Philippe Le Doze, Mécène. Ombres et flamboyances. Avant-propos

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AVANT-PROPOS

Il est des personnalités hors normes qui marquent les esprits, laissant sur leur époque une empreinte indélébile. Mécène fut de celles-ci. Pourtant, il eut avant tout le goût de l’ombre, cette ombre derrière laquelle il souhaita se voiler afin de respecter le précepte d’Épicure commandant de vivre caché ; cette ombre seule susceptible de mener au bonheur, loin des vanités et de l’agitation du monde. Parallèlement, Mécène afficha — ce n’est pas le moindre des paradoxes — un goût prononcé pour la provocation. En certaines circonstances du moins. Les Anciens aimèrent d’ailleurs à relever ses excentricités. Ses tourments, aussi. À l’évidence, sa philosophie de vie — car il en eut une —, ses postures et ses choix interrogèrent, suscitant nombre de réactions, enthousiastes chez les uns, outragées chez d’autres. Au point de lui attirer nombre d’inimitiés : toujours les singularités apparaissent comme des transgressions. Surtout dans un modèle social et politique très normatif, comme l’était celui de Rome. Mécène n’est toutefois pas remarquable uniquement en raison de sa personnalité. Son action, multiforme, a elle aussi laissé auprès de ses contemporains une marque indélébile. Ses talents de diplomate ont très vite été mis en lumière dans une période troublée, marquée par des guerres civiles semblant ne jamais vouloir cesser. Son influence politique a elle été plus polémique. Elle n’est pas pour rien dans le portrait laissé par Mécène à la postérité. Mais son véritable fait d’arme est d’avoir vu son nom devenir par antonomase un substantif désignant toute personne soutenant l’art et les artistes, plus généralement la culture, soit sur le plan financier, soit sur le plan matériel. Cette reconnaissance a posteriori, il la doit à la protection accordée à certains des plus grands poètes de son époque, Virgile, Horace et Properce en premier lieu. Et d’autres encore. Il faut toutefois reconnaître que l’action menée en leur faveur est aujourd’hui souvent mal comprise, plus souvent encore méconnue. Il n’en demeure pas moins que son nom est aujourd’hui associé de manière indéfectible à l’âge d’or de la littérature latine. Et que très tôt il devint le modèle des protecteurs des artistes. L’Éloge de Pison en témoigne, qui fait de lui le parangon des pa-


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trons, le mineur menant à la lumière « le filon caché d’un métal précieux » 1. Mécène est issu d’une illustre lignée. On ne connaît cependant que bien peu de choses sur sa jeunesse. Il était étrusque et cette origine explique sans doute pourquoi, contrairement à l’usage romain voulant que le nom se compose d’un prénom, d’un gentilice et d’un cognomen, nous ne connaissons de lui que son prénom (Caius) et son gentilice (Maecenas). En quelques rares occasions, un second gentilice, qui paraît lui venir de sa mère, lui est attribué, celui de Cilnius 2. Celuici était porté par une famille étrusque fameuse d’Arretium, l’actuelle Arezzo. Les Cilnii avaient noué des liens avec Rome depuis fort longtemps. Ceux-ci avaient été établis dès la fin du IV e siècle au moins. En 302, en effet, une guerre civile éclata à Arretium, opposant la puissante gens, dont l’immense richesse excitait l’envie, à sa population. L’armée romaine intervint et consolida le pouvoir des Cilnii à la tête de la cité 3. Quoi qu’il en soit de la réalité de ses origines, Mécène se targua d’une ascendance fameuse. Horace, son protégé, se plaisait à la célébrer, lui qui venait — du moins aimait-il le laisser entendre — des strates les plus modestes de la société romaine : Non, Mécène, si, de tous les Lydiens [une tradition ancienne voulait que les Étrusques vinrent de Lydie en Asie Mineure] qui ont jamais habité le pays étrusque, aucun n’est plus noble que toi, si tu as des ancêtres maternels et paternels qui ont commandé jadis de grandes armées, tu n’as point pour cela l’habitude de faire comme tant d’autres et de froncer dédaigneusement les narines devant les hommes sans naissance, tels que moi dont le père était un affranchi. (Horace, Satires, 1, 6, 1-6.)

Noblesse d’une ascendance. Mécène avait dans sa lignée quelques rois : « Mécène, issu d’aïeux royaux », s’exclame Horace en préambule de ses Odes. Aïeux royaux et, précise-t-il ailleurs, « tyrrhéniens », variation poétique destinée à rappeler l’origine étrusque de son protecteur, lequel, de toute évidence, en tirait une certaine fierté. Cette origine royale est régulièrement mentionnée par les Anciens 4. Prestige d’une histoire familiale. Les Cilnii se lièrent à une période de nous inconnue avec les Maecenates. Certains membres purent s’installer à Rome assez tôt, peut-être peu après la conquête de l’Étrurie par Rome, d’autres privilégier leur implantation dans leur fief d’Arretium. Ce fut sans doute ce dernier choix

(1) 1. Laus Pisonis, 225-226. (2) 2. TACITE, Ann., 6, 11, 2-3 ; M ACROBE, Saturn., 2, 4, 12 ; Supplementa Italica, 13, *2 (la restitution est toutefois incertaine). On considère traditionnellement que Cilnius est le matronyme dans la mesure où nous n’avons pas trace d’inscriptions d’affranchis de Mécène portant ce nom. Ce parti a été contesté par S IMPSON C.-J., « Two small thoughts on “Cilnius Maecenas” », Latomus, 55 (2), 1996, p. 394-396. (3) 3. T ITE-L IVE, 10, 3, 2. (4) 4. P ROPERCE, 3, 9, 1 ; El. Maec., 1, 13 ; M ARTIAL, 12, 3, 2 ; S ILIUS I TALICUS, 10, 39-41. T ITE-L IVE (10, 3, 2) ne précise pas, lorsqu’il évoque les Cilnii, qu’ils étaient rois. Il ne parle que d’une famille puissante exerçant le pouvoir. Les rois appartiendraient donc à la branche paternelle. Il est toutefois très difficile d’établir quand cessèrent les différentes royautés en Étrurie.


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que suivit la branche maternelle, celle des Cilnii. Le grand-père de Mécène, lui, paraît avoir eu quelque activité dans la capitale. Il était chevalier, comme le fut son petit-fils, l’un des porte-parole de l’ordre équestre face aux menées réformistes du tribun de la plèbe Livius Drusus en 91 avant n. è. Il ne souhaita toutefois pas, pas plus que le père de Mécène, un dénommé Lucius, entamer la carrière des honneurs par l’exercice de quelque magistrature et devenir sénateur. Enfin, un certain Maecenas, scribe (dont on sait qu’ils étaient souvent de statut équestre) et familier de Sertorius, mentionné par Salluste, fit peut-être partie de cette grande famille 1. La date de naissance de Mécène est elle aussi incertaine. Nous n’en connaissons avec certitude, grâce à Horace, que le jour et le mois, le 13 avril. Quant à l’année, elle paraît pouvoir être incluse dans une fourchette allant de 74 à 68 avant n. è. Cette estimation, en définitive assez impressionniste, prend en compte le fait que Mécène eut des responsabilités diplomatiques importantes dès la fin des années 40, lesquelles ne sauraient avoir été confiées à un tout jeune homme sans expérience. Les Élégies à Mécène, qui chantent le défunt peu après sa disparition en 8 avant n. è., le qualifient en outre à deux reprises de senex, ce qui revient à dire qu’il avait alors au moins 60 ans. Ces considérations font de Mécène l’aîné d’Octavien/Auguste (né en 63). On ne peut par ailleurs savoir si Mécène a vu le jour à Arretium, à Rome (ce qui paraît l’hypothèse la plus probable) ou ailleurs. Des origines de Mécène, on ne peut guère dire davantage. L’éducation dont il bénéficia nous est totalement inconnue, mais elle ne dut pas être bien différente de celle des fils de l’aristocratie de l’époque. De toute évidence, elle fut soignée et son activité littéraire, qu’il s’agisse de ses propres écrits ou de la protection accordée aux poètes, montre assez ses aptitudes dans ce domaine. Ses protégés, faute de voir en lui un versificateur de talent, reconnurent le doctus, l’homme savant au goût sûr. De toute vie, il y a des leçons à tirer. Celle de Mécène montre un homme qui affirma son individualité dans une société éminemment normative. Les sociétés accueillent rarement favorablement les marques de singularité dès lors qu’elles vont au-delà du narcissisme des petites différences, si l’on veut bien reprendre ici cette notion freudienne. Les sociétés dites individualistes (le paradoxe n’est qu’apparent) peut-être moins que les autres encore. La Rome antique n’était toutefois pas de celles-là. L’individualisme y constituait une faute morale. Mais l’individualité posait tout autant (davantage ?) problème. Affirmer une vision du monde différente, prôner des valeurs autres, assumer des choix singuliers, tout cela posait question et entraînait une suspicion forte. Les élégiaques — ou tout au moins leur double littéraire —, au mode de vie si peu conforme à la coutume des ancêtres (le mos maiorum), en firent la douloureuse expérience. D’autres encore. Mécène fut de ceux-là. Ce grand diplomate habitué à concilier les points de vue savait parfois être sans concession. Il est de ces hommes ne se laissant pas porter

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1. SALLUSTE, Hist., fr. III 83.


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par les événements, encore moins par l’air du temps, un résistant aux choix d’évidence. Mécène a choisi sa vie, pensé ses faiblesses, tenté de les résoudre, mis en œuvre des stratégies pour atteindre — autant que faire se peut — une tranquillité de l’âme qui, en définitive, toujours lui échappa. Mécène ne se laisse toutefois pas facilement deviner. Sa figure s’habille de « peut-être ». Il faut dire que les témoignages dont nous disposons sont rares. Particulièrement ceux de ses contemporains. On rend grâce à Horace d’avoir aimé l’évoquer en certaines occasions dans ses vers. Un exposé circonstancié de sa vie et de son œuvre est impossible. Mécène se refuse à une biographie classique. Pour s’approcher de ce qu’il fut, il faut biaiser. Pour découvrir le politique, il faut suivre la geste d’Octavien/Auguste. À travers les péripéties de son accession au pouvoir, une silhouette se laisse deviner, celle de son fidèle compagnon. Lointaine, floue et ténue dans un premier temps. Plus consistante au fil des années. Pour comprendre le rôle qu’il joua dans les lettres latines, il faut s’interroger sur la fonction des patrons littéraires à Rome. Aller du général au particulier. Tenter de comprendre ce que les poètes qu’il protégea tentèrent de dire, de faire, en composant leurs œuvres. Pourquoi ils cherchèrent un protecteur aussi. Pourquoi, enfin, les lettres latines atteignirent leur apogée à ce moment-là, précisément là, alors que les guerres civiles ébranlaient Rome et ensanglantaient l’empire, alors que les bienfaits de la Pax romana devenaient moins évidents pour les populations vaincues, les Grecs en particulier, ces Grecs qui n’avaient pas assez de morgue à l’égard de rustres venus du Latium armés de fer. Replacé dans ce cadre, Mécène se révèle un peu plus. Sa figure se précise, prend de l’épaisseur. Ses contours se dessinent, se font plus nets. Et puis il faut encore questionner ceux qui, parfois, sur le tard, nous parlèrent de lui. Car il y en eut, malgré tout. Parfois médisants, comme Sénèque. Parfois élogieux, comme l’auteur anonyme des Élégies à Mécène. Interroger ce fameux « cercle de Mécène » également, pour en comprendre le dessein véritable, peut-être moins littéraire qu’on ne l’a cru. Pour chercher ce qu’il nous révèle de sa personnalité. Ou encore étudier la persistance des usages et de l’identité étrusques dans la société romaine du I er siècle avant n. è. Mécène était fier de ses origines. Il paraît avoir aimé les rappeler. Alors les singularités d’un homme apparaissent. Une figure prend corps. Mécène ne s’appréhende pas de l’intérieur. Nous n’avons pas d’écrits de lui pour connaître sa pensée, ses états d’âme, ses préoccupations. Il faut s’éloigner de lui pour le retrouver, emprunter des chemins de traverse, envisager Mécène en son temps. On l’approche par petites touches, dans un mouvement centripète. On lui tourne autour. Inlassablement. On le frôle, il se dérobe, mais laisse tout de même quelques poussières de lui. Un amas se forme. Pas si inconsistant que cela. Histoire d’un homme. D’un homme singulier mais, d’une certaine manière, plein de son siècle. Derrière l’ami des poètes, derrière le fidèle compagnon d’Octavien/Auguste, la grande histoire émerge, celle de Rome, une Rome exsangue mais qui renaît plus forte encore de ses divisions intestines, celle du régime impérial, dont l’avènement progressif allait assurer la pérennité de la suprématie romaine pour de nombreux siècles encore, celle d’Octavien/Auguste, le premier


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des princes, l’un des plus grands sans conteste, celui qui devint pour ses successeurs un modèle, référence indépassable et rarement égalée. À tout cela, Mécène n’est jamais tout à fait étranger 1.

(6) 1. Ce travail fait suite à plusieurs études sur Mécène menées dans le cadre d’une thèse de doctorat (publiée depuis dans la Collection de l’École française de Rome), d’articles parus dans diverses revues scientifiques et de communications lors de colloques. Un certain nombre de points ne peuvent dans le cadre de ce livre être pleinement développés. Je renvoie ici le lecteur à ces précédentes études, en particulier à L E D OZE Ph., Le Parnasse face à l’Olympe. Poésie et culture politique à l’époque d’Octavien/Auguste, Rome, 2014.


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