La Montre tordue de mon grand-père
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La Montre tordue de mon grand-père
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La Montre tordue de mon grand-père Voici ce qu’écrivit, en janvier 2002, l’adjudant Jean-Marie LEVO dans le numéro 42 du périodique semestriel « Coupoles » : Oscar Pirlet est un glorieux et bien modeste acteur de la Victoire du Sart-Tilman. Un, parmi tant d’autres, dont la prodigieuse aventure mérite d’être contée. Oscar Pirlet voit le jour le 7 avril 1881 à la Gleixhe (aux Awirs). C’est donc au début du siècle suivant qu’il est appelé à participer au tirage au sort qui déterminera s’il fait ou pas son service militaire. Le sort ne lui est pas favorable : il tire un mauvais numéro. Ne pouvant s’acheter un « remplaçant », il sera donc soldat. Le dépit d’Oscar est d’autant plus grand qu’un ami, participant au même tirage, prend un bon numéro qui l’exempte des obligations militaires. Pour le consoler quelque peu, Gérard Clerdent, le camarade « chanceux », lui offre la montre de gousset qu’il porte attaché à une chaînette.
Photo du 14ème de Ligne. Mon grand-père est debout, les bras croisés, le 5ème en partant de la gauche. Il effectue son service militaire au 14e de Ligne et y fait, à ne pas en douter du bon service, car il est nommé caporal. Rendu à la vie civile, il se marie et devient garde champêtre à Engis. Les années passent et c’est la mobilisation de 1914. Quinze classes de milice sont rappelées sous les armes. Les plus vieilles classes, privées depuis longtemps de tout rappel sous les armes, renforcent les troupes de forteresse et génèrent, comme dans le cas du 14 Li, le 14e de Ligne de forteresse. Les régiments de forteresse mal encadrés, mal armés et mal équipés, ont pour mission de participer à la défense statique de la position fortifiée dans les intervalles entre les forts. Ces unités de « vieux paletots » sont considérées sans la moindre valeur combative. C’est donc au 14Li de forteresse que le caporal Oscar Pirlet est rappelé. Âgé de trente-trois ans, il a le front prématurément dégarni et arbore une forte moustache. Il est le papa d’une petite Simonne (avec deux n). Bientôt il participe avec ses camarades aux éreintants travaux de mise en défense de la crête du Sart-Tilman. Dans la poche de poitrine de sa veste d’uniforme, appendue à sa chaîne, se trouve sa montre, celle-là même reçue en cadeau 14 ans plus tôt. Et c’est la bataille…
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La Montre tordue de mon grand-père Ainsi commence l’aventure d’Oscar Pirlet qui ne peut deviner l’importance que cette montre va prendre dans sa vie.
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La Montre tordue de mon grand-père Mais découvrons la suite de l’histoire au travers d’un poème de son petit-fils, monsieur Francis Baldewyns, le fils de Simonne. J’observais, ému, la montre de mon grand-père Qu’il portait sur lui le premier jour de la guerre ; C’était au Sart-Tilman ; depuis trois jours à peine Il avait obéi à l’instance souveraine Qui l’avait arraché à sa femme et sa fille, Et on lui avait mis dans les mains un fusil. Dans la nuit du 6 août, les piottes eurent un frisson : Un homme hurlait de peur, caché dans un buisson ; Fiévreuse anxiété, nuit d’attente oppressive Dans ces lieux fortifiés aux défenses chétives, La nuit enveloppait patrouilles et sentinelles, Mon grand-père attendait que l’invasion déferle. Quand les canons des forts se sont mis à tonner, Chacun a bien compris qu’il était attaqué ; Au début, c’est la peur qui ronge et qui dévore Dans le silence haletant, prélude au corps à corps. Odeurs de soufre et cris sauvages, les cœurs palpitent, Puis les hommes s’écroulent, les yeux se désorbitent, L instinct prend le pouvoir, c est l’affrontement bestial Et le souffle morbide devient chant triomphal. Les baïonnettes entrent en action et le sang gicle, C’est l’histoire qui serine son infernal cycle. Ce fut une bataille, pleine de sauvageries, Qui n’eut rien à envier aux pires barbaries. À l’aube, quand on fit l’inventaire des vivants Et que l’on releva mon grand-père gémissant Sous deux fantassins ennemis jonchés de mitraille, On perçut aussitôt un trou dans ses entrailles ; Un autre dans sa cuisse, éclatée jusqu'à l'os ; Tout était consommé dans ce tableau atroce. Puis, sortant d’une poche, un vieux boîtier tordu Qui, à une simple chaîne, se trouvait suspendu, On comprit aussitôt ce qui s’était passé, Que la mesure du temps venait de le sauver. La montre de mon grand-père, emboutie par la balle Dont l’ultime trajectoire devait être fatale, Est devenue pour moi un prodigieux objet Que je garde en souvenir au fond de mon buffet. Comme l’étoile, à mes yeux, scintille plus qu’un dollar, Ce vieux boîtier tordu est une pièce rare Que je n’échangerais contre aucune fortune ... Même pas pour un fragment d’une pierre de Lune.
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La Montre tordue de mon grand-père L’adjudant Levo, qui a publié ce poème dans le magazine « Coupoles » raconte l'extraordinaire histoire de la montre gousset qui a sauvé la vie d’Oscar Pirlet. Elle lui avait été offerte par Gérard Clerdent, le camarade "chanceux" qui, contrairement à Oscar, avait tiré un bon numéro l'exemptant des obligations militaires. Lors de la bataille du Sart-Timan, cette montre dévia la troisième balle qui allait sans doute lui être fatale, deux autres lui ayant déjà transpercé la cuisse et la région abdominale. L’adjudant Levo poursuit : « Le caporal Pirlet est transporté et soigné dans une maison de Tilff. Quelques jours plus tard, il écrit à son épouse (voir lettre deux pages plus loin) qu’il est « un peu blessé » (sic), mais « soigné comme des princes » ; il ajoute qu’il a « un joli souvenir à leur rapporter ». Le 17 août, il tombe au pouvoir de l’ennemi et est hospitalisé. Convalescent, il est libéré à la fin de septembre 1914. Il retrouve sa famille et reprend ses fonctions de garde champêtre. Le joli souvenir, sa montre tordue, il le conservera précieusement toute sa vie. Aujourd’hui, c’est son petit-fils qui assure avec une légitime fierté la garde de la montre et la Croix de guerre de son grand-père. Que puis-je ajouter ? Ah oui, merci caporal Pirlet.
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Page suivante, se trouve la lettre qu'Oscar Pirlet écrivit à sa femme et à sa fille (ma mère) après la bataille.
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La Montre tordue de mon grand-père Voici le certificat d’hospitalisation à l'hôpital Saint-Servais La traduction française est la suivante : "Je soussigné, médecin-chef belge de l'hôpital militaire (Hôpital St Servais) confirme que le blessé (Caporal Oscar Pirlet Engis) du 14 e Régiment de Ligne a une blessure sévère qui l'empêche de prendre les armes" En français, il est écrit à la main : "balle dans la cuisse gauche au niveau de l'articulation; balle dans la région abdominale gauche" Puis en allemand: "le soldat soussigné demande la permission de pouvoir retourner à son domicile"
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