissons-nous vraiment ? Et si ce n’est pas le cas, avons-nous envie de nous connaître ou seulement de nous laisser aller à consommer tout ce qui se présente, sans faire de sélection parmi les systèmes de valeurs, les biens et les services qui nous sont offerts ou que nous produisons nous-mêmes ? N’oublions pas que si la somme algébrique des mesures de nos satisfactions et déplaisirs devient soudain négative, alors le résultat exprimé en unités de bonheur devient négatif et il s’agit alors de malheur. Nous savons bien qu’aucune maxime, aucune citation n’est vraie dans l’absolu ; même la personne qui croit émettre une évidence en disant : « Il vaut mieux être jeune, beau, riche, bien portant et libre, que vieux, laid, pauvre, malade et soumis » ne peut espérer faire l’unanimité puisqu’elle trouvera toujours une autre personne, masochiste ou neurasthénique, qui sera « heureuse » de ne pas appartenir à la catégorie visée par le plus grand nombre. Quand j’avais vingt ans, j’ai écrit ce petit poème, intitulé « Le bonheur ». Le bonheur est un flux d’énergie bienfaisante, Entre un moment sublime de court rassasiement, Où les chairs se dilatent et les nerfs se détendent, et le nouveau départ d’un inassouvissement. Le bonheur est un flux de matières sirupeuses Aux senteurs agréables et teintes chatoyantes Qui s’écoule lentement sur les parois pulpeuses De juteux fruits charnus aux saveurs caressantes. Le bonheur, c’est aussi de connaître le monde, De savoir échapper aux pièges qui nous minent, Qu’ils viennent de la nature ou d’un esprit immonde ; Le bonheur, c’est moi seul qui me le détermine.
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LA FIN DES HOMMES MACHINES Si je le réécrivais aujourd’hui, je tiendrais compte davantage des autres, car la vie m’a appris que les malheurs d’autrui interviennent beaucoup dans la construction du bonheur de chacun. L’attachement d’une personne à la population à laquelle elle appartient et le souci qu’elle éprouve pour celle-ci lui donnera une tout autre perspective de son bonheur. L’altruisme et la solidarité que cette personne manifeste à l’égard de l’ensemble de l’humanité fait partie des conditions de son bonheur.
Peut-on mettre l’homme et la société en équation ? La société est donc un système d’équations aux nombreuses inconnues qu’il n’est pas possible de résoudre sans faire des heureux et des malheureux. Ce que nous voulons, c’est rendre le bonheur optimum pour qu’il touche « Le plus grand nombre pendant la plus longue durée », comme Stuart Mill le proposait, mais dans le contexte de ce début de millénaire où la culture, les moyens et les idéologies sont très différents de ce qu’ils étaient au XIXe siècle quand ce philosophe a énoncé ce principe. Pour être heureux, il ne suffit pas d’accumuler des moyens financiers en proclamant « Time is money », mais il faut d’abord mesurer la qualité du temps vécu pour acquérir ces moyens en se disant que l’essentiel est d’abord : « Money is time » Car si nous analysons bien comment nous consacrons notre temps aujourd’hui, pour la majorité d’entre nous, il n’est pas nécessairement bien vécu ni comblé par une activité qui nous remplit de joie, et les tâches que nous effectuons ne sont pas nécessairement en harmonie avec nous-mêmes. Que le système économique soit mis en équation et que les paramètres comptables et financiers expliquent l’évolution de l’entreprise, plus personne ne s’en étonne, mais que les sociologues et politologues cherchent à expliquer les phénomènes sociaux au moyen de formules mathématiques, cela est plus rare, mais surtout impossible. C’est pourtant ce que font certains spécialistes en se référant à l’audacieuse analogie entre le système social et une machine cybernétique capable de simuler les comportements des organismes vivants. La mécanique sociale a été mise en équation pour mettre en évidence la potentialité de l’homme au travail ainsi que la « machine à plaisir » qui est en lui.
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DE L’APPRENTISSAGE DU BONHEUR Notre propos n’est pas de faire un résumé de ces théories, mais de montrer que le « quantitatif » est souvent prioritaire sur la qualité du bonheur et sur sa durée. C’est le cas pour Winiarski dont le point de vue est que l’homme vise la maximalisation du plaisir, mais que « Cette force est contrebalancée par la peine qu’il faut se donner pour atteindre ce but ». Il en conclut que l’homme tend vers l’établissement d’un équilibre, mais, qu’en réalité, celui-ci n’est jamais atteint, car les conditions de ce plaisir changent constamment. Lagrange considère que l’individu est sollicité par des « forces diverses » qui sont les besoins et désirs qu’il éprouve, mais chacune de ces « forces » est freinée par une inertie certaine. Citons aussi Haret qui, dans sa Mécanique sociale, énonce l’état social de l’individu en réduisant celui-ci à trois variables continues : x, son savoir économique, y, son savoir intellectuel et z, son savoir moral. Nous ne pouvons éluder les propos de Picard, persuadés qu’il n’est pas possible de se limiter à ces équations, car elles n’expriment « qu’un état à un instant donné » sans tenir compte des états antérieurs. Dès l’année suivante, il entreprend d’ailleurs de mathématiser l’état social de l’individu par des équations plus complexes prenant en compte « la part d’hérédité » Avant de répondre à la question principale : « Qu’est-ce que le bonheur ? », il faut d’abord nous interroger sur la manière de maîtriser les variables elles-mêmes. Et les valeurs que celles-ci prendront ne sont pas nécessairement en notre pouvoir. Qu’elle soit d’ordre financier, intellectuel ou affectif, l’offre de satisfactions dépasse de loin la demande ou, du moins, dépasse les possibilités de la majorité des demandeurs. Les gisements auxquels l’individu fait appel pour obtenir la matière première nécessaire à la construction de son bonheur - et de celui des autres - doivent évidemment lui être accessibles. Et cette accessibilité dépend tout autant des qualités intrinsèques de la personne concernée que des facilités et contraintes sociales qui favorisent cette accessibilité ou lui font obstacle. La personne est un tout qu’il nous faut approcher globalement et éviter à son égard l’illusion et parfois même la perversion du strict rationalisme cartésien dont l’approche segmente la réalité, mais ne vise pas à la comprendre de manière interactive.
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LA FIN DES HOMMES MACHINES S’il est vrai que c’est de la division des activités que naissent la spécialisation et l’efficacité de nos tâches, celles-ci ne visent pas à comprendre la réalité, car elles prétendent au contraire s’en débarrasser en définissant des structures d’actions plus commodes que la globalité paralysante. Ainsi mis en pièces ou en problèmes, la société et l’individu n’existent plus. Ce réductionnisme est une mise à mort pure et simple et la vérité subjective est purement et simplement ignorée.
Le « Système Bonheur » À la fin de chaque année scolaire, je demande à mes étudiants de présenter un projet mettant en évidence leurs connaissances en analyse systémique. Chacun est amené à analyser un système qui fonctionne, soit dans la sphère administrative, soit dans la sphère techno-scientifique. Un hôpital, une prison, une école, une usine, une administration communale, un centre de recherche, autant de domaines différents que l’on peut approcher par ces méthodes. La diversité des sujets traités met en évidence la richesse intellectuelle et sociale de notre civilisation, mais démontre aussi combien il est difficile pour de jeunes hommes et femmes de définir la transformation réelle qui s’opère au sein d’un système. Difficulté surtout pour la mesurer, car c’est ici que l’on se rend compte qu’il est difficile de trouver des unités significatives. L’économique et la financière, une fois de plus, sont les plus simples. Mais, à partir du moment où nous voulons mesurer la « qualité » d’une transformation, et sans amalgamer celle-ci avec un autre critère, il n’est pas évident de bien définir le pourcentage, l’indice ou le ratio significatif. Essayons d’appliquer l’analyse systémique, cet outil de management au cas particulier qui nous concerne tous : le système bonheur dont les schémas de synthèse sont repris en fin de chapitre. Comment pourrions-nous, avec la même rigueur et les mêmes concepts que ceux utilisés pour les autres systèmes, décrire le « Système Bonheur » qui transforme nos besoins et désirs en satisfactions et plaisirs ? Qu’est-ce qu’un besoin sinon la conséquence d’un déséquilibre entre notre organisme et le milieu dans lequel il vit ? Ce déséquilibre engendre une activité ou une consommation qui vise à le réduire. Et les objets qui permettent la réduction du besoin nous incitent à les acquérir.
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DE L’APPRENTISSAGE DU BONHEUR Mais, le processus d‘acquisition peut s’emballer sous l’effet des pressions extérieures que subit le système et surtout celles de la publicité qui nous incite à désirer de plus en plus. Dans ce but, elle nous prend même en otage puisqu’elle nous pousse à nous identifier au produit qu’elle exalte en nous faisant comprendre que nous serons jugés au travers de nos choix. Selon Bachelard : « La conquête du superflu donne une excitation spirituelle plus grande que la conquête du nécessaire. L’homme est une création du désir, non pas une création du 101 besoin » Comme tout système, le « système individuel » ira chercher dans l’environnement les matières, objets, services et idées pour combler ses besoins et désirs, mais aussi tout ce qu’il transformera pour en augmenter la valeur ajoutée, source de ses moyens d’existence. Parmi les besoins dominants, le besoin d’accomplissement est caractéristique des personnes aimant les défis, les « challenges » disent les hommes d’affaires ; le besoin d’appartenance, lui, se mesure à l’aspiration de s’intégrer dans un groupe et de s’y sentir protégé comme dans un cocon ; le besoin de puissance consiste à vouloir imposer ses idées et ses actes dans les événements de la vie ; le besoin d’innovation (need for growth) permet la synthèse des trois précédents. Il est essentiel de reconnaître en la conscience un rôle actif et fondamentalement causal. C’est le « moi profond » qui est le foyer de toutes nos actions, notre « Causa sui », le premier moteur de notre personne, mu par la nature, par le Big Bang ou par Dieu, quel que soit le nom propre que nous donnions à ce moteur. Mais ce moi profond que l’on peut aussi appeler - par ses signes extérieurs - « La personnalité » est aussi un état évolutif, un produit du système personnel de chacun. Autrement dit, l’homme ne finit pas de se transformer par ses actes. En contact avec l’économie, qui lui promet les pro-duits accessibles et les moyens de les acquérir, sa culture s’accommode peu à peu de la raison instrumentale qui le pousse à accéder à ce qu’il croit être le « bonheur » comme notre santé se trouve là devant nous assurée dans une boîte de comprimés. Apprenons à nos enfants à estimer leur bonheur en fonction du respect qu’ils manifesteront à l’égard de leur conscience, 101
Gaston Bachelard, Psychanalyse du feu, II, 1
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LA FIN DES HOMMES MACHINES tant dans la recherche des gisements où ils prélèveront leurs matières premières vitales, que dans la manière de transformer celles-ci pour que leurs semblables ne soient pas contraints de s’empoisonner à cause d’eux. Apprenons à nos enfants comment utiliser judicieusement l’autorité de leur conscience en ne se laissant pas dévier par les péripéties de leur parcours. Rendons-les vigilants face aux promesses que leur font miroiter tous ceux dont les unités monétaires prennent l’apparence du divin.
Le bonheur métaphysique Autant j’admire le philosophe André Comte-Sponville, autant je le trouve désespérant quand il nous parle du bonheur. L’espérance est pour lui un véritable poison, comme l’est d’ailleurs toute religion qu’il définit comme une « illusion, pire une lâcheté et un reniement, donc une faute »102. Le philosophe s’explique sur cette phrase en disant qu’il est parti de Freud qui définit cette illusion comme « Une pensée dérivée des désirs humains » Alors pourquoi « Une lâcheté et un reniement » ? Parce qu’« être religieux, c’est considérer que la vérité est déjà connue, puisqu’elle est révélée. C’est donc soumettre la liberté de son esprit à un corps de doctrines constituées indépendamment de tout examen (...) et je réfute que la pensée se soumette, avant tout examen, à quelque vérité prétendument révélée que ce soit »103 André Comte-Sponville croit « que nous n’aurons de bonheur, qu’à proportion du désespoir que nous serons capables de supporter »104. Personnellement, j’essaie d’oublier le désespoir, non pas en le fuyant, mais en multipliant mes manifestations de dévotion ou de dévouement qui portent vers une diversité, un idéal ou une autre personne. C’est la voie et l’expression de bonheur. C’est pourquoi je préfère le point de vue de Luc Ferry, qui nous a dit lors de son passage à l’émission « Noms de dieux » : « Même dans un univers où beaucoup d’individus ont perdu la croyance en Dieu, il reste des traces du divin, des visages du divin ou 102
Comte-Sponville, Une éducation philosophique, chapitre « La morale désespérément » 103 Comte-Sponville, A., et Ferry, L., La sagesse des Modernes, Robert Laffont, 1998. 104 Ibid.
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DE L’APPRENTISSAGE DU BONHEUR des expériences du divin qui sont précisément des expériences qui donnent sens à l’existence ou par rapport auxquelles, en tous cas, notre existence prend sens » 105. Ce que Ferry appelle « L’homme-Dieu », c’est la sacralisation de l’être humain qui est notamment liée à l’expérience de l’amour. Pour les chrétiens, il peut s’interpréter comme une expérience divine sacrée, mais aussi pour ceux qui ne sont pas croyants. Il se révèle notamment dans le cas du deuil d’un être aimé et, à cette occasion, nous faisons « l’expérience de la transcendance » C’est aussi le cas dans l’expérience de l’amour des enfants où l’on fait aussi l’expérience du sacrifice, car on serait prêt à donner sa vie pour eux si c’était nécessaire.
L’insupportable La mondialisation a fait éclater le système des grandes religions terrestres. Celles-ci n’ont plus de message suffisamment crédible pour ne pas subir, sur le marché des croyances, l’offre de spiritualités diverses fondées le plus souvent sur l’appétit financier de quelque gourou opportuniste. Les hommes déboussolés trouvent dans ces nouveaux messies les messages dont ils ont besoin pour fuir leur quotidienneté. Ce qui est vrai au niveau religieux l’est aussi dans d’autres domaines comme dans celui du management ou de la politique. Le problème fondamental de ces gestionnaires particuliers des ressources humaines consiste à persuader le plus grand nombre possible d’égoïsmes divergents, de la nécessité d’utiliser certains moyens, d’adopter certaines attitudes, d’épouser certaines formes, pour que chacun atteigne sa propre fin. Et si même un précédent messie a déçu les hommes en quête de sens, ceux-ci sont souvent disposés à accueillir un nouveau leader charismatique prêt à les illusionner et, une fois de plus, à leur dessiner un avenir illusoire où ils trouveront quelque temps l’apaisement de leur « mal-être » Lorsque ce leader n’est pas à la hauteur des aspirations des hommes qu’il a en charge, alors le pire est à craindre. Une intégration sociale défaillante peut soudain apparaître et entraîner certaines personnes à commettre l’extrême. Il ne s’agit pas seulement de suicides égoïstes, comme on pourrait le croire, mais aussi de suicides altruistes qui procèdent 105
Invité : Emission Noms de dieux : L. Ferry, diffusée le 1 novembre 1996
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LA FIN DES HOMMES MACHINES d’une intégration sociale forte. Forme de suicide particulièrement développée dans les sociétés traditionnelles, elle n’a pas disparu dans les sociétés modernes : le Tchèque Jan Palach se donna la mort en 1969 lors de l’invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes du pacte de Varsovie, et des bonzes s’immolèrent sur la place publique pendant la guerre du Vietnam. Lors de ma dernière visite à Prague, trente ans plus tard, j’ai vu défiler des étudiants devant ce monument de fortune, composé d’une croix de bois de bouleau, des photos de Jan Palach et de deux autres jeunes Tchèques. Monument non officialisé par le régime, mais cependant clairement dressé en mémoire des victimes du communisme.
L’absurde ou le mystère ? L’absurde et le mystère sont deux manières d’aborder la réalité. Alors que les scientifiques disposent de techniques prouvant objectivement les résultats de leurs recherches et appellent « mystère » ce qui n’est pas démontré, certains philosophes constatent que le monde ne répond pas aux attentes des hommes et préfèrent qualifier « d’absurdes » les problèmes qu’ils rencontrent. Je ne puis m’empêcher d’évoquer le témoignage de Jean Guitton, philosophe chrétien décédé au début de l’année 1999, qui lors de son émission « Noms de dieux » nous a raconté sa rencontre fugitive avec François Mitterrand, alors Président de la République Française, parce qu’elle porte en elle l’espérance de l’un et le doute de l’autre, mais aussi parce qu’on voit poindre dans les propos de Guitton l’ironie de l’homme persuadé d’entrer un jour dans l’éternité, face à un autre homme angoissé et pressé. Pourtant, François Mitterrand « laissait le temps au temps », et nous avons pu constater combien il pratiquait cette maxime, et combien sa volonté personnelle et sa stratégie pour aboutir à ses buts tenaient compte de ce temps. Mais, le Président de la République devait aussi se trouver dans des situations de stress qui ne lui permettaient pas de se consacrer pleinement à ce qu’il aurait voulu. En voici une. « Avec monsieur Mitterrand, dit Jean Guitton, j'ai eu une conversation absolument pathétique, puisque monsieur Mitterrand qui était venu me voir dans la Creuse, en hélicoptère, m'a dit : « Ecoutez Guitton, je n'ai que dix minutes, voudriez-vous, en dix minutes, m'exposer votre philosophie ? ». J'ai dit :
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DE L’APPRENTISSAGE DU BONHEUR « Monsieur le Président, il me faudrait cent ans pour vous exposer toute ma philosophie ». Il a répété : « J'ai dix minutes, c'est tout ou rien ! ». Alors, j'ai demandé à Dieu de m'inspirer et Dieu m'a inspiré la chose suivante... J'ai dit à monsieur Mitterrand : « Il y a un jeune homme, un de mes jeunes camarades qui a exposé sa philosophie. Il s'appelle Sartre, il est connu du monde entier il a dit que le fond de la philosophie, c'est l'absurdité, c'est-à-dire le néant. Eh bien moi, Monsieur le Président, c'est l'inverse ; moi je pense que le fond de la philosophie, c'est le mystère. Alors, lui il est pour l'absurde et le néant, et moi je suis pour le mystère ». Alors, le Président m'a demandé : « Mais, Guitton, quelle est la différence entre l'absurde et le mystère ? Il me semble que, dans la religion catholique, il y a beaucoup de choses qui sont des mystères » Il a cité la Trinité, l'Incarnation, la Rédemption, je crois ». Je lui ai dit : « Monsieur le Président, ce sont des mystères, ce sont des choses qui nous sont encore un peu obscures, mais plus nous monterons et, au moment où nous mourrons, nous apercevrons que c'est la lumière dans la lumière, ces mystères ; c'est tout à fait l'inverse de ce que Sartre appelle l'absurdité ». Alors il m'a dit : « Je vous remercie, monsieur, je vais partir dans l'hélicoptère qui est là, au revoir et merci ! » De sorte qu’avec monsieur Mitterrand - et je le dis à un moment où il est très contesté, je le connais depuis cinquante ans - je n'ai eu qu'une conversation avec lui et c’est sur le problème de Dieu. Toutes les autres conversations de type politique, je les ai écartées d'emblée. Et d'une manière générale, c'est ce que je fais quand je rencontre par hasard celui qu'on appelle « un grand homme » je l'amène sur la question fatale, à savoir : Dieu. Et je m'aperçois que tous les grands hommes de ce monde, quand ils sont seuls avec eux-mêmes, se posent le problème de Dieu, c'est-à-dire le problème de la survie. Il s'agit de savoir si après la mort c'est le néant ou bien si c'est le contact ineffable et éternel avec l'Etre infini et innommable. Voilà le fond de ma pensée, voilà le fond de ma méthode, voilà le fond de mon 106 cœur » .
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Emission « Noms de dieux » Ed. Blattchen : RTBF Liège. Invité : J.Guitton; diffusée le 7 avril 1992
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LA FIN DES HOMMES MACHINES Pour ma part, je vois dans l’Espérance de Jean Guitton, comme dans celle de beaucoup de chrétiens, cette asymptote qui conduit l’homme « transnaturellement » au-delà du segment de temps que représente sa durée de vie. Ce qui me fait dire, avec la foi religieuse. « Les hommes sont très souvent meilleurs que leurs paroles et c’est pourquoi il faut plus que jamais tenir compte d’une logique profonde de leur être et non d’apparentes différences ou oppositions ». La nouvelle noblesse dont parle Jean Guitton et qu’il voit sous la forme de « foyers d’amour », de foyers de charité, se conçoit autrement chez d’autres hommes et d’autres femmes de bonne volonté partout dans le monde qui disent ne pas croire en Dieu.
Guitton et Rostenne, après tout… c’est chou vert et vert chou. Alors que je viens de disserter sur le bonheur métaphysique à l’occasion de cette rencontre célèbre entre Jean Guitton et François Mitterrand, je me rends compte que moi aussi j’ai eu l’occasion de rencontrer un homme célèbre qui partageait les mêmes idées que Jean Guitton et qui m’inculqua, il y a près de quarante ans, une connaissance qui me vint en aide au moment où je luttais contre ma « machinisation ». Cet homme est Paul Rostenne, mon professeur de Français à l’Athénée de Huy. Je le cite chaque fois que j’en ai l’occasion tant il a été pour moi un professeur d’espérances, au sens pur du terme. (Voir le chapitre dix ). Le plus extraordinaire dans cette histoire, c’est qu’entre juin 1963 et fin 1989, c’est-à-dire pendant vingt-six ans, je n’ai jamais revu Paul Rostenne. Ce fut pour moi un événement extraordinaire quand nous échangeâmes les premiers mots après autant d’années. Il me rappela alors ce que j’avais été et il me fit discrètement comprendre ce que j’étais devenu. J’avais bien saisi ma dégradation intellectuelle, mais me l’entendre dire par un observateur qui avait beaucoup compté dans ma vie d’étudiant, prit soudain une tout autre dimension. Je rentrai chez moi, troublé. Jamais, je n’avais imaginé que le passé puisse ressurgir avec une telle intensité. J’étais évidemment captif puisque je m’ennuyais et n’appréciais pas mon activité professionnelle, mais je me demandais surtout s’il n’y avait pas au-delà de moi un programme, un destin, une fatalité,
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DE L’APPRENTISSAGE DU BONHEUR une prédétermination plus forte que ma liberté, quoi que je fasse ou décide. Cette rencontre n’était pas due au hasard. Edmond Blattchen, le producteur de l’émission Noms de dieux, notre ami commun, ne manquait jamais l’occasion de lui rendre hommage chaque fois que cela était possible.
La dernière rencontre de Paul Rostenne et de Jean Guitton l’invité du 7 avril 1992 à l’émission Noms de dieux.
Ce fut aussi le cas quand la RTBF vint filmer Paul lors d’une conférence qu’il donna en 1994 à l’Institut de Philosophie et lettres à l’université de Liège.
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LA FIN DES HOMMES MACHINES
Oui, le trouble que me provoqua Paul Rostenne lors de nos retrouvailles était bien compréhensible. En juin 1963, il m’avait dédicacé son dernier livre : « Dieu et César ». Malgré ma volonté de le lire, je ne pus franchir la dixième page et ce livre resta près de trente ans dans ma bibliothèque. Je décidai alors courageusement de le comprendre en m’aidant d’un dictionnaire philosophique. Ce fut pour moi une révélation, non seulement que l’auteur était un homme hors du commun, mais que moi aussi, scientifique, je prenais du plaisir à la philosophie.
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DE L’APPRENTISSAGE DU BONHEUR
Au cours des dix années qui suivirent, Paul Rostenne fut pour moi un père spirituel.
Je le retrouvais non seulement à son domicile, mais aussi à la RTBF au cours de l’enregistrement des émissions « Noms de dieux », et notamment le 23 novembre 1997, où le Professeur
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LA FIN DES HOMMES MACHINES Ilya Prigogine nous présenta sa statuette Meczala provenant d’une civilisation précolombienne.
Le bonheur métaphysique que Paul Rostenne me fit goûter me ramena au réenchantement et à la redécouverte d’un monde que j’avais négligé et même repoussé pour choisir les basses contingences que vous a décrites le chapitre sur les excès de la faculté d’entreprendre. Qu’il me soit permis de rendre hommage à cet homme qui n’a cessé d’écrire jusqu’en 1999, année de son décès. Même sur son lit d’hôpital, quelques mois avant de nous quitter, il parvenait encore à se faire éditer. Je le retrouvais souvent dans son mouroir et enregistrais nos conversations que je réécoutais ensuite avec attention et émotion. Son C.V. prendrait plusieurs pages, si je devais citer toutes ses œuvres, mais je tiens à signaler celles qui m’ont inspiré en plus de Dieu et César et dans lesquelles je me suis servi généreusement en citations pour alimenter mon besoin d’extinction des hommes machines.
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DE L’APPRENTISSAGE DU BONHEUR
Paul Rostenne est cité dans l’encyclopédie Universalis en tant que biographe de Graham Greene C’est un écrivain liégeois qui a préféré rester un franc-tireur de la philosophie, mais qui aurait mérité une plus grande reconnaissance médiatique.
Le bonheur implique la vérité et la durée « Ce qu’il faut tâcher de rendre aux hommes, c’est le besoin de la vérité d’abord, le besoin de vivre dans un monde réel, plutôt que dans un monde opportun (...) La vérité est à l’esprit ce que la lumière est à l’œil. Ce qu’on nomme aujourd’hui propagande n’est rien d’autre que l’art de maquiller l’erreur en vérité. Le lampadaire le plus éclatant pâlit aussitôt que surgit le jour. Et cependant tant que la nuit nous enveloppe, nous avons peine à imaginer que toute cette rutilance n’est qu’un pauvre lumignon devenu inutile dans l’immense marée solaire »107. Je voudrais que tous ceux qui prétendent défendre les plus défavorisés cherchent avant tout la vérité en ne monopolisant pas de manière partisane le cœur des hommes. Et toute propa107
Ibid.
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LA FIN DES HOMMES MACHINES gande qui se vanterait de pouvoir accroître systématiquement leur bonheur serait mensongère. Le bonheur n’est évidemment pas l’abrutissement de courte durée ni une somme d’abrutissements. C’est beaucoup plus fondamental que cela et les moyens permettant d’accéder à la satisfaction ne pourront jamais se trouver sur une échelle de valeurs comme celle établie par Maslov. En effet, si pour celuici, la succession des besoins, depuis la base de la pyramide jusqu'à son sommet, est la même pour chaque individu, il n’en est pas nécessairement de même des moyens de satisfaction. Bien qu’il soit impossible d’établir des règles hiérarchisant les sources de bonheur, on peut, par contre, apporter quelques éléments qualitatifs de choix. Mes compagnons et moi choisissons les plaisirs qui ne polluent pas le monde ni entravent la liberté de tous ceux qui ont renoncé aux délinquances économiques et sociales. Dans ce cadre de référence respectueux de l’homme, nous pouvons orienter l’humanité vers quelques pistes de réflexion propices à rencontrer le bonheur, sans pour cela certifier que celles-ci la rendront heureuse. Jean Claude Beaune a bien perçu que « La notion de liberté économique et ses annexes libérales sont démystifiées par la Technologie régnante : elles ne servent plus que de couverture idéologique ou de slogan politique (...) La technologie n’est pas plus douce à ses héros qu’à ses victimes (...) Accablés de travail et d’ennui, les « managers » conditionneurs, conditionnés à la fois, ayant abandonné toute personnalité, sont pris au piège de la vie machinale et automatisée qu’ils maintiennent. L’image se profile d’une organisation gigantesque et close »108. Les managers, en effet, passent les deux tiers de leur vie professionnelle à ne pas être heureux, mais ils n’en sont pas souvent conscients. La plupart des cadres croient participer à un projet collectif alors que leur vie est émaillée par les conflits de pouvoir et le respect d’une étouffante technostructure. Tous les exemples de souffrance et de manque liés à notre civilisation nous montrent que les victimes ne prennent pas en compte le facteur temps, mais davantage le niveau instantané de désir. Autrement dit, le progrès qui prétend se référer au bonheur semble s’épuiser dans sa course en avant. 108
Beaune, J-Cl., Philosophie des milieux techniques, Editions Champ Vallon, 1998, p.295-296
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DE L’APPRENTISSAGE DU BONHEUR Il est frappant de constater le décalage croissant entre les succès économiques et techniques d’une part, les difficultés des sociétés et des individus de l’autre. On constate chez l’homme que les inévitables « déplaisirs » dus à la myopie de ses choix sont comparables aux « coûts » excessifs dus à la surqualité de fabrication d’un produit commercial. Ces facteurs ne contribuent plus à une même finalité, mais s’opposent. Autant il faut éviter pour l’homme des « surdésirs » qui banalisent les « normaux » et le conduisent à s’installer dans la jouissance et l’abrutissement, autant il faut éviter pour l’article commercial une surqualité dont le coût de fabrication amènerait à donner à cet article un prix de vente inacceptable sur le marché. Autrement dit, il vaut mieux obtenir un flux de satisfaction moyenne qui satisfait longtemps, plutôt qu’une satisfaction supérieure dont la durée de jouissance est éphémère. La perception d’être moyen, de bénéficier d’un salaire moyen et de jouir moyennement des divers bien-être de la vie ne semble pas convenir à la majorité des hommes machines qui veulent le plus souvent se pousser vers l’extrême. Comme l’a écrit Valéry : « Le monde ne vaut que par les extrêmes et ne dure que par les moyens. Il ne vaut que par les ultras et ne 109 dure que par les modérés » . En poursuivant l’analogie commerciale, il est aussi préférable pour un produit fabriqué par une entreprise qu’il garantisse longtemps un chiffre d’affaires moyen plutôt qu’une vente explosive qui ne soit qu’un feu de paille. Certes, on trouvera toujours des exceptions dans le show-business ou la production de gadgets comme le houla hoop, le Scoubidou ou le cube de Rubik, pour démontrer que le feu de paille peut parfois suffire financièrement. La satisfaction hors norme finit par imposer un niveau minimal de jouissance en deçà duquel la morosité devient inévitable. C’est l’accoutumance qui ne permet plus de goûter aux plaisirs simples et essentiels. Cette inflation dans les désirs et leur répercussion proportionnelle sur les manques de l’homme auraient tendance - si l’on n’y prenait garde - d’exiger une croissance de l’intensité de satisfaction. Le problème ne consiste plus alors à combler des manques essentiels, mais bien de satisfaire de véritables carences psychologiques difficilement « gérables » entraînant chez leurs victimes une souf109
Paul Valéry, Cahier B 1910
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LA FIN DES HOMMES MACHINES france plus grande encore que celle de n’avoir pu satisfaire leurs besoins primaires. Quand les désirs nous consument au point que la seule jouissance qu’ils nous font espérer ne peut nous apporter la délivrance du manque, alors ce bonheur ne mérite pas d’être vécu. Nous perdons notre temps. S’il est vrai que le bonheur est « une fin parfaite » - comme disait Aristote - et qu’il n’est désirable que pour lui-même et ne l’est jamais en vue d’autre chose », alors examinons le temps pendant lequel nous allons devoir souffrir et le temps pendant lequel nous serons satisfaits. Tant que le manque existe, il n’y a pas de bonheur possible. Manque-souffrance- satisfaction, une circularité de causes et d’effets dont l’amplification est à craindre si on ne sait pas la gérer. Les années de « prospérité relative » des deux décennies qui ont suivi la dernière guerre mondiale m’ont appris que le système bonheur ne répond pas aux mêmes critères de rentabilité et de coût que les systèmes traditionnels. Ce bonheur est le produit de notre système personnel. Il n’est ni un outil ni un moyen ; il est la fin des fins. Pour qu’il dure, il faut qu’il soit une récompense, comme une médaille d’or aux Jeux Olympiques. Car quel serait l’avantage d’une satisfaction ponctuelle produite par une dépense financière si elle n’avait aucun prolongement au-delà du moment où elle est éprouvée ? Ce serait de la jouissance instantanée, un phénomène physique dont les effets disparaissent au moment où s’interrompent les causes qui les ont produits. Tout s’achète, même ce qu’on appelle erronément l’amour car dans ce cas, c’est l’objet sexuel que l’on achète - mais la jouissance est alors comprise comme un acte bestial ne procurant qu’une satisfaction transitoire purement physique, certes indispensable à notre animalité, mais tellement fugace qu’elle n’augmentera pas notre « compteur Bonheur » Car si l’animal ne sait pas qu’il change de femelle parce qu’il s’agit toujours de la même chose dans la totale nouveauté de chaque rut, le libertin sait bien, lui, qu’il change de femme, et il veut en changer parce qu’il se sent courir après sa plénitude sur une route interminable. Après l’amour, contrairement à l’animal, il reste toujours à l’homme assez d’esprit pour « sous-profiter » de sa jouissance en apparaissant à lui-même comme un animal postcoïtum triste.
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DE L’APPRENTISSAGE DU BONHEUR Tant que le bonheur correspond au niveau du plaisir et de récompense que nous attendons, chacun de nous, à sa propre cadence, à son propre flux, désire de manière supportable. D’ailleurs à quoi cela servirait-il de désirer autrement que de manière supportable ? Nous n’aboutirions jamais alors au repos du bonheur ! Entraînés par notre propre dynamique, nous serions accaparés par d’autres désirs tout aussi contraignants que les premiers. Évitons de tomber dans la spirale bien connue : comme le désir est un manque, et que ce manque produit en nous une souffrance, ou bien nous désirons ce que nous ne possédons pas et nous en souffrons, ou bien, si nous parvenons à l’obtenir, nous possédons alors ce que nous ne désirons plus, et l’absence de ne plus désirer sera à nouveau une souffrance qu’il nous faudra combler. Tel un chauffage central réactivant la chaudière quand son thermostat mesure que la température visée n’est pas atteinte, tel notre système bonheur cherche-t-il à satisfaire ses besoins et désirs. Tout dépend bien sûr de la capacité de chacun à faire coïncider ou non ce qu’il souhaite atteindre (l’idéal) et ce qu’il s’attend à atteindre (le réalisable). Plus l’écart entre notre niveau d’aspiration (l’idéal) et notre niveau d’expectation (le réalisable) sera élevé, plus nous serons déçus. Et si malgré cet écart, nous nous dépensons à vouloir le réduire, nous nous épuiserons et souffrirons d’un manque permanent, comme le chauffage central n’en finirait pas d’activer la chaudière parce que la température qu’il doit atteindre est au-delà de ses possibilités. Dans la deuxième hypothèse où nous possédons enfin l’objet tant désiré, et dont le manque nous faisait éprouver une souffrance, nous assistons à l’extinction du désir. L’amant transi retrouve celle qu’il attendait, mais la rencontre risque d’éteindre le désir qu’il éprouvait pour elle ; l’enfant gâté risque d’être attristé d’avoir obtenu le train électrique dont il rêvait, parce qu’il ne le désire plus. Exemples qui interpellent notre système bonheur. Tel le chauffage central désactive la chaudière lorsque la température visée est atteinte, ce qui a pour effet de faire rechuter celle-ci presque immédiatement, tel fonctionne notre système bonheur vite blasé d’avoir obtenu ce qu’il visait. C’est évidemment, comme l’écrit Schopenhauer : « Une pensée désespérante (...) le bonheur nous manque quand nous souffrons, et nous nous ennuyons quand nous ne souffrons
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LA FIN DES HOMMES MACHINES plus. La souffrance est le manque du bonheur, l’ennui, son absence (quand il ne manque plus), car l’absence d’une absence c’est une souffrance encore. Ah ! que je serais heureux, si j’avais cette maison, cet emploi, cette femme !... Voilà qu’il les a ; et certes il cesse alors provisoirement de souffrir, mais sans être heureux pour autant. Il l’aimait quand il ne l’avait pas, il s’ennuie quand il l’a...C’est le cercle du manque » L’analogie technique avec le chauffage central souffre toutefois d’une différence fondamentale qu’il nous faut souligner, c’est que notre système bonheur ne se contente pas d’aller puiser dans son environnement les moyens de satisfaire ses besoins et ses désirs, comme la chaudière va puiser dans la citerne le combustible qu’elle amène ensuite au brûleur. En effet, à partir d’éléments psychologiques et physiologiques qui lui sont propres, notre système bonheur a tendance à s’autorestructurer. S’il augmente quantitativement ses exigences, comme si, se sentant capable de ce qu’il désire, il décidait d’augmenter ses « performances », alors dans cet état d’emballement difficilement contrôlable, il oubliera qu’il creuse l’écart entre son niveau d’aspiration et son niveau d’expectation et compromettra à nouveau la sagesse qu’il s’était promis de respecter. S’il diminue ses exigences, alors, peut-être, le bonheur sera au rendez-vous.
Le bonheur, c’est d’abord apprécier ce que l’on a obtenu. Celui qui veut être heureux... change peu de place et en tient peu. Bernard le Bovier de Fontenelle Entretiens sur la pluralité des mondes Les esprits inquiets, mal assurés, influençables, qui n’ont pas fait de choix en relation avec leurs propres fibres recherchent le bonheur. Ils traversent alors leur présent comme un long désert qui n’en finit pas, car ils espèrent atteindre ces lointaines oasis qui leur font miroiter des horizons dont on peut se demander s’ils ne les verront jamais. Alors, oui, autant le « tout, tout de suite » est condamnable, car tous ceux qui ont décidé que le court terme est l’essentiel détruisent le monde et s’autodétruisent, autant l’homme « qui laisse le temps au temps » en donnant la priorité aux projets à
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DE L’APPRENTISSAGE DU BONHEUR long terme en consumant leur présent sans en retirer de la satisfaction est une attitude irréaliste. La bonne conduite nous paraît être de vivre pleinement le présent en profitant du bonheur de notre acquis sans compromettre l’avenir. « Il existe deux relations possibles de l’homme au réel : ou bien courir sans trêve d’un objet à l’autre, lorsque ceux-ci sont tels que leur rapide épuisement ranime à tout instant la menace de satiété, ou bien s’attacher par une longue fidélité à quelques objets dont on épuise moins vite ou même dont on n’aura ja110 mais fini d’épuiser la richesse . Si l’on adopte cette dernière possibilité, le problème du bonheur ne se résume-t-il pas à cette question : « Comment désirer ce qu’on possède déjà sans souffrir de ce qui manque ? Comment guérir cette souffrance qu’engendre le désir de la possession ? ». Voilà la question fondamentale que l’homme sage doit se poser. Si le bonheur consistait à désirer ce qu’on a obtenu, la satisfaction que l’on éprouverait alors serait comme une « revivance », aussi présente et aussi forte que le jour où nous l’avons appréciée la première fois. Les oeuvres d’art, les photographies, les livres, les personnes avec lesquelles nous avons vécu des moments d’amitié ou d’amour véritable, nous font désirer non plus ce qui nous manque, mais ce que nous vivons, connaissons ou faisons. Le meuble de l’époque Louis XIV que j’ai la chance de posséder n’a à mes yeux aucune valeur marchande, ni même aucune valeur d’usage parce que n’importe quel produit moderne ne pourrait le remplacer. Ce qui m’importe, c’est la valeur sentimentale que cet objet représente, et que je perçois au travers de l’artisan qui l’a sculpté, des hommes et femmes qui l’ont utilisé pendant les siècles qui nous ont précédés, ainsi que son usage et son affect pendant ma propre vie.
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Rostenne, P., Dieu et Cesar, , Editions Nauwelaerts, Louvain, Paris, 1962, p. 107
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LA FIN DES HOMMES MACHINES Le bonheur, c’est d’abord d’apprécier ce que l’on a obtenu et, à en croire un autre physicien célèbre, Enrico Fermi : « On ne devrait jamais sous-estimer le plaisir qu’on prend à écouter quelque chose qu’on sait déjà » C’est le bonheur d’un professeur qui, en plus de celui d’enseigner, se complaît à répéter qu’il sait, mais continue à apprendre au contact de ses étudiants, conscient qu’il ne connaît pas tout. Mélodie du bonheur qui, réalisée par Robert Wise en 1965, fut l'une des plus grandes réussites financières de l'histoire du cinéma.
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Gene Kelly dans Chantons sous la pluie (Singin' in the Rain), réalisé en 1952 par Gene Kelly et Stanley Donen.
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"Julie Andrews dans la Mélodie du bonheur."Encyclopédie® Microsoft® Encarta 2001. © 1993-2000 Microsoft Corporation. Tous droits réservés.
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"Chantons sous la pluie."Encyclopédie® Microsoft® Encarta 2001. © 1993-2000 Microsoft Corporation. Tous droits réservés.
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DE L’APPRENTISSAGE DU BONHEUR Schéma simplifié du système bonheur collectif
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LA FIN DES HOMMES MACHINES Schéma complété du système bonheur collectif
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Chapitre sept
Les prochaines bifurcations Une civilisation de spécialistes. Paul Rostenne, deux mois avant de nous quitter, a attiré mon attention sur un chapitre de La Barbarie des Elites113 où il a écrit : « C’est la faiblesse et non la force qui ouvre à la vie la voie de l’avenir » C’est une loi à la fois physiologique et psychologique, dont Toynbee a relevé l’empreinte dans les plus hautes sagesses. Celle du Christ, d’abord : « Les derniers seront les premiers » ; celle du Tao ensuite : « Qui s’enorgueillit de son œuvre n’édifie rien de durable » Et Toynbee conclut avec perti-nence : « Telle est la fatalité de l’élan créateur » À lire cet historien anglais, on en conclut que le déroulement de la tragédie est toujours le même : tout être qui a réussi un chapitre de son développement trouve dans son succès un lourd handicap pour créer le chapitre suivant. Ainsi, l’histoire se dé113
Rostenne, P., op. cit. note n° 86, p.67
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LA FIN DES HOMMES MACHINES roule sous une forme cyclique puisque, à chaque phase d’expansion succède celle du déclin tout en préparant un nouvel essor qui porte plus loin le développement de la vie. Paul Rostenne écrit alors : « Les civilisations « arrêtées » ont réussi ce qu’ont réussi les espèces animales éteintes : une adaptation parfaite aux exigences du milieu, un équilibre stable entre la provocation et la réponse. C’est le cas de la civilisation spartiate qui, par une adaptation trop parfaite au régime de guerre à quoi elle dut répondre pour se constituer, rejeta « dans la mesure du possible l’infinie variété de la nature humaine, pour assumer à la place une inflexible nature animale » Le Spartiate a renoncé à rester un homme fait à l’image de Dieu pour devenir un robot guerrier. Une civilisation réussie est une civilisation de spécialistes - the right man in the right place mais la spécialisation regarde, non du côté de l’homme - mais du côté de l’animal qui fournira toujours les plus parfaits modèles de spécialisation »114. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, aujourd’hui, l’unité du savoir est mise en cause par l’absence de concordance et de validation des conduites dans tous les domaines, y compris celui des pensées, car devant chaque problème particulier, on fait appel à un spécialiste. Si cette pratique se révèle efficace pour une maladie du corps ou pour la réparation d’un véhicule en panne, elle ne révèle toutefois aucune thérapie sur l’existence humaine et sa destination.
Le temps d’être et de devenir. Les bifurcations d’un système se produisent lorsque ses déséquilibres sont tels que ce système passe de l’état élastique à l’état de déformation irréversible. Ce passage obligé permet aux éléments interactifs qui composent ce système de se réorganiser pour retrouver un nouvel équilibre. Les civilisations n’échappent pas à cette loi fondamentale. Et elles connaissent, elles aussi, « Les structures dissipatives » Où en sommes-nous actuellement ? Dans la phase élastique ou dans la phase de déformation proche de la rupture ? Depuis le début de l’ère moderne, nous assistons au développement de la science où règne en maître la connaissance rigoureuse, objective, incontestable. Au cours du XXe siècle, la pensée scientifique a été amenée à substituer à l’image classique du monde de la physique newtonienne - monde déterminé rigou114
Ibid
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LES PROCHAINES BIFURCATIONS reusement et dont la nécessité fait sa loi - une image d’un monde en devenir, où la contingence prend place à côté de la nécessité. Bien que l’on ne puisse nier le bien apporté par les sciences, on doit s’interroger sur la raison pour laquelle simultanément à ce bien s’effondrent une à une les valeurs culturelles que l’homme avait mis si longtemps à construire. « Parce que c’est la vie elle-même qui est atteinte, ce sont toutes ses valeurs qui chancellent, non seulement l’esthétique, mais aussi l’éthique, le sacré et avec eux la possibilité de vivre chaque jour ».115 Ce bouleversement s’est accentué par la spécialisation des tâches et par la prolifération de recherches tous azimuts en vue d’être le premier sur le marché des valeurs d’échange, ce qui ne va pas nécessairement de pair avec les valeurs d’usage. Les méthodes scientifiques ont tissé leur toile dans tous les domaines y compris dans ceux qui concernent la gestion des hommes, c’est-à-dire l’administration et le management. C’est ce qu’on appelle communément la pensée unique qui nous a réduits à n’être plus que des producteurs-consommateurs assujettis aux développements de la techno-science. « Tandis que, semblables à la houle de l’océan, toutes les productions des civilisations du passé montaient et descendaient ensemble, comme d’un commun accord et sans se disjoindre – le savoir produisant le bien, qui produisait le beau, tandis que le sacré illuminait toute chose -, voici devant nous ce qu’on n’avait en effet jamais vu : l’explosion scientifique et la ruine de l’homme. Voici la nouvelle barbarie dont il n’est pas sûr cette fois qu’elle 116 puisse être surmontée » Cette barbarie, c’est l’univers technique qui prolifère à la manière d’un cancer, s’autoproduisant lui-même, en l’absence de toute norme, dans sa parfaite indifférence à tout ce qui n’est pas lui, c’est-à-dire la vie de celui qu’il dévore. Le problème des problèmes de notre temps doit se poser dans les termes suivants : l’élite occidentale réussira-t-elle à se détacher de cette forme civilisatrice qui ne se préoccupe pas de la culture, pour travailler à une forme nouvelle, ou bien se fascinera-t-elle sur un cadavre qu’elle s’appliquera à momifier afin de masquer son néant d’une illusion de survie ? Après avoir « réussi » son développement, le capitalisme a du mal pour créer le chapitre sui115 116
Henry, M., La Barbarie, Grasset, Paris, 1987, p.9 Ibid. p.10
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LA FIN DES HOMMES MACHINES vant, de telle sorte que les chances paraissent être en réalité contre le « favori » et en faveur du cheval inconnu. « L’être humain n’a jamais le temps d’être, il n’a jamais le temps que de devenir », disait Georges Poulet. Et Paul Rostenne exprimait cette pensée par la métaphore de la Chrysalide et de la chenille : « Comme la chenille a besoin d’être chenille et la chrysalide d’être chrysalide, l’homme moderne a besoin d’être moderne et de prendre toutes les formes et tous les contenus qu’il se donne. Comme la vie détruit successivement la forme chenille puis la forme chrysalide en visant le papillon, la vie amène aussi l’homme vers sa plénitude en passant par une série d’étapes qui ne sont pas seulement physiques - comme c’était le cas pour l’insecte - mais avant tout spirituelles »117. La culture est une culture de la vie ; elle se transforme comme la chenille, elle est à la fois ce qui transforme et ce qui est transformé dans un mouvement incessant. Et son organisme tout entier, en perpétuelle transformation, interagit en permanence avec celui de ses semblables. La vie humaine, au cours de son évolution, engendre de nouvelles expériences ; l’humain rencontre ainsi de nouvelles qualités de vie, de nouvelles altitudes de valeurs qui l’aspirent vers le savoir non plus comme valeur utilitaire, mais comme valeur absolue. Comme nous l’avons écrit au chapitre deux : « La culture, c’est ce qui reste quand on a tout oublié »118 C’est le système qui englobe tous les autres, c’est un contenant sans lequel le contenu n’a aucune saveur. Ce n’est pas un conditionnement mensonger, comme c’est souvent le cas des emballages rencontrés sur le marché des capitaux, des biens et des services ; c’est au contraire la vérité première, celle qui empêche la barbarie de s’installer comme le conditionnement hermétique empêche les bactéries d’attaquer le produit qu’il protège. Mais, cette protection est fragile si l’on n’y prend garde en permanence, car « Les peuples les plus civilisés sont aussi voisins de la barbarie que le fer le plus poli l'est de la rouille »119. L’homme n’a pas vraiment de passé, parce que sa conscience lui fait vivre, en permanence et au présent, les événements qui ont marqué sa vie. Seul l’homme hic et nunc existe vraiment, et pour vivre le présent, il a sans cesse besoin de se 117
Rostenne., P., op. cit. note n° 86
118 Citation d’Edouard Herriot 119
Comte de Rivarol (1753-1801)
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LES PROCHAINES BIFURCATIONS souvenir. Constamment, l’homme se souvient et extrapole. Son passé et son futur se sont comme assemblés l’un à l’autre pour former sur la ligne du temps deux cônes de sens opposé, contigus en leur sommet en un point désertifié : son présent. Ces deux cônes expriment les flux spatio-temporels des événements du passé et ceux des projections vers l’avenir. Puisque, selon Aristote, le passé n’est plus, puisque l’avenir n’est pas encore, puisque le présent lui-même a déjà fini d’être dès qu’il a commencé d’exister, comment pourrait-il y avoir un « être du temps » ?
Quelques maximes relatives au « Présent » par ordre chronologique croissant des dates de naissance des auteurs Cueille le jour présent, en te fiant le moins possible au lendemain. Carpe diem quam minimum credula postero. Horace 65-8 av. J.-C Odes, I, XI, 8 Et souviens-toi encore que chacun ne vit que le présent, cet infiniment petit. Marc Aurèle (121-180) Pensées, III, 10 La vie, c'est le plaisir ou rien. ... Jouissons aujourd'hui, nul ne connaît demain. Palladas d'Alexandrie Ve siècle Anthologie palatine, V, 72 (traduction R. Brasillach) Lorsqu'on est trop curieux des choses qui se pratiquaient aux siècles passés, on demeure ordinairement fort ignorant de celles qui se pratiquent en celui-ci. René Descartes (1596-1650) Discours de la méthode Les hommes qui, par leurs sentiments, appartiennent au passé et, par leurs pensées à l'avenir, trouvent difficilement place dans le présent. Louis de Bonald (1754-1840) Lettre, à Joseph de Maistre, 22 mars 1817
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LA FIN DES HOMMES MACHINES La durée est essentiellement une continuation de ce qui n'est plus dans ce qui est. Henri Bergson (1859-1941) Durée et simultanéité (P.U.F.) Que Dieu vous garde de sacrifier le présent à l'avenir ! Anton Pavlovitch Tchekhov, (1860-1904) Le Conseiller privé Mon passé, c'est les trois quarts de mon présent. Je rêve plus que je ne vis, et je rêve en arrière. Jules Renard (1864-1910) Journal, 23 mars 1901 Les extrêmes me touchent. André Gide (1869-1951) Morceaux choisis, Epigraphe (Gallimard) Les jours sont peut-être égaux pour une horloge, mais pas pour un homme. Marcel Proust (1871-1922) Chroniques, Vacances de Pâques Paru dans le Figaro, 25 mars 1913. Sur la terre, deux choses sont simples: raconter le passé et prédire l'avenir. Y voir clair au jour le jour est une autre entreprise. Armand Salacrou (1899-1989) La terre est ronde
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LES PROCHAINES BIFURCATIONS
Quand on est encore ce que l'on est, on est déjà ce que l'on sera. Georges Poulet (1902-1989) La Distance intérieure, Marivaux La vraie générosité envers l'avenir consiste à tout donner au présent. Albert Camus (19131960) L'Homme révolté Si la fonction vitale d’un homme de 75 ans en bonne santé vue par un matheux est f(x). L’intégration de cette fonction, qui est en fait l’activité qu’il a produite au cours de sa vie, peut s’exprimer comme une accumulation de présents infinitésimaux correspondant à 2.365.200.000 secondes.
02.365.200.000
f ( x)dx
L’intégrale de zéro à 2 milliards trois cent soixante-cinq millions deux cent mille secondes est une manière de se représenter la vie d’un homme de 75 ans comme la fonction vitale f(x) accumulant une infinité de moments présents, chacun d’eux (dx) tendant vers 0. Le passé n’existe vraiment que dans la mesure où il hante notre présent. Il n’est pas étonnant, dès lors, que la culture des hommes soit imprégnée des sommités du passé, comme le révèle ce sondage effectué par la B.B.C. auprès de ses auditeurs, à la fin de l’année 1999, où elle leur a demandé quels étaient les Anglais les plus célèbres du millénaire. Les réponses furent évidentes : William Shakespeare prend la première place, suivi par Winston Churchill, le plus jeune de ces célébri-
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LA FIN DES HOMMES MACHINES tés, puis William Caxton (1422-1491), l’imprimeur du premier livre en Angleterre, et les deux scientifiques, Charles Darwin et Isaac Newton. Mais la culture est aussi prête à accepter de nouveaux concepts pour se donner l’illusion du progrès, de sorte qu’elle accepte les innovations sans trop se poser des questions sur leurs conséquences.
Vers de prochaines bifurcations des systèmes L’évolution des systèmes physico-chimiques s’explique par leur « auto-organisation » Celle-ci s’effectue chaque fois que, éloignés de leur position d’équilibre, ces systèmes subissent des fluctuations fondamentales et irréversibles. Il se passe alors comme une brisure de symétrie que le professeur Prigogine appelle une bifurcation120. Entre deux bifurcations, les systèmes évoluent de manière déterministe ; à la bifurcation, leur comportement devient probabiliste. C’est pourquoi toute hypothèse d’extrapolation audelà de ce qui nous paraît être l’état d’entropie maximale est vaine. Avant que l’humanité n’atteigne le prochain point de bifurcation organisationnel, au-delà de la mondialisation qui est en cours, il subsiste de nombreux domaines où peuvent intervenir nos actions correctrices, à commencer par la mise en place d’un gouvernement mondial démocratique. Les expériences capitalistes et bureaucratiques du XXe siècle nous ont appris que si l’on oubliait le sens de l’homme dans l’application des voies et moyens de ces politiques, on aboutissait à un système aliénateur. Et cela nous ne le voulons plus à aucun prix. Pourtant, ces deux systèmes ont eu leurs heures de gloire et pourraient encore les avoir si on les approchait différemment des Américains, pour les uns, des Russes et des Chinois, pour les autres. Hans Jonas nous explique que la « Planification centrale » permet d’éviter le mécanisme de la concurrence et donc « l’aberration d’une production de marché visant à exciter le consommateur. Puisque le gaspillage est une des plaies de notre civilisation, la planification aurait l’avantage d’un ordre économique et social non motivé par le gain à la condition
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Prigogine., I., op. cit. note n°8
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LES PROCHAINES BIFURCATIONS d’éviter « la mauvaise orientation venant d’en haut, la servilité et le règne des sycophantes venant de la base »121 Les systèmes qui intéressent les sciences sociales sont articulés les uns aux autres et s’influencent en fonction de leur prépondérance dans la motricité de l’ensemble. Cet ensemble nous apparaît comme une structure mécanique complexe formée d’engrenages mus, soit directement par le volant moteur principal, soit par d’autres engrenages actionnés par celui-ci. Par analogie, notre société subit la résultante de forces diverses et vit les événements produits par leurs interactions réciproques : c’est l’histoire des hommes. De situations de blocage en situations de crise, parfois embellies par quelques découvertes fondamentales qui font bondir l’humanité vers un progrès réel, l’histoire de nos sociétés ne se déroule pas comme fonctionne une machine numérique programmée. Le système biosocial, le système politique, le système économique, le système culturel, le système des croyances, des valeurs, des codes éthiques et esthétiques, tous ces systèmes ne disposent que d’une autonomie relative les uns par rapport aux autres. Quel est aujourd’hui celui qui représente le volant moteur de notre société ? La réponse est évidente : le système économique. Et comment pourrions-nous modifier notre société en ne donnant pas la primauté à d’autres systèmes plus proches de l’humain ? Là est la question fondamentale à laquelle il est plus difficile de répondre. En effet, comme le souligne Julian Hu-xley : « Dans le langage de la causalité, le naturaliste peut par-fois découvrir une seule cause définie pour un phénomène, le savant en sciences sociales doit toujours se contenter de plusieurs causes partielles. Il faut qu’il élabore un système fondé sur l’idée de causalité multiple »
Des fréquences harmoniques humaines et de la volonté Les diverses citations de La Mettrie - l’auteur de l’homme machine - que j’ai eu l’occasion de rappeler dans cet essai, nous laisseraient un goût amer si nous nous limitions à ce qu’elles énoncent au premier degré, car nous accepterions alors comme une fatalité notre état d’homme machine. Au con-
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Jonas., H., Le principe Responsabilité, Les Editions du Cerf, Paris, 1990
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LA FIN DES HOMMES MACHINES traire, nous devons rebondir sur ces affirmations et découvrir les voies d’humanisation de celui-ci. Nous voulons être autre chose qu’une matière malléable à merci. Mais, cela ne signifie pas que nous nous distancions de la matière, car celle-ci aussi pose ses conditions. Elle-même ne se laisse pas manipuler sans règles et elle n’agit pas n’importe comment sous les impulsions qu’on lui donne. Référons-nous à la théorie de la photoélectricité qu’Einstein énonça en 1905 et qui lui valut le Prix Nobel. Il démontra que lorsque l’énergie d’un quantum lumineux « h » atteint une valeur précise, égale au travail d’extraction d’un électron d’une surface métallique précise, alors, et alors seulement, cet électron quitte cette surface. Pour que le phénomène se produise, il faut que la fréquence « » soit égale à celle de la vibration électronique du métal illuminé. Si ce n’est pas le cas, l’augmentation de l’intensité lumineuse n’aura aucune incidence. C’est donc bien la fréquence qu’il faut viser, puisqu’elle, seulement, est fonction de la nature du métal choisi. Cette fréquence ne peut d’ailleurs prendre toutes les valeurs imaginables, mais elle est limitée aux valeurs quantifiées propres au métal ciblé. Les physiciens s’appliquent aussi à dénicher, dans leur discipline, les équations, les idées, qui décriront le mieux la réalité de la finance, la discipline qui produit l’agitation de tous les spéculateurs. Pour décrire les fluctuations des marchés, et les fluctuations des hommes qui les animent par leurs offres et leurs demandes, on peut aussi se référer à la physique des écoulements turbulents dont les analogies profondes avec la vie de la Bourse ont intrigué Jean-Philippe Bouchaud : « Il y a quelques années, je m’intéressais à des désordres dits tropicaux, extrêmes ; la plupart du temps, il ne se passe rien, puis on a de gros événements, des accidents. Les marchés financiers ont aussi par intermittence des bouffées d’activité qui, dans le temps, s’organisent de la même façon. En apparence, cela n’a rien à voir, mais qu’est-ce qu’un écoulement turbulent sinon un système où des molécules interagissent entre elles ? 122 »
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Barthélemy, P., Le monde du vendredi 1 septembre 2000, Aujourd’hui, p. 19
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LES PROCHAINES BIFURCATIONS Certes, l’être humain aussi est conditionné par sa propre matière contre laquelle rien n’est possible ; nous savons que, par exemple, il naît avec un potentiel génétique dont il pourra difficilement enrayer les effets pendant son existence. Et la structure neuronale de son cerveau, constituée progressivement en fonction de son vécu et des conditions du milieu dans lequel il évolue, aura aussi pour conséquence de lui faire appréhender la vie de manière spécifique. Notre matière se limiterait-elle à quelques excitations particulières à notre espèce qui lui donnent les mêmes réactions physiques que les phénomènes perceptibles au laboratoire moyennant quelques expériences simples, voire banales ? Serions-nous déterminés autant qu’Einstein le pense ? C’est-àdire de faire ce que nous voulons, mais de ne pouvoir vouloir ce que nous voulons ? Par exemple, lorsque vous prenez le volant, vous avez l’impression individuelle de maîtriser votre véhicule alors que la force des statisticiens « démontre » quoi que vous fassiez, sur le plan collectif, que la route tuera en France plusieurs milliers de personnes chaque année. Malgré tout le désir de chacun qu’il n’en soit rien, votre conduite ne sera, à sa manière, que la confirmation de cette « loi naturelle »123 Ne serions-nous que des matières diversement modifiées ? Nous ne le pensons pas. Pour l’homme, il faut aussi que cellesci soient dignes d’intérêt, car si les êtres vivants ne cherchent rien, ils ne percevront rien. Comme l’a écrit Georges Ganguilhem : « Un vivant n’est pas une machine qui répond par des mouvements à des excitations, c’est une machine qui répond à des signaux par des opérations »124. Puisqu’il suffit à l’herbivore de voir et de sentir de l’herbe pour se mettre à la brouter, sans qu’il lui soit nécessaire d’y déceler l’action de la lumière solaire sur ses vertus alimentaires, je constate qu’il existe chez l’animal une conscience sensorielle du monde, strictement proportionnelle à l’activité requise de lui pour satisfaire son besoin corporel de nourriture et de bien-être ainsi que la nécessité de l’espèce de se reproduire. Certes, la conscience est essentiellement « attention », et l’attention est « intérêt », c’est-à-dire perception, non de l’objet comme tel, mais de l’objet comme nécessaire. Sans cette 123 124
Ibid Ganguilhem, G., Conscience de la vie, Hachette, Paris, 1952, p 180-181
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LA FIN DES HOMMES MACHINES conscience, l’objet est perçu vaguement, comme dans une vision marginale. Et puisque la conscience est conscience de ce qui m’importe, et que la précision de la perception de l’objet se limite au besoin que j’en ai, si je choisis un fruit pour le déguster, sa couleur ne m’atteindra que si elle signifie sa succulence. De même, la femelle, après l’époque des amours, rentre, pour le mâle, dans cette réalité marginale où se meuvent aussi, les uns pour les autres, les passants des rues urbaines ou les voyageurs des transports en commun. Et pour qu’un corps ou un visage féminin se détachent avec précision de cette masse confuse, il faudra que se manifeste chez un homme, par exemple, une attirance sexuelle ou un intérêt esthétique. Mais, celui-ci ou celle-là, en éveillant la conscience, ne lui donne d’aiguiser la perception sensorielle qu’en fonction stricte de son exigence. La conscience apparaît donc chez les êtres qui en sont pourvus non comme l’instrument d’appréhension du réel, mais comme l’utilisation des instruments d’appréhension dont elle peut disposer. Et il n’est pas interdit de penser que l’inadéquation entre la perception et la conscience, qui ne cesse de détacher le réel « intéressant » d’un réel inintéres-sant », détermine, même dans les consciences les plus élé-mentaires, le sentiment moins confus d’une distinction entre le donné et sa vérité. La vérité de l’herbe pour l’herbivore, c’est strictement sa qualité alimentaire telle que la perçoivent sa vue et son goût. Mais quand il s’y couche, sa vérité devient ce qu’en perçoit son toucher. L’alternance de ces deux vérités de l’herbe correspond à l’alternance des deux besoins de nourriture et de repos. Et si ces deux seuls besoins se manifestent à l’herbivore devant l’herbe, celle-ci n’aura jamais pour lui d’autre vérité. Je veux croire qu’une action effectuée par un homme nécessite de sa part, en plus de cette conscience sensorielle, une connaissance de l’objet sur lequel porte son action et une connaissance de l’influence de cet objet sur tous les autres objets appartenant au même système ou à des systèmes différents qui pourraient, d’une manière ou d’une autre, produire une conséquence fâcheuse sur le cours des événements que cet homme sera appelé à vivre. Il va de soi que la majorité des hommes ont une conscience plus développée que l’herbivore et loin de moi la pensée de vouloir discréditer notre espèce à ce point. Néanmoins, je voudrais être certain que cette majorité agit avec assez de perspi-
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LES PROCHAINES BIFURCATIONS cacité et de retenue et que les nécessités de l’espèce humaine, pour cette majorité, s’accompagnent du souci à moyen et long terme de l’accueil et de l’épanouissement des générations futures. À présent, la conscience humaine regarde dans deux directions, dont l’une n’a rien à voir avec le corps et ses besoins. Quelque chose devient conscient en l’homme qui apparaît plus essentiel, c’est l’appel à une perfection d’un autre ordre qui envisage de sa part une activité et des efforts sans commune mesure avec l’activité et les efforts physiques et qui ne peuvent attendre aucune aide du dynamisme corporel, bien au contraire. Désormais, la lutte est déclenchée dans l’humanité entre son conservatisme qui l’animalise et ce dynamisme trans-corporel qui tend à l’arracher de son animalité. Désormais, il devient de plus en plus difficile de vivre, vu qu’entre les consciences ne joue plus une simple imitation du même au même, mais une émulation taraudante qui inquiète celles qu’elle n’entraîne pas. Aujourd’hui, chaque pensée, chaque sentiment, chaque acte individuel y est porté par un conformisme qui suffit à sa justification. La vérité n’est plus de rester ce qu’on est, mais de devenir ce qu’il faut être. Ne craignons pas la marginalité lorsqu’on est différent de ce que le moule de la pensée unique attend de nous. Vive alors notre singularité et notre insoumission à devenir semblable aux autres ! Et ici intervient ce moteur turbo, qu’on peut appeler « Volonté » Et même si ce moteur est superbement conçu et entretenu, il ne peut éviter certaines sources paradoxales qui rayonnent vers lui et le conditionnent en dissimulant, derrière les fréquences discrètes qui lui conviennent, d’autres fréquences subliminales qui ne vibrent plus en phase avec lui, mais provoquent en lui de manière insidieuse des déformations irréversibles : ce sont les stimuli destructeurs d’humanisme, les conditionnements, les producteurs de réflexes... L’homme n’est pas une plaque métallique améliorée ni une matière diversement modifiée, ni un animal polarisé sur sa nécessité. C’est d’abord un être pourvu d’un esprit unique capable de trouver le chemin de son propre bonheur si sa volonté fonctionne et si on lui apprend à la développer et à se défier des signaux corrupteurs.
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LA FIN DES HOMMES MACHINES L’homme est matière, né de la matière et incapable de ne pas en tenir compte, mais il est avant toute chose un être libre qui peut décider de son propre destin par ses propres choix. Contrairement à ce que disait Einstein, l’homme peut vouloir ce qu’il veut. Il n’est plus seulement un composé chimique formé de la combinaison d’éléments de base de la planète, dans des proportions précises, mais il est avant tout une matière pensante capable de tout modifier y compris lui-même.
Le principe de contradiction ou d’opposition Après avoir fait allusion à la photoélectricité, je dois rappeler à mes étudiants en communication d’entreprise que la physique et la chimie présentent d’autres lois qui nous interpellent sur d’éventuelles analogies entre le comportement des atomes et molécules d’une part, et celui des hommes d’autre part. Les premiers représentent les particules constitutives de la matière, et les seconds les individus qui composent la société. En électromagnétisme, par exemple, la Loi de Lenz énonce que : « Tout courant induit s’oppose au phénomène qui lui a donné naissance ». En ce qui concerne les équilibres chimiques, la « Loi de Le Chatelier » nous apprend que : « Toute modification de pression ou de température ou de concentration de composés en état d'équilibre avec d’autres composés, a peu d'effet un déplacement de l’équilibre qui tend à annuler les effets de la modification apportée ». Par ces deux lois, on constate donc que la matière a tendance à s’opposer aux effets qu’on lui fait subir. Et le second principe de la thermodynamique affirme que : « les événements physiques se dirigent en général vers des états d’entropie et de probabilité maximum, de désordre moléculaire, les différenciations existantes étant nivelées ». Cela est vrai pour autant que l’on ait affaire à ce que l’on appelle des systèmes fermés. Les êtres vivants et les sociétés représentent des systèmes ouverts, alimentés en matière riche en énergie, et qui peuvent évoluer vers un haut degré d’organisation, donc résister au nivellement dû au désordre croissant. Autrement dit, l’énergie que les êtres vivants ont accumulée et l’information qu’ils ont reçue leur permettent de s’opposer à l’inéluctable désordre thermodynamique. Mais cette production d’ordre et de « néguentropie » engendre la complexification, et donc la diversification, à la fois de leur dévelop-
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LES PROCHAINES BIFURCATIONS pement embryonnaire, de l’évolution de leur espèce et de l’organisation de leur société. Par exemple, plus les niches écologiques seront nombreuses et inoccupées à un moment donné, plus les occupants de ces niches auront tendance à se diversifier. Ce qui est vrai biologiquement l’est aussi du point de vue organisationnel : cette diversification entraînera inévitablement une spécialisation et celle-ci aura bien du mal à se convertir lorsque le système sociétal auquel les êtres vivants appartiennent se trouvera déséquilibré. Les contradictions et oppositions observées sur la matière apparaissent donc aussi dans les sociétés où les interactions n’ont plus lieu entre atomes et molécules mais entre les êtres humains situés dans leur environnement.
Les cultures sont-elles aussi des systèmes composés d’hommes comme les solides, liquides et gaz sont composés de molécules ? Voici une autre citation souvent entendue dans les milieux cybernétiques : « Liquides et cultures se réorganisent lorsqu’ils subissent des fluctuations qui les éloignent de leur état d’équilibre ». On observe alors une sorte de cristallographie de non-équilibre. Jusqu’où peut aller cette analogie entre un solide, un liquide, un gaz et une société ? Le professeur Prigogine admet « que la vie est trop compliquée pour être expliquée par la physique et la chimie. (...) La physique doit intégrer les structures d’ensemble ; comme, de même, on ne peut pas faire de la so-ciologie à partir d’un seul individu (...) dans le domaine de la physique, il faut considérer des ensembles : beaucoup de pro-priétés de la matière ne se définissent pas au niveau d’une par-ticule à partir de laquelle je ne peux pas dire si j’ai affaire à un solide, un liquide ou un gaz (...) Parce qu’avant, la sociologie, et l’économie n’avaient qu’un seul modèle : les lois de Newton. (...) Aujourd’hui, les sciences humaines peuvent prendre d’autres modèles : l’instabilité, le chaos » (...) Mais, il faut rester prudent parce que le mécanisme de décision, élément essentiel dans la description de la sociologie et de l’économie est évidemment très différent dans le cas de molécules et dans le cas de l’homme »125 125
Ibid., p. 36, 37, 38, 39
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LA FIN DES HOMMES MACHINES Si l’on approfondit les notions d’entropie et de néguentropie, on constate que la mesure du désordre et de l’ordre n’a de sens que si nous englobons le système observé dans un environnement qui lui est supérieur, mais fermé. Cette image n’est pas difficile à se représenter puisqu’on constate aujourd’hui que notre atmosphère est entourée d’une couche d’ozone qui constitue, d’une certaine manière, une limite au système fermé qui nous contient. En effet, en faisant abstraction du trou préoccupant qu’on a découvert dans cette couche, on peut dire que les êtres vivants et les sociétés qu’ils composent (systèmes ouverts) sont emprisonnés biologiquement et « sociétalement » dans ce système fermé. Il y a lieu de s’interroger, dès lors, sur ce qui peut se produire lorsque, culturellement, économiquement et politiquement, les humains se réorganisent spontanément en créant de l’ordre, de la néguentropie au niveau des micro-environnements dans lesquels ils vivent par petits groupes (familles, villages, entreprises), c’est-à-dire dans cette multitude de sous-systèmes ouverts en interaction les uns avec les autres. Si cet ordre est consenti par souci majeur et collectif de rétablir la stabilité, nous n’avons pas vraiment affaire à une réaction spontanée, car elle est réfléchie et rationnelle et nécessite souvent des plans d’action, parfois contraignants, parfois austères. Mais l’humain, contrairement à la matière, est mu par la pensée. En première approximation, acceptons l’idée que ces réactions sont spontanées. Par contre, si le désordre provient de mécontentements individuels ou collectifs entraînant des oppositions, des soulèvements, des révolutions et même des guerres, on constate davantage de spontanéité, car dans la plupart des cas, leurs conséquences ne sont pas vraiment voulues. La fréquence d’augmentation spontanée du désordre est de loin supérieure à la fréquence d’augmentation spontanée de l’ordre. Si « Spontanément » est l’adverbe qui convient pour exprimer le passage d’un état déterminé (concernant l’ensemble du système ouvert et son environnement) vers un état plus (ou moins) désordonné, alors nous rencontrons l’application du second principe de la thermodynamique dans lequel S (l’entropie) augmente avec le désordre et diminue avec l’ordre. .
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LES PROCHAINES BIFURCATIONS
dStot = dSi + dSe 0 dStot est la somme de l’entropie totale (système interne ouvert + système externe fermé) ; dSi est l’entropie du système interne et dSe l’entropie du système externe. Nous constatons que la somme des deux différences d’entropies mesurées est toujours positive. Mais il se peut que dSi ou dSe soit négatif (néguentropie) alors que l’autre terme soit positif (entropie). On doit donc nécessairement créer du désordre dans un système pour créer de l’ordre dans l’autre et c’est toujours le désordre créé dans l’un qui est supérieur à l’ordre créé dans l’autre puisque la résultante de la somme des différences entropiques dStot est positive. Voici les deux livres que le professeur Prigogine m’a offerts lors de notre rencontre, le 10 octobre 1997, à l’occasion de l’enregistrement de l’émission « Noms de dieux ». Ils se complètent vraiment : l’un est scientifique et expose la mathématique propre aux systèmes étudiés, l’autre aborde l’indispensable renouveau des sciences humaines et sociales.
Repartons de la matière et posons nous la question de la spontanéité. A titre d’exemple, un lingot froid en acier ne peut
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LA FIN DES HOMMES MACHINES devenir spontanément plus chaud que l’environnement dans lequel il se trouve. Mais l’inverse est vrai : les produits sidérurgiques provenant des lignes à chaud refroidissent spontanément dans des halls avant leur traitement à froid. De même, la solidification de l’eau en glace est spontanée à -1°C, l’entropie de ce système diminue et de l’ordre s’y crée (formation de cristaux géométriquement ordonnés) ; mais l’environnement dans lequel se trouve l’eau subit une augmentation d’entropie supérieure à cette diminution (le désordre à l’extérieur augmente davantage que l’ordre à l’intérieur de l’eau).
Autre expérience : la fusion de la glace est spontanée à + 1 °C ; l’entropie de l’eau augmente dans le système interne étudié, du désordre s’y crée (les molécules d’eau se libèrent de leur ordre géométrique et roulent les unes sur les autres), mais le système externe dans lequel il se trouve subit une diminution d’entropie inférieure à l’augmentation du désordre interne. Dans le schéma ci-dessus, à gauche, il y a solidification de l’eau : la chaleur passe dans le milieu extérieur où l’entropie Sext augmente (davantage de désordre). A droite, il y a fusion de la glace : la chaleur provient du milieu extérieur où l’entropie dimi-nue (davantage d’ordre). Quelle analogie pouvons-nous envisager avec la solidification de l’eau en glace ? Celle-ci répond à une cristallographie ordonnée des molécules par rapport au désordre relatif du liquide.
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LES PROCHAINES BIFURCATIONS Il en est de même dans toute organisation humaine qui décide de mettre de l’ordre dans un système donné en communication avec son propre environnement. Ne dit-on pas : « les esprits s’échauffent. Il faut les calmer. » ? Ou encore : « le résultat de cette entreprise est dans le rouge, il va falloir restructurer »? Calmer les esprits dans un système interne ou restructurer celui-ci correspondent à une augmentation d’ordre, mais induisent souvent beaucoup de désordre dans son environnement. Dans ce cas, Sint a diminué au détriment de Sext qui a augmenté. Quelle analogie pouvons-nous envisager avec la fusion de la glace en eau ? La fusion de la glace provoque, dans le système interne analysé, une augmentation du désordre qui sera supérieure à l’augmentation simultanée d’ordre du système extérieur. Il en est de même dans tout environnement humain qui donne la priorité à la qualité de la vie de la population au détriment de la rentabilité des systèmes internes, dont les entreprises. Les forces du travail, par exemple, ont lutté pour améliorer leur situation pécuniaire. Il est vrai que le désordre créé dans certaines entreprises les a fait péricliter et beaucoup parmi elles ont même disparu, parce que leurs coûts se mirent à dépasser leurs bénéfices. Dans ce cas, Sext a diminué au détriment de Sint qui a augmenté. Globalement, à l’échelle de notre planète, la résultante des augmentations d’ordre, autrement dit la somme des néguentropies, est inférieure à la résultante des augmentations de désordre. Mais il y a lieu de se poser la question sur l’importance des désordres et des ordres générés. Par exemple, dans le cas de la solidification de l’eau en glace, il importe aussi de mesurer le désordre occasionné à l’environnement. On constate alors que le milieu extérieur deviendra d’autant plus chaud et désordonné qu’il était initialement ordonné, car il est bien connu que si le milieu extérieur est froid, plutôt que tiède, la même quantité de chaleur émise vers ce milieu aura pour effet de le « désordonner » davantage, un peu à la manière du joueur au bowling qui abat plus facilement neuf quilles parfaitement ordonnées dès le départ, plutôt que trois quilles désordonnées.
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LA FIN DES HOMMES MACHINES
La thermodynamique nous renseigne sur les tendances, mais elle reste muette sur les vitesses. Les transformations spontanées sont parfois très rapides (comme c’est le cas de l’expansion d’un gaz), mais ce n’est pas une règle générale. Une huile visqueuse a spontanément tendance à s’écouler lentement. Tout processus engendrant du désordre peut se produire à vitesse très réduite et parfois même imperceptible. Lorsque apparaissent, par exemple, les désordres dans nos populations et sociétés, il est souvent tard. Ce fut le cas dans le domaine économique, où le libéralisme voulut progressivement déplacer l’ordre vers les domaines qui l’intéressaient (pour qu’augmentent le rendement et le profit) en n’acceptant pas d’assumer le désordre occasionné sur la qualité de la vie des populations par les conséquences de ses excès. Ce libéralisme-là commença lentement mais sûrement à
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LES PROCHAINES BIFURCATIONS nous déstabiliser mais aujourd’hui, sa vitesse est galopante et elle n’a plus de limite. Il se disculpe d’ailleurs en permanence du désordre qu’il a provoqué. C’est le cas aux Etats-Unis qui préfèrent payer leur pollution plutôt que d’apporter de vrais remèdes qui risqueraient de compromettre quelque peu leur économie. C’est aussi aux Etats-Unis que s’est créée cette société duale où seuls les riches ont droit de cité : 50 millions de citoyens sont dépourvus de sécurité sociale. Ainsi, l’économique veut sauver l’économique au détriment de la planète et des hommes. Les réseaux capitalistiques des sociétés multinationales ne sont-ils pas semblables à cette cristallographie ordonnée des molécules de glace et ne veulent-ils pas constamment se restructurer pour que leur « machine » fonctionne à plein rendement, sans trop se soucier des répercussions négatives qu’elles produiront sur le système global ? Pour les humains, les désordres induits par les systèmes hyper ordonnés se mesurent en souffrance, en esclavagisme, en pollution, en malnutrition, en maladies, en pauvreté ; bref, en destructions physiques et spirituelles. L’absentéisme au travail augmente ; l’alcoolisme s’installe ; les divorces sont légion, car la cellule familiale est secouée et perturbée par les horaires déments et par l’importation des conflits et problèmes journaliers depuis les milieux de travail jusqu’au sein des ménages. Le Professeur Prigogine (pour lequel j’utilise le temps présent, malgré son récent décès) s’intéresse aussi aux interactions entre les hommes et Dieu, si on en juge au choix du symbole qu’il a choisi pour l’émission « Noms de dieux » dont il fut question au chapitre six consacré au bonheur. Quand il nous présenta sa statuette précolombienne Meczala à l’émission Noms de dieux, il nous dit : « J’aime beaucoup cette sculpture parce qu’elle représente une interrogation, voire une certaine anxiété (...) Dans les civilisations d’Amérique du Sud et d’Amérique centrale, la conception régnante (de l’art) y est celle d’un monde « biologique » dans lequel le mouvement des planètes et l’éclat du soleil demandent de l’énergie : il faut qu’on nourrisse les dieux ; les dieux ont besoin de l’homme et les hommes ont besoin des dieux 126 ».
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Ibid, p. 61-62
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LA FIN DES HOMMES MACHINES
« Consilience », oui ! Unité du savoir, non ! Dans les sous-chapitres précédents, nous avons tiré la sonnette d’alarme sur les comparaisons faciles qu’on pouvait faire entre certains comportements de l’homme et de la société, d’une part, des molécules et des états de la matière, d’autre part. Nous avons averti le lecteur de l’indispensable prudence dont il fallait faire preuve lors de telles comparaisons. Certes, la « consilience » apporte des éléments neufs capables de « redonner vigueur aux humanités moribondes »127 et notamment en encourageant de rapprocher les disciplines scolaires de telle manière que le cloisonnement actuel entre elles disparaisse au profit d’une créativité nouvelle. Il faut oser supprimer les frontières intellectuelles pour acquérir une vision complète du monde. Sinon tout est fragmentaire et bancal. Mais ce n’est pas non plus une raison pour conditionner une science par une autre et en cela la sociobiologie doit prendre garde de se référer à des options qui relèvent trop de l’objectivité cartésienne. Le naturaliste E.O. Wilson estime que 127
Terme anglais rare proche de celui de « cohérence » utilisé par E.O.Wilson dans « L’unité du savoir », et qui exprime bien le caractère de concilier différentes disciplines apparemment étrangères les unes aux autres. Op. cit. note n° 50, p.21
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LES PROCHAINES BIFURCATIONS les sciences humaines et médicales sont toutes deux confrontées à des problèmes urgents et il se rend compte que les premières ne se développent pas aussi vite que les deuxièmes. Pourquoi ? se demande-t-il, et il répond : « Les médecins s’appuient sur les fondements cohérents fournis par la biologie moléculaire et cellulaire (...) et sur les spécialistes des sciences sociales qui refusent l’idée selon laquelle la connaissance est régie par un ordre hiérarchique, conviction qui unit et anime les sciences de la nature.(...) Les spécialistes des sciences sociales dans leur ensemble ont négligé les fondements de la nature humaine et ils ne se sont guère intéressés à ses origines »128 « Les utopies sont prises en considération par les sciences sociales, ce qui n’est pas vrai pour les sciences naturelles, et les utopies doivent bien sûr être fondées sur des tendances existantes. Bien que nous soyons persuadés maintenant qu’il n’y a pas de certitude future, et qu’il ne peut y en avoir, des conceptions du futur peuvent cependant influencer la façon dont les humains agissent dans le présent. L’Université ne peut s’abstenir d’un tel débat dans un monde où, la certitude étant exclue, le rôle de l’intellectuel change forcément et l’idée d’un scientifique neutre est sévèrement remise en question (...) Nous venons d’un passé social de certitudes conflictuelles, qu’elles soient reliées à la science, à l’éthique, aux systèmes sociaux, pour arriver dans un présent de questionnement considérable, incluant même le questionnement sur la possibilité intrinsèque des certitudes. Peut-être assistons-nous à la fin d’un type de rationalité qui n’est plus approprié à notre temps (...) Nous invitons les sciences sociales à s’ouvrir elles-mêmes à ces questions (...) La responsabilité d’aller au-delà de ces pressions immédiates ne revient pas uniquement à ceux qui travaillent dans les sciences sociales ; elle échoit aussi aux bureaucraties intellectuelles - administrateurs d’université, associations de chercheurs, fondations, agences gouvernementales - en charge de l’éducation et de la recherche. Il nous faut reconnaître que les principales questions que pose une société complexe ne peuvent être résolues en les décomposant en petites parties qui semblent faciles à maîtriser analytiquement, mais plutôt en ten-
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Wilson, E.O., op. cit. note n° 50, p.21
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LA FIN DES HOMMES MACHINES tant de traiter ces problèmes, de traiter les hommes et la nature dans leur complexité et leurs interrelations »129
La création de l’Europe n’empêchera pas l’inévitable affrontement » des Européens.
«
La première condition qui s’impose est d’oser affronter notre état d’homme civilisé et d’analyser en lui ce qui nous est étranger. « Les hommes d’Europe, abandonnés aux ombres, se sont détournés du point fixe et rayonnant, a écrit Albert Camus. Ils oublient le présent pour l’avenir, la proie des êtres pour la fumée de la puissance, la misère des banlieues pour une cité radieuse, la justice quotidienne pour une vaine terre promise (...) le secret de l’Europe est qu’elle n’aime plus la vie » Dix ans plus tard, Paul Rostenne, convaincu par la justesse des remarques de Camus, se veut pourtant plus optimiste sur la prise en compte du sens de l’homme puisqu’il est persuadé que la création de l’Europe n’empêchera pas l’affrontement. Son optimisme n’étant pas, évidemment, l’affrontement « guerrier » dont les pays européens ont fait la triste expérience deux fois au cours du XXe siècle, mais l’affrontement de l’homme avec lui-même qui ne trouvera pas nécessairement dans cette construction politique l’indispensable retour de son propre sens : « L’Européen a acquis peu à peu la conscience que sa civilisation est son œuvre, qu’il incarne en elle ses options les plus décisives, qu’elle constitue le champ de sa liberté. Il en est venu à se regarder en elle comme dans un miroir dont l’éclat dépend de lui. Si bien qu’il perçut de plus en plus nettement, non pas vraiment contre quoi - ou contre qui - il regimbait, mais qu’il regimbait, que ses actions étaient des réactions et qu’il se raidissait contre une pression. Il sentit qu’il travaillait à sa civilisation comme à un camp retranché. À la base de l’Européen se précisait un refus primordial. C’est dire que notre civilisation marchait vers un état de tension croissant entre elle-même et son âme. Tension à laquelle aucune révolution connue n’apportera ni remède ni palliatif et qui rapproche l’échéance de l’affrontement »130. L’Europe unie avec un gouvernement démocratique est évidemment un progrès contre les nationalismes destructeurs que 129 130
Wilson, E.O., Ibid. p. 238-241 Rostenne, P., op. cit., note n°114, p 93
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LES PROCHAINES BIFURCATIONS le siècle a connus. Vivement dans quelques décennies pour que les peuples exigent de leurs dirigeants d’œuvrer en ayant toujours présent à l’esprit « le sens de l’homme » et non celui des machines grâce auxquelles quelques pour cent de l’humanité trouvent le moyen de dominer la majorité des autres !
Pourquoi pas une démocratie mondiale ? Il nous faut d’abord envisager tout ce qui est en notre pouvoir pour que cette mondialisation dépasse le caractère économico financier et prenne l’humain en considération. Le tissu de l’organisme social ne se construira pas à partir de cellules identiques, mais bien à partir d’une infinité de cellules différentes qui auront trouvé entre elles l’harmonie de la cohabitation et la convergence pacifique. Les prochaines « structures dissipatives », dont le professeur Prigogine nous dit qu’elles correspondent à « de nouvelles organisations spatio-temporelles » et où apparaissent des phénomènes nouveaux, impliquent toutefois l’existence d’étapes catalytiques. C’est le cas avec les enzymes dans le système biologique. Mais que sont ces étapes et ces enzymes dans nos systèmes sociaux ? Sont-ils déjà à l’œuvre ? Dynamisent-ils déjà le travail de régénérescence en cours ? Ou se préparent-ils seulement à y participer ? Les civilisations sont des systèmes dont l’ensemble des éléments en interaction les uns avec les autres subissent les mêmes lois que les systèmes physico-chimiques : ces civilisations participent au rôle constructeur de la flèche du temps. Cela signifie qu’il ne suffit pas de donner à la variable temps une grandeur positive ou négative de même valeur absolue comme le fait la physique classique de Newton quand elle envisage la symétrie du pendule, par exemple. L’espace et le temps ne sont plus considérés comme des variables extérieures et indépendantes de l’être humain. La symétrie temporelle n’existe pas à ce niveau puisque l’on sait aujourd’hui que lorsqu’un observateur bouge ou reste immobile, les lois de la physique ne sont plus les mêmes. Par analogie avec la vie biologique, la vie sociale est une création perpétuelle en marche. Les guerres, les crises économiques, les découvertes fondamentales, les modes, tel ou tel art, sont autant de faits, de situations et d’événements figés une
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LA FIN DES HOMMES MACHINES fois pour toutes sur la ligne du temps. Mais, toute action nouvelle n’aura lieu que dans le système évolutif existant au moment où elle est accomplie. Bien que culture et civilisation soient deux termes souvent considérés comme synonymes, la culture me paraît davantage concerner l’activité mentale, tandis que la civilisation « est le comportement d’une population d’humains dans une région géographique et à une époque déterminée »131 Notre « culture », au sens large - c’est-à-dire : l’éducatif, le parental et le professionnel - est un système en interaction avec d’autres systèmes. La civilisation, en termes systémiques, est donc ce super système qui unit tous les autres. L’histoire d’une civilisation peut donc évoluer par les changements culturels. Le plus grave danger des périodes d’incertitude comme la nôtre, où nous sentons bien quelque chose se préparer, mais dont il nous est impossible d’en définir la forme ou le contenu, c’est que les hommes affolés se donnent au meilleur compte possible des caricatures de civilisation qui obstruent alors toutes les voies d’accès vers une civilisation véritable. Et ce danger est d’autant plus grand que la désagrégation est plus profonde et affecte des structures plus fondamentales de l’organisation humaine. Ce qui est, à mon avis, le cas de notre époque, plus qu’aucune autre dans le passé, sauf peut-être le haut Moyen Age avec sa remise en question du bien-fondé lui-même de la religion, de la philosophie et de la politique.
Que seront les prochaines bifurcations sociales ? Quand j’ai fait allusion aux « inacceptables amphibiens » dont je faisais partie - on ne pouvait imaginer qu’un cadre supérieur d’entreprise fut sensible à son appartenance à un ensemble de travailleurs parmi lesquels se trouvaient les employés et ouvriers répondant aux ordres de ce cadre. Depuis la décennie soixante-dix, les clivages ont évolué et les mentalités archéomarxistes opposant sans nuances le patronat et la masse laborieuse ont subi, elles aussi, une profonde mutation. Les particularismes et corporatismes ont peu à peu remplacé la guerre des classes qui permettait de ventiler jadis les travailleurs en fonction de leur participation au capital ou aux forces du travail. 131
Lerbert, G., Pédagogie et systémique, Puf, 1997, p.108.
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LES PROCHAINES BIFURCATIONS L’amphibien social n’a pas pour autant disparu, malgré le fait que le cadre d’entreprise soit encore considéré aujourd’hui comme le suppôt patronal, plus soucieux des profits de son conseil d’administration, et de leurs retombées sur son compte en banque personnel, que d’un partage mieux équilibré entre tous les partenaires de la société à laquelle il appartient. La transition s’opère ; les clivages évoluent ; les nuits sont enceintes d’une nouvelle génération qui aura, espérons-le, davantage le sens de la pluralité et de l’harmonie entre les différences plutôt que la bipolarisation sociale qu’a connue la précédente. Les vingt prochaines années devront tenir compte non plus du dévouement de tous aux intérêts de quelques-uns, mais aux dévouements de chacun pour l’intérêt de l’ensemble dans lequel chacun devrait trouver sa propre satisfaction. La « respiritualisation », souvent évoquée dans cet essai, s’imposera pour la redistribution des chances et le renouveau écologique de l’humanité en combattant les divagations technoscientifiques et la consommation exacerbée. Pour que les prochaines bifurcations sociales aient lieu, il faudra un système général de valeurs, car sans lui : « nous prenons toute une série de besoins et de buts humains à tour de rôle, nous feignons que chacun d’eux est, d’une façon ou d’une autre, absolu, nous essayons de le pousser à sa conclusion logique, et puis nous les laissons tous se débattre entre eux. Dans le chaos résultant, il est bien évident que beaucoup 132 d’autres valeurs plus subtiles languissent » .
132
Julian Huxley, L’homme, cet être unique, Editions de la Baconnière,1947, p.332
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Chapitre huit
L’apport des philosophes Philosophie et management Je n’ai pas la prétention de vous présenter un cours de philosophie, mais bien d’envisager quelques thèmes fondamentaux qui ont préoccupé les philosophes et nous aideront à acquérir un savoir nous permettant d’orienter notre existence conformément aux objectifs du séminaire auquel mes compagnons et moi avons assisté. Je n’aurais pu écrire ce chapitre si je n’avais pas suivi, pendant deux ans à l’Université de Liège, les cours de Daniel Giovannangeli sur la philosophie des temps modernes et temps contemporains.
Il est ici en compagnie d’Alain Touraine, invité à l’émission Noms de dieux.
Daniel fut, par ailleurs, mon condisciple à l’Athénée de Huy, pendant les années soixante, et je le remercie pour ses précieux conseils qui m’ont amené à aimer la philosophie et à réussir avec succès les examens qui sanctionnaient ses cours. D’abord, qu’est-ce qu’un philosophe aujourd’hui ?
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LA FIN DES HOMMES MACHINES Il en existe une infinité de types. Envisageons les deux principales catégories : les uns rejoignent un système connu et consacrent leur existence entière à lui découvrir de nouvelles aspérités. Ils trouvent ainsi, dans l’originalité et la singularité, une autre forme du système déjà connu avec le risque de ne s’intéresser qu’au « sexe des anges ». En se singularisant, ils se rendent effectivement plus rares et poussent même à devenir uniques, mais parfois dans la marginalité la plus inutile. Ce sont des originaux recroquevillés sur eux-mêmes et sur le nombril de leur « science ». les autres sont des hommes de terrain désireux de modifier le courant de l’histoire de telle manière que les points d’inflexion qu’ils pourraient produire dans la courbe de l’humanité nous conduisent à observer, comprendre et vivre le monde différemment de ce qu’il est aujourd’hui. Ce sont davantage des réformateurs, voire des utopistes. Et nous savons qu’il en faut. Originaux et utopistes ont leur place dans nos réflexions. Le but de ce chapitre vise à comprendre et, si possible, à éviter les excès de la faculté d’entreprendre actuelle. Les philosophes, si nous les écoutons, peuvent nous aider à ne pas tomber dans les pièges béants qui se dressent devant nous, comme ils se sont dressés pendant des siècles devant nos ancêtres. Grâce à eux, le chef d’entreprise pourra davantage comprendre la notion de changement qui l’anime et il prendra conscience, s’il le veut, de l’urgence de ne pas commettre les erreurs de tous ceux qui se sont crus plus malins que les autres. Le philosophe est persuadé que l’homme de pensées doit venir à l’appui de l’homme d’affaires. Retourner aux racines de l’acte d’entreprendre, c’est donc aussi aborder les principaux philosophes qui ont compté dans l’histoire des hommes pour comprendre pourquoi et comment certains d’entre eux ont pu atteindre les excès et délinquances évoqués dans le chapitre précédent.
L’esprit curieux et les yeux mauvais 133
Comme l’écrit Carl Rogers : « De nos jours, la plupart des psychologues se croient insultés lorsqu’on les accuse d’avoir des pensées de philosophe. Je ne partage pas cette réaction. Je ne puis m’empêcher de m’interroger sur le sens de tout ce 133
Rogers. C., Le développement de la personne, Dunod, 1970, p. 122
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L’APPORT DES PHILOSOPHES que j’observe. Et il me semble parfois que de ce sens se dégagent des implications passionnantes pour notre monde moderne » Je ne partage pas non plus la réaction de ces psychologues gênés d’exprimer des pensées philosophiques. Au contraire, il est souvent nécessaire de communiquer ce que l’on ressent sans toujours chercher à se pencher sur la dernière découverte scientifique ou sur la dernière nouveauté... Comme le disait Frédéric II, le Grand, roi de Prusse qui vécut de 1712 à 1786 : « Une maladie est pour un philosophe une école de physique ». En ce qui me concerne, mon expérience professionnelle est une école de la vie. Ma confession peut d’ailleurs se poursuivre dans ce sens. N’ai-je pas, comme la plupart de mes collègues cadres, animé de grandes messes où je me propulsais en pensée vers un système hypothétique que je croyais de bonne foi réalisable, mais que les moyens et contraintes m’empêcheraient de réaliser ? N’ai-je pas aussi participé à certaines « assises » où nous reconstruisions le monde pour le meilleur et pour le pire ? Les idéologies qui y étaient prêchées pouvaient nous servir, mais aussi nous réduire à l’esclavage. Les plus humaines d’entre elles - mais aussi les plus rares - ranimaient en nous la flamme de l’intelligence et de l’humanité. Bon nombre de nos compagnons d’insoumission, qui ont vécu les délinquances entrepreneuriales, ont ressenti le besoin de cette école permanente pour eux-mêmes, mais aussi pour leurs enfants. Et pour en arriver là, ils ont compris d’abord que le principe de la culture continuée était à la base d’une culture scientifique moderne. Ils ont compris et appliqué, en partie, la célèbre conseil de Kipling : « Si tu peux voir s’écrouler soudain l’ouvrage de ta vie, et te remettre au travail, si tu peux souffrir, lutter, mourir, sans murmurer, tu seras un homme, mon fils ». La philosophie commence à prendre sens quand nous sentons que nos choix de vie ne suffisent plus et qu’entre eux ne se dégage aucune cohérence, ne se dessine aucune orientation. C’est alors la vacuité de l’abondance, la prise de conscience d’un dévoiement existentiel qui nous distancie des valeurs traditionnelles. Il n’est pas étonnant, dès lors, que les personnes ayant ressenti cette faillite intellectuelle aient éprouvé le besoin de reconsidérer leur existence. Elles n’avaient jamais imaginé qu’un jour elles puissent retrouver la santé de l’esprit et étudier Platon, Aristote, Descartes, Kant, Hegel, Marx et tous
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LA FIN DES HOMMES MACHINES les philosophes dont le chemin nous a appris que pour le suivre il fallait d’abord se débarrasser des nombreux obstacles : « La philosophie est ce traçage d’un chemin, à coups de machette, à travers les lianes et les épineux, où l’esprit se découvre et comprend que le monde de la vie n’est que l’effet de son abandon aux croyances illusoires » 134 Pour moi, il était tard, mais la philosophie est réputée venir après coup. Il était devenu vital que je prenne de la distance par rapport à ce qu’il m’était interdit de délégitimer officielle-ment. J’avais besoin de me retrouver et de revivre pleinement ce que j’avais délaissé, en espérant que la trahison de mon âme ne serait plus qu’un mauvais souvenir. J’avais surtout be-soin de retrouver l’intelligibilité qui m’avait si peu servi dans l’exercice de mes fonctions. Comme l’a dit Fontenelle : «Toute la philosophie n'est fondée que sur deux choses : sur ce qu'on a l'esprit curieux et les yeux mauvais »135 Mais l’important est d’abord de prendre conscience que l’on a les yeux mauvais. Alors, cette face cachée de l’être dont nous ignorons l’étendue, que la science découvre peu à peu, pourquoi ne laisserait-elle pas la place à la philosophie pour l’aider ? La philosophie n’a pas à exploiter méthodiquement l’étant, mais à se remémorer la vérité toujours oubliée de l’être. Elle s’enquiert de ce qui est relégué ou occulté par la science. Elle délivre un savoir, mais ce savoir n’est pas une connaissance ; il correspond à une plus haute discipline de l’esprit, à ce que Husserl appelle une « science rigoureuse », pour la distinguer de la « science exacte », ou à ce que Heidegger nomme « la pensée méditante », par opposition à « la pensée calculante » La science décrit ce qui est, mais ne se prononce jamais sur ce qui doit être. Elle fournit des moyens d’action, mais demeure indifférente aux fins poursuivies. Elle relève tout autant de la rationalité instrumentale que de la rationalité objective, mais elle sait aussi rester axiologiquement neutre et, dans ce cas, nous donne la plus grande liberté qui soit, celle de ne jamais épuiser le gisement de la connaissance. Tout dépend de l’usage que l’on en fait. Avec un ordinateur, on peut gérer l’aide au tiers monde comme on peut déclencher 134
Pierre Trotignon, les chemins du philosophe, Fayard p325 de Fontenelle, Bernard le Bovier 1657-1757. Entretiens sur la pluralité des mondes
135
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L’APPORT DES PHILOSOPHES une guerre atomique. C’est pourquoi, on voit aujourd’hui proliférer comme des garde-fous, des comités d’éthique, ces instances de réflexion sensées nous guider ou tout au moins tracer les limites de nos actions.
La raison est-elle dictée par nos sensations ? David Hume est un historien et philosophe écossais, dont la pensée marque l'évolution du scepticisme et de l'empirisme, deux courants de philosophie. La pensée philosophique de Hume fut influencée par les idées du philosophe anglais John Locke et du philosophe et évêque irlandais George Berkeley. Si Hume et Berkeley faisaient tous deux une distinction entre raison et sensation, Hume alla plus loin et s'efforça de montrer que les jugements rationnels ne sont que les associations habituelles de sensations ou d'expériences distinctes. Hume marqua une étape révolutionnaire dans l'histoire de la philosophie en rejetant l'idée fondamentale de causalité, et en affirmant que la « raison ne peut jamais nous montrer la connexion d'un objet avec un autre sans l'aide de l'expérience et de l'observation de leur conjonction dans tous les cas antérieurs. C'est pourquoi, lorsque l'esprit passe d'une idée ou d'une impression d'un objet à l'idée d'un autre objet ou à la croyance en celui-ci, il n'est pas déterminé par la raison, mais par certains principes qui associent les idées de ces objets pour les réunir dans l'imagination ! ». Le rejet de la causalité opéré par Hume implique le rejet des lois scientifiques, toutes fondées sur l'hypothèse selon laquelle un événement en cause nécessairement un autre et qu'on peut prévoir qu'il en sera toujours ainsi. Aussi est-il inconcevable, selon lui, d'avoir une connaissance factuelle, même s'il concédait qu'en pratique, les hommes sont obligés de penser en termes de cause et d'effet et de croire à la validité de leurs perceptions, sous peine de devenir fous. De même admettait-il la possibilité de connaître les relations entre les idées, telles que les relations des nombres en mathématiques. Dans son approche sceptique, Hume déniait à la fois l'existence de la substance spirituelle postulée par Berkeley et celle de la substance matérielle de Locke. Hume récusait même
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LA FIN DES HOMMES MACHINES l'existence de l'unité du moi, affirmant que, dans l'impossibilité qu'ils sont d'avoir une perception d'eux-mêmes en tant qu'entités distinctes, les individus « ne sont rien d'autre qu'un assemblage ou une collection de perceptions ». Dans le domaine de l'éthique, Hume défend la thèse que le bien et le mal, loin d'être des concepts rationnels, proviennent des considérations sur le bonheur. Dans cette optique, le bien moral suprême est la bienfaisance, l'attitude altruiste qui contribue au bien-être général de la société dont dépend le bonheur individuel. Les théories économiques de Hume exercèrent une influence considérable entre autres sur le philosophe et économiste écossais Adam Smith, notamment par l'idée que la richesse n'est pas fonction de l'argent, mais des marchandises ainsi que par son analyse des répercussions des conditions sociales sur l'économie.
Finissons ces querelles stupides, associons nos forces, construisons des ponts entre scientifiques et philosophes. D’abord, constatons que les philosophes reviennent au galop. Et s’il fallait le prouver, il suffirait d’entrer dans une librairie pour constater l’importance du rayon qui leur est consacré. Pourquoi ? Parce que les sciences n’ont pas répondu au bonheur qu’elles avaient fait espérer, à cause de la technique qui en émane et du scientisme qui ne se sont pas seulement limités aux produits techniques qui pouvaient servir l’homme, mais ont considéré celui-ci comme un objet malléable, transformable, en exaltant ses désirs et en lui faisant miroiter des produits miracles qui n’ont pas été à la hauteur de son espérance... Au cours du XIXe siècle, les différentes disciplines se déplièrent comme un éventail couvrant tout un registre de possibilités épistémologiques. À un bout de l’éventail se situent les mathématiques (discipline non empirique), avec à leurs côtés les sciences naturelles expérimentales (elles-mêmes organisées dans une sorte d’ordre vertical en fonction de leur grade de déterminisme : physique, chimie, biologie). À l’autre bout de l’éventail, se trouvent les lettres (ou arts et lettres), en commençant par la philosophie (la symétrique des mathématiques en tant que discipline non empirique) avec, à ses côtés, l’étude
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L’APPORT DES PHILOSOPHES des pratiques artistiques formelles (littératures, peinture et sculpture, musicologie). Le monde est-il gouverné par des lois déterministes ? Ou y a-t-il une place, un rôle pour l’inventivité et l’imaginaire humains ? Politiquement, le concept de « loi déterministe » semblait plus utile pour un contrôle technocratique des mouvements et changements potentiellement anarchiques. Et, en même temps, la défense du particulier, de l’indéterminé, de l’imaginaire semblait plus utile non seulement à ceux qui résistaient au changement technocratique pour conserver les traditions et les institutions existantes, mais aussi à ceux qui luttaient pour une intervention humaine plus spontanée et plus radicale dans la sphère sociopolitique. De ce débat continu, mais déséquilibré, il résulta dans le monde du savoir que la science (physique) fut remplacée partout sur un piédestal et que la philosophie fut reléguée, dans de nombreux pays, dans un coin toujours plus réduit du système universitaire. La science fut affirmée comme la découverte de la réalité objective, en utilisant une méthode nous permettant de sortir de l’esprit, tandis que les philosophes étaient simplement considérés comme des personnes cogitant et écrivant sur leurs cogitations. La science positive était conçue pour permettre la libération totale à l’égard de la théologie, de la métaphysique et de tous les autres modes « d’explication » de la réalité. « Nos recherches positives doivent essentiellement se réduire, en tous genres, à l’appréciation systématique de ce qui est, en renonçant à en découvrir la première origine et la destination fi-nale. 136 ». L’Auguste Comte anglais, John Stuart Mill, parlait quant à lui non pas de science positive, mais de science exacte, mais la référence à la mécanique céleste restait la même : « La science de la nature humaine est du même genre. Elle est bien loin de l’exactitude de notre Astronomie actuelle, ; mais il n’y a aucune raison pour qu’elle ne soit pas une science comme l’est celle des marées, ou même comme l’était l’Astronomie lorsque ses
136
Comte, A., Discours sur l’esprit positif, Librairie philosophique J.Vrin, Paris 1974, p.20
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LA FIN DES HOMMES MACHINES calculs n’embrassaient pas encore que les phénomènes principaux, et non les perturbations »137 La science doit retrouver son ancienne compagne, pas seulement pour calculer le monde, mais pour le comprendre. Autrement dit, il faut marcher sur les deux pieds pour que la démocratie du XXI e siècle permette aux hommes de jouir de la liberté, mais d’une liberté prise en charge par chacun d’eux dans une communauté où prévaut la coresponsabilité. Le divorce de la science et de la philosophie ne doit pas rester sur un malentendu ou sur une spéculation concurrentielle de l’être alors que la science et la philosophie se complètent aussi parfaitement que le jour et la nuit complètent la durée d’une journée. Nos contemporains, du moins ceux qui apprécient ce retour philosophique du balancier, sont convaincus d’avoir entamé une nouvelle ère de l’humanité. L’enthousiasme qu’ils manifestent est déjà en soi un signe de progrès : on pourrait être moins riche, mais être plus heureux. L’Esprit est en plein travail de transformation, il a rompu avec le monde des choses et des idées qui ont eu cours jusqu’ici et il va les précipiter dans les profondeurs du passé. Pour que l’avenir soit digne d’être vécu, il faut définitivement extraire de notre mentalité la « domination utilitariste de notre prochain » L’homme doit s’affirmer autrement que par l’utilisation du monde pour ses propres fins, et le monde ne doit plus tirer sa signification de son utilisation par l’homme. Dans ce but, mes collègues professeurs et moi avons décidé avec des milliers d’autres, de tout faire pour assurer à l’humanité une promotion culturelle capable d’assumer pleinement sa destinée, mais aussi de lui ouvrir les yeux sur ellemême. Car, c’est la lumière plus que la force qui lui manque : une force aveugle ne peut que la détruire. L’homme au travail a le plus grand besoin de s’affirmer et de faire des choix qui ne l’amènent pas seulement à respecter scrupuleusement un programme ou une procédure. Il a besoin d’un degré d’autonomie qui lui permette de se situer en tant qu’individualité dans tout ce qu’il fait.
137
Stuart Mill, J., Système de logique déductive et inductive, trad. L. Peisse, Paris, Librairie philosophique de Ladrange, 1866 (Mardaga, 1988), tome second, p.430
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L’APPORT DES PHILOSOPHES Le temps est au retour des philosophes. L’individu ne pouvant accepter la situation qui lui est faite, dans cette ère où règne en maître le rationalisme instrumental, va inévitablement vouloir s’en distancer. Certains n’hésitent pas : ils s’évadent soit en quittant réellement le groupe qui les opprime, soit en feignant d’accepter ses fondements, mais tout en essayant de se soustraire à ses tensions. D’autres encore se rebellent en attaquant les règles et principes du système sur fond de mépris ou d’indignation. Pour que se produisent les prochaines bifurcations, il nous faut l’aide de la philosophie. Nos certitudes sensibles, ces instantanés de la vie, ne nous permettent pas de connaître le monde. Ce que nous percevons de celui-ci est peu de choses par rapport à l’immensité du visible. L’ensemble des instantanés qui nous parviennent ne sont que des représentations partielles et souvent contradictoires. « Sans doute, dans notre vie quotidienne, nous ne prêtons pas attention à cette conscience qui constitue le monde de notre environnement habituel. Nous percevons la maison et sommes inattentifs à notre perception de la maison. Toujours nous avons conscience du monde et jamais conscience de notre conscience du monde. C’est la tâche de la philosophie de porter à l’évidence cette activité inlassable de la conscience qui perçoit le monde, qui conçoit les idéalités et les abstractions de la science, qui imagine, qui se souvient, etc., produisant ainsi toutes les représentations irréelles qui ne cessent d’accompagner le cours de notre vie réelle ».138 Sur ce point, scientifiques et philosophes trouvent un terrain de prédilection. Albert Einstein a relativisé notre perception du monde en comparant celui-ci à une montre : « Dans l'effort que nous faisons pour comprendre le monde, nous ressemblons quelque peu à l'homme qui essaie de comprendre le mécanisme d'une montre fermée. Il voit le cadran et les aiguilles en mouvement, il entend le tic-tac, mais il n'a aucun moyen d'ouvrir le boîtier. S'il est ingénieux, il pourra se former quelque image du mécanisme, qu'il rendra responsable de ce qu'il observe, mais il ne sera jamais sûr que son image soit la seule capable d'expliquer ses observations. Il ne sera jamais en état de comparer son image avec le mécanisme réel, et il ne 138
Henry, M., La Barbarie, Grasset, Paris, 1987
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LA FIN DES HOMMES MACHINES peut même pas se représenter la possibilité et la signification d'une telle comparaison ». Si, pour compléter cette réalité, je me tourne vers ma conscience et que j’essaye d’y trouver la lumière qui me permette de mieux comprendre les choses et de mieux définir mes intentions, je n’obtiens pas davantage de réponses rassurantes. Finissons ces querelles stupides, associons nos forces, construisons des ponts. « Il n’y aurait pas place pour deux manières de connaître, philosophie et science, si l’expérience ne se présentait pas à nous sous deux aspects différents : d’un côté sous forme de faits qui se juxtaposent à des faits, qui se répètent à peu près, qui se mesurent à peu près, qui se déploient enfin dans le sens de la multiplicité distincte et de la spatialité, de l’autre sous forme d’une pénétration réciproque qui est pure durée, réfractaire à la loi et à la mesure. Dans les deux cas, expérience signifie conscience ».139
Qu’attendons-nous pour nouer bout à bout les 3 ficelles de la poésie, de la philosophie et de la politique ? Même Descartes, considéré le plus souvent comme la Raison incarnée, l’être insensible qui n’apportait aucun crédit aux sensations, même lui souhaitait la nécessaire collaboration du philosophe et du poète : « Les pensées profondes se trouvent dans les écrits des poètes plutôt que des philosophes. La raison en est que les poètes écrivent par les moyens de l'enthousiasme et de la force de l'imagination : il y a en nous des semences de science, comme dans le silex, que les philosophes extraient par les moyens de la raison, tandis que les poètes, par les moyens de l'imagination, les font jaillir et davantage étince140 ler » Mais cette union dans la diversité d’expression des sensations, non seulement entre le poète et le philosophe, mais en amenant le politique à se joindre aux deux premiers, se manifeste particulièrement chez un philosophe contemporain comme Paul Ricoeur.
139
Bergson, H., La pensée et le mouvant, Librairie Félix Alcan, Paris, 1934, p. 156
140
Cogitationes privatae
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L’APPORT DES PHILOSOPHES Lors de l’émission « Noms de dieux » où chaque invité doit, entre autres, présenter un symbole, il proposa le tableau de Rembrandt intitulé "Aristote contemplant le buste d'Homère : « C'est le symbole même de l'entreprise philosophique telle que Ricoeur la comprend. Aristote, c'est « le » philosophe, mais comme tout philosophe, il a une fondation sur laquelle il s’appuie pour développer ses idées : c’est la poésie représentée par Homère statufié. Aristote, le philosophe, est recueilli devant le buste, mais il va plus loin, il ne se contente pas de le contempler, il le touche. C’est le symbole même du contact de la prose conceptuelle du philosophe avec la langue rythmée du poète. Aristote est revêtu de vêtements contemporains (comme la philosophie qui est toujours contemporaine) alors que le buste d'Homère est statufié. Mais il y a un troisième personnage dans ce tableau que l’on ne remarque pas au premier abord, et dont la tête est dessinée dans la médaille suspendue à la taille d'Aristote, c’est la tête d'Alexandre, le politique, dont Aristote a été le précepteur. Ce qui signifie que le politique doit être partout discrètement présente à l'arrière-plan du rapport entre poésie et philosophie, parce que, dit Paul Ricoeur : « C'est un rapport de paroles - le poète parle, le philosophe parle - mais le politique, dans sa meilleure destination et dans sa meilleure efficacité, c'est la paix publique, c'est-à-dire la possibilité que le discours continue dans un ordre tranquille. Cela, je pense, est là pour nous rappeler que la philosophie ne peut continuer son oeuvre de réflexion sur une parole qui n'est pas la sienne, la parole poétique, que si elle continue d'entretenir un rapport actif avec la politique, dont elle a la charge - si j'ose dire - comme le personnage du tableau est chargé de cette médaille. »141. La propagande politique doit retrouver le chemin de l’information réelle au service du citoyen. Elle ne doit plus être cette grande entreprise de « déréalisation », mais au contraire la traduction, dans la vie de tous les jours, des messages poétiques et philosophiques. Ainsi, la politique devrait constamment prendre en compte deux tâches essentielles de la philosophie : celle qui consiste à exprimer l’essence de l’homme que lui communique la poésie, et celle qui est de contrôler et de domi141
RTBF Liège et Blattchen, E., Emission Noms de dieux, invité : P.Ricoeur, diffusée le 3 novembre 1993
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LA FIN DES HOMMES MACHINES ner la machine qui est en nous pour donner un sens humaniste à nos actions communes. C’est à cette dernière tâche que s’est employé Marx en attaquant le scientisme réducteur de l’économie politique et en s’appliquant à démontrer que le travail doit être pour l’homme le moyen de sa réalisation. Pouvait-il prévoir les excès de toutes natures liés aux développements technologiques qui lui ont succédé, et aurait-il couvert de tels excès au nom de la sacrosainte « réalisation de l’homme au travail » ? C’est difficile à dire. Mais sa vie et ses écrits ont eu un impact fondamental que nous ne pouvons ignorer. C’est le rationalisme socioéconomique de Marx qui est à l’origine du communisme ; Lénine n’en fut que l’exécutant. Depuis que l’humanité existe, l’impact des philosophes a été considérable. Jésus aussi a influencé l’humanité et lui a proposé la liberté en lui demandant de dialoguer avec son Père plutôt que d’écouter César et ses sombres desseins, mais il a été pris en otage par des structures totalitaires et sa « philosophie » a été détournée au profit de nombreux pouvoirs qui se sont succédé depuis lors et qui ont compris qu’ils devaient servir d’intermédiaire entre ce Père qui « est aux Cieux » et les hommes qui souffrent sur Terre. Notre époque a besoin d’un sursaut philosophique où notre esprit doit reprendre son emprise sur nos penchants les plus égoïstes. Ce voeu s’adresse à tous ceux qui n’imaginent même plus d’utiliser un autre œil que celui du myope penché sur la singularité de leur être.
Les idéologues et les archéologues Au cours des deux derniers siècles, deux grands courants de pensée ont expliqué ce mouvement pendulaire entre ceux qui prétendent construire leurs certitudes au-delà des caractéristiques du donné sensible, et ceux qui, au contraire, estiment ne pas devoir laisser leur esprit se distancer de celui-ci, et même de devoir se débarrasser de tout ce qui pourrait le déformer. C’est l’opposition qui existe entre « L’idéalisme allemand » et « La phénoménologie ». L’oscillation entre ces deux pôles est un phénomène intemporel, mais les philosophes depuis Kant nous ont montré combien, entre ces deux extrêmes, il importait d’être prudent pour nous préserver des erreurs d’appréciation et de jugement. Dans un cas comme dans l’autre, si le sens de
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L’APPORT DES PHILOSOPHES l’homme est absent de la réflexion philosophique, alors tout ce que nous envisagerons ne sera qu’un emplâtre sur une jambe de bois. Faut-il laisser le temps au temps pour que le phénomène observé s’idéalise, ou faut-il s’arrêter à la « perception sau-vage » des choses et exprimer le donné sensible que celle-ci nous communique ? Ce que le philosophe Hegel a envisagé, c’est la relation immédiate entre un objet singulier - ce qui donne à lui dans un face à face (Gegenstand = ce qui est posé devant) - et un objet singulier qui lui est donné, ici et mainte-nant. Il s’agit donc d’éprouver une certitude initiale immédiate que Hegel qualifie de « sensible », mais la dynamique de cette observation ne s’arrête pas là ; tout le travail va consister en un passage patient, long, débordant largement la conscience singulière pour s’élargir aux dimensions de la conscience de soi, de la raison et puis même de l’esprit. Cette évolution doit nous faire passer de la certitude initiale immédiate à la vérité finale. L’affirmation de la subjectivité singulière va progressivement se trouver, sinon évincée, en tout cas va manifester l’universalité de la vérité. Hegel va s’employer à faire apparaître que toute intuition sensible est elle-même portée par un mouvement qui l’amène progressivement hors d’elle, et cela jusqu'à la vérité du savoir absolu. On prétendait coïncider avec l’objet donné, mais en réalité un mouvement nous entraînait déjà ailleurs. Il n’est pas indifférent de noter que Hegel, à partir de cette époque, est tout sauf un philosophe romantique. Il affirme, avec la plus grande conviction, le droit du concept universel contre la singularité et l’affection sensible. Son approche est téléologique : elle vise une finalité. Le point de départ qu’est la conscience immédiate en face d’un objet immédiat, c’est aussi celui des phénoménologues de l’école de Husserl, dont Merleau-Ponty en France. Ceux-ci ont aussi revendiqué la conscience immédiate comme le champ originaire de l’expérience. Mais, la conscience immédiate de la phénoménologie est, au contraire de Hegel, l’objet d’une archéologie qui s’emploie sans cesse à réactiver cette expérience originaire. Lorsque Merleau-Ponty parle du « sauvage », il s’agit de la perception sauvage ; lorsqu’il parle de ranimer une expérience préconceptuelle, antéprédicative, qu’il faut suspendre la croyance dans tous les faits, fut-ce la croyance dans les faits
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LA FIN DES HOMMES MACHINES positifs de la science, lorsqu’il dit qu’il faut revenir à une expérience plus profonde que l’expérience scientifique, MerleauPonty, à l’inverse de Hegel, va s’employer à considérer que le lieu de la certitude initiale est en vérité le lieu indépassable de la vérité : « Comme la nervure porte la feuille du dedans, du fond de sa chair, les idées sont la texture de l'expérience » C’est la tâche des phénoménologues du XXe siècle qui ont voulu revenir aux choses mêmes, antéprédicatives. La philosophie husserlienne proclame que tout objet de la conscience acquiert ses déterminations à partir de l’angle sous lequel on le voit. Aussi ce sens s’enrichit-il quand on multiplie les angles sous lesquels on le perçoit. Si bien qu’au bout du compte, l’objet spatialement vécu ne se donne en sa totalité que sur le fond d’une synthèse de points de vue. Cette multiplication des points de vue sur l’objet peut être amenée à revêtir une forme historique. En effet, dans la relation avec autrui, que Husserl appelle intersubjectivité, l’autre ou alter ego correspond à une multiplicité de significations qui peuvent être fonctionnelles, économiques, politiques ou affectives. Dans tous les cas, ces significations sont prises dans le flux d’une histoire. Car il ne faut pas oublier que si l’objet qui nous fait face recèle une multiplicité de sens possibles, selon notre position, nous revêtons nous-mêmes une multiplicité de sens. Aussi, est-ce lesté de sa propre histoire, ainsi que de la nôtre, que l’objet acquiert des déterminations grâce à l’analyse phénoménologique. La grandeur de Hegel, c’est tout à la fois d’avoir fait droit à cette expérience préconceptuelle, mais en s’efforçant de la dépasser. Tout le processus consiste pour lui à partir de l’expérience finie, dans l’espace et dans le temps, comme Kant nous l’a appris, puis il s’emploie à montrer que cette description suivie sans préjugé mène, en réalité, depuis les illusions de la certitude immédiate - des ici et maintenant - au concept du savoir absolu. En d’autres termes, Hegel décrit l’expérience immédiate pour faire apparaître que celle-ci est gouvernée à son insu, mais qu’il suffira de prendre son temps pour expliciter cet insu. L’expérience immédiate est ainsi gouvernée par la médiation et l’universalité. Je pense que l’idéaliste qui fait fi du donné sensible est dans l’erreur, même s’il se croit investi d’un pouvoir surnaturel. Le jeune cadre dynamique frais émoulu, sortant de l’université ou d’une école supérieure d’administration ou de commerce, où on
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L’APPORT DES PHILOSOPHES lui a appris théoriquement les choses, ne peut avoir une vision exacte des réalités tant qu’il n’aura pas vécu le donné sensible et qu’il ne l’aura pas intégré dans sa vie quotidienne. Le contremaître qui, souvent, pourrait être son père, et dont la connaissance provient essentiellement de l’accumulation d’expériences vécues sur le terrain parmi ses hommes, vit pleinement ces réalités et aura moins tendance que le jeune manager à vaquer de médiation en médiation vers des sphères hypothétiques qui font plaisir à l’esprit, mais qui agissent comme des idéalistes convaincus par la justesse de leurs plans et de leurs procédures On peut comprendre qu’à partir d’un certain niveau hiérarchique d’une entreprise, le savoir de l’objet soit d’emblée universel et médiatisé, et que l’intuition sensible, telle que Kant nous l’a décrite, soit elle-même portée par un mouvement qui l’amène progressivement hors d’elle, et cela jusqu'à la vérité du savoir absolu. Le contremaître préfère parler de choses plus concrètes que l’on constate journellement ou hebdomadairement, choses qu’il connaît au sens kantien du terme. De même, la lecture d’une carte prend une signification pour les jeunes élèves qui ont souvent fait l’école buissonnière et ont expérimenté les bois et rivières, alors que cette même carte a un tout autre sens pour ceux qui ne connaissent pas le monde de la vie, « La Lebenswelt » dont nous a si bien parlé Husserl. Le manager bercé d’idéologie agit souvent comme un hégélien. Il construit son objet et veut que les événements qui se produisent correspondent à ce qu’il a conçu et construit, parfois même en négligeant les expériences sensibles. Mais cela ne signifie pas qu’en agissant de la sorte, ce même manager, ne puisse pas, selon les circonstances vécues, adopter le comportement opposé. Rien n’est figé d’avance. Autrement dit, la perception sauvage d’un phénomène, sa certitude immédiate, n’est pas impossible aux personnes qui ont pris l’habitude de laisser à leur pensée le temps de se structurer d’une manière dialectique. Rien ne garantit que celles-ci laisseront systématiquement à leur esprit le temps de construire, à partir du phénomène observé, une idée qui se conceptualisera de manière idéaliste. Si je suis habitué à voir un homme ou si je vis un événement répétitif au travers d’un filtre idéologique et que, soudain, cet homme en chair et en os ou cet événement se présentent différemment de ce que j’attendais, je ne pense pas pouvoir me détacher du donné sensible immédiat pour rattacher la
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LA FIN DES HOMMES MACHINES réalité vécue à l’idéal que je m’en étais fait. C’est souvent l’occasion d’une surprise ou d’une déception : « Tu remontes dans mon estime ! » ou « Je te croyais pourtant digne de confiance !» Croire au monolithisme des personnes prises isolément est la première erreur que l’on puisse commettre lorsqu’on vit parmi les hommes. Nous sommes tous le produit d’une équation plus ou moins complexe où les variables - et les coefficients qui les pondèrent - sont propres à chaque personne et peuvent évoluer avec le temps. Cela peut paraître étonnant, voire déstabilisant, qu’un être prêchant à longueur d'année un comportement déterminé puisse en adopter un autre, comme il est tout aussi étonnant de constater que certaines personnes puissent changer d’avis alors qu’elles ont initié des projets à long terme touchant leurs semblables et l’organisation des sociétés auxquelles elles appartiennent. Nos compagnons informaticiens connaissent bien la difficulté de mettre d’accord les utilisateurs d’une application sur le terrain et les concepteurs qui ont trop souvent une vision idéale, asymptotique de la réalité. Ceux-ci rêvent d’un système global, alors que les premiers vont devoir effectuer au quotidien, dans leurs domaines respectifs, des opérations qui ne souffriront pas la moindre lacune informatique. Entre le rêveur idéaliste et le myope dissous dans sa quotidienneté, l’informaticien doit rester prudent, car si le cahier de charges est avalisé par le premier sans l’aval du second, cela aboutira inévitablement à une application vouée à l’échec. Les terribles événements qui se passent en Yougoslavie, au moment où j’écris ces phrases, sont perçus différemment selon les personnes qui lisent les journaux et celles qui regardent la télévision, la cruauté des images et du son apportant beaucoup plus aux réalités de la guerre. Ces mêmes événements prennent aussi un caractère différent pour les « Médecins sans frontières » que pour leurs collègues installés dans leur cabinet douillet au sein de nos grandes villes. Et nous percevons tous qu’il serait aussi plus aisé à chacun d’entre nous d’appuyer sur un bouton pour tuer notre semblable à quelques milliers de kilomètres que de lui planter un couteau dans le cœur.
« L’œil physique et l’œil spirituel » Une autre manière de parcourir la philosophie est de l’envisager au travers de la métaphore oculaire de « L’œil phy-
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L’APPORT DES PHILOSOPHES sique et l’œil spirituel » Platon a utilisé la métaphore oculaire d’une manière admirable. Il a comparé le monde des connaissances positives à une caverne dont nous sommes les prisonniers et dont la sortie n’est possible que moyennant des efforts surhumains... pour se frayer un chemin à travers les vérités créées par les sciences qui rêvent de ce qui est, mais ne peuvent le voir en réalité. D’autant plus que, depuis sa naissance jusqu'à l’âge adulte, l’homme modèle son œil aux nécessités terrestres. Et même si Breton dit que l'oeil existe à l'état sauvage, nous savons bien que cette perception sauvage n’est plus possible dans une civilisation qui conditionne à ne percevoir les choses qu’en fonction de son exploitation financière. Platon nous propose de nous débarrasser non seulement de l’œil corporel, mais de toute cette « corporéité » à travers laquelle nous parviennent les vérités qui contraignent : « C’est l’affaire de la philosophie. D’une philosophie qui n’est plus la science, et même plus le savoir... Une philosophie capable de remplacer l’œil naturel de l’homme par un œil surnaturel, c’està-dire par un œil qui voit, non ce qui est, mais grâce auquel ce qu’on voit par notre volonté devient ce qui est ». Cela signifie que la réalité s’offre non plus à notre soumission, mais à notre liberté. Aristote n’argumente qu’à partir des données de l’œil terrestre, les données de « l’œil spirituel » se situant au-delà de toute argumentation. « L’homme doit réprimer en lui, comme délirante et immorale, toute velléité de révolte contre la contrainte des vérités rationnelles » Il doit même « accepter » celles-ci en transformant les contraintes de fait en contraintes de droit, c’est-à-dire en universalisant la nécessité et en la constituant comme fondement du réel. Aristote peut donc, en toute sécurité, accuser Platon de délire ; celui-ci ne saurait lui opposer aucune réfutation qui l’atteigne. Platon ne démontre pas le bien-fondé de sa position, il la veut. Au XVIIe siècle, Descartes déporte la vision vers un autre sens, le toucher. Il met la vision hors d’elle-même jusqu'à paraître l’annuler. L’expérience de l’aveugle fournit la réponse : il voit avec ses mains parce qu’il a un corps. La bonne vision est quelqu’un qui ne voit pas avec les yeux. Le bâton est l’indice de l’immédiateté et non pas un médiat entre le sujet et l’objet, mais un prolongement du corps. Voir, pour Descartes, est une saisie qui s’apparente à la « marche sans flambeau en pleine nuit avec un bâton », c’est-à-dire voir sans médiation.
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LA FIN DES HOMMES MACHINES Par « Intuitus », Descartes ne parle pas du sensible, contrairement à Kant, ni d’ailleurs de l’imagination. Descartes, philosophe de la conception inaccessible au doute, trouve en l’intuitus un contact immédiat de l’esprit avec l’objet dans sa présence pleine et actuelle. Le face à face avec l’objet apporte une connaissance certaine. « L’Intuitus » est un acte de l’entendement. Seule la volonté me permet de nier le donné reçu passivement par l’entendement.
Comment la pensée a évolué sur la conception du mouvement et de la nature ? Sur la conception du mouvement d’abord, la réponse à cette question va nous amener à distinguer l’objectivité de la subjectivité en comparant la conception des Grecs - c’est-à-dire celle Aristote - avec celle des Modernes - c’est-à-dire de Descartes. Elle prolongera aussi notre réflexion sur « L’œil physique et l’œil spirituel » Le « mouvement » pour Aristote, c’est : « L’acte de ce qui est en puissance ». Cette définition fait apparaître une nature complexe du mouvement, qu’il faut comprendre au sens large de « changement de quelque chose en quelque chose » Pour Aristote, tout corps se meut selon sa propre nature. Par exemple, un corps igné va, par nature, vers le haut et une pierre se meut vers le bas. Le premier s’éloigne du centre de la Terre et le second se dirige vers celui-ci. C’est le géocentrisme des anciens. Tout corps posséderait son lieu propre en fonction de sa nature. Celle-ci déterminerait le mouvement lui permettant de reprendre le lieu qui est le sien, mais elle déterminerait aussi « la catégorie du savoir » nécessaire à la connaissance de l’objet considéré. Pour les Grecs, les mouvements circulaires finis et ayant un terme n’introduisent pas de désordre dans les parties du monde, car tout point de la circonférence est début et fin. Le mouvement circulaire peut se continuer perpétuellement tandis que le mouvement droit ne le peut. Le mouvement droit serait donc assigné aux corps naturels pour les ramener à l’ordre quand ils en sont écartés. Seuls le repos et le mouvement cir142 culaire sont capables de conserver l’ordre.
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Galileo Galilei, Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, p.47 à p.70
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L’APPORT DES PHILOSOPHES Cette manière d’approcher le mouvement d’un objet particulier est toute différente chez Descartes qui dit que tout est objectivable et que le mouvement est indépendant de l’objet mu. Il n’y a pas de hiérarchisation du mouvement comme chez les Grecs et il n’y a pas lieu d’envisager différents savoirs pour étudier différents objets. Pour Descartes, les sciences ne doivent pas distinguer en fonction de leur objet. Dans l’ordre du savoir, il y a une et une seule science « L’humana Sapienta », c'est-àdire « L’humaine sagesse » qu’il développe dans la première règle de « Regulae ad directionem ingenii » : « Les études doivent avoir pour but de donner à l’esprit une direction qui lui permette de porter des jugements solides et vrais sur tout ce qui se présente à lui »143 Cette sagesse est comme la lumière du soleil qui fait apparaître les différents objets, mais ceux-ci ne sont pas subordonnés au soleil. La lumière demeure identique indépendamment des objets qu’elle éclaire. Connaître, c’est objectiver sans hiérarchie entre les êtres comme ce fut le cas pour Aristote. Celui-ci, en effet, est amené à transposer dans les choses une sorte de « savoir en soi » : « La science est relative au connaissable ; la connaissance est mesurée par le connu » L’influence d’Aristote aurait donc retardé la physique mathématique, car il était selon lui impossible d’appréhender la physique et les mathématiques par une science unique. La deuxième règle dit : « Il ne faut s’occuper que des objets dont notre esprit paraît pouvoir atteindre une connaissance certaine et indubitable » Ce qui signifie en synthèse que les objets sont d’autant plus certains qu’ils sont simples, clairs et distincts. La quatrième me paraît aussi fondamentale : « Il vaut mieux de ne jamais penser la vérité d’aucune chose que de le faire sans méthode » Et la huitième ne l’est pas moins : « La première tâche est de connaître l’entendement. On ne peut rien faire de plus utile que de rechercher la connaissance humaine et jusqu’où elle s’étend » Descartes a ainsi développé 18 règles et a formulé quatre règles supplémentaires, qui laisseraient supposer qu’il n’a pas eu le temps d’achever son travail puisque le manuscrit a été retrouvé après son décès à Stockholm.
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Descartes, Regulae ad directionem ingenii, Vrin
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LA FIN DES HOMMES MACHINES La méthode cartésienne a permis à la science d’ouvrir son horizon et l’a amenée à des découvertes extraordinaires. L’idée fondamentale déjà énoncée au sous-chapitre intitulé : « Des fréquences harmoniques humaines et de la volonté » a pour but de prouver que : « « Pour distinguer les choses les plus simples de celles qui sont compliquées et mettre de l’ordre dans leur recherche, il faut, dans chaque série de choses où nous avons directement déduit quelques vérités les unes des autres, remarquer ce qui est le plus simple et comment tout le reste en est plus ou moins également éloigné »144. Cette approche a été particulièrement féconde, car elle permettait de réduire la com-plexité en parties simples parfaitement objectivables. Sur la nature, en général, ces dernières décennies nous ont amenés à considérer l’approche cartésienne non pas comme périmée - car elle permet encore quelques simplifications acceptables pour expliquer certains phénomènes - mais, en tout cas, comme insuffisante pour expliquer de nouvelles découvertes, et notamment en biologie moléculaire où l’on constate que les molécules élémentaires parfaitement identifiées interagissent les unes avec les autres de sorte que c’est leur interaction qui explique la complexité des phénomènes étudiés : « On s’efforce avant tout de contrôler les façons dont les molécules interagissent les unes avec les autres, se transforment s’accrochent, se reconnaissent et peuvent ainsi donner lieu à un certain nombre de fonctions beaucoup plus intégrées que celles des molécules isolées (...) À court terme, on essaie donc de modéliser le système biologique »145 Il semble d’ailleurs depuis cette dernière phrase de M.Lehn, Prix Nobel de chimie en 1991, que l’analyse des systèmes ait fortement contribué aux recherches sur l’intelligence artificielle et au développement des sciences dites « cognitives », qui sont nécessairement pluridisciplinaires, associant la neurophysiologie, la robotique, l’informatique, la psychologie et la sémantique. Elles cherchent à mieux connaître les processus par lesquels le cerveau humain, conçu comme un ensemble de systèmes de connexions nerveuses, décode, traite et traduit en actes les informations qu’il reçoit de la perception et de la mémoire afin que l’organisme s’adapte à son environnement. 144
Descartes, Regulae ad directionem ingenii, Règle VI, Vrin
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« Aux frontières de la vie », un entretien avec M.Lehn, prix Nobel de chimie, Le Monde, 18 septembre 1991
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L’APPORT DES PHILOSOPHES Descartes fut donc un tremplin nécessaire, et c’est finalement grâce au fait qu’il nous ait concentrés sur les éléments simples constituant les phénomènes de la vie, qu’aujourd’hui la recherche a fait un bond considérable. Mais, c’est aussi par cette découverte des éléments simples que nous avons pris conscience de leur insuffisance à tout expliquer. Comme le souligne Edgar Morin : « Par un renversement absolument incroyable, c’est cette biologie moléculaire qui, dans le fond, nous pose les problèmes fondamentaux de l’organisation autonome de la vie (...) Ainsi, les principes insuffisants (les éléments simples de Descartes) ont propulsé la découverte et, en même temps, ont eux-mêmes provoqué leur propre éclatement. Seulement ces principes périmés survivent encore tans dis que le nouveau principe, le principe de complexité, n’est pas encore pleinement émergé ! Le principe mort n’est pas encore mort, et le principe vivant ne vit pas encore »146
Spinoza et le spinozisme147 Mais, comment Spinoza peut-il parler de la liberté de l’homme alors que celui-ci, comme la nature, est soumis à la nécessité universelle ? Spinoza s’oppose d’ailleurs aux moralistes qui regardent l’homme comme un être soustrait aux lois naturelles et possédant un « pouvoir absolu sur ses actions ». ’Leur croyance au libre arbitre est, à ses yeux, le préjugé primordial qui est la source de tous les autres ; c’est celui qui nous conduit à attribuer à Dieu lui-même « une libre volonté », à imaginer sa puissance par comparaison avec le pouvoir des rois, à lui accorder enfin une sagesse par laquelle il a organisé l’univers en vue de l’homme. S’il combat le finalisme providentialiste, c’est qu’il s’oppose, selon lui, à la connaissance rationnelle, où s’affirment à la fois la vérité des idées et la nécessité des choses. Comment se fait-il que les hommes se croient libres ? C’est, répond couramment Spinoza, parce qu’ils ont conscience de leurs actions et de leurs appétits, mais qu’ils ignorent les causes par lesquelles ils sont déterminés à vouloir une chose ou une autre, autrement dit la manière dont se déterminent leurs appétits. Si la pierre lancée avait conscience de son mou146
Morin, A propos de la méthode, colloque des 9-10 mars 1979, Edisud 1980, p.24-25. 147 Moreau, J., Spinoza et le spinozisme, Que sais-je ? n°1422, P.U.F.
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LA FIN DES HOMMES MACHINES vement et de sa tendance à persévérer dans le mouvement, elle se croirait libre, tant qu’elle ignorerait l’impulsion qui a produit son mouvement, qui a déterminé d’une certaine manière sa faculté d’être en mouvement ou en repos. De la même façon, celui qui dans la colère, dans l’ivresse, dans le songe, croit agir librement, c’est qu’il ignore les forces qui, malgré lui, le poussent.
Le contrat social Dans quelle mesure sommes-nous différents des fourmis lorsque nous perdons notre individualisme et croyons à un système que nous estimons indispensable à la survie de notre personne ? Cette renonciation n’est pas gratuite, chacun y consent afin de protéger sa vie, dit Hobbes qui se distingue par une conception de l’état de nature radicale : chacun a droit à tout, ce qui conduit à la guerre de tous contre tous, situation invivable qui contraint à chercher un moyen de créer la société civile qui, seule, pourra protéger efficacement la vie de tous. Au moment du pacte, chacun promet à chacun d’abandonner tous ses droits au souverain ainsi constitué (qui, lui, ne participe pas au pacte ; il n’est donc lié par aucun engagement). Le pouvoir absolu se fonde donc sur l’autonomie initiale des individus, qui y renoncent volontairement afin d’assurer leur sécurité. Hobbes a été dénoncé comme athée puisqu’il ne laisse pas de place à Dieu dans son système et comme soutien de la tyrannie (dans la mesure où il refuse toute garantie aux sujets) Pour Rousseau, la souveraineté n’est légitime que si elle tire son origine des volontés individuelles de ceux qui lui sont soumis. Il condamne les dangereuses rêveries de Hobbes dans le « Discours sur les sciences et les arts » et il introduit dans la seconde partie du « Discours sur l’origine de l’inégalité » un mauvais contrat où le riche abuse ses voisins en leur proposant comme leur salut l’union politique qui va consacrer sa puissance et achever de ruiner leur liberté. Dans le « Contrat social », au contraire, il décrit le contrat qui fonde une société vraiment libre ; dans un tel pacte, chacun contracte avec le souverain qui n’est autre que le peuple constitué par le pacte lui-même ; ainsi, chaque associé s’aliène totalement à la communauté. Comme il ne reste aucun droit en dehors de l’association, aucun particulier ne peut se réserver
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L’APPORT DES PHILOSOPHES une parcelle de pouvoir qui rétablirait l’état de nature ; enfin, chacun se donnant à tous ne se donne à personne. Chaque citoyen est donc à la fois soumis au souverain et membre de ce même souverain, la liberté naturelle a été remplacée par la société civile.
La vie urbaine Rousseau critique les effets psychologiques de la vie urbaine. Dans la ville, la multitude des objets qui sont donnés à voir nous trouble et nous étourdit. Il se produit un effet d’ivresse et le jugement de l’homme le plus avisé n’est plus fiable. Toujours ravi par l’extérieur, Saint-Preux avoue de ses premiers jours à Paris qu’il lui arrive parfois d’oublier quelques instants ce qu’il est et à qui il est. Le milieu urbain tient l’attention en haleine et produit des affections aussi passagères qu’elles sont nombreuses. Il empêche de se concentrer et de consulter les principes moraux. De plus, tous les regards que nous devons affronter sont autant d’occasions d’éprouver de la honte. Le citadin cherche de ce fait à agir comme tout le monde pour ne pas être l’objet de railleries. Il vise en outre à paraître meilleur que les autres, il feint et se déguise. Notre être se résume finalement à sa façade. La ville accule les individus au mimétisme, en même temps qu’à la variabilité de la mode. Par des frottements permanents avec l’altérité ; la ville symbolise la tendance à se laisser changer par l’extérieur, à perdre son naturel par un goût frivole de la nouveauté. Les principes moraux sont remplacés dans les villes par des sophismes pernicieux qui maquillent le vice et la vertu. La ville attaque la vertu de la façon la plus pernicieuse possible en effet : en la rendant ridicule. La capitale qui a perdu la visibilité des petites villes favorise l’anonymat et le relâchement des moeurs. En outre, la ville est sur le plan économique, une hypertrophie qui se développe aux dépens des campagnes. « Les murs des villes ne se forment que du débris des maisons des champs ». Plus que tout autre ville, la capitale (dont Paris est le prototype) amène la corruption. Elle attire les étrangers et leurs moeurs nouvelles qui altèrent les moeurs nationales. Sans cesse Rousseau rappelle que la nation, la vraie richesse et le vrai peuple ne se trouvent pas dans les villes, mais dans les campagnes.
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LA FIN DES HOMMES MACHINES Cette réflexion n’est-elle pas actuelle en ce début du nouveau millénaire ?
Abraham, le prophète perçu différemment Curieux bonhomme, cet Abraham ! La Bible nous a appris qu’il avait eu des comportements pour le moins étranges à l’égard de ses femmes et de ses fils. Pour les non-initiés, ou pour ceux dont l’initiation a été orientée de manière doctrinale, permettez-moi de vous rappeler qu’Abraham eut deux femmes : Sarah et sa servante Agar. Celle-ci, plus foncée que la première, et beaucoup plus jeune, lui a donné un fils, Ismaël. Jalouse, et on peut la comprendre, Sarah voulut aussi son enfant, mais étant donné son âge et l’époque - qui ne permettait pas les exploits et les excès génétiques d’aujourd’hui - il fallut l’intervention de Dieu, et elle enfanta d’Isaac. Elle ne voulut d’ailleurs pas côtoyer Agar ni Ismaël et elle demanda à Abraham de les envoyer au désert. Ce qu’il fit, respectueusement. Mais l’histoire, pire que dans un film d’horreur, ne s’arrête pas là. Dieu voulut tester l’obéissance d’Abraham de manière plus fondamentale encore puisqu’Il lui demanda de sacrifier Isaac, le fils qu’Il avait aidé à engendrer. Par cet acte affreux, Abraham pouvait ainsi Lui exprimer son inconditionnelle soumission. Grâce à un ange, que Dieu envoya in extremis, le couteau fut dévié de sa cible et Abraham en sortit « grandi » Un tel récit, raconté comme ceci aux enfants d’Ecole primaire, comme cela me le fut dit, quelle horreur ! Notre instituteur était peu attentif à l’impact de ces histoires sur ses élèves et il se contentait de nous faire lire la Bible sans la commenter, pendant qu’il mangeait ses tartines et buvait un Stout qu’un de ses élèves était allé acheter dans le café situé en face de l’école, l’obligeant à traverser une chaussée très fréquentée. Abraham méritait-il vraiment que nous fussions ainsi bassinés par les exploits démentiels qui vont à l’encontre de toute morale ? La religion judéo-chrétienne, parsemée d’histoires plus horribles les unes que les autres, ne cherche pas seulement à justifier l’intervention divine face aux horreurs commises par les hommes, mais souvent déclenche celles-ci comme si elles étaient une solution à leurs problèmes. La vengeance n’est d’ailleurs pas exclue, et l’on découvre de véritables massacres dans l’Ancien Testament que l’on présente comme ayant été commandités par Dieu.
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L’APPORT DES PHILOSOPHES Tout cela n’est évidemment pas sain et l’on peut se réjouir que, depuis 1954, l’époque où j’ai connu cet instituteur, plus préoccupé par ses contractions gastriques que par la Bible, plus aucun professeur de religion ne laisse de jeunes élèves lire ou écouter ces histoires sans les commenter. Du moins, j’ose l’espérer... Proclamer qu’Abraham était un homme machine manipulé par Dieu n’est évidemment pas aussi simple que peuvent laisser entrevoir les principaux événements de son « histoire ». Son attitude « machiniste » en réponse aux ordres divins ne me paraît pas saine, et si vraiment Dieu a voulu qu’il agisse de la sorte, alors c’est à Satan qu’il a eu affaire. L’exemple d’Abraham est celui de tous les hommes qui nous entourent. À un moment ou à un autre de leur existence, ils ont été interpellés par des données sensibles et des incitations semblables à celles qu’Abraham a connues. Peut-être pas avec une telle intensité divinatoire, mais en tout cas avec la sensation que ces stimuli devaient les amener à prendre d’importantes décisions. Abraham a incontestablement impressionné les philosophes du XIXe siècle et si je le cite, c’est parce que je trouve en lui, et dans les interprétations des philosophes qui ont estimé en parler, plusieurs types d’hommes tels que nous en rencontrons chaque jour. Abraham, l’obéissant, Abraham, le mercenaire et Abraham l’angoissé, font partie des quatre-vingt-dix-neuf pour cent de l’humanité. Voyons ce que pensent de cet homme, Kant, Hegel et Kierkegaard ?
Kant, Hegel et Kierkegaard, des humains aux perceptions différentes. Ces perceptions différentes, on les rencontre parmi les hommes, et autant chez les managers que les salariés d’une entreprise. Les perceptions d’Abraham sont aussi différentes que les situations vécues, à partir desquelles les uns et les autres interprètent les faits diversement. Nous comprendrons mieux pourquoi et comment chacun capte l’information à sa manière et l’analyse de manière spécifique. Nous comprendrons mieux aussi que les styles de management sont différents et que, devant une même situation iden-
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LA FIN DES HOMMES MACHINES tique, plusieurs réactions sont possibles et parfois si diffé-rentes !
Abraham, l’obéissant Rappelons d’abord que le Dieu de Kant est Celui qui témoigne de l’universalité de la « Loi morale » à partir de laquelle il ne faut jamais traiter l’humanité comme un moyen, mais comme une fin. Le Dieu de Kant, c’est le Dieu moral. Et l’on ne pourra donc créditer ce philosophe d’un respect pour Abraham qui, en voulant sacrifier son fils, ne peut être ni moral ni divin. Kant a d’ailleurs écrit un texte sur le prophète dans lequel il prend ses distances par rapport à lui, car du point de vue de sa première critique148, il affirme qu’Abraham ne pouvait pas avoir affaire à Dieu, puisque aucune représentation phénoménale de Dieu - autrement dit une théophanie - n’est possible et que c’est donc un délire de prétendre que Dieu se manifeste à Abraham : il n’y a pas de connaissance suprasensible de Dieu. Mais il y a chez Kant une autre démarche qui livre l’accès au suprasensible, au nouménal - comme il dit - c’est la raison pratique149, c’est la morale. De ce point de vue, Abraham a-t-il pu entendre un impératif, une prescription émanant de Dieu ? « Pas davantage », dit Kant, car il est impensable que Dieu demande à Abraham quelque chose qui fut scandaleux à l’exigence de la raison pratique, comme le sacrifice de son fils. Autrement dit, le prophète n’a pas su, ni théoriquement ni pratiquement, avoir affaire à Dieu. Dans « Le Conflit des facultés » (Sous-entendu : les facultés universitaires), Kant écrit : « Car si Dieu parlait vraiment à l’homme, celui-ci cependant ne pourrait jamais savoir que c’est Dieu qui lui parle » C’est bien la crainte et le tremblement que l’on trouve chez Abraham. Il ne sait pas si c’est Dieu qui lui dit de sacrifier son fils, ou si c’est lui qui est en train de prendre un désir funeste pour une réalité. Kant poursuit : « Il est absolument impossible que l’homme puisse saisir par ses sens - intuition menant à la connaissance l’infini, le différencier des êtres sensibles, et par là, le reconnaître. Mais que ce ne puisse pas être Dieu dont il croit entendre la voix, il peut s’en persuader fort bien, car si ce qui lui est proposé par l’intermédiaire de cette foi est contraire à la loi 148 149
Kant, Critique de la raison pure, folio essais, 1980 Kant, Critique de la raison pratique, folio essais, 1985
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L’APPORT DES PHILOSOPHES morale - Kant prône le primat de la loi morale et de la raison pratique - le phénomène peut bien lui sembler aussi majestueux que possible et dépasser la nature tout entière... Il faut le tenir pour une illusion. Et en note : pour servir d’exemple, le mythe est le sacrifice qu’Abraham sur ordre divin voulut offrir en immolant et en brûlant son fils unique (le pauvre enfant apporta même à cette fin, et sans le savoir, le bois qui allait servir de combustible). Abraham aurait dû répondre à cette prétendue voix divine : « Que je ne doive pas tuer mon fils, c’est parfaitement sûr, mais que Toi qui m’apparais, Tu sois Dieu, je n’en suis pas sûr et je ne peux même plus le devenir quand même cette voix tomberait retentissante du ciel »
Abraham, le mercenaire Ce que Hegel dénonce dès le départ chez Abraham, c’est l’affirmation de sa singularité : « Abraham ne vivait que pour luimême, il n’existait que pour lui et il lui fallut aussi un Dieu à lui qui le guidât et le conduisît »150. Abraham est un errant qui ne revient pas chez lui, comme le fit Ulysse. Prophète parmi les prophètes, pour les religions judéo-chrétiennes, Abraham n’est pour Hegel qu’un homme opposé à l’équilibre et à l’harmonie. Il est partisan du conflit et entretient une farouche opposition avec toute chose se sentant dominé par Dieu et voulant lui-même dominer la nature. Beaucoup d’hommes ne deviennent-ils pas comme Abraham des mercenaires face aux réalités économiques d’aujourd’hui ? Ne sont-ils pas prêts à tout abandonner pour parcourir et dominer le monde au mépris de la nature et de leurs semblables en adorant le Dieu Dollar qui leur dicte les devoirs économiques centrés sur l’impératif moderne du : « Tu peux donc tu dois » ?
Abraham, l’angoissé Kierkegaard n’aurait pas pu connaître le texte écrit par Hegel à l’égard d’Abraham, parce qu’il n’a pas été publié avant le XXe siècle. Mais il a bien compris ce que Hegel aurait dû reprocher au prophète s’il avait été conséquent avec lui-même, à savoir l’homme posé dans sa singularité en face d’un Dieu qui lui est singulier, à l’opposé des dieux de la cité grecque. 150
Hegel, L’esprit du christianisme et son destin, Presses pocket,1992
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LA FIN DES HOMMES MACHINES Kierkegaard s'opposa au système de l'idéalisme absolu de Hegel, qui prétendait avoir forgé une conception entièrement rationnelle de l'humanité et de l'histoire, en soulignant, au contraire, l'ambiguïté et l'absurdité de la condition humaine. L'individu doit réagir à cette situation en optant pour une vie totalement engagée, engagement compréhensible pour lui seul. Ainsi, doit-il être toujours prêt à défier les normes de la société au nom de la valeur supérieure d'un mode de vie qui ne convient qu'à lui. Kierkegaard préconisa en dernier lieu « un saut de la foi » vers un mode de vie chrétien qui, bien qu'inexplicable et périlleux, était à ses yeux le seul engagement susceptible de sauver l'individu du désespoir. Mais, malgré son opposition à Hegel, pour Kierkegaard, la philosophie, c’est Hegel. Être antiphilosophe, c’est donc être antihégélien, Et la philosophie de Kierkegaard consiste à reprendre les notions hégéliennes et les rapporter au plan de la vie personnelle. Sartre, et avant lui Heidegger, se sont réclamés sur ce plan de Kierkegaard parce qu’il y a chez lui la référence à l’existence individuelle, celle de la conscience malheureuse qui affirme qu’elle est « irréductible au concept ». Kierkegaard dit ne pas pouvoir être universalisé. L’affirmation que l’homme est la source du sens et que sa singularité est irréductible, préside à une série d’entreprises modernes, dont celle de Baudelaire. Ce qui fait que nous sommes « tous » nous-mêmes, c’est que chacun d’entre nous est unique. C’est donc universellement que l’on peut affirmer sa singularité. Kierkegaard va prétendre sortir du système hégélien en affirmant la supériorité de la religion sur la philosophie, c’est-àdire en affirmant la supériorité de la relation de l’individu singulier à un Dieu singulier, relation qui s’éprouve, selon lui, par l’angoisse et le péché. C’est dans le péché, en s’opposant à Dieu, que l’homme s’éprouve dans sa singularité. C’est pour cette reconnaissance de sa singularité aussi que l’homme contemporain s’oppose aux principes universels. Contrairement à Hegel, Kierkegaard, dans son œuvre majeure, « Craintes et tremblement », apprécie positivement Abraham, car le prophète privilégie le paradoxe qui ébranle la logique contre un système qui privilégie le concept. Kierkegaard n’est pas un révolutionnaire désobéissant par principe, mais il affirme la tension du paradoxe « ou bien ou bien », mais dans
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L’APPORT DES PHILOSOPHES l’alternative non résolue. Contre l’universalité du concept, il affirme la singularité d’une expérience muette. Beaucoup d’hommes agissent aussi comme cet Abraham angoissé face aux principes suprêmes de leur temps. Contrairement aux mercenaires et aux respectueux du légalisme de leur époque, ces hommes préfèrent privilégier leur singularité avec toutes les difficultés qu’entraîne un tel choix.
Jésus et le devoir d’aimer Mais, deux mille ans après Abraham vint Jésus. Contrairement à l’Abraham obéissant, à l’Abraham mercenaire et à l’Abraham angoissé, l’homme Jésus, n’a-t-il pas voulu faire un pas supplémentaire ? Lui non plus n’a pas de biographe attitré, bien que beaucoup de ses amis, appelés apôtres, aient écrit sur ses actes. N’est-il pas aussi pour les hommes, croyants ou noncroyants, un exemple fondamental sur lequel il faut se pencher pour éviter l’échec qu’il a connu ? C’est surtout sur la méthode qu’il a appliquée que nous devons nous pencher. En enseignant la morale de l’amour universel, Jésus n’a pu éviter le rejet du particularisme. Hegel fut fortement impressionné par cet homme et il trouva en lui un exemple fondamental - non pas de réussite - mais d’échec d’évolution dialectique. Jésus « s’isola de sa mère, de ses frères, de sa famille ; il ne devait aimer aucune femme, engendrer aucun enfant, ni devenir père de famille ou citoyen jouissant avec les autres de la vie commune ». Voulant faire valoir le religieux au détriment du politique, Jésus subit les foudres du pouvoir romain, car sa morale était comprise comme une réduction du pouvoir légal. Les lois du peuple juif définies et posées par l’autorité se trouvaient ainsi réduites puisque la loi que Jésus enseignait n’était plus reçue de l’extérieur, mais devait être intériorisée par l’homme se donnant ses propres commandements à lui-même. Il introduisait ainsi à l’intérieur de chaque homme à la fois le commandant et le commandé. Mais il devait aller plus loin s’il voulait supprimer cette opposition ; il fallait alors dépasser la moralité et retirer aux lois la forme de leur imposition extérieure comme simple devoir-être (sollen). Jésus voulut alors procéder à ce que Hegel appelle « l’Aufhebung », c’est-à-dire la troisième phase de la triade, ce
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LA FIN DES HOMMES MACHINES 151 que l’on appelle communément la synthèse , par l’amour qui est au-delà du mal et de la justice, qui est donc au-delà du moralisme et du légalisme. Peut-être s’y est-il mal pris ? Notamment par des injonctions contradictoires : « Tu dois aimer » où il utilise le langage juif, alors qu’il veut, en fait, s’en débarrasser. La forme de l’expression du « devoir d’aimer » est inadéquate avec le contenu de l’amour. Le thème de la réconciliation (die Versöhnung) entre légalisme et moralisme plutôt que leur séparation (die Trennung) s’oppose aussi à un autre concept qui est l’aliénation (die Entfremdung). L’aliénation, c’est ce qui est reproché par Hegel à Abraham qui se perd dans un monde étranger. La bonne sortie de soi sous-entend un retour possible et enrichissant. Toute la question est là : « Faut-il s’objectiver ou s’aliéner dans l’objet que l’on produit ? » et elle couvre toute notre réflexion sur les hommes machines. Par amour, Jésus veut dépasser le mal et la justice, mais il est voué à l’échec. Le Christ est « Une belle âme », car il refuse de s’engager, d’opter entre l’activité et la passivité : « plutôt vivre à genoux que de mourir debout » La belle âme cherche à se placer en retrait. Elle veut garder les mains propres. La belle âme est vouée au vide complet : elle ne veut pas faire de sa vie un destin.
Marx, es-tu là ? À la fin des années 70, j’ai eu l’occasion d’étudier Marx et plus particulièrement d’analyser son œuvre maîtresse « Le manifeste du Parti communiste » dans une école de management où le professeur était chrétien. Pas seulement le professeur, d’ailleurs, puisque j’étais entouré par de nombreux cadres très supérieurs, croqueurs d’hosties, qui trouvaient soudainement en ce philosophe une inspiration qui m’a émue. Il est vrai que 151
après remplacement et suppression des deux premières phases qui sont l’affirmation (la thèse) et la négation (l’antithèse). La synthèse est donc la négation de la négation.. Aufheben dans la langue allemande signifie à la fois conserver (Bewahren, Erhalten) et mettre fin (Endmachen). En plus du mot Synthèse, les termes français sont nombreux pour exprimer cette « suppression qui conserve » : sublimation, sursomption (sursumer), relève... L’important, c’est que Jésus veut opérer cette synthèse par la réconciliation (die Versöhnung) alors qu’Abraham avait choisi le conflit, la scission die Trennung).
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L’APPORT DES PHILOSOPHES nous étions « immergés » dans un hôtel quatre étoiles superbe et généreux, et que les conditions exceptionnellement confortables étaient propices à l’ouverture d’esprit. Nous savons tous aujourd’hui combien Marx a été à la fois utile et dangereux et il suffit de relire l’histoire du XXe siècle pour s’en convaincre. Mais, en déduire que la lutte des classes ne devait pas être proposée philosophiquement aux cadres d’entreprises, au même titre que la physique nucléaire ne devait pas être enseignée au risque d’augmenter la fabrication de la bombe atomique, il y a une marge que je ne franchirai pas. Marx n’est dangereux que pour ceux qui utilisent à des fins de pouvoir et d’argent la théorie marxiste. Cela n’empêche pas qu’il ait écrit des textes admirables dont l’utilité me paraît, aujourd’hui encore, digne d’intérêt. Bien que les bifurcations sociales actuelles, et les turbulences qui les manifestent, soient encore vives, Marx a changé de visage ; il est perçu autrement qu’au travers des écorchés vifs qui l’ont jadis pris en otage. Marx a montré que l’Histoire se fait par l’action des hommes, jamais par le hasard. Pourtant, si Marx et les marxistes n’avaient été qu’un hasard, comme peutêtre Jésus, jusqu'à preuve du contraire ? Car à l’échelle de l’Histoire qu’est-ce qu’un siècle, et même que sont deux millénaires ? Pendant ma jeunesse, la pensée de Marx paraissait un horizon indépassable. Nos professeurs ne cessaient d’en parler. Pourtant, le monde a bien changé depuis les « sixties », car le capitalisme a triomphé. Ce qui n’enlève rien au mérite de Marx qui a su expliquer comment le capitalisme, cette science économique redoutable, était responsable de la misère de milliards d’hommes, de femmes et d’enfants. Maintenant, on sait que le capitalisme libéral est une machine qui ne conduit nulle part, et surtout pas au meilleur des mondes. Il n’exprime aucun ordre ni aucune valeur morale. La vraie révolution consisterait à éduquer le peuple. On redécouvrirait alors qu’il y a beaucoup à garder du marxisme. Mais à condition d’adopter de nouvelles formes. Mort en 1883, enterré par la chute du mur de Berlin, Marx semblait voué à finir dans les livres d’histoire. Mais, le capitalisme triomphant est depuis lors remis en question. Serait-il temps de réveiller le fantôme du grand Karl qui sommeille dans un cimetière londonien ?
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LA FIN DES HOMMES MACHINES Filtrons toutefois ce qu’il a apporté et ne commettons pas l’erreur de considérer son message philosophique comme une globalité à prendre ou à laisser. La base conceptuelle de la doctrine de Marx est la philosophie d’Hegel à qui il emprunte les principes de la dialectique et la pensée d’une évolution dynamique. Mais Marx affirme vouloir « retrousser le gant hégélien » et fait progresser l’idéalisme allemand vers le matérialisme. Il détourne le rapport sujet-objet vers une détermination du sujet par l’objet. Pour Marx, la matière détermine la conscience ; elle agit sur les sens, elle se reflète dans la conscience. Le « matérialisme historique » est une figure particulière du matérialisme. Il consiste à interpréter l’histoire de manière dialectique. « L’humanité progresse », disent aujourd’hui les néomarxistes. Et cette progression doit aboutir, selon eux, à la disparition des classes sociales et à la victoire finale du prolétariat. En gros, l’histoire européenne présente le même scénario depuis la société primitive : les contradictions entre oppresseurs et opprimés débouchent sur les luttes de classes. Pendant ces deux derniers siècles, on a connu successivement la montée de la bourgeoisie aux dépens de l’aristocratie, puis celle du prolétariat aux dépens de la bourgeoisie. Mais ce qui ne trouve pas encore d’appui dans la vision de ce matérialisme historique et de son incidence trans-historique, c’est la victoire du prolétariat. On en est encore loin, et même on recule en ce début de millénaire, par rapport aux acquis des années 1960. Le prolétariat s’est lui-même divisé et hiérarchisé entre plusieurs classes sociales différemment satisfaites où des ouvriers aisés et paupérisés se côtoient chaque jour et où les premiers trouvent normal que les seconds soient moins bien nantis, condition indispensable, pensent-ils, à leur propre bienêtre... Cette évolution est sûrement due au recul syndical depuis vingt ans, mais elle provient surtout de la peur de beaucoup de salariés de perdre leur emploi s’ils ne répondaient pas inconditionnellement aux invectives patronales, celles-ci étant plus aisées qu’auparavant puisque le marché du travail connaît un déséquilibre entre l’offre et la demande au grand dam des demandeurs. Ce n’est pas parce que les salariés du secteur privé encaissent en silence, car ils ont peur de tomber dans le trou, que la lutte des classes n’existe plus. Lorsqu’une société licencie en masse son personnel, il suffit de constater, le jour même, que
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L’APPORT DES PHILOSOPHES son action remonte en Bourse. Le malheur des uns accroît la richesse des autres. Si l’on s’interroge d’ailleurs sur la nouvelle étape que devrait franchir la dialectique de la lutte des classes, on peut craindre un nouvel antagonisme « maître-esclave ». Marx et Engels statufiés à Berlin Est sur la place qui porte leur nom, sont-ils vraiment « Unschuldig » - c’est-à-dire non coupables - comme l’ont écrit des tagueurs passés peu de temps avant moi après le défoncement du « Mur » ? Non ! Je ne le pense pas : la pensée de Marx et celle des autres philosophes ont induit des comportements que nous déplorons aujourd'hui, mais ce n’est pas une raison pour jeter l’enfant avec l’eau du bain.
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LA FIN DES HOMMES MACHINES
Je terminerai par l’entretien que le philosophe Derrida a accordé à Télérama en mars 1997 : « Les marxistes les plus lucides n’ont jamais voulu d’un quelconque retour à Marx. Moi encore moins. Mais il faut remettre en oeuvre les instruments conceptuels d’une analyse vigilante, les plier aux nouvelles lois et aux nouveaux effets de la machine capitaliste, de ce qu’on appelle trop facilement « la mondialisation du marché », (…). On peut aussi réapprendre de Marx une certaine manière de refuser, de désobéir, de s’insurger, mais aussi d’affirmer et de promettre. On peut être sensible aux appels d’une nouvelle internationale de la souffrance, de l’exode, de la faim ».
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L’APPORT DES PHILOSOPHES Quand le prochain saut dialectique aura-t-il lieu ? Nous avons besoin d’un système animé par des gens décidés à combattre l’inhumanisation qui est en marche, des gens qui oseront affronter leur destin sans se servir les premiers et ne plus retomber à nouveau dans l’amollissement des foules obsédées par leur propre sécurité, le confort et les loisirs faciles où « Le silence des pantoufles devient plus inquiétant que ne l’était, hier, le bruit des bottes ». Vaste programme qui devra affronter l’opposition entre le légalisme des pays capitalistes, avides d’argent et de pouvoirs, et le moralisme des personnes attachées aux valeurs profondément humaines. Comment allons-nous entreprendre ce sursaut dialectique, d’un genre nouveau, cet « Aufhebung », comme disait Hegel ? Nous avons dans nos habitudes et nos manières d’être, des « musts » - comme on dit aujourd’hui - des obligations de toutes natures contraires aux lois que nous dicte notre conscience. Alors qu’il paraît essentiel d’être solidaire envers les nations défavorisées et de partager nos ressources avec elles en renonçant à toutes nos délinquances civilisatrices, nous constatons que la plupart des nations privilégient au contraire le pouvoir absolu de l’argent, pillent les richesses de ces pays et salissent tous les continents. Les Etats-Unis qui n’ont plus la capacité de réfléchir en termes d’humanité, mais seulement en termes financiers, veulent, par exemple, « racheter » aux autres nations leurs excès de pollution, comme si les inconvénients qu’ils induisent dans le monde entier pouvaient se régler financièrement. J’imagine un fumeur qui se trouverait autorisé à s’asseoir dans un restaurant dans la zone réservée aux non-fumeurs à la condition qu’il paie la moitié de la consommation de celui qu’il pollue. Les sociologues et philosophes peuvent, s’ils le veulent fortement et constamment, remodeler la civilisation en luttant contre tous les excès de la faculté d’entreprendre et contre toutes les délinquances. Encourageons les initiatives qui vont dans ce sens et ne craignons d’interdire les excès par des lois qui pourraient momentanément réduire l’emploi, alors que celuici peut se reconstruire sur la base d’autres activités plus morales et plus saines. Un « Jésus marxiste », même si ce concept paraît historiquement invraisemblable, serait pourtant une bonne formule à la condition que les pouvoirs en place transcendent leurs ata-
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LA FIN DES HOMMES MACHINES vismes, fassent preuve d’imagination et ne commettent plus les erreurs des religieux et communistes d’antan qui ont interprété les messages chrétiens et marxistes pour satisfaire leurs besoins de pouvoir et d’enrichissement personnels. L’histoire de Don Camillo et Peppone a vécu. Il s’agit désormais d’envisager l’amour et le bonheur des hommes comme une finalité civilisatrice qui ne doit plus s’encombrer des anciennes oppositions fratricides.
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Chapitre neuf
Le renoncement aux délinquances Ce que tu redoutes n'arrivera pas, il arrivera
pire. (Pensées d'un biologiste) Jean La « tiédeur mortelle »
Rostand
Au cours de la décennie 70, pendant que se développait le système sauvage de domination de l’homme par l’homme, Konrad Lorenz dénonçait « les huit péchés capitaux » de notre civilisation152. Ce qui lui valut d’être récompensé par le prix Nobel de médecine en 1973. Nous savions désormais que la sonnette d’alarme était tirée et que les huit dangers qui nous menaçaient devaient interpeller les citoyens responsables. À côté des troubles fonctionnels des systèmes vivants ; du surpeuplement des villes, engendrant l’isolement et l’égoïsme ; de la dévastation de l’environnement et du péril nucléaire ; de la dégradation génétique ; de la rupture avec la tradition ; de la contagion de l’endoctrinement, Lorenz soulignait tout particulièrement la course contre soi-même sous la contrainte de la croissance à tout prix sans se soucier 152
Lorenz, K., Les huit péchés capitaux de notre civilisation, Flammarion, Paris, 1973
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LA FIN DES HOMMES MACHINES des limites de productivité et cette « exténuation du sentiment » que le savant appelle « la tiédeur mortelle » Mais l’ouvrage de Lorenz ne se limitait pas à ce constat pessimiste : il exprimait aussi sa foi en l’espèce humaine. Celle-ci, par sélection et à force d’expérience, était sortie de la primitivité. En expérimentant le comportement des animaux dans leur milieu naturel, science connue sous le nom « d’éthologie », Lorenz découvrit comment ceux-ci pouvaient acquérir la connaissance suffisante pour se nourrir, se reproduire et se défendre. Il démontra que des rapports existent entre les caractères de la vie animale (agressivité, hiérarchie, territorialité) et ses divers états affectifs (le désir de parade, d’envol, de couver, et même de pouvoir exprimer sa satisfaction). Comme les animaux, l’homme manifeste tout autant ses impulsions instinctives, mais en détenant la faculté de raisonner et de juger, il peut davantage les filtrer pour ne retenir que celles qui sont indispensables à son développement intellectuel et à son bonheur. Pour éviter la dégénérescence, l’humain, comme les animaux, est appelé à se conformer aux règles biologiques de son espèce, sinon il serait voué à la disparition. C’est pourquoi nous devons être particulièrement vigilants à l’égard des huit péchés capitaux dont souffre notre civilisation. Au même titre que le dressage des animaux s’obtient par des stimuli de récompense, l’économie plaisir-déplaisir n’est pas étrangère à l’équilibre des espèces supérieures. La sagesse antique reconnaissait qu’il « n’était pas bon pour l’homme de parvenir trop bien à satisfaire son aspiration instinctive, à atteindre au plaisir et à se soustraire à la peine », écrit Lorenz. Si les progrès de la techno-science ont réussi à épargner aux mortels beaucoup d’efforts et de souffrances, s’ils lui ont permis d’éviter des épreuves graves, l’homme s’est dénaturé en s’accoutumant à un petit train de vie paisible et monotone. Ce qui marque l'histoire de la deuxième moitié du XXe siècle, c'est l'accélération de ce processus « d’amollissement et de décadence » qui a entraîné l’homme à troquer l'idéal de la grandeur pour celui de l’argent. Celui-ci devint roi. Mais, argent, garanties, assurances et protections n’ont pas pour autant signifié l'élimination du risque. Si le dressage garantit le dompteur, il ne domestique pas l'animal. Comme le dompteur ne reste tel qu'en face d'un fauve toujours dangereux, le civilisé
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LE RENONCEMENT AUX DELINQUANCES ultraprotégé reste un homme par l'affrontement de sa périlleuse condition humaine. Malgré ce généreux arsenal juridico social - ou à cause de lui - l’homme est devenu plus sensible qu’autrefois au moindre incident contrariant ses habitudes. Ce besoin de quiétude excessive est entretenu par les entrepreneurs de loisirs, la publicité de produits superflus et tous les endoctrinements bien connus dont nous abreuvent les mass-média. Ces stimuli renforcent notre crédulité et notre paresse à penser par nous-mêmes ; ils amollissent notre sens critique. Lorenz s’est alors posé la question de savoir quels étaient les buts des comportements des hommes que l’on dit « civilisés » et quel sens il fallait attribuer aux huit péchés capitaux qu’il a énoncés. La conclusion est claire : il s’agit de dysfonctionnements comportementaux qu’il faut considérer comme des « signes pathologiques ». Les phénomènes de déshumanisation que Lorenz a constatés et qui, depuis lors, n’ont cessé d’augmenter, sont favorisés par des théories sociales un peu trop sûres d’elles-mêmes qui prétendent que le comportement de l’homme est uniquement influencé par le conditionnement que celui-ci subit au cours de son ontogenèse153 du seul fait de son environnement culturel. Bien qu’il ne renie pas l’influence de ces causes, Lorenz précise que c’est l’évolution phylogénétique154 de son système nerveux et de ses organes sensoriels qui est déterminante dans le comportement social et moral de l’homme. Dans « Lectures I », Paul Ricoeur rappelle le nouvel impératif que nous a assigné Hans Jonas : « Agis de telle sorte qu'il existe encore une humanité après toi, et aussi longtemps que possible, misant sur une heuristique de la peur ! » Ricoeur nous dit que Jonas a voulu renverser un rapport d'optimisme qui venait de l'époque des Lumières où le progrès était nécessairement lié à la conquête des pouvoirs et, par le mot « heuris-tique 155 » , veut souligner la nécessité de : « La capacité de 153
ontogenèse : développement de l’individu tant mental que physique , depuis sa première forme embryonnaire jusqu'à l’état adulte, par opposition au développement de l’espèce (phylogenèse)
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phylogénétique : voir note 156
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heuristique de la peur : définition de Ricoeur à l’émission « Noms de dieux », diffusée le 3 novembre 1993. Ce terme signifie : « qu'il ne faut pas
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LA FIN DES HOMMES MACHINES pressentir, et donc de découvrir les périls cachés » Jonas a insisté sur le fait qu'il ne faut pas craindre seulement ce qui est probable, mais aussi ce qui est possible. Et, par conséquent, il faut intégrer à tous nos projets, en particulier, ceux qui visent un « progrès » économique où l’incidence des nuisances, des déchets qu’il entraîne doit être prise en compte. Et cette vigilance, il faut l'appliquer à la totalité de nos projets, parce qu'il n'est plus évident que l'humanité survive aussi longtemps. Il dépend de nous de le vouloir. Parmi mes visites en usine où j’accompagne mes étudiants en sciences de l’environnement, c’est la visite des centrales nucléaires qui m’a toujours le plus effrayé. Les usines chimiques ne sont pas moins dangereuses, mais elles ont au moins l’avantage de taquiner nos sens olfactif et visuel et nous préviennent ainsi des dangers potentiels que nous acceptons d’affronter. Car, à côté de la propreté apparente d’une centrale nucléaire, et malgré les extrêmes précautions prises, pendant et après la visite, pour empêcher tout danger de contamination, cela ne nous empêche pas de douter de l’efficacité des contrôles effectués. C’est le cas lors du passage le long de la piscine où nous observons inquiets le combustible irradié que l’on y a stocké. Selon Jonas, la vie humaine se révèle organisée pour durer. L’homme a ainsi conscience que le destin de la vie n’est pas prédéterminé ni dans le sens de son anéantissement ni dans le sens de son entretien, étant donné que cela dépend de lui de pouvoir agir sur la vie pour la préserver comme pour la détruire. C’est dans ce sens que Hans Jonas fonde la responsabilité morale, individuelle ou collective, de l’homme dans la prévalence de la vie à la mort. Et c’est de cette vie qui a sa finalité en elle-même qu’émane, selon Jonas, l’impératif catégorique universel qui confère à la loi morale son exigence inconditionnelle. “Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre” et “agis de façon que les effets de ton action ne soient pas destructeurs pour la possibilité d’une telle vie”.
craindre seulement ce qui est probable, mais aussi ce qui est possible Et, par conséquent, intégrer à tous nos projets, en particulier le progrès économique, les nuisances, les déchets »
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LE RENONCEMENT AUX DELINQUANCES Darwin et la sélection naturelle des sentiments Après avoir longtemps ignoré le darwinisme, les économistes se réclament aujourd’hui d’une approche ouvertement « évolutionnaire » et darwinienne de leur théorie. Darwin aurait-il transposé dans les sciences de la nature des schèmes de pensée empruntés à la théorie économique libérale ? Adam Smith n’estimait-il pas que la libre concurrence entre des individus égoïstes était le moyen le plus efficace d’accroître la prospérité générale et, par ricochet, celle de chacun ? Nous, compagnons insoumis, ne le pensons pas. La première formulation du principe de sélection naturelle de Darwin fut inspirée par la lecture de L’essai sur le principe de population (1798) de Thomas Malthus qui fait état d’une « Economie de la nature » dans laquelle « le tri » des individus et « l’évincement des plus faibles » permettent aux espèces de s’adapter aux changements. Plus tard, Darwin fera de la sélection naturelle un agent aveugle qui, prenant appui sur les variations entre individus et les avantages vitaux qu’elles leur confèrent, « travaille silencieusement et insensiblement, partout où l’occasion se présente, à l’amélioration de chaque être organique en fonction de 156 ses conditions d’existence » . En génétique des populations, l’explication sélectionniste repose sur un schéma à trois niveaux : le gène (unité héréditairement transmissible et mutable), l’organisme individuel (l’être qui physiquement parlant survit et se reproduit), et la population (dans laquelle les gènes se propagent). La théorie de la « sélection naturelle économique » met aussi en jeu trois sortes d’entités : les firmes, les « routines » et la « population des firmes ». Les firmes jouent un rôle analogue aux organismes : elles sont susceptibles de disparaître, ou de survivre et de croître (plutôt que se reproduire). Les « routines » sont des formes de comportement régulières et relativement prédictibles : méthodes de production et de gestion ; stratégies d’investissement, recherche et développement, stratégies de diversification. Elles sont transmises avec une certaine fidélité, quoique modifiées de temps à autre. Elles 156
L’origine des espèces (1859)
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LA FIN DES HOMMES MACHINES jouent donc un rôle comparable aux gènes. La différence avec la transmission héréditaire biologique, c’est que dans l’évolution culturelle, la transmission se fait principalement de manière « horizontale » (c’est-à-dire indépendamment de toute relation généalogique entre les individus). Sous réserve d’accepter ce genre de généralisation, il n’est pas déraisonnable d’envisager que dans les sociétés humaines, et en particulier dans la sphère des rapports économiques, des analogues de la sélection naturelle interviennent qui permettent d’éclairer la logique du changement, et d’accepter peut-être que celui-ci ne s’explique pas seulement par des facteurs intentionnels, mais par des phénomènes de masse qui transcendent partiellement la signification subjective des actes individuels.157. Enfin, les firmes sont en concurrence au sein d’une population de firmes qui occupe un certain environnement (le marché). La concurrence économique est elle-même définie dans un langage darwinien. Cherchons dans le savoir des hommes ce qu’implique le renoncement aux délinquances, que celles-ci soient économiques ou écologiques. Renoncer aux délinquances, c’est en même temps renoncer à ce qui les produit, ou alors, c’est renoncer au processus qui les génère en espérant ou en imaginant un autre qui ne soit plus nuisible. Ces changements peuvent se mesurer dès qu’ils nous concernent directement. Le cours de ma vie m’en a donné un exemple. Plus qu’une bifurcation, ce fut un bouleversement. Et si notre société en vivait un semblable, pour autant que celui-ci lui apporte davantage de bonheur, alors nous pourrions nous en réjouir. Autant l’esprit de l’homme est source d’idées pour les entrepreneurs, autant les muscles de l’homme peuvent fournir à ces entrepreneurs la force laborieuse dont ils ont besoin pour transformer le monde. Idées - travail - transformation du monde, voilà les trois sommets du triangle d’or qui a pour centre de gravité : l’homme. C’est en effet la principale ressource susceptible d’enrichir tous ceux qui savent bien l’utiliser ; mais, c’est aussi, si on le veut, une force de destruction qui n’est plus à démontrer. 157
Magazine littéraire de mars 1999, Darwin les nouveaux enjeux de l’évolution, p.47
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LE RENONCEMENT AUX DELINQUANCES Quelle stratégie devons-nous adopter si nous voulons renoncer aux délinquances ? D’abord, en détruisant le veau d’or actuel et en refusant les diktats qui nous obligent à obéir inconditionnellement aux puissants. Nous devons réorganiser nos vies pour qu’elles ignorent les contraintes des capitaux, des marchés et des entreprises, puisque ceux-ci, jusqu'à preuve du contraire, considèrent l’humanité comme un outil et non comme un but. Ensuite, en ne consommant plus aucun produit qui ne soit pas indispensable à notre vie. Mais, les loisirs font partie de celle-ci et ce n’est donc pas en pratiquant la morosité et l’ascétisme que nous arriverons à résoudre ce problème. Nous avons souvent cité la morale comme un impératif catégorique, car vivre moralement ne se limite pas à obéir aveuglément à une Raison esclavagiste, surtout si, pour celle-ci, nous devons combattre la sentimentalité. Selon un certain presbytérianisme attardé, le sentiment empêcherait la Raison d’être morale, au même titre que la haine. Pour être moral, il faut d’abord être sentimental et généreux, puis il faut utiliser la raison pour accomplir intelligemment nos actions. Et cette morale intervient partout où elle le peut. Si nous devions évoquer un scientifique à l’appui de notre thèse, il nous suffirait de citer Darwin qui explique, en 1871, dans The Decent of man (La filiation de l’homme) que, des animaux aux hommes, les sentiments altruistes ont aussi participé à la sélection naturelle et que les organismes humains et animaux présentent des ressemblances au niveau des instincts et des comportements. Darwin n’a alors plus hésité à étendre le principe de la sélection naturelle à l’homme en expliquant que celle-ci sélectionne la morale qui a pour propriété de s’opposer à la sélection naturelle telle qu’elle s’opère chez l’animal avec l’élimination des faibles par les forts, et c’est bien sous cette forme que, appuyée sur d’autres facultés, elle a apporté un avantage décisif à l’humanité et a assuré son triomphe. Et Darwin trouve le plus grand nombre possible de similitudes pour argumenter la parenté entre l’homme et l’animal en affirmant que la sélection naturelle ne se limite pas à l’élimination des faibles - comme on a tendance à la réduire quand on parle du Struggle for life -, mais sélectionne aussi des instincts et, au niveau de l’humanité, des instincts sociaux qui
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LA FIN DES HOMMES MACHINES sont particulièrement retenus. Cela signifie qu’au niveau des humains se déploient des conduites antisélectives qui constituent le socle des qualités morales.
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Comme le souligne Patrick Tort, anthropologue et Directeur de l’Institut Darwin : « La sélection naturelle sélectionne la civilisation qui s’oppose à la sélection naturelle ». Ce qui est certain, et cela relativise fortement le Struggle for life féroce et vorace tel qu’on nous le sert à toutes les sauces, en présentant Darwin comme le justificateur de l’oppression du faible par le fort, comme celui qui rend légitimes toutes les théories inégalitaires, il faut aussi le considérer comme le biologiste de « L’émergence de la morale ». Pour Darwin, la morale repose sur les instincts sociaux, euxmêmes héritage animal et qui sont sélectionnés par l’évolution. Le développement des facultés intellectuelles, l’effet de l’opinion, de l’habitude, de l’éducation et, plus largement, de la culture en accélèrent la formation : ils creusent la différence de l’homme et de l’animal en l’ouvrant à un horizon de plus en plus universel. La loi morale n’est donc qu’une règle instinctive dé-
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Dessin de Maja extrait du Magazine littéraire de mars 1999 page 45
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LE RENONCEMENT AUX DELINQUANCES guisée qui continue d’habiter la conscience dans l’ignorance de son origine159. En 1859, après la publication de son œuvre maîtresse, « Origin of Species », dans laquelle il ne parlait pas franche-ment de l’homme - car l’establishment anglais de l’époque était encore trop créationniste et fixiste pour supporter que la théorie évolutionniste s’applique à notre espèce - Darwin se tut pendant onze ans et trois mois plus exactement. Et pourtant, à quelques endroits de son premier ouvrage, dont l’impact fut comparable aux secousses apportées par Copernic et Galilée en leur temps, Darwin ne put s’empêcher de faire allusion à l’homme, sans insister, ce qui ne trompa aucun lecteur attentif sur les raisons de cette discrétion et laissa libre cours aux polémiques et controverses : « On a vu quelquefois, après l’amputation des doigts chez l’homme, des ongles imparfaits se former sur les moignons ; or il me serait aussi aisé de croire que ces traces d’ongles ont été développées pour excréter de la matière cornée, que d’admettre que les ongles rudimentaires qui terminent la nageoire du lamantin, l’ont été dans le même but »160. Pendant cette longue période de mutisme, d’autres scientifiques ont pris la parole à sa place, non pas pour préciser le contenu de son message mais en le déformant puisqu’ils ont imprégné l’œuvre de Darwin de déductions que celui-ci n’a jamais voulu exprimer. Ce fut le cas de Spencer, le fondateur du très mal nommé « Darwinisme social » dont la philosophie fut proche du néolibéralisme contemporain et qui légitimait le triomphe du fort sur le faible en faisant payer par celui-ci le prix de sa faiblesse. Puis ce fut le cas de Galton, le cousin de Darwin, qui fonda « l’Eugénisme » en 1865 en prônant la sélection naturelle dans la civilisation par la limitation de la reproduction des individus porteurs de caractères jugés défavorables, et en encourageant les caractères jugés positifs. Les expressions de « Darwinisme social » ou néodarwinisme reviennent périodiquement, comme le monstre du Loch Ness. La sociobiologie du professeur Edward Wilson, par exemple, fit l’objet dans la décennie soixante-dix d’une contro159
Magazine littéraire de mars 1999, Darwin les nouveaux enjeux de l’évolution, p.49 160 Ibid. p. 510-511
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LA FIN DES HOMMES MACHINES verse scientifique et politique animée. Il abordait l’étude du comportement dans les sociétés animales et humaines en établissant un lien entre l’évolution de l’organisme et celle de la pensée, voire de l’esprit. Au début des années quatre-vingt, les Belges, malgré leurs oppositions internes, se sont restructurés sur le plan industriel et se sont donné les moyens financiers nécessaires pour sauver un maximum d’emplois. Ces moyens sont d’abord venus des subsides d’Etat, avant que ces entreprises elles-mêmes ne dégagent un bénéfice d’autofinancement suffisant pour assurer leur pérennité. Prétendre que l’altruisme fut le moteur de ce changement est sûrement exagéré. Ce fut davantage un égoïsme équilibré entre deux communautés en conflit permanent qui trouvaient chacune ce dont elles avaient un urgent besoin. L’altruisme fut donc très relatif pendant les « Eighties », mais on ne peut pas nier qu’il y eût chez nous une certaine sélection naturelle privilégiant la solidarité au conflit. Ce fut aussi le cas lors de la réunification de l’Allemagne, où des politiques altruistes se sont développées et se développeront encore, même s’il faudra beaucoup de temps pour que le citoyen allemand dispose des mêmes moyens de subsistance, à l’est comme à l’ouest. Pour les « sociobiologistes », le comportement qui favorise les gagnants dans le jeu de la sélection naturelle est génétiquement transmis à ses descendants. Notre cerveau est, selon eux, l’aboutissement d’une évolution génétique, pour laquelle certaines substances cérébrales auraient été retenues par le mécanisme darwinien de la sélection naturelle. Le cerveau étant aussi l’instrument biologique de notre pensée et de notre comportement, la question que s’est posée Wilson est de savoir dans quelle mesure le comportement de nos contemporains est encore dépendant des structures primitives dont ils ont hérité. Certaines observations de la sociobiologie ont amené des conclusions abominables. « Poussée à l’extrême par certains de ses adeptes, cette science est devenue une doctrine qui ravale tout au niveau d’un égoïsme biologique irréductible. (...) La vie n’existerait que pour servir les objectifs de l’A.D.N., cette longue double chaîne torsadée composée d’acides nucléiques. (...) Sommes-nous donc réduits à n’être rien de plus que le support de l’ADN, comme le soutient le sociobiologiste britannique Richard Dawkins qui écrit : « Les gènes se multiplient
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LE RENONCEMENT AUX DELINQUANCES dans d’énormes colonies (nous), en toute sécurité à l’intérieur de robots lourds, isolés du monde extérieur et le manipulant à distance. Ces gènes sont en moi et vous ; ils nous ont créés, corps et âme ; et leur survie est la raison ultime de notre existence... Nous sommes les machines qui assurent cette sur-vie »161 Au début du nouveau millénaire, la controverse alimente les thèses des paléoanthropologues, des généticiens, mathématiciens et naturalistes de tous poils. Mais, nous ne pouvons nier qu’un certain consensus existe aujourd’hui sur le fait, qu’à côté des explications paléontologiques indiscutables de l’évolution, « Les formes mutantes qui participent à l’évolution moléculaire de chaque gène sont à peu près équivalentes du point de vue sélectif, c'est-à-dire qu’elles font aussi bien le travail en termes de survie et de reproduction de l’individu »162. Alors, faisons le point : lorsque les mutations génétiques dues au hasard des « enjambements » de chromosomes lors de la formation de la cellule œuf, ou lors du remplacement des cellules mortes, ou lorsque le hasard produit des catas-trophes dites naturelles : tremblements de terre, ouragans, etc.., les hommes qui en subissent les conséquences s’organisent alors pour combattre. Dès 1931, Jean Rostand reprochait à Darwin de n’avoir pas assez tenu compte du hasard dans sa théorie en faisant une part trop belle à cette nécessité de la sélection naturelle. L’Anglais avait écrit : « Il est bon de remarquer ici qu’il doit y avoir pour tous les êtres de grandes destructions accidentelles qui n’ont que peu ou pas d’influence sur l’action de la sélection naturelle »163. Jacques Monod précise que « La sélection opère en effet sur les produits du hasard et ne peut s’alimenter ailleurs, mais elle opère dans un domaine d’exigences rigoureuses dont le hasard est banni. C’est de ces exigences et non du hasard, que l’évolution a tiré ses orientations généralement ascendantes, ses conquêtes successives, l’épanouissement ordonné dont elle semble don161
Edward O. Wilson, L’humaine nature, Stock, 1979, p 12
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Kimura, cité par Jean Gayon, Darwin et l’après Darwin,Paris, Kimé, 1992, p. 401
163
Rostand, J., Etat présent du Transformisme, Stock, Paris, 1931, p.110
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LA FIN DES HOMMES MACHINES ner l’image. (...) Le facteur décisif de la sélection n’est pas la « lutte pour la vie », mais, au sein d’une espèce le taux différentiel de reproduction164.
Renonçons à l’homme machine, asservisseur de l’homme et de la biosphère « Nous savons au moins ceci : la terre n’appartient pas à l’homme ; l’homme appartient à la terre. Tout ce qui arrive à la terre arrive aux fils de la terre » Proverbe d’un chef indien « La terre appartient à chaque génération en cours, pleinement et de plein droit, aucune génération ne peut contracter de dettes plus grandes que celles qu’elles ne peuvent payer au cours de leur propre existence » Thomas Jefferson, 1789
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« Whatever affects one directly, affects all indirectly » Martin Luther King Jr. Le monde, n’est-il pas finalement composé d’une seule matière diversement structurée, que celle-ci soit inerte ou vivante ? D’ailleurs, où est-elle cette frontière qui sépare la matière inerte de la matière vivante ? À cette question, Michel Henry aurait sans doute ajouté : « Tout ce qui porte en soi cette propriété merveilleuse de se sentir soi-même est vivant, tandis que tout ce qui se trouve dépourvu n’est que la mort ». La pierre, par exemple, ne s’éprouve pas soi-même, on dit que c’est une « chose ». Les plantes, les arbres, les végétaux en général sont également des choses, à moins qu’on ne fasse apparaître en eux une sensibilité au sens transcendantal, c’est-
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Monod J., Le hasard et la nécessité, Ed. Seuil, Points, p155, 156
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« Then I say the earth belongs to each generation during its course, fully and in its own right, no generation can contract debts greater than they may be paid during the course of its own existence »
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LE RENONCEMENT AUX DELINQUANCES à-dire cette capacité de s’éprouver soi-même et de se sentir soi-même qui ferait justement d’eux des vivants » 166. Et le fait de ne pas respecter le minéral n’induit-il pas des comportements semblables à l’égard du végétal, puis de l’animal ? Et que penser de l’existence d’une discontinuité entre ces catégories de matières diversement composées et organisées et... l’homme ? Commettrions-nous la même injustice à l’égard des êtres biologiquement moins complexes que nous qu’à l’égard des êtres humains que nous estimons socialement inférieurs ? Condillac, dès 1755, dans son Traité des animaux, ne montraitil déjà pas que les hommes et les animaux ont en commun cette faculté de sentir et que leur réelle différence est de l’ordre du degré et non de nature. Cette logique du mépris relatif, n’est-elle pas analogue à cette autre logique qui pousse l’humanité vers cette société duale où les riches sont considérés dignes de leur espèce, alors que les plus démunis deviennent des « Untermensch » à la solde des premiers ? Julian Huxley, dans « L’homme, cet être unique », fait remarquer que « l’opinion de l’homme quant à sa propre position par rapport au reste des animaux a oscillé à la façon d’un pendule entre un orgueil excessif ou insuffisant de lui-même, fixant, entre lui-même et les animaux, une démarcation tantôt trop large, et tantôt trop étroite. (...) Ou bien l’on peut s’attaquer à l’extrémité humaine de la démarcation, et alors soit déshumaniser sa propre espèce pour en faire une espèce animale comme toutes les autres, soit la « surhumaniser » pour en faire des êtres légèrement inférieurs aux anges » En fait, Huxley nous explique que, selon les périodes de l’histoire et le niveau de civilisation des hommes, l’opinion de ceux-ci a évolué. Du temps de l’homme primitif, les divinités avaient l’apparence animale, puis les dieux sont devenus anthropomorphes quand la civilisation s’est stratifiée économiquement, car l’homme s’est alors vu comme un être à part. Cette opinion a atteint son paroxysme dans la théologie chrétienne et dans la philosophie de Descartes où s’est véritablement créée une barrière infranchissable entre l’homme et les animaux. Mais, cette évolution s’est stoppée et a même reculé 166
Henry, M., La Barbarie, Grasset, Paris, 1987, p.15
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LA FIN DES HOMMES MACHINES avec Darwin à la lumière de la science. Pour la première fois, ce n’était plus l’animal que l’on ramenait au niveau des hommes, mais les hommes que l’on rabaissait au niveau de l’animal, avec toutes les secousses morales et religieuses qu’une telle théorie a pu produire. Mais, le pendule animalité-surhumanité ne cesse de changer d’amplitude selon les sensibilités et les régimes politiques, à un point tel qu’aujourd’hui encore, dans les pays les plus riches du monde, non seulement il y aurait une discontinuité flagrante entre l’animal et l’humain, mais au sein de l’humanité même, il y aurait diverses catégories d’hommes dont certaines devraient se contenter de vivre tout naturellement comme des « soushommes », parce que Dieu l’a voulu ainsi.
Prenons garde aux dérives écophilosophiques Ne pas tenir compte de la souffrance animale est une mentalité de plus en plus répandue. Libérer l’animal des tortionnaires humains fait pourtant partie de nos objectifs pour renoncer aux délinquances. Il faut nous opposer de toutes nos forces à la destruction des espèces, même celles qui ne sont pas indispensables à la survie biologique des humains. Mais il ne suffit pas de légiférer, de constater le délit conformément aux lois que l’homme a créées ni de punir les malfaiteurs en se donnant bonne conscience, il faut être plus efficace dans la prévention, car nous savons que les hommes prêts à commettre les actes de barbarie les plus ignobles ne reculent devant rien, même pas devant le meurtre de leurs semblables lorsqu’on les empêche d’agir : Diane Fossey en a fait la triste expérience. Les gouvernements du monde entier doivent se donner les moyens de surveiller en permanence les espèces en voie d’extinction et intervenir dès que celles-ci se trouvent menacées. Cela ne signifie pas que nous prônions une stricte égalité entre l’homme et l’animal, car il serait dangereux d’exagérer l’homogénéité entre les êtres vivants, ce qui équivaudrait à comparer un abattoir à un camp de concentration et une étable à une prison. Tous ceux qui effectuent une telle comparaison mettent aussi en danger la spécificité de l’espèce humaine en ayant tendance de ne pas considérer chaque être humain comme une
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LE RENONCEMENT AUX DELINQUANCES personne, mais de différencier au sein même de l’humanité des « sous-hommes » physiquement et intellectuellement faibles dont « le seuil de tolérance à la mise à mort »167 s’abaisserait, pendant, qu’en même temps, il se relèverait du côté de l’animal. Cet indifférentisme qui lutte contre ce que l’on appelle « l’espècisme » conduit aussi aux pires excès, y compris l’écoterrorisme qui prétend, par exemple, protéger l’animal, et le bœuf en particulier, en commettant des attentats contre les Mac Donald’s. On le comprendrait peut-être mieux - sans le cautionner pour autant - de la part de diététiciens désireux de protéger la jeune génération qui s’y alimente...
C'est une triste chose de penser que la nature parle et que le genre humain n'écoute pas. L’ère nouvelle que nous prétendons pouvoir créer ne pourra jouer son rôle humanisateur qu’à la condition de rester fidèle à sa position médiane entre l’ordre scientifique et l’ordre mystique. Voilà bien des questions fondamentales qu’il ne faut cesser de poser et auxquelles nous devons trouver une réponse si nous voulons que la logique des hommes et leur mentalité changent prochainement. Les nuits sont enceintes, certes, mais rien encore n’annonce vraiment les caractéristiques de l’enfant qui naîtra à la nouvelle aube. Entre deux mondes, dont l’un est mort et l’autre impuissant à naître « Wandering between two worlds, one dead, The other powerless to be born... »168, sommes-nous certains de construire mieux et meilleur ? Non, si nous n’adoptons pas des principes solides qui articulent chacune de nos décisions et actions. Voyons d’abord les « progrès » qu’ont accomplis nos esprits depuis le XIXe siècle. Constatons, par exemple, que l’Africain n’est plus considéré comme une espèce intermédiaire entre le singe et l’Européen. Certes, la discrimination biologique n’est pas disparue pour autant, mais nos régimes démocratiques savent maintenant qu’ils doivent se préserver de toute résurgence fasciste avec la même force que le combat mené contre un virus mortel toujours prêt à refaire surface quand s’estompe la vigilance. 167 168
Lerbert, G., op. cit. note n°121, p.49 Arnold Matthew
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LA FIN DES HOMMES MACHINES Celle-ci doit être entretenue dans tous les domaines. Si nous considérons les taux de pollution de plus en plus élevés partout dans le monde, malgré les budgets faramineux destinés à la « préservation » de la nature, on se rend compte que « L’homme est devenu l’asservisseur global de la biosphère, mais s’y est par là même asservi. Il est devenu l’hyperparasite du monde vivant, mais, parce que parasite, il menace sa survie en menaçant de désintégrer l’éco-organisation dont il vit »169. En fait, à l’aide des budgets mondiaux, ce n’est pas vraiment la nature que l’homme cherche à préserver, mais lui-même contre les excès qu’il lui fait subir. Il ne cherche pas à préserver ce qu’il pollue, mais bien l’humanité polluante qui, par effet « boomerang », subit le contrecoup de ses excès. Les thérapies actuelles ne visent qu’à supprimer les effets et non les causes, comme se préservent d’ailleurs les dictateurs de leur peuple en révolte en s’entourant de miradors équipés de mitrailleuses, sans chercher vraiment à nourrir ces peuples affamés ni à émanciper les pauvres pour eux-mêmes. Leur but consiste seulement à préserver l’espèce esclavagiste contre les sursauts désespérés de leurs victimes. « Il s’agit d’attribuer un prix à ce qui, jusque-là, était considéré comme des valeurs d’usage sans valeur marchande : la qualité de l’air ou celle de l’eau, les inconvénients apportés par un bruit excessif ou un voisinage malodorant. On cherche ainsi à décourager, ou à abolir, des manières de consommer ou de produire qui ne valent pas les dommages qu’elles entraînent (...) C’est donc sur la question de la valeur intrinsèque que les éthiques environnementales affirment leur spécificité, ce qui les sépare d’une économie de l’environnement »170. Les emplois que les écologistes voient fleurir dans le domaine environnemental sont encore trop axés sur l’aval - plus particulièrement sur le marché de l’emploi correcteur des dommages occasionnés sur la nature - et pas assez sur la correction des mentalités qui en sont les causes. Le court terme est trop prépondérant pour la majorité des hommes. On veut tout, tout de suite et l’on abuse de la maxime : « Un tiens vaut mieux que deux... tu n’auras pas » Cette diligence à « gagner » de l’argent, et à « gagner » tout court, néglige l’environnement et 169 170
E. Morin, La méthode 2. La vie de la vie p. 75 Larrère, C., Les philosophies de l’environnement, Puf, 1997, p20-21
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LE RENONCEMENT AUX DELINQUANCES tout ce qui s’y trouve. Cette fougue à privilégier les actions immédiates en négligeant leurs dysfonctionnements nuisibles est une attitude partagée par l’ensemble des partis politiques, qui chassent tous sur le terrain du court terme parce qu’il peut rapporter gros et tout de suite. Ces partis se disent aussi qu’il sera toujours possible de corriger à long terme les effets de leur politique opportuniste. À côté des pollutions réelles, existeront aussi toujours les susceptibilités de voisinage, même - et peut-être surtout - dans les quartiers riches où la moindre anicroche compromet le bonheur de citoyens nombrilistes ; par exemple, celui du jogger pré-pensionné dont le cœur s’emballe lorsqu’un chien, surpris par son passage, l’aboie soudainement ; le citadin qui a vécu longtemps dans un appartement de cent mètres carrés et qui a acheté un terrain de dix ares avec l’intention d’y vivre comme s’il était devenu un propriétaire terrien ; le râleur qui réduit le monde à ce qui touche ses sens et qui, par conséquent, est prêt à abattre quiconque gênerait ceux-ci. Pourtant, ce même homme se permet de tondre sa pelouse le dimanche et de brûler ses mauvaises herbes sans se poser la question de savoir s’il ne va pas polluer son voisinage. Etc.. Emprisonnées dans leurs propres contraintes, les politiques de toutes tendances évoluent entre deux extrêmes. Parfois, ils exaltent leur peuple à consommer davantage et, dans ce cas, n’excluent pas à faire tourner la planche à billets pour accélérer les échanges ; parfois, ils demandent de consommer moins quand la période inflationniste impose l’austérité. Mais, tous ces dirigeants n’agissent qu’en fonction d’indicateurs qui ne prennent pas en compte l’homme, comme tel. Sur le plan commercial, la concurrence induit la satisfaction devant les difficultés et l’échec des autres. Quand le poulet belge a été proscrit, parce qu’on avait trouvé de la dioxine dans sa chair, les gallinacés des autres pays se sont mieux vendus. Quoi de plus normal pour les partisans du libéralisme actif ! Ce qui m’a stupéfié, à l’occasion de ce gâchis de nourriture, c’est l’attitude des autres pays européens qui furent scandalisés comme si, chez eux, ils maîtrisaient leur système économique et pouvaient empêcher les excès du consumérisme organisé. La Belgique aurait-elle un système particulièrement perver-ti ? Non ! On a connu la vache folle en Angleterre et l’on se souviendra des huîtres polluées en Bretagne et d’innombrables
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LA FIN DES HOMMES MACHINES autres cas qui ne permettent pas aux nations triomphantes de jeter l’anathème sur toutes celles qui, à un moment ou à un autre, n’ont pas toujours eu le bon réflexe ou la bonne réaction. Certes, la responsabilité doit exister et la sanction aussi ; mais, les tergiversations des décideurs - comme ce fut le cas en Belgique pour le poulet à la dioxine - n’ont pas permis de ramener rapidement la confiance. Ce qui ne signifie pas que l’Europe ait définitivement abandonné la Belgique, elle lui a d’ailleurs octroyé quelques subsides compensatoires lui permettant de se refaire une santé. Dans un livre remarquable, intitulé « La pollution invi-sible 171 » , Bouguerra nous montre bien l’influence des impacts économiques et financiers sur nos destinées ainsi que les résistances des principaux lobbyings à reconnaître la dangerosité des produits dont ils font profit. Norman Borlaug, par exemple, qui a été Prix Nobel de la paix de 1970, professeur d’agriculture internationale et ancien employé d’une multinationale de la chimie, a écrit : « Les soidisant militants de la santé cultivent la peur à propos des produits chimiques qui existent à l’état de traces autour de nous sans provoquer de dangers connus pour la santé...Interdire les produits chimiques industriels appauvrira la nation américaine... C’est le prix que les terroristes de la toxicité veulent nous faire 172
payer. » . En terminant cette phrase par un élan nationa-liste, ce prix Nobel de la paix démontre - par l’absurde - que sa récompense suprême n’impliquait pas nécessairement le souci de la santé du monde. La paix oui, mais à quelles conditions ? se demande-t-on après cette épouvantable déclaration . Car les mots, brusquement, changent de camp et de sens. Borlaug appelle « terroristes » ceux qui empêchent le profit de quelques-uns pour préserver la nature et la santé de tous. On ne compte plus aujourd’hui les intimidations des corps organisés qui poussent les savants à ne pas poursuivre leurs recherches dans les domaines qui réduiraient considérablement les coûts des soins de santé. Ce fut déjà le cas lorsque Pauling, Prix Nobel de chimie en 1954, puis Prix Nobel de la Paix en 1962, défendit la vitamine C, dont il disait qu’elle pouvait tout aussi bien, et à moindres frais, agir contre la grippe et les rhumes. Pauling dut se battre 171 172
Bouguerra, M., La pollution invisible, Puf, 1997 Ibid. p. 3
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LE RENONCEMENT AUX DELINQUANCES contre la toute puissante FDA, l’Agence fédérale américaine, qui régente les aliments et les médicaments aux Etats-Unis. Son affirmation suffit à déclencher une conférence de presse au cours de laquelle le président de la vénérée agence, le Doc-teur Charles Edwards, déclara « qu’il n’y avait aucune preuve scientifique prouvant que la vitamine C était capable de guérir ou de prévenir les refroidissements et qu’il n’y avait jamais eu d’étude sérieuse dans ce sens » Les combats de Pauling se poursuivirent d’ailleurs avec l’AMA « l’Association médicale américaine »173. Ma propre expérience m’a aussi apporté son lot de surprises, car j’ai rencontré certains industriels du retraitement des déchets plus préoccupés par la valeur ajoutée de leur business que par la préservation de la nature. La valeur marchande des choses qu’ils récupèrent et transforment a pris, pour eux aussi, plus d’importance que l’odeur et la nocivité que ces choses dégagent autour d’elles. Le combat que mènent ces industriels ne consiste pas à supprimer la production de déchets ni même de la diminuer, puisque celle-ci représente pour eux un gisement de valeur ajoutée et de profits, mais, au contraire, de se procurer de plus en plus d’effluents pollueurs. Et, si possible, de plus en plus rares, ce qui leur garantirait de nouveaux créneaux spécifiques plus enrichissants que les produits banalisés qui leur sont confiés. Bref, Plus le monde est dégoûtant, mieux c’est pour les capitalistes de l’assainissement et les sociétés « revalisatrices » qui font profit des excès consuméristes de notre époque. Les gloutons inconditionnels des richesses financières appauvrissent le monde matériel et vivant ; ils le pillent, le polluent, le salissent, le transforment sans discernement, et ils justifient leurs actions en essayant de nous prouver scientifiquement que nous avons tort d’agiter la crainte. Car, selon eux, comment pouvons-nous porter crédit à tous ces mouvements et associations qui font peur aux citoyens en agitant le spectre du cancer alors que la durée de vie moyenne de l’homme ne cesse de s’allonger dans les pays industrialisés et dans les villes ultrapolluées ! Cette exclamation simpliste, exploitée par les producteurs et les contre-manifestants, exprime l’étonnement que l’on puisse 173
Ibid. p. 9 et 10.
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LA FIN DES HOMMES MACHINES se révolter contre ces soi-disant pollueurs, alors que l’encombrement des décharges publiques n’est que le résultat des commodités dont les plaignants ont été les heureux bénéficiaires ! Autrement dit, les « revalorisateurs » et exploiteurs de décharges résistent en encourageant, à leur manière, la délinquance environnementale, puisqu’ils s’évertuent à sous-estimer les dangers qu’elle induit. D’ailleurs, si on suivait les raisonnements de certains, on en conclurait rapidement que c’est la faute de la classe ouvrière : les décharges existeraient-elles si celle-ci n’avait pas acquis les droits et la « richesse » dont elle dispose aujourd’hui ? On consommerait moins et donc, on polluerait moins... Les nostalgiques de l’âge d’or de la noblesse vous le confirmeront : « De ce temps-là, Monsieur, on ne polluait pas ! » À côté de ces problèmes, nos compagnons veulent se retrouver dans des conditions de vie non équivoques. Vivre en se préservant à longueur de temps des délinquances des autres, n’est évidemment pas enviable. Puis il y a la destruction des patrimoines que connaissent bien les architectes, les antiquaires et conservateurs de musée. Les viols artistiques à l’égard des cultures anciennes sont légion. Il a fallu que les vandales des pays colonisateurs détruisent les momies égyptiennes ou les emportent en Europe pour que nous nous y intéressions de manière vénale... Des enrichis, souvent illettrés, ont conquis la Vallée des Rois dès le XIXe siècle et la « Sillicon Valley » dans la dernière moitié du XXe siècle avec une telle conviction inquisitrice qu’ils n’ont pu rentrer chez eux sans un petit souvenir. Napoléon et d’autres conquérants l’avaient d’ailleurs fait avant eux ; pourquoi les autres se seraient-ils gênés ? Et sans aller si loin, que penser de la destruction organisée des anciens sites de nos villes où disparaissent les unes après les autres les vieilles façades, ou des preuves irremplaçables d’un passé qui nous a faits, pour faire place à « L’humanité au mètre cube174 ». Les tours en béton se dressent partout comme des victoires technologiques et rem-placent peu à peu les belles maisons des quartiers où il faisait bon vivre, comme si le béton devait absolument effacer les temples, les colonnes et obélisques, les lieux chargés d’histoire qui font aussi partie de notre culture...
174
Titre d’un livre de David Lachterman
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LE RENONCEMENT AUX DELINQUANCES D’où vient cette distance entre l’homme et la nature ?
Pourtant, dans tous les pays pollueurs et pollués, la logique dont nous venons de parler et la mentalité qu’elle engendre subissent des contrecoups redoutables de la part des gens « respectueux de la nature » Comme subissent de vives réactions, les mouvements de jeunes amnésiques ou négativistes qui cherchent à ranimer la flamme des partis totalitaires en niant le passé criminel de ceux-ci. Les nuits sont enceintes, nous sentons que l’humanité veut se préparer à un avenir meilleur et veut que se démentissent dans le futur les dualismes disproportionnés que nous vivons actuellement. Mais, cette volonté n’est pas encore prise en compte par les politiques. Au même titre que les animaux et les végétaux, l’homme ne peut cesser d’être un élément de la nature dans la mesure où son organisme physique est composé des mêmes éléments. Pour cette raison, des lois naturelles jouent en lui. Et il n’est pas en son pouvoir de s’en affranchir, même si une certaine souplesse de réaction à leur égard lui est accordée. L’homme ne fait pas que vivre ces lois naturelles comme de pures forces : il prend conscience de leur mécanisme, de ses causes et de ses conditionnements. Cette connaissance ne lui permet pas de suspendre leur action, mais tout au plus de les utiliser à des fins qui n’étaient pas les leurs. C’est ainsi que l’homme a créé l’avion. « Mais pourquoi la distance avec la nature est-elle plus importante chez l’homme que chez les animaux ? » s’interroge Luc Ferry175. « Parce que c’est par cette distance, en effet, qu’il nous est possible de questionner le monde, de le juger, de le transformer, d’inventer comme on dit si bien, des idéaux et, par là, une distinction entre le bien et le mal. Si la nature était notre code, rien de tout cela ne serait possible. Même si l’histoire l’était, à la place de la nature, la situation serait la même. (...) Par rapport à l’animal qui est déterminé par la nature, la situation de l’être humain est inverse. Il est par excellence indétermination : la nature lui est si peu un guide nous dit Rousseau, qu’il s’en écarte parfois au point de se donner la mort. L’homme est as-
175
Comte-Sponville, A., et Ferry, L., op. cit. note n° 99, p.78.
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LA FIN DES HOMMES MACHINES sez libre pour en mourir, et sa liberté, à la différence de ce que pensaient les anciens renferme la possibilité du mal »
Seul le progrès en pente douce est bon pour l’homme Déclarons, d’emblée, que ce ne sont pas les imprécations vertueuses des braves gens - ni des intellectuels qui les représentent - contre les techniques arrogantes actuelles qui feront avancer la réflexion des rêveurs concrets. Pas davantage les hymnes moralisateurs incitant à adopter une philosophie généreuse envers les plus démunis. Les incantations, toujours exprimées, mais jamais constatées, font partie des rites actuels. Ce ne seront ni les chartes rigoureuses ni les encensements flatteurs qui amélioreront la situation. Il faut que le changement de la société s’opère en pente douce et qu’il soit mu par une nouvelle culture et un enseignement orienté vers le respect du monde. Ce n'est pas seulement au volant de notre voiture que nous risquons de succomber à la frénésie de la vitesse, mais partout où nous nous trouvons : les travailleurs, tentés de bâcler leur ouvrage ; les éducateurs, exigeant trop vite de leurs enfants un comportement d'adulte ; les hommes au pouvoir, trop soucieux d'obtenir la soumission rapide et inconditionnelle de leurs collaborateurs ; l'ambition, la ruse, la réprimande, l'obstination de ne voir dans le prochain qu'un instrument au service de ses propres objectifs ; tout cela est dû à la peur qui nous saisit devant le temps qui passe.
Les remords de Mengele Pendant que les cœurs généreux oeuvrent à réorienter l'Humanité vers des valeurs plus fraternelles et plus saines, l'éblouissement causé par les opportunités immorales et mercantiles continue à faire des ravages et renforce les despotismes. La politique du « Renard dans le poulailler » s'intensifie encore. La société duale est leur seul objectif. Et pourtant, les nuits sont enceintes, une nouvelle civilisation se prépare, car lorsque j’ai rencontré Mengele, après qu’il fut pensionné, il osa m’avouer avec une sincérité qui m’a réellement surpris : « Tout cela était futile. Je me suis toujours débattu dans une structure en perpétuelle mutation et je me demande ce que j’ai fait de ma vie... si ce n’est d’alimenter mon compte en banque » Ses commentaires respiraient le bonheur d’avoir quitté le milieu de toutes les curées, où s'ébattaient encore les puérils
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LE RENONCEMENT AUX DELINQUANCES conquistadores, persuadés que leur bonheur résidait dans cette course infernale aux banalités où leur seul espoir était de triompher parmi les plus malins. Il n’a pas rejoint nos compagnons, car il était gêné, estimait qu’il avait dépassé ce qui était humainement acceptable par les autres... - Non, la vie c'est tout autre chose, a-t-il ajouté. L'homme a besoin de temps et de liberté pour s'épanouir. Partager les heures de travail et le profit qui en découle est une manière de conquérir ce temps. Le progrès technologique le permettra grâce à ses gains de productivité à condition que ceux-ci soient un moyen et non une fin. Ce temps libre sera désiré. Chacun organisera sa vie de façon mobile et variée. Ce temps libre permettra de dépenser notre affectivité. Coupable parmi les coupables, pécheur parmi les pécheurs, Mengele était aussi ce chrétien traumatisé par ce qu’il avait fait et il voulait rattraper le temps perdu pour compenser les excès de ses délinquances.
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Chapitre dix
Professeurs d’espérances L'histoire de l'humanité devient de plus en plus une course entre l'éducation et la catastrophe. Herbert George Wells
Enfin ! Je suis Prof ! « Enfin ! Je suis Prof ! », ai-je lancé avec le même enthousiasme qu’Archimède lorsqu’il s’est écrié « Eurêka, j’ai trou-vé ! ». Je ne peux m’empêcher d’évoquer ici ce que j’appelle « La prophétie d’Oxford » qui me fut énoncée en avril 1962 par un Indien qui nous accompagnait lors de la visite des étudiants de l’Athénée de Huy au Christ Church College : « You, Sir, you’ll 176 be a teacher » . Cinq ans plus tard, j’obtenais le diplôme de « Licencié en sciences chimiques » et trente-trois ans après cette prophétie, je devenais enfin professeur. Étrange paradoxe, n’est-ce pas, en ces temps où les gens accordent davantage de crédit aux banquiers, industriels et firmes privées qu’aux emplois publics et aux enseignants, en particulier ? J’ai eu maintes fois l’occasion de rappeler ma participation pendant vingt-cinq ans à « l’économie » productiviste, ce qui d’ailleurs n’a pas manqué de me récompenser pendant cette période par des traitements convenables. 176
Vous, Monsieur, plus tard, vous serez Professeur !
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LA FIN DES HOMMES MACHINES Mais, malheureusement, l’éloignement des sciences positives dans mes activités journalières m’a laissé un goût amer. À force d’être opérationnel, on finit par devenir myope et on ne peut plus voir ce qui est au-delà de certaines limites, qu’il faut pourtant dépasser si l’on veut vivre pleinement le monde dans lequel on se trouve. On en arriverait à scruter des détails comme, par exemple, les boulons rouillés d’une poutre métallique située entre le deuxième et le troisième étage de la Tour Eiffel en se demandant comment et pourquoi ces boulons sont rouillés, mais en oubliant d’observer le paysage magnifique qui nous entoure. C’est pourquoi le métier de « Prof » fut pour moi une extraordinaire découverte qui me permit, après tant d’années d’asservissement, de consacrer mon temps à tout ce qui dévoile les mystères du cosmos et de la nature. Enfin, je découvrais une activité intellectuellement enrichissante. J’étais heureux d’avoir quitté le camp retranché dans lequel je m’étais cantonné, et où je me croyais protégé, alors qu’en réalité j’y étais enfermé comme dans une prison.
Mes activités de professeur m’ont rendu la joie d’enseigner, mais aussi celle d’apprendre. « Enseigner, c'est apprendre
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PROFESSEURS D’ESPERANCES 177
deux fois » . Comprendre comment l’on vit, pour quelle raison on fait ce que l’on fait, que vivre c’est aussi savoir et aider les autres à savoir, que partager la joie de la découverte et du mystère est une tâche exceptionnelle qui dépasse en qualité de vie les stresses et banalités des « opérations » centrées sur la ren-tabilité et la compétitivité d’organisations fugaces. J’entrai dans l’enseignement comme on entre en religion, absolument convaincu que ma tâche était essentielle et que l’argent n’avait pour moi aucune importance, si ce n’est évidemment de continuer à éduquer mes filles, et leur assurer le bien-être, ainsi qu’à mon épouse.
Attention, danger ! Voici un prof sans « expérience », dit un élève.
Dès les premières leçons, j’appréciai surtout de ne pas avoir été affecté dans une école où l’anarchie et la médiocrité prenaient le pas sur la pédagogie. J’avoue que si cela avait été le 177
Citation de Joseph Joubert (1754-1824)
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LA FIN DES HOMMES MACHINES cas, j’aurais aussitôt renoncé, et je suis peiné pour les directeurs et enseignants qui n’ont pu éviter cet écueil. Les auditoires devant lesquels je me suis présenté attendaient de moi que je pratique la « pédagogie de la réussite », c’est-à-dire un enseignement qui tienne compte des personnes aux parcours divers et dont le but était d’obtenir un diplôme indispensable au marché de l’emploi ou pour se mettre en valeur au sein de leur propre entreprise. Affecté dans l’enseignement supérieur de promotion sociale, pour le graduat en environnement et le graduat en communication d’entreprise, je considérai qu’un professeur d’espérances n’avait pas pour mission de distribuer des bonnes notes permettant de délivrer des diplômes dans des pochettes surprises. Pas davantage pour les étudiants de l’enseignement secondaire supérieur auxquels j’enseignais les mathématiques et les sciences. La « pédagogie de la réussite » ne devait pas non plus devenir un slogan publicitaire susceptible de rassembler des jeunes en mal d’espérance pour les inciter à acquérir un « papier » qui, sur le marché de l’emploi, présentait peu d’intérêt. En tant que Prof, j’étais heureux. Le savoir se partage et s’amplifie de manière intersubjective. Savoir, c’est aussi avoir. Cet avoir particulier, même s’il ne peut pas combler tous nos désirs, permet toutefois de satisfaire les aspirations de ceux qui en ont saisi toute la richesse et la rareté. Pourquoi ne nous enivrerions-nous pas de ce savoir que de nombreuses générations nous ont aidés à acquérir sans en avoir eu elles-mêmes connaissance ? Par exemple, la plupart d’entre elles n’ont jamais soupçonné qu’elles étaient ellesmêmes, en chair et en os, un produit de l’expansion cosmologique, ni que les cellules de leur corps contenaient en elles des gènes porteurs d’une multitude d’informations responsables de leur santé, de leurs maladies, de leurs qualités et défauts. « Ces êtres humains sont morts heureux », diront ceux qui n’ont pas foi en la science, car celle-ci n’a pas apporté que du beau et du bien, et tous ceux qui ont cru aux mythes, à la résurrection des morts et à la vie éternelle ont terminé leur vie avec une espérance plus forte que ne parviendra jamais à égaler aucune découverte scientifique. « Heureux les simples d’esprit ! » s’exclameront d’autres en ajoutant : « Moins on en sait et mieux cela vaut ».
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PROFESSEURS D’ESPERANCES Quel doit être notre choix ? L’obscurantisme ou le dévoilement de la Vérité ? Devons nous accepter une existence qui ne serait faite que de tâches mercantiles dont nous n’apercevrions l’inutilité spirituelle qu’à la fin de nos jours, quand ceux-ci deviennent rares et nous révèlent tout ce que nous avons omis de faire dans le passé ? Des tâches qui, trop souvent, témoignent de la constance de l’éphémère et qui, lorsque nous les accomplissons, ne nous donnent pas vraiment le sentiment d’apprendre autre chose que des trucs et procédures conformes aux nécessités économiques du moment. Je ne crois pas que se consacrer au seul système économique soit la voie vitaliste. La vigilance de tous les instants s’impose pour nous éviter d’être piégés par l’Homo Economicus qui, inévitablement, nous entraîne dans une vie d’errance aux finalités hypothétiques. Le savoir remplit la personne qui a appris à l’aimer et à l’aider à mieux vivre en harmonie avec sa propre nature. Peut-être, est-il vain et orgueilleux de penser ainsi ? Mais, notre intelligence « tout occupée qu’elle est à remplir une tâche aussi inadéquate par rapport à son véritable destin, a cessé d’assumer son devoir le plus authentique ; celui de forger ces nouveaux idéaux qui, à l’heure où déclinent les vieilles valeurs, auraient pu surgir à l’horizon de notre monde. D’où cette grave crise des temps présents, caractérisée non pas par le fait qu’on n’obéit plus à des principes d’ordre supérieur, mais bien plutôt par l’inexistence, précisément, de ceux-ci »178. Non, l’économie n’est pas à mes yeux un principe d’ordre supérieur, et la plupart des activités qui lui sont liées, et auxquelles nous consacrons la plupart de notre temps, sont inadéquates. « L’étonnement » que peuvent produire les connaissances du monde est une richesse moins partagée qu’on ne le pense. C’est un état d’esprit qui fait partie des raretés de notre époque où l’on s’habitue trop vite à tout sans saisir la nature profonde des choses. La personne qui a la chance et la volonté d’exploiter cet inépuisable gisement culturel possède une richesse bien plus grande que toutes celles que ne pourra jamais lui procurer le système économique.
178
José Ortega y Gasset
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LA FIN DES HOMMES MACHINES Bachelard n’hésitait d’ailleurs pas à dire que : « S’instruire mutuellement, c’est s’étonner l’un l’autre »179. Et aussi : « Dans l’œuvre de la science seulement, on peut aimer ce qu’on a dé-truit, on peut continuer le passé en le niant, on peut vénérer son maître en le contredisant. Alors oui, l’Ecole continue tout le long d’une vie. Une culture bloquée sur un temps scolaire est la né-gation même de la culture scientifique. Il n’y a de science que pour une Ecole permanente. C’est cette école que la science doit fonder. Alors, les intérêts sociaux seront définitivement inversés : la Société sera faite pour 180 l’Ecole et non pas l’Ecole pour la Société » . Cette dernière phrase, n’est-elle pas aussi une utopie déconcertante pour les rapaces de l’économie ? C’est sans doute la raison pour laquelle mes compagnons et moi pratiquons l‘étonnement sans frontières et préférons nous pencher sur les questions philosophiques incontournables que se pose l’humanité, plutôt que de consacrer notre temps à entretenir notre propre servitude. Il existe tant de produits inutiles que vouloir à tout prix les posséder relève de la plus stupide vanité. Comme l’a écrit Ju181 lian Huxley : « S’il y a une chose évidente, c’est assurément que les buts économiques ne constituent pas une fin ultime en soi. Être dans la prospérité, c’est une condition préalable d’innombrables autres activités ; mais la prospérité n’est pas la mesure principale par laquelle nous devons juger le succès ». Nous voulons devenir et faire naître des professeurs d’espérances désireux de démentir l’avenir. « Le plus simple écolier sait maintenant des vérités pour lesquelles Archimède eut sacrifié sa vie », écrivait Renan dans la deuxième moitié du XIXe siècle. De nos jours, les lycéens connaissent la physique moderne et les principales constantes cosmologiques qui étaient encore inconnues des savants de cette époque. Ils connaissent, par exemple, depuis 1992, la photo effectuée par le satellite américain COBE (COsmic Background Explorer), qui a permis de dresser la cartographie, représentée sur cette image, du rayonnement cosmique diffus émis dans le domaine des micro-ondes.
179
Tational. Appl., 59, n
180 Bachelard., G., La formation de l’esprit scientifique, 1938 181
Julian Huxley, op. cit. note n° 122, p. 331
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PROFESSEURS D’ESPERANCES
Cette photo est exceptionnelle puisqu’elle est une trace de l'Univers primordial qui a connu une phase très dense et très chaude. Ce fait d'observation constitue aujourd'hui un soutien solide à la théorie du big-bang qui décrit les premiers instants de l'Univers. Mais, malgré cette prodigieuse évolution, ces étudiants n’ont pas encore d’explication claire sur le « comment » de l’origine du monde, et encore moins sur le « pourquoi ». Peut-être, la flèche du temps révélera-t-elle aux générations futures, non seulement de nouvelles bifurcations, mais aussi de nouvelles théories cosmologiques ? Celles-ci réjouiront-elles les scientifiques et philosophes de cette époque ? Qui vivra, verra...
L’Ecole est le laboratoire de la société de l’avenir « Cela leur fera une belle jambe. Nous pensons, au contraire de vous, que vous enseignez l’inutile. Si vous appelez cela être professeur d’espérances ! », s’exclameront les béni-oui-oui, esclaves de la société marchande Toute provocante et pertinente que soit la fin de la citation de Bachelard : « La Société sera faite pour l’Ecole et non pas l’Ecole pour la Société », relativisons-la tout de même. Alors, on se croise les bras, on apprend et on se laisse instruire en vivant
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LA FIN DES HOMMES MACHINES comme un bouddhiste ? Est-ce cela que nous voulons ? Est-ce cela qui va sauver l’humanité de la machinerie qui la broie ? Non, bien sûr, cela ne suffit pas, bien que ce choix ait le mérite de ne rien détruire. On ne peut évidemment pas imaginer un monde habité uniquement par des intellectuels, des enseignants et des élèves béats devant les mystères du monde, sans modifier celui-ci et sans y apporter la valeur ajoutée nécessaire aux richesses essentielles des hommes. Que cette obsession de connaître davantage plutôt que d’obéir aux exigences opérationnelles, vides de sens, ne s’interprète pas comme un interdit de modifier notre nature. Au contraire, notre résistance à devenir homme machine s’accompagne justement d’une inconditionnelle volonté de nous transformer nous-mêmes et de transformer autrement les richesses de notre planète. 182 Comme l’écrivait Maritain : « Connaître, c’est (...) être d’une certaine manière autre chose que ce que l’on est ; c’est devenir autre chose que soi ». Et Descartes disait : « Ce n'est pas assez d'avoir l'esprit bon, mais le principal est de l'appliquer bien ». Mes compagnons et moi sommes avant tout des progressistes et non des passéistes. Nous savons qu’on ne vit pas seulement de savoir et d’eau fraîche. Pour nous, l’espoir et l’espérance doivent nécessairement accompagner les choix de l’ingénieur : l’espoir d’améliorer l’être humain et l’espérance d’une vie meilleure. Pour atteindre cet objectif, les systèmes éducatif et culturel doivent jouer un rôle fondamental. L’éducation au « bonheur partagé » implique évidemment tant chez l’enseignant que chez l’apprenant un état d’esprit capable de reconsidérer le dogme économique et son cortège d’apparences. L’instruction ne dispense pas ceux qui l’acquièrent de leur collaboration à la satisfaction des besoins de leurs semblables et ce ne sera possible qu’en diminuant les appétits de générations élevées de manière élitiste, façonnées dans un moule productiviste, et centrées sur l’accumulation égoïste de l’argent plutôt que sur les valeurs humaines.
182
Degrés du savoir, p 218
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PROFESSEURS D’ESPERANCES Le système de valeurs que nous préconisons doit permettre d’envisager l’avenir en optimalisant « La fonction Bonheur » de tous les hommes, et non pas celle d’une minorité. La condition essentielle sera de minimiser tous les facteurs négatifs : pollutions, guerres, conflits sociaux, malnutrition, maladies... (Voir le chapitre : « De l’apprentissage du bonheur »). Ainsi s’agira-t-il de trouver le compromis qui fera de l’enfant un homme capable de vivre pour lui-même, d’être heureux le plus possible, mais aussi de vivre en société en connaissant ses devoirs. L’Ecole est le laboratoire de la société de l’avenir. Elle doit contribuer à cette œuvre.
Il voulait tout savoir, mais il n'a rien connu « Il voulait tout savoir, mais il n'a rien connu » : ce reproche ne sera pas fait ni à mes compagnons ni à moi-même. Tout d’abord parce que nous avons vécu tout autre chose que la satisfaction d’observer béatement le monde. Nous avons tous à un moment ou à un autre créé de la « néguentropie » pour restructurer ce qui nous paraissait désordre et gaspillage. Nous avons participé à des organisations diverses, orientées non pas, hélas, sur les valeurs humaines, mais bien sur des valeurs financières. Beaucoup parmi nous peuvent dire : « Nous avons tout connu, mais nous avons peu su ». Il s’agit de pondérer le savoir et l’expérience, car l’un complète l’autre. Ce que mes compagnons et moi proposons, ce n’est pas de vivre en ermites, déconnectés des autres en se contentant de remplacer le Dieu « Productivité » par le Dieu « Savoir ». Il est évident que nous devons faire de notre vie un destin utile à l’humanité en devenant tout autre chose qu’une « belle âme » ! Pour qu’il en soit ainsi, les jeunes générations devront d’abord apprendre les sciences et la philosophie plutôt que la vente, la publicité. Elles devront aussi vivre pleinement leur humanité en aidant les autres à vivre la leur en apprenant à se débarrasser des basses contingences. La connaissance étant acquise, elles devront ensuite résister à la robotisation tueuse d’hommes pour ne plus devenir un outil de destruction de l’humanité ni utiliser les autres comme outil. D’ailleurs, celui qui exploite n’échappe pas à sa propre servitude.
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LA FIN DES HOMMES MACHINES Pour mes compagnons et moi, l’Ecole sera le laboratoire de la société de l’avenir pour autant que les chimistes qui y travaillent aient le souci des produits qu’ils y fabriquent.
La « Fast-foodisation » de l’enseignement La chance de l’enseignement se révèle grâce aux professeurs consciencieux et exigeants que les étudiants apprécient davantage que ceux qui laissent tout faire. Cette exigence est particulièrement appréciée lorsqu’elle s’oriente vers des projets qui permettent d’acquérir des connaissances par des méthodes actives. « Un enseignement de la science qui n’apprend pas à penser n’est pas un enseigne-ment 183 de la science, il est un enseignement de la soumis-sion » . Et c’est vrai aussi pour toutes les autres disciplines. Les adolescents et jeunes adultes, qui n’ont pas encore vécu une vie professionnelle leur permettant d’interagir avec leurs semblables dans les conditions de vie d’aujourd’hui, ont encore besoin de guides et de conseillers. Ceux-ci les aideront à se construire, et cette construction sera d’autant plus solide que les professeurs d’espérances manifesteront leur cohérence entre ce qu’ils disent, ce qu’ils pensent et ce qu’ils font. Rendons à l’instruction son rôle naturel en faisant comprendre aux jeunes générations qu’elle est en soi une récompense suffisante de l’effort que l’on consent pour l’obtenir. L’homme cultivé a une conscience plus riche et plus complète de sa personnalité, il comprend mieux les phénomènes du monde et de la vie ; les beautés artistiques et les jouissances intellectuelles lui sont accessibles ; son existence est incomparablement plus large et plus intense que celle d’un ignorant. J’ai souvent observé, parmi mes étudiants, comme parmi mes anciens employés et collègues, cet appétit féroce qui consiste à vouloir agir vite plutôt que d’agir bien. Même en période d’examen, je reçois des épreuves dans lesquelles je trouve des réponses faites de quelques mots épars sans la moindre phrase structurée. Ces étudiants sentent en eux des prédispositions d’un coureur de cent mètres et il n’est pas question qu’ils en parcourent deux cents. Ce besoin de rapidité dans l’exécution l’est aussi dans l’acquisition de la connaissance. Il m’arrive souvent de recevoir un appel de détresse d’étudiants universitaires rentrant de va183
Evry Schatzman, Science et société, 1971
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PROFESSEURS D’ESPERANCES cances de neige qui, soudainement, prennent conscience qu’ils n’ont pas assimilé la matière sur laquelle ils vont être interrogés le surlendemain de leur retour. « Prof SMUR », « Prof magicien », je ne sais quelle qualification me donner en pareille circonstance, mais, en tout cas, j’ai compris que l’attente de ces étudiants, et de leurs parents - parfois complices de cette mauvaise gestion de leur temps - relevait du même besoin que celui des consommateurs de fast-food, vite satisfaits d’avoir apaisé leur faim, sans avoir tenu compte de la qualité de la nourriture qu’ils avaient consommée. Car, en fait, ce « hamburger » plus ou moins amélioré par divers ingrédients et sauces est un produit conceptuel, une « réussite » du rationalisme instrumental que l’on associe à un mode de vie, à une manière d’être. Pourtant, cet aliment très coûteux n’est rien de plus que deux morceaux de pain mou entourant un steak badigeonné de mayonnaise, et parfois écrasé contre une tranche de fromage. La conceptualisation de ce qui est simple - et même banal peut être responsable de dégâts psychologiques, sociaux et écologiques qui affectent nos jeunes générations. N’est-ce pas aussi le cas lorsqu’on veut transplanter dans le système éducatif l’esprit du management superficiel qui rassemble les machines humaines en leur faisant éprouver une satisfaction d’agir vite selon des méthodes éprouvées ailleurs ? Au Japon, par exemple, mais par des méthodes combien contestables ! Est-ce cela « Le temps de l’excellence », où certains s’imaginent qu’enseigner et apprendre - et les bienfaits matériels que cela procure - sont accessibles en peu de temps ? Déjà Jean-Jacques Rousseau disait : « Oserais-je exposer ici la plus grande, la plus importante, la plus utile règle de toute l'éducation ? Ce n'est pas de gagner du temps, c'est d'en 184 perdre » . Vouloir gagner du temps à tout prix, cela résulte bien d’une certaine « Fastfoodisation » de la société qui exprime « le processus par lequel les principes du restaurant « fast food » dominent progressivement de plus en plus de secteurs de la société américaine et le reste du monde »185. Si certains étudiants pouvaient se présenter au cours et y recevoir le produit intellectuel qui leur permette de court-circuiter une 184 185
J.J. Rousseau (Emile ou De l'éducation) Ritzer 1996,1
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LA FIN DES HOMMES MACHINES dizaine d’années d’études, ils pourraient ainsi apprendre vite et à peu de frais. Et ce produit serait qualifié de « puissant » et prévaudrait sur tout autre enseignement, quelle que soit sa qualité. Comme dans les « fast foods », ces produits éducatifs seraient standardisés et vite servis, mais vers quel état notre société évoluerait-elle ? Certes, les budgets scolaires seraient considérablement réduits, puisqu’il faudrait dix fois moins d’enseignants, de bâtiments et de matériel didactique qu’aujourd’hui. On pratiquerait, en fait, au niveau scolaire ce que ces chaînes de production de Mac Donald et de Quick poussent les consommateurs à faire : « Manger vite et partir »186. Posons-nous aussi la question de savoir si nos politiciens n’ont pas décidé de faire des économies sur le budget de l’Instruction publique en oubliant les combats que certains ont livrés, comme ce fut le cas de Victor Hugo qui, en son temps, a proclamé : « Lorsqu’on ouvre une école, on ferme une pri-son ! » En effet, si l’on pensait d’abord à ne plus produire la délinquance. Et quel est le lieu public le plus adapté à cette œuvre de longue haleine si ce n’est l’école ?
La responsabilité des professeurs d’espérances. Si l’éducation tombait définitivement dans ces travers où la standardisation et la vitesse prenaient le pas sur la diversité, la patience et la qualité, nos professeurs deviendraient alors des machines à inoculer la connaissance en série. Le risque est élevé. Le système éducatif subit aussi les méfaits d’hommes et de femmes machines qui ne considèrent pas les étudiants comme des êtres pensants, mais comme des objets à gérer du type « Bouteille de coca » ou « Pompe à huile ». Il faut absolument que l’Administration ne devienne pas une finalité, mais seulement une aide à l’essentiel : l’éducation. Beaucoup d’administratifs purs et durs ont davantage le souci des règlements et de leur carrière. Ils semblent oublier que les « objets » de leur gestion sont des êtres humains capables de s’exprimer et de s’individualiser. Dans cet ordre d’idées, les administratifs, qui vont jusqu’à fausser le taux de présence des étudiants en présentant aux 186
Ritzer, 1996, 11.
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PROFESSEURS D’ESPERANCES inspecteurs des listes parfaites, avec ci et là quelques absences pour paraître vrai, sont à mon avis des hommes machines. Ce qui me paraît le plus grave dans cette démarche, c’est que certains inspecteurs ont accepté le « jeu » et s’attendent, lors de leur « inspection », à trouver des listes de présence où la régularité des traits et la propreté des relevés ne laissent aucun doute sur l’artificialité des données qu’ils vont devoir cautionner. Et après ces faux en écriture, ces mêmes administratifs, de temps à autre, réagiront à l’égard des professeurs qui se sont défoncés corps et âme envers leurs étudiants pour les dénoncer de n’avoir pas respecté telle ou telle règle administrative. Rares sont les « félicitations » et les « bravos », sauf lorsque ceux-ci émanent de parents reconnaissant en vous l’auteur de la réussite de leurs enfants. C’est le cas depuis plus de dix ans, depuis que je m’occupe bénévolement de l’école de vacances « Echec à l’Echec », rien ne me fait davantage plaisir que de recevoir des lettres de remerciement pour avoir aidé des étudiants à réussir leurs examens de repêchage. L’efficience éducationnelle est la première tâche des professeurs d’espérances. Si nous avions le courage de tout miser sur la qualité pédagogique de l’enseignement et sur l’étonnement que celui-ci doit susciter parmi notre jeunesse ! Si nous apprenions à avoir le sens de la qualité suffisante plutôt que de viser une qualité totale inaccessible ! Si nous cultivions notre sens de la productivité humaniste plutôt que d’inciter nos étudiants à se comporter comme des soldats à la « corvée patates » ! C’est l’image que le pédagogue Freinet a choisie et que les chercheurs de l’Université de Liège ont reprise187 : « La corvée de patates est, au régiment, le prototype et le symbole du travail de soldat. (...) Et selon la technique du travail de soldat, pomme de terre en mains, on surveille le sergent. Lorsqu’il regarde, vite un ruban d’épluchures. On se reposera ensuite jusqu’au coup d’œil suivant. On parle de rendement dans le travail. C’est ici comme un contre-rendement. Celui qui produit trop et trop vite compromet 187
Leclercq, D., Pour une pédagogie universitaire de qualité, Mardaga, Liège, 1996, p74
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LA FIN DES HOMMES MACHINES le sort de l’escouade qui sera condamnée à une nouvelle corvée. C’est la loi du milieu, d’un milieu qui n’est pas fait pour le travail. La conclusion de Dieudonné Leclercq et de ses chercheurs exprime des dualités : « L’université est devenue, à un double titre, une université de masse. Le large accès à l’enseignement supérieur a drainé un afflux d’étudiants. Les avancées scientifiques et technologiques ont provoqué une inflation de l’information. Quelles réponses l’université peut-elle apporter à ces défis quantitatifs sans verser ni dans l’élitisme ni dans la démagogie ? Comment peut-elle lutter contre les effets pervers tels la sacralisation des budgets, les tentations de sélection ? Tout en assurant le meilleur fonctionnement possible, comment pourrat-elle éviter la robotisation de l’apprenant, la déshumanisation de l’institution, la médiocrité consumériste ? (...) Il nous faut réaffirmer que le véritable acte d’apprendre : - est plus une construction qu’une transmission - nécessite des interactions humaines - est un acte social qui s’inscrit dans un contexte - inspire la décision et l’action - est porté par un projet qui lui donne sens (...) Les connaissances ne sont pas des objets à exhiber pour dominer l’autre, mais des instruments au service de la formation d’autrui (Christensen et al., 1994) (...) Que puissent y subsister (dans l’université), même dans les dures conditions de travail que sont les amphithéâtres bondés, l’onde du plaisir d’apprendre et l’invitation à l’exigence, le respect de la personne et la fierté d’appartenir à la communauté 188 humaine » . Certes, l’enseignant s’est modifié : il n’est plus seulement là pour transmettre un savoir, mais pour « éveiller » des êtres à la vie. À quelle vie ? À long terme, les professeurs et les cours qu’ils dispensent à nos enfants ont des effets difficiles à prévoir, mais on peut toutefois estimer leur orientation. C’est une force qu’il faut canaliser correctement. Comme nous l’avons déjà signalé,189 - mais qu’il convient de répéter ici -, on doit se de188
Ibid., p.78
189
Voir Chapitre huit : « L’apport des philosophes » et son sous chapitre : « Qu’attendons-nous pour nouer bouts à bouts les 3 ficelles de la poésie, de la philosophie et de la politique ? »
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PROFESSEURS D’ESPERANCES mander dans quelle mesure le gaspillage des ressources terrestres, et les menaces d’origine humaine qui pèsent sur la nature, n’ont pas été aussi été initiés par Descartes, il y a quatre siècles, quand il avait proclamé l’homme : “ maître et possesseur de la nature ”. Cette célèbre formule du « Discours de la méthode » est un véritable appel au développement de la technique. A contrario, ce philosophe mérite que nous le citions aussi par un texte de l’un de ses « revisiteurs » qui nous le présente comme « bon usage » des temps contemporains : « Pleine 190 d’humanité raisonnable, écrit Alain Laurent , l’éthique cartésienne suggère de nos jours peut-être plus qu’au moment où elle a été pensée, des réponses positives (rien à voir avec les pauvres tentatives mécaniques de positiver à tout prix) aux questions insistantes qui se posent à un monde visiblement déboussolé : comment retrouver le simple goût de vivre et se rendre maître naturellement d’un bonheur trop dépendant de ce qui ne dépend pas de nous ? Comment véritablement aider les autres, surtout sans renoncer à soi-même ? Assurément, ces réponses supposent que l’on répudie nombre de funestes illusions (la volonté et la liberté intérieure n’existent pas, la raison nous coupe des émotions, être content de soi est mal) et que l’on accepte de remettre à l’honneur des choses actuellement aussi peu populaires que la force d’âme et la maîtrise de soi. Tout le problème est là, mais y a-t-il vraiment d’autres issues sérieuses ? » On pourrait conclure : l’enseignement doit prendre ses responsabilités dans la reconstruction de l’humanité. Il doit allumer tous les clignotants qui empêcheront toutes les formes de délinquance dès le plus jeune âge et il doit lutter en permanence contre toutes les injustices sociales et les dysfonctionnements environnementaux. Les politiques doivent s’organiser pour que le système éducatif soit un rouage fondamental du fonctionnement de la société, sans attendre dans le silence de leurs pantoufles qu’une science leur donne une solution absolue aux problèmes qui les préoccupent. Aujourd’hui, le temps de réaction d’une société face aux menaces environnementales est de plusieurs décennies, comme prennent plusieurs décennies les réformes profondes qui ont 190
Laurent, A., Du bon usage de Descartes, Maisonneuve et Larose, 1996, p115-116.
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LA FIN DES HOMMES MACHINES lieu dans l’enseignement. Parmi les moyens que celui-ci doit mettre en œuvre de toute urgence pour remodeler notre société, il y a le rejet de la pensée obscurantiste de la technoscience dont le physicien Sokal pense qu’elle est due à l’hyperspécialisation de chercheurs ballottés de contrat en contrat qui les distancient de l’environnement dans lequel ils vivent. Étouffés par leur propre technostructure, ces chercheurs n’osent plus sortir des sentiers battus, ils n’osent plus proposer d’alternative à quoi que ce soit, ils sont face à une « culture qui s’autoreproduit et ignore la critique externe » Les philosophies comme les religions portent en elles les semences du meilleur et du pire. Rien n’est plus indispensable aux hommes et plus dangereux pour eux que la pensée. La jeunesse, en particulier, refuse qu’on la gave de dogmes et d’articles de foi, qu’ils soient politiques, sociaux ou religieux, et elle veut en même temps avoir l’esprit ouvert sur le monde. C’est très bien ainsi, mais comme disait Jean Rostand : « Avoir l’esprit ouvert, n’est pas l’avoir béant à toutes les sottises » Pour définir et atteindre les objectifs existentiels conformes aux valeurs morales et éthiques que nous préconisons pour la société de l’avenir, le contenu du cursus scolaire et les qualités pédagogiques des enseignants sont primordiaux. Apprendre à apprendre est un défi que doivent relever tous ceux qui ont le souci d’éveiller la nouvelle génération, mais un autre est de ne pas lui apprendre n’importe quoi. Car il y a toujours eu des professeurs pour asservir leurs élèves à leur système de pensée, en provoquant chez eux le rejet de leur apprentissage, mais aussi en inhibant leur volonté de connaître par eux-mêmes. Les enseignants qui agissent de la sorte préparent, sans s’en rendre compte, une génération de béotiens qui ne trouveront comme moyen d’expression que la contestation et la violence. La méthodologie du travail autonome est une voie qu’il faut creuser en laissant aux jeunes le choix de leurs moyens d’expression et il faut orienter la pédagogie en fonction de leurs centres d’intérêt, mais sans verser dans la psychologie juvénile qui avait mis le feu à la France en mai 68, et qui a relativement bien réussi depuis lors à imposer ses schémas aux adultes capitulards. « Une école où les écoliers feraient la loi serait une triste école » écrivait déjà Ernest Renan. Aujourd’hui, nous pensons aussi que les professeurs d’espérances doivent rester les
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PROFESSEURS D’ESPERANCES maîtres de la situation, car mes amis insoumis et moi savons combien quelques expérimentateurs de notre génération ont eu tendance à abandonner leurs responsabilités en demandant aux plus jeunes ce qu’ils voulaient apprendre, comme si les aînés, déboussolés, ne savaient plus ce qui est essentiel et secondaire dans la vie de tous les jours. Permettre aux élèves de participer à la tactique de leur apprentissage est indispensable, les autoriser à définir la politique et la stratégie de celui-ci est une offense aux principes civilisateurs. À force d’avoir voulu tout centrer autour de l’élève et de son épanouissement personnel, on a parfois perdu de vue la mission essentielle de l’école, la transmission du savoir, tandis que les valeurs d’autorité et de respect perdaient du terrain. La République des enfants est une image progressiste qui a son charme et qui prépare notre jeunesse à affronter leur état d’adulte, mais un enfant n’est pas un adulte en réduction : il se fait. C’est pourquoi on ne peut pas à la fois se construire et choisir les moyens de sa construction : abandonner aux enfants seuls le choix du curriculum scolaire est une erreur qui a fait ses preuves. Il est temps de rappeler des évidences : l’élève est à l’école pour apprendre et il n’est pas l’égal du professeur. Qui, lui, détient le savoir ; Mais il ne s’agit pas de choisir pour nos enfants un système de valeurs qui tienne compte de l’école d’antan. Ce qui me paraît fondamental, c’est de ne pas adopter la pensée unique qui s’insère insidieusement, mais sûrement dans le système éducatif. Oserons-nous emprunter cette voie, encore désertifiée aujourd’hui, qui accuse l’économie triomphante et donne la priorité à d’autres solutions visant le bonheur des hommes ? Le chemin de la responsabilité sociale, même pour les plus démunis, doit progressivement remplacer celui de l’exclusion. Il est essentiel que l’enseignement aide à sortir des sentiers battus, non pas pour occuper des créneaux économiques porteurs de richesses matérielles - partagées par une minorité mais pour reconstruire un réseau économique basé sur des activités orientées vers l’homme et non plus sur des rêveries qui lui font oublier ce qu’il est vraiment. Pour cela, il faut viser les compétences particulières en tenant compte de l’universel. Il faut oser exprimer sa singularité et la raccrocher à l’universalité. Car la distance est plus courte que
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LA FIN DES HOMMES MACHINES l’on ne pense. Notre être n’est pas aussi singulier qu’il nous paraît. Il suffit pour cela d’écouter les artistes, et les comiques en particulier, qui nous font percevoir dans l’intensité de nos rires que nous sommes tous des êtres uniques en résonance. Carl Rogers nous cite une de ses découvertes les plus enrichissantes191 : « Ce qui est le plus personnel est aussi ce qu’il y a de plus général (...) Il m’est arrivé, soit en parlant avec des collègues ou des étudiants, soit en écrivant, de m’exprimer de manière si personnelle que j’ai pensé décrire une attitude que sans doute personne ne comprendrait, parce qu’elle était uniquement de moi.(...) En pareil cas, j’ai presque toujours découvert que le sentiment qui me paraissait le plus intime, le plus personnel et par conséquent le plus incompréhensible pour autrui s'avérait être une expression qui évoquait une résonance chez beaucoup d'autres personnes. J’ai fini par en conclure que ce qu’il y a d’unique et de plus personnel en chacun de nous est probablement le sentiment même qui, s’il était partagé ou exprimé, parlerait le plus profondément aux autres » Et Rogers termine par cette phrase : « Cela m’a permis de percevoir les artistes et les poètes comme des êtres qui osent exprimer ce qu’il y a d’unique en eux ». C’est pourquoi nous, professeurs, devons croire en notre mission de poète pédagogue. En exprimant à nos élèves notre singularité et en leur communiquant notre authenticité, nous parviendrons à leur faire comprendre les disciplines les plus abstraites et les plus rébarbatives. Cette manière d’être à la fois unique et universaliste - bien qu’elle mûrisse - n’est pas encore au point, et les peuples, dans leur majorité, n’ont pas encore affirmé clairement cette orientation. Notre système éducatif devra encore franchir quelques obstacles majeurs, car beaucoup trop de citoyens craignent encore qu’une « singularisation » culturelle plus poussée, et la civilisation qu’elle engendrerait, les déforcent par rapport aux moules dans lesquels il convient encore de se façonner aujourd’hui.
L’exterminateur scolaire et le « pédagogiste » Depuis huit ans, je fais partie du corps enseignant de l’organisation « Echec à l’Echec » où je rencontre des étudiants
191
Rogers., C., Le développement de la personne, Dunod, 1970, p.24
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PROFESSEURS D’ESPERANCES universitaires et du réseau secondaire supérieur pour les aider à réussir leur année scolaire. À cette occasion, je vis chaque fois une expérience extraordinaire qui me permet non seulement de m’exprimer pleinement comme professeur, mais qui me situe aussi au carrefour par lequel transitent une multitude de cas pédagogiques profondément formateurs. Bien que les échecs soient dus essentiellement au manque de travail des étudiants, on ne peut exclure la pédagogie des professeurs machines qui se contentent de jeter en pâture la matière requise par les inspecteurs des différents réseaux sans se soucier de la compréhension de leur auditoire ni davantage des changements de méthodes qui pourraient améliorer celleci. C’est ainsi que les idées et comportements du rigoureux « Mengele » d’industrie192 se retrouvent aussi chez « l’exterminateur » scolaire, chez le « mofleur » stupide qui exige de ses étudiants une restitution parfaite de ce qu’il lui a été dit ou écrit. Et cette exigence provient souvent d’hommes et de femmes qui sont figés depuis longtemps, puisqu’ils se contentent de restituer leur cours depuis des décennies sans l’avoir modifié. Ces enseignants machines, comme ce professeur de chimie qui utilise encore aujourd’hui un vocabulaire antérieur aux années soixante, ou ce professeur d’anglais qui propose des thèmes sur la guerre de Corée ou sur la rencontre à Vienne de Kennedy et de Khroutchev, ont choisi leur confort au détriment des connaissances des étudiants qui doivent les subir. À côté des « mofleurs professionnels » et des enseignants machines, existe une troisième espèce d’enseignant : le pédagogiste. Par « Pédagogiste », nous entendons les adeptes d’une « science de l’éducation » qui ne craint pas d’utiliser les étudiants comme des cobayes. Ces expérimentateurs procèdent par « essais et erreurs » en se disant que la résultante de tous leurs efforts sera inévitablement positive. C’est au contraire, selon moi, la meilleure méthode pour sacrifier une génération d’étudiants cobayes qui auront vécu tout ce qui est imaginable en matière éducationnelle. Soyons vigilants, car les nouveaux pédagogistes, aussi délurés que d’autres qui les ont précédés, peuvent amener une
192
Voir chapitre cinq : « Des excès de la faculté d’entreprendre »
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LA FIN DES HOMMES MACHINES nouvelle théorie dont l’autorité immédiate surpassera – en la niant - la synthèse des expériences antérieures. L’école, comme les autres systèmes, n’est pas à l’abri des novateurs, des personnes qui éprouvent le besoin de se diversifier en sortant des sentiers battus. Restons prudents, le mal ne se constate qu’a posteriori. S’il est évident qu’écouter, lire et écrire ne suffisent pas à l’apprenant qui veut optimiser son éducation et son instruction, mais qu’il doit d’abord penser, construire, créer, exister... c’està-dire s’exprimer de telle manière qu’il fasse éclore tout ce qu’il y a de bon et de beau en lui, il est tout aussi bien connu que l’enseignement « à la carte » prôné par des expérimentateurs de haut vol, risque de détériorer les psychismes des personnes qui leur sont confiées. Ces scientifiques particuliers émettent de belles théories dont les conséquences sont souvent imprévisibles et l’on voit régulièrement des ministres de l’Education Nationale modifier ce qui a été décidé par leurs prédécesseurs - pas nécessairement pour des raisons politiques ni pour paraître novateurs mais pour des raisons pédagogiques déterminées « scientifiquement ». Prenons garde surtout aux méthodes empreintes d’une très généreuse complicité à l’égard de l’apprenant et d’une étonnante rigueur à l’égard de l’enseignant ! Autant les excès de l’exterminateur scolaire et des enseignants machines doivent être condamnés, autant ceux des pédagogues expérimentalistes enfermés dans leurs rêves sont à proscrire. Ce qu’il nous faut, en définitive, ce sont des professeurs d’espérances qui se conforment à l’école de la rue et de la vie en restant soucieux de la qualité des dossiers pédagogiques pour que ceux-ci évoluent dans le sens de la reconstruction d’une civilisation plus humaniste et moins technocratique. Entre les extrêmes, se trouvent les enseignants de l’école du futur, enseignants dont la rigueur n’est pas incompatible avec la générosité, comme la sélection naturelle – souvent identifiée au Struggle for Life - n’est pas incompatible avec l’altruisme : « La sélection naturelle sélectionne la civilisation qui s’oppose à la sélection naturelle »193. 193
Tort.; P., Voir le chapitre IX : « Le renoncement aux délinquances » et le sous chapitre : Darwin et la sélection naturelle des sentiments
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PROFESSEURS D’ESPERANCES La sélection scolaire sélectionnera-t-elle la civilisation qui s’oppose à la sélection scolaire ?
Mais l’école est-elle vraiment capable de réguler la société ? Le défi devant lequel est placé le système éducationnel est considérable et celui-ci n’a pas le droit à l’erreur. L’Europe et ses Etats doivent dès maintenant envisager l’avenir pour que l’école ne soit plus un sous-système auxiliaire de l’économie, mais qu’elle devienne elle-même le moteur principal de la nouvelle société, humaniste et solidaire. Il ne suffit pas de dire qu’il faut réformer en profondeur, il faut aussi que le système à mettre en place soit capable de faire évoluer positivement la société. Depuis qu’elle est deve-nue obligatoire, l’Ecole joue un rôle essentiel comme moyen de formation et d’intégration des individus dans la vie sociale. Mais, après la Deuxième Guerre mondiale, l’éducation ne s’est pas montrée à même de modifier l’état de la société et, en particulier, de réguler au mieux les intérêts de celle-ci. Dans le dernier quart du XXe siècle, la pédagogie a recouru à l’idéologie de la gestion pour sauver la fonction éducative par un surcroît de rationalité. Il s’agissait alors de « gérer l’apprentissage » comme il se doit, puisque le calque entrepreneurial s’était posé sur le système scolaire. Celui-ci, animé par l’idéal gestionnaire, allait-il oser assujettir les nouvelles générations aux impératifs productivistes et consuméristes ? Autrement dit, les projets éducatifs actuels sont-ils élaborés sur base d’une philosophie compatible avec une conception de l’homme respectueux du monde et de son prochain, ou s’évertuent-ils d’abord à former des hommes capables de dominer ses semblables ? De nombreuses écoles ont admirablement entretenu le moule productiviste et la barbarie élitiste. D’autres ont élaboré leurs projets éducatifs sur base d’une philosophie compatible avec une conception respectueuse de l’humanité. Le Struggle for life, ou tout au moins les outils et mentalités qui le favorisent doivent être combattus. On ne peut accepter que les réseaux scolaires humanistes, ouverts à toutes les catégories sociales, à toutes les religions et cultures, soient considérés comme trop laxistes à l’égard des « nécessités » du moment, alors qu’au contraire ils sont particulièrement sensibilisés au social, au par-
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LA FIN DES HOMMES MACHINES tage et à une générosité bien dosée qui tienne compte de tous et non pas des « meilleurs ». Pour les parents élitistes, les réseaux qui attribuent une grande importance à l’humanisme paraissent trop permissifs et trop « indifférentistes » par rapport à l’écrémage social que visent ces parents. La relation que ceux-ci établissent entre le respect des autres cultures, des autres religions et le nivellement par le bas de leurs enfants, les éloigne des enseignements humanisateurs. Estimant devoir répondre en priorité aux pressions économiques plutôt que de se pencher sur les problèmes de l’humanité, ces parents n’hésitent pas à choisir la formation de la « tête bien pleine » plutôt que celle de la « tête bien faite » et du « cœur sur la main ». Et ainsi, peu à peu, ce qui se passe depuis des décennies dans l’entreprise envahit certaines écoles qui adoptent la maxime productiviste : « Si tu es trop lent, tu décroches », en entraînant les jeunes défavorisés dans la société du mépris. La question que l’on ne se pose pas vraiment est de savoir quelle est la finalité de ces écoles prônant, comme vertu première, l’efficacité économique avant toute autre chose. Il ne suffit pas de vouloir se hisser vers les niveaux élevés des structures sociales, faut-il encore savoir pourquoi on le veut. La réponse des parents qui ont fait le choix économique est évidente : « pour que mes enfants vivent dans l’aisance, la première condition au bonheur ». Nous, compagnons insoumis, sommes évidemment d’accord que nos enfants soient heureux, mais nous pensons que ce bonheur ne peut exclure la composante humaniste. Nous considérons que la tolérance à l’égard des moins chanceux est une « La vertu de l’intelligence »194 et non pas « La vertu du faible 195 » . Nous estimons que ce choix est primordial sur le choix économique. Mais comment le voulons-nous ? Selon la philosophie progressiste de l’Ecole nouvelle, l’esprit se construit lui-même par ce qu’il fait. Nous nous façonnons par le travail, pas seulement le travail que nous choisissons, mais le plus souvent celui qu’on nous impose. 194
Citation de Jules Lemaître. Texte autographe reproduit dans l'Anthologie des poètes français contemporains de G. Walch
195
Citation du marquis de Sade
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PROFESSEURS D’ESPERANCES Dewey et l’Ecole de Chicago prônent que la pensée, en général, et les théories, en particulier, ne sont qu’un instrument pour l’action (y compris l’action intellectuelle ou scientifique) et c’est son rendement dans l’action qui fait valeur de vérité. C’est Dewey qui a manifesté la volonté la plus ferme pour introduire le pragmatisme en pédagogie et en politique. Il a voulu faire passer l’élève du statut d’objet de l’acte d’enseigner à celui de sujet de l’acte d’apprendre. Formule adoptée dans les entreprises pour animer la dynamique de groupe qui considère que l’ouvrier n’est plus « une bête de travail » mais qu’il doit participer au diagnostic des anomalies et à la créativité permettant à l’entreprise d’évoluer positivement. Nous savons que cette méthode entrepreneuriale eut un impact tout relatif puisque les propositions des ouvriers et employés disposés à participer furent trop souvent considérées comme un « os à ronger » pour rassasier ceux qui avaient quelque chose à exprimer, mais en se disant que l’on avait le temps de réaliser les choses... Ces ouvriers volontaristes furent frustrés par leur pseudo-participation qui prenait davantage un caractère condescendant de la part du patronat plutôt qu’une réelle volonté d’ouverture aux idées des travailleurs. Il ne faut pas répéter cette erreur au niveau de l’enseignement. Viviane De Landsheere dans « L’éducation et la formation » nous cite ce passage de Brameld196 : « Nous avons un besoin désespéré de clarté et de certitudes, car notre civilisation est plongée dans la confusion et l’égarement.(...) Au lieu de retourner au moyen âge, il importe d’arriver à un consensus aussi large que possible sur les buts suprêmes qui devraient diriger l’homme dans la reconstruction de son milieu. Brameld envisage un monde « dans lequel les potentialités technologiques qui apparaissent déjà clairement seraient libérées pour créer la santé, l’abondance et la sécurité pour les hommes de toutes les couleurs, de toutes les nationalités, de toutes les croyances. Dans ce monde, la souveraineté nationale serait subordonnée à l’autorité internationale. En bref, ce serait un monde où les rêves du christianisme ancien et la démocratie moderne s’uniraient avec la technologie et l’art modernes pour constituer une civilisation contrôlée par une grande
196
De Landsheere, V., L’éducation et la formation, Puf, Paris, 1992, p.19
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LA FIN DES HOMMES MACHINES majorité d’hommes et de femmes souverains maîtres de leur destinée »197 Brameld a-t-il un projet utopique ? Si les progrès de la science affectent les humains, pourquoi les progrès de la culture, de la sociologie et de la philosophie, avec l’aide de l’éducation et de l’enseignement, ne les affecteraient-ils pas aussi ? Non, nous les insoumis estimons que ce projet est tout à fait réaliste, mais tous ces vœux resteront pieux si le processus 198 d’éveil que Paul Ricoeur nous a présenté avec son symbole ne devient pas pour les nouvelles générations une nouvelle manière d’être et pour les politiciens une nouvelle manière de penser.
L’école n’est pas dépassée, mais elle est encore et toujours le moteur de nos destinées « Comme je n'étudiais rien, j'apprenais beaucoup » écrivit jadis Anatole France dans La Vie littéraire. Les jeunes générations auraient-elles choisi cette citation pour hymne ? Leur apprentissage serait-il incompatible avec l’étude ? « Je n’aime plus aller à l’école ; ce que l’on y apprend est dépassé » ai-je lu sur une affiche électorale du « Nouveau PSC (Parti Social Chrétien) », un parti wallon centriste, lors de la campagne des législatives de juin 1999. Slogan ambigu, mais qui m’a interpellé. D’autant plus que des profs informaticiens n’hésitent pas à prôner une éducation à domicile à partir de l’ordinateur et Internet. Certes, qui oserait nier l’utilité immédiate de l’informatique ? Mais, au point que cet outil isole encore davantage les étudiants de leurs condisciples, il faut à tout prix l’éviter. On a connu les méfaits de la télévision qui a détruit la communication au sein des familles et des quartiers, va-t-on refaire la même erreur en ne permettant plus aux jeunes de se rencontrer dans les écoles ? Et sur le fond, que vont-ils apprendre ces jeunes intoxiqués de la TV ?
197 198
Ibid, 19-20. Voir chapitre huit : « L’apport des philosophes »
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PROFESSEURS D’ESPERANCES
Dessin de Misikir Corhay, octobre 2003
Leur apprentissage ne se limitera-t-il pas aux outils qui structurent leur réseau neuronal conformément aux stimuli prônés par la postmodernité technologique, c’est-à-dire tout ce qui optimise nos balances commerciales et de paiement ? Ce choix de ne plus aller à l’école, il faut le combattre en revalorisant les cours « dépassés ». C’est bien là le problème, car le Nouveau PSC se gardait bien d’expliquer le sens de ce « dépassement ». Pour ma part et celle de mes amis insoumis, il y a lieu de réorienter l’étude et l’apprentissage de notre jeunesse de telle manière que de nouveaux emplois apparaissent et se conforment aux nécessités de la reconstruction d’une humanité vraiment consciente de sa nature et de son bien-être. Face à la réduction drastique des budgets d’enseignement et au recul des disciplines scientifiques au cours de ces der-nières décennies, le professeur de biologie que je suis se plaît à rappeler un texte de Jean Rostand et d’Andrée Tétry199 : « Que l’étude biologique de l’Homme constitue la démarche préliminaire à toute enquête sérieuse en psychologie, en socio199
L’homme, Initiation à la biologie, Larousse, 1972, préface.
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LA FIN DES HOMMES MACHINES logie, voire en politique et en philosophie, c’est ce qu’il paraît de plus en plus difficile de contester. Qu’il s’agisse du déterminisme et de la liberté, des rapports entre l’inégalité naturelle et l’inégalité sociale, qu’il s’agisse de l’explosion démographique et des mesures à prendre pour en conjurer la menace, (...) de la pollution de l’environnement ; du danger atomique, de la protection de la nature contre les abus de la civilisation technique, on ne peut discuter de tout cela si l’on ne dispose pas d’une information au moins élémentaire en biologie humaine. Or, cette science de base, elle n’a encore droit qu’à une place exiguë dans notre culture et dans notre enseignement. On ne peut prétendre au qualificatif de « cultivé » sans savoir ce que sont les chromosomes et les acides nucléiques... N’est-il pas surprenant que tant d’humains acceptent de traverser la vie sans rien savoir ou presque de ce qui les concerne le plus directement ? » Rostand écrivit cela il y a quelques décennies et, aujourd’hui, ce message prend d’autant plus d’importance, car il est temps de rendre aux sciences la place qu’elles méritent pour nous aider à choisir notre vie et nos produits de consommation en fonction d’objectifs humains et non plus en fonction d’intérêts purement économiques. Et c’est là que se situe la principale difficulté pour tous ceux qui se sentent obligés de choisir parmi les disciplines scolaires qui rapportent tout, tout de suite, plutôt que de privilégier à moyen et long terme notre « naturalité » et l’indispensable spiritualité qui doit l’accompagner. Il nous faut un principe directeur qui maîtrise le système économique en évitant qu’il ne s’emballe et ne devienne l’unique moteur de nos destinées. Décidons ensemble que le système éducatif se restructure pour qu’il n’en soit jamais ainsi. Quittons la sphère des disciplines purement utilitaristes ! Orientons-nous sans détour vers la sphère humaniste et ensuite décidons des voies et moyens qui nous permettront d’atteindre nos objectifs. Hélas ! L’économie triomphante, dans sa tornade inhumaine, a entraîné l’école à devenir une machine à produire des êtres commerciaux, voire mercantiles. Cette primauté de l’économique influence même certains établissements scolaires à baser leurs objectifs sur la réussite économique et financière de leurs étudiants au détriment de leur humanisme. Le magazine belge Test Achats, dont il faut rappeler la compétence en matière d’évaluation des produits de consomma-
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PROFESSEURS D’ESPERANCES tion, a mis les écoles au banc d’essai en proposant de les tester sur les critères suivants : taux de réussite, aide aux enfants en difficulté, sécurité, activités extrascolaires, équipements, méthodes pédagogiques, charge de travail à domicile, encadrement, discipline200. Selon ces critères, les établissements scolaires et les réseaux sont considérés comme des produits commerciaux qui, s’ils en avaient les moyens, adapteraient leur forme et leur contenu aux exigences de leurs consommateurs. Les « produits scolaires » de haut de gamme évolueraient inévitablement vers une sélectivité de plus en plus exigeante et discrimineraient, davantage encore qu’aujourd’hui, la concurrence soucieuse de l’humain. Dans l’état d’esprit actuel, il est évident que si le questionnaire proposé par Test Achats était accepté par les pouvoirs organisateurs des différents réseaux, il servirait à écrémer davantage les étudiants vers certaines écoles élitistes caractérisées par les mêmes déviances productivistes que celles des entreprises inféodées au marché économique et il alimenterait les écoles de seconde classe par tous ceux qui n’auraient pas les moyens intellectuels et financiers pour faire partie de l’autre catégorie.
Quand une leçon de biologie devient leçon de morale Il m’est arrivé plusieurs fois d’avoir eu l’envie d’enseigner la morale ou la philosophie. L’occasion se présenta lors d’un cours de biologie à des étudiants de sixième dans l’enseignement secondaire. Deux thèmes furent envisagés : les manipulations génétiques et la destruction des espèces en voie de disparition. ,. Un étudiant me demanda aussitôt pourquoi on parlait tant des manipulations génétiques et des organismes génétiquement modifiés, alors qu’il était tout à fait normal que l’on utilise les connaissances acquises et les possibilités de s’améliorer génétiquement. – Pourquoi s’en priverait-on ? me lança-t-il. En 1995, Jacques Testard, (photo RTBF, lors de l’émission Noms de dieux), nous avait appris qu’il avait été le créateur par fécondation in vitro de la petite Amandine et qu’il n’était pas prêt à recommencer une telle opération. 200
Journal La Meuse du 20 avril 1999, p. 13
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LA FIN DES HOMMES MACHINES Et en avril 1997, des scientifiques américains avaient annoncé qu’ils avaient fabriqué le premier chromosome humain artificiel. Certes, cette découverte aurait inévitablement d’impor- tantes répercussions en thérapie génique, mais elle ouvrirait aussi la porte aux manipulations génétiques. Accepter le bien humanitaire des découvertes et refuser le mal est évidemment la formule que je préconisais, bien que, jusqu’à présent, il ne fût jamais possible de dissocier les deux. C’était le moment ou jamais de les aider à réfléchir sur la mentalité de notre civilisation et sur ses dysfonctionnements. Je pouvais d’ailleurs embrayer tout aussi facilement sur la pollution et les fantasmes consuméristes des humains, car l’écologie faisait aussi partie du programme scolaire.
À la fois cibles et victimes - souvent consentantes - ces élèves allaient-ils résister si je mettais leur amour propre à contribution ? Je m’étais souvent montré respectueux de la nature et les avais incités à réfléchir sur ce qui pouvait leur être vrai-
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PROFESSEURS D’ESPERANCES ment utile et sur ce qui ne l’était pas. J’espérais leur faire comprendre que le temps était venu de prendre conscience des excès des réalisations techniques et des aberrations causées par le Primat de l’économique. Les manipulations génétiques faisaient partie de ces excès. Comme en faisait partie la destruction des espèces en voie de disparition. Au cours de ma récente visite au Zoo de Londres, spécialisé dans la conservation des animaux en danger, j’ai pu admirer nos cousins les singes, mais aussi les autres espèces animales avec une acuité particulière. Deux rhinocéros bicornes d’Afrique, Rosie et Jos, m’ont rappelé la « frilosité » des propositions de nos politiciens dans la préservation de ces animaux.
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LA FIN DES HOMMES MACHINES Les rhinocéros en liberté vivent loin de nous, on ne les mange pas, ils ne servent ni à l’agriculture ni au transport. Le seul avantage qu’on leur trouve est leurs cornes, arrachées sur l’animal vivant pour les utiliser ensuite dans la fabrication de produits aphrodisiaques. Ces cornes ne sont pas des os, mais des poils. Ce sont d’ailleurs les seuls poils qu’il possède. Ils sont composés de kératine : des protéines fibreuses. Ils ont une chance exceptionnelle de se trouver dans un zoo aussi attentif que celui de Londres à côté du sort réservé en Afrique aux rescapés de leur espèce. Là-bas, il n’est pas rare de découvrir des rhinocéros agonisants, amputés de leurs cornes et présentant des plaies ouvertes. En 1900, l’Afrique dénombrait encore plusieurs millions d’unités ; en 1980, on n’en comptait plus que 15000 ; et à la fin du XXe siècle, on en recensait seulement 2500. Les deux thèmes envisagés, manipulations génétiques et extinction des espèces, se télescopèrent soudain quand un étudiant nous annonça que des spécialistes en manipulations génétiques étudiaient la possibilité de conserver l’espèce en lui faisant produire des tonnes de kératine, comme les moutons produisent des tonnes de laine. Si ces hommes atteignaient leur but, les rhinocéros ressembleraient davantage aux Tricératops ou, pourquoi pas, à des Pentaceratops sur lesquels les Chinois trouveraient la matière aphrodisiaque qui leur fait défaut aujourd’hui. La primauté de l’économique revenait au galop, bien malgré moi. J’énonçai ensuite quelques maximes. Alors que Bacon disait : « l’homme ne peut commander la nature qu’en lui obéissant », le philosophe Bachelard énonçait : « Nous comprenons la Nature en lui résistant », et Cuvier, le biologiste, comparait « l’observateur qui écoute la nature à l’expérimentateur qui l’interroge et la force à se dévoiler ». – Commander en obéissant, comprendre en résistant, observer en écoutant, expérimenter en dévoilant, n’est-ce pas là diverses attitudes à la base de la négociation entre partenaires commerciaux ? me fit observer un étudiant. – Pas vraiment, répondis-je, parce que la nature a le monopole de ses produits - et n’oublions pas que nous en faisons partie - et personne d’autre ne peut se prévaloir de lui faire concurrence. Il n’y a pas de relation commerciale possible avec elle. Nous devons vivre en symbiose avec la nature en la res-
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PROFESSEURS D’ESPERANCES pectant, car c’est nous qui récolterons les conséquences des excès que nous lui ferons subir. Je constatai que beaucoup parmi eux étaient devenus des agents économiques déterminés, mais certains, heureusement, ne manquaient pas d’idées plus excentriques les unes que les autres. Par exemple, pour atteindre le bonheur, se trouvaient quelques recommandations originales. Un partisan du retour en force vers la nature et tout ce qui touche aux plaisirs sans artifices, pensait que l’homme devait reprendre d’anciennes habitudes considérées comme désuètes ou indécentes. L’allaitement maternel en public, l’acte naturel par excellence, devait, selon lui, se débarrasser des qualificatifs qui l’étouffent : comique, anachronique et animal. Un autre étudiant voulait que les femmes retrouvent la fierté d’arborer leur grossesse et s’occupent de leurs enfants, alors qu’aujourd’hui, a-t-il ajouté, certaines regrettent de ne pas pouvoir déposer leurs oeufs en couveuses comme le font les reptiles et les oiseaux. Cette dernière remarque fit sursauter une demoiselle qui défendit admirablement la gent féminine en invitant tous les hommes à affronter, une bonne fois pour toutes, leur propre condition humaine, plutôt que de se calfeutrer dans une vie factice, artificielle et médiocre. Pourquoi les femmes seules devraient-elles se remettre en question ? Cette leçon exceptionnelle de biologie se conclut par un débat au terme duquel les étudiants prirent conscience que la difficulté était immense, car il fallait combattre une culture individualiste outrancière qui allait à l’encontre de l’idéal qu’ils prescrivaient. Des slogans du type : « Tout se vaut », « A chacun sa vérité et ses goûts », étaient devenus légion. La responsabilité, on la fuyait : c’était l’affaire des autres. Et quand on la reconnaissait, on cherchait à se décharger le plus vite possible sur autrui du fardeau qu’elle faisait peser. Le temps était venu de pratiquer une éthique visant des résultats concrets et mesurables. Il fallait remplacer le dogmatisme par une démocratie humaniste faisant davantage appel à la responsabilité et aux sentiments humains. Je ne pouvais ignorer les étudiants plus neutres et peu pressés, persuadés que les peuples civilisés - dont ils prétendaient faire partie - réagissaient par instinct et arrivaient toujours à temps quand il le fallait. Ils avaient vu « Armageddon » et peu de temps avant « Deep impact », deux films où l’humanité était confrontée à d’énormes météorites.
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Dans Deep Impact, la statue de la Liberté et les tours new-yorkaises emportées par la mer.
Dans Armageddon, l’Empire State Building est décapité par un météorite.
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PROFESSEURS D’ESPERANCES Il y avait eu des victimes, mais grâce à l’évolution de la technique, l’homme était parvenu à faire exploser ces météorites et la planète continuait à tourner autour du soleil. Là se posait la question fondamentale pour le prochain siècle : la technique allait-elle servir à la maîtrise des forces de la nature ou à son exploitation éhontée ? Tous ceux qui ont depuis longtemps choisi la première possibilité savent qu’il faut plus encore. Qui assurera le contrôle des techniques modernes ?
L’enseignement des sciences et la culture Je fis remarquer aux étudiants que le savoir contenu dans leur manuel de biologie est un savoir scientifique, mais que celui-ci ne pouvait vraiment être intéressant que s’il était intégré dans le savoir de la vie. Cette remarque me paraissait évidente puisque la lecture de l’ouvrage consistait, d’une part dans la perception des mots, c’est-à-dire dans l’intuition sensible des traits tracés sur le papier, et d’autre part dans la saisie intellectuelle des significations idéales dont les mots sont porteurs Nous savons que le matériel linguistique est une création intellectuelle pour nous faire saisir le degré d’objectivité des choses de la vie. Les mots sont des cristallisations de fugaces évolutions vitales. Le sens d’un mot ne réside pas seulement dans son contenu émotionnel, mais c’est selon le mot, ce halo plus ou moins large d’images, de sentiments, de sensations, qui l’enveloppe et par lequel le mot plonge dans le tuf vital. Qui n’a été en partie soulagé de voir donner un nom à la maladie qui, jusqu’alors, n’était pour lui qu’un malaise diffus et obscur ? Qui ne sent un changement en lui lorsque, obsédé par une personne aimée, il la nomme seulement ? Ce n’est pas la notion que l’on cherche, dans ce cas, mais par la notion, une figure à son état sensible. Dire pneumonie, c’est déjà réduire son appréhension. Les mots isolés possèdent déjà cette puissance apprivoisante. Pour mes étudiants, ce n’était pas seulement le savoir scientifique acquis avant cette leçon qui leur permettait d’acquérir le nouveau savoir, mais surtout le monde de la vie. C’était vrai aussi au cours de physique où les problèmes que je leur posais devaient avant tout être parfaitement décryptés sur le plan vital avant qu’ils ne soient compris par la plupart. Par exemple, il ne suffisait pas de dire à certains : « Une voiture démarre » pour qu’ils en concluent que le véhicule était à l’arrêt. Non, il fallait
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LA FIN DES HOMMES MACHINES parfois utiliser un double pléonasme, risible : « Une voiture démarre au repos avec une vitesse initiale de zéro kilomètre par heure » Ma leçon de biologie n’avait pas seulement abouti à une réflexion morale, mais aussi à une prise de conscience que le vécu intervient dans la pédagogie de manière aussi importante que l’objet de la connaissance. Le paléontologue Stephen Jay Gould a d’ailleurs mis l’accent sur la richesse de la culture en notant que « La science, puisque ce sont les individus qui la font, est une activité qui plonge ses racines dans la société. Elle progresse par pressentiment, vision et intuition. Une grande part de sa transformation dans le temps ne doit pas être considérée comme une approche plus fine de la vérité absolue, mais comme la modification des contextes culturels qui l’influencent si fortement. Les faits ne sont pas des éléments d’information purs et sans tache ; la culture également influe sur ce que nous voyons et sur la manière dont nous voyons les choses. Les théories, en outre, ne sont pas des déductions inexorables que l’on tire des faits. Les théories les plus créatrices sont souvent des visions que l’imagination a imposées aux faits ; la source de l’imagination est souvent aussi d’origine fortement cultu-relle »201.
Quand une leçon de physique s’intéresse au passé Enseigner l’électromagnétisme à des étudiants qui n’en ont cure est une tâche difficile, mais pas insurmontable. Car, il y a toujours assez de personnes qui vous expriment leur satisfaction d’avoir appris pour que vous ne regrettiez pas de vous être investi pleinement dans votre activité. L’unité physique mesurant l’induction magnétique, le Tesla, et celle mesurant le flux magnétique, le Weber, ont interpellé plus d’un étudiant non seulement sur la difficulté de comprendre les théories auxquelles elles se rapportent, mais aussi de comprendre leur utilité. Pendant l’année 2001, nous nous sommes rendus au Palais des Sports de Liège, où se tenait l’exposition « Electralis » qui permettait aux étudiants de faire connaissance avec toutes les applications de l’électricité et de l’électromagnétisme. Cette exposition avait été organisée en commémoration du centenaire de la mort de Zénobe Gramme, ce grand savant liégeois 201
Gould., S.J., La Mal Mesure de l’Homme, 1983.
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PROFESSEURS D’ESPERANCES mondialement connu qui, en 1869, mit au point, à Paris, une génératrice de courant pratique et efficace : la dynamo. Il obtint d’ailleurs un brevet français. Puis il se réfugia chez sa sœur, à Arlon, pendant la guerre franco-allemande de 1870. Devant l’Académie des Sciences de Paris, il présenta, en 1871, sa machine rotative qui produisait du courant continu à partir d’un inducteur magnétique, et le courant ainsi produit fournissant à la dynamo le courant nécessaire à son excitation. Dès 1875, plus de 1000 exemplaires de sa machine avaient été vendus. Les étudiants m’écoutaient étonnés que je puisse, moi, professeur de sciences, faire allusion à un homme qui était décédé depuis cent ans et dont personne ne parlait plus, si ce n’est qu’il y avait, à Liège, un institut portant son nom et une statue que l’on nettoyait tout près du Pont de Fragnée. Les étudiants ne semblaient donc pas du tout au courant que Zénobe Gramme fut le point de départ de tout ce qui allait devenir l’électrotechnique moderne. J’avais rappelé qu’il est né à Jehay-Bodegnée, village faisant partie aujourd‘hui de la commune d’Amay et j’avais raconté quelques anecdotes, dont la plus connue - du moins, je le pensais – où Zénobe répondait à son épouse, lorsque celle-ci lui reprochait ses longs silences : « Dji tuse, Hortense ! ». D’abord, ces braves étudiants ne comprenaient pas le wallon, il fallut leur traduire : « Dji tuse signifie Je pense » ce qui relevait pour eux de la plus haute banalité : ils se foutaient complètement que Zénobe Gramme répondît cela à son épouse. En quoi cela pouvait-il leur être utile ! Je leur avais aussi rapporté que, lors d’une promenade au cimetière du Père Lachaise, j’avais découvert, par hasard, la tombe du Liégeois sur laquelle on peut le voir statufié en train de contempler sa dynamo qu’il tient en mains. Leur prof de sciences devait être malade pour prendre plaisir à se balader dans un cimetière ! pensèrent-ils sans vraiment me le dire, mais leur sourire était suffisamment expressif pour que je le déduise. À Paris, il devait y avoir bien d’autres amusements que celui-là ! J’en revins donc à mes problèmes de physique sans avoir pu distraire ces étudiants quelques instants puisqu’ils n’attachaient aucune importance à l’histoire de ce grand homme que le monde entier nous envie. Ce qui ne m’empêche pas, chaque fois que je le peux, de rester un « Professeur d’espérances » et de considérer que les disciplines enseignées aujourd’hui doivent de faire appel à un
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LA FIN DES HOMMES MACHINES ensemble d’informations qui ne sont pas nécessairement en rapport direct avec l’objet du cours. L’histoire, la morale, l’humanisme ont aussi leur place dans les cours de sciences.
Riccardo Petrella, un professeur d’espérances. Parce qu’il faut terminer et qu’un sujet aussi sérieux, aussi difficile que celui des Professeurs d’espérances mérite une fin, j’ai choisi de vous présenter le dernier invité de l’émission Noms de dieux à laquelle Edmond Blattchen m’a invité avant la publication de « la fin des hommes machines ». L’homme du jour était Riccardo Petrella. Huit ans après l’avoir rencontré aux Editions du Cerf à Bruxelles, en compagnie d’Albert jacquard, à l’époque où il publia un manifeste, Limites de la compétitivité, Vers un nouveau contrat mondial ; six mois après l’avoir entendu à Chaudfontaine, ma commune, où il vint nous entretenir des risques encourus par notre trésor commun, l’eau ; Riccardo Petrella me ravit à nouveau par la pertinence de ses propos.
Photo RTBF lors de l’émission Noms de dieux Il est, pour moi, l’exemple à suivre parce qu’il ne se contente pas d’expliquer à qui veut l’entendre qu’il est temps de faire des choix fondamentaux, il prend son bâton de pèlerin et, chaque soir, essaie de convaincre les citoyens européens à faire de même. Imaginez cent, mille, dix mille Riccardo Petrella se dévouer chaque jour pour convaincre les peuples du monde de se passer de l’homme machine et de viser la sobriété mondiale en partage ! Nous atteindrions très vite les bifurcations souhaitées et l’utopie des insoumis deviendrait alors réalité !
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PROFESSEURS D’ESPERANCES Les maximes écologiques de Paradisio Elles sont exposées dans la « cale » du navire du WWF au Parc Paradisio.
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Chapitre onze
Fécondité de l’insoumission Personne ne passe du jour au lendemain des semailles à la récolte et l’échelle de l’Histoire n’est pas celle des gazettes. Mais après la patience, arrive le printemps François
Mitterrand
Ce chapitre est à la fois une synthèse des différents thèmes évoqués précédemment, mais il apporte aussi quelques solutions fondamentales sans lesquelles tout ce que nous avons écrit ne serait que pur fantasme.
Pour un prochain sursaut de l’humanité L’insoumission des hommes en général n’a pas encore atteint un niveau suffisant pour que le monde des exclus puisse se passer du monde des riches, ni pour que ceux-ci tiennent compte de l’urgence de se soucier de la destinée de l’ensemble et participent réellement à un projet sociétal altruiste. Celui-ci se construira dans le respect des diversités et son réseau économique se tissera sur tous les continents avec le souci permanent de ne pas retomber dans les travers et les aberrations du système capitaliste. La seule certitude qui me fortifie, c’est que l’homme prend peu à peu conscience des petits bonheurs qu’il pourrait éprou-
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LA FIN DES HOMMES MACHINES ver s’il résistait aux appels consuméristes et s’il se détachait de l’impératif catégorique : « Tu peux donc tu dois ». L’homme s’interroge et agit de plus en plus sur les effets négatifs de ses facultés rationnelles. Car, comment pourrait-il en être autrement ? Comment pourrions-nous supporter d’exister et de reproduire la vie en transmettant à nos enfants cette manière d’être et de penser qui fait de nous des fourmis remuantes et destructrices ? Nous sommes au carrefour, un prochain sursaut se prépare. Comme l’a souligné Patrick Tort : « La sélection naturelle sélec202 tionne la civilisation qui s’oppose à la sélection naturelle » . Ce qui laisse de l’espoir à tous ceux qui préfèrent la solidarité et la sobriété en partage au Struggle for life pur et dur pratiqué par des hommes sans scrupules. Le monde de la compétition rencontrera tôt ou tard des forces d’opposition. Celles-ci seront exceptionnelles, car non seulement elles exprimeront le ras-lebol de vivre sous le joug des déterminations de systèmes inhumains, mais les politiques aliénatrices de ces systèmes trouveront leur maître. Pas dans une révolution de type marxiste où l’équilibre social surgirait à nouveau de la lutte des classes, mais bien dans le refus existentiel des hommes d’accepter un vécu qui ignore les côtés affectifs et sensibles des individus. Les peuples trouveront les moyens de maîtriser les rétroactions amplifiantes actuelles qui veulent, par exemple, que les chiffres d’affaires et les profits qui en résultent s’accroissent sans cesse en faisant fi des valeurs naturelles et morales. Ces peuples décideront de se réorganiser en transformant les systèmes aliénateurs actuels, et ils n’y parviendront que s’ils se détachent des chaînes qui les lient à ces systèmes. Cette nouvelle organisation aura pour conséquences de ralentir, puis de diminuer, les agressions à la santé physique et morale des hommes. La civilisation, qui naîtra de ce prochain sursaut, agira de telle manière que les inévitables emballements seront contrôlés en permanence. L’insoumission sera féconde si l’on choisit bien ce qu’il y a lieu de combattre. Préparons l’avenir en nous opposant à tous les excès actuels, mais soyons aussi persuadés qu’il ne suffit pas d’entonner un hymne ou d’émettre des incantations pour réformer un système. Nous ne devons pas hésiter à construire l’avenir sur base d’une psychologie éducationnelle adaptée à 202
Voir le thème : La sélection naturelle des sentiments dans le chapitre neuf.
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FECONDITE DE L’INSOUMISSION l’humanisme que nous voulons. C’est par l’apprentissage de la citoyenneté orientée sur des valeurs de solidarité que nous retrouverons notre liberté et notre dignité. Mais il nous faut être clairs à l’égard de l’humanité en ne désignant pas comme liberticides tous ceux qui veulent empêcher les délinquances d’ordre moral et physique, que nous avons dénoncées, sous le prétexte qu’elles participent à l’économie et qu’il faut inévitablement « casser des œufs » pour faire une omelette. Il faut combattre la vision à court terme des politiciens et économistes myopes qui admettent tous les excès de créativité devant l’ampleur du chômage, y compris la fabrication d’une multitude de produits aussi néfastes qu’inutiles (voir le chapitre :« Le renoncement aux délinquances »). Il faut aussi s’opposer aux économies de bouts de chandelles qui « rapportent » à court terme, mais qui nuisent considérablement à moyen et long terme. On a commencé cette hécatombe en « rationalisant » les administrations communales par des « antennes » éloignées du citoyen, et en supprimant dans les villages les emplois de proximité, comme le cantonnier et le garde champêtre. Dans les villes, les ghettos font partie d’une urbanisation de seconde classe où l’on concentre tous ceux que l’on veut « démocratiquement » séparer des quartiers bourgeois, parce qu’ils ne contribuent pas à l’expansion économique de ceux-ci ni à leur culture. Le défi de l’humanité pour les vingt prochaines années consiste à choisir des options fondamentales de revalorisation de l’humain par des activités qui respectent l’homme et la nature, en général. Il ne s’agit plus d’envisager une croissance économique destructrice ne donnant du plaisir qu’à une minorité d’inassouvis qui ont choisi de produire et de consommer n’importe quoi, mais bien de réapprendre à l’humanité à être heureuse globalement, moyennant quelques contraintes respectueuses de l’ensemble, et pas du tout liberticides. Le bonheur de la société sera proportionnel à sa capacité d’apprécier dans la plus longue durée son état de bien-être plutôt que de viser sans cesse la satisfaction du court terme avec tout ce qu’elle contient d’insécurisant et d’éphémère. Le bonheur de la société sera d’autant plus élevé qu’il sera tenu compte de sa qualité, de sa durabilité et de son partage. Cela s’apprend. Aux politiques et aux économistes de réorienter le marché sur base de ce nouveau système de valeurs ;
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LA FIN DES HOMMES MACHINES le nombre d’emplois non seulement augmentera, mais leur nature sera conforme aux besoins essentiels des hommes. Faut-il désespérer ? Non ! Sûrement pas ! Toutes les bonnes volontés et toutes les tentatives d’insoumission aux systèmes destructeurs d’humanité, aussi insignifiantes qu’elles puissent paraître, sont en marche. Par exemple, pour combattre la violence parmi les jeunes, alors que sévissait la guerre au Kosovo, et 3 jours après un « dommage collatéral majeur » - le bombardement de l’ambassade de Chine à Belgrade - Bill Clinton annonce que les téléviseurs seront bientôt munis d’une puce permettant de couper automatiquement les programmes violents pour autant que le spectateur ait lui-même programmé cette coupure en fonction d’un signal de violence. Cette décision peut paraître dérisoire à côté des bombardements, et peut-être même hypocrite, puisque cette innovation technologique n’empêchera que la vision des tueries et non les tueries elles-mêmes. Mais, la violence engendrant la violence par une spirale inflationniste dangereuse, le téléviseur à puce permettra de limiter la propagation des perversions sur l’Homo Televisas et il empêchera le conditionnement des jeunes générations en ne banalisant plus en elles : le vol, les abus sexuels et le meurtre.
Mieux vaut être humain que parfait Il est toujours pénible de constater chez un être jeune une vision exacte des dessous sinistres de la vie. Cette impression de précoce désenchantement, qui ne laisse plus de place à l’insouciance naturelle de l’adolescence, mes élèves me l’ont souvent produite. Je me souviens de cette journée au cours de laquelle je m’étais particulièrement efforcé d’accepter les critiques et de sympathiser avec les sentiments d’indignation et de frustration qu’éprouvaient les étudiants. J’avais encouragé mon auditoire à se tourner davantage vers le bonheur que pouvaient nous faire éprouver « les ressources intellectuelles » Une étudiante, dont l’indépendance d’esprit à l’égard des quelques leaders de sa classe était évidente, me demanda : - Vous nous parlez toujours du bonheur de la connaissance du monde, de la nature et de l’humain. Je vous suis bien, mais qu’allez-vous ajouter par la connaissance et l’intellectualisme ? Vous prenez ce que l’on a fait avant vous... Cela ne suffit pas, il faut aussi apporter quelque chose de neuf, d’original, du con-
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FECONDITE DE L’INSOUMISSION cret. La vocation d’un homme ne peut que se distancer de son état naturel. Il faut qu’il crée ! Cette question ne pouvait pas mieux tomber. Je lui répondis d’abord par une citation de Paul Claudel : « L’homme connaît le monde non point par ce qu’il y dérobe, mais par ce qu’il y ajoute » Et cela, bien sûr, est fondamental. Je lui précisai que, lorsque je parle des bienfaits de la connaissance, il s’agit de ceux que l’on acquiert, mais aussi de ceux que l’on dispense. On apprend et on enseigne. Dans cet échange, je me demande d’ailleurs parfois si l’enseignant ne s’enrichit pas tout autant que l’étudiant. Nous ne sommes que les liens tissés entre nous. Et pour cela, il n’est pas nécessaire d’inventer un produit extraordinaire. Mais pour créer quoi ? Pour qui ? Et pour faire quoi ? Le XXe siècle a créé la Sécurité Sociale. Beaucoup de soi-disant novateurs l’ont mise à mal, car ce n’était pas rentable d’être social. Que constate-t-on aujourd’hui ? « L’Imagination au pouvoir », la « Qualité totale », « l’Excellence », le « Zéro défaut ». Il faut créer en se gargarisant de cris de guerre, mais ces slogans n’ont pour effet que de réduire la part de l’humain, même si pour se donner bonne conscience les spécialistes en communication ajoutent : « Zéro mépris ». Déjà, dans sa « Somme théologique » consacrée à la vie humaine, Thomas d’Aquin distingue la qualité de l’homme dit parfait et l’état de perfection. Il se pose alors la question : « Quiconque est parfait se trouve-t-il dans l’état de perfection ? » Et il répond : « Il semble que quiconque est parfait soit dans l’état de perfection, mais cependant, il y en a qui sont dans l’état de perfection et qui n’ont ni la charité, ni la grâce, par exemple les mauvais évêques et les mauvais religieux. Il semble donc qu’à l’inverse certains puissent avoir une vie parfaite sans se trouver pour autant dans l’état de perfection »203. Il est évident, aujourd’hui, que l’analyse des slogans modernistes démontre la volonté de ceux qui les ont prononcés de tendre vers un état d’excellence presque religieux, mais cette dynamique verbale n’a servi en définitive qu’à augmenter la quantité de produits inutiles en accélérant le processus
203
Thomas d’Aquin, Somme théologique, La vie humaine, Editions de la revue des jeunes, Desclée et Cie, Paris, Tournai, Rome, 1926, p 130 et suiv.
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LA FIN DES HOMMES MACHINES d’exploitation de l’homme par l’homme, son abrutissement et le développement de ses névroses. Comme Thomas d’Aquin l’avait constaté à l’égard des religieux de son époque, les prédicateurs perfectionnistes, spécialisés dans les excès d’entreprendre, n’agissent pas nécessairement comme ils parlent. Parmi eux, nos compagnons d’insoumission ont rencontré des hommes qui se qualifiaient de « parfaits » parce qu’ils respectaient parfaitement des règles et procédures, mais qui, en fait, manifestaient tellement de défauts préjudiciables à leur entreprise que l’on se demande comment ils pouvaient encore prétendre se trouver dans l’état de perfection. Le défi mondial d’aujourd’hui n’est pas de poursuivre cette civilisation désaxée qui se gargarise de slogans triomphants, mais d’en inventer une nouvelle qui tienne compte des erreurs commises dans le passé. Dans « Le monde diplomatique » de mai 1995, Riccardo Petrella a défini les financiers internationaux comme ils le méritent : « Une catégorie à part pour qui la conquête répond à une logique de prédication : la terre avec ses marchés se mue en un espace de profits sans frontières, et la cueillette devient razzia... Ce sont les intérêts et les conditions de vie de centaines de millions de personnes qui se trouvent mis en cause, alors que rien, et surtout pas l’efficacité, ne justifie ni ne légitime les dévastations sociales, politiques et culturelles irréparables. » Ce qui est certain, pour la majorité de nos compagnons, c’est qu’ils n’ont pas hésité à prendre leurs responsabilités, quand ils se sont sentis exploités au-delà de l’acceptable. Mais, pour s’extraire du système aliénateur, ils devaient procéder en deux temps : tout d’abord en s’y opposant, ensuite en s’en détachant progressivement. Pour les étudiants aussi, mieux vaut être humain que parfait. L’enseignant placera sa confiance dans la capacité de ses étudiants à s’affirmer eux-mêmes, en ne les orientant pas dans des joutes élitistes dont les récompenses se mesureraient en devises ou en nombre de victoires sur autrui, mais bien en les guidant vers la voie salvatrice de la solidarité en partage.
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En compagnie de Riccardo Petrella et Albert Jacquard, au stand des Éditions du Cerf, lors de la Foire du Livre de Bruxelles en 1995.
Pour un « réenchantement » du monde « L‘appel à un réenchantement du monde n’est pas un appel à la mystification », dit le rapport de la Commission Gulbenkian204. La première proposition de cette commission est : « Un appel à abattre les frontières artificielles entre les humains et la nature, à reconnaître qu’ils font partie ensemble d’un unique univers construit par la flèche du temps. Le réenchantement du monde est conçu pour libérer la pensée humaine davantage encore »205. Les sciences sociales ont évolué vers un respect croissant de la nature. Cette ouverture aux sciences naturelles a ses limites et au chapitre intitulé « Les prochaines bifurcations », nous avons insisté sur le danger d’enfermer la créativité des sociologues dans l’analogie « société - organisme vivant » qui serait préjudiciable à l’ouverture des sciences sociales. Celles204
Wallerstein, I., et Commission Gulbenkian, Ouvrir les sciences sociales, Descartes et Cie, 1996, p. 80 205 Ibid. p. 82-84
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LA FIN DES HOMMES MACHINES ci ne sont pas, en effet, le domaine d’élection de l’analyse des systèmes, mais cela est dû davantage aux réticences des sociologues qui ont voulu conserver jalousement leurs prérogatives sans s’ouvrir aux autres sciences, dont les sciences naturelles, en particulier. Le poids de l’idéologie politique a été aussi considérable, car les aspects eugénistes et racistes du darwinisme social devaient être combattus. « Peut-être assistonsnous à la fin d’un type de rationalité qui n’est plus approprié à notre temps. L’accent que nous appelons de nos vœux doit être porté sur le complexe, le temporel, l’instable, qui correspond de plus en plus à un mouvement transdisciplinaire qui gagne en vigueur »206. La deuxième proposition de cette commission consiste : « à ne plus considérer l’Etat comme générateur des principales frontières à l’intérieur desquelles l’action sociale se produit et doit être analysée (...) Il y aura lieu de dépasser les séparations artificielles érigées au XIXe siècle entre les domaines supposés autonomes du politique, de l’économique et du social. (...) Le problème était que les études internationales avaient été construites sur des bases stato-centriques, autant que d’autres parties des sciences sociales. Elles prirent la forme d’abord d’études comparatives prenant l’Etat comme unité de comparaison (...) Ce changement dans l’analyse empirique s’est produit sous des labels divers, comme l’économie politique internationale, l’étude des villes-monde, l’histoire mondiale, l’analyse des systèmes-monde, et les études de civilisation. Il y a eu simultanément un regain d’intérêt pour les « régions » - aussi bien les régions vastes et transétatiques (Eurégio, par exemple) que les régions petites et situées à l’intérieur des états (...) Bien sûr, le rejet de l’Etat comme conteneur sociogéographique indiqué pour l’analyse sociale ne signifie en aucun cas que l’Etat ne doive plus être envisagé comme une institution clef du monde moderne, ayant de profondes influences sur les proces-sus économiques, culturels et sociaux. (...) Une fois que l’on rejette le postulat stato-centrique, qui a été fondamental en his-toire, et que l’on accepte que cette perspective peut souvent une entrave à l’intelligibilité du monde, on fait resurgir inévitablement des questions sur la structure même des partitions
206
Ibid. p. 84
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FECONDITE DE L’INSOUMISSION disciplinaires qui ont grandi autour et ont même été fondées sur ce postulat. »207. La troisième proposition consiste à réintégrer l’espace et le temps en tant que variables constitutives de nos analyses, et non comme de simples réalités physiques intangibles à l’intérieur desquelles l’univers social existe. La quatrième proposition fait appel à accepter « la tension incessante entre le singulier et le pluriel, l’universel et le particulier, en tant que figure permanente de la société humaine, et non pas en tant qu’anachronisme (...) Répondre simultanément aux demandes de pertinence universelle et à la réalité continue de la multiplicité des cultures dépendra de l’inventivité de nos solutions organisationnelles et d’une certaine tolérance pour l’expérimentation intellectuelle dans les sciences sociales »
« Money is time » et non pas « Time is money » Il ne s’agit pas de plagier une publicité d’un fabricant de GSM (ce petit appareil qui, paraît-il, permet de communiquer davantage) car ce sous-titre existait dans mon manuscrit avant que n’apparaisse ce slogan publicitaire sur les murs de nos villes. Le titre de ce sous-chapitre a une signification différente, car il n’a rien à voir avec le « coût financier » unitaire d’une communication téléphonique, mais elle envisage le « coût humain temporel et affectif » consacré à l’obtention des ressources financières et l’absence de vie familiale et culturelle qui en résulte. Pour nos insoumis, la maxime dévastatrice et aliénante s’est inversée : Time était le sujet et Money le prédicat ; aujourd’hui, Money est devenu le sujet et Time le prédicat. John Locke disait déjà : « Il faut perdre la moitié de son temps pour pouvoir employer l’autre » C’était un aveu d’impuissance de bien gérer la quatrième dimension. Notre objectif principal dans ce « réenchantement du monde » consiste précisément à ce que la personne trouve le maximum de temps pour vivre en harmonie avec elle-même et avec les autres, en disposant de moyens suffisants pour que l’oisiveté et l’ennui ne la gagnent pas, mais dans certaines conditions de sagesse sociale que nous n’avons cessé d’exprimer tout au long de cet essai et plus particulièrement au chapitre : « De l’apprentissage du bonheur » 207
Ibid. p. 85-89
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LA FIN DES HOMMES MACHINES Il s’agira donc d’optimiser notre temps en prenant conscience de sa fluidité pour le saisir pleinement et l’apprécier davantage en le meublant par des activités qui nous apportent le bonheur individuel non destructeur d’humanité.
La démocratie mondiale contrôlée, un prodigieux système Pour réagir contre les idéaux trompeurs fantomatiques et mystifiants des politiques et managers de tous poils qui négligent le sens de l’homme, nos compagnons n’ont jamais préconisé l’égoïsme et n’ont jamais eu l’intention de le proposer comme remède. Ni le particularisme égoïste ni l’universalisme aliénant ne sont des remèdes pour gens déboussolés. La question fondamentale qui se pose est la suivante : « Y a-t-il vraiment contradiction entre le choix de l'universalité et la diversité ? » Si cette diversité consiste en une harmonie des singularités, c’est très bien, car mieux vaut l'harmonie que l'unisson et mieux vaut le rythme que le pas cadencé. Par contre, si les singularités deviennent des rivalités, alors dans ce cas-là il y a un risque pour l'universalité. Aujourd’hui, semblent coexister deux tendances évolutives : l’une qui donne la priorité au droit à la différence, et l’autre qui loue l’humanisme universel. Cette coexistence n’est pas heureuse, car ces deux humanismes non seulement sont contradictoires l’un par rapport à l’autre, mais chacun porte en lui une potentialité dangereuse. Le droit à la différence consiste à respecter les minorités dans toutes leurs composantes en attendant d’elles un souci pour le partage et la solidarité. L’humanisme universel peut conduire à un régime totalitaire, comme ce fut le cas pour le stalinisme et l’hitlérisme, et comme c’est encore le cas aujourd’hui pour la dictature financière, mais il peut aussi être fondé sur le respect de la singularité de la personne à la condition que celle-ci tienne compte de son appartenance à cette universalité. Car le soulagement qu’apporte généralement aux hommes leur insertion dans un ordre social, politique ou religieux, stable et indiscuté réussit à contrebalancer la misère elle-même. Le destin de l’individu sera fonction de sa propre liberté, mais celle-ci ne pourra s’exprimer qu’à la condition de respecter les droits de la société dans laquelle elle se déploie. La société, en contrepartie, aidera la personne à ne pas sentir retomber sur
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FECONDITE DE L’INSOUMISSION elle tout le poids et toute la responsabilité de son destin. Cette symbiose individu-société permettra d’aboutir à une « démocratie mondiale contrôlée » Celle-ci disposera d’un gouvernement mondial, au même titre qu’existe aujourd’hui un Fonds Monétaire International. Il y a peu de temps, une telle proposition aurait encore fait figure de plaisanterie, dans la mesure où l'ordre mondial était divisé entre l'Est et l'Ouest et, quand on parlait de l'idée de solidarité mondiale, c'étaient souvent des arguments de tribune qui ne correspondaient à rien, parce que la guerre froide divisait le monde. Aujourd'hui, ce gouvernement apparaît comme une nouvelle révolution « copernicienne » économique et sociale possible, dont les effets novateurs seraient fondamentaux. La consommation individuelle y trouverait sa satisfaction dans le partage collectif. Le glouton individualiste céderait sa place au sobre généreux. Autrement dit, le capitalisme égoïste basculerait dans la nécessaire solidarité. Que faire pour en arriver là ? Pour renverser les murs de ce camp retranché, dans lequel nous nous sentons mal à l’aise, il nous faut une contre-culture qui respecte pleinement le sens de l’homme et son environnement. Seul un gouvernement mondial pourra réguler l’ensemble des systèmes, mais quel gouvernement ? Les avantages du libéralisme actif, d’une part, et ceux de la planification contrôlée, d’autre part, sont bien connus, de même que leurs désavantages respectifs. Alors, pourquoi n’imaginerait-on pas un système économique global qui tienne compte des avantages de l’un et de l’autre en minimisant leurs effets négatifs ? Le système économique des Etats-Unis considère le citoyen comme une machine à consommer en initialisant en lui de plus en plus de désirs pour que ceux-ci se transforment en achats. La « désirabilité » des biens et services fait l’objet d’études psychologiques sérieuses dont le but est de fragiliser le pouvoir de décision des consommateurs tout en leur laissant croire qu’ils restent maîtres de leurs choix. À côté de l’aliénation subie par ces agents économiques, l’économie capitaliste génère un gaspillage éhonté. Celui-ci n’a pas seulement le défaut de ne pas être récupérable pour la partie de l’humanité qui survit difficilement, mais il a aussi l’immense désavantage de polluer le monde à une vitesse telle qu’on se demande comment on va pouvoir arrêter ses délinquances.
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LA FIN DES HOMMES MACHINES Le système économique de l’ex Union Soviétique avait érigé un système basé sur la planification des besoins collectifs. Puis, lui a succédé sans retenue un régime pseudo-capilatiste mal assuré qui a fait le nid d’innombrables organisations mafieuses. L’ancien système était piloté par une bureaucratie centralisatrice dont les bonnes et mauvaises décisions étaient supportées par une base militante apparemment docile et respectueuse. Le grand désavantage d’une telle politique était surtout l’inhibition de la faculté d’entreprendre au sein même de la population soviétique, mais aussi le gaspillage des produits fabriqués suite aux difficultés de les planifier correctement, de les stocker dans telle ou telle région de cet immense pays, puis de les acheminer vers d’autres régions en parcourant des distances énormes : on « surstockait » à Moscou, alors que Vladivostok était dépourvu des biens essentiels. Sur le plan de la technique du pouvoir, et sur ce plan seul, Hans Jonas écrit : « Puisque la tyrannie communiste existe déjà et qu’elle fournit pour ainsi dire une première, et pour l’heure une unique proposition, nous pouvons dire que du point de vue de la technique du pouvoir elle paraît être mieux capable de réaliser nos buts inconfortables que les possibilités qu’offre le complexe capitaliste-démocratique-libéral. Le véritable problème est le suivant : si, comme nous le pensons, seule une élite peut éthiquement et intellectuellement assumer la responsabilité pour l’avenir que nous avons indiquée, comment une telle élite est-elle produite et comment est-elle dotée du pouvoir de l’exercer ? »208. Le gouvernement mondial futur, tel que nous le voyons, ne sera ni dictatorial ni centralisateur, comme le régime communiste. Il ne pourra se former qu’à la condition de laisser l’initiative privée au citoyen du monde, mais seulement dans la mesure où celle-ci concernera des activités définies comme étant nécessaires aux besoins de l’ensemble. Besoins qui ne pourront plus être exaltés par des publicités arrogantes et mensongères, ni par des crédits financiers faisant miroiter des biens et services que les personnes cibles ne pourraient rembourser sans consentir, par ailleurs, d’importants sacrifices. La principale difficulté dépend de la volonté des peuples riches de diminuer leur niveau de vie et d’éduquer leurs enfants pour qu’ils ne soient pas des monstres égoïstes, mais qu’ils 208
Jonas, H., op. cit. note n° 112, p. 280
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FECONDITE DE L’INSOUMISSION s’attachent au respect du prochain au-delà de toutes les frontières politiques actuelles. La condition fondamentale sera, non pas la solidarité symbolique que certains riches pratiquent quelques jours par an pour se donner bonne conscience et contrebalancer la manne de défauts qu’ils confessent à l’église, mais bien la solidarité mesurable, qu’il conviendra d’ailleurs de mesurer et de comptabiliser. Et quelle importance si, comme le soulignait Jean Rostand : « Lorsqu’ils ont été bons envers les pauvres, les riches leur demandent un certificat de charité » Jean-Jacques Rousseau, deux siècles avant lui, avait écrit : « La feinte charité du riche n'est en lui qu'un luxe de plus; il nourrit les pauvres comme des chiens et des chevaux »209. Reconnaissons tout de même qu’être riche n’est ni un péché ni une tare, et que beaucoup parmi eux expriment une générosité sans limites aux fins humanitaires.
La devise de la démocratie mondiale contrôlée : « La solidarité et la sobriété en partage » Toute morale est infructueuse pour qui n’a pas la sobriété en partage Julien Offroy de La Mettrie L’Homme machine La solitude n’a jamais été l’idéal de l’homme. Mais la définition du besoin de ses semblables est ambiguë, car avons-nous besoin du service des autres ou avons-nous tous besoin de la collaboration de chacun ? Mon corps a besoin du service des autres corps et mon esprit a besoin de la collaboration des autres esprits. Le service des corps s’obtient par la puissance, la collaboration des esprits s’obtient par l’amour. Pour que s’imposent les exigences de l’amour, il faut que s’impose le primat de l’esprit, il faut que celui-ci regagne le statut qu’il a perdu sur le corps. Ce qui ne signifie évidemment pas que, par cette reconquête, il doive se glorifier de sa victoire et dominer ce corps qui l’a si souvent fait choir. Et pas nécessairement le sien, mais aussi celui des autres. L’esprit de reconquête de l’homme à l’époque de la Renaissance ne s’est d’ailleurs pas limité à nos corps, il s’est aussi porté sur la nature. On a sous les yeux les effets actuels sur le monde et aussi sur l’homme-dans-le209
Rousseau, J.J., Correspondance, à M. Moulton
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LA FIN DES HOMMES MACHINES monde de l’action transformatrice de la techno-science sur laquelle, à cette époque, s’étaient braqués tous les espoirs. L’Homo Technicus a édifié un monde artificiel qui conditionne radicalement le monde réel. Aucune institution politique ou spirituelle ne peut dire qu'elle est indispensable au monde meilleur. Ce qu'elle peut dire, par contre, c'est que sans elle, sans sa participation à cette construction d’un monde meilleur, il n'y aura pas de monde meilleur possible. Avant toute prise de position religieuse ou morale, l’homme est d’abord ontologiquement un esprit qui s’affirme ou se nie. Cette affirmation et cette négation de son essence spirituelle lui ouvrent deux voies qui ne se confondent nullement avec celles du bien et du mal, de la croyance et de l’incroyance. Le mal comme le bien ne prennent toute leur taille, n’arrivent à maturité que chez ceux qui disent « Oui » à l’esprit, ceux qui se savent et se veulent esprits. Il y aura sûrement des personnes qui préféreront croire au pouvoir souverain de l’activité rémunératrice plutôt que de me suivre dans un raisonnement iconoclaste. Je ne peux que les contrarier, car selon moi la vie bien remplie ne consiste pas à se consacrer uniquement aux tâches qui permettent d’accéder à la plupart des biens de la planète ni à celles qui consistent à se hausser au-dessus d’une pyramide sociale. J’ai la prétention de croire que tôt ou tard il faudra que nous réorientions nos appétits et nos besoins pour passer du pôle « consommateur destructeur » à celui du « consommateur respectueux » En augmentant la demande de produits respectueux de la santé physique et morale des hommes, et en réduisant l’offre des produits qui la détruisent, nous parviendrons à déséquilibrer le marché complice des profits malsains et nous en construirons un nouveau qui sera respectueux des hommes. Comme le devoir, aujourd’hui, n’est plus basé sur l’impératif de Kant : « Tu dois, donc tu peux », mais sur l’impératif dicté par le pouvoir : « Tu peux, donc tu dois », et comme ce pouvoir se mesure dans nos sociétés capitalistes en moyens financiers, cela signifie qu’il est actuellement de notre « devoir » de tout faire pour acquérir ces moyens. C’est donc un devoir d’agir en capitaliste. Pour faire évoluer le devoir, et le conformer à notre utopie, les peuples devront exercer de fortes pressions politicophilanthropiques pour faire comprendre aux représentants des Etats et à tous les êtres dominés par l’argent que le pouvoir doit être subordonné au devoir réhabilité selon la maxime kan-
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FECONDITE DE L’INSOUMISSION tienne : « Tu dois, donc tu peux » Du temps de Kant, l’argent était aussi maître des hommes et des nations, et les défaitistes qui ne croyaient pas qu’il fût possible d’envisager un autre monde se contentaient de soupirer : « ça a toujours été ainsi et cela ne changera jamais » Nous avons déjà signalé que, dans leur rationalisme instrumental, les gestionnaires d’entreprises savaient très bien qu’apprivoiser un tigre ne consiste nullement à en faire un chat. Et nous avons insisté sur toute la valeur du dompteur qui ne tient d’ailleurs qu’à sa technique, car tout en se protégeant, celui-ci ne supprime pas le risque d’un sursaut de sauvagerie de l’animal qu’il veut soumettre. Si je répète cette phrase, énoncée dans un chapitre précédant, c’est pour insister sur le fait que les domptés, les affamés, exploités et malheureux fassent comprendre à leurs dompteurs qu’ils ne sont pas dupes de leurs méthodes et qu’ils leur conseillent de changer radicalement celles-ci. Il n’est plus question pour les dominés d’aujourd’hui d’accepter ces logiques qui emprisonnent l’esprit. Il ne s’agit donc plus de modifier le caractère profond des hommes pour les assujettir au capitalisme, mais de découvrir en eux, puis de libérer, l’énergie insurrectionnelle capable de remplacer la dictature de l’argent par la solidarité. D’ailleurs, la résolution des problèmes causés par le capitalisme ne consiste pas à supprimer ce qui le véhicule, c’est-à-dire l’argent. Ce n’est pas l’argent qui est la cause du capitalisme exacerbé, c’est son usage. Et c’est l’ensemble des sous-systèmes en interaction dans le monde qui peut atteindre cet objectif. L’insoumission aux dogmes broyeurs d’hommes doit devenir un principe sociétal permanent comme l’a été, lors des trois derniers siècles, dans les pays riches, le principe d’insoumission aux maladies qui ont décimé l’Europe : la peste, le choléra, la tuberculose. La lutte pour guérir ces maladies a été intense, comme l’est le combat permanent livré contre le sida, mais il y a urgence de lutter aussi pour défendre la santé mentale, intellectuelle et psychologique des peuples et de leurs dirigeants. Pas n’importe comment. Il ne suffit pas d’être idéaliste et d’avoir de la bonne volonté à revendre pour espérer atteindre cet objectif. C’est un travail de longue haleine. Que les démocraties n’attendent pas qu’il soit trop tard pour résoudre leurs problèmes. Il est urgent de déclencher une grande offensive contre tous les abus du système économique. Le chapitre
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LA FIN DES HOMMES MACHINES intitulé « Le renoncement aux délinquances » nous a décrit les dysfonctionnements qu’il y a lieu de corriger. Le défi est de taille et il ne pourra être surmonté qu’à la condition de mettre d’abord en confiance tous les pays riches pour qu’ils adhèrent à cette idée extraordinaire d’unicité politique et multiculturelle des territoires et des peuples en utilisant une devise unique pour leurs échanges commerciaux : « La sobriété en partage » C’est notre utopie, mais aussi le gouvernail de nos destinées. Rappelons que cela ne signifie donc pas « Se couper les pieds pour n’avoir plus besoin de chaussures » C’est à la fois un état d’esprit et un mode de vie qui ne visent qu’à supprimer les produits nuisibles et les marchés qui les portent. Les hommes coulés dans le moule des capitalistes ne peuvent imaginer qu’en supprimant les activités délinquantes des hommes, ceux-ci pourront réintégrer dans l’économie mondiale non seulement des activités qui ont disparu au cours des dernières décennies, mais aussi de nouveaux créneaux économiques respectueux d’une civilisation humaniste : il faut produire autre chose et autrement. Les spécialistes devront envisager la mesure des performances d’une autre manière qu’en comparant les dettes, les balances commerciales et les balances de paiement des diverses nations. Toutes les régions du monde seront confédérées et la solidarité jouera entre elles, même si le chemin paraît encore long et si certaines éprouvent quelque réticence à accepter le partage.
« Unifier, c’est nouer mieux les diversités particulières et non les effacer pour un ordre vain » Puisque l’humanité comprend que sa fragilité et sa faiblesse face à une nature souvent hostile, et face à sa propre autogestion toujours dominée par la loi du plus fort, ne peuvent que l’entraîner vers une fin certaine, elle doit accepter de vivre avec le Principe Solidarité. Et celui-ci doit constamment envisager l’universel et le particulier. C’est pourquoi j’ai choisi comme titre à ce sous-chapitre un extrait de « Citadelle » d’Antoine de Saint-Exupéry. Alors que le riche jouit sans remords de la part disproportionnée des biens qu’il a su s’approprier, le pauvre qui voudrait être aussi égoïste et aussi individualiste que lui en mettant la main sur le bien du riche, serait jeté en prison. Dans certains pays, il serait même exécuté. Sous forme d’usure et de spécu-
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FECONDITE DE L’INSOUMISSION lation, on permet ainsi les menées les plus éhontées de l’avidité égoïste ; sous forme de brigandage et de vol, on les interdit. Soulignons d’abord la différence entre l’assistance et la solidarité. Alors que l’une s’exerce des riches vers les pauvres, la seconde est un échange entre personnes qui sont toutes riches de quelque chose. Et ceux qui n’ont rien, comment peuvent-ils être solidaires ? Lors d’une intervention de Philippe Moureaux210 qui fut rapportée le 23 décembre 1996 dans La Libre Belgique, celui-ci fit remarquer qu’il fallait être vigilant à l’égard « De la logique totalitaire qui érigerait une norme de comportement », et il ajouta : « Je ne partage pas l’a priori idéologique qui présuppose que tous les hommes naissent égaux devant leurs choix ». Certes, il faut que les hommes disposent du minimum vital pour se permettre d’être solidaire, mais aussi d’une capacité d’altruisme et d’empathie. Ces dernières qualités ne sont pas innées : elles s’apprennent. Et si l’on donne aux jeunes gens une éducation et une instruction qui leur permettent de mieux orienter leurs choix dans certaines limites compatibles avec les objectifs humanitaires et planétaires, si l’on crée une législation qui soutient cette manière d’être et de penser, si l’on utilise tous les moyens modernes pour imprégner l’humanité du nouveau système de valeurs que nous préconisons, nous éviterions le totalitarisme et le remplacerons par une « normalisation » des comportements librement consentie et conforme à notre projet de société. La lutte antitabac, par exemple - qui a été, il est vrai, d’abord effectuée pour diminuer les coûts de la sécurité sociale - a démontré qu’en diabolisant l’image du fumeur, et en rendant celui-ci responsable de maux et pollutions, on est parvenu à diminuer la consommation de tabac dans des proportions encore impensables il y a deux décennies. Comme monsieur Moureaux, je ne partage pas l’a priori qui présuppose que tous les hommes naissent égaux, mais je suis persuadé que s’il existe une volonté politique mondiale de leur donner l’éducation et l’instruction nécessaires à orienter leurs choix, je ne vois pas pourquoi une révolution culturelle mondiale n’aurait pas lieu. La civilisation de l’an 2000, c’est en fin de compte la participation du plus grand nombre au bénéfice de quelques-uns. Et il n’est pas vrai qu’il soit au pouvoir de chacun de rebâtir un ordre 210
Député socialiste bruxellois
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LA FIN DES HOMMES MACHINES à partir du chaos, de suppléer à lui seul à l’écroulement de tout un édifice, économique, philosophique ou religieux. Mais il est vrai que si la participation du plus grand nombre a lieu au bénéfice du plus grand nombre, une ère nouvelle naîtra de nos temps de transition. La commission Gulbenkian, présidée par Immanuel Wallerstein, dans ses « débats au sein des sciences sociales »211 écrit : « Seul un universalisme pluraliste nous permettra de sai-sir la richesse des réactions sociales dans lesquelles nous vi-vons et avons vécu » Le grand principe régulateur que doit adopter notre civilisation est une espèce d’homéostasie212 de l’ensemble des systèmes capable de reconnaître la pluralité des fins dues à la pluralité des cultures et, en même temps, capable d’empêcher tout ce qui ne respecte pas la dignité humaine. Car, le respect pour la diversité des cultures ne peut pas ne pas entrer en conflit avec le respect pour la dignité humaine dans des cas, comme par exemple, l’excision des femmes. De même, nous serons amenés à constater que l’universalisme pluriel est le meilleur système qui soit à la condition que : « La tolérance trouve sa limite dans l’application du pluralisme, car il peut exister une incompatibilité radicale entre certains modes de vie ou certaines valeurs morales »213.
Vaincre la contagion de la pensée unique Ce qui est évident aujourd’hui et explique la force de la rationalité instrumentale des capitalistes, c’est la contagion qu’elle a exercée sur les différentes tendances idéologiques qui ont animé l’histoire des hommes. Pendant que les riches deviennent pus riches, et les pauvres, plus pauvres et de plus en plus fragilisés, certains socialistes, par exemple, s’habituent à la bourgeoisie et contribuent même à son développement en vi211
Wallerstein, I., et Commission Gulbenkian, Ouvrir les sciences sociales, p. 63 et suivantes
212
Capacité qu’a un organisme vivant de maintenir dans un état stable certaines de ses variables malgré les variations du milieu extérieur grâce à des processus physiologiques de régulation. L’exemple classique est celui de la température interne du corps.
213
André Jaumotte, « Quelles valeurs pour le XXe siècle ? »,
La Revue générale, n° 12, 1996
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FECONDITE DE L’INSOUMISSION san9t les objectifs - et en adoptant les méthodes - de ceux qui ont opprimé leurs parents et grands-parents. Certes, le progressiste vise aussi le bien-être, sinon à quoi cela servirait-il d’être progressiste, mais il doit avant tout rester cohérent avec ses idées et ne pas vouloir imiter tous ceux qui se sont enrichis au détriment de l’homme. Ces personnes dont le comportement est incohérent avec leurs pensées sont à plaindre. Conscientes sans doute de leur « anomalie », il leur arrive de se donner bonne conscience en accomplissant quelques actions symboliques peu contraignantes qui ne nuisent ni à leurs profits financiers ni à leurs habitudes de vie. Cet éloignement entre les actions et les pensées des hommes qui se prétendent socialistes se retrouve aussi chez les personnes qui se prétendent chrétiennes, car elles aussi n’expriment plus leur qualité de chrétien qu’en assistant à la messe du dimanche ou en soutenant par principe la politique vaticane. Le reste de leur temps, elles agissent en pieux esclavagistes modernes par l’intermédiaire de sociétés implantées dans le tiers monde où elles ont placé leurs capitaux. Pendant mon adolescence, j’avais déjà été frappé par les réflexions de grands catholiques quand ils disaient, notamment, qu’il valait mieux ne pas trop nourrir les peuples du tiers monde pour éviter qu’un jour ils nous envahissent et prennent nos biens. Ou encore quand ils expliquaient qu’il valait mieux fabriquer des armes et pratiquer la peine de mort pour que le Bien triomphe du Mal. Dans cette série d’incohérences entre les mots et les actions, j’ose aussi espérer qu’une partie des suppôts du néolibéralisme ont compris que leur idéologie a du plomb dans l’aile et qu’ils relativisent aujourd’hui la « Liberté » qu’il nous promettait naguère. Aux quelques libéraux restés lucides qui n’ont pas encore digéré les excès de leurs ministres, au début des années 80 en Belgique, je leur pose la question : « Serions-nous moins libres en acceptant une éducation bien ciblée recentrée sur une espérance partagée qu’en obéissant aveuglément à la Raison instrumentale qui ne favorise qu’une extrême minori-té ? » Pour nous, la réponse est évidente : « Rien n’est plus paradoxal que de se croire libre en utilisant la liberté pour s’aliéner » C’est pourtant ce qui se produit pour la majorité des hommes, ils adoptent les préceptes du système néo-libéral qui a consisté le plus souvent à nous présenter comme « devoir » l’acquisition
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LA FIN DES HOMMES MACHINES de tout ce que permet notre pouvoir, et à nous inciter à conquérir celui-ci par des voies et moyens incompatibles avec ce que réclame l’humanisme.
L’homme a besoin de croyances, de valeurs et de normes Comme l’a écrit Patocka, quelques jours avant de mourir : « Ce n’est pas l’homme qui définit un ordre moral selon l’arbitraire de ses besoins, de ses souhaits, de ses inclinations et de ses désirs, c’est au contraire la moralité qui définit l’homme (...). Cela signifie que les motivations de l’action ne se trouvent plus de façon exclusive ou prépondérante dans le do-maine de la peur ou de l’avantage matériel, mais dans le res-pect de ce qui en l’homme est supérieur, dans la conception du devoir et du bien commun » Ce que propose Patocka, nous pouvons l’atteindre à la condition de rendre à la moralité ce qui lui appartient en en nous laissant pas entraîner dans des compromis et compromissions qui peu à peu nous font glisser sur la pente qui conduit tout droit à l’escroquerie banalisée. Le système éducationnel est, dans ce domaine, comme dans d’autres, fondamental. Selon la formule bien connue, chacun est libre de gérer sa vie à sa guise à la seule condition que sa liberté individuelle n’empiète pas sur la liberté d’autrui. Mais, une morale qui serait uniquement sociale ne pourrait à elle seule éviter l’anarchisme, car elle n’empêchera pas une frénésie d’accaparement des moyens chez les uns, un sentiment de frustration et d’injustice chez les autres. 214 Comme l’écrit Paul Rostenne : « Le sens marxiste de la lutte des classes et de sa solution à l’horizon de l’histoire se fonde sur ce qu’on ne peut appeler qu’une croyance en une telle finalité. Le marxisme de Marx est un messianisme incarné dans le prolétariat (...) Si j’ai associé au nom de Marx le nom de Jésus, c’est parce que l’un et l’autre ont imposé à l’histoire deux finalités nouvelles qui ne sont pas sans rapport et qui, pour cette raison, s’éclairent l’une l’autre » Si l’athéisme s’est répandu dans le monde en un siècle, c’est pour une grande part à cause des chrétiens qui n’ont pas toujours su incarner leur doctrine, avec la vigueur et le désintéres214
De Jésus à Marx, la dérive de l’humanisme chrétien, Convivio Filosofico Ediciones, p.100
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FECONDITE DE L’INSOUMISSION sement que le message du christ imposait. Et si aujourd’hui, malgré la prolifération des mouvements humanistes et les belles promesses des gouvernements, nous constatons une croissance des pauvres et des sans-abri, c’est aussi parce que les humanistes n’incarnent pas toujours les messages qu’ils propagent. L’homme moderne ne semble plus trouver une universelle raison ni de croire en l’Evangile, ni d’ailleurs de croire en l’Homme pour l’Homme. Tant que la foule a été croyante, on pouvait la consoler de la misère terrestre en lui promettant la félicité céleste. Pendant longtemps, aux dix-huitième et dix-neuvième siècles, pendant que se répandaient les lumières, diminuaient de jour en jour le nombre des gens patients qui trouvaient dans une hostie la compensation d’un dîner, et pour qui le billet à ordre d’un prêtre pour une place en paradis équivalait à la possession immédiate d’un bon champ sur cette terre. Aujourd’hui, les dollars et les nourritures terrestres - pour les hommes qui en bénéficient - ne suffisent même plus à leur bonheur. Personne ne pourra jamais résoudre la quadrature d’un cercle où l’on veut que l’homme soit ou un esprit ou un corps. Les hommes étant à la fois esprit et matière, ils ont besoin de nourritures spirituelles tout autant que de nourritures matérielles. C’est pourquoi chez les athées aussi se révèle une inquiétude manifeste une grande soif de divin. Dans « la Peste », au moment où la maladie sévit les hommes ont besoin de croire et Camus se demande comment on pourrait créer des saints sans Dieu. Les trois dernières décennies ont vu l’apparition accélérée de nouvelles spiritualités et les magazines spécialisés nous ont montré les excès et les crimes que certains nouveaux messies ont produits sur leurs adeptes. Certes, nous avons besoin de transcendance et d’utopie pour sentir en nous autre chose qu’un corps voué à la dégénérescence et à la mort. Mais il faut aussi que cette nécessaire croyance ne soit pas à nouveau perçue comme un urgent correcteur d’effets pour gens pressés qui pressentent leur fin dernière. Il ne s’agit pas ici aussi de « fast-foodisation » de la croyance : vite fait, bien fait, mais, au contraire, une manière de vivre socialement et culturellement consentie. La morale ne peut donc être seulement sociale : elle doit être impérativement culturelle et politique. Il est difficile d’établir les critères qui permettent de satisfaire l’homme au travail, et notre propos n’est pas ici d’en faire un
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LA FIN DES HOMMES MACHINES cours, mais bien d’esquisser les principaux paramètres qui positivent la satisfaction du travailleur. Quand celui-ci dispose de la compétence nécessaire pour relever les défis de sa fonction, il peut se sentir heureux en accomplissant ses tâches, mais à la condition qu’il travaille sur un produit qu’il aime. Ce défi est d’autant plus susceptible de lui plaire qu’il disposera de toute son autonomie et pourra maîtriser l’étendue de l’ensemble de ses activités. Selon le sens que l’homme donne à sa fonction, il considérera celle-ci, soit comme un moyen d’existence, soit comme un moyen de réaliser ses propres aspirations allant même jusqu'à la considérer comme son centre de gravité. Puisque l’univers est une structure de structures, hiérarchisée en fonction d’une unification de plus en plus englobante, sa désagrégation ne peut que libérer les structures qui lui sont ordonnées. L’apparence de désordre anarchique que nous connaissons aujourd’hui heurte notre esprit et l’empêche de voir qu’une nouvelle structuration est en train de naître. Le centre d’animation de cette structure est ce que nous appelons « une valeur » Mais distinguons bien une valeur d’une norme. Quand nous disons : « Il faut être solidaire des autres hommes », nous n’exprimons rien de la quantité ni de la qualité du devoir prescrit. Il n’y a rien de normatif dans notre recommandation sur la manière concrète d’atteindre l’objectif énoncé ; nous ne définissons pas non plus la mesure du niveau de la solidarité ni de sa qualité. Il ne peut donc y avoir de normes sans évaluateur. Il n’y a rien non plus de normatif quand nous disons : « Il faut résister aux fanatiques du libéralisme actif qui veulent aujourd’hui supprimer la sécurité sociale et diminuer les allocations de chômage » Sans être plus précis et sans dessiner une autre courbe de distribution mondiale des moyens de subsistance, ces paroles ne sont que du vent. Par contre, si nous proclamons : « Taxons de 30 pour cent toutes les opérations qui ont un caractère d’enrichissement », nous devenons précis. Et ceux qui en ont déjà assez de payer s’écrieront : « on a déjà donné » Et nous répondrons : « Pas assez ! » Ces ponctions financières ont aussi une limite : le jour où plus personne n’aura d’argent pour investir dans quoi que ce soit, nous constaterons aussi l’état d’échec. Ce qu’il faut décider aujourd’hui, c’est de retrouver une courbe de distribution mondiale des richesses qui soit digne des êtres humains en
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FECONDITE DE L’INSOUMISSION comprenant que certains posséderont toujours davantage que d’autres, mais dans des limites raisonnables. Exprimons nos valeurs, mais gérons la démocratie mondiale à partir de normes.
Pour une efficience humaniste Au chapitre intitulé : « Les prochaines bifurcations », nous avons comparé la matière « diversement modifiée » qu’est l’homme aux autres matières, mais nous avons aussi montré combien les événements de sa vie ne pouvaient pas être comparés aux phénomènes physiques de ces autres matières. Rappelons que : « Un vivant n’est pas une machine qui répond par des mouvements à des excitations, c’est une machine qui 215 répond à des signaux par des opérations » . Ce qui n’empêche pas que l’on puisse énoncer quelques analogies troublantes entre les réactions humaines et celles des molécules. C’est ce qu’ont fait deux physiciens français, Jean-Philippe Bouchaud, du Commissariat de l’énergie atomique et Marc Mézad, de l’université d’Orsay, en publiant un article dans la revue néerlandaise Physica A, article qui fut repris à la « une » de l’hebdomadaire britannique « New scien-tist » du 19 août 2000 : « Nous avons essayé de construire un modèle extrêmement simple pour décrire la façon dont évolue la fortune d’un individu donné avec le temps, explique M. Bouchaud. Or, qu’est-ce qui fait évoluer la fortune ? L’échange avec les autres membres de la société économique et le pla-cement spéculatif. » En partant de ces seuls paramètres, le duo de chercheurs a écrit une équation simple et s’est appuyé, pour la résoudre, sur une analogie avec une équation identique présente en physique des systèmes désordonnés. Ils ont attribué la même fortune à tous les individus et ont laissé faire le temps et les choses sans se soucier des motivations extrêmement diverses et imprévisibles des acteurs d’un jeu économique aussi hasardeux. Et comme par magie, la courbe de répartition de la richesse s’est mise à suivre le principe de Pareto. Comme si l’inégalité économique était inscrite dans la nature... « Cette répartition est universelle, peu sensible à la spéculation, assure
215
Ganguilhem, G., Ibid. note n° 115
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LA FIN DES HOMMES MACHINES Jean-Philippe Bouchaud. Quelles que soient les conditions initiales, elle finit par s’établir. » La partie la plus intéressante de leurs travaux consiste à essayer de comprendre comment la répartition de l’argent peut être modifiée. Les points avancés ne sont pas révolutionnaires, mais, dorénavant, les économistes disposeront d’une assise mathématique à leurs idées. Primo, favoriser les échanges, car, dans ce contexte, le contraste entre riches et pauvres diminue. Secundo, et cette solution n’est pas nouvelle, les impôts. « Mais nous avons obtenu un résultat auquel nous ne nous attendions pas : si l’impôt sur le capital est prélevé en plus de l’impôt sur le revenu et qu’il n’est pas redistribué de manière équitable, la fracture sociale s’élargit. » Dans ce cas particulier, l’argent prélevé par l’Etat finit par retourner dans la poche des plus riches. Une idée à creuser à l’heure de la réforme fiscale que nous a promise le ministre des finances, ce mois d’août 2000. Il faut avoir le courage politique de modifier la répartition des richesses, car celle-ci devient indécente. Même si le principe de Pareto est universel : la société crée 80 pour cent de pauvres et 20 pour cent de riches, le modèle des deux physiciens français ouvre quelques pistes sur la manière de jouer les Robin des bois, sachant que les riches, telles les têtes de l’hydre de Lerne, « repoussent » automatiquement lorsqu’on les supprime, remplacés par d’autres nantis. Le plus fascinant dans cette discipline nouvelle qu’est la « physique de la finance » se révèle donc : les équations du monde de la matière peuvent se transposer dans le monde bouillonnant de la finance et le modéliser, sans tenir compte du libre arbitre ou de la psychologie humaine. Une fois de plus, Einstein a-t-il eu raison de dire que nous pouvons faire ce que nous voulons, mais que nous ne pouvons pas vouloir ce que nous voulons ? Nous, les insoumis, ne nous arrêtons pas à la répartition 80/20, car elle ne reflète pas, à notre avis, la disproportion réelle entre les plus riches parmi les riches et les plus pauvres parmi les pauvres. Parmi les 20 pour cent de riches que l’on peut dégager de la règle de Pareto, se trouvent encore beaucoup de pauvres par rapport à l’extrême richesse dont jouissent tous ceux qui sont au-delà des 3 (trois sigma) de la distribution (moins de 1 pour cent de la population). Car, à l’échelle planétaire, la fortune des 358 personnes les plus riches, milliardaires en dollars, est supérieure au revenu des 45pour cent d’habitants les plus pauvres, soit 2,6 milliards de personnes,
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FECONDITE DE L’INSOUMISSION adoucissons cette distribution et rendons aux uns ce que les autres leur ont « légalement » volé. Un rapide calcul nous montre que 2,6 milliards divisés par 358 donnent un résultat égal à 7.260.000 ; ce qui signifie que chacune de ces 358 personnes est 7.260.000 fois plus riches que chacun des 2,6 milliards de pauvres. C’est insensé. On pourrait de la même manière exprimer le pourcentage des personnes les plus riches dont les revenus cumulés atteignent le coût annuel des chômeurs d’un pays. Quand cette égalité est obtenue, en divisant le nombre de chômeurs par le nombre de ces personnes, on mesurerait ainsi le facteur de richesse des mieux nantis par rapport aux plus démunis Un suivi régulier de nouveaux « indices sociaux » s’avère nécessaire et urgent. Pour évaluer le coût des services et indemnités de la Sécurité Sociale, il nous faudrait suivre attentivement un échantillon représentatif de médicaments et de soins de santé. Nous déterminerions ainsi un indice social construit sur le même principe que les DOW JONES, CAC 40 ou BEL 20 pour les « actions financières » et nous prendrions soin de médiatiser ce nouvel indice avec la même transparence que celle pratiquée par la chaîne américaine CNBN pour les indices financiers. De cette manière, nous pourrions suivre et adapter les moyens des personnes aux coûts de leur santé. Les peuples apprendraient ainsi à ne plus seulement se laisser impressionner par des taux de croissance ou des P.I.B. mais aussi par d’autres ratios qui ont une portée humaine directe. Prenons garde aux défis, car ils illusionnent. Souvent, nous croyons être heureux mais, en réalité, nous ne sommes que riches. Pendant le temps passé en quête de moyens financiers, nous perdons l’essentiel : notre cœur est en friche. Si, par contre, nous choisissons de rester dans l'ombre, en ne participant à la productivité que pour répondre à nos besoins essentiels, ne nous étonnons pas que des requins aux dents acérées par le gain se débarrassent de nous parce que nous ne les aidons pas à accomplir leurs desseins trépidants. Mais, qu’est-ce que le meilleur résultat ? Ce qui se mesure s’énonce clairement et les paramètres pour le mesurer doivent se trouver aisément, aurait dit Boileau. C’est moins évident que cela ne paraît, car pour obtenir ces quelques « ratios » directeurs qui permettent de mesurer l’efficience et ses résultats, il faut aussi souvent puiser dans nos trésors d’imagination.
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LA FIN DES HOMMES MACHINES Nous avons éprouvé quelque difficulté à mesurer le bonheur au chapitre que nous lui avons consacré; il en est de même pour mesurer la qualité et le résultat d’un service qui joue un rôle social. Comment, par exemple, mesurer les variables essentielles d’un système pénitentiaire, d’un hôpital, d’une école ? Pour l’hôpital, par exemple, suffit-il de compter le nombre de personnes soignées sortant de cet hôpital ? Ou, pour une période déterminée, suffit-il de calculer le rapport entre le nombre de personnes sortant valides (pas nécessairement guéries) par rapport au nombre de personnes qui ont été hospitalisées pendant cette même période ? Et quel critère choisirions-nous d’abord, dans un tel contexte, pour décider de la validité ou de l’infirmité d’un patient sortant de l’hôpital ? Dans ce cas, on aurait tendance à hiérarchiser les hôpitaux comme on classe les produits commerciaux. Et jusqu’où pourrait aller l’absurdité si, par exemple, les hôpitaux spécialisés dans les soins des maladies graves, considéraient avec horreur l’arrivée des patients moribonds venant augmenter le nombre d’entrées de malades alors qu’il y a de grandes « chances » pour ceux-ci ne sortent jamais valides de cet hôpital ? ’Si l’on appliquait à l’hôpital l’efficience humaniste et non l’efficience économique, en se demandant quels sont les choix qui produisent le meilleur résultat qualitatif sur le patient, on se rendrait immédiatement compte que ceux-ci seront effectués en fonction des coûts des opérations. De sorte qu’il y aura déjà, dès le départ, une élimination des possibilités dues aux contraintes financières qui sont sous la haute surveillance des gestionnaires, ceux-ci ayant appris à gérer des unités financières plutôt que soigner des hommes. Ces contraintes limitent les choix thérapeutiques et la qualité des soins. Ce qui est mesurable dans un tiroir-caisse ou sur un compte en banque l’est moins quand il s’agit d’évaluer la santé, la souffrance, la pertinence de telle ou telle décision. Sans nous en rendre compte, nous quittons le terrain des éléments simples directement mesurables pour nous enliser dans un bourbier où l’on s’exprime en termes d’indices, de ratios, de nouveaux concepts renfermant tellement de conditions que nous compliquons les réalités quotidiennes que nous voulions pourtant mesurer. Par exemple, si la qualité d’un service rendu par un hôpital est dépendante du coût de ce service, il arrivera un moment où le patient ne pourra pas bénéficier du produit qui lui conviendrait le mieux et donc, ce n’est pas par
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FECONDITE DE L’INSOUMISSION rapport à la qualité médicale maximum possible que je vais mesurer la qualité de ce service, mais bien par rapport à la qualité maximum financièrement possible, compte tenu des contraintes budgétaires permises. Tous nos compagnons savent que l’évaluation des hommes au cours de leur vie professionnelle relève de la plus grande subjectivité si l’on n’a pas pris la précaution de définir, en termes clairs et précis directement mesurables dans l’espace et dans le temps, les critères sur lesquels ces hommes sont évalués. L’économique, le nerf de la guerre - pourquoi pas le nerf de la paix ? - Étant plus facilement mesurables que les critères sociaux et le bonheur des hommes, nous aurons tendance à privilégier les critères que nous percevons mieux, c’est-à-dire ceux qui possèdent une valeur marchande directement mesurable en unités financières sur le marché de l’offre et de la demande de biens et de services. Ainsi, la force qu’exercent sur nous les éléments simples et mesurables des paramètres purement économiques et financiers l’emporte de loin sur ce qui permettrait le meilleur résultat en termes humanitaires. Efforçons-nous de sortir de ce cercle vicieux qui nous ramène sans cesse vers le « Marché » Pour rendre accessibles à tous : la santé, le sport, l’éducation et la justice, la principale nouveauté du prochain système mondial sera d’admettre les biens immatériels et des « services » dont le rôle social ne sera pas mesuré en unités financières, mais bien en unités humanitaires. L’école de demain ne devra plus recruter des professeurs pour former des élèves sur base d’opportunités économiques, mais devra d’abord tenir compte de l’homme solidaire plutôt que de l’homme machine. C’est pourquoi le management de l’Homo Sapiens dont nous parlait notre professeur à l’Ecole de management avait plus d’importance que le management de l’Homo Economicus vers lequel Mengele216 orientait toutes ses actions et pensées, avant qu’il ne constate ses erreurs. L’efficience philanthropique que nous viserons, dès le moment où nous aurons défini nos critères sociaux et dès le moment où ceux-ci seront tarifés par le pouvoir démocratique mondial, prendra le pas sur l’efficience financière. Nous parle-
216
Voir Chapitre cinq: « Des excès de la faculté d’entreprendre » et le sous chapitre : « La raison d’être de Mengele ».
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LA FIN DES HOMMES MACHINES rons en unités humanitaires et les prix des biens matériels et des services tiendront compte de la pénibilité à les produire en leur donnant une marge bénéficiaire suffisante pour que celle-ci puisse être ensuite « réinvestie » dans le financement des biens et services mis à la disposition des plus démunis. Parmi les objectifs les plus urgents, nous devrons redéfinir « l’efficience humaniste » en ne nous laissant pas piéger par les Tables de la loi du marché, car « L’invitation à être « effi-cient » est une invitation à « quantifier », où la quantification signifie faire des économies, signifie traiter les coûts sociaux comme des « effets externes » et signifie permettre aux béné-fices économiques d’éliminer les bénéfices sociaux. A la limite, l’efficience apparaît comme le pilier d’une idéologie qui prônerait les buts économiques, ayant parfois des conséquences 217 immorales » . Mais, plus que les politiques, les associations non gouvernementales internationales se font jour un peu partout dans le monde, souvent avec de petits moyens au départ, et déjà la Croix Rouge, Greenpeace, Amnesty international, Médecins sans frontières, France Liberté... tissent leur toile. Ces araignées-là ne feront que du bien aux hommes malades, pauvres et faibles. Les ONG permettent l'échange de contacts et d'informations d'un pays à l'autre en dehors de toute participation des gouvernements. Elles sont désormais reconnues comme partie intégrante des relations internationales et contribuent toujours plus à influencer la politique nationale et multilatérale. Dans les pays d’Europe occidentale, des associations comme les Restos du Cœur, le Droit Au Logement, et bien d’autres, se sont penchées sur la pauvreté et la faiblesse des hommes. Il faut légiférer pour se donner les moyens de dénoncer légalement les produits destructeurs d’humanité, les boycotter, et même les interdire... D’autres produits se créeront « Made in dignity » et viendront les remplacer. Un nouveau réseau économique se tissera., Une cacophonie politique sans précédent s’est produite à Seattle, où a eu lieu, en 1999, la conférence de l’OMC (l’Organisation Mondiale du Commerce). Ce fut un échec, mais comme tout échec, il doit nous amener à la réflexion constructive pour l’éviter à l’avenir. Que s’est-il passé en fait ? Pour cas217
Minzberg, H., op. cit. note n°79
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FECONDITE DE L’INSOUMISSION ser l’agriculture européenne, l’Amérique a fait alliance avec l’Australie et avec le Brésil. Mais pour imposer des nouvelles normes sociales aux pays émergents, elle a fait ami ami avec l’Europe. Et, quand on a débattu des organismes génétiquement modifiés, cette Amérique est redevenue son ennemie. Pour défendre ses subventions agricoles, elle a marché avec l’Inde, le Pakistan et la Thaïlande. Mais elle leur a tourné le dos quand on lui a demandé d’ouvrir ses frontières à leurs produits textiles. Fronts renversés, alliances mouvantes, coalitions de pure circonstance, convictions successives : un véritable cassetête pour les délégués enfermés pendant trois jours en cette fin de millénaire dans un centre gardé par la police et cerné par 50.000 manifestants appartenant à deux cents organisations non gouvernementales. Puissent les organisations non gouvernementales proliférer en conservant leurs objectifs, mais aussi leur harmonie pour que les Etats ne soient plus seulement les systèmes décideurs ! Derrière l’apparent désordre d’aujourd’hui, où l’on voit la mondialisation s’installer, et avec elle l’entropie du monde s’élever de plus en plus, se dessinent les nouvelles structures des hommes de bonne volonté qui veulent démentir l’avenir tel que nous le font entrevoir les despotes de tous poils. On constate déjà avec un certain plaisir que cette mondialisation n’évolue plus seulement au service des puissants. S’il est vrai que la croissance et la mobilité des capitaux ont le pouvoir d’opprimer n’importe où, n’importe quand, et ne sont pas compatibles avec le respect de l’humanité et de la nature, il faut aussi remarquer que les bourses subissent des secousses mondiales incontrôlées qui font pâlir les plus riches. Autant le réseau mondial sert aux grands oligopoles, autant il pourrait aider les hommes à contrer ceux-ci. Avec la même facilité que les plus vicieux des hommes trouvent des fillettes via Internet pour assouvir leurs pulsions dévoyées, autant ce même réseau permet de les arrêter, de les juger et de les punir comme ils le méritent. On sait que la nouvelle organisation peut naître du désordre de l’ancienne. Convions tous ceux qui se sentent démunis moralement et spirituellement, et tous ceux qui veulent les défendre, à rejoindre ces associations dont madame Mitterrand nous a appris qu’elles vivaient le « Printemps » de leur insoumission218. 218
D. Mitterrand, Le printemps des insoumis, Ramsay, 1998
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LA FIN DES HOMMES MACHINES Puissent les présidents actuel et futur des Etats Unis, la nation la plus riche du monde, et tous les rois, empereurs et autres présidents inféodés au système économique, ou condamnés à le respecter, comprendre que la future démocratie mondiale doit se bâtir sur l’image que Paul Ricoeur nous a présentée lors de l’émission « Noms de dieux »219 ! (Voir le chapitre « L’apport des philosophes ») Ce passage du poétique au politique, par philosophe interposé, m’enchante, mais il faut y ajouter les « mesures d’accompagnements » indispensables à la concrétisation de cette dynamique. Puisse le rationalisme du prochain siècle abandonner l’optimisation des gestes et tâches ne visant qu’un résultat économique et financier en donnant la priorité aux gestes et tâches favorisant le rôle social de chacun pour le bien-être de l’humanité ! Tous ceux qui, aujourd’hui, s’imaginent qu’ils seraient découragés d’entreprendre s’ils n’optimisaient pas leurs profits financiers comprendraient alors que cette manière d’être ne serait plus conditionnée par l’avoir. Seule la volonté organisée entre les hommes de bonne volonté peut nous y amener et rien ne peut alors l’en empêcher. Sur le plan de la communication mondiale, on peut même imaginer qu’en temps réel, via les moyens informatiques mondiaux à la disposition des plus faibles, les hommes puissent exprimer instantanément leur avis sur n’importe quel problème éthique ou sur n’importe quelle orientation de la société. L’élection en temps réel du gouvernement démocratique mondial n’est pas impossible. Certes, il faudra que tous les pays communistes comprennent la nécessité de la démocratie, mais il sera aussi difficile de faire comprendre aux pays capitalistes, qui prétendent la pratiquer, la nécessité de changer leur système. Alors, multiplions nos résistances, proposons une infinité de réformes, luttons contre les machines humaines pour qu’elles se noient dans la marée montante et les lames de fond de l’humanité retrouvée ! Que l’homme moderne prêt à franchir le cap d’un nouveau millénaire se dise que Jésus, Bouddha, le Big Bang ou Karl Marx, ont de près ou de loin influencé l’avenir de l’humanité et qu’il
219
Qu’attendons-nous pour nouer bouts à bouts les 3 ficelles de la poésie, de la philosophie et de la politique ? Voir chapitre huit : « L’apport des philosophes »
366
FECONDITE DE L’INSOUMISSION cesse de faire des choix alors que c’est l’ensemble de cette diversité qui agit. Ce qui est fondamental, c’est que les gens, qui se sentent appartenir à tel ou tel système, relativisent et adaptent leur foi (religieuse, athée, agnostique...) et leur culture aux nécessités du partage pour que leurs différences vibrent en harmonie dans la mise en commun de leurs forces. Le management humaniste doit succéder au management des hommes machines. Les règles et les concepts sont les mêmes. Ce qui différentie ces systèmes et, par conséquent, les modifie fondamentalement, c’est la finalité de leur transformation et la mesure de celle-ci. Une expression comme celle qui fut énoncée au chapitre « Des excès de la faculté d’entreprendre » : « Les principes, c’est comme les pets, on finit par les lâcher » pourra toujours légalement et socialement être prononcée, mais n’aura plus la même signification, parce que les principes auront un sens et que les lâcher nuira à l’humanité et sera, par conséquent, puni. 220 Selon Albert jacquard dont il me plaît de rappeler un passage fondamental lors de son émission « Noms de dieux » : « Jésus Christ et Karl Marx sont mieux que compa-tibles; l’un complète l’autre parce qu’ici on me parle de l’homme, et là on me parle des sociétés humaines. Au fond, ils sont contemporains ! ». À cette condition, la gestation des nuits enceintes nous promet un nouveau-né, qui pourra entrer dans la société des hommes généreux et sensibles, sans être condamné, dès ses premiers cris, à se plier au moule de la pensée unique actuelle ni aux oppositions fratricides qui alimentent encore aujourd’hui les religions intégristes et tous ceux qui cultivent les antagonismes du passé pour construire leur propre monde. Le nouveau né que nous attendons sera accueilli les bras ouverts et, enfin, aux conditions que nous venons d’énoncer, vivra dans la « Liberté » et la « Solidarité », deux mots qui, jusqu’aujourd’hui, paraissaient incompatibles.
220
RTBF Liège et Blattchen, E., Emission Noms de dieux, A. Jacquard, diffusé le 2 Octobre 1994. Editions Alice, Bruxelles, 1999
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LA FIN DES HOMMES MACHINES
Echographie de Milo (déjà éditée en décembre 2003), et celle de Robin, qui nous fait un signe de la main, comme pour dire : « A bientôt, soyez sérieux, j’ai besoin de la Terre et de votre partage… »
368
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373
TABLE DES MATIERES
Avant-propos de Paul Rostenne
5
Chapitre premier. Espérer, c’est démentir l’avenir
11
Chapitre deux. Le souci d’avoir et la peur d’être
31
Chapitre trois. La profession de foi d’Einstein et sa contagion
41
Chapitre quatre. L’homme, finalité de la création ou produit du hasard et de la nécessité ?
61
Chapitre cinq. Des excès de la faculté d’entreprendre
85
Chapitre six. De l’apprentissage du bonheur.
181
Chapitre sept. Les prochaines bifurcations.
211
Chapitre huit. L’apport des philosophes.
239
Chapitre neuf. Le renoncement aux délinquances
275
Chapitre dix. Professeurs d’espérances
299
Chapitre onze. Fécondité de l’insoumission.
337
Bibliographie
369
375