l ’idée libre Revue de la Libre Pensée (fondée en 1911) N° 302 - septembre 2013
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L’art est-il religieux ?
Peut-on dire qu’il est dans la « nature de l’art » d’être religieux ? Egalement dans ce numéro :
Annie Besant l’émancipatrice - Une pensée libre pour un monde libéré par Sophie Geoffroy
Sommaire 3
Editorial DOSSIER Peut-on parler d’art religieux ? par Pierre Roy
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Les religions monothéistes et l’image par Nicole Aurigny
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L’art, rien que l’art, toute licence en art par Victoria Melgar
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L’art religieux d’empires disparus par Gérard Masson
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La « naissance » de l’art
par Philippe Marcelé
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Les monstres dans l’art roman et gothique par Jean-Louis Fischer
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Le religieux dans l’art actuel par Philippe Marcelé
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L’art et la religion entre union et divorce ? par Bernard Fauchille
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MAGAZINE Annie Besant l’émancipatrice, une pensée libre pour un monde libéré par Sophie Geoffroy
Photo de couverture : Lovis Corinth (1858-1925) le Christ Rouge (1922) - N-P Münich - photo Idée Libre.
l ’idée libre revue de la LIBRE PENSEE, fondée en 1911 par André Lorulot Rédaction-Administration : 10-12, rue des Fossés-St Jacques – 75005 PARIS – CCP 4665-19 PARIS Directeur de la publication : Marc Blondel Rédacteur en Chef : Claude Singer - Rédacteur en Chef Adjoint : Henri Huille Comité de rédaction : José Arias, Sam Ayache, Philippe Besson, Pascal Clesse, Roger de Nascimento, Georges Douspis, Michel Eliard, Christian Eyschen, Pierre Girod, Michel Godicheau, Dominique Goussot, David Gozlan, François Grandazzi, René Labrégère (1915-2006), Catherine Le Fur, Jacques Nepveu, Michel Le Normand, Marc Prévotel (1933-2010), Pierre Roy, Jean-Marc Schiappa, Michèle Singer. Commission paritaire : n°0117 G 85988 – Téléphone : 01 46 34 21 50 – Email : idee.libre@fnlp.fr l’idée libre est la revue du rationalisme expérimental sans dogme, sans livre sacré l’idée libre est la revue de l’individu qui concquiert ses libertés, de l’autodidacte qui pratique les recherches dans tous les domaines. « La LIBRE PENSEE étant statutairement indépendante de tout pouvoir ou idéologie politique et hostile à toute sorte de dogmatisme, mais respectueuse de la liberté d’expression de ses membres, il va de soi que les articles paraissant dans « L’IDEE LIBRE » n’engagent que la responsabilité de leurs auteurs devant le lecteur qui en reste seul juge en fonction de son libre examen. » Réalisation graphique : www.beatricegallas.fr - Impression : JPRint communication - 17, rue de Rivoli - 75004 Paris - 01 43 41 93 05
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D DOSSIER
NEWS Planète
L’art religieux d’empires disparus par Gérard MASSON L’art des empires khmers conserve-t-il le caractère religieux qui l’avait inspiré, même si les conditions de sa création ont disparu ? Sans la puissance de la religion officielle, cet art aurait-il jamais existé ? Auteur de textes de catalogue pour Vasarely, Yvaral, Daniel de Spirt, et d’articles sur Albers, Cruz-Diez, Soto, Garcia-Rossi…, l’auteur interroge le regard contemporain sur une activité créatrice du passé.
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ne multitude de personnages sculptés dans la pierre des longs murs : des paysans à l’ouvrage, un noble dignitaire assis sur le dos d’un éléphant entouré d’une kyrielle de parasols et d’éventails ; une succession de danseuses, doigts élégamment retournés, taille ployée, jambes fléchies, geste furtif ; un défilé de fantassins en armes, des scènes de bataille ; des êtres fabuleux : guerriers à tête de singe, créature mihomme mi-oiseau, phénomènes à multiples bras…
destinées à assouvir la soif d’exotisme de ses relations de Montbéliard, Paris et Londres déjà friandes d’antiquité égyptienne ? Ou bien ce scientifique vouait-il son témoignage à la sagacité d’archéologues et d’historiens ?
Reconstitution matérielle – re-création
Par un travail acharné dans de pénibles conditions, l’Ecole Française d’Extrême-Orient qui se constitue à partir de 1899 œuvre patiemment : recensement, dégagement des Comment Henri MOUHOT perçoit-il ces bas-reliefs qu’il pierres de leur prison végétale, redressement des murs, redécouvre en 1858, par hasard, dans la forêt cambodconstitution des monuments, des enceintes, des bassins… gienne ? Entomologiste, il est à la recherche d’insectes « Mais qui donc a construit Angkor ? » Solange THIERRY sugtropicaux inconnus. Il n’est pas ethnologue, probablegère qu’à leur manière les conservateurs successifs de ment pas familiarisé avec les civilisations de l’Inde. Qui a l’EFEO en ont aussi été les créateurs, « les plus efficaces et sculpté ces bas-reliefs ? Quel peuple a pu construire les les plus durables sans doute, qui ont étudié, restauré, reconsmonuments qu’ils ornent ? Quelle ancienneté leur attritruit, divulgué, expliqué »1. buer ? Comment les déchiffrer ? Si nous pouvons aujourd’hui voir les bâtiments créés dans La contemplation de ces bas-reliefs par Mouhot serait la région d’Angkor, c’est parce que l’EFEO les a recréés. sans a priori, sans connaissance de la culture, de la civiCe ne sont pas les créations originales, mais des re-créalisation qui les ont engendrés, sans certitude sur l’éventions récentes, parfois par anastylose, aussi fidèles que tuelle inspiration par une religion (et laquelle ?), sans possible en l’absence d’archive d’architecte... au grand compréhension de leur signification ; l’appréciation dam des amateurs romantiques de ruines ! Recréation esthétique qu’il porterait dépendrait uniquement de la partielle, limitée à l’architecture, ne s’appliquant pas à culture et de l’expérience acquises, de son intérêt pour « l’ornementation » ; les sculptures et les bas-reliefs abîl’art, de ses goûts, mais aussi de la disponibilité de sa senmés, prélevés ou volés n’ont pas été restaurés ou remsibilité sous un climat tropical enfiévrant. Ou bien, peutplacés par des copies. Sur l’Acropole d’Athènes, le Parêtre, les nombreuses notes qu’il a prises, ses descriptions thénon a, lui, été laissé à l’état de ruines ; par contre, les détaillées, illustrées d’esquisses à l’encre, étaient-elles Caryatides de l’Erechthéion, réfugiées depuis 1977 au musée, ont laissé leur place à des copies. Quelle était la fonction des constructions d’Angkor ? Sanctuaires isolés, tombeaux, palais d’anciennes capitales ? Etaient-ce des lieux de prière ? Incluant des parcours de processions ? Pour quels rituels ? S’ils exprimaient une société, une civilisation, la seule observation des monuments d’Angkor ne permettrait pas de mettre à jour les racines de la création, de déduire les formes de cette société, de déterminer les fondements de la civilisation qui les a engendrés, de même que s’il exprimait son époque le portrait d’un gentilhomme florentin resterait muet sur les liens sociaux noués dans sa cité du XVIème siècle. Déduction de la réalité de l’époque d’autant plus malaisée que la création artistique est altération, déformation, transformation de la réalité selon les lois particulières de l’art ; parce qu’il transfigure, l’art n’est jamais tout à fait documentaire. Nymphes célestes – Galerie du deuxième niveau – Angkor Vat (Cambodge) – XIIème siècle
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Sculpture en relief profond sur grès rose - Fronton - Banteay Srei (Cambodge) – Xème siècle
Reconstitution historique - les conditions de la création L’EFEO fait aussi œuvre d’historien, ne disposant pour toute archive que des inscriptions, soit en sanskrit (« langue savante et religieuse », noble, officielle), soit en vieux khmer (langue d’usage), généralement datées, gravées dans la pierre, sur les stèles, les piédroits. Au fil des décennies, par un patient déchiffrage, l’EFEO établit la chronologie des règnes et reconstitue l’histoire de l’empire disparu, qui s’est maintenu du IXème au XIVème siècle. Et aussi les conditions d’existence, les us et coutumes, qui progressivement se dévoilent. Pour installer sa capitale, le roi fait d’abord construire le temple dédié au dieu auquel il est assimilé. Autour du temple se développe la cité, avec le palais royal, les habitations, les boutiques, les ateliers, les écuries des éléphants… selon un plan précis dans les limites de l’enceinte rectangulaire, elle-même cernée par de larges douves. Ce même roi ou un de ses successeurs abandonnera la cité pour rebâtir la capitale ailleurs, tel autre restaurera un site abandonné ou reconstruira à proximité. Les temples d’Angkor « considérables en nombre et extrêmement variés dans la forme » 2 dont la construction s’échelonne sur les six siècles de l’empire témoignent de l’évolution de l’architecture et de la sculpture. Claude JACQUES souligne qu’ils sont concentrés au nordest du Grand Lac, vivier inépuisable « qui apporte eau, poissons et fertilité du sol » 2. Le défrichement de la forêt va de
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pair avec la lutte pour capter l’eau, la mettre en réserve et gagner la rizière. « Les ouvrages hydrauliques précédaient la construction des temples, la rizière décidait de l’existence de la ville (…) L’irrigation permanente permettait alors trois ou quatre récoltes par an » 1. L’art a besoin de bien-être, d’abondance même. Les bas-reliefs et les sculptures donnent corps à une multitude de dieux et de déesses qui sont issus du panthéon brahmanique et dont les principaux sont Çiva et Vishnu. Relais obligatoire des voies commerciales de l’Inde vers la Chine, le Cambodge angkorien n’a pas été conquis par l’hindouisme ; « il n’a pris que ce qu’il a voulu prendre » 1 puisant, adaptant et figeant les thèmes essentiels à la conception du pouvoir royal. Et la religion d’Etat a coexisté avec les croyances populaires locales, les cultes des esprits et des ancêtres. Pour chaque roi, il s’agit de « construire une capitale en accord avec les conceptions religieuses, en harmonie avec les symboles, les lois de la cosmogonie acquise » 1. 10 000 km à l’ouest - A la période où sont construits les temples khmers, sous d’autres climats, avec d’autres moyens, inspirés par d’autres croyances, avec une histoire différente, au cœur des cités médiévales émergent des monuments qui montent à l’assaut du ciel à Vézelay, Chartres, Reims. Des architectes successifs, des confréries de compagnons payés à la tâche, se mobilisent pour réaliser, selon leur art, leur savoir-faire, ogives, arcs-bou-
L’art religieux d’empires disparus tants, sculptures, vitraux, non pas soudainement sous l’impulsion d’une inspiration religieuse ; une expérience acquise, une technique qui progresse et une structure sociale qui se développe, et aussi une foi profonde qui donne un sens à la vie, convergent, par accumulation et cristallisation, en faveur d’un style nouveau. Quel était le régime des royaumes khmers ? Avec un pouvoir centralisé qui fait du dieu-roi le maître suprême, avec une administration qui apparaît fortement hiérarchisée, pratiquaient-ils l’esclavage, le servage ? Les artisans formaient-ils une corporation libre, ou soumise aux corvées ? Le travail forcé pour déplacer les blocs de pierre, creuser les tranchées, élever les murs, peut-être, mais pour donner vie avec tant de verve et animer harmonieusement les basreliefs il faut « des mains heureuses de créer » 1. Et les panneaux de deux mètres de hauteur sur des centaines de mètres de longueur impliquent une multitude de mains ; il faut une armée de tailleurs de pierre, de sculpteurs, d’ouvriers d’art, probablement constitués en corporations. « Cent hommes, mille hommes peut-être, taillant dans une même roche l’image du même dieu, sans que l’image sortît d’une unité si fortement liée à leur structure spirituelle qu’elle semblait jaillir d’un même cœur, être conçue par une même tête, réalisée par une même main. » 3
l’artiste ; les temples sont des structures prioritairement religieuses, mais leur architecture et leur ornementation ont été conçues avec art. La création artistique obéit à ses lois propres, même quand elle est élaborée consciemment au service d’un ordre monarcho-religieux. Comment ce que nous appelons art était-il saisi sous l’empire khmer ? Nul vedettariat médiatique ; aucune signature au pied des bas-reliefs ou sur les stèles des sculptures ; « parfois, elles fournissent le nom du donateur » 2 ; quelle que soit la reconnaissance qu’ils ont tirée de leur travail, les créateurs sont restés anonymes. Aucun roi khmer n’a édifié de musée pour conserver les œuvres créées sous ses prédécesseurs ; établissant ailleurs sa nouvelle capitale, le roi confie l’ancienne cité à la critique rongeuse du temps et de la forêt tropicale. Des palais, des habitations, construits en bois, bambou, palmes, végétaux tressés, il ne reste rien ; seuls ont traversé les siècles les édifices religieux en matériaux durables, brique, latérite ou grès, bousculés par les puissantes racines des fromagers et des ficus. Aucune trace d’historiens d’art ayant répertorié les chefs d’œuvre. « Le principal témoignage de l’architecture khmère, et finalement de la civilisation khmère, reste les bâtiments religieux qui ont survécu jusqu’à nos jours » 2… et peut-être quelques échos dans la chorégraphie traditionnelle cambodgienne et dans le répertoire musical. Abandonné, même après de nombreuses années, aucun temple n’est complètement terminé : des murs inachevés, des bas-reliefs juste esquissés… Des temples réoccupés maladroitement restaurés… Beaucoup de négligences pour l’art dans « l’un des plus puissants empires de l’Asie du SudEst » 2 ! Notre conception actuelle de l’art, de ses acteurs, de ses institutions, de sa conservation, de ses valeurs, n’est-elle pas relativement récente ?
Si ces artisans n’avaient qu’exécuté scrupuleusement les commandes imposées par le roi et ses prêtres brahmanes, épousé étroitement le carcan des dogmes, leurs créations n’auraient été que des illustrations banales et décoratives et ne seraient pas « entrées pour toujours dans le patrimoine de l’humanité ». Davantage que de simples artisans, même hauLes sculpteurs khmers tement qualifiés, les auraient-ils pu être des sculpteurs khmers artistes indépendants, traduisent visuelattachés à leurs seuls lement et mettent propres principes esthéen scène les épotiques, dotés d’une imapées des dieux, les gination autonome, libre mythes de la créade toute contrainte, tion, du déluge, affranchie du pouvoir transmis oralement théocratique, acceptant ou sur de rares néanmoins, pour en tirer écrits, donc par un subsistance, de mettre réel travail d’imaleur métier au service de gination, adaptant qui voulait bien leur pasparfois la légende à ser commande, même leur aise ; ils le font Tour à visages – Le Bayon (Angkor, Cambodge)– XIIIème siècle sur des thèmes régen« sous la contrainte tés ? Existait-il une démarche d’esthétisation des tissus, certes, mais aussi avec la liberté nécessaire à l’épanouissedes ustensiles de la vie quotidienne, des habitations ? ment des grandes œuvres » 1 ; leurs créations apparaissent comme une expression large, intense, puissante, suscepUne sorte d’art populaire, non soumis aux contraintes tible de les élever au-dessus des limites étroites de la vie religieuses, aux impératifs de l’art officiel… Sans les exid’alors. Ce qui expliquerait qu’il puisse y avoir un rapport gences royales mobilisant des moyens considérables et esthétique direct entre une œuvre de l’empire khmer et des énergies colossales, il n’y aurait pas eu de temples, il nous, dix siècles plus tard. Faut-il en conclure que l’aspin’y aurait pas eu les bas-reliefs qui les décorent. Les sculpration esthétique reste identique, permanente, indépenteurs auraient-ils pu créer des œuvres selon leurs propres damment de l’époque, du milieu, des conditions d’exisconceptions ? Auraient-ils même été sculpteurs ? tence ? Mais il est peu probable que les sujets de l’empire Appréciation des œuvres malgré l’inspirakhmer auraient été sensibles à nos œuvres d’art actuelles. tion religieuse Les bas-reliefs d’Angkor ne sont pas des œuvres d’« art religieux », des œuvres d’art inspirées par la religion, comme En arpentant les temples d’Angkor, le visiteur muni de une toile peut être inspirée par le paysage qui environne
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L’art religieux d’empires disparus son guide touristique est en mesure de nommer telle divinité représentée, d’identifier telle épopée mythologique évoquée dans la pierre, bien que l’interprétation de certaines scènes reste encore incertaine. Si son intérêt pour les explications religieuses ne dépasse pas la curiosité pour un exotisme mythologique, il peut aisément s’en abstraire et apprécier les bas-reliefs pour euxmêmes, tels qu’ils lui apparaissent, indépendamment de leur signification religieuse, de leur complète adéquation avec les sources religieuses d’inspiration. Il peut même estimer que les danseuses finement ciselées sont plus gracieuses, peut-être plus captivantes que les ballerines de l’Opéra de Paris croquées par Degas… plus durables aussi, car l’oxyde des pastels ternit et ronge inexorablement les couleurs.
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Derrière l’apparence massive des temples, il découvre des structures aérées, des agencements ingénieux des escaliers et de leurs toits, une série de galeries concentriques, d’autres qui se croisent ; ce qui lui semble d’abord un dédale inextricable devient, avec l’accoutumance, la mise en œuvre d’un plan très strict dont il savoure l’impeccable et pourtant simple géométrie, l’harmonie des lignes, « le jeu subtil des longues horizontales et des envols verticaux, classique et pur » 1. S’il n’a pas approfondi son guide, il ignore que, par exemple, le sanctuaire central le plus élevé représente le centre du monde, la montagne où demeurent les dieux, et que les douves cernant la cité représentent l’océan primordial ; il ignore que tout l’ordonnancement architectural du temple et de la cité est, par la volonté du roi-constructeur, une « figuration du cosmos ». Subjugué par les constructions labyrinthiques et géométriques à la fois, par la profusion rigoureusement ordonnée de l’ar-
chitecture, il ignore que c’est une référence permanente à la structure cosmique divine. Cette ignorance des conditions de création des bas-reliefs et de l’architecture est-elle un frein à la pleine appréciation de leur valeur esthétique ? Elle irait en effet à l’encontre des préconisations de John Dewey (18591952), philosophe de l’expérience et du pragmatisme : « Nous ne nous approprions vraiment l’importance d’une œuvre d’art que si nous accomplissons dans nos propres processus vitaux les processus que l’artiste a accomplis pour produire l’œuvre ». Bien sûr, un unanimisme social unissant tout un peuple dans un même élan pour la gloire du dieuroi, avec la foi en des dieux qui assurent la fertilité des rizières et les richesses de la cité, mais aussi une monarchie absolue ayant importé, avec une part d’hindouisme, un régime de castes et recourant à l’esclavage… Les basreliefs montrent des scènes de cruauté dans l’évocation des trente deux enfers, des combats des dieux, avec, comme pendants, les épisodes des guerres menées par l’empire, la brutalité des corps à corps, les trophées de têtes coupées… La connaissance des circonstances de la création, de sa profonde adéquation à l’idéologie et à la religion, les considérations sur les conditions d’existence des Khmers, peuvent-elles influer sur notre perception esthétique actuelle des bas-reliefs ? Pourraientelles l’amenuiser ? Les regarderions-nous avec les mêmes yeux ? Leur accorderions-nous le même sens ? Antonio Labriola (1843-1904) s’insurge : « Seuls les imbéciles peuvent tenter d’interpréter le texte de La Divine Comédie par les factures que les marchands de drap florentins envoyaient à leurs clients ». Certes, aborder une création artistique comme un simple document historique est une attitude parfaitement légitime et nécessaire. Orienter son esprit, ses sentiments, son imagination, vers ce qu’exprime une création artistique, vers son effet esthétique, pour le seul plaisir artistique, au-delà des limites étroites de son origine, malgré elles, est une autre attitude, sur un autre plan. Ces deux attitudes sont-elles d’ailleurs strictement séparées ? Mais on ne peut substituer l’une à l’autre. Viendra-t-il une époque où Angkor cessera de susciter une délectation esthétique et deviendra seulement un témoignage historique d’une culture révolue ? Gérard MASSON Diplômé de l’école des Beaux-Arts d’Amiens dans la section ‘‘sculpteur ornemaniste’’. Imprimeur, typographe, sérigraphe, il s’occupe également de photographie et d’infographie. En 2001, il arrête son activité professionnelle pour se consacrer entièrement à la peinture; mais pas avec des pinceaux, l’informatique lui a donnée la possibilité de traduire ses émotions avec une rapidité de création. Notes
Solange THIERRY (Les Khmers – 1964 – Kailash éd. 2003) Claude JACQUES et Michael FREEMAN (Angkor, cité khmère – 1999 – River Books Ltd, éd.) 3 Elie FAURE (Histoire de l’art - L’esprit des formes – 1927 – Le Livre de Poche éd. 1976) 1
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Sanctuaire latéral - Banteay Srei (Cambodge) – Xème siècle
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DOSSIER
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L’art et la religion, entre union et divorce ? par Bernard Fauchille Après avoir évoqué la longue histoire des rapports entre art et religion (conjonction, rupture...), l’auteur interroge sur un ‘‘étrange parallèle’’ entre le monde de la création (sans aucune référence à un quelconque dogme religieux) et le domaine du sacré. Bernard FAUCHILLE, directeur honoraire de musée, est l’auteur de textes sur des artistes comme André Heurtaux, Michel Jouët, Mitsouko Mori, Joël Stein, Dietrich-Mohr... « Pour beaucoup de gens, aujourd’hui, vivre de l’art est une manière de vivre religieusement sans se l’avouer » Marcel Gauchet, « Mouvement » n°47, avril-juin 2008, p. 68.
« Pour moi, il n’y a pas d’autre peinture qu’une toile empreinte de sueur et de sang » Antonio Saura, cité par Marc Fumaroli, « Paris – New York et retour », Coll. Champs Essais, Flammarion, Paris, 2011, p.693.
L
a religion est, on le sait, une dimension de l’être humain. On pourra discuter longuement de la Révélation, de son authenticité, de ses interprétations... Plaçons-nous plutôt dans une perspective plus large : l’être humain, de tous temps, a été sensible à une compréhension très particulière qui lui fait percevoir (à tort ou à raison, peu importe ici) des forces invisibles qui semblent régenter le monde incompréhensible et dangereux dans lequel il vit. Il s’agit de se concilier ces forces, qui envoient mort ou survie du groupe, famine ou fécondité... La religion serait donc l’ensemble des croyances et des gestes qui unit les hommes entre eux et les relie aux puissances transcendantes, selon l’étymologie (le latin : religere, relier, rassembler) et la signification les plus communément admises.
thénées jadis au Parthénon à Athènes, Notre-Dame de Paris parmi tant de cathédrales admirables, la Chapelle Sixtine, à Rome (pour nous limiter à notre culture, chacun complétera à sa guise). Elle s’est durablement installée jusqu’au début du XIXe siècle environ, quand le romantisme vit la séparation – déjà latente - de l’artisan et de l’artiste qui affirma son indépendance d’esprit, sa force créatrice originale, et donc sa rupture (au moins en théorie) avec les commanditaires traditionnels et leurs certitudes : l’Église, les riches collectionneurs, la noblesse et la bourgeoisie fortunées, l’État.
Cette rupture résulte d’une lente évolution. En effet, pendant une très longue période, l’artiste ne fut pas un créateur indépendant, mais un artisan au service d’une clientèle noble ou populaire avec laquelle il était On constate qu’à ses débuts, en accord sur les thèmes et les l’art fut étroitement lié à la relistyles, quel que soit le lieu ou gion : maintes grottes (entre 30 l’époque. L’artisan était un des 000 et 8 000 av. J.C. environ) rouages de sa société, et partinous présentent de multiples cipait à son bon fonctionnement peintures d’animaux : bisons, économique, religieux, en resmammouths, cervidés, bouque- Mitsouko MORI - «Pentagone noir et blanc» 1993, toile pectant les codes plastiques et tins, bovidés, des signes assez de format pentagonal 81cm X 77cm symboliques du moment. Ceci énigmatiques : points, cercles, signifie aussi qu’il n’était pas carrés (liés à des cultes de fécondité ?) et aussi des scènes forcément tenu de ne réaliser que des œuvres religieuses, qu’on relie aujourd’hui à la magie ou au chamanisme bien au contraire : les objets de la vie quotidienne se dé(homme-cerf de la grotte des Trois-Frères, dans l’Ariège, marquent toujours de ceux nécessaires au culte : chaque par exemple, datée entre – 17 000 et – 10 000....). chose a son usage, en son temps, en son espace. Mais la frontière n’est pas forcément étanche : tout objet d’imCette conjonction art/artiste + religion a vu s’épanouir portance (par son usage, sa dimension affective ou polides chefs-d’œuvre éblouissants : la Procession des Panatique, ou...) portera la marque de son propriétaire, de son © coll. de l‘artiste
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L’art et la religion, entre union et divorce ? totem ou animal sacré et par là-même nous retrouvons une dimension religieuse. Mais tout n’est pas religieux : le décor d’un plat peint d’Irak ancien, au IVe millénaire, d’une calebasse gravée du Niger, ne semble pas se référer à une croyance quelconque... Et l’artisan peut aussi faire preuve d’originalité en ajoutant, modifiant, supprimant, réinterprétant tel ou tel détail, dans la mesure où cet apport est accepté et reconnu par son public. Et plus près de nous, la Tapisserie de Bayeux, les Menines de Velázquez, les scènes paisibles de Chardin, les ports de Le Lorrain, les paysans des Le Nain, la laitière de Vermeer n’ont pas grand chose à voir avec la religion, même si parfois l’instant suspendu, le temps qui passe, l’ombre de la mort introduisent discrètement une réflexion sur notre vanité et notre humaine condition en ce bas-monde. Notons aussi que c’est nous, européens, qui décrétons que telle sculpture égyptienne ou grecque, tel masque de Papouasie, tel ex-voto marin, tel manteau de momie inca est une œuvre d’art: nous l’avons extrait de son contexte fonctionnel et religieux – qui d’ailleurs, en ce qui concerne les peuples dits « primitifs » ou « premiers », nous demeure quasiment inconnu et impénétrable - pour le transformer en objet de délectation pour notre seule jouissance « eurocentriste » (à notre insu souvent !). Le divorce art/religion ne fut jamais prononcé. Les relations se distendirent au XIXe siècle. Auparavant, d’une part il fallait bien vivre, et de ce fait toute commande était bienvenue pour les artistes. D’autre part, le lien avec la religion ne pouvait être remis en cause puisqu’il convenait de respecter les convictions des commanditaires. En outre, le libre examen, le scepticisme furent longtemps proscrits, voire condamnés en ce qui concerne l’athéisme, considéré comme hautement dangereux par les autorités religieuses et par les autorités politiques puisqu’il contestait toute autorité de droit divin.
là-même le monde des certitudes pour voguer sur une mer parfois bien tumultueuse. Il ne sait pas toujours très précisément ce qu’il va réaliser sur la toile, avec sa vidéo, dans sa représentation... Au départ, une impulsion, un besoin, une « Nécessité Intérieure », selon le mot de W. Kandinsky en 1911, pousse l’artiste (ou celui qui se revendique comme tel) à empoigner ses outils et à se mettre au travail. Le parallèle entre un atelier et une salle d’accouchement est bien connu. L’œuvre naît peu à peu, rarement sans douleurs ou sans hésitations, dans l’instant pour les uns ou mûrement réfléchie pour la plupart... et enfin s’affirme dans toute sa plénitude. Vient un moment où l’on ne peut plus rien ajouter, ni retrancher : le parfait équilibre est enfin atteint et l’artiste en est seul juge, à ses risques et périls. L’œuvre peut être présentée aux amis, au public, ou être rangée dans un coin, car déjà une autre gestation s’annonce. Cherchons plus avant. Le rapprochement avec le religieux (qui est l’expression visible, rituelle, « superficielle » dirai-je, de la conviction intime, car on peut pratiquer une religion par conformisme, sans avoir la foi) est assez étrange, si nous définissons le religieux comme l’expression, la mise en gestes, en actes, en paroles d’un sentiment très particulier qui saisit le cœur et l’esprit de l’homme et de son groupe devant des faits, des éléments qu’il ne comprend pas rationnellement, et donc qu’il impute à des forces qui le dépassent : une tempête, un arbre ou un rocher d’étrange configuration, la coïncidence de deux événements imprévus... C’est là que gît la notion de « sacré », qui désigne un espace (celui du temple au sens le plus large), un temps (celui de la cérémonie), un être (l’officiant) coupé - tel en est le sens étymologique - de l’ordinaire, du banal, du commun.
Cependant, si au XIXe siècle, l’Église fit appel à de nombreux artistes pour réaliser des œuvres un peu déclamatoires, triomphalistes, qui nous semblent bien convenues aujourd’hui, par contre la situation au XXe siècle évolua quelque peu. La peinture religieuse fut pendant plusieurs décennies pratiquée par des personnalités isolées (M. Denis, G. Rouault, M. Chagall...), puis après la guerre, sous l’impulsion intelligente du Père Couturier et du Père Régamey, on assista à un renouveau de l’art proprement religieux1 qui allait de pair avec une nouvelle vision optimiste de l’homme, et de l’artiste chargé d’un message d’espérance dans la cité. En l’occurrence, les convictions personnelles de l’artiste n’importaient absolument pas. Seule comptait sa force créatrice au service d’un programme librement accepté. Soulignons dès à présent que la figuration (c’est-à-dire un thème nettement identifiable, proche de la photographie), ou les bonnes intentions ne créent pas la qualité. On y reviendra.
Tout artiste qui se lance dans une création quitte par
© DR
Si les rapports entre œuvre d’artisan, puis œuvre d’art et religion sont complexes, s’entrelacent, se répondent (comme la vie quotidienne, la croyance, la religion de la communauté, la conviction personnelle), et se contredisent rarement, cependant, on peut observer un étrange parallèle entre les fondements mêmes de ces deux domaines : la création personnelle et le sacré. Sculpture Sylvette de Pablo Picasso à Rotterdam, aux Pays bas.
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