Venise une question de point de vue
Venise une question de point de vue
Musée de LouviersCet ouvrage est publié à l’occasion de l’exposition
Venise, une question de point de vue
Présentée au Musée de Louviers Du 21 juin au 28 octobre 2024.
Commissariat scientifique de l’exposition :
Cédric Pannevel.
Scénographie et graphisme : Cédric Pannevel et Benoît Eliot, Octopus.
Cette exposition a été rendue possible grâce au soutien des élus de la Ville de Louviers et à la participation financière de la Communauté d’agglomération
Seine-Eure. Elle s’inscrit dans le cadre du Festival Normandie Impressionniste 2024 et bénéficie à ce titre d’une subvention du Groupe d’Intérêt
Public Normandie Impressionniste et de ses membres fondateurs (Région Normandie, Métropole Rouen Normandie, Département de l’Eure, Département de la Seine-Maritime, Ville de Rouen, Ville de Caen, Ville du Havre, Caen La Mer et Le Havre Seine Métropole), ainsi que de la direction régionale des affaires culturelles de Normandie.
REMERCIEMENTS
Que les particuliers et les institutions qui, par leurs prêts, ont permis la réalisation de cette exposition soient ici chaleureusement remerciés.
Eléonore Belin, chargée de collections et de documentation.
Musée Thomas-Henry, Cherbourg-en-Cotentin :
Louise Hallet, conservateur en chef, directrice des Musées de Cherbourgen-Cotentin ; Paul Guermond, chef du service collections et expositions ; Franck Lamotte, régisseur des œuvres ; Sandra Georgès, assistante administrative et communication.
Château-Musée de Dieppe :
Pierre Ickowicz, conservateur en chef ; Muriel Vieublé, régisseuse et photographe ; Magalie Wunderle, responsable du service des collections ; Anne Leclesiau, responsable administrative.
Musée des Pêcheries, Fécamp :
Aurélien Arnaud, conservateur du Musée des Pêcheries ; Nadège Sébille, chargée des collections ; Benjamin Loesel, documentaliste.
Musée des beaux-arts de Gand :
Dr Manfred Sellink, directeur du musée des beaux-arts de Gand ; Dr Johan De Smet, chef du département expositions, collection et recherche ; Jet Peters, coordinatrice des expositions.
Le Havre – Musée d’art moderne
André Malraux :
Musée des beaux-arts de Bernay : Barbara Auger, responsable Musée-Patrimoine ; Sylvie Lepailleur, régisseuse des collections ;
Géraldine Lefèvre, directrice du Musée d’art moderne André Malraux ; Guillaume Gaillard, directeur de la Valorisation des patrimoines, Ville du Havre ; Clémence Poivet-Ducroix, chargée des collections et de la documentation ; Michaël Debris,
coordinateur des expositions ; Laurène Marin, régisseuse des œuvres.
Palais des Beaux-Arts de Lille :
Bruno Girveau, conservateur général du patrimoine, directeur du Palais des Beaux-Arts de Lille et du Musée de l’Hospice Comtesse ; Alice Fleury, directrice des collections ; Delphine Rousseau, conservatrice du département 19e siècle ; Patricia Truffin, assistante administrative.
Musée d’arts de Nantes :
Sophie Lévy, conservatrice du musée d’arts de Nantes ; Claire Tscheiller, régisseuse des œuvres ; Marie Chiffoleau, chargée de photothèque.
Musées de Noyon :
Cécile Maillard-Pétigny, directrice des musées de Noyon ; Anaëlle Adam, régisseuse des collections.
Centre Pompidou – Musée national d’art moderne, Paris :
Xavier Rey, directeur ; Raphaële Bianchi, responsable des prêts et des dépôts ; Noëlle Albert, chargée des prêts et des dépôts ; Louis Lemaire-Deflou, régisseur des collections ; Rania Moussa Morin, attachée de collection.
Musées d’Orsay et de l’Orangerie, Paris :
Sylvain Amic, Président des musées d’Orsay et de l’Orangerie ; Odile Michel, cheffe de la régie des œuvres.
Musée Alfred Canel, Pont-Audemer : Mathilde Legendre, directrice du musée Alfred-Canel ; et son équipe.
Musée des beaux-arts de Quimper :
Guillaume Ambroise, conservateur en chef du musée des beaux-arts de Quimper ; Catherine Le Guen, régie et documentation.
Musée des beaux-arts Denys-Puech, Rodez :
Carole Bouzid, responsable du musée des beaux-arts Denys-Puech ; Christian Teyssedre, Président de Rodez agglomération.
La Piscine – Musée d’art et d’industrie
André Diligent, Roubaix :
Bruno Gaudichon, conservateur en chef de La Piscine – Musée d’art et d’industrie
André Diligent ; Diane Gourgeot, régie des œuvres ; Alain Leprince, photographe.
Rouen – Musée des Beaux-Arts :
Robert Blaizeau, directeur des Musées de la Métropole Rouen Normandie ; Jeanne-Marie David, chargée de projet ; Ikram Achi, service conservation et photothèque du Musée des Beaux-Arts de la Métropole Rouen-Normandie ; Astrid Lerouge, régisseuse des collections.
Musée national de l’Éducation, Rouen :
Marie Brard, directrice du Musée national de l’Éducation ; Sabina Mendy, secrétaire de la Photothèque.
Musées de Saint-Lô :
Emmanuelle Siot, directrice ; Claire Jupille, responsable des collections – directrice adjointe ; Laura Zenone, régisseuse des collections.
Fondation André et Berthe Noufflard : Jean-Michel Rabotin, président ; Diederik Bakhuÿs.
La Galerie de La Présidence, Paris : Florence Chibret-Plaussu et Éric Antoine-Noirel.
La dame d’Atours, Ansauvillers : Nathalie Harran.
Et les collectionneurs privés :
Mme Martin-Joly, M. Catala, M. Piguet, M. et Mme Sergent, M. Delahaye et M. Schmid.
Sans oublier le duo d’artistes : Audic-Rizk.
Que les auteurs du catalogue qui ont accepté de participer à ce projet soient vivement remerciés : Léonor de Récondo (violoniste et écrivaine), Laetitia Levantis (historienne de l’art), Julie Audic et Christian Rizk, Angélique Bunel et Mélanie Dassonville.
GrandPalaisRmn) ; Bart De Sitter (Art in Flanders) ; l’équipe du Festival Normandie Impressionniste et son président Philippe Platel.
La restauration d’une partie des œuvres exposées a été possible grâce au travail des conservateurs-restaurateurs. Pour les musées prêteurs : Claire Curot (dorure sur bois), Esther Albendea (restauration-conservation du patrimoine), Florence Douxami (peinture), Martine Gasnier (peinture), Olivia Michel-Dansac (arts graphiques). Pour les collections du Musée de Louviers ayant bénéficié du soutien de l’État (DRAC Normandie) et de la Région Normandie dans le cadre du Fonds régional d’aide à la restauration (FRAR) : Agnès Gaudu-Majstorovic (arts graphiques), Pierre Jaillette (peinture), Nadège Jacobé-Wahl et Célia Lacaille (peinture), Sylvie Dupont (encadrement). Un grand merci à tous ces professionnels.
Institut Lumière, Lyon : Anaïs Desrieux, Solène Cobigo.
Que soient chaleureusement remerciés celles et ceux qui ont apporté leur aide ou leur soutien et ont contribué à rendre possible cette exposition : l’Association des Amis du Musée de Louviers et son président Frédéric Moy ; la Société d’Études Diverses de Louviers et son président Claude Cornu ; l’Association des Amis de l’École de Rouen et son président Éric Puyhaubert ; Gérard Jouhet ; Yann Farinaux ; Antoine Bertran ; Laura Vallet ; Agnès Saulnier ; Oriane Hébert-René ; Virginie Thenoz ; Thibaut Le Bris ; Marjolaine David et Laura Gosse ; Jean-Pierre Copitet ; Marc Montagne et Manto Sotiriou (Agence Photo
Et enfin, un grand merci à Fabienne Gleye, directrice du Pôle Vie Culturelle et Isabelle Descamps ; les services techniques de la Ville de Louviers et notamment Hervé Leprêtre ; sans oublier toute l’équipe du musée, sans qui l’exposition et le catalogue n’auraient pas pu voir le jour : Isabelle Aubert, Angélique Bunel, Mélanie Dassonville, Maxime Denni, Séverine Hurel, Nasser Khanouche et Maria-Hélèna Peroval.
Si nous devions retenir un slogan pour cette 5e édition du festival, il n’en est qu’un : « L’esprit d’invention ! ». Il s’agit de la thématique du festival pour cette nouvelle édition, mais c’est aussi ce qui qualifie le mieux l’impressionnisme dont nous fêtons les 150 ans.
Toutes les propositions du festival, qu’elles soient historiques ou contemporaines, relèvent d’un même état d’esprit. Que ce soit par l’utilisation de nouveaux procédés, l’hybridation des pratiques artistiques, ou encore le caractère novateur du propos, tous les projets s’insèrent dans cette ligne directrice audacieuse, à la croisée des disciplines.
C’est également par leur esprit d’invention que les impressionnistes ont transformé le monde de l’art. Il faut se souvenir qu’il y a 150 ans, les impressionnistes ont bousculé toutes les conventions en usage à l’époque. Les temps sont différents, les techniques autres, mais les vecteurs fondamentaux demeurent : il faut aux artistes être pleinement de leur temps et au festival être ouvert à toutes les disciplines ce qui constitue la marque de la post-modernité et l’assure d’une plus-value prospective.
Pour cette 5e édition, le festival invite le monde à célébrer les 150 ans de l’impressionnisme avec des figures de la création contemporaine internationale dans toute la Normandie : David Hockney, Robert Wilson, Sean Scully pour n’en citer que trois.
La dimension fondamentale du festival, c’est aussi son ancrage territorial, puisqu’à chaque édition, il se bâtit grâce et avec tous les acteurs culturels du territoire. Le festival s’étend dans toute la Normandie, tant dans les lieux consacrés de la culture que dans des lieux inattendus, afin de s’ouvrir au plus grand nombre. Il faut saluer la capacité exceptionnelle de toutes les puissances publiques du territoire à unir leurs ambitions autour de ce projet ainsi que la présence des mécènes et partenaires qui restent fidèles à ce projet phare de la vie culturelle française.
Contemporain, le festival l’est enfin par le modèle responsable qu’il développe sur un temps volontairement long, fondé autant que possible sur l’existant, et paritaire. En 1874, une seule femme faisait partie de la première exposition impressionniste, Berthe Morisot. Cent cinquante ans plus tard, 47 % des artistes du programme de Normandie Impressionniste sont des femmes.
Joachim Pissarro Philippe Platel Philippe Piguet Président Directeur Commissaire généralInvention, innovation, création, des mots qui résonnent très fort sur le territoire de l’agglomération Seine-Eure.
Nous sommes heureux de nous associer à ce 5e Festival Normandie Impressionniste qui célèbre le 150e anniversaire de ce courant né à deux pas d’ici, sur les bords de la Seine et son estuaire. Il faut dire que le territoire a de nombreux atouts pour les peintres impressionnistes désireux de matérialiser sur leur toile des sensations éphémères, inspirés par la lumière changeante d’une journée normande. Toujours à la recherche de nouvelles sensations colorées, ils ont été amenés à voyager au-delà du territoire pour se confronter à d’autres paysages, à d’autres lumières.
Pour cette édition, le Musée de Louviers a fait le choix de nous faire voyager pour nous emmener à Venise. Car avec ses canaux, son patrimoine historique et architectural, ses paysages et son atmosphère si singulière, la cité des Doges a tout pour séduire les artistes, des plus classiques aux plus modernes.
Venise possède depuis toujours un fort pouvoir d’attraction, car Venise c’est l’eau, c’est l’art, c’est la qualité de vie et l’enchantement, un peu comme nous ici !
Bernard Leroy
Président de l’agglomération Seine-Eure
Joseph Saint-Germier (1860-1925)
L’édition 2024 du festival Normandie Impressionniste coïncide avec les 150 ans de l’impressionnisme, avec l’ambition de célébrer l’esprit d’invention qui caractérise ce courant artistique. Pour cette cinquième édition du festival, le Musée de Louviers a conçu une exposition originale présentée du 21 juin au 28 octobre 2024 : « Venise, une question de point de vue ».
Après l’hommage à Blanche Hoschedé-Monet en 2010, après les « Paysages d’eau » en 2023, après les « Portraits impressionnistes » en 2016 et les couleurs « De l’aube au crépuscule » en 2020, le Musée de Louviers transporte ses visiteurs dans une expérience mémorable, autour d’un voyage à Venise.
Du Grand Canal au bassin de Saint-Marc en passant par l’église Santa Maria della Salute ou San Giorgio Maggiore, l’exposition nous emporte sur les traces des artistes de la seconde moitié du 19e siècle qui ont tenté de saisir l’atmosphère singulière de la cité construite sur les eaux de la lagune. Profitant du développement de la Sérénissime qui leur offre de nouveaux points de vue, moins convenus, plus originaux, ils nous livrent une vision moderne, pleine de couleurs et de lumières, loin des vues précises et savamment composées des védutistes vénitiens.
Joyau culturel de l’humanité menacé par la montée des eaux et par le surtourisme, Venise nous apparaît aujourd’hui comme un sujet d’une étrange modernité. En remontant aux origines du tourisme de masse qui se développe avec l’avènement du chemin de fer, l’exposition du Musée de Louviers pose un regard artistique sur la cité des Doges, dont les écrivains prédisaient alors la disparition dans un avenir proche.
Peintres, graveurs, aquarellistes, photographes ou cinématographistes nous emmènent à la découverte d’une ville fascinante et captivante, parce que fragile.
Ce projet a pu voir le jour grâce au soutien financier du GIP Normandie impressionniste et de l’Agglomération Seine-Eure, aux prêts des Musées de France et des collectionneurs particuliers, à la participation de Léonor de Récondo, Laetitia Levantis et du duo d’artiste Audic-Rizk, sans oublier toute l’équipe du musée. Qu’ils soient tous ici chaleureusement remerciés.
François-Xavier
Priollaud, maire de Louviers
Vice-président de la région Normandie
Le reflet de Venise
Léonor de Récondo
Quand il part de son île,
Le poète s’embarque pour un voyage sans fin.
Il a rempli ses yeux des paysages
Et regardé la mer qui l’a bercé jusque-là.
Il prend avec lui ses îles
Et tout ce qui fait son corps.
Il se dit qu’il n’a besoin de rien d’autre.
Sans bagages, sans instruments, et sans artifices,
Il part laissant derrière lui son enfance,
Ses parents, sa maison dans la colline,
Les herbes aromatiques, les ruches, les pots pleins de miel,
Les amphores en terre gorgées de vin,
Les concerts impromptus, les rimes improvisées,
Ulysse, Circé, Médée, Orphée et les Bacchantes.
Il laisse tout ce dont son imagination s’est nourrie.
Alors, quand l’embarcation faite de bois et de voiles de lin
Lève l’ancre, s’élançant vers un pays qui sera de terres et de palais
Il se dit qu’il est temps, temps de voir autre chose
Temps de se nourrir du reflet.
Amarres levées, détachées du quai de son île
Vent se mêlant à ses habits et à sa chevelure
Pénétrant son esprit pour s’engager vers une aire nouvelle, Depuis son île, depuis les bleus imprégnés de gris
Accompagné de Poséidon et Zéphyr,
Il rêve de cette ville inconnue, temple de la beauté
Lui a-t-on dit, enchantée, encensée par tous, Venise.
En partant, il a promis aux siens de revenir,
De rapporter entre ses mains, le secret du reflet.
Non pas le sien, s’est-il déjà véritablement vu ?
Dans le miroir de la rivière parfois,
Dans le regard de ses amours aux feux changeants, Sans jamais en tirer fierté ni pouvoir.
Il n’est pas Narcisse, il n’est d’aucune mythologie, Seulement fait d’alphabet et de ponctuations
Par lui seul connus et récités.
Discret et parfois transparent,
C’est un poète sans armes.
La Méditerranée ne pardonne rien aux frêles embarcations
Elle les malmène, les secoue et souvent les dévore
Appétit insatiable, gourmandise légendaire
Ne distinguant ni les cargaisons ni les provenances
Engloutissant aussi bien les rêves que les cauchemars
Pour des siècles et des siècles.
Le poète souvent, la nuit, tremble
Quand la masse aquatique et noire
Ne reflète plus rien, oublieuse du ciel
Des constellations et des orages,
Le poète tremble de ne jamais voir Venise.
Et pourtant, un matin, à la belle et bonne heure
Celle du renouveau et des possibles,
Après dissipations des brumes et des chimères
Voici le poète sur la lagune,
Adriatique s’accouplant d’eaux douces
Engendrant des centaines d’îles,
Elles-mêmes caressées, puis découvertes par les marées
Frayées de poissons, enchantées d’oiseaux,
Héron cendré, oie rieuse, cygne tuberculé,
Pourpré, aigrette Garzette, chevalier gambette, Colvert, pilet et siffleur rivalisent à l’aube.
Le chant de la lagune est assourdissant,
Et le poète n’a encore rien vu.
L’embarcation à fond plat
Se faufile entre les îles, marécages et rivières.
Et bientôt, au loin,
Une lueur, une tour, un palais,
Une église en marbre, une basilique
Un rêve flottant et pourtant construit, Fait de pierres, de ponts et d’inventions.
Venise est là sous ses yeux.
Il n’a jamais vu tant de fastes et de beautés.
Mais ce qui le saisit, à l’heure calme du midi, Quand chacun est alangui ou assoupi, Quand les gondoles sont attachées aux embarcadères
Et que le canal n’est agité d’aucun remous, C’est le reflet de la Sérénissime.
Il ne suffisait donc pas à cette ville d’être somptueuse
Il fallait qu’elle le soit par deux fois.
Il fallait que chacun de ses fastes, de ses ponts, de ses murets,
De ses bâtisses, de ses façades, et de ses fenêtres à meneaux
Se reflètent dans l’eau du canal.
Soudain, le poète ne sait à quelle réalité se vouer.
N’est-il pas lui-même en quête d’une réalité imaginaire ?
N’a-t-il pas trouvé en Venise la métaphore parfaite de son art ?
Un monde double, un monde dédoublé.
Le poète ne rentrera jamais sur son île,
Il errera comme il est arrivé, Désarmé et seul.
Cherchant vainement l’interstice,
La frontière entre ces deux mondes,
La ligne floue, le passage, le juste endroit,
Où sa poésie pourrait trouver refuge, Où l’ultime ponctuation serait un point d’interrogation,
Se perdant dans les méandres des flots.
Il n’y a de réalité que ce qui nous traverse,
Que ce qui nous émeut, faisant chanceler
Nos certitudes savamment construites
Bâties sur d’éphémères réalités,
Et Venise nous le rappelle à chaque instant,
De réel, il n’y a que les rêves,
Et les silences du poète.
Avril 2024
Laetitia
Levantis
Historienne de l’art (Phd), Membre associée
UMR TELEMME (Aix-Marseille univ.-MMSH-CNRS)
Venise (1840-1910)
L’irrésistible
attraction d’une ville
entre le mythe et la modernité
Gabriel Griffon (1866-1938)
Fête vénitienne Vers 1900
Huile sur toile
60 x 81 cm
Legs Charles-Auguste Marande
Le Havre, Musée d’art moderne
André Malraux
Inv. A 167
Alors qu’elle devient possession de l’Empire d’Autriche au lendemain des accords du Congrès de Vienne (1814-1815), Venise offre au regard des voyageurs européens de la première moitié du 20e siècle, le visage d’une ville en décrépitude. Bien qu’ils se livrent dans leurs textes à une célébration élogieuse de la Venise médiévale, à l’image de John Ruskin (1819-1900) qui impose avec ses Pierres de Venise1 une véritable textualisation de la cité, les étrangers ne cachent pas leur tristesse face à l’état d’indigence dans lequel se trouve l’ancienne Reine de l’Adriatique dont Bonaparte a précipité la chute par la signature du Traité de Campoformio en 1797. Ville morte et soustraite à l’histoire, Venise et les fabuleux atours de son mythe ne cessent pourtant d’attirer les étrangers. À côté des écrivains ou voyageurs érudits, les artistes-peintres sont également nombreux à y séjourner entre l’époque romantique et l’aube du 20e siècle. De Turner à Richard Parkes Bonington, de Camille Corot à Édouard Manet, en passant par Gustave Moreau ou Claude Monet – entre autres –, tous viennent se recueillir sur le destin d’une ville dont l’histoire est à leurs yeux une source inépuisable d’inspiration. Oscillant en permanence entre la légende, les
beaux-arts et le quotidien de la vie vénitienne, nos voyageurs témoignent d’approches parfois consensuelles, ou différentes, d’une cité dont le visage évolue considérablement entre la seconde moitié du 19e siècle et le début du siècle suivant. En effet, dans les premières décennies du 19e siècle, Venise est encore un microcosme à l’écart de la péninsule italienne, bien qu’elle soit déjà le théâtre d’une série de profondes mutations urbanistiques et architecturales permettant son entrée dans le siècle de l’industrialisation. La date pivot de 1846, où la ville se trouve rattachée à la Terre-Ferme par la construction du pont translagunaire et d’une voie de chemin de fer, marque le point de départ d’un nouvel essor pour la vie économique urbaine tournée vers les infrastructures touristiques. En plein âge d’or de la cure de santé vers les milieux marins, Venise, nouvelle station thermale et climatique de l’Empire d’Autriche, accueille un tourisme de masse attiré par la littérature médicale européenne prônant les effets bénéfiques de son climat et de ses eaux. Au tournant des 19e et 20e siècles, alors qu’elle attire toujours autant les artistes et les érudits, la ville lagunaire, réunie au Royaume d’Italie en 1866, devient le creuset de l’art
photographique lequel, à côté d’un usage destiné à la diffusion de son image dans le monde entier, facilite également le travail des architectes-restaurateurs et historiens d’art soucieux de préserver ses bâtiments des attaques du temps. Les innovations majeures apportées par la photographie en tant que nouveau « medium » artistique fixant l’image des cités italiennes pour le public des voyageurs, font alors échos aux transformations du regard que les artistes contemporains portent sur la ville, eux qui offrent désormais dans leurs toiles le visage d’une Venise aux lignes simplifiées, s’écartant progressivement de la mimèsis pour atteindre la modernité.
Le spectre de l’histoire au milieu de la fête
Dans la première moitié du 19e siècle, la Sérénissime est encore et avant tout, une île. Bien que le chemin de fer ne soit pas encore arrivé jusqu’à elle, la ville amphibie demeure le centre d’attraction des voyageurs européens désireux de découvrir ses trésors artistiques, mais surtout impatients de goûter à la surprenante originalité que permet cet échange permanent entre la pierre et la mer. Or, Venise ne saurait être abordée comme n’importe quelle autre cité italienne. Aussi, dans leur découverte de l’espace vénitien tout comme dans la construction des récits de voyage, les guides et autres sources iconographiques sont les tout premiers éléments au centre de l’évolution du regard porté sur la ville, sur son urbanisme et sur son environnement. Si l’on considère le cas des voyageurs français présentés dans ce qui suit,
c’est essentiellement à partir d’un ensemble d’ouvrages – du guide Giegler2 jusqu’aux
œuvres d’Antoine-Claude Valéry3 et de Jules Lecomte4, sans oublier les publications destinées aux étrangers qui paraissent à Venise dès la première moitié du siècle5 –, que ceux-ci organisent le programme de leurs visites et composent, par la suite, leurs récits de voyage.
Au 19e siècle, le parcours des voyageurs dans la ville est en tout point semblable à celui de leurs prédécesseurs du 18e siècle.
Même si certains souhaitent découvrir
Venise à leur rythme, la plupart des descriptions commencent par Saint-Marc, pôle éminemment historique où une majorité de voyageurs se retrouvent pour admirer les trésors architecturaux que recèle la place, mais surtout méditer sur le glorieux passé de la Venise du Moyen Âge. Ce phénomène, en grande partie suscité par le fait que les voyageurs romantiques ancrent leur expérience dans le monde livresque, induit la production d’un discours répétitif concernant les principaux édifices de Saint-Marc que les guides de voyage mettent en scène à travers un assemblage disparate d’anecdotes pittoresques. Mais Saint-Marc n’est pas le seul espace de la ville qui soit considéré comme foisonnant de témoignages du passé de Venise, l’omniprésence de l’histoire émeut tout aussi fortement le touriste qui parcourt le Grand Canal en gondole, ou qui visite l’Arsenal sur les traces des vestiges de l’ancienne Dominante. Au temps employé aux visites et à la contemplation des monuments et œuvres d’art, succède ensuite la fréquentation des lieux d’échange et de divertissement.
Fig. 1
Richard Parkes Bonington, Venice, Ducal Palace with a Religious Procession, 1828, huile sur toile, Londres, Tate Gallery
Cette tendance qui consiste à n’évoquer que dans un second temps les lieux de loisirs ou de sociabilité intellectuelle6 – dans lesquels les voyageurs se rendent parfois quotidiennement – s’explique également par le fait qu’à Venise le poids de l’histoire ne cesse de hanter les auteurs. En effet, les voyageurs romantiques parcourent une cité palimpseste peuplée des fantômes du passé. Cependant, à cette célébration élogieuse de la Venise médiévale ou renaissante succède bien vite un discours teinté de chagrin et de nostalgie car la ville, soumise au joug de l’Empire des Habsbourg suite aux accords du Congrès de Vienne (1814-1815)7, n’est plus que l’ombre d’elle-même. Pour Eugène ViolletLe-Duc, qui voyage en Italie accompagné
de son élève et ami Léon Gaucherel en 1836 et 1837, Venise « n’a plus que cinquante ans à vivre, et cinquante autres comme ruine […]8 . » À l’instar de notre jeune architecte, soucieux pour l’avenir de la ville, d’autres voyageurs laissent aussi s’exprimer leur tristesse devant les palais chancelants et délabrés, non moins que leurs regrets face à la disparition de la vieille aristocratie héréditaire. C’est le cas de l’artiste-peintre marseillaise Félicie Beaudin (1797-1879) dont le séjour vénitien de 1843 est marqué par un très fort abattement moral causé, dit-elle, par la découverte de la ville déchue : « […] Les fortes émotions que j’éprouvais me rendirent malade quelques jours, […]. […] Je ne sais pas pourquoi Venise produit un effet si extraordinaire, car moi
Fig. 4
Ippolito Caffi, Festa notturna a San Pietro di Castello, vers 1840, huile sur toile, Belluno, Museo Civico di Palazzo Fulcis
qui suis si facile à démoraliser, je n’ai jamais eu cet abattement, bien que j’en eusse bien des motifs.9 » Ce désenchantement face aux témoignages d’un passé brillant évanoui, habite la quasi-totalité des récits de voyageurs romantiques. Venise leur renvoie alors tel un miroir les conséquences que leur propre histoire a eues sur cette ville, qui fut par ailleurs un lieu d’accueil pour les aristocrates lors de la Révolution.
Dans le cœur et le regard des artistes de la première moitié du siècle, la Venise mélancolique et son essence lagunaire se font constamment écho. Certes, sous le pinceau de l’anglais Richard Parkes Bonington, celle-ci se détache de la représentation popularisée par la tradition védutiste, car l’artiste vise à une plus grande simplification des formes, comme dans la toile Venice, Ducal Palace with a Religious
Procession (1828) (fig. 1). Dans les années 1830, un peintre comme Jules Romain Joyant (fig. 2) suit la même voie, en laissant de côté les détails superflus dont regorgent les toiles de ses illustres prédécesseurs, les vénitiens Canaletto et Guardi. Enfin, quelques années plus tard, William Turner reproduit le visage d’une Venise évanescente dont les architectures se fondent dans le paysage maritime par un jeu savant de couleurs, d’effets de transparence et de lumière10 (fig. 3). À la frontière entre le réel et l’imaginaire, son œuvre fait fortement écho aux descriptions présentes dans les récits de voyageurs contemporains, lesquels accordent désormais un regard plus attentif au paysage lagunaire11
Tandis que persiste le poids du mythe littéraire environnant la Venise romantique, le quotidien des voyageurs découvrant la ville sous les Habsbourg est aussi marqué par une incomparable douceur de vivre. Pour George Sand, à Venise, « la vie est encore si facile » et la nature « si riche et si exploitable12 ! […] » De même, la cité ducale est toujours la ville du divertissement. Pour le musicien Charles Gounod qui y séjourne au début de 1842, Venise est « une fête au-dessus d’une oubliette13 ». Tout aussi ébloui par la succession de fêtes somptueuses qui animent la vie vénitienne, Jules Pellechet déclare en 1857, dans une lettre à sa sœur : « Que te dirai-je de Venise ? C’est un véritable paradis pour les personnes qui aiment à s’amuser14 […] ». Aussi, les fêtes organisées sous la domination des Habsbourg15, continuent de se dérouler sur l’eau sous forme de cortèges ou de régates ponctués par de somptueuses illuminations à la tombée de la nuit (fig. 4).
Fig. 3
L’artiste-peintre et littérateur Adalbert de Beaumont, dépeint la beauté d’une de ces soirées festives sur le Grand Canal de Venise où il séjourne en 1845 : « Lorsque la nuit arrive, […] : des feux de Bengale […] illuminent […] ces palais doublés par les reflets de l’eau réalisant ainsi ce conte de fée où l’on ne voit que des châteaux d’émeraudes, de rubis et de saphirs16 » Or, la vie sociale et mondaine des étrangers est également rythmée par les représentations données dans les théâtres destinés à l’opéra et au ballet – tels que la Fenice, les théâtres San Samuele et
San Luca –, ou à la comédie, à l’image des théâtres San Benedetto et Malibran17. Enfin, la musique retentit également avec éclat sur la Place Saint-Marc. À toute heure du jour, jusqu’au soir, devant le café Quadri –point de rencontre préféré des dominateurs autrichiens – l’orchestre joue des valses étourdissantes qui font le bonheur du public des voyageurs. Ces derniers peuvent aussi assister à des spectacles d’improvisateurs, ou bien choisir de s’installer confortablement aux terrasses des cafés Florian, Quadri, Leoni ou Suttil. Car, comme l’indique le musicien
Fig. 5
I bagni del dottor Rima alla punta della Salute (1893), Archivio Filippi
Auguste-Louis Blondeau en 1812, à Saint-Marc, « les cafés ne ferment jamais, celui de Florian est le rendez-vous général18 […]. » On vient y déguster du café, mais aussi, si l’on en croit Louise Colet, « le sabayon doré, […] les glaces dures, […] et le chocolat vanillé19 ». Comme nous l’avons vu jusqu’ici, le regard que les voyageurs portent sur la ville à l’époque romantique se partage entre une constatation amère de la grandeur déchue et l’allégresse suscitée par le tourbillon de la vie vénitienne, rythmée par les fêtes et la fréquentation des lieux de divertissement et de sociabilité culturelle. À partir des années 1850, les structures d’accueil dévolues au tourisme font aussi la place au thermalisme et aux lieux de soins de voyageurs pour lesquels l’attrait pour le rivage de la mer, la recherche du bien-être, mais aussi l’expérience de l’immersion du corps dans les eaux marines – phénomène d’abord encouragé par le monde médical –, complètent désormais la traditionnelle visite
de la cité lagunaire et de ses monuments. Ces nouveaux espaces apparaissent dans un contexte de profondes transformations du visage de Venise, où émergent également des prises de consciences patrimoniales de la part d’une sphère intellectuelle et artistique qui envisage désormais avec intérêt l’usage de la photographie dans la sauvegarde de la ville, tout comme dans sa représentation sous le pinceau des artistes modernes.
Regards sur une ville aux portes de la modernité
Au cours de la seconde moitié du 19e siècle, le paysage urbain de Venise évolue. Aux transformations apportées par les Autrichiens sur le patrimoine architectural de la ville alors fortement dégradé, succèdent un grand nombre d’entreprises de modernisation qui iront jusqu’à l’adoption, en 1891, d’un vaste « plan régulateur et d’assainissement » organisé par la nouvelle Municipalité afin de régénérer les « bas-fonds populaires », suivi des chantiers de la « Grande Venise20 » qui marqueront le tournant du 20e siècle par une politique d’expansion de l’activité industrielle en Terre-Ferme, sous la houlette de Filippo Grimani21, maire de Venise de 1895 à 1920. Ainsi, l’émergence du thermalisme dans le centre historique vénitien à partir des années 1830 et jusqu’aux dernières décennies du 19e siècle, participe de cette même dynamique de « revitalisation » de l’image de Venise par une évolution sans précédent du rapport à l’eau, dans sa gestion et son utilisation progressive sous des aspects économiques. Alors que les voyageurs qui séjournaient dans les lagunes au siècle précédent dénonçaient
7
G. Amato, Venezia : ai bagni del Lido, gravure extraite de L’illustrazione popolare (27 agosto 1893)
Carlo Naya, Venezia. Palazzo Dario, vers 1870, photographie originale sur papier albuminé. Impression au dos : « Carlo Naya, Photographe de S. M. VITTORIO EMANUELE II, Venise, Piazza S. Marco n° 77 /78 bis »
Fig. 9
Félix Ziem, Le palais des Doges vu du Canal della Grazia, Venise, vers 1899, huile sur toile, collection privée
le mauvais air de Venise et sa dangerosité dans leurs récits, une vaste littérature – œuvre de médecins et de scientifiques vénitiens22 – soutient et diffuse à partir de la première moitié du 19e siècle, l’idée d’un grand pouvoir curatif du microclimat marin de la ville dans le traitement de diverses affections dont la tuberculose. Les résultats de leurs enquêtes s’étendent rapidement au milieu scientifique français23, anglais, allemand et autrichien24 où, à partir des années 1830-1840, de nombreux médecins révèlent à leur tour dans leurs publications les qualités du climat vénitien dans le traitement de la phtisie pulmonaire. Cette somme de travaux diffusés dans l’Europe entière coïncide avec l’apparition d’un tourisme balnéaire dans le centre historique de Venise, phénomène fortement encouragé par la Monarchie Habsbourg qui favorise l’implantation de nombreux
établissements destinés à la médication par les eaux et au bain dans les canaux.
Dans la seconde moitié du siècle, plusieurs établissements sont à la disposition du touriste désireux de goûter aux effets salutaires du climat et des eaux vénitiennes. Il peut choisir, par exemple, de bénéficier des bains froids et chauds, doux et tièdes, simples ou médicamenteux, à vapeur ou sous forme de douches25 du Stabilimento galleggiante du docteur Tommaso Rima (1755-1843), vaste structure flottante en bois située à proximité de la pointe de la Douane depuis 1833 (fig. 5), dotée d’une cinquantaine de vestiaires, d’un large bassin, d’un Caffé et d’une grande salle couverte. En outre, notre baigneur peut aussi se laisser tenter par l’un des nombreux établissements de bains installés dans les hôtels implantés le long du Grand Canal,
mais aussi dans les secteurs de Saint-Marc ou du Rialto, où des espaces aménagés permettent à leur clientèle de jouir de bains chauds ou froids, mais aussi de fumigations et d’applications d’algues de la lagune. D’après la Guida ai bagni di mare nella laguna di Venezia de Claudio Barzilai, le Grand Hôtel de la Lune, dans le secteur de Saint-Marc, est doté de quinze « cellules balnéaires », tandis que L’Aquila d’Oro en possède dix-sept aux « vasques de pierre et de fer-blanc26 ». Pour sa part, Andrea Querini Stampalia dénombre quant à lui seize hôtels, parmi lesquels on trouve L’albergo francese à San Marco, L’Italia à San Mosè et La Stella d’Oro qui bénéficient de « bains chauds ou froids27 ». Enfin, à l’instar du romancier britannique Sir Henry James (1843-1916)28 qui s’y rend quotidiennement durant son séjour de l’été 1882, les étrangers ont également la possibilité de fréquenter le petit albergo termale de Lorenzo Chitarin qui occupe, depuis 1854, deux étages d’un des corps de bâtiments aujourd’hui disparu du cloître de l’Abbazia di San Gregorio29 (fig. 6), ou encore d’opter pour le luxueux Stabilimento
De Antoni, situé à proximité du Palais Grassi. L’aube du 20e siècle marque la fin de l’aventure « balnéaire » qui anima le centre historique de la Sérénissime pendant plus d’un demi-siècle. Bien que bon nombre d’établissements continuent d’ouvrir leurs portes jusqu’à la fin des années 1880, la fortune de Venise comme lieu de cure et de soin sera bientôt éclipsée par le rapide développement du Lido30, dont la plage constitue le nouveau pôle d’attraction de la bourgeoisie depuis le milieu du siècle (fig. 7). Alors que Venise, unifiée au Royaume d’Italie en 1866, effectue un long travail
de mémoire sur son identité patrimoniale dans le but de légitimer une identité nationale, le développement de la photographie31 marque un tournant dans l’approche de la ville, en offrant au regard européen les témoignages de la dégradation des édifices vénitiens. Cet art jeune de quelques décennies à peine, devient très vite un outil de travail indispensable dans le cadre de l’inventaire des monuments archéologiques et architectoniques pour les historiens de l’art ou les architectes-restaurateurs32
Le succès des daguerréotypes consacrés à l’architecture des frères Bisson33, les travaux de l’archéologue et antiquaire Eugène Piot (1812-1890)34 sur les monuments européens, ou encore l’œuvre du Vénitien Carlo Naya dans les années 1860-1870 (fig. 8), confirment l’utilité et le rôle nouveau tenu par la photographie, un médium qui se substitue peu à peu au journal de l’écrivain ou au carnet de croquis du peintre35, tandis qu’il vient concurrencer frontalement la peinture avec un vif succès à partir des années 1840.
D’ailleurs, si en cette seconde moitié du 19e siècle, les artistes européens sont toujours aussi nombreux à choisir comme destination la ville lagunaire, peu d’entre-eux font état des profonds changements qui marquent le quotidien de Venise. Toutefois, celle-ci demeure pour eux un sujet d’inspiration même s’ils ne s’écartent guère des zones leurs fournissant les plus célèbres points de vue sur la cité, à l’image de Saint-Marc, de l’île de San Giorgio ou du Grand Canal. Mais Venise est plurielle : elle est à la fois minérale et « amphibie ». La lumière y joue incessamment sur l’eau dans laquelle ses riches palais
Fig. 10
Auguste Renoir, Vue de Venise (Le palais des Doges), 1881, huile sur toile, Williamstown, The Clark Art Institut
se reflètent. Aussi, les représentations qu’en donnent les peintres entre la seconde moitié du 19e siècle et le début du siècle suivant, témoignent d’une rupture progressive avec la tradition védutiste, à laquelle Félix Ziem reste pourtant attaché dans les années 1890 (fig. 9). En effet, leurs toiles laissent progressivement apparaître une simplification des formes jusqu’à la disparition du motif et le règne unique de la couleur et de la lumière. Pour sa part, Gustave Moreau qui séjourne à Venise en 1858 pour y étudier les peintres anciens, offre une vision mélancolique et orientaliste de la Sérénissime, tandis que, quelques décennies plus tard, Auguste
Renoir peint cette dernière avec une grande virtuosité et un lyrisme étonnant dans les rapports de couleurs (fig. 10).
La rencontre entre l’artiste moderne et Venise est, encore plus qu’aux siècles passés, une expérience intime. Pour des artistes-peintres du début du 20e siècle comme Claude Monet,
1 J. Ruskin, The Stones of Venice, Londres, 1851-1853, 3 vol.
2 J.-P. Giegler, Manuel du voyageur en Italie Milan, J.-P. Giegler, 1818.
3 A.-C. Valéry, Venise et ses environs Bruxelles, Société Belge de Librairie Hauman et Cie, 1842.
4 J. Lecomte, Venise ou coup d’œil littéraire, artistique, historique, poétique et pittoresque sur les monuments et les curiosités de cette cité…, Paris, H. Souverain, 1844.
5 Je pense notamment à Otto giorni a Venezia (Venise, Tip. Armenia di S. Lazzaro, 1822) d’Antonio Quadri. L’ouvrage, réédité en 1826 et 1842, a également fait l’objet de cinq éditions françaises ainsi que d’une traduction allemande.
6 En effet, nos voyageurs fréquentent assidument les bibliothèques – comme la Biblioteca Marciana, devenue siège de l’administration autrichienne et dont les collections ont été déplacées au Palais des Doges –, ainsi que les dépôts d’archives de Venise.
7 Cf. M. Gottardi, L’Austria a Venezia. Società e istituzioni nella prima dominazione austriaca (1798-1806) Milan, Franco Angeli, 1993 D. Laven, Venice and Venetia under the Habsburgs 1815-1835, Oxford, O. University Press, 2002 A. Bernardello, Veneti sotto l’Austria (1840-1866) Vérone, Cierre, 1997.
Venise est toujours cette ville aux points de vue enchanteurs, mais elle devient capitale de la lumière par la fascination qu’engendre son mouvement sur les flots. Les œuvres qu’il rapporte de son unique voyage de 1908, prenant pour sujet des façades de palais ou l’entrée du Grand Canal (fig. 11), donnent à voir une Venise onirique et vidée de ses habitants. Aussi, tandis que s’achève le mythe de la « Venise posthume » et de ses résonances sur les voyageurs décadents de la fin du siècle, la ville lagunaire voit donc éclore la modernité à l’aube des décennies fascistes, à travers ses évolutions urbanistiques et la transformation réussie d’un rapport unilatéral d’exploitation de la nature en une forme d’économie touristique – comme en témoigne la grande aventure thermale et balnéaire qui s’étend des années 1830 à 1920 –, mais également dans le regard neuf et sans apprêts dont font preuve les peintres impressionnistes pour ses plus beaux points de vue.
8 E. Viollet-Le-Duc, « De Venise, le 30 juillet 1837 », in Lettres d’Italie (1836-1837), Paris, Léonce Laget, 1970, p. 333.
9 F. Beaudin, Mémoires, cité dans M. Grégoire, « Voyages en Europe de Félicie Beaudin, artiste peintre marseillaise », Revue Marseille n° 183, mai 1998, p. 113-114.
10 Dans The Dogana, San Giorgio, Citella, from the Steps of the Europa (1842), l’artiste parvient à reproduire avec virtuosité un véritable mirage où se mêlent l’eau, le ciel et l’architecture de Venise. Voir fig. 3.
11 Cf. L. Levantis, Venise, un spectacle d’eau et de pierres. Architecture et paysage dans les récits de voyageurs français (1756-1850) Grenoble, UGA éds, 2019.
12 G. Sand, « Venise, 1er mai 1834 », in Lettres d’un voyageur, Paris, M. Lévy, 1857 (éd. GarnierFlammarion, 1971), p. 91-92.
13 C. Gounod, Mémoires d’un artiste, Paris, Calmann-Lévy, 1896, p. 145.
14 J. Pellechet, Lettres d’Italie (1856-1857), (publ. par M. et C. Pellechet), Paris, s. n., 1894, p. 190.
15 Sur les fêtes vénitiennes pendant la domination des Habsbourg, voir A. Zorzi, Venezia austriaca (1798-1866), Gorizia, Libreria editrice Goriziana, 2000 (1re éd. Rome-Bari, Laterza, 1985), p. 327-331.
16 A. de Beaumont, Venise, par M. Adalbert de Beaumont in « Le tour du monde. Nouveau journal des voyages », 1862, 6/2e semestre, p. 15.
17 Sur les théâtres vénitiens, voir N. Mangini, I teatri di Venezia Milan, Mursia, 1974.
18 A.-L. Blondeau, Voyage d’un musicien en Italie, 1809-1812, Paris, éd. Madarga, 1993, p. 407.
19 L. Colet, L’Italie des italiens Paris, E. Dentu, 1862, tome I, p. 185.
20 Voir G. Zucconi (dir.), La grande Venezia. Una metropoli incompiuta tra Otto e Novecento, Venise, Marsilio, 2002.
21 L’arrivée de Filippo Grimani à la tête de Venise marque les prémices d’une colossale opération d’extension de ses frontières administratives à une ample zone de TerreFerme, où fut développée la petite ville agricole de Mestre, ainsi que la construction de la zone industrielle de Porto Marghera au début des années 1920, sous l’impulsion de la haute finance italienne et du gouvernement fasciste. Voir M. Reberschak, « Filippo Grimani e la “Nuova Venezia” », in M. Isnenghi, S. Woolf (dir.), Storia di Venezia : L’Ottocento e il Novecento Rome, Istituto della Enciclopedia Italiana Treccani, 2002, vol. 1, p. 323-349.
22 Je citerai ici, par exemple V. L. Brera, Ischia e Venezia, Memoria sulla felice influenza del clima della città di Venezia (Venise, Tip. G. B. Merlo, 1838) ; G. Namias, Delle condizioni di Venezia in cio che riguarda la vita e la salute dell’uomo, in Venezia e le sue lagune (Venise, Nell’I. R. Stabilimento Antonelli, 1847), tome II, p. 261-314.
23 Voir É. Carrière, Du climat de l’Italie sous le rapport hygiénique et médical (Paris, J. B. Baillière, 1849) É. Cazenave, Venise et son climat (Paris, Henri Plon, 1865).
24 Parmi les études parues en Allemagne et en Angleterre à partir de 1830, voir G. Taussig, Venedig von Seite seiner Klimatischen Verhältnisse… (Venise, H. Fr. Münster, 1847) J. Clark, On influence of climate in the prevention and cure of chronic diseases (Londres, T. and G. Underwood, 1830).
25 Bagni galleggianti in Venezia, privilegiati da S. M. l’Imperatore e Re Francesco premiati dal R. Istituto Italiano, estratto dal supplemento del nuovo Dizionario tecnologico o di arti e mestieri, Venise, Giuseppe Antonelli, 1845, p. 223.
26 C. Barzilai, Guida ai bagni di mare nella laguna di Venezia, Venise, A. Santini, 1853, p. 174.
27 A. Querini Stampalia, Nuova guida annuale di Venezia Venise, G. Cecchini, 1856, p. 40.
28 Voir H. James, The Notebooks of Henry James Edited by F. O. Matthiessen and K. Murdock, Chicago, Chicago University Press, 1981, p. 32 (1re éd. New York, Oxford University Press, 1947).
29 L’établissement demeura en activité jusqu’à la fin des années 1880, sous la direction de Sebastiano Massa.
31 Cf. P. Costantini, I. Zannier, Venezia nella fotografia dell’Ottocento, Venise, Arsenale, 1986 ; Voir l’Italie et mourir. Photographie et peinture dans l’Italie du 19e siècle (catalogue d’exposition, Paris, Musée d’Orsay, 7 avril-19 juillet 2009), Paris, Musée d’Orsay/ Skira-Flammarion, 2009.
32 Cf. Venezia la tutela per immagini. Un caso esemplare dagli archivi della Fototeca Nazionale (catalogo della mostra tenuta a Roma nel 2005-2006), a cura di P. Callegari e V. Curzi, Bologne, Bononia University Press, 2005.
30 Sur la naissance et l’évolution de cette ville balnéaire construite à partir des années 1850 sous l’impulsion de l’entrepreneur Giovanni Busetto (dit “Fisola”) (1796-1887), voir G. Romanelli, « Dalla laguna al mare l’“invenzione” del Lido », in G. Triani (dir.), Lido e lidi, moda, architettura e cultura balneare tra passato e futuro, (catalogo della Mostra tenuta al Lido di Venezia nel 1989), Venise, Marsilio, 1989, p. 76-106.
33 L.-A. et A.-R. Bisson, Reproductions photographiques des plus beaux types d’architecture et de sculpture d’après les monuments les plus remarquables de l’Antiquité, du Moyen Âge et de la Renaissance Paris, Bisson frères, Gide et Baudry, 1854-1863.
34 Voir T. Serena, « La Venise de Piot », in C. Barbillon et G. Toscano (dir.), Venise en France. Du romantisme au symbolisme (actes de la journée d’études, Paris-Venise, École du Louvre et Istituto Veneto di Scienze, Lettere ed Arti, 10 et 11 mai 2004), Paris, École du Louvre, 2006, p. 289-305.
35 M. Caraion, Pour fixer la trace Photographie, littérature et voyage au milieu du 19e siècle Genève, Droz, 2003.
Amédée Rosier (1831-1898)
Port de Venise
2e moitié du 19e siècle
24 x 32,5 cm
Inv. FEC 191
Cédric Pannevel
Commisaire de l’exposition
Venise une question de point de vue
Ancienne république autonome posée sur les rives de la mer Adriatique, la fluide et flottante1 Venise apparaît au milieu du 19e siècle comme une ville figée dans le temps. Ses palais, ses églises, ses canaux, ses ponts, ses places, ses grands maîtres de la peinture et ses gondoles sont autant de symboles qui évoquent les plus belles heures de son histoire2. Mais ses façades décrépies et rongées par l’humidité révèlent une Venise fortement marquée par la perte de son indépendance et les changements politiques récents. Elle est devenue en quelques décennies une ville hantée par ses fantômes, une cité romantique menacée par le temps qui passe. Pourtant, à l’heure où la France entre dans la modernité avec le développement du chemin de fer, la construction des grands boulevards, l’ouverture des grands magasins, l’arrivée de l’électricité, l’avènement des loisirs… Venise entame une lente mutation tout en cultivant son image de perle de l’Adriatique.
sont réalisés permettant d’améliorer les réseaux de communication, la signalétique des rues, les mesures d’hygiène et l’éclairage public3. En 1842, la gare Venise-Mestre, située sur le continent, est mise en service. Quatre ans plus tard, un pont de chemin de fer est construit entre le continent et l’île permettant aux trains d’arriver directement sur la rive droite du Grand Canal. Entre 1854 et 1858, deux ponts en fer4 sont élevés au-dessus de ce Grand Canal, jusqu’alors enjambé uniquement par le Rialto. Imaginés par l’ingénieur anglais Alfred Neville, ces deux ponts, avec leur structure métallique, inscrivent Venise dans l’ère industrielle. Deux décennies plus tard, les premiers vaporetti sont mis en service5, facilitant le quotidien des Vénitiens et des voyageurs. Parallèlement, le développement économique (notamment industriel et touristique) marque de son sceau la ville avec notamment la création d’une gare maritime, la construction de bâtiments industriels comme le Molino Stucky ou la manufacture de tissus Fortuny sur la Giudecca, le développement du Lido, la transformation d’anciens palais en hôtels de luxe, l’avènement du tourisme balnéaire…
En effet, à l’aube de la seconde moitié du 19e siècle, la cité lacustre se modernise et se transforme. De nombreux aménagements
En arrivant à Venise, c’est donc une ville coincée entre deux histoires6 que découvrent les voyageurs de la seconde moitié du 19e siècle. Une ville en marche vers le progrès où « l’ancien pénètre dans le quotidien moderne et lui garantit la pâle et délicate lueur de la tradition et des vieux souvenirs »7 Or l’image qu’ils en ont avant de débarquer dans la Sérénissime est pittoresque voire idéalisée. C’est celle diffusée par les gravures, notamment les vues d’optique du 18e siècle,
les traditionnelles vedute de Luca Carlevarijs, Canaletto, Franscesco Guardi ou de leurs épigones, et les premières photographies sorties des studios de Carlo Naya ou de Carlo Ponti rassemblées dans des albums8
Mais c’est aussi celle qui est décrite dans les récits de voyageurs ou encore celle contée par les poètes et les écrivains. Que ce soient François-René de Chateaubriand, Honoré de Balzac, Stendhal, Alexandre Dumas, Georges Sand, Théophile Gautier, Gustave Flaubert, ils ont tous dépeint Venise avec des mots, louant son charme désuet, sa fragilité, ses mystères, ses couleurs et sa lumière. Mais si sous la plume de certains d’entre eux Venise apparaît comme « un diamant unique au milieu d’une parure »9 , l’état de décrépitude de la cité construite sur les eaux est régulièrement mentionné dans leurs écrits. En 1844, Alfred de Musset évoque Venise dans un poème intitulé À mon frère, revenant d’Italie et qualifie la belle de l’Adriatique de « […] pauvre vieille du Lido, Nageant dans une goutte d’eau / Pleine de larmes. / Toits superbes ! froids monuments ! / Linceul d’or sur des ossements / Ci-gît Venise. »10 Quarante-et-un ans plus tard, Guy de Maupassant compare Venise à « un vieux bibelot d’art charmant, pauvre, ruiné, mais fier d’une belle fierté de gloire ancienne. / Tout semble en ruine, tout semble sur le point de s’écrouler dans cette eau qui porte une ville usée. Les palais ont des façades ravagées par le temps, tachées par l’humidité, mangées pas la lèpre qui détruit les pierres et les marbres. »11. Lors de son séjour en Italie (du 29 octobre au 16 décembre 1894), Émile Zola reprend dans son journal de voyage le terme de bibelot pour décrire Venise dont il prédit
la disparition : « C’est une ville bibelot, une ville de curiosité qu’il faudrait mettre sous verre ».
Cette vision d’une Venise dramatiquement belle dure tout le 19e siècle, et perdure même jusqu’au début du 20e siècle, sans jamais réellement nuire à son pouvoir d’attraction car « quand nous arrivons dans cette ville singulière, nous la contemplons infailliblement avec des yeux prévenus et ravis, nous la regardons avec nos rêves. »12 Ainsi Venise continue d’être admirée, célébrée, désirée, visitée, représentée. « Aucun coin de la terre n’a donné lieu, plus que Venise, à cette conspiration de l’enthousiasme. Lorsque nous pénétrons pour la première fois dans la lagune tant vantée il est presque impossible de réagir contre notre sentiment anticipé, de subir une désillusion. L’homme qui a lu, qui a rêvé, qui sait l’histoire de la cité où il entre, qui est pénétré par toutes les opinions de ceux qui l’ont précédé, emporte avec lui ses impressions presque toutes faites ; il sait ce qu’il doit aimer, ce qu’il doit mépriser, ce qu’il doit admirer. »13
Alors que Venise semble être devenue sous la plume des écrivains une espèce de carte postale jaunie par le temps, elle attire et fascine toujours les artistes qui la découvrent le plus souvent à la faveur d’un voyage en Italie. Car Venise est d’abord une destination artistique avant d’être une destination purement touristique. Déjà, à la fin du 15e siècle, Albrecht Dürer se rend dans la cité des Doges pour, entre autres choses, y appréhender les lois de la perspective. Puis tout au long des siècles suivants, les artistes y viennent pour percer les secrets
des grands maîtres de l’École vénitienne (Giorgione, Bellini, Titien, Tintoret, Véronèse…) qui utilisent la couleur pour faire naître des formes, construire des espaces et engendrer de la lumière. Au début du 19e siècle, beaucoup de peintres voyagent encore à Venise dans le but unique de se former par l’étude des peintres anciens et parallèlement profiter des charmes pittoresques de la ville. Les paysagistes anglais, à l’instar de John Constable (1776-1837), William Turner (1775-1851) et Richard Parkes Bonington (1802-1828), sont certainement les premiers à appréhender la ville autrement. Ne se laissant pas impressionner par son architecture et sa légende, ils trouvent dans Venise un sujet qui avait jusqu’alors laissé peu de place à l’invention bien que maintes fois représenté avec beaucoup de sciences et de précisions par les vedutistes italiens. Dans la continuité de Francesco Guardi (1712-1793), qui parvient en son temps à exprimer les tonalités frémissantes de l’atmosphère et à retranscrire des impressions éphémères dans ses vues vénitiennes, ces paysagistes portent un regard nouveau sur la cité lacustre, ne cherchant pas à la représenter mais à la percevoir et à la ressentir pour mieux la magnifier. Dès lors, ils cherchent à saisir sur leur toile sa lumière mouvante et son atmosphère iridescente, ouvrant ainsi la voie au paysage « atmosphériste ».
À partir du milieu du 19e siècle, grâce notamment au développement du chemin de fer qui rend le voyage plus facile, les artistes de toute l’Europe sont de plus en plus nombreux à se rendre à Venise. Comme n’importe quels voyageurs, ils visitent la cité
et se laissent envoûter par sa magie. Ils visitent les musées et s’attardent sur les sites consacrés comme le Rialto, l’entrée du Grand Canal, Santa Maria della Salute, San Giorgio, la place Saint-Marc, le quai des Esclavons… Ils sont immédiatement séduits par cette lumière qui change aussi vite qu’ondulent les eaux de la lagune. Il est évident que Venise a tout pour séduire les artistes dont les thèmes de prédilection sont l’eau, la lumière, la dissolution des formes, la sensation des couleurs. Qu’ils soient académiques, romantiques, orientalistes, atmosphéristes, impressionnistes, postimpressionnistes, néo-impressionnistes, symbolistes ou encore fauvistes, ils y trouvent une source d’inspiration inépuisable qui répond à leurs visions singulières mais aussi aux goûts du public de plus en plus friands des paysages vénitiens. Pour les orientalistes, la capitale de la Vénétie est la porte d’entrée de l’Orient avec ses couleurs mordorées, ses couchés de soleil et ses clairs de lune (Amédée Rosier, Tetar Van Elven, Félix Ziem, Maurice Bompard, Félix Bouchor…). Pour les impressionnistes et les postimpressionnistes, Venise est la cité idéale où l’eau joue en permanence avec la lumière et offre une image en perpétuel mouvement (Claude Monet, Eugène Boudin, Edouard Manet, Pierre Auguste Renoir, Louis Aston Knight, Henri Lebasque…). Pour les pointillistes, la Sérénissime est une sensation colorée et fragmentée (Henri Edmont Cross, Paul Signac…). Pour les premiers cinématographistes, Venise est un terrain de jeu incontournable pour séduire le public et enrichir le catalogue des vues photographiques animées de la maison Lumières (Alexandre Promio).
De l’entrée du Grand Canal à la Pointe de la Douane, en passant par le port et le rielo de le Erbe (petit canal du pâturage), ces artistes vont progressivement dépoussiérer l’image de la cité des Doges et en offrir des points de vue modernes. Leur ambition n’est plus de peindre des vues pittoresques mais bien de retranscrire son caractère unique et son atmosphère insaisissable qui fait dire à Claude Monet que Venise est « inrendable »14
En arrivant à Venise, les artistes sont tous confrontés à un défi de taille : son urbanisme et sa géographie. En effet, la ville-nénuphar15 impose ses points de vue en limitant les lieux où l’artiste va pouvoir se poser pour dessiner ou peindre (ponts, quais et places). Elle n’offre que quelques espaces « où l’œil peut embrasser un paysage dans son ensemble,
Vues prises sur la lagune, au large de l’île de Murano le 18 février 2024 à 15 h 35
sans être resserré par une construction »16 . Certains, comme Félix Ziem ou Claude Monet, s’aventurent à peindre sur le Grand Canal ou sur les nombreux canaux pour tenter de saisir des angles originaux. À ces contraintes urbanistiques, s’ajoute celle de la lumière intimement liée à la course du soleil dans le ciel et à la météorologie. Cette contrainte, tous les artistes qui travaillent sur le motif la connaissent et savent qu’en fonction de l’heure de la journée et du temps qu’il fait, il leur est possible d’avoir des visions très distinctes d’un même point de vue (cf. photographies ci-desssus prises sur la lagune, au large de l’île de Murano, l’une face au soleil et l’autre avec le soleil dans le dos). Mais l’omniprésence de l’eau ajoute une part de complexité aux artistes qui cherchent à capter ce voile atmosphérique
qui enveloppe la Sérénissime et en adoucit les contours. Ainsi, pour réussir à saisir cette combinaison infinie et changeante « eau + pierre + lumière + couleur », les peintres s’attardent plus volontiers sur les sites consacrés de Venise. Ce n’est vraisemblablement pas pour des raisons pittoresques mais certainement parce que la ville dicte sa loi et impose ses règles. Ils sont d’ailleurs peu nombreux à sortir des sentiers battus pour peindre la vraie Venise, à la regarder telle qu’elle est, sans les fards irisés de la lumière et les ombres glorieuses du passé. Si quelques-uns s’aventurent dans les quartiers reculés de la ville, il est surprenant de constater qu’aucun artiste n’a fait le choix de se confronter à la modernité vénitienne (son pont translagunaire, ses ponts
métalliques construits sur le Grand Canal, ses vaporetti, son port maritime, son thermalisme). Même les impressionnistes, qui habituellement n’hésitent pas à casser les codes de la peinture en peignant une gare ou une régate, restent dans les sentiers balisés de la cité car Venise doit rester Venise pour ne pas devenir une simple ville de bords de mer, un motif comme un autre.
Le petit guide touristique (et subjectif) qui suit est basé sur l’itinéraire proposé par le Guide Diamant17 – Italie. Il emmène le lecteur à la découverte de Venise et offre différents points de vue d’un même sujet afin de dévoiler les mille et un regards portés par les artistes sur la Sérénissime, des plus « respectueux du modèle » aux plus inventifs.
1 Référence à Octave Mirbeau, Des artistes 1922.
2 Venise est une république indépendante pendant mille ans, de son affranchissement de l’Empire romain d’Orient (8e siècle) à l’entrée des troupes françaises dans la ville en 1797.
3 Venise un spectacle d’eau et de pierres Laetitia Levantis, UGA Éditions, 2019 — page 66.
4 Le ponte de la Carità (pont de la Charité – devenu aujourd’hui le Pont de l’Accademia) est ouvert aux piétons en 1854 et le Ponte degli Scalzi (Pont des déchaussés), en face de la gare, ouvert aux piétons en 1858.
5 Le premier vaporetto pour circuler sur le Grand Canal est mis en service en 1881.
6 Référence à l’exposition « Venise au 19e siècle, une ville entre deux histoires » présentée au musée de
beaux-arts et d’archéologie Joseph Déchelette de Roanne, du 20 juin au 20 octobre 2013.
7 Hermann Hesse cité dans Le Voyage en Italie Jean-Claude Simœn, Éditions Jean-Claude Lattès, 1994, tome I, page 167.
8 Voyages en Italie (1863) –Photographes : Antonio Perini, James Anderson, Adolphe Godard, Domenico Bresolin, Carlo Ponti, Alinari Fratelli ; Albums de vues et monuments de Venise et de Rome (1863) – Photographes : Antonio Perini et Giacomo Caneva.
9 Hyppolite Taine.
10 À mon frère, revenant d’Italie, Alfred de Musset, Revue des Deux Mondes, tome vi, 1844, pages 163-169.
11 Guy de Maupassant, Venise, 8 mai 1885, BnF collection, ebooks, 2015 (d’après une édition datée de 1909).
12 Ibidem.
13 Ibidem.
14 Monet et Venise Philippe Piguet, Éditions Herscher, Paris 2008, édition revue et complétée, page 33.
15 Paul Morand, Venises, Gallimard/ L’Imaginaire, 1971.
16 Venise un spectacle d’eau et de pierres Laetitia Levantis, UGA Éditions, 2019.
17 Le Guide Diamant est un des premiers guides du voyageur français créé en 1854.
«Tracer son itinéraire, tel est le premier devoir du voyageur. Pour qu’un voyage soit en même temps utile et agréable, il faut qu’il ait été étudié avec intelligence et avec soin. (…). Depuis plusieurs années, les Compagnies de chemins de fer italiens ont facilité singulièrement aux touristes la visite des principales localités d’Italie par la création de nombreux voyages circulaires qui répondent à tous les itinéraires possibles et offrent de grands avantages comme réduction de prix.
Ci-contre :
Principales communications du centre de l’Europe avec l’Italie
Guide Diamant – Italie
Hachette et Compagnie, 1880
De Louviers à Venise
Petit guide touristique (et subjectif)
Grâce à la généralisation du chemin de fer, le voyage à Venise est devenu plus facile. Néanmoins, le périple dans la cité des Doges reste toujours onéreux et réservé à une partie aisée de la population. Le voyageur de 1880 qui part de la gare de Louviers, muni de son guide Diamant-Italie, doit d’abord se rendre à la gare de Saint-Pierre-du-Vauvray pour rejoindre la liaison
Le Havre-Paris avant de prendre le train direction Venise. Le trajet n’est pas direct et il existe différents itinéraires pour s’y rendre (voir illustration page 43). Le plus rapide se fait entièrement en train et passe par Turin et Milan. Ce sont 1 226 kilomètres à parcourir, 31 h 15 par train express ou 44 h 45 par train omnibus avant d’emprunter le pont translagunaire pour débarquer sur la rive droite du Grand Canal. Cette toute dernière partie du voyage suscite l’étonnement des premiers voyageurs à l’instar du graveur lovérien Gustave Bertinot qui se rend à Venise en juin 1855 et écrit1 : « Quoi de plus extraordinaire que cette entrée dans cette ville sur un pont qui a bien deux milles de longueur. Quand on ne passe point sa tête par la portière, on croirait que le chemin de fer vole sur l’eau et puis au bout de ce chemin, des dômes, des flèches, des palais, une ville considérable qui a l’air de flotter. »
1 Lettre de Gustave Bertinot à son frère
Edouard datée du 7 juin 1855 ; Émile Bertinot Gustave Bertinot, graveur d’histoire (1822-1888), P. Lethielleux, libraire-éditeur, page 100.
Paul Faugas (1840-1905)
Saint-Pierre-du-Vauvray, la gare 1898
Albert Lebourg (1849-1928)
Notre-Dame de Paris, vue du quai de la Tournelle 1910
65 x 80,5 cm
Inv. 2009.1.1
Jacques Liévin (1854-1941)
Pseudonyme de Eugène Galien-Laloue Le pont Royal, Paris 1893
Huile sur toile 40 x 65,1 cm
Don Roussel, 1904
Musée de Louviers
Inv. LOV 3700
Roger Jourdain (1845-1918)
Bord de Seine
Vers 1890
Aquarelle sur papier
29 x 38 cm
Don de l’Association des Amis du Musée de Louviers et de la Société d’Études Diverses de Louviers
Musée de Louviers
Inv. 2024.1.2
Né à Louviers, Roger Jourdain est un peintre qualifié d’académique. Membre de la Société d’aquarellistes français, il produit de nombreuses aquarelles de la campagne normande, de Paris ou de Venise (voir page 102) où il séjourne en 1876. Bien que le dessin soit précis et la touche maîtrisée, les aquarelles de Roger Jourdain traduisent un certain intérêt pour les effets de la lumière sur les couleurs et les formes. Cette vue parisienne, où apparaissent la tour Eiffel et le pavillon espagnol (à gauche) édifiés pour l’Exposition universelle de 1889, montre que l’artiste n’était pas étranger aux préoccupations des peintres modernes.
«Venise*, Ville de 128 901 habitants, est située dans les lagunes de la mer Adriatique, sortes de lacs ou de flaques d’eau épanchées sur un rivage plat. Cette ville, la plus singulière d’Italie, est formée par trois grandes îles composées de 117 îlots reliés les uns aux autres par 400 ponts.
– Elle est divisée en deux parties inégales par le Grand Canal (Canal Grande), long d’environ
3 700 mèt., d’une largeur moyenne de 50 mèt., ayant la forme d’un S retourné. Trois ponts le traversent : l’ancien pont de pierre du Rialto ; le pont de fer, vis-à-vis de l’Académie des Beaux-Arts, et un pont de fer, vis-à-vis de la gare.
Elle est reliée à la terre ferme, depuis 1845, par le viaduc sur lequel passe le chemin de fer (R. 27).
– Au S. des deux principaux groupes d’îlots sont deux autres îles : San Giorgio Maggiore, en face de la place Saint-Marc, et la Giudecca, à l’O. de cette dernière. – Les maisons, très-agglomérées, sont bâties sur pilotis, les façades principales tournées vers les canaux. Des conduites d’eau qui s’étendent sous les rues et les places leur distribuent l’eau potable, que l’on recueille aussi dans les citernes. – Le climat de Venise est salubre.
«Guide Diamant- Italie ; A.J. Du Pays et P. Joanne ; Hachette et Cie-1880
Arrivée à Venise par le bassin de Saint-Marc
Jusqu’à la construction de la gare sur la rive droite du Grand Canal, tous les voyageurs arrivaient à Venise par les eaux de la lagune et découvraient le bassin de Saint-Marc avec cette vue traditionnelle de la cité des Doges reprise dans l’affiche publicitaire du Chemin de Fer de l’Est (voir ci-contre).
Ils pouvaient alors embrasser du regard le palais des Doges, le campanile, les coupoles de la basilique Saint-Marc, les colonnes de la Piazzetta et le quai des Esclavons. Cette vue a inspiré tous les peintres de la seconde moitié du 19e siècle, d’Eugène Boudin à Pierre Auguste Renoir en passant par Claude Monet, Henri Le Sidaner, René Ménard ou Charles Cottet. Pour peindre ce lieu mythique de Venise, ils pouvaient s’installer sur une gondole, sur la Pointe de la Douane ou encore sur l’île de San Giorgio.
Hugo d’Alesi (1849-1906)
Venise
1899
Chromolithographie, 40 x 29 cm
Collection particulière
Eugène Boudin (1824-1898)
La Place Saint-Marc à Venise vue du Grand Canal 1895
Huile sur toile
50,2 x 74,2 cm
Le Havre, Musée d’art moderne
André Malraux
Inv. B 219
Eugène Boudin se rend deux fois à Venise : une première fois en 1892 et une seconde en 1895. Les points de vue choisis par l’artiste sont assez classiques : le bassin de Saint-Marc, le Grand Canal, la Giudecca, la Salute… C’est lors de son second voyage qu’il réalise cette vue emblématique de la Sérénissime prise depuis l’île San Giorgio dont on voit les quais en bas à droite. Ici le ciel est bleu parsemé de nuages cotonneux si chers à Boudin. Dans l’œuvre appartenant au Château-Musée de Dieppe (voir page 85), le point de vue est différent puisque l’artiste choisit les quais de la Giudecca pour peindre l’île San Giorgio, offrant une vision plus large sur le bassin de Saint-Marc.
René Ménard (1862-1930)
Venise. Palais des Doges Fin 19e siècle
Huile sur toile 62 x 84 cm
Château-Musée de Dieppe Inv. 971.15.93
Connu pour ses paysages symbolistes et crépusculaires, René Ménard adopte dans certaines de ses peintures la lumière de l’impressionnisme. À Venise, placé sur la Pointe de la Douane, il peint l’extrémité du Grand Canal avec sa Piazzetta, son palais des Doges, son campanile et sa basilique Saint-Marc. Il réalise deux versions de ce point de vue : une, peinte en fin d’après-midi, conservée au Musée d’Orsay et celle-ci, au coucher de soleil, à l’instant où Venise se pare d’un voile rose-orangé. Ce moment de la journée séduit de nombreux peintres (voir pages 49, 51) car « Aucune Venise n’est comparable à la Venise de cette heure magique. Pour ce bref délai, sa gloire ancienne revient. Le ciel se voûte au-dessus d’elle comme un grand baldaquin impérial semé des mystères de sa lumière. Elle a tout l’aspect d’une splendeur sans tache. Aucune autre cité ne capture la pourpre évanescente du jour dans un effet si magique. »2
2 Henri James.
Norbert Goeneutte (1854-1894)
Vue de Venise
1890
Eau-forte et pointe sèche
27,1 x 37,6 cm
Collection particulière
Peintre-graveur, Norbert Goeneutte maîtrise toutes les techniques de la gravure mais excelle à l’eau-forte et à la pointe sèche. Installé à Montmartre, il fréquente le cercle des impressionnistes et se lie d’amitié avec certains d’entre eux. Bien qu’il partage leurs préoccupations, Goeneutte n’a jamais participé aux expositions
du groupe. Ses succès à l’Exposition universelle de 1889 et au Salon national des Beaux-Arts en 1890 lui permettent de voyager. Cette même année, il part à Venise et en revient avec une dizaine de gravures dont cette vue moderne du bassin de Saint-Marc avec son activité portuaire, et au loin le palais des Doges et le campanile.
Joseph Félix Bouchor (1853-1937)
Venise au soleil couchant
4e quart du 19e siècle
33 x 46 cm
Inv. MN 121
Maurice Bompard (1857-1935)
Le palais du bassin de Saint-Marc à Venise
Fin 19e siècle – début 20e siècle
des beaux-arts Denys-Puech - Rodez
Ancien élève de l’École des BeauxArts de Paris, Maurice Bompard reçoit une bourse d’étude qui lui permet de découvrir l’Espagne puis la Tunisie. Ce premier voyage marque non seulement ses débuts de peintre orientaliste mais aussi de peintre voyageur. En 1894, après de longs séjours dans le Sud algérien, il part à la découverte de Venise, la porte de l’Orient, et s’y installe pendant trois mois. Il y retourne alors régulièrement
jusqu’en 1918 si bien qu’il considère Venise comme sa « seconde patrie ». La cité des Doges lui offre des jeux de lumières sur les monuments et palais, des reflets sur les canaux et des scènes de genre pittoresques qu’il affectionne tant. Au cours de ces quatorze années, Maurice Bompard produit de nombreuses vues de la ville qui lui assurera une grande renommée.
Galiani (1854-1941)
Pseudonyme de Eugène Galien-Laloue Venise, bateaux à quai, le soir
Vers 1880
22
Inv. LOV
Galiani est un des nombreux pseudonymes de Eugène Galien-Laloue. Peintre et graveur français, il n’a jamais revendiqué appartenir à un courant artistique mais il est souvent considéré comme un artiste influencé par l’impressionnisme. Il est surtout connu pour ses vues de la capitale avec ses quais (voir page 39), ses boulevards, ses monuments et ses passants.
Mais il a réalisé également des paysages normands, marseillais ou encore vénitiens. C’est sous le pseudonyme italianisant de Galiani, qu’il signe ses peintures de la cité lacustre. L’artiste ne s’est jamais rendu à Venise. Ses vues de la Sérénissime sont inspirées par des cartes postales ou des photographies3
«Place Saint-Marc (piazza San Marco), formée de deux places d’inégale grandeur, communiquant à angle droit : la place Saint-Marc proprement dite, et la Piazzetta.
La plus grande, la place Saint-Marc, pavée de dalles grises et en marbre blanc d’Istrie, entourée sur trois côtés de belles constructions classiques et d’arcades, et ayant à l’autre extrémité la basilique de Saint-Marc, a 175 mèt. 70 de longueur, sur une largeur qui varie de 56 mèt. à 82 mèt. C’est le lieu de réunion le plus fréquenté par les habitants et par les étrangers. – Une multitude de pigeons s’y abattent à 2 h. de l’après-midi pour y manger le grain qui leur est jeté aux frais de la ville. –
En été, trois fois par semaine une musique militaire s’y fait entendre de 8 h. à 10 h. du soir.
Piazzetta (Petite Place), prolongement de la place Saint-Marc vers le rivage, bordée au N. par la place Saint-Marc, au S. par la mer, à l’E. par le Palais-Ducal, et à l’O. par la Libreria Vecchia et la Monnaie qui entourent la place Saint-Marc. Elle a 97 mèt. de longueur sur 41 mèt., et 48 mèt. 70 de largeur. Le quai, auquel elle aboutit, s’étend des deux côtés et prend le nom de Môle, depuis le petit jardin du Palais-Royal jusqu’à l’extrémité du Palais-Ducal et au pont de la Paille, en arrière duquel s’élève le célèbre pont des Soupirs. Au-delà du pont de la Paille commence le quai des Esclavons (riva degli Shiavoni), le plus fréquenté de Venise. – C’est à la Piazzetta que se trouve la principale station des gondoles.
Guide Diamant- Italie ; A.J. Du Pays et P. Joanne ; Hachette et Cie-1880
Maurice Bompard (1857-1935)
La place Saint-Marc à Venise Fin 19e – début 20e siècle
La place Saint-Marc
La place Saint-Marc est un endroit incontournable de Venise. Véritable point de rendez-vous pour les voyageurs, elle est l’éternelle et l’universelle image de la cité avec sa basilique, sa tour de l’horloge, son campanile, ses Procuraties, ses cafés, ses deux colonnes sur la Piazzetta, son palais ducal et son pont des Soupirs. De par ses dimensions et sa configuration, elle offre aux artistes une infinité de points de vue sur ces bâtiments qui la caractérisent mais aussi sur les sites emblématiques à proximité comme l’île San Giorgio ou l’extrémité du Grand Canal avec sa Pointe de la Douane. Bien qu’elles soient très minérales, certains peintres se sont laissés séduire par l’architecture de la grande et de la petite place, cherchant à retranscrire les effets de la lumière vénitienne sur la pierre.
Walter Sickert (1860-1942)
Basilique Saint-Marc à Venise
Circa 1900
À la fin des années 1880, Walter Sickert débute sa carrière en peignant des sujets inhabituels voire transgressifs pour l’Angleterre victorienne. Puis, il se tourne peu à peu vers les paysages urbains, multipliant les vues de Venise où il séjourne régulièrement entre 1895 et 1904. Fasciné par les monuments de la ville, Sickert trouve dans la basilique Saint-Marc son motif favori. Il varie ainsi les points de vue sur la façade, les effets lumineux, isole certains fragments architecturaux… Cet ensemble n’est pas sans évoquer la série des cathédrales de Monet et place ainsi Walter Sickert dans le sillage de l’impressionnisme.
Place Saint-Marc, vue sur le campanile et la basilique
19e siècle
Jacques Émile Blanche (1861-1942)
Venise, San Marco 1912
21
Jacques-Émile Blanche découvre
Venise pour la première fois lors de son voyage de noces en décembre 1895. Il y retourne en 1911, 1912 (il est invité à la biennale de Venise) et 1913. Toutes les œuvres vénitiennes connues de J.-É. Blanche sont datées de cette période. Ses sujets sont ceux de ses contemporains : le Grand Canal, la place Saint-Marc, la Pointe de la Douane, la Piazzetta, le Rialto, la lagune, l’église de la Salute… mais certains de ses points de vue sont originaux comme la vue de la place Saint-Marc prise depuis une gondole amarrée à la riva degli Schiavoni (quai des Esclavons).
Lors de son troisième séjour, il réalise cinq esquisses sur des panneaux dont cette vue de la façade de la basilique Saint-Marc et celle de Santa Maria della Salute (voir page 72). D’un geste vif et rapide, il suggère les ombres fugaces et l’éclat vibrant du soleil sur les façades de ces deux monuments vénitiens.
Anonyme
Vue sur le Môle 19e siècle
Photographie, tirage albuminé et colorisé 25 x 32 cm
Musée des Beaux-Arts de Bernay Inv. 2005.0007
Anonyme
Vue sur la Piazzetta, Venise 19e siècle
Photographie, tirage albuminé et colorisé 25 x 32,5 cm
Musée des Beaux-Arts de Bernay Inv. 2005.0001
Anonyme, France
Venise, la place Saint-Marc 2e moitié du 19e siècle
Huile sur panneau d’acajou
21,8 x 16,8 cm
Collection Les Pêcheries, musée de Fécamp Inv. 995.13.2
Pierre Tetar van Elven (1831-1908)
Venise, effet de pluie
Avant 1893
Huile sur toile
48 x 63,5 cm
Paris, musée d’Orsay, acquis de l’artiste par l’État pour le Musée du Luxembourg en 1983
Inv. RF 1979 43
C’est une vision réaliste et non idéalisée de Venise que Pierre Tetar van Elven présente au Salon des artistes français de 1893. L’artiste, formé à l’Académie d’Amsterdam et de La Haye, représente le quai de la Piazzetta (le Môle) sous un ciel très nuageux, juste après la pluie. Dans sa manière de traiter le sujet, il ne cherche pas à jouer avec les effets de la lumière sur les eaux du Grand Canal, mais il tente de saisir les effets de la pluie sur le paysage. L’air humide devient un voile invisible qui gomme les contours et souligne l’aspect minéral de la cité bâtie sur la lagune.
Edmond Yarz (1845-1920) Venise, la Piazzetta Avant 1889
Edmond Yarz, originaire de Toulouse, suit les cours de l’École des beaux-arts de sa ville natale. Peintre reconnu pour ses paysages, il se revendique surtout comme un autodidacte au service de la beauté de la nature qu’il aime à représenter. Au fil de ses voyages à Tanger, Mogador, Venise, mais aussi dans ses chères Pyrénées ou en Provence, il se plaît à retranscrire la beauté des paysages méridionaux et la lumière du Sud. Dans cette toile, la lumière blanche inonde les bords de la Piazzetta et illumine Notre-Dame de la Salute en arrière-plan. L’artiste capte ici la vie sur l’une des plus fameuses places de la ville : un enfant, pieds-nus, joue à faire s’envoler les pigeons posés sur les pavés de la place.
Huile sur toile 85 x 55,5 cm Musée d’arts de Nantes Inv. 1230Félix Ziem (1821-1911)
Porte d’un palais à Venise (esquisse)
Avant 1911
Contemporain de William Turner, Félix Ziem est un artiste inclassable. Voyageur dans l’âme, il sillonne l’Europe et l’Orient. Sur place, il réalise des ébauches sur le motif avant de les retravailler en atelier. Il s’intéresse toujours à des points de vue où l’eau et le soleil dominent. Peintre orientaliste et pré-impressionniste, il est logiquement attiré par Venise dont il réalise de nombreuses vues. Il y séjourne à 17 reprises. D’un geste rapide, il saisit avec une certaine virtuosité le jeu de l’eau, la lumière et la pierre.
Carlo Salvini (1824-1899)
Venise
2e moitié du 19e siècles
Aquarelle sur papier
29 x 18,5 cm
Collection particulière
Carlo Salvini est un aquarelliste italien spécialisé dans les vues vénitiennes qui devaient être certainement destinées aux touristes. Ses points de vue reprennent ceux diffusés par la photographie. Dans cette aquarelle, l’artiste représente un site incontournable de Venise : le pont des Soupirs. D’un geste souple, il pose le dessin, matérialise les ombres et se sert du blanc du papier pour révéler la lumière. La couleur vient souligner les éléments architecturaux et les ondulations de l’eau du Rio di Palazzo.
Carlo Naya (1816-1882)
Venise, Vue du pont des Soupirs 1874
Collection particulière
«Certaines courses ne peuvent avoir lieu qu’en gondole ; telle est entre autres la visite du Grand-Canal. La gondole épargne du temps à celui qui n’en a que peu à donner à cette ville, si riche en monuments intéressants. (…)
Les palais qui contribuent à la magnificence de Venise, sont de petits hôtels sans cour, ni jardin, ni dépendances, dont la principale façade, généralement tournée vers un canal, excède rarement 20 ou 25 mèt. de longueur.
Les plus célèbres et aussi les plus beaux de ces palazzi sont élevés sur les rives du Grand-Canal. (…)
Pont du Rialto (d’une seule arche, 1588-91).
Ce pont long de 48 mèt., large de 10, repose sur 12 000 pilotis. Il est bordé de deux rangées de boutiques.
Santa Maria della Salute, vulgairement la Salute, somptueux édifice du style de la décadence (1631-1682), construit par Bald. Longhena, et élevé en commémoration de la cessation de la peste de 1630. – Coupole monumentale. – A g. du maître-autel : candélabre en bronze, par Alessandro Bresciano. – Peintures de Titien (St-Marc et 4 Saints ; mort d’Abel ; Abraham ; David) et de Tintoret (Noces de Cana), dans l’église et dans la sacristie.
Guide Diamant- Italie ; A.J. Du Pays et P. Joanne ; Hachette et Cie-1880
Pierre Georges Diéterle (1844-1937)
Venise, le Grand Canal
Fin 19e siècle – Début 20e siècle
Sur le Grand Canal
Avec l’arrivée du train dans Venise au milieu du 19e siècle, le voyageur n’appréhende plus Venise par le bassin de Saint-Marc mais débarque sur les bords du Grand Canal. Cette grande artère maritime qui divise la cité en deux devient un de ses repères pour se guider dans la ville. Avec le premier vaporetto mis en service en 1881, il peut partir à la découverte des palais et des églises qui animent ses rives. C’est d’ailleurs le seul moyen pour lui de voir les
bâtiments dont les façades émergent de l’eau. Les points de vue qu’offrent le Grand Canal aux voyageurs et aux artistes sont peu nombreux : il y a les places (campo) qui le bordent, les trois ponts qui l’enjambent ou encore les quelques voies piétonnes (fondamenta) qui le longent. Ainsi, c’est la géographie du lieu qui explique que les représentations du Grand Canal se concentre autour du Rialto, de la Salute et de la Pointe de la Douane.
Carlo Naya (1816-1882)
Venise, la Ca’d’Oro Venise, Vue du Grand Canal prise de la rive du théâtre San Semuele 1874
Carlo Naya compte parmi les pionniers de la photographie en Italie. En 1857, il s’installe à Venise et ouvre un atelier sur la place Saint-Marc dont la production est avant tout destinée aux touristes désireux de rapporter un souvenir de leur séjour vénitien.
Carlo Naya réalise de nombreux clichés de la cité des Doges et se concentre principalement sur les bâtiments emblématiques : le Rialto, le pont des Soupirs (voir page 65), le Grand Canal et ses palais, la place Saint-Marc et sa basilique, la Piazzetta, etc.
Alors que les gravures et les vedute du 18e siècle grouillent de personnages et de gondoles, les photographies de Carlo Naya (et celles de ses confrères) sont quelque peu dépeuplées. La raison est technique. En effet, le temps de pause relativement long ne permettait pas de retranscrire l’agitation de la vie quotidienne à Venise.
Émile Vaucanu (1864-1896)
Venise, le Pont du Rialto 1891
Eau-forte
29,7 x 43,2 cm
Musée des Beaux-Arts de Bernay Inv. 991.2.96
Graveur bernayen, Émile Vaucanu réalise une série de cinq gravures sur Venise, présentées en 1891 lors du concours de gravures et de lithographies organisé par la Société des amis des arts du département de l’Eure.
Bien qu’ayant l’âme voyageuse, l’artiste ne s’est vraisemblablement jamais rendu dans la cité des Doges.
Pour réaliser ses vues vénitiennes, il s’est inspiré de points de vue classiques diffusés par les photographies de Carlo Naya, Carlo Ponti ou encore Achille Quinet. Dans sa gravure du pont du Rialto, l’inversion de l’image par rapport à la réalité atteste que l’artiste a bien utilisé la photographie pour modèle.
François Schommer (1850-1935)
Le Grand Canal à Venise
Entre 1850 et 1935
Huile sur toile
36 x 44 cm
Paris, musée d’Orsay, acquis de l’artiste par l’État pour le Musée du Luxembourg en 1983
Inv. RF 1977 311
Peintre académique, François Schommer est d’abord connu pour ses tableaux d’histoire et ses scènes de genre. Premier prix de Rome en 1878, il séjourne à la Villa Médicis de 1879 à 1882 et en profite pour aller visiter Venise (1879). Il y peint des aquarelles et quelques tableaux. Cette huile sur toile représente le Grand Canal vu depuis le ponte de la Carità
(pont de la Charité – devenu aujourd’hui le pont de l’Accademia) ouvert aux piétons en 1854. L’artiste choisit un point de vue nouveau sur la dernière section du Grand Canal avec dans la perspective, les palais de la rive gauche, la Salute et la Pointe de la Douane.
La Salute à Venise 1921
Eau-forte originale, burin et bois, gravé en camaïeu
28,3 x 22,3 cm Collection particulière
Franz Richard Unterberger (1837-1902)
Venise, Santa Maria della Salute Vers 1885
Huile sur toile 82 x 70,2 cm
Don Roussel, 1904 Musée de Louviers Inv. LOV 2082 (2011.0.16)
Originaire d’Innsbruck en Autriche, Franz Richard Unterberger est initié à la peinture de plein air par son professeur à l’Académie de Düsseldorf, Andreas Achenbach (1815-1910). À la fin des années 1860, installé à Bruxelles, il voyage à Venise, dans le sud de l’Italie et en Sicile. Séduit par les paysages de ces contrées baignées de soleil, il y retourne régulièrement faisant de l’Italie sa principale source d’inspiration. Les vues de Venise d’Unterberger sont reconnaissables à la lumière blanche qui éclaire la façade des bâtiments (ici la Pointe de la Douane et l’église Santa Maria della Salute), à la place laissée à l’eau et au ciel, à la délicatesse des couleurs, à l’atmosphère brumeuse du lointain et aux personnages qui animent la composition.
«San Giorgio Maggiore, 1566, en face de la Piazzetta. – Façade de Palladio. – Intérieur : tableaux du Tintoret (la Cène, la Manne, martyre de SaintÉtienne, etc.). – Belles stalles du chœur. – Du clocher, belle vue.
Redentore (dans l’île de Giudecca), construite par Palladio (1577-92). –À dr. : Flagellation du Christ, par Tintoret. – Sacristie : trois tableaux de J. Bellin. – À g. : Descente de croix, par Palma le Jeune ; Ascension, par Tintoret.
«Guide Diamant- Italie ; A.J. Du Pays et P. Joanne ; Hachette et Cie-1880
Les îles de San Giorgio Maggiore et de la Giudecca
San Giorgio Maggiore et la Giudecca sont deux îles séparées par le petit canal de la Grâce. Le Guide Diamant est peu prolixe sur ces deux endroits de Venise, les réduisant à leur église palladienne, alors même qu’elles sont toutes deux chéries des artistes. Baptisée « L’île des Cyprès », l’île de San Giorgio Maggiore est située en face du palais des Doges, à l’entrée du canal de la Giudecca. Elle est connue pour son monastère bénédictin fondé au 10e siècle, son campanile et son église dont les plans sont signés du célèbre architecte, Andrea Palladio. San Giorgio Maggiore est à la fois un sujet de représentation et un point de vue pour les peintres. En effet, posée sur les eaux de la lagune, l’île de San Giorgio Maggiore est immédiatement reconnaissable à sa silhouette qui semble naître à l’endroit précis où se rencontrent la mer et le ciel. Que ce soit sur les rives de la Piazzetta, de la Pointe de la Douane, du quai des Esclavons ou sur le bassin de Saint-Marc, les artistes peuvent à loisir la peindre sous tous ses angles et sous toutes les lumières. Mais au-delà d’être une source d’inspiration, c’est également le lieu idéal pour saisir sur le vif
le bassin de Saint-Marc (et sa vue iconique), le canal de la Giudecca ou encore la Pointe de la Douane.
Installés sur le parvis devant l’église, les peintres ont sous les yeux un panorama incroyable dans lequel ils peuvent puiser à volonté. Et ils sont d’ailleurs nombreux à choisir ce lieu pour peindre comme en atteste une lettre d’Alice Monet à sa fille datée du 6 novembre 1908 : « C’est effrayant la quantité de peintres ici, sur cette petite place de San Giorgio. Il y en a cinq, plus une femme et Monet, (…)4» . L’île de la Giudecca, bordée par le canal du même nom, offre également une vue imprenable sur Venise. Son unique quai qui longe l’île d’est en ouest permet aux artistes de s’installer face à Venise et leur offre la possibilité de ne jamais avoir le soleil dans les yeux. Ainsi, sur les bords du canal de la Giudecca, ils peuvent observer Venise et « étudier les colorations les plus fabuleuses et les plus riches, la décomposition et l’échange des couleurs qui s’irisent, comme dans une soufflerie de verre »5
Albert Marquet (1875-1947)
Venise. La Voile Jaune 1936
Huile sur toile
65 x 80,5 cm
Achat de l’État, 1937
Collection du Centre Pompidou, Paris
Musée national d’art moderne / Centre de création industrielle
Inv. AM 2115 P
Invité principal de la Biennale, Albert Marquet se rend à Venise à l’été 1936 avec sa femme Marcelle, après quelques hésitations. Il y passe alors 3 mois et tombe sous le charme de la cité lacustre. Il y peint ainsi de nombreuses toiles où l’on retrouve ses sujets de prédilection : la mer, les bateaux et l’architecture.
Marquet séjourne d’abord à l’hôtel
Danieli puis, rapidement, s’installe dans la Pensione Bucintoro, les 4 fenêtres de sa chambre donnant sur la lagune et la Riva degli Schiavoni. Il trouve ici un lieu de calme et de quiétude, échappant à la foule et à la chaleur estivale. Il peint ainsi inlassablement les effets de la lumière sur les eaux tantôt calmes, tantôt mouvantes de la lagune, laissant apparaître en arrière-plan les célèbres monuments de la ville comme des ombres chinoises : le Campanile de la place Saint-Marc ou le dôme de Notre-Dame de la Salute. Au travers de ses nombreuses peintures sur Venise, Marquet cherche à restituer l’atmosphère vaporeuse et légère qui entoure la cité comme Monet l’avait fait plus tôt.
James Duffield Harding (1798-1863)
Venise : la Dogana et San Giorgio Maggiore
1834
Aquarelle sur papier
29 x 43 cm
Musée Thomas Henry, Cherbourg-en-Cotentin
Inv. MTH 2007.0.380
Henri-Jean-Guillaume Martin (1860-1943)
L’île San Giorgio à Venise
1er quart du 20e siècle
Huile sur carton
48,5 x 68 cm
Lille, Palais des Beaux-Arts
Inv. P 1945
Peintre post-impressionniste français, Henri Martin découvre la cité des Doges en 1885. Il y retourne à de nombreuses reprises, notamment à partir des années 1900. Ce ne sont pas tant les vues pittoresques de la cité lacustre qui l’attirent que les formes qui naissent de l’union de l’eau et de la lumière.
Les cadrages choisis par l’artiste cherchent le plus souvent à faire la part belle à l’élément aquatique comme dans ce tableau où la ligne d’horizon est haute, faisant de San Giorgio un sujet secondaire derrière les eaux scintillantes du bassin de Saint-Marc.
Joseph Félix Bouchor (1853-1937)
Venise, vue de la riva Ca di Dio 4e quart du 19e siècle
Huile sur bois
23,8 x 33,1 cm
Collection du musée du Noyonnais, Ville de Noyon Inv. MN 131 (voir page 94)
Amédée Rosier (1831-1914)
Effet de lune, Saint-Georges-Majeur
19e siècle
Huile sur toile
26,3 x 40,5 cm
Legs Eugène Lobrot, 1887
Musée des Beaux-Arts de Bernay
Inv. 887.2.29
Peintre voyageur, Amédée Rosier est fasciné par Venise. À l’instar de Félix Ziem, la Sérénissime devient pour l’artiste son sujet de prédilection. Il la représente sous tous les angles et à toutes les heures de la journée : au lever du jour, le matin, le soir, au soleil couchant, la nuit,
au lever de lune… Ce sont les lumières de Venise, ses reflets dans l’eau et ses effets multiples sur le paysage qui inspirent l’artiste. Il est difficile d’estimer le nombre d’œuvres réalisées par Amédée Rosier sur le sujet, tellement il a été productif.
Eugène Boudin (1824-1898)
Venise, le quai de la Giudecca 1895
Huile sur toile
61,5 x 85 cm
Legs Mallet, 1973
Château-Musée de Dieppe
Inv. 973.22.2 (voir page 45)
Paul Signac (1863-1935)
Venise, le canal de la Giudecca 1904
Aquarelle sur papier
Cachet de la signature et numéroté en bas à droite
19,2 x 25,2 cm
Annotation de couleurs en haut à gauche
Collection Galerie de la Présidence, Paris
Paul Signac pratique déjà l’aquarelle sur le motif lorsqu’il effectue son premier voyage à Venise en 19046. Durant son séjour de deux mois (avril-mai), il réalise cette vue du canal de la Giudecca.
Au crayon, il esquisse d’abord les formes, les contours, glissant ici et là quelques annotations. Puis, d’un geste spontané, il pose les couleurs avec son pinceau : le rose pour figurer le ciel et le lointain, le vert pour l’eau, le jaune pour les voiles du bateau à gauche ou la façade de l’église des Jésuites, le violet pour matérialiser les contours ou les ombres.
Pour Paul Signac, “L’aquarelle est le meilleur moyen de notation, une sorte de mémorandum, un procédé rapide et fécond, permettant à un peintre d’enrichir son répertoire d’éléments trop passagers pour être fixés par le procédé lent de la peinture à l’huile. Un ciel nuageux est un ensemble magnifique mais qui se déforme perpétuellement”.
6 Signac retourne à Venise une seconde fois en 1908.
François Nardi (1861-1936)
Vue de Venise, Canal de la Giudecca
Fin du 19e siècle
Huile sur toile
37 x 57 cm
Collection particulière
Originaire de Toulon, François Nardi a beaucoup représenté les paysages de la Méditerranée et de la Provence. Son envoi au Salon de 1890 suscite l’enthousiasme de la critique et annonce le début de sa renommée. Celle-ci dépasse les frontières puisqu’il est invité à participer à des expositions à Florence, à Munich mais aussi à Saint-Pétersbourg et Bucarest.
Le 14 septembre 1899, François Nardi part avec son épouse, Marguerite Dequay, en voyage de noces à Venise. Il profite de ce séjour dans la cité des Doges pour peindre toiles, panneaux et aquarelles. Qualifié de « peintre des effets », François Nardi n’hésite pas ici à faire vibrer sa touche pour traduire le clapotis des vagues et les effets de lumière sur la façade de l’église
Sainte-Marie-du-Rosaire.
Marie-Joseph Léon Clavel dit Iwill (1850-1923)
La Giudecca – Venise 1892
Après une courte carrière dans le négoce, Marie-Joseph Léon Clavel s’adonne à la peinture et à la représentation des paysages. En embrassant la carrière d’artiste, il adopte le pseudonyme d’Iwill (« je veux » en anglais) et affirme ainsi sa volonté de devenir peintre. Il fait ses débuts au Salon des artistes français en 1875 et expose régulièrement jusqu’en 1914.
Grand voyageur, Iwill séjourne de nombreuses fois à Venise. Il peint sur le motif différentes vues en utilisant tantôt la peinture à l’huile tantôt le pastel. Dans cette œuvre, la technique du pastel lui permet de restituer habilement l’atmosphère douce et lumineuse du canal de la Giudecca. En accordant une grande attention au traitement du ciel et de l’eau, Iwill se rapproche des préoccupations impressionnistes.
«Comme le point central, l’éternel et unique rendez-vous de Venise est la place Saint-Marc, c’est surtout vers ce point qu’il faut savoir s’orienter, une fois qu’on est égaré dans le réseau inextricable de ces ruelles.
Les rues ont différentes dénominations : calle est le nom général : la rue s’appelle lista quand plusieurs ruelles y aboutissent à dr. et à g., et salizada quand elle est longue et qu’elle communique avec les campi. Il y a le campo, place, et le campiello, petite place. Le rio est un petit canal ; le rio terra, un ancien canal qu’on a comblé. –Les quais (ils sont rares) s’appellent fundamente, sauf le principal qui est la riva degli Schiavoni (quai des Esclavons).
En dehors des sentiers battus
Au-delà de la place Saint-Marc et du Grand Canal, les touristes peuvent se perdre dans Venise et ainsi découvrir son urbanisme singulier. Même si peu d’artistes voyageurs visitent la Venise des Vénitiens pour « percer le mystère d’une ville dont les peintres et graveurs ont diffusé une image trop parfaite »7 , ils sont néanmoins quelques-uns à sortir des sentiers battus. Au gré de leur balade le long des canaux et des ruelles, ils découvrent des endroits que peu d’entre eux ont su saisir avec leur pinceau. Mais la difficulté dans le réseau serré des canaux vénitiens, c’est d’avoir suffisamment de recul pour s’installer et peindre sans avoir l’ombre d’un bâtiment qui écrase le paysage. Ainsi, la structuration de la ville impose ses points de vue et les artistes doivent trouver l’angle idéal (et le moment propice de la journée) pour composer leur toile avec tous les éléments qui constituent une vue vénitienne : l’eau, la pierre, la lumière, le ciel, l’air, les canaux, les palais, les gondoles sans oublier le silence qui règne dans cette ville « sans autre bruit que la voix humaine »8 .
7 Laetitia Levantis.
8 Jules Michelet.
Marie-Joseph Léon Clavel dit Iwill, (1850-1923)
Le Rio del Pestrino à Venise Avant 1909
Joseph Félix Bouchor (1853-1937)
La maison du Tintoret à Venise 4e quart du 19e siècle
Huile sur bois
33 x 23,8 cm
Collection du musée du Noyonnais, Ville de Noyon Inv. MN 256
À la mort de son père en 1870, Joseph Félix Bouchor s’engage sur un voilier vers l’Amérique du Sud pour devenir officier de la marine marchande. Si ses ambitions n’aboutissent pas, il garde de ce périple maritime le goût des voyages. Comme de nombreux peintres de son époque, il est attiré par Venise, sa lumière, ses paysages et son architecture.
En 1921, suite à l’un de ses séjours, Bouchor organise dans une galerie parisienne une exposition de ses tableaux vénitiens. Les vues sont variées : Saint-Marc, la Piazzetta, le Grand Canal, San Giorgio Maggiore, la Ca’ d’Oro, l’Ospedale, etc. Cette exposition est accompagnée d’un ouvrage intitulé « Venise » où les œuvres sont reproduites en couleurs et commentées. Au total, 30 œuvres sont présentées dont La Maison du Tintoret, Le Palais Van Axel vu du Pont dell’Este et La porte de l’Arsenal (pages suivantes).
Joseph Félix Bouchor (1853-1937)
La porte de l’Arsenal à Venise 4e quart du 19e siècle
Huile sur bois 22 x 33 cm
Collection du musée du Noyonnais, Ville de Noyon Inv. MN 86
Charles Lapostolet (1824-1890)
Vue de Venise
1850-1860
Charles Lapostolet est un peintre de paysage français qui se spécialise dans les représentations de ports et de marines. Il peint surtout les bords de Seine et la côte normande, entre Honfleur, Rouen, Étretat et Dieppe. Par la suite, il voyage en Hollande et à Venise où il aime peindre sur les canaux. Comme les peintres hollandais du 17e siècle, Charles Lapostolet accorde une place importante au ciel qui occupe une grande partie de ses compositions. Il se rapproche également des impressionnistes par l’étude et la recherche des effets de la lumière sur l’eau et sur les bâtiments. Cette peinture, aux tons clairs, orangés et mordorés, apporte une atmosphère de douceur et de chaleur à ce paysage. La lumière chaude d’une fin de journée ensoleillée vient inonder tout le côté droit de la composition, les maisons aux murs dorés semblant ne faire plus qu’un avec l’eau du canal.
Maurice Bompard (1857-1935)
Canal à Venise
Fin 19e siècle – début 20e siècle
Huile sur toile 57,5 x 73,5 cm
Musée des beaux-arts Denys-Puech - Rodez Inv. 1953.39.2 (voir page 50)
Maurice Bompard (1857-1935)
Vue de Venise
Fin 19e siècle – début 20e siècle
Huile sur bois
27 x 35 cm
Musée des beaux-arts Denys-Puech - Rodez Inv. 1991.1.1 (voir page 50)
Rémy Cogghe (1854-1935)
Venise
Vers 1900
Huile sur toile 62,1 x 36,5 cm
Ancien Fonds de la Société des Amis du Musée d’art et d’industrie, don au musée en 1988
Roubaix, La Piscine - Musée d’art et d’industrie André Diligent Inv. 998-1-115
Rémy Cogghe est un peintre naturaliste, ayant suivi l’enseignement d’Alexandre Cabanel à l’École des Beaux-Arts de Paris. Il obtient plusieurs bourses d’étude entre 1881 et 1885 qui lui permettent de voyager en Europe et notamment en Italie. Au second semestre de 1884, l’artiste découvre Venise pour la première fois. Il est ensuite plus difficile de dater ses séjours dans la cité lacustre : sa première œuvre « vénitienne » est exposée en 1886 à la Société Artistique de Roubaix-Tourcoing puis Venise ne reparaît qu’en 1899 dans l’œuvre du peintre. Par la suite, Rémy Cogghe représentera plus régulièrement des vues de la Sérénissime, privilégiant des vues de canaux, montrant la vie quotidienne des Vénitiens comme l’œuvre représentée ici.
Léon Zeytline (1885-1962)
Gondoliers à Venise
Non daté
Peintre d’origine russe né en France, Léon Zeytline se forme à l’École de peinture et de sculpture de Moscou avant de revenir à Paris en 1906. Ébloui par la capitale, il célèbre dans ses peintures le Paris de la Belle-Époque et en fait son sujet principal pendant de nombreuses années. La ville de Venise le séduit également. Ses vues sont toujours animées par des personnages, ici par des gondoliers glissant lentement sur le canal. L’influence des impressionnistes imprègne son œuvre dans le traitement de l’eau et celle de l’École russe dans la représentation précise des éléments architecturaux.
Roger Jourdain (1845-1918)
Gondole à Venise
Avant 1918
Aquarelle sur papier
26,7x 21,5 cm
Collection particulière
Les squeri
Le squero est un atelier de réparation, d’entretien et de construction de gondoles. Il est toujours composé d’un entrepôt en bois et d’une rampe qui permet d’accéder facilement au canal. Il est situé sur les bords d’un rio. Venise comptait jusqu’à une centaine de squeri principalement concentrés dans certains quartiers. Identifiable à son architecture, le squero a peu inspiré les artistes et ce malgré le fait que certains étaient proches des grands axes touristiques à l’instar du squero San Tovaso situé entre le Grand Canal et le canal de la Giudecca. Bien que très pittoresques, les squeri ne sont pas encore des lieux que les guides touristiques invitent à aller découvrir. Aujourd’hui, il en reste 6 à Venise. Les touristes s’y retrouvent pour photographier ces derniers ateliers où sont fabriquées les célèbres gondoles de Venise qui ont tant inspiré les artistes de Claude Monet (cf. Gondole à Venise, 1908, tableau conservé au Musée d’arts de Nantes) à Roger Jourdain, en passant par Léon Zeytline ou encore Rémy Cogghe (voir pages 100-101).
Émile Vaucanu (1864-1896)
Venise, canal Ognissanti Dernier quart du 19e siècle
Eau-forte
27,2 x 34,7 cm
Musée des Beaux-Arts de Bernay Inv. 991.2.91
Edgar Chahine (1874-1947)
Venise, squero 1923
Eau-forte et pointe sèche
33 x 22 cm
Collection particulière
Edgar Chahine a passé une partie de son adolescence à Venise. Attaché à cette ville, il y revient régulièrement durant sa carrière de peintre-graveur. Une part importante de son œuvre gravé est consacré à la Sérénissime. De la place Saint-Marc au ponte dei Barattieri en passant par le canal San Pietro, Edgar Chahine représente la vie quotidienne des habitants cherchant à aller au-delà des images d’Épinal de la cité lacustre.
Louis Aston Knight (1873-1948)
Chantier naval à Venise
Vers 1910
Huile sur toile
65 x 81 cm
Collection particulière
Peintre de l’eau, Louis Aston Knight est fortement influencé par l’impressionnisme. Il découvre Venise au début du 20e siècle (vers 1907) et y séjourne tous les ans au mois de septembre. Lors de ses séjours répétés, il arpente la cité lacustre, trouve des points de vue originaux, mais néanmoins facilement identifiables, et s’attèle à la tâche. Louis Aston Knight peint rapidement pour saisir l’atmosphère du moment. Il est de fait très productif : en 1908, nous savons grâce à Alice Monet qu’il peint 25 toiles en 5 semaines.
Albert Marquet (1875-1947)
La lagune à Venise
1936
Huile sur toile
65,2 x 80 cm
Achat de l’État, 1937
Collection du Centre Pompidou, Paris
Musée national d’art moderne / Centre de création
AM 2116 P
La lagune
Lorsque le Guide Diamant – Italie de 1880 propose aux touristes de découvrir la lagune vénitienne, il les invite à aller au Lido (longue digue de sable qui la protège contre la mer Adriatique), à visiter Malamocco (vers l’extrémité sud du Lido où se trouve la passe la plus profonde pour les forts navires qui veulent entrer à Venise), à se rendre dans l’île Saint-Lazare des Arméniens (couvent de religieux qui impriment et traduisent des ouvrages arméniens) ou encore celles de Murano (connue pour ses fabriques de glaces et de verroteries) et de Burano (les femmes des pêcheurs y fabriquent de la dentelle). Quand les artistes s’aventurent dans la lagune, ils sortent généralement de ces sentiers balisés par les guides touristiques et se confrontent à la réalité de cette étendue d’eau de mer coincée entre la terre ferme, le Lido et le ciel. Inévitablement, on y retrouve des peintres comme Albert Marquet ou Charles Cottet qui délaissent volontiers les célèbres monuments de Venise pour peindre l’objet de leur fascination (voire de leur obsession) : l’eau. Mais on peut y croiser aussi ceux qui comme Whistler fuient les images « carte postale » de la cité pour apprendre à « (…) connaître une Venise dans Venise que les autres semblent n’avoir jamais perçue ».
Charles Cottet (1863-1925)
Venise, la lagune
Vers 1900
Huile sur toile
60 x 75 cm
Legs, 1911
Paris, musée d’Orsay, accepté par l’État à titre de legs
aux Musées nationaux pour le musée du Luxembourg en 1911
Inv. RF 1977 111
Artiste voyageur, Charles Cottet découvre Venise dans les années 1890. Il consacre quelques toiles à la cité construite sur les eaux. Dans ce tableau conservé au musée d’Orsay, l’artiste s’est laissé séduire par les abords de la Sérénissime où l’eau de la lagune se confond avec le ciel. Il ne cherche pas ici à faire le portrait de Venise. Selon Thadée Natanson, dans un article de La Revue Blanche consacré aux tableaux vénitiens de Ch. Cottet, « Ce qui l’a occupé […], c’est la mer, la mer avec ses brumes, la mer et ses couleurs ardentes ou glacées de lumière, la mer dont Venise émane, mais surtout la mer avec ses nuages dont s’enroulent les oriflammes de toutes couleurs, les flots opalisés cendrés de jade ; les flots sombres, les flots sanglants, les îlots éclatants, la gloire des flots […] les flots aux reflets de métaux en fusion […] ».
James Abbott McNeill Whistler (1863-1924)
Venise, la lagune 1879-1880
Eau-forte, pointe sèche
H.22,5 x L.15,3 cm
Musée des Beaux-Arts de Gand (Belgique) Inv. 2009-AK
Alors qu’il est ruiné suite à un procès intenté contre Ruskin, Whistler reçoit la commande par la Fine Art Society d’une série d’eaux-fortes sur Venise. De septembre 1879 à novembre 1880, il séjourne dans la cité des Doges et en revient avec dans ses bagages quelques peintures, une centaine de pastels et 50 estampes. Lors de ce voyage, il préfère s’éloigner du Grand Canal pour représenter la Venise des Vénitiens, celle que les touristes ne visitent pas avec ses petits canaux, ses maisons aux façades décrépies et ses cours secrètes. La petite lagune fait partie d’une première série composée de 12 gravures. À l’aide d’une pointe sèche, avec une certaine économie de la ligne, il grave l’eau libre de la lagune suggérant les variations lumineuses grâce à un essuyage subtil de la plaque. L’intérêt de Whistler pour les effets d’atmosphère et les reflets miroitants de l’eau se retrouve dans cette gravure.
Venise
Audic-Rizk
Venise, basilique
Saint-Marc
2e moitié du 20e siècle
Subligraphie
Sans le savoir nous nous étions donnés rendez-vous à Venise. Lui, Libanais qui venait étudier l’architecture à l’école de Venise, moi Française qui venait passer une année Erasmus dans cette même école d’architecture. Ce n’est pourtant pas l’école qui nous a réunis, mais un ami chinois commun. Car à Venise, tous les peuples se rencontrent. On dit souvent que toutes les routes mènent à Rome, je dirais surtout que tous les voyageurs se retrouvent à Venise. Le voyage initiatique de l’artiste, le voyage romantique des amoureux, le voyage touristique du plus grand nombre, Venise a une force d’attraction incomparable.
Cette cité lagunaire aux eaux glauques agit comme un tourbillon incessant.
Pour Christian comme pour moi notre première arrivée fut en train. Un ravissement autant qu’un saisissement. Du bruit des quais et des machines on se dirige vers l’unique hall de la gare, la vitrine de portes encadre une image restreinte de cette première vue, mais ce n’est pas la vue qui nous absorbe dans Venise. La première sensation une fois passé les portes, c’est la chappe de silence qui enveloppe la ville.
À Venise, tout se fait à pas feutrés. Quelques vaporettos viendront contredire l’image mais le calme tamisé de cette ville est son plus bel écrin dans l’expérience sensorielle.
Venise n’est pas qu’une simple veduta, un simple point de vue. Venise est avant tout une expérience urbaine singulière. On parle d’urbanité pour parler des villes, mais cette ville n’en est pas une, c’est plutôt une île artificielle et pourtant si naturelle. C’est factuellement un amas de pierres posé sur des pilotis de bois, immergés dans les eaux de la lagune.
Ici seuls les pas rythment les distances dans un silence vaporeux. La modernité n’a rien changé des distances et des vélocités de la ville. Au 17e comme au 21e siècle, Venise se parcourt à pied. Gondoles et petits bateaux n’y changent rien.
Christian y a vécu six ans, j’y ai vécu un an, toutes les saisons ont déposé leur magie sous nos yeux, et cette période vénitienne a nourri et forgé une grande part de notre sensibilité artistique et personnelle. Autrement que par les chefs-d’œuvre laissés au fil du temps par les plus grands artistes vénitiens et italiens, c’est l’expérience quotidienne de la ville qui a saisi notre âme. Les briques érodées par l’iode de la mer, les rouilles ancestrales qui patinent les murs et les huisseries, l’érosion naturelle des pavés vénitiens, les décors somptueux des édifices, les ruelles étroites, engouffrées d’ombre et de vent qui nous ramènent au plus vite sur la place majestueuse gorgée de soleil. Au quotidien notre lot de surprise, d’émerveillement, de beauté insoupçonnée et de coïncidences. Comme notre rencontre sur le pont des Guglie un samedi 14 février au soir, l’ami chinois commun qui devait nous guider dans une taverne est arrivé en retard
d‘une demi-heure, c’était suffisant pour s’adresser la parole en italien et se dévisager en catimini, rien qu’à deux.
Étrangement à Venise la fatigue n’a jamais été ressentie comme un poids. Malgré les distances cumulées, le rythme de la marche et du cœur, le flux des passants jamais plus rapide qu’une balade, les pieds pouvaient bien être fatigués quelques soirs, mais rien qui ne soit rétabli dès l’aube.
On a beau avoir lu les pages des artistes et écrivains racontant leur Tour, c’est par le corps que nous accueillons la grâce et la magie de Venise. Par la marche, le souffle, la vue plus grande que les yeux, l’eau qui flirte avec la chaussée. Et les matins d’aqua alta, se rendre à l’école faisait étreinte avec la fulgurance d’un poème inondé.
L’expérience vénitienne est une expérience disruptive de la ville parmi toutes les villes de ce monde. On ne sort pas indemne d’un voyage à Venise, nous avons toujours quitté
Venise avec regret, ce n’était donc qu’une parenthèse enchantée dans les cacophonies urbaines qui nous rappellent à demeure.
Qu’en reste-t-il dans nos photographies ?
Un pas feutré qui vient lisser les angles et les rugosités. Une patine du temps qui capte plus que l’instantanéité. Une érosion des couleurs qui devient inversion.
nous semblait amputée de mille récepteurs. Quittant notre métier d’architecte, nous avons joué des paramètres de l’appareil photographique pour ajouter à sa captation d’autres fruits de la perception sensorielle. Le long temps d’obturation nous a permis d’aplanir les perspectives, d’effacer certains détails physiques, d’amplifier certains mouvements, de poser quelques vélocités sur l’image. Le rendu en négatif, introduisant les couleurs complémentaires de la réalité nous a permis de nous éloigner de la vision optique humaine pour nous rapprocher des forces picturales de la couleur.
Après Venise, le mot d’ordre de notre quête était le haptique. Mot grec signifiant saisir, attraper, et qui selon la terminologie esthétique d’Aloïs Riegl se rapproche d’une tactilité de l’œil, saisir par le regard. Il appliquait la notion de haptique aux bas-reliefs de l’ancienne Égypte.
Surtout l’idée qu’une simple vue de l’œil ne peut rendre compte d’un affect global. De là découlait l’idée que la photographie
Nous détournons le haptique vers la captation photographique. Et si l’œil n’avait plus le seul monopole de la réalité ? En effet, l’appareil photographique, par le truchement de ses paramètres de captation nous permet d’enfiler de nouvelles lunettes de perception, tout s’offre alors sous un autre regard. Un regard qui saisit une présence bien plus qu’il ne contemple une représentation. Au-delà d’un regard optique qui constate au loin une scène encadrée sous nos yeux, le regard haptique cherche et fouille, il tâtonne sur la surface de l’œuvre en quête de repères puis découvre, par ses infimes variations, la figure émanant des champs de force et mouvements d’aberration. Le spectateur est happé vers la surface
Audic-Rizk
Venise 12
2e moitié du 20e siècle
de l’œuvre comme pour sentir par ses vibrations colorées sa présence intrinsèque.
Cette exposition introduisait une question de point de vue, mais le point se cherche-t-il devant nous à l’horizon de la perspective ou est-il né en introspection par la résonance de nos affects avec l’environnement ?
Depuis Venise, à chaque retour, de nouvelles merveilles nous attendent, des portes se poussent et s’entrouvrent et nous osons nous introduire dans les palais, les remises, les cours privées. Toute intrusion dans les recoins les plus cachés de la ville nous offre un shoot de bonheur, transgression vénielle, zone interdite démasquée, beauté
architecturale admirable. Et quand aux détours d’une audace on découvre un jardin privé, c’est le Graal. Venise, si minérale, recèle pourtant de nombreux jardins clos derrière ses murs et ses fenêtres.
Venise est en soi une aventure intime et personnelle, c’est à chacun d’aller à sa rencontre découvrir ce qu’elle vous réserve d’émerveillement et jusqu’où elle emportera votre âme.
Mars 2024
Audic-Rizk
Venise, ponte delle Guglie
2e moitié du 20e siècle
Photographie intensive : tirage direct du négatif
Collection des artistes
Crédits photographiques
> p. 6-7, 39, 41, 51, 75 : © Musée de Louviers / JeanPierre Copitet ; p. 10, 32 : © Musée de Louviers ; p. 36 : © Musée de Louviers / Hugo Miserey ; p. 37 : © Musée de Louviers / Paul Faugas.
> p. 8, 98 : © Musée des beaux-arts de Quimper, photo Thibault Toulemonde.
> p. 12, 44-45 : © MuMa Le Havre / Florian Kleinefenn.
> p. 28, 58 : Collection Les Pêcheries, musée de Fécamp © Imagery ; p. 67 : Collection Les Pêcheries, musée de Fécamp © François Dugué.
> p. 34, 43, 48, 64, 65, 68, 69, 73, 88, 101, 104-105 :
© Jean-Pierre Copitet.
> p. 38 : © Collection musée Alfred-Canel, Pont-Audemer.
> p. 46-47, 85 : © Château-Musée de Dieppe.
> p. 49, 83, 95, 96, 97 : © Musées de Noyon.
> p. 50, 53, 99 : © Musée Denys-Puech, Rodez.
> p. 54 : © Fondation Berthe et André Noufflard / Jean-Pierre Copitet.
> p. 55, 59, 70, 84, 103 : © Musée des beaux-arts de Bernay / Jean-Pierre Copitet.
> p. 56-57, 72 : © C. Lancien, C. Loisel / Réunion des Musées Métropolitains Rouen Normandie ; p. 63 : © Y. Deslandes /Réunion des Musées Métropolitains Rouen Normandie.
> p. 60-61 : © GrandPalaisRmn (musée d’Orsay, Paris) / image GrandPalaisRmn ; p. 71, 110-111 : © GrandPalaisRmn (musée d’Orsay, Paris) / Hervé Lewandowski.
> p. 62 : Musée d’arts de Nantes / Mya Roynard.
> p. 78-79 : © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. GrandPalaisRmn / Jacqueline Hyde ; p. 108-109 : © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist.
> p. 80-81 : © Musée Thomas-Henry, Cherbourgen-Cotentin / Claire Tabbagh ; p. 93 : © Musée Thomas-Henry, Cherbourg-en-Cotentin / P.-Y. Le Meur GrandPalaisRmn / Jean-Claude Planchet.
> p. 82 : © GrandPalaisRmn (PBA, Lille) / Hervé Lewandowski.
> p. 86-87 © La Galerie de La Présidence.
> p. 89 : Musée d’art et d’histoire de Saint-Lô / P.-Y. Le Meur.
> p. 90-91 : Musée de Louviers / Agnès GauduMajstorovic.
> p. 100 : © : Musée La Piscine (Roubaix), Dist. GrandPalaisRmn / Alain Leprince.
> p. 106-107 : © Jean-Pierre Godais.
> p. 113 : Public domaine, Museum of Fine Arts Ghent.
> p. 114, 117, 118-119 : Audic-Rizk.
Conception éditoriale :
Cédric Pannevel et Benoît Eliot
Design graphique et photogravure :
Benoît Eliot
Édition Octopus
Dépot légal : juin 2024
© Éditions Octopus • Oissel-sur-Seine
© Ville de Louviers
© Les auteurs pour les textes
Achevé d’imprimé en mai 2024 en Union Européenne.
ISBN : 978-2-900314-46-3
IL NE SUFFISAIT DONC PAS
À CETTE VILLE D’ÊTRE SOMPTUEUSE
IL FALLAIT QU’ELLE LE SOIT PAR DEUX FOIS.
IL FALLAIT
QUE
CHACUN DE SES FASTES, DE SES PONTS, DE SES MURETS, DE SES BÂTISSES, DE SES FAÇADES, ET DE SES FENÊTRES À MENEAUX
SE REFLÈTENT DANS L’EAU DU CANAL.
Léonor de Récondo, Les reflets de Venise