Service des Antiquités Karnak, le 4 février 1908, Mon bon ami et cher Maître, Je voudrais trouver d’autres mots que ceux que j’emploie pour commencer ma lettre et je n’en trouve qu’un seul, celui de mon bon papa bien cher et bien aimé, pour résumer toute la profonde et respectueuse adoration que j’ai pour vous. Votre lettre à propos de la légion d’honneur est peut-être la seule que j’aie jamais reçue avec tant de plaisir. Je sais bien que c’est très bête de ressembler à tout le monde, mais que voulez-vous, c’est le moyen de ne pas être remarqué ce qui, vous le savez, est comme la polygamie, un cas pendable. Que voulez-vous, on m’a reproché d’être un artiste : le seul moyen de me déguiser en bourgeois est d’avoir le droit de me mettre un centimètre de ruban rouge à la boutonnière, ceci de temps en temps, quand je vais en France, ce qui m’arrive plus que rarement. Je suis absolument de votre avis et il n’y avait que vous capable de m’aimer assez pour me le dire. J’ai tort, mais puisque certains s’acharnent à me faire échouer deux fois de suite (le voilà bien, le noir complot),
il faut croire que ceci n’est indispensable pour, tout comme un gendarme, ou un employé, avoir de l’avancement, mot ridicule et qui ne signifie rien mais qui cependant, est parfois digne d’être pris au sérieux. Je ne vous ai pas dit combien j’ai eu d’ennuis et de déboires. Je crois avoir fait œuvre belle bonne et utile, je crois que mon nom demeurera attaché à mon cher Karnak. J’ai travaillé douze ans ici et le résultat a été qu’on a fait passer devant moi des gens plus jeunes qui n’avaient ni mes titres scientifiques ni mes états de service et qui, à l’heure actuelle sont plus que je ne suis comme situation et qui, quand vient la fin du mois, touchent plus que moi. Vous diriez peut-être que peu importe si la gloire n’est acquise : ceci ne donnera pas un pain de plus à manger à mes enfants ni à moi et cela me tiendra à tout jamais dans une situation secondaire pour laquelle je vous l’avoue, je n’avais aucune vocation. Je ne vous ai pas dit toutes les vilenies qu’on me fait, toutes les petites jalousies mesquines dont je suis l’objet. Vous aviez le droit de ne pas être ennuyé par toutes ces petites choses ridicules et décevantes parfois et je me suis tu, car je vous aime trop profondément pour vous montrer les côtés pénibles de ma
situation, le revers de ma belle médaille que je cisèle avec tant d’amour et cherche à rendre plus belle encore chaque jour. Si je désire le ruban rouge c’est précisément pour, grâce à lui , reprendre aux yeux du public, la place que je voulais et que je devrais tenir devant les incapables que l’on a placés devant moi. Tout le monde n’est pas Saint-Saëns et ne juge pas comma vous – qui j’en conviens, avez raison – la valeur d’un tout petit ruban rouge. Si vous « étiez le bon Dieu, je serais bien tranquille, mais si vous connaissiez comme moi ceux qui sont les dispensateurs des biens et des situations, vous conviendrez peut-être que tout ridicule que je suis je n’ai peut-être pas tout à fait tort, car il est rare que quand il s’agit d’un avancement quelconque on aille chercher un officier d’académie ayant un traitement modique comparé à celui d’autres qui ne le valent pas. Je commence à avoir l’âge des « vieilles badernes » et je ne tiens pas à le paraître et tiens à monter en grade, si faire se peut. Excusez-moi, mon bon maître, de plaider ainsi ma cause. Croyez bien que si je réussis ou ne réussis point, je n’en demeurerai pas moins ce que je suis, c’est-à-dire passionnément dévoué à mon œuvre. J’aurai peut-être aussi (le plus tard
possible) mon buste ou ma statue avec votre bon sphinx reconnaissant gravant mon nom sur e piédestal, mais si, auparavant, je pouvais goûter un peu des biens de ce monde, c’est-à-dire ni plus ni moins que beaucoup qui n’ont pas fait ce que j’ai fait, je vous avouerai que je n’en serais nullement fâché. Vous me direz cela que le titre de correspondant de l’Institut serait autrement plus appréciable que celui de chevalier de la Légion d’honneur Certes j’en conviens mais je dois vous avouer d’ores et déjà que, d’ici de longues années j’échouerai régulièrement si ce n’est toujours la dernière élection a désigné le duc de Loubet, un américain qui a donné une série remarquable de fortes sommes pour trouver de vieux pots cassés en Grèce. Je ne suis pas plus que vous, millionnaire, et ne puis me résoudre à meubler les salles des musées de Grèce et à faire connaître de petits éphèbes échappés de Normale. Nous en recauserons cette année en France ou l’an prochain à Karnak, mais vous verrez ce que je vous dis. Je crois ne pas me tromper. Pour vous dire en deux mots le fin du fin, tout à fait confidentiellement, jamais M. Maspero qui est mon directeur et de plus membre de l’Institut. La légion d’honneur
est plus facile, je vous l’assure, et je crois l’avoir malgré tout. Mon bon ami, mon grand et cher Maître, mon bon papa, vous voyez la vie avec votre bonté, votre grand cœur d’artiste. Si vous la voyiez comme je dois la voir malgré moi (car moi aussi je suis artiste, je crois, à ma manière), vous verriez combien elle serait triste parfois si l’on ne regardait pas très haut pour ne pas voir les boues du chemin. C’est de regarder très haut qui m’a sauvé jusqu’à présent de l’écœurement, de la nausée que j’ai parfois en voyant le monde ainsi qu’il va. Et sur ce, pardon de tout cela et parlons d’autre chose. Vous ne pourrez-vous imaginer combien j’ai été content de ce que vous m’apprenez. Alors la Foi marche. Chouette, alors ! et le plus joli, le plus inénarrable, c’est que me voici (oh très peu d’ailleurs) votre collaborateur grâce à mes vieux bouquins. Il ne manque plus maintenant que Brieux ne demande des décors et des costumes et je réclame ma place au parterre (place gratuite, bien entendu). Dame j’en serais tout fier, tout comme le cordonnier d’Apelles. Seulement, à côté de cela, vous m’apprenez que nous ne vous reverrons plus cette année à Ka-
rnak. Et m’en voici tout fâché, faisant la vilaine tête que vous me reprochiez le jour où, au Sorvay, vous nous annonciez votre départ. Et alors à mon tour je vous fais des reproches : voilà-t-il pas que vous inaugurez des ponts, et quels ponts encore. Demandez à l’ami Braun, ce qu’il en pense. Ils ne tiennent pas debout ! N’aurait-il pas été préférable, au moins pour moi, que vous laissiez les ponts se tremper les piles dans l’eau jusqu’à ce que l’eau emporte les susdites piles, ce que tout le monde prévoit d’ailleurs. Pendant ce temps-là vous auriez pris le train, vous seriez venu à Louqsor ou à Karnak comme bon vous aurait semblé, nous aurions tué le petit cochon mi-partie [Cf. dessin n°1] (ceci est un petit cochon) dont je vous avais signalé l’existence, et nous l’aurions mangé à la croque au sel ou autrement selon votre désir. Ajoutez à cela quelques tranches d’un hippotame [sic], des petits pois des crônes du Japon et surtout, je parle toujours pour moi en grand égoïste que je suis, j’aurais eu la joie de vous revoir et de vous adorer une fois de plus. Que le diable emporte votre sacré pont : Enfin tout n’est pas dit ni fini sur ce chapitre et j’espère que vous me ferez une bonne surprise en venant tout à coup à l’improviste, nous voir à Karnak.
Mon bon ami, quelle fête ! A nous Maures, Navarrois et Castillans ! Œufs à la Béchamel sans arêtes ! petits poissons d’eau douce et autres choses itou !! Petits plats accourez dans les grands ! Je n’ose pas vous offrir une chambre cela est convenu, mais elle est à votre disposition Voyons, dites-moi, que faut-il faire pour vous décider. Je le ferai. Voulez-vous que j’illumine Karnak, voulez-vous même un clair de lune. Voyons je vous en prie, mon bon ami. Si vous m’aimez un peu, faites-moi ce grand plaisir dont je vous serai profondément reconnaissant. Ma femme se joint à moi pour vous en prier et pour un peu, j’ajouterais que petits et grands même l’impudique chienne Magy qui vous léchait la barbe seraient ravis de vous revoir ne fut-ce que pour quelques jours. Seigneur Exaucez-nous ! Je vous embrasse bien affectueusement de tout mon cœur comme je vous aime. G Legrain