INTRODUCTION
Les suggestions de Plutarque ne m’emballent pas non plus, sauf une. Il me plairait en effet que l’E signifie si, qu’il soit le point de départ d’une pensée inachevée que chacun peut compléter à sa guise. Je ne considère pas cette interprétation comme vraisemblable, je la trouve simplement plus attachante que les autres. J’entrerais volontiers dans un temple qui m’accueillerait par ces mots... Vassilis Alexakis, La langue maternelle
1. P LUTARQUE ET D ELPHES Autour du I er siècle de notre ère, Plutarque envoie à son ami athénien Sarapion une série de textes qu’il décrit comme faisant partie d’une collection de puthikoi logoi 1. S’il est difficile de dater précisément son envoi, on peut en revanche considérer que les textes qui composent la collection font partie de ses œuvres de maturité 2. Quelques années avant de les envoyer, Plutarque a fait le
(1) 1. De E, 384 E. (2) 2. Selon S IRINELLI 2000, p. 200, Plutarque accède à la prêtrise de Delphes vers l’an 96. Les puthikoi logoi furent donc, selon toute vraisemblance, écrits après cette date. La plupart des chercheurs s’entendent sur ce fait, voir notamment J ONES 1966, p. 72 et 1971, p. 136, O GILVIE 1967, p. 109, F LACELIÈRE 1974 a, p. VIII, et M ORESCHINI 1997, p. 51. La chronologie relative des textes qui forment ce corpus est quant à elle la source d’un débat dont les arguments sont malheureusement souvent tirés d’appréciations générales sur « l’évolution » de la pensée de Plutarque. À titre d’exemple, O GILVIE 1967, p. 109, écrit : « The explanations advanced in the De Defectu Oraculorum for the decline of oracles are contradictory and tentative and the total conclusion of the work is unsatisfying. In the De Pythiae Oraculis a consistent and coherent account is given which shows a development in Plutarch’s thought. » F LACELIÈRE 1937 a, p. 4041 et 1943, p. 104-106, utilisait mutatis mutandis le même argument. Dès lors, il vaut mieux
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choix de s’installer définitivement à Chéronée, plutôt qu’à Rome ou à Athènes, qu’il connaît pourtant 1. Ce retour en terre béotienne sera marqué par un événement capital, l’accession de Plutarque à la prêtrise delphique, charge publique importante, hautement honorifique et qu’il conservera jusqu’à sa mort 2. À l’époque, le sanctuaire de Delphes vit une brève renaissance « en partie artificielle et de caractère un peu archéologique », comme l’a écrit Robert Flacelière 3, en grande partie expliquée par le philhellénisme des empereurs Domitien, — à qui on doit la restauration du temple d’Apollon en 84 — de Trajan et d’Hadrien 4. Ces quelques interventions redonnent une certaine gloire au sanctuaire delphique, qui sera toutefois éphémère, car depuis le II e siècle av. J.-C., l’oracle de Delphes a amorcé un lent déclin qui s’achèvera autour du V e siècle ap. J.-C. À l’époque hellénistique, l’influence de l’oracle, et par là son pouvoir, commencent à s’étioler. Comme l’affirment Parke et Wormell dans leur grande étude sur le sanctuaire delphique : « The new world of the Hellenistic monarchies held no scope for important activities of the Pythia 5. » Les choses se dégradent encore sous la domination romaine, où l’oracle perd définitivement son influence politique : « Ni sous la République ni sous l’Empire, Delphes n’est l’inspiratrice, ni même le lieu, de décisions importantes 6. » Plutarque, qui fait le même constat, souligne dans le De Pyth. or. que les consultations courantes portent bien plus sur de « petites affaires » qui n’ont pas l’importance des consultations de jadis (voir 407 D et 408 C). Quelques années auparavant, Cicéron notait lui aussi la
adopter une attitude de prudence, comme le fait B RENK 1977, p. 86 : « [Les puthikoi logoi] apparently were published at roughly the same time, though the exact interrelationship of one to another and the order of composition remain a mystery ». Voir aussi S OURY 1942 b, p. 68-69. Cette chronologie relative suppose que nous ayons une idée précise du corpus en question, ce qui n’est pas du tout évident. Sur cette question, voir infra, p. 22-25. (3) 1. Sur la commodité des grands centres pour accéder aux livres, voir la Vie de Démosthène, 2, 1, mais aussi le De E, 384 E. Dans la même Vie de Démosthène, 2, 2, Plutarque explique son choix de rester à Chéronée. On pourra aussi interpréter en ce sens ce que Plutarque disait à propos de l’éducation : « il est beau d’avoir abordé dans bien des villes, mais il est avantageux de se fixer dans la meilleure » (De lib. edu., 7 C). Quant aux rapports de Plutarque avec Rome, voir J ONES 1971, B OULOGNE 1994 et S IRINELLI 2000, notamment p. 53-109. (4) 2. Voir l’indication célèbre du An sen., 792 F. Sur la prêtrise de Plutarque, voir F LACELIÈRE 1964, p. 9-11 et plus récemment S IRINELLI 2000, p. 199-212. (5) 3. F LACELIÈRE 1962 a, p. 7. Plutarque témoigne de cette renaissance dans le De Pyth. or., 408 F - 409 C. (6) 4. Sur les rapports entre les empereurs Domitien et Trajan à Delphes, voir S TADTER 2004, p. 24-28. Dans le De Pyth. or., 409 C, Plutarque écrit, à propos de la restauration de Delphes : « je suis content de celui qui a été pour nous le guide de ces mesures de gouvernement, qui élabore en pensée la plupart d’entre elles et les prépare, <l’empereur Hadrien César> ». La restitution du nom d’Hadrien, proposée par Flacelière et suivie par Ildefonse dans sa traduction, vise à combler une lacune de 25 lettres dans les manuscrits. Voir là-dessus F LACELIÈRE 1934 et 1971. Toutefois, la proposition de Flacelière est loin de faire consensus, comme le montrent par exemple les interventions de J ONES 1966 b, p. 63-66, S WAIN 1991, et S CHRÖDER 1990, p. 15-2. Pour le résumé le plus récent et le plus complet des thèses proposées, voir I LDEFONSE 2006, p. 305-306, n. 306. (7) 5. PARKE & WORMELL 1956, p. 244, cité par ROUGEMONT 2001, p. 66. (8) 6. B OMMELAER 1991, p. 23. Voir PARKE & WORMELL 1956, pp. 277 et ROUGEMONT 2001, p. 66.
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décadence 1, tout comme Strabon pour qui Delphes n’était plus riche que de son passé 2. Juvénal, contemporain de Plutarque, était encore plus incisif. Pour lui, l’oracle de Delphes s’était littéralement tu 3. En dépit de cette perte d’influence, le pouvoir romain entretient toujours des liens avec l’oracle de Delphes qui demeure, malgré tout, une référence incontournable. On note ainsi plusieurs consultations, même si la dernière consultation à caractère véritablement politique qui soit connue remonte à la Deuxième Guerre punique 4. En outre, les Romains ont protégé le sanctuaire à plusieurs reprises contre notamment les Étoliens, les Locriens et les Thessaliens 5. Ils ont aussi contribué à maintenir sa richesse en faisant diverses offrandes (que l’on pense à l’E d’or offert par Livie, l’épouse d’Auguste, prétexte au De E, 385 F). Les rapports n’ont cependant pas toujours été aussi cordiaux. Au cœur du De E, on retrouve la visite de Néron à Delphes en 67 apr. J.-C., où ce dernier aurait dérobé plus de 500 statues de bronze 6. La palme du pillage revient probablement à Sylla, et la description indignée qu’en donne Plutarque nous permet de saisir l’ampleur du sacrilège (Vie de Sylla, 12) 7. Georges Daux écrit à cet effet : « Avec Sylla s’ouvre la période la plus sombre de l’histoire du sanctuaire. Et toutes les “renaissances”, sous l’empire, seront misérables au prix du passé 8. » Bref, au premier siècle de notre ère, lorsque Plutarque rédige les pythikoi logoi, le sanctuaire de Delphes vit ses dernières heures 9.
2. L A SAGESSE DELPHIQUE Pourtant, quelques siècles plus tôt, la grandeur de Delphes était bien réelle. L’oracle était au centre de la vie politique des cités grecques, non seulement parce
(9) 1. De div., II, 57, 117. Selon Plutarque, Cicéron aurait consulté dans sa jeunesse l’oracle : « Il avait demandé au dieu de Delphes comment il pourrait acquérir le plus de gloire, et la Pythie lui répondit : “En prenant pour guide ta propre nature et non l’opinion de la foule”. » (Vie de Cicéron, 5, 1) Voir la discussion de F LACELIÈRE 1977. (10) 2. Géographie, IX, 3, 8. (11) 3. Satires, 6, 555. Voir A MANDRY 1997, p. 200, F ONTENROSE 1978, p. 24-35 et L EVIN 1989, pp. 1607-1608. (12) 4. Tite-Live, 22, 57, 5. Voir L EVIN 1989, p. 1601. (13) 5. DAUX 1936, pp. 602-603 et L EVIN 1989, p. 1602. (14) 6. L EVIN 1989, p. 1605. Le cas de Néron est ambigu chez Plutarque. À la toute fin du mythe qui clôt le De sera num., Plutarque écrit que parmi les âmes qui sont destinées à une seconde naissance, « celle de Néron lui apparut, bien mal en point déjà, et surtout transpercée de clous enflammés ». Toutefois, il note qu’ « il avait payé pour ses crimes » et « qu’il avait droit à la faveur des dieux, pour avoir libéré le peuple le meilleur et le plus religieux soumis à son empire : la Grèce » (De sera num., 567 E-568 A). (15) 7. Sur le pillage de Sylla, voir DAUX 1936, p. 397-407 et, plus récemment, B OMMELAER 1991, p. 23. (16) 8. DAUX 1936, p. 612. (17) 9. Voir F LACELIÈRE 1953, p. 98, D ODDS 1965, p. 55, mais surtout L EVIN 1989, p. 15991600.
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qu’il existait de nombreuses occasions de le consulter, mais aussi parce qu’il se trouvait au cœur du processus de colonisation 1. L’expansion de la cité grecque, et du même coup de la culture hellénique, se trouvait directement sous le patronage du sanctuaire, véritable carrefour politique et religieux, qui diffusa très rapidement la prééminence de l’oracle apollinien 2. Lorsqu’il écrit ses Dialogues pythiques, Plutarque se veut l’héritier d’une tradition qu’il entend à coup sûr défendre. Mais il se trouve aussi être l’héritier d’une autre tradition delphique, celle de sa « sagesse », représentée par les célèbres maximes « connais-toi toimême », « rien de trop » et « caution porte malheur 3 ». L’histoire des rapports entre Delphes et la tradition philosophique reste à écrire 4, mais rappelons brièvement quelles relations étroites entretenaient le sanctuaire et la légende des Sept Sages 5, le rôle de l’oracle de Delphes dans la vie de Pythagore 6 et la présence de Delphes dans les écrits d’Héraclite 7. Le « vaste rayonnement moral 8 » de Delphes, pour reprendre l’expression de Pierre Hadot, est bien réel : Cléarque de Soles, philosophe péripatéticien, avait voyagé jusqu’à l’Oxus, actuellement situé en Afghanistan, et y avait fait graver « ces sages paroles des hommes d’autrefois » qu’il avait soigneusement copiées « dans la sainte Pythô 9 ». La relation entre la sagesse delphique et la philosophie n’est nulle part aussi claire que chez Platon. La démarche socratique se voit légitimée par l’oracle de Delphes, dont la Pythie annonça à Chéréphon « qu’il n’y avait personne de plus savant » que Socrate (Apologie de Socrate, 21 a). Platon le rappelle aussi dans le Phèdre. « Je ne suis pas encore capable, comme le demande l’inscription de Delphes, de me connaître moi-même ; dès lors, je trouve qu’il serait ridicule de me lancer, moi à qui fait encore défaut cette connaissance, dans l’examen de ce qui m’est étranger. » (Phèdre, 229 e). L’interprétation philosophique du « connaistoi toi-même » forme l’architecture de l’Alcibiade (voir la première mention en 124 a-b), et constitue un argument central du Charmide (164 d-165 b) 10. Le rôle
(18) 1. Voir l’ouvrage important de M ALKIN 1987. Sur le rôle de l’Apollon archégète, dieu des fondations, voir l’étude essentielle de D ETIENNE 1998, notamment p. 85-133. (19) 2. L’histoire de la propagation des thèmes delphiques a été mise en lumière par D EFRADAS 1972. (20) 3. Sur la présence de ces maximes dans l’œuvre de Plutarque, voir Annexe 1. (21) 4. Sur le « connais-toi toi-même », l’ouvrage de Pierre C OURCELLE 1974-75 demeure une référence. (22) 5. Voir B USINE 2002, p. 37-38. L’auteure souligne d’ailleurs (p. 45) le rôle joué par Platon dans la mise en relation des Sept Sages au sanctuaire. (23) 6. Voir notamment Jamblique, Vie de Pythagore, 3 ; 5 ; 140. Voir aussi Diogène Laërce, 8, 21. (24) 7. Cf. le DK B 93 (« Le Maître dont l’oracle est à Delphes n’énonce ni ne cache, mais signifie »), cité par Plutarque dans le De Pyth. or., 404 D ou encore le DK B 101 (« Je me suis cherché moi-même ») que Plutarque relie au « Connais-toi toi-même » dans le Adv. Col., 1118 C. (25) 8. H ADOT 1987, p. 25. (26) 9. ROBERT 1968, p. 442. Voir aussi B USINE 2002, p. 67-69. (27) 10. Sur la présence des préceptes delphiques chez Platon, voir Protagoras, 343 a-b, Ménèxène, 247 e, Philèbe, 19 c, 45 d, 48 c, Timée, 72 a, Politique, 286 e et Lois, XI, 923 a. Voir aussi [Platon], Hipparque, 228 e, Second Alcibiade, 144 d et Rivaux, 138 a.
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politique de Delphes dans la fondation des cités se trouve aussi valorisé par Platon dans la République et dans les Lois 1. Les Dialogues pythiques doivent assurément se positionner dans l’histoire des rapports entre la philosophie et le sanctuaire delphique. La place de Plutarque dans la grande tradition de la sagesse delphique se révèle d’autant plus intéressante qu’il propose une interprétation de l’intérieur. C’est en qualité de prêtre que Plutarque écrit sur Delphes, dont les thèmes s’ancrent fermement dans la réalité du sanctuaire, mais il n’en recueille pas moins la valeur philosophique derrière les pratiques delphiques. On pourrait penser que la rédaction des Dialogues pythiques fut motivée par la volonté de redonner une légitimité à la pratique delphique. Le prêtre-philosophe se serait ainsi porté en « défenseur et restaurateur du prestige de l’oracle apollinien 2 ». Était-ce là l’unique motivation de Plutarque lorsqu’il écrivait ? Son œuvre est-elle simplement apologétique 3 ? Pour comprendre la signification des Dialogues pythiques, à la fois leur sens et les motivations qui les sous-tendent, il faut se questionner plus précisément sur leur dénomination : qu’est-ce qu’un logos pythique ? Et en quoi un dialogue est-il pythique ? Une première piste de réponse pourrait se trouver dans la forme qu’ils prennent, celle du dialogue philosophique.
3. L E DIALOGUE PHILOSOPHIQUE Si la philosophie grecque pouvait se comparer à un édifice, les textes de Platon en constitueraient certainement les fondations. Harold Tarrant a été jusqu’à voir en Platon le « Homère de la philosophie 4 ». La comparaison s’avère intéressante, car, alors qu’Homère a formé des générations de poètes, Platon a formé et forme encore des générations de philosophes. Toutefois, à la différence d’Homère, Platon écrivait des dialogues 5. Le genre littéraire est pour ainsi dire né à mesure
(28) 1. Voir notamment Rép., IV, 427 b-c ou encore Lois, VI, 759 c-d. Voir F LACELIÈRE 1962 a, p. 6-7, mais aussi (1987), p. XLVII : « Cette sorte de recommandation de Platon en faveur de l’oracle de Delphes fut peut-être déterminante pour la décision de Plutarque, disciple du philosophe qu’il appelle divin, d’accepter la prêtrise delphique. » Voir aussi D ELCOURT 1955, p. 272-280. (29) 2. F LACELIÈRE 1962 a, p. 7, mais voir déjà F LACELIÈRE 1953, p. 98, qui parlait de « propagande défensive », en référence à l’ouvrage de D EFRADAS 1972. Voir aussi R USSELL 1968, p. 134 et B RENK 1977, p. 185 : « We have three essays, the Pythian dialogues, which are meant as a defense and explanation of the Delphic oracle. » (30) 3. Plutarque, en effet, dans le De Pyth. or., 408 D, se moque bien de ceux qui critiquent le sanctuaire en soulignant sa gloire millénaire. (31) 4. TARRANT 2000, p. 1. Voir déjà F LACELIÈRE 1962 b, p. 332, qui faisait une suggestion similaire. (32) 5. De façon générale, sur le dialogue philosophique dans l’Antiquité, voir l’étude essentielle d’A NDRIEU 1954, p. 283-344. Voir aussi SANDBACH 1985, p. 480-497.
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que Platon l’a développé 1. La raison pour laquelle Platon a opté pour le dialogue comme forme privilégiée d’expression philosophique paraît être, selon Hadot, le rapport intime de la philosophie avec la tradition orale : « Plus que tous les autres, les ouvrages philosophiques sont liés à l’oralité, parce que la philosophie antique elle-même est, avant tout, orale 2. » Le dialogue écrit vise à reproduire le dialogue oral, idée fondamentale si l’on sait que la lecture de ces dialogues dans l’Antiquité se faisait à voix haute 3. Le choix du dialogue philosophique repose aussi sur le caractère pédagogique des textes, qui reproduisent l’activité d’enseignement où l’élève pose une question au maître (afin d’approfondir un problème) et où le maître interroge l’élève (pour vérifier la compréhension d’une leçon) 4. Christan Jacob est allé jusqu’à mettre la forme littéraire du dialogue, rattachée au genre littéraire des questions et réponses, en relation avec la divination qui opère, elle aussi — et particulièrement à Delphes — selon le mode question-réponse 5. Son indication est particulièrement pertinente dans le contexte des Dialogues pythiques, qui se présentent sous la forme de dialogues philosophiques se penchant sur la divination et où le jeu de la sagesse delphique recouvre l’expression d’un échange constant entre celui qui se tient devant le temple et le dieu auquel ce dernier est consacré (De E, 394 C). Nous savons que la forme littéraire du dialogue philosophique a été utilisée, entre autres, par Xénophon et Aristote et qu’elle a connu une fortune considérable jusqu’à l’époque de Plutarque 6. Le philosophe représente l’un des derniers porte-parole anciens de cette tradition littéraire, à tout le moins le plus prolifique 7. Pour le lecteur de Plutarque, la relation avec les dialogues platoniciens
(33) 1. L’indication de Diogène Laërce est intéressante (3, 48) : « Eh bien, on dit que c’est Zénon d’Élée qui le premier écrivit des dialogues. Mais Aristote, au livre I de son ouvrage Sur les poètes, dit que c’est Alexamène de Styrée ou de Téos, suivant Favorinus dans ses Mémorables. À mon avis cependant, parce qu’il a porté à sa perfection cette forme littéraire, Platon doit aussi recevoir le premier prix aussi bien pour la beauté que pour l’invention. » (Trad. Luc Brisson). (34) 2. H ADOT 2002, p. 275. Voir aussi SANDBACH 1985, p. 482-484, qui explique de façon intéressante comment le recours à cette forme d’expression peut se comprendre dans le contexte de la lutte contre les sophistes. (35) 3. Comme le souligne d’ailleurs H ADOT 2002, p. 274. Voir toutefois les indications de SVENBRO 2001, particulièrement p. 68-71, sur « l’invention de la lecture silencieuse ». (36) 4. J ACOB 2004, p. 30. Voir aussi H ADOT 2002, pp. 276-277. (37) 5. J ACOB 2004, pp. 29-30. Voir aussi C HAMPEAUX 1997, p. 406 : « Tout oracle est un dialogue engagé sous l’égide d’une institution sacerdotale, même si ce dialogue est fort inégal, entre le fidèle et la divinité omnisciente. C’est un échange qui passe par les procédures du langage, qu’elles soient orales ou écrites. L’un interroge, l’autre répond. » (38) 6. L’ouvrage de référence sur cette question demeure celui de H IRZEL 1895. Voir notamment sur Plutarque le second volume, p. 124-237. Voir aussi R USSELL 1973, p. 34 et plus récemment W HITMARSH 2001, p. 48-49. (39) 7. O PSOMER 2007 a, p. 287 : « Plutarch is one of the few later Platonists who wrote dialogues ; in fact, he is arguably the most important writer of philosophical dialogues in later Antiquity. Plutarch has captured something of Plato’s spirit that went lost in the later tradition, even if his dialogues could not be mistaken for Plato’s. » Voir aussi la discussion d’Opsomer sur les auteurs de dialogues philosophiques postérieurs à Plutarque.
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apparaît d’emblée comme marquante. Comme l’a écrit Franco Ferrari : « è difficile sottrarsi all’impressione che il platonismo in essi contenuto sia prima di tutto un platonismo costruito sulla base del riferimento continuo e costante al testo dei Dialoghi 1 ». Du point de vue strictement formel, il serait en effet approprié d’établir plusieurs liens entre la mise en scène des dialogues platoniciens et celle des dialogues plutarquéens. Selon Daniel Babut, la périégèse du De Pyth. or. ferait un clin d’œil à la promenade au bord de l’Ilissos dans le Phèdre 2. De façon plus générale, Robert Flacelière notait que l’usage de prologues, notamment ceux du De E et du De Pyth. or. est une « imitation (...) indéniable » de la pratique platonicienne 3. Plus récemment, Frédérique Ildefonse, soulignant les parallèles de construction entre le De E et le Banquet, entre le De Pyth. or. et le Phèdre ainsi qu’entre le De def. or., le Sophiste et le Timée, notait que : la citation, l’imitation, le renvoi, la variation semblent participer d’une apologétique platonicienne — d’une imitation apologétique. Plus généralement, le rapport très important à la dialectique platonicienne peut expliquer bien des particularités, voire d’apparentes obscurités de construction, comme la présence de développements entiers 4.
L’influence platonicienne chez Plutarque n’est donc pas uniquement observable dans le contenu philosophique, mais aussi dans la façon de l’exposer. La forme retenue constitue dès lors un indice additionnel de cette influence marquée. D’ailleurs, comme le note Jan Opsomer, « the use of dialogue is a true caracteristic of Plutarch’s Platonism 5 ». Le dialogue plutarquéen ne constitue pas pour autant une copie carbone du dialogue platonicien 6. Comme Plutarque le souligne lui-même dans le prologue
(40) 1. F ERRARI 2000 a, p. 147. Cf. aussi p. 165. Toutefois, aux yeux de ce dernier, cela ne veut pas dire que Plutarque ignorait la littérature « manualistico-scolastica » qui circulait à l’époque, mais simplement que la référence aux dialogues platoniciens n’est jamais générique, mais toujours en lien avec un texte particulier. Voir aussi F ERRARI 2004, p. 226, qui insiste sur le fait que Plutarque lisait directement le texte de Platon. De toute évidence, Platon demeure pour Plutarque la référence philosophique indépassable, comme le disait encore récemment G ALLO 1997, p. 3529 : « Platone è stato il filosofo-scrittore da lui più amato e ammirato. » Ce dernier retrouve cette idée déjà chez H IRZEL 1895, qu’il cite en bas de page, p. 148 et 213. (41) 2. B ABUT 1992, p. 192. Voir aussi P OUILLOUX 1965, p. 55-56. (42) 3. F LACELIÈRE 1937 a, p. 12. (43) 4. I LDEFONSE 2006, p. 56. Sur la conception plutarquéenne de la mimèsis, voir les développements intéressants de W HITMARSH 2001, p. 47-57. (44) 5. O PSOMER 2005, p. 199. Voir encore O PSOMER 2006, p. 154 : « Je crois que (...) la forme littéraire du dialogue est essentielle à son projet philosophique » et F ERRARI 2004, p. 225 : « Platone ha esercitato un influsso decisivo anche sulla scelta della forma litterario. L’esempio piú eclatante è naturalmente costituito dalla forma dialogica, che Plutarco riproduce in piú di un scritto. » (45) 6. L’héritage de Platon est grand, mais comme le note G ALLO 1997, p. 3529, l’écriture de Plutarque est le résultat de plusieurs influences : « Se Platone rimane l’ideale modello di Plutarco, non c’è dubbio che vada tenuta presente l’evoluzione subita dal genere dialogico non solo in ambito accademico e peripatetico, ma nel generale crogiuolo letterarioculturale dell’età alessandrina e imperiale. »
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de lâ&#x20AC;&#x2122;Amatorius, greffer au dialogue la mise en scène platonicienne du Phèdre ne reprĂŠsenterait aucun avantage, bien au contraire. Ainsi, Flavien demande Ă Autobule de supprimer de son rĂŠcit : les prairies et les ombrages chers aux poètes, ainsi que les guirlandes de lierre et de liserons et tous les autres ornements quâ&#x20AC;&#x2122;en abordant de tels lieux, on brĂťle de brocher â&#x20AC;&#x201D; avec plus de zèle que de goĂťt â&#x20AC;&#x201D;, lâ&#x20AC;&#x2122;Ilissos de Platon, son fameux gattilier et sa douce pente herbeuse (749 A, trad. Gotteland et Oudot) 1.
Si nous le considĂŠrons sĂŠrieusement, le passage prĂŠcĂŠdent nous indique quâ&#x20AC;&#x2122;il ne faut pas chercher chez Plutarque un texte identique Ă celui de Platon, mais plutĂ´t une inspiration gĂŠnĂŠrale dans la manière dâ&#x20AC;&#x2122;ĂŠcrire le dialogue. Comme lâ&#x20AC;&#x2122;a bien vu Flacelière, parmi les diffĂŠrentes formes littĂŠraires utilisĂŠes par Plutarque, le dialogue est ÂŤ celle qui tĂŠmoigne le mieux de lâ&#x20AC;&#x2122;imagination et de la puissance crĂŠatrice de lâ&#x20AC;&#x2122;ĂŠcrivain 2 Âť. Pour comprendre les Dialogues pythiques, il faudra donc sâ&#x20AC;&#x2122;interroger sur leur mise en scène.
4. L E CORPUS DES D IALOGUES PYTHIQUES Quels dialogues devons-nous placer sous lâ&#x20AC;&#x2122;appellation de Dialogues pythiques ? La question ne trouve pas de solution facile. Au tout dĂŠbut du De E, Plutarque ĂŠcrit : ÂŤ [jâ&#x20AC;&#x2122;]envoie comme des prĂŠmices Ă toi et, par toi, aux amis de lĂ -bas, quelques-uns de mes traitĂŠs pythiques (Ď&#x201E; ν Ď&#x20AC;Ď&#x2026;θΚκ ν Îť ÎłĎ&#x2030;ν ν ÎżĎ&#x2026; ) Âť 3 (384 E). MĂŞme si elle demeure très vague, cette première indication nous renseigne sur le nombre de textes inclus dans le corpus pythique. De fait, comme le note Daniel Babut dans un important article sur lâ&#x20AC;&#x2122;ensemble des Dialogues pythiques, ÂŤ si lâ&#x20AC;&#x2122;on peut dĂŠduire de la phrase quâ&#x20AC;&#x2122;il a existĂŠ, au strict minimum, trois Î Ď&#x2026;θΚκο Îť γοΚ â&#x20AC;&#x201D; sinon, le premier envoi nâ&#x20AC;&#x2122;aurait pu en comporter dĂŠjĂ plusieurs, ν ÎżĎ&#x2026; ... â&#x20AC;&#x201D; elle ne garantit, en revanche, que la seule appartenance du De E au groupe dâ&#x20AC;&#x2122;ĂŠcrits mentionnĂŠs 4 Âť. Peut-on alors lĂŠgitimement intĂŠgrer dâ&#x20AC;&#x2122;autres textes de Plutarque aux Dialogues pythiques ? Et si oui, selon quels critères ? De nos jours, le corpus des Dialogues pythiques se compose du De E apud Delphos, du De Pythiae oraculis, ainsi que du De defectu oraculorum. Le triptyque ne fut pourtant rassemblĂŠ dans lâ&#x20AC;&#x2122;ordre connu aujourdâ&#x20AC;&#x2122;hui quâ&#x20AC;&#x2122;Ă lâ&#x20AC;&#x2122;ĂŠpoque
(46) 1. Voir sur ce passage F LACELIĂ&#x2C6;RE 1987, p. CCXIV- CCXV. Ce dernier note plusieurs tournures qui donnent une ÂŤ couleur platonicienne Âť aux dialogues de Plutarque. Il soutient nĂŠanmoins que ÂŤ cette imitation (Îź ΟΡĎ&#x192;Κ ) de Platon, sensible jusque dans les dĂŠtails du style, Plutarque refuse de la rendre servile Âť (p. CCXIV). (47) 2. F LACELIĂ&#x2C6;RE 1987, p. CCXVII. Voir aussi rĂŠcemment M ORESCHINI 1997, p. 31, qui le qualifie dâ&#x20AC;&#x2122;ÂŤ il piĂş grande artista, sicuramente, tra tutti i platonici dellâ&#x20AC;&#x2122;etĂ imperiale Âť. (48) 3. Tous les passages des Dialogues pythiques sont citĂŠs dans la traduction de FrĂŠdĂŠrique I LDEFONSE 2006. Nous indiquons en note les passages oĂš nous nous en ĂŠloignons. (49) 4. B ABUT 1992, p. 187. Cet article a ĂŠtĂŠ reproduit dans le recueil Parerga, paru en 1994. Tout au long du texte, nous le citerons dâ&#x20AC;&#x2122;après la pagination de 1992 afin dâ&#x20AC;&#x2122;ĂŠviter toute confusion.
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moderne, dans l’édition d’Henri Estienne publiée à Genève en 1572 et réimprimée à Francfort en 1599 1. Les numéros des pages auxquels nous renvoyons aujourd’hui sont ceux de cette réimpression 2. En effet, les trois textes ne sont rassemblés ni dans le Catalogue de Lamprias 3 ni dans l’édition de Planude 4. Estienne fut suivi par Paton qui, le premier, proposa une édition rassemblant le trio de textes publiée sous le nom de Pythici dialogi tres 5. Première publication moderne, elle allait ouvrir la voie aux éditions subséquentes chez Teubner, Loeb et Les Belles Lettres 6. Toutefois, les responsables du Corpus plutarchi moralium, publié à Naples, ont récemment donné trois éditions séparées des trois textes 7. Plusieurs exégètes acceptèrent cet état de fait 8, mais certains ajoutèrent d’autres dialogues au corpus : parfois le De Is. et Os., et assez souvent le De sera num. 9. Le De Is. et Os., même s’il est dédicacé à Cléa, « supérieure des Thyades de Delphes » (364 E), ne traite pas d’un problème spécifiquement delphique et ne peut donc de toute évidence pas être relié au corpus 10. Le cas du De sera num. est plus complexe. Françoise Frazier a argumenté en faveur de son inclusion dans le corpus, notamment en soulignant « l’inflexion delphique de la réflexion 11 », mais surtout en arguant que le dialogue « se meut dans le même
(50) 1. Voir VALGIGLIO 1992, p. 7. (51) 2. Pour toute cette section sur l’histoire du texte de Plutarque ainsi que des différentes éditions, voir I RIGOIN 1987, p. CCXCVI sq. (52) 3. Les dialogues portent les numéros suivants : De def. or. (88), De Pyth. or. (116) et De E (117). (53) 4. Les ouvrages sont classés ainsi : De E (68), De def. or. (69) et De Pyth. or. (72). Remarquons que dans le Catalogue de Lamprias, datant de l’antiquité, le De E et le De Pyth. or. se suivent, tandis que chez Planude, d’où sont issus plusieurs de nos manuscrits, ce sont le De E et le De def. or. qui se suivent. Cette indication de la variation dans l’ordre de présentation n’est peut-être pas en elle-même significative, mais elle semble néanmoins suggérer la façon dont ceux qui ont composé ces corpus percevaient les liaisons, ou les disjonctions, entre les trois textes. (54) 5. PATON 1893. (55) 6. Dans l’ordre S IEVEKING 1929 corrigé par G ÄRTNER 1997, B ABBITT 1936 et F LACE LIÈRE 1974 a. (56) 7. VALGIGLIO 1992 pour le De Pyth. or., R ESCIGNO 1995 a pour le De def. or. et M O RESCHINI 1997 pour le De E. Remarquons, par ailleurs, que Flacelière avait déjà publié trois éditions séparées des textes dans les Annales de l’Université de Lyon, en 1937, 1941 et 1947 ainsi qu’une édition du De Pyth. or. pour les PUF en 1962. (57) 8. Voir notamment B RENK 1977, p. 86-87, D EL C ORNO 1983, p. 36, B ABUT 1992, p. 187 et F ERRARI 1995, p. 38-39. De son côté, M ORESCHINI 1997, p. 7 et p. 123 n. 4, n’est pas certain de l’appartenance du De Pyth. or. à ce groupe, affirmant qu’il fut rédigé plusieurs années après le De E et le De def. or. (58) 9. Pour le De Is. et Os., L AURENTI 1996 a, p. 68. Pour le De sera num., il semble que H IRZEL 1895, p. 200-211, fut un des premiers à l’insérer dans la liste. Vois aussi Z IEGLER 1949, col. 192. R USSELL 1968, p. 133 a suivi cette opinion, encore partagée aujourd’hui par plusieurs, notamment T USA M ASSARO 2000, p. 118 et p. 122 et B OULOGNE 2003, p. 21-25. VALGIGLIO 1992, p. 7-8, mentionne ce dialogue, mais demeure très prudent. (59) 10. Sur Cléa, à qui est aussi dédicacé le Mul. virt. (242 E), voir F ROIDEFOND 2003, p. 18-23. (60) 11. F RAZIER 2010, p. 73. La présence de Delphes dans le mythe final fait ressortir des parallèles intéressants (cf. p. 86-88), mais ces rapprochements entre les thèmes qui peuvent être faits ne se doublent pas d’un rapprochement par la forme, comme l’affirme Frazier elle-même en conclusion : « le mythe en lui-même rapproche plutôt notre texte du De genio Socr. ou du
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orbe que les Dialogues pythiques où s’articulent étroitement aussi “divination, providence et causalité” 1 ». Les arguments de Frazier ne paraissent pas totalement convaincants, car cette « inflexion » n’est pas spécifique aux De sera num., ni même aux Dialogues pythiques. Le dialogue se déroule certes à Delphes, mais l’indication du lieu est loin d’être aussi explicite que dans le De E, le De Pyth. or. et le De def. or. où, nous le ferons valoir plus loin, le lieu physique de Delphes joue un rôle de premier plan dans la construction de l’argumentaire. Certes, comme l’affirme Frazier, certains des thèmes qui y sont exprimés l’apparentent au corpus traditionnel, mais encore une fois, les questions abordées ne sont pas non plus spécifiques aux Dialogues pythiques. Peut-on en revanche garantir l’appartenance aux Dialogues pythiques des trois textes que sont le De E, le De Pyth. or. et le De def. or. ? La justification de ce choix repose sur un certain nombre d’arguments qui permettent d’établir une unité dans le triptyque. D’abord, aucun des trois textes ne présente de « mythe philosophique », comme le font le De genio Socr., le De sera num. ou encore le De facie. Ensuite, contrairement au De an. procr. ou encore aux Plat. quaest., ils ne forment pas stricto sensu des commentaires philosophiques 2. Finalement, même s’ils ne font pas l’économie de discussions avec le stoïcisme ou l’épicurisme, les Dialogues pythiques ne peuvent être considérés comme des traités polémiques à la façon du De stoic. repugn. ou encore de l’Adv. Col. 3. Les trois textes semblent donc posséder une forme d’originalité caractéristique, même si l’on doit user de prudence en utilisant l’argument, dont la validité dépend de considérations sur l’homogénéité des textes. En effet, les trois textes possèdent une caractéristique commune, qui ne marque aucun autre écrit de Plutarque. Non seulement ils se déroulent à Delphes, mais surtout, ils se présentent tous trois comme une recherche commune sur une aporie delphique : le De E s’interroge sur une offrande sacrée, le De Pyth. or. sur l’enthousiasme et le langage de la Pythie et le De def. or. sur les mécanismes oraculaires 4. Le guide le plus sûr pour déterminer le corpus des Dialogues pythiques sera donc de se concentrer sur leur caractère pythique. Ajoutons qu’une lecture du Catalogue de Lamprias nous fournit plusieurs titres d’ouvrages qui auraient bien pu faire partie du corpus, le plus probable
De facie, mais la place centrale de Delphes et sa transcendance absolue rappellent les Dialogues pythiques » (p. 86). (61) 1. F RAZIER 2010, p. 72. (62) 2. Sur le style des Quaest. Plat., voir O PSOMER 1996 b, notamment, p. 82-83 et sur celui du De an. procr., voir F ERRARI & B ALDI 2002, p. 7 et 9-10. (63) 3. Sur le genre, C HERNISS 1976 b, p. 369-372, mais surtout la « Notice » de Daniel Babut dans C ASEVITZ & B ABUT 2004, p. 3-20. Même en acceptant l’hypothèse formulée plus loin que ces textes seraient une réponse aux attaques de Dicéarque, on ne pourrait les tenir à proprement parler pour des dialogues polémiques : la critique ne serait ici qu’un point de départ. (64) 4. Cet argument se retrouve notamment chez F LACELIÈRE 1953, p. 100. Il refuse d’intégrer le De sera num. au corpus des Dialogues pythiques, en affirmant que « non seulement la scène de ces trois dialogues [De E, De Pyth. or. et De def. or.] est à Delphes, mais ils traitent tous les trois essentiellement de problèmes relatifs à la divination et à la religion delphiques ». Cet argument n’est pas évoqué par F RAZIER 2010.
INTRODUCTION
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ĂŠtant le Lamprias 177 : Sur le ÂŤ connais-toi toi-mĂŞme Âť et si lâ&#x20AC;&#x2122;âme est immortelle (Î ÎľĎ Ď&#x201E;Îż γν θΚ Ď&#x192;ÎąĎ&#x2026;Ď&#x201E; ν κι Îľ θ νιĎ&#x201E;Îż Ď&#x2C6;Ď&#x2026;Ď&#x2021; ) 1. Nous possĂŠdons aussi des fragments faisant ĂŠtat dâ&#x20AC;&#x2122;ouvrages sur la divination et le destin 2 ainsi que sur la relation de la divinitĂŠ avec lâ&#x20AC;&#x2122;AcadĂŠmie 3. Signalons finalement un ouvrage intitulĂŠ Ammonios ou Comment le plaisir nâ&#x20AC;&#x2122;est pas reliĂŠ au mal ( Î&#x2018;ΟΟ!νΚο " Î ÎľĎ Ď&#x201E;Îż Îź# δ%Ď&#x2030; Ď&#x201E; κικ & Ď&#x192;Ď&#x2026;νξ νιΚ, Lamprias 84), dâ&#x20AC;&#x2122;après lâ&#x20AC;&#x2122;un des personnages les plus importants des Dialogues pythiques. Notre connaissance de ces ouvrages accusant plusieurs limites, leur appartenance au corpus demeure purement hypothĂŠtique. Nous proposons donc de considĂŠrer ici les Dialogues pythiques comme un corpus cohĂŠrent, composĂŠ du De E, du De Pyth. or. et du De def. or., mĂŞme si la constitution exacte du corpus ne peut ĂŞtre dĂŠterminĂŠe avec une pleine assurance.
5. L A SYNTHĂ&#x2C6;SE TOPOLOGIQUE DANS LES D IALOGUES PYTHIQUES Lâ&#x20AC;&#x2122;expression de puthikoi logoi quâ&#x20AC;&#x2122;utilise Plutarque, bien quâ&#x20AC;&#x2122;elle constitue un hapax, nâ&#x20AC;&#x2122;en semble pas moins fort probablement influencĂŠe par une littĂŠrature pĂŠripatĂŠticienne, que lâ&#x20AC;&#x2122;on pense au MĂŠgarique de ThĂŠophraste, au Chalcidien de DĂŠmĂŠtrios de Phalère ou encore Ă lâ&#x20AC;&#x2122;EubĂŠenne de Dion Chrysostome 4. Toutefois, lâ&#x20AC;&#x2122;influence la plus probable semble ĂŞtre celle de DicĂŠarque, qui a ĂŠcrit des TraitĂŠs corinthiens (Î&#x161;ÎżĎ ÎšÎ˝Î¸ÎšÎąÎşÎż Îť γοΚ) et des TraitĂŠs lesbiens (Î&#x203A;ÎľĎ&#x192;)Κικο Îť γοΚ), qui faisaient partie dâ&#x20AC;&#x2122;un traitĂŠ plus vaste, Sur lâ&#x20AC;&#x2122;âme (Î ÎľĎ Ď&#x2C6;Ď&#x2026;Ď&#x2021; ) 5. De plus, DicĂŠarque est citĂŠ dès les premières lignes du De E, tout juste avant que Plutarque introduise ses propres Î Ď&#x2026;θΚκο Îť γοΚ 6. Si lâ&#x20AC;&#x2122;on ne peut ĂŞtre certain de leur influence, on y voit Ă tout le moins une rĂŠfĂŠrence ĂŠvidente au penseur pĂŠripatĂŠticien. Ainsi, il se pourrait quâ&#x20AC;&#x2122;en donnant Ă ses ĂŠcrits le
(65) 1. Voir Z IEGLER 1949, col. 192. Cette hypothèse est discutĂŠe aussi par F ERRARI 1995, p. 62, n.4, M ORESCHINI 1997, p. 123 n. 4 ainsi que M ASSARO 2000, p. 124. On pourra rapprocher ce titre du Lamprias 226 : Î&#x;Ď&#x201E;Κ Ď&#x2020;Î¸ÎąĎ Ď&#x201E;Îż Ď&#x2C6;Ď&#x2026;Ď&#x2021; . (66) 2. Voir les fr. 21-23 : Îľ Ď&#x201E; ν ΟξΝΝ νĎ&#x201E;Ď&#x2030;ν Ď&#x20AC;Ď ÎłÎ˝Ď&#x2030;Ď&#x192;Κ Ď&#x2020; ΝΚΟο , mais aussi le fr. 147 : Ď&#x20AC;ÎľĎ ÎźÎąÎ˝Ď&#x201E;Κκ . Sur ce dernier ouvrage, voir D Ă&#x2013;RRIE & B ALTES 1993, pp. 322-323. Plutarque aurait aussi ĂŠcrit un Î ÎľĎ Îľ ÎźÎąĎ Îź νΡ βΚ!Îť Îą β´ (Lamprias 58) et un ouvrage sur lâ&#x20AC;&#x2122;oracle de LĂŠbadĂŠe, Lamprias 181 : Î ÎľĎ Ď&#x201E; Îľ Î¤Ď ÎżĎ&#x2020;Ď&#x2030;ν ÎżĎ&#x2026; κιĎ&#x201E;Îą!"Ď&#x192;ÎľĎ&#x2030; . (67) 3. Lamprias 71 : Î ÎľĎ ÎźÎąÎ˝Ď&#x201E;Κκ #Ď&#x201E;Κ Ď&#x192;$ΜξĎ&#x201E;ιΚ κιĎ&#x201E;& Ď&#x201E;Îż' Î&#x2018;κιδΡΟιĎ&#x160;κο* , Ă rapprocher du Lamprias 131 : Î ÎľĎ Ď&#x201E;Îż+ Îź, Îź"Ď&#x2021;ÎľĎ&#x192;θιΚ Ď&#x201E; ΟινĎ&#x201E;Κκ Ď&#x201E;-ν Î&#x2018;κιδΡΟιĎ&#x160;Îş-ν Îť γον. (68) 4. T USA M ASSARO 2000, p. 122, note Ă cet effet deux entrĂŠes intĂŠressantes dans le Catalogue de Lamprias 204 : Î&#x; Ď&#x20AC;Ď - Î&#x201D; Ď&#x2030;νι .Ρθξ /ν Î&#x;ÎťĎ&#x2026;ÎźĎ&#x20AC; 0 et 227 : Î&#x201D;Κ"ΝξΞΚ Ď&#x20AC;Ď - Î&#x201D; Ď&#x2030;νι. Voir aussi C RIPPA 2007, p. IX, n. 2. (69) 5. Fr. 5-12 (W EHRLI). Voir aussi S CHNEIDER 1994, p. 760-761. CicĂŠron ĂŠcrit, dans une lettre Ă Atticus, quâ&#x20AC;&#x2122;il a lâ&#x20AC;&#x2122;intention dâ&#x20AC;&#x2122;ĂŠcrire ÂŤ une sorte de Colloque politique (Ď&#x20AC;οΝΚĎ&#x201E;Κκ-ν Ď&#x192;*ΝΝογον) â&#x20AC;&#x201D; soit Ă Olympie, soit oĂš je le jugerai bon â&#x20AC;&#x201D; Ă la manière de ton insĂŠparable DicĂŠarque Âť (Ad. Att. XIII, 30, 2 = Fr. 68 W EHRLI, trad. Beaujeu). (70) 6. 384 C-D : ÂŤ Je suis rĂŠcemment tombĂŠ sur de petits vers qui nâ&#x20AC;&#x2122;ĂŠtaient pas mauvais, mon ami Sarapion, quâ&#x20AC;&#x2122;Euripide, dâ&#x20AC;&#x2122;après DicĂŠrarque, aurait adressĂŠs Ă ArchĂŠlaos. Âť On peut compter, selon la liste dressĂŠe par H ELMBOLD & Oâ&#x20AC;&#x2122;N EIL 1959, p. 23, pas moins de treize rĂŠfĂŠrences Ă lâ&#x20AC;&#x2122;Ĺ&#x201C;uvre de DicĂŠarque chez Plutarque.
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LA PHILOSOPHIE DELPHIQUE DE PLUTARQUE
titre de Puthikoi logoi, Plutarque s’inscrive dans la tradition d’un genre littéraire où l’œuvre est nommée en fonction du lieu où se déroule l’entretien 1. Cette définition semble simple, voire simpliste, mais elle ouvre sur la formulation d’une première définition du dialogue pythique. Nous pouvons formuler l’hypothèse selon laquelle un dialogue pythique se définit comme un texte à l’intérieur duquel la réflexion sur le topos pythique s’exerce par le moyen du logos philosophique. Cette première hypothèse de lecture, pour être vérifiée, nous obligera à porter une attention particulière à la sensibilité qu’exprime Plutarque face au sanctuaire. En somme, il s’agira de rester attentif à l’itinéraire des Dialogues pythiques, au cheminement opéré à travers les realia delphiques à l’aide du discours philosophique. La référence à Dicéarque nous oblige néanmoins à émettre une seconde hypothèse quant à la définition du dialogue pythique. Le dialogue pythique s’organise autour d’une mise en scène visant à faire l’éloge d’un mode de vie philosophique. Précisons : pour le lecteur ancien cultivé, la référence au Περ ψυχ de Dicéarque devait revêtir plus qu’une simple influence de genre. D’ailleurs, Dicéarque soutenait des positions très critiques envers Platon. Dans le Adv. Col., Plutarque souligne que plusieurs péripatéticiens, dont Dicéarque dans le Περ ψυχ , « ne cessent, sur les points capitaux les plus importants des questions relatives à la nature (πρ τ* κυρι!τατα κα μ%γιστα τ ν φυσικ ν) de s’opposer à Platon et de le combattre » (1115 A-B, trad. Boulogne). La teneur de cet ouvrage de Dicéarque demeure obscure puisqu’on ne sait si la théorie pythagoricienne de l’âme-harmonie défendue par un des personnages du dialogue l’était au nom de Dicéarque 2. Si tel est le cas, comme le note Schneider, Dicéarque nierait alors l’immortalité de l’âme 3. En admettant qu’il en fût ainsi, les Dialogues pythiques pourraient alors être considérés comme une réponse aux attaques de Dicéarque sur l’immortalité de l’âme humaine plutôt que comme des textes faisant l’apologie de Delphes 4. Cette proposition gagne à être explorée, car même si la question
(71) 1. H IRZEL 1895, p. 209, n. 4. Voir aussi T USA M ASSARO 2000, p. 124 : « “Pitici” sono allora, a pieno titolo, giacché il loro autore volle chiamarli tali, i dialoghi che Plutarco ambienta Delfi. » (72) 2. Voir G OTTSCHALK 1971, p. 186-187, S HARPLES 2001, p. 145-148 et S CHNEIDER 1994, p. 761. Par ailleurs, il est important de noter que Dicéarque aurait aussi écrit un Παναθηναϊκ et un Ολυμπιακ (fr. 73-89 W EHRLI). Selon G OTTSCHALK 1971, p. 184, n. 19, le Περ ψυχ « is presumably a collective title » pour ces deux dialogues. Dicéarque aurait aussi rédigé un traité sur l’oracle de Lébadée (Ε Τροφων ου κατ"!ασι , fr.13-22 W EHRLI), dans lequel il se montre critique envers l’oracle. Voir S CHNEIDER 1994, p. 762-763. Sur les difficultés liées à notre compréhension de la conception de la divination de Dicéarque, voir la discussion de S HARPLES 2001, p. 163-173. Malgré tout, le rapport à Plutraque saute aux yeux, car il avait écrit lui aussi, selon le Catalogue de Lamprias, un Περ τ ε Τροφων ου κατα!"σεω (Lamprias 181), et que d’autre part, le frère de Plutarque, Lamprias, occupait semble-t-il des fonctions de prêtre à ce sanctuaire. Voir H IRZEL 1895, p. 189, n. 3. Que cette dernière indication soit fondée ou non, il n’en demeure pas moins que Plutarque connaît bien le sanctuaire béotien : voir De def. or., 411 F, 431 C-D, De facie, 944 E, mais surtout De genio Socr., 590 B. (73) 3. S CHNEIDER 1994, p. 761. Sur la mortalité de l’âme, voir le fr. 7 W EHRLI . (74) 4. Cette idée argumenterait en faveur de l’hypothèse formulée par B ABUT 2002, p. 201, n. 58, qui, à la suite de Z IEGLER 1949, col. 192, a suggéré que le De E constituait un diptyque avec
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de lâ&#x20AC;&#x2122;âme nâ&#x20AC;&#x2122;est traitĂŠe de que façon pĂŠriphĂŠrique dans les Dialogues pythiques 1, on peut penser que la psychologie de DicĂŠarque ait eu un impact sur le dĂŠbat entourant les ÂŤ genres de vie Âť. Comme lâ&#x20AC;&#x2122;a affirmĂŠ BĂŠnatouĂŻl, ÂŤ le rejet de lâ&#x20AC;&#x2122;immortalitĂŠ de lâ&#x20AC;&#x2122;âme semble bien aller logiquement de pair avec le rejet de la vie contemplative 2 Âť. Sur ce dĂŠbat, nos sources sont plus prĂŠcises et il semble certain que DicĂŠarque ait, en effet, dĂŠfendu lâ&#x20AC;&#x2122;importance du bios praktikos par opposition au bios theoretikos 3. Dans la seconde Lettre Ă Atticus, CicĂŠron fait rĂŠfĂŠrence Ă ÂŤ une si vive opposition Âť entre DicĂŠarque et ThĂŠophraste, oĂš le premier met ÂŤ plus haut que tout la vie active (Ď&#x201E; ν Ď&#x20AC;Ď ÎąÎşĎ&#x201E;Κκ ν β ον) Âť tandis que le second prĂ´ne ÂŤ la vie contemplative (Ď&#x201E; ν θξĎ&#x2030;Ď ÎˇĎ&#x201E;Κκ ν) Âť (Ad. Att. II, 16, 3 = fr. 25 W EHRLI) 4. Or, il se pourrait bien que Plutarque prenne ici la dĂŠfense de son maĂŽtre Platon, associĂŠ Ă la vie contemplative, en critiquant DicĂŠarque 5. En effet, quelques lignes après avoir mentionnĂŠ DicĂŠarque, Plutarque fait lâ&#x20AC;&#x2122;ĂŠloge de la scholè, le loisir studieux intimement associĂŠ Ă la vie contemplative (De E, 384 E-385 A), qui sâ&#x20AC;&#x2122;oppose aux ascholiai de la vie active, notamment les occupations liĂŠes au sanctuaire (De def. or., 431 D). Plutarque, Ă travers ses deux masques de prĂŞtre et de philosophe, incarne donc Ă la fois les deux types de vies, tout comme Apollon, le dieu qui ÂŤ nâ&#x20AC;&#x2122;est pas moins philosophe que devin Âť (De E, 385 B). Or, si de ce point de vue la rĂŠfĂŠrence Ă DicĂŠarque Ă un sens, elle suggère la valorisation du loisir philosophique, Ă la fois dans la rĂŠdaction dâ&#x20AC;&#x2122;un dialogue, mais aussi dans sa conception mĂŞme dâ&#x20AC;&#x2122;Apollon 6.
le Lamprias 177 (Î ÎľĎ Ď&#x201E;Îż+ γν θΚ Ď&#x192;Îą2Ď&#x201E;-ν κι Îľ 3θ"νιĎ&#x201E;Îż Ď&#x2C6;Ď&#x2026;Ď&#x2021; ), oĂš justement la question de lâ&#x20AC;&#x2122;immortalitĂŠ de lâ&#x20AC;&#x2122;âme est vraisemblablement mise en relation avec la maxime delphique ÂŤ connais-toi toi-mĂŞme Âť, laquelle clĂ´t le De E. Lâ&#x20AC;&#x2122;idĂŠe est aussi reprise par T USA M ASSARO 2000, p. 124. (75) 1. Voir infra, chap. 8 la discussion sur la Pythie. En acceptant lâ&#x20AC;&#x2122;hypothèse que le Lamprias 177 faisait partie du corpus, la question de lâ&#x20AC;&#x2122;âme devenait de facto centrale dans les Dialogues pythiques. (76) 2. B Ă&#x2030;NATOUĂ?L 2012, p. 18. Voir dĂŠjĂ J OLY 1956, p. 133-135. (77) 3. Fr. 25 et 29 W EHRLI . Voir M OREAU 1962, p. 273-274 et B USINE 2002, p. 79-80. Pour C AMPOS DAROCA 2000, p. 61, la position de DicĂŠarque aurait plutĂ´t ĂŠtĂŠ de nier la distinction fondamentale entre la vie active et la vie contemplative. (78) 4. Sur cette controverse, et les rĂŠserves que lâ&#x20AC;&#x2122;on doit y apporter, voir H UBY 2001. Plutarque souligne dâ&#x20AC;&#x2122;ailleurs les interventions de ThĂŠophraste dans la vie publique de sa citĂŠ, lâ&#x20AC;&#x2122;aidant Ă se dĂŠbarrasser de la tyrannie (Non posse suav. 1097 B et Adv. Col. 1126 F). (79) 5. Il devait aussi fort probablement connaĂŽtre les positions de ThĂŠophraste. Sur le rapport ambigu de Plutarque Ă ce dernier (source importante dâ&#x20AC;&#x2122;information, alliĂŠ dans la critique des ĂŠpicuriens, mais très souvent critiquĂŠ dans ses conceptions philosophiques), voir B OULOGNE 2005, notamment p. 292-294. (80) 6. Le fr. 31 W EHRLI de DicĂŠarque, tirĂŠ dâ&#x20AC;&#x2122;un ouvrage intitulĂŠ Apophtegmes romains, rĂŠdigĂŠ par Plutarque ou par Caecilius, pourrait fournir un argument supplĂŠmentaire. Lâ&#x20AC;&#x2122;auteur y rapporte une sĂŠrie de maximes ÂŤ auxquels les Grecs croyaient encore plus que les oracles Âť, parmi lesquels se trouvent le ÂŤ connais-toi toi-mĂŞme Âť et le ÂŤ rien de trop Âť. Lâ&#x20AC;&#x2122;auteur poursuit en affirmant que, selon DicĂŠarque, ces maximes nâ&#x20AC;&#x2122;ont pas ĂŠtĂŠ formulĂŠes par des hommes sages, car ÂŤ les anciens ne pratiquaient pas la philosophie par le langage (Îť Îł4 Ď&#x2020;ΚΝοĎ&#x192;ÎżĎ&#x2020;Îľ ν). Il pensait plutĂ´t que la sagesse Ă cette ĂŠpoque consistait en la pratiques de bonnes actions (5Ď ÎłĎ&#x2030;ν κιΝ ν) Âť. Ce fragment est Ă reliĂŠ au fr. 30 W EHRLI, oĂš Diogène LaĂŤrce rapporte que DicĂŠarque ne considĂŠrait pas les Sept Sages ni comme des sages, ni comme des philosophes, mais comme des gens intelligents et lĂŠgislateurs. Sur ces deux fragments et leur lien avec le dĂŠbat sur les genres de vie, voir H UBY 2001, p. 321-324.
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LA PHILOSOPHIE DELPHIQUE DE PLUTARQUE
L’hypothèse peut paraître hardie, mais on sait que Plutarque s’est intéressé au problème des genres de vie dans d’autres textes. Le De genio Socr. en fournit un exemple concret où tout l’enjeu du dialogue touche l’interaction entre les deux modes de vie 1. De même, dans la Vie de Périclès, Plutarque fait le récit de la collaboration entre Périclès et Anaxagore, le premier représentant le bios politikos, le second, le bios scholastikos (16, 3). Pour Mauro Bonazzi, Plutarque avait à cœur la vie mixte et son platonisme s’exprimait à travers la conception d’une complémentarité entre les deux types de vie 2. D’ailleurs, le thème est souvent évoqué lorsqu’il est question de combattre le stoïcisme et l’épicurisme. À titre indicatif, dans le De stoic. repugn. (1033 B-F), Plutarque fait de ce thème une des critiques principales et on note dans le Catalogue de Lamprias un traité Sur les genres de vie, contre Épicure 3. L’hypothèse de la valorisation du bios scholastikos, loin d’invalider la première hypothèse, vient plutôt la renforcer, car elle suppose que la réflexion philosophique sur Delphes — le puthikos logos — doit s’inscrire dans le cadre particulier du loisir philosophique et non directement dans celui de la prêtrise delphique 4. Autrement dit, si Plutarque entend dans les Dialogues pythiques se porter à la défense de Delphes, il ne le fait pas du point de vue du prêtre du sanctuaire, mais du point de vue du philosophe platonicien 5. Le rôle et la portée des textes s’en trouvent irrémédiablement influencés. Ces deux tentatives de définition nous invitent à suggérer une piste de lecture que nous explorerons dans notre ouvrage et que nous résumerons sous la formule de synthèse topologique. Il faut entendre dans l’expression à la fois l’idée d’une interaction entre un lieu et un argument et à la fois celle d’un argument en défense du lieu et le lieu fait argument. Elle recouvre les deux hypothèses principales présentées plus haut : la coalescence du logos et du topos dans un dialogue valorisant la vie philosophique. Les Dialogues pythiques forment un ensemble intéressant de textes, car ils constituent justement un essai de synthèse qui ouvre sur différents niveaux de lecture.
(81) 1. Cette question a soulevé un débat sur la position véritable de Plutarque. Voir particulièrement R ILEY 1977, p. 257 et B ABUT 1984, p. 74-75. Voir aussi la synthèse récente de T IMOTIN 2012, p. 256-257. (82) 2. Voir le An sen., 796 C-797 A. Voir B ONAZZI 2012, p. 140. (83) 3. Lamprias 159 : Περ β ων πρ- Επ κουρον à rapprocher probablement du Non posse suav., comme le suggère J OLY 1956, p. 175. Voir aussi le Lamprias 199 : Τ ριστο β ο . Comme le remarque C AMPOS DAROCA 2000, p. 46-47, n. 10, la littérature Peri biôn constituait un genre caractéristique de la période hellénistique. (84) 4. Au tout début du De E, Plutarque souligne que ce « cher Apollon soigne et dissipe les difficultés relatives à la vie (περ τ-ν β ον) en rendant ses oracles », mais qu’il inspire et propose en revanche les difficultés « relatives au raisonnement (περ τ-ν λ γον) » au « philosophe par nature, en produisant en lui un désir de l’âme qui le guide vers la vérité » (384 E-F). Derrière l’alternative entre le bios et le logos se profile fort probablement la distinction entre le bios praktikos et le bios scholastikos. Cela permet d’esquisser les relations suivantes : [Apollon-devin/bios/oracles] et [Apollon-philosophe/logos/désir de vérité]. (85) 5. Cela demeure en accord avec la thèse de Bonazzi sur la vie mixte. Si la vie active n’intéressait pas Plutarque, il n’aurait pas accepté la charge de la prêtrise, qui comportait sans aucun doute un aspect politique important. Voir les remarques de S TADTER 2004, p. 30-31.
INTRODUCTION
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Nous proposons de visiter ces textes en suivant un itinéraire en boucle : nous partirons du prologue du De E pour analyser la mise en scène des dialogues. Il nous fournira la matière première d’une réflexion sur la vie philosophique, à la fois dans ses enjeux théoriques et pratiques. La réflexion nous mènera ensuite au cœur métaphysique des Dialogues pythiques et nous étudierons notamment le rapport de Plutarque à Apollon. Finalement, nous reviendrons à notre point de départ, Delphes, centre du monde, mais aussi point médian entre l’humain et les dieux.