journal de l'exposition FRAC

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DEUX SCÉNARIOS POUR UNE COLLECTION

Oeuvres acquises par le Frac Normandie Rouen en 2018, 2019 et 2020

Scénario 1 : Corps, couleurs, matières du 13 mars au 9 mai 2021 Avec Ingrid Berger, Katinka Bock, Ulla Von Branderburg, Thomas Cartron, Collectif d’en Face, Anne Collier, Dominique De Beir, Marina Gadonneix, Marc-Antoine Garnier, Agnès Geoffray, Geert Goiris, Joseph Grigely, Raphaël Grisey, Christophe Guérin, Florim Hasani, Albane Hupin, Hiwa K, Barbara Kasten, Julien Lelièvre, Mac Adams, Manuela Marques, Marianne Mispelaëre, Géraldine Millo, Matan Mittwoch, Estefanía Peñafiel Loaiza, Aurélie Petrel, Isabelle Prim, Eileen Quinlan, Sébastien Remy, Sébastien Reuzé, Sebastian Riemer, Gilles Saussier, Timothée Schelstraete, Pierre Seiter, Slavs And Tatars, Cally Spooner, Laure Tiberghien, Julie Tocqueville, Thu-Van Tran.

Mac Adams, Circumstantial Evidence, 2016. Collection Frac Normandie Rouen. Photo : Aurélien Mole /galerie gb agency


PROLOGUE Deux scénarios pour Une collection présente un panorama exhaustif des œuvres récemment acquises par le Frac Normandie Rouen depuis 2018 en proposant deux accrochages successifs dont les articulations et approches peuvent s’apparenter à deux scénarios distincts, à deux écritures. Alors que le premier donne à voir, de manière sensible, différentes manière de représenter, mettre en scène le corps, la nature et la matière, le deuxième d’apparence plus conceptuelle, est guidé par la question du dispositif et agit comme un envers du décor.

Pensée selon deux abords spécifiques, l’exposition déploie ainsi près de 150 œuvres produites par 62 artistes de la jeune génération comme Pierre Seiter, Marc‑Antoine Garnier, Laure Tiberghien, Raphaël Grisey, Constance Nouvel, Sébastien Rémy, ou plus confirmés de la scène nationale comme Aurélie Pétrel, Pierre Joseph, Marina Gadonneix, Julien Prévieux, Thu-Van Tran, Elodie Lesourd et internationale avec Slavs and Tatar, Bloomberg & Chanarin, Ulla van Brandenburg, Anne Collier, Mac Adams, Ian Wallace…

Parmi les œuvres exposées, beaucoup relèvent des grands axes qui orientent aujourd’hui la collection tels que l’environnement au travers de l’espace construit, du territoire, de la nature ; le corps dans sa dimension esthétique, sociale, politique mais aussi médiatique et performative ; ou le récit dans des formes disruptives liées aux livres, à l’écriture, à l’image, à l’installation.

À travers ces deux temps, Deux scénarios pour Une collection offre également au public l’opportunité d’assister au décrochage du premier volet puis à l’accrochage du second volet par l’équipe de régie. Il s’entend ainsi comme un work in progress, un montage en cours qui donne un accès inédit aux coulisses de l’exposition. Véronique Souben


PREMIÈRE SÉQUENCE : PAYSAGES COMPOSITES La première séquence pose le cadre en donnant à voir des lieux, des constructions et espaces qui convoquent les notions de paysage, de territoire, d’environnement et de nature. Certaines œuvres relèvent d’une esthétique de la ruine, du résidu, de la matière, d’autres abordent la migration, le déplacement, la géopolitique, l’histoire. D’autres, encore, nous amènent sur des terrains plus poétiques et organiques qui renvoient davantage au concept de paysages abstraits. Toutes ces œuvres mettent en scène et en image des effets de mutations, de transformations, de mouvements.

Scène 1 : (dé-re)construire les territoires Florim Hasani, Hiwa K, Julien Lelièvre Florim Hasani et Hiwa K, ont pour point commun d’avoir fuit leur pays en guerre, respectivement le Kosovo et le Kurdistan Irakien. En souvenir de son passé, Florim Hasani inventorie dans sa série de dessins, Les monuments disparus, des formes architecturales qui relèvent toutes de la ruine, de la destruction ou de l’abandon. En recourant à la technique délicate de l’aquarelle, l’artiste confère à ces constructions aux styles et époques très éloignées, une apparence étonnement similaire et donc atemporelle qui questionne les notions même de mémoire, de disparition et de vestiges propre à toutes cultures. La construction photographiée par Hiwa K, à proximité des champs de mines au Kurdistan irakien, reflète quant à elle une nouvelle forme d’habitation individuelle. L’œuvre, One room apartment, symbolise pour l’artiste une structure sociale tournée vers le repli sur soi qu’a pu induire, dans son pays, les mutations politiques et l’adhésion à une économie de marché mondiale. La forme rudimentaire et pragmatique de cette architecture sera d’ailleurs reprise par l’artiste, telle une sculpture minimale, dans ses expositions, élargissant ainsi la critique à l’histoire occidentale de l’art. Isolement et abandon caractérisent également les clichés de Julien Lelièvre qui, au moyen de la photo, cherche au contraire à saisir la force esthétique de ces lieux désaffectés, de ces architectures ingrates de zones périurbaines qu’il arpente. Ancien graffeur, son attention se porte sur les traces d’un passage, les signes, les lignes et les couleurs d’espaces emblématiques de notre urbanisation. Il aime à faire ressortir la plasticité de ces délabrements, non sans une pointe d’humour contenue dans le titre Bonjour l’ambiance malignement donné à sa série.

Scène 2 : Explorer les terres et les mers Gilles Saussier, Raphaël Grisey, Christophe Guérin Si la notion de déplacement entre en jeu dans la première scène, il n’échappe pas aux œuvres de cette seconde scène qui, prenant appui sur l’approche documentaire, nous invitent à parcourir des territoires aussi bien marins que terrestres selon des protocoles singuliers. Pour son projet 180 kilomètres avant la mer, Gilles Saussier a ainsi imaginé un tracé qui prolonge, en ligne droite, l’avenue des Champs-Élysées jusqu’à la Manche. Les photographies réalisées au kilomètre 180, à Octeville-sur-mer près du Havre, dévoilent le dernier « monument » de ce parcours kilométré :


une décharge à ciel ouvert. Ordures et gravats déversés depuis le haut de la falaise et érosions côtières renvoient à une image résiduelle de dépôts et sédiments bien éloignée de notre vision pittoresque et touristique des côtes normandes. L’ouvrage Semer Somankidi Coura, une archive générative de Raphaël Grisey, édité chez Archives Books en 2019, peut lui aussi s’aborder comme un « monument ». Il fait partie de tout un ensemble composé d’un long film et de 12 panneaux recouverts d’images qui relatent l’histoire de la coopérative auto-gérée de Somankidi Coura au Mali. Déployé pour l’occasion au Centre Dramatique National de La Foudre, ce vaste projet entre documentaire, fiction et essai livre une réflexion historique autour des problématiques agricoles, archivistiques, sanitaires et migratoires à travers une perspective décoloniale. Déplacement, transfert et circulation prennent une tonalité plus ouvertement contemplative dans le film Fendre les flots de Christophe Guérin qui retrace une traversée de 42 jours de l’Atlantique à bord d’un colossal porte-conteneurs. Pensé comme le journal de cette expérience, et tourné le plus souvent en plan fixe, le film restitue dans la monotonie de ce voyage, les moindres variations et activités. L’instabilité permanente de l’océan, les manœuvres, les opérations commerciales, les zones portuaires, les nuages, l’écume, l’horizon forment les sujets d’une succession de tableaux vivants précisément composés. Les voix des officiers français et de l’équipage philippin constituent une des matières sonores de ce film sans autres commentaires.

Scène 3 : Paysages naturels et oniriques Ingrid Berger -Albane Hupin Les dessins composites d’Ingrid Berger et les toiles teintes puis photographiées par Albane Hupin nous éloignent des approches documentaires de Saussier et Guérin pour nous plonger dans des univers plus abstraits et oniriques de paysages poétiques, organiques et matiérés. Le travail d’Albane Hupin mêle peinture, dessin et photographie, il est autant imprégné de l’histoire de la peinture que des techniques anciennes de teintures artisanales, comme en témoigne son triptyque photographique, La conservation de la matière. De ses toiles trempées dans des bains d’écorce de bois, puis suspendues dans l’atelier, Hupin fait surgir les troncs veinés et sinueux d’arbres, provoquant ainsi l’illusion entre matière naturelle, support, photographie et toile. L’ensemble de dessins Cosmos/fatigue d’Ingrid Berger se détermine également par les matières qu’elle aime expérimenter sur la surface du papier dans des compositions faites de tâches, de projections, de dépôts, de matités et de scintillances. Le recourt au collage d’images trouvées (statuette primitive, ours, cerf…) vient construire un nouveau rapport d’échelle et suggère une cosmogonie qui évoque autant les herbiers que l’univers des surréalistes.


DEUXIÈME SÉQUENCE : LE CORPS EN QUESTION Cette deuxième séquence met en scène le corps et ses modes de représentation, thème de prédilection de la collection du Frac. Elle rassemble un important corpus d’œuvres qui relève aussi bien du domaine de la sculpture, de l’installation, de la photographie, de la vidéo que de la performance. Cette séquence invite à une progression allant de l’informel, de l’indicible, de l’absence et du geste à des formes de représentations fictionnelles, relevant du théâtre, de la littérature, de la musique, du cinéma et se finit par des approches plus réalistes issues de la presse et du documentaire. Le corps, majoritairement au féminin, est alors envisagé dans ses relations à l’espace réel de l’exposition, mais également à l’espace social, politique et médiatique qui le modèle et conditionne.

Scène 1 : Gestes en présence, corps en absence Katinka Bock, Thomas Cartron, Dominique de Beir, Marianne Mispelaëre, Agnès Geoffray L’installation de Katinka Bock aborde ainsi le corps dans sa version abstraite et informelle. Elle met avant tout en évidence des principes de tension, d’équilibre, de fragilité au travers de l’assemblage de matériaux contrastés choisis pour leurs qualités physiques, ici la céramique, le bois, la sangle en tissu. Littéralement attachée à la cimaise, cette œuvre instaure un dialogue autant avec l’espace qui l’accueille qu’avec les gestes et actions qui ont prévalus à son existence. Son titre, Some, insiste sur le caractère informel de ces formes désignées comme des quantités. Les processus et les gestes sont également à l’œuvre dans les travaux de Dominique de Beir. Assimilés à la performance, les actes de percer, marquer, perforer, sont les moyens destructeurs engagés sur des surfaces comme le papier, le carton, le polystyrène… Le dessin Filigrane est le résultat de gouttes de paraffine déposées aléatoirement sur le papier et dont le gras rehausse sa couleur rose, provoquant des transparences, entre tâches organiques et ornementations. Traces d’une performance sans spectateur, la plaque de cuivre de la série Le superflu doit attendre de Marianne Mispelaëre donne à voir, sur sa surface, l’oxydation des mains et des avant-bras produite au fur et à mesure de la lecture d’un livre. Ici, La fiction réparatrice d’Emilie Notéris dont l’artiste a sérigraphié le titre sur le cuivre. L’œuvre est issue d’une série de onze plaques toutes recouvertes d’un intitulé de livres traitant de l’émancipation, des luttes politiques, féministes, raciales et des Cultural Studies. Chacune agit comme un portait en creux et en miroir de l’artiste. Thomas Cartron, quant à lui, remet en question le geste du photographe qu’il transpose dans sa vidéo Prière, décidant de saisir l’instant de suspension, d’attente plutôt que le fameux « instant décisif » de l’événement. Les bandes de tissus colorés sont nourris d’intentions, de projections par les hommes et les femmes qui, dans le cadre de rites chamaniques en Sibérie, les ont accrochés dans l’espoir et l’attente de les voir emportés par le vent. À travers ces gestes, Cartron propose une réflexion sur l’immanence et la transcendance. Les photographies de la série Les impassibles d’Agnès Geoffray, amorcent une transition avec la scène suivante. Le geste est, cette fois, mis en scène et représenté dans l’image. Les corps statiques font leur apparition, associés à des objets de mesure. Malgré la tonalité encyclopédique de ces images


qui semblent provenir de manuels scientifiques, la finalité de telles postures restent mystérieuses tout comme la désignation des figurants par le terme d’impassibles. Geoffray cherche à reconstruire des fictions qui interrogent la réminiscence d’images, de récits qui s’ancrent dans nos mémoires plus ou moins consciemment.

Scène 2 : Le corps en scène Ulla von Brandenburg, Sébastien Rémy, Mac Adams, Pierre Seiter, Slavs and Tatars La deuxième scène nous éloigne du geste, pour pointer les liens avérés qu’entretiennent les trois installations d’Ulla von Brandenburg, Sébastien Rémy et Mac Adams avec les effets de mis en scène qui renvoient au théâtre, à la littérature, au cinéma. Dans Fallen & Körper, Fisch (Plis & Corps, Poisson), Ulla von Brandenburg associe tenture et objet pour produire une œuvre qui relève autant de l’installation, de la nature morte, du photogramme que du théâtre. Les plis imprimés par décoloration sur le tissu, laissent deviner la présence d’un corps renvoyant autant à une iconographie chrétienne, du Saint- Suaire, qu’aux expériences anthropométriques. Dans ce dispositif scénique, la branche suspendue, comme en lévitation, participe à l’évocation de références aussi bien chamaniques qu’ésotériques. Elle interfère comme un accessoire destiné à complexifier les interprétations. Costumes et objets, directement inspirés des pièces de théâtre de Piero Heliczer, sont agencés sur des portants comme en attente de réactivation dans A scenario for a silent play de Sébastien Rémy. A partir d’un fonds documentaire sur la vie et l’œuvre du marginal et méconnu poète, cinéaste et dramaturge italo-américain de la beat generation, Rémy invente une forme théâtralisée à la croisée de différents champs d’études tels les arts plastiques, le cinéma et la littérature ainsi que de domaines connexes comme l’artisanat. L’installation Circumstancial Evidence de Mac Adams propose quant à elle un espace scénique matérialisé et circonscrit dans l’espace d’exposition. L’artiste anglais, figure majeure de la photographie narrative des années 70, crée des fictions statiques contenues dans un tableau. Il utilise un processus autant cinématographique que photographique, théâtral que sculptural pour inviter le spectateur dans l’espace temps de l’œuvre, à se saisir des indices et à s’interroger sur la manière dont les préjugés et les stéréotypes influencent notre analyse. Le coupable semble ici tout indiqué cependant quelles preuves avons-nous ? A cet ensemble théâtralisé répond le portrait photographié par Pierre Seiter intitulé Elisa. La mise en scène du personnage féminin est ici réduit à l’essentiel, un simple morceau de tissu noir improvise un chapeau renvoyant à la mode du 19e siècle et plus particulièrement à la coiffe de Berthe Morisot peinte par Manet en 1872. Loin de chercher à copier ou imiter par les moyens de la photographie un portrait ancien, le modèle devient le prétexte à un jeu de matière entre le corps et son enveloppe. Le travail du collectif berlinois Slavs and Tatars témoigne de leur intérêt pour la géopolitique plus particulièrement pour l’eurasie. Leur œuvre Love me, love me not (Ukraine-Yevpatoria) est un miroir teinté sur lequel sont écrits les trois noms de l’actuelle ville côtière urkrainienne, Yevpatoriya. Appelée Kerkinitis à l’époque pré-romaine (500 av J-C), puis Kezlev par les Tatars de Crimée et Gozleve par les ottomans et enfin sous l’emprise de l’empire russe Yevpatoriya en 1784. Une façon de montrer que pour conquérir et coloniser l’Orient, il a tout d’abord fallu prendre le pouvoir sur le langage de l’Autre.


Le miroir inclut le visiteur dans ce processus de transformation en reflétant son visage plus hâlé qui épouse alors le destin de la ville.

Scène 3 : Le corps médiatisé Joseph Grigely, Cally Spooner, Sébastian Riemer, Isabelle Prim Ouvertement tournées vers la figure de la femme, les œuvres qui suivent interrogent ce corps au féminin à travers les nombreux systèmes médiatiques qui aujourd’hui le modèle, le conditionne. Chanteuse, actrice, icône, sont les typologies à travers lesquelles les artistes mènent une réflexion plastique, critique ou analytique, sur nos modes, codes et moyens de représentation. Sourd depuis l’enfance, l’artiste d’origine américaine Joseph Grigely questionne la matérialisation et la représentation du langage, de la communication et du handicap. À travers sa série Songs without words (Chansons sans mots), l’artiste s’appuie sur des portraits de chanteurs et de chanteuses en concert, ici la chanteuse pop Fiona Apple, associés à des articles de presse. Ces images muettes, alors dépourvues de messages, de paroles et donc de sons confèrent aux expressions du visage, à la tension et à l’implication physique de l’artiste, une dimension exacerbée. Tous ces éléments corporels créent un sens nouveau que Grigely cherche à révéler et à additionner à nos systèmes de représentation conventionnels. L’image de Cally Spooner Due to the Weather, Due to the Delay, Due to no soundcheck, I Did not feel comfortable taking the risk (En raison de la météo, du retard, de l’absence de contrôle du son, je ne me sentais pas à l’aise de prendre le risque) reprend également l’image de presse d’une autre pop star, l’afro-américaine Beyoncé. Le titre fait allusion aux déclarations de la chanteuse justifiant son utilisation du play-back lors de l’investiture de Barack Obama à la Maison-Blanche. Découpée, évidée, l’image de l’affiche proposée par Spooner oblitère la performance en la résumant à une main au doigt tendu et l’autre tenant son micro. Quant au texto en surimpression, il devient lui aussi illisible. En vidant de leur substance message et image, Spooner produit une image critique de la standardisation et de la mécanisation du discours dans l’espace publique. Par une approche objective, historique et matérielle de l’image photographique, Sébastian Riemer engage lui aussi une réflexion sémantique sur le médium photographique. Ce dernier puise dans des images d’archives utilisées par des journaux avant l’ère numérique et qu’il rephotographie. Soprano (Tyler) de la série Press paintings révèle, par un effet d’agrandissement extrême, les retouches manuelles alors réalisées à la peinture dans le but de rendre l’image plus efficace. Pour celle-ci, il s’agissait de dégager davantage le visage de la soprano Véronica Tyler. Riemer nous invite ainsi à reconsidérer l’idée d’une vérité objective et esthétique véhiculée par la photographie aussi bien à l’ère analogique que numérique. Isabelle Prim, propose quant à elle un double portrait de femmes dans la vidéo, Calamity qui ?. Entremêlant extraits de films, interview et interprétations de l’actrice Christine Boisson, Prim dresse un parallèle entre la figure mythique mais néanmoins réelle du Far West, Calamity Jane, et l’imaginaire développé autour de l’actrice française qui a joué dans le film Emmanuelle en 1973. Si ce film rend hommage aux deux femmes, si célèbres et finalement si peu connues, il interroge aussi la porosité des frontières entre mythes et parcours personnels. Dans son second film la musique des oiseaux réalisé lors du confinement, Prim exploite situations domestiques, bruits d’intérieurs mais également l’observation à distance d’un nid de corneilles. Elle esquisse alors un parallèle avec les recherches


musicales du pasteur Simeon Pease Cheney (interprété par Stéphane Freiss) et ses retranscriptions de chants d’oiseaux. Mêlant images trouvées et filmés, Prim parvient à construire un récit ou les frontières entre intérieur et extérieur, passé et présent, réel et fiction sont volontairement floutées. Le film peut ainsi se lire comme une métaphore sur la création dans un contexte singulier et un autoportrait en creux de l’artiste.

Scène 4 : La question du regard Estefania Penafiel Loaiza, Anne Collier, Collectif d’En Face, Géraldine Millot Que ce soit dans les œuvres d’Estefania Penafiel Loaiza ou d’Anne Collier, le regard est mis en scène, voire en abyme et invite le spectateur à un jeu de regardeur regardé. Ainsi, dans la vidéo d’Estefania Penafiel Loaiza, L’incertitude qui vient des rêves, on aperçoit dans la pupille d’un œil filmé en gros plan, la fameuse scène de l’œil tranché au rasoir extraite du film surréaliste de Luis Buñuel, Un chien andalou (1929). Le titre de la vidéo renvoie, quant à lui, à un essai du philosophe, sociologue et poète Roger Caillois dans lequel il conteste l’étude des rêves comme voie d’accès à l’inconscient. Il souligne la confusion entre images mentales et réelles qui se joue précisément dans le phénomène de la folie. La vidéo de l’artiste d’origine équatorienne met ainsi en scène et en abîme ce jeu complexe entre inconscient, réalité, perception et folie que le son évoquant une décharge électrique amplifie. À travers une exigence photographique doublée d’une sensibilité féministe, Anne Collier photographie des images qui s’inscrivent dans l’histoire populaire de la photographie d’avant l’ère du numérique. Woman Crying appartient ainsi à une série ayant comme source des pochettes de disques vinyles qui, pour illustrer des chansons d’amour des années 50 à 80, mettent en scène des femmes la larme à l’œil. Considérablement agrandie, recadrée et mise au format rectangulaire, l’image de Collier fait ressortir à la fois la matérialité de l’impression originale mais aussi toute la facticité des émotions qu’incarne ici la femme. Elle pointe également l’importance du regard et de sa provenance dans ce jeu de face à face avec le regardeur. Boris Olivier et Van 2 du Collectif d’en Face n’hésitent pas à malmener les codes de la féminité véhiculés par toute une imagerie présente dans les magazines et médias de masse, en intervenant sur les images grâce au collage. Imprimées au format de l’affiche, ces sortes d’allégories prennent une apparence défigurée ou décapitée, teintées d’une certaine violence et d’une forte ironie. Pour Géraldine Millo, à travers sa série Les Héritiers, il s’agit cette fois de porter un regard documentaire sur le monde du travail et plus particulièrement sur les formations en lycées professionnels. Réalisée en grande partie sur le territoire normand sur plus de dix ans, cette série ambitionne de refléter notre époque et d’offrir des représentations à une jeunesse en devenir et souvent peu valorisée, en prise avec des mécanismes de reproduction sociale, un territoire et une institution : l’école. Aide Soin et Service à la Personne, Lycée professionnel de Bolbec met plus particulièrement en évidence la persistance dans certaines professions d’appartenir à un genre. Cette appartenance semble se lire dans les postures bien campées des trois jeunes femmes, dont le trio qu’elles forment semble renvoyer à une iconographie bien connue des Trois Grâces de l’Antiquité.


TROISIÈME SÉQUENCE : COULEURS ET MATIÈRES PHOTOGRAPHIQUES Ce premier scénario autour de la collection s’achève sur un ensemble entièrement photographique qui s’appréhende par le biais de la couleur, des matières et de la lumière. Cette troisième et dernière séquence se fait l’écho de l’exposition sur la photographie abstraite qui vient de s’achever au Frac et confirme l’orientation de la collection vers ces nouvelles explorations esthétiques. Ici, l’accrochage privilégie les rapprochements et glissements d’une tonalité vers une autre. Il rend compte également de l’intérêt du Frac pour les artistes qui questionnent les limites de la représentation photographique et les matérialités de l’image tant argentique que numérique. Surfaces, volumes, espaces, traces et couleurs captés, deviennent les sujets parfois ambivalents, de compositions aux rendus matiérés et picturaux. Ces approches abstraites sont également le moyen pour ces artistes d’explorer plus avant les phénomènes naturels, le rapport à la nature et au paysage, à la lumière, mais aussi à la science.

Scène 1 : Noirs incandescents Marina Gadonneix, Geert Goiris, Matan Mittwoch, Laure Tiberghien La notion de paysage et territoire n’est ainsi plus approchée selon un mode documentaire mais davantage pictural et esthétique dans cette première scène. La photographie Rouen#9 de Geert Goiris introduit un noir charbonneux et moiré, tandis que Rouen#2 fait valoir des rouges orangés qui se reflètent dans des nappes liquides, donnant l’impression d’une matière en fusion. Elles sont issues d’une série intitulée Peak Oil, réalisée dans les zones portuaires et industrielles de Rouen dans le cadre d’une commande initiée en 2017 par le Frac Normandie Rouen et Rubis Mécénat portant sur l’ensemble des sites de Rubis Terminal à travers l’Europe. Adoptant un style cinématographique et de longs temps de pause, Geert Goiris remet en question les modes conventionnels de représentation du monde industriel pour mieux nous donner à penser leur impact sur la nature. Proche du monochrome noir, les deux images de la série Phénomènes, Untitled (Lightening) et (Meteorit impact) de Marina Gadonneix renvoient à des phénomènes météorologiques et astrophysiques que des laboratoires reconstituent en vue de les analyser. En documentant ces mises en scènes hautement scientifiques, Gadonneix interroge le jeu d’échelle entre réel observé et sa simulation reconstruite. Elle donne à voir des dispositifs de vision habituellement soustraits à notre regard, ici l’éclair et l’impact d’une météorite auxquels elle confère une esthétique qui joue sur la précision et l’étrangeté. Matan Mittwoch explore lui aussi les conditions d’enregistrement et de reproduction par lesquelles une image peut être générée. Ainsi la grande photographie de sa série Wave (Vague) si elle s’appuie sur des images recherchées sur Google de la mer Morte, n’en est pas moins le fruit d’une reconstitution en studio réalisée par l’artiste. Des rouleaux de carton ondulé simulent les différentes étendues de mer, de ciel et de terre, tandis qu’un éclairage artificiel reproduit les conditions de luminosité de ces paysages marins aussi bien au lever qu’au coucher du soleil. Il en résulte une image qui oscille entre fabrication, reconstitution et leurre esthétique. Laure Tiberghien expérimente quant à elle, sans appareil de prise de vue, la couleur et la matière argentique à l’appui d’une connaissance aigüe des papiers photo sensibles parfois très anciens et la


maîtrise de la chambre noire. Elle obtient ainsi de subtiles surfaces colorées qui évoquent souvent l’intensité des peintures expressionnistes abstraites des années 50 et plus particulièrement les aplats des Color-Field painting. Chez Tiberghien il ne s’agit plus tant d’accéder au sublime ou à un absolu que de nous inviter à observer l’invisible, ici la lumière, l’air, l’atmosphère au moment où elle les fixe sur le papier.

Scène 2 : États photographiques de la couleur Thu Van Tran, Pierre Seiter, Sébastien Reuzé, Barbara Kasten Cette deuxième scène engage des œuvres qui, toutes ou presque, résultent de la matière argentique et révèlent des jeux de compositions colorées complexes. L’artiste vietnamienne Thu Van Tran exploite le principe du photogramme (Photogramme de résidus #1 et #2) à partir des objets présents dans son atelier qui participent à l’élaboration de ses œuvres mais qui disparaissent une fois l’œuvre créée. Insolé plusieurs mois à la lumière, le papier photosensible enregistre leurs empreintes successives. Ainsi par l’image, l’artiste construit une mémoire où la couleur orange, omniprésente dans son travail, renvoie à la puissance du soleil mais symbolise également l’histoire traumatisante de la guerre du Vietnam. Les orangés s’expriment également dans Tang rise de Pierre Seiter où le cadrage serré et la couleur exacerbée dissout le rapport au réel au profit d’une approche purement formelle et esthétique. Même si les objets présents dans l’autre image nimbée de jaune, Corona, sont davantage décelables, il s’agit bien d’un jeu de composition entre fond et formes, couleur et matières qui ne peuvent exister que dans l’espace de la photographie. Le jaune encore, cette fois, dans une version éclatante, se retrouve dans l’image de Sébastien Reuzé issue de sa série Soleil. Reuzé réussit grâce à la matérialité argentique une parfaite adéquation entre une véritable fascination du soleil si caractéristique de sa région niçoise et la production de visions au caractère science-fictionnel et hallucinatoire. Véritable coloriste, il confronte l’œil de l’objectif à celui de l’astre solaire pour en ressortir un jaune intense et saturé qui dissout son sujet. Influencée par le Bauhaus, le courant Light and Space et le postmodernisme, Barbara Kasten crée, avec la lumière et l’enchevêtrement d’éléments de plexiglas fluorescents disposés au plus près de l’objectif, des compositions abstraites. Les collusions de couleurs et de formes ainsi créées génèrent in fine une ambiguïté spatiale.

Scène 3 : Effets de surfaces et de matières Timothée Schelstraete, Manuela Marques, Aurélie Pétrel, Eileen Quinlan Les œuvres 190530 et 190216 de Timothée Schelstraete résultent toutes deux d’un procédé mêlant photographie, impression et peinture. Privilégiant le numérique en basse définition, des plans très serrés et des surfaces métalliques réfléchissantes, souvent prises au flash, Schelstraete pousse dans ses retranchements la représentation photographique. Puis, à partir d’impressions laser sur feuilles transparentes et de colle, ses images sont transférées sur la toile. Défauts d’impressions, accidents, interventions à la peinture construisent des représentations en strates, dont le sujet n’est quasiment plus reconnaissable. Ses images acquièrent ainsi une nouvelle matérialité, hybride et indéfinissable.


A contrario, la définition précise des photographies de Manuela Marques tente d’augmenter la présence des choses afin de forcer notre regard. Ses deux clichés, Verre 8 et Miroir 2, réalisés au château de Versailles, déjouent le faste de ce monument. Ils renvoient au contraire à des jeux optiques dans des miroirs usés ou aux traces éphémères laissées par les visiteurs sur des surfaces embuées qui instaurent une constante ambivalence entre le réel et l’abstrait, la matière et l’immatériel. Posé à même le sol, le triptyque Ce matin à l’aube d’Aurélie Pétrel active quant à lui un rapport étroit avec l’espace qui l’environne. L’artiste a cherché à recréer dans son atelier alors basé au Japon, les conditions atmosphériques de la lumière si délicate des premières lueurs du matin. La transparence des supports des images engendre des effets de vide, de luminosité, d’évanescence qui ne sont pas sans rappeler l’esthétique contemplative des paysages japonais. Eileen Quinlan, avec l’œuvre argentique Smoke and mirrors #200, mobilise des moyens techniques hérités de son expérience de la photographie commerciale pour construire une image à l’apparence abstraite qui ne donne à voir que le décor et les jeux d’illusions. Lumières, gels colorés, coups de flash et techniques de présentation avec fumées et miroirs déjouent finalement les stratégies de séduction et nous amène à considérer les mécanismes de représentation et d’en saisir la construction et le fonctionnement.

Scène 4 : Temps solaires Marc-Antoine Garnier, Julie Tocqueville Les œuvres de la scène finale nous invitent à considérer plus particulièrement l’astre solaire, déjà évoqué avec le travail de Sébastien Reuzé et de Matan Mittwoch. Le soleil est ici l’occasion d’instaurer un rapport autre au temps, à la durée. Ainsi Temps solaire de Marc-Antoine Garnier, est constitué de 24 images prises à intervalle d’une heure d’un ciel sans nuage. Si la présentation séquentielle de la série évoque la chronophotograghie qui rendait visible et décomposait un mouvement extérieur à l’appareil photographique, Garnier propose un regard inverse. Ici c’est la mobilité de l’appareil subissant le mouvement de rotation de la Terre face à la fixité du Soleil qui est observée. Il en résulte une forme de nuancier constitué d’images traitées comme des tableaux quasi monochromes qui nous immergent dans l’atmosphère d’une journée. Coucher de soleil, uchronie est le titre de la vidéo de Julie Tocqueville. Étymologiquement le terme uchronie désigne un « non-temps », un temps qui n’existe pas. Il s’illustre ici à travers la course du soleil qui, au lieu d’observer une courbe jusqu’à son coucher, traverse l’écran selon une ligne parfaitement horizontale. À peine perceptible, si on ne prend pas le soin de l’observer, cette vision s’inscrit dans une extrême lenteur et monotonie d’un paysage urbain quasiment inanimé. Dans ce cadre familier, l’artiste nous projette dans une fiction aux conséquences déroutantes.

Rédaction du document : Véronique Souben et Julie Debeer Le Frac remercie pour le montage de l’exposition : Charly Boulon, étudiant à l’Ésadhar - campus de Rouen


Bientôt au Frac Normandie Rouen : Scénario 2 : Plan, image, séquence du 10 mai au 15 août 2021 Avec Matthieu Bonardet, Broomberg & Chanarin, Lynne Brouwer, Jagna Ciuchta, Morgane Fourey, Nikolaus Gansterer, Pierre Joseph, Élodie Lesourd, Mathieu Mercier, Karl Nawrot, Constance Nouvel, Diogo Pimentão, Julien Prévieux, Joachim Schmid, Éric Tabuchi, François Trocquet, Francisco Tropa, Frédéric Vaesen, Erik Van Der Weijde, Ian Wallace...

FRAC NORMANDIE ROUEN

(face au Jardin des Plantes) Tél. : 02 35 72 27 51 www.fracnormandierouen.fr

Ouvert du mercredi au dimanche de 14h à 18h Entrée libre et gratuite Accès handicapés

En raison du contexte sanitaire actuel, nous vous invitons à vérifier nos dates et horaires d’ouverture Le Journal d’exposition ainsi que LA’FICHE pour le jeune public sont à votre disposition à l’accueil du Frac. Vous pouvez également télécharger ces documents sur notre site internet : www.fracnormandierouen.fr Visites du lundi au vendredi (sur réservation) Suivez-nous sur les réseaux sociaux

LE FRAC NORMANDIE ROUEN bénéficie du soutien du Ministère de la Culture/ DRAC de Normandie, de la Région Normandie de la Ville de Sotteville-lès-Rouen.


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