d e P u i s l’ambiguïté en architecture “It is not possible to live in this age if
“I like complexity and contradiction in architecture… I like elements
you don’t have a sense of many contradictory
which are hybrid rather than “pure,” compromising rather than
forces. Each building has to be beautiful, but
“clean,” ambiguous rather than “articulated,” perverse as well as
cheap and fast, but it lasts forever. That is
impersonal, boring as well as “interesting,” conventional rather than
already
“designed,” accommodating rather than excluding… I am for messy
an
contradictory
incredible demands.
battery So
yes,
of
seemingly
I’m
definitely
perhaps contradictory person, but I operate in
D
e P u i s
l’ambiguïté en architecture
very contradictory times.”
Rem Koolhaas, The archiTecT planning for The fuTure, CNN WoRld, PéKiN, ChiNe,2009
vitality over obvious unity… I am for richness of meaning rather than clarity of meaning… I prefer “both-and” to “either-or,” black and white and sometimes gray, to black or white.”
RobeRt VentuRi, Complexity and ContradiCtion in arChiteCture, MoMa, new YoRk, uSa, 1966
Bérénice Curt Clément séminaire de Jacques Lucan
E.A.V.T M.L.V M.2
Lesnoff
assistant Benjamin Persitz
Paris, T&P hiver 2012
Rocard
Bérénice Curt
Clément Lesnoff-Rocard
Depuis l’ambiguïté en architecture
Remerciements
à Jacques Lucan, directeur de mémoire, dont
les contes attiseront toujours la curiosité de ses étudiants. À nos proches qui nous supportent depuis (trop) longtemps...
Sommaire
Manifestations venturiennes
10
Avant-propos
18
Le phénomène du « à la fois »
60
L’élément à double fonction
88
L’élément conventionnel
108
La contradiction adaptée
134
La contradiction juxtaposée
174
L’intérieur et l’extérieur
202
La dure obligation du tout
Sommaire
Phénomènes
contemporains
Le visage de Janus
19
Fonction disparition
61
Au-delà de l’ordre ordinaire
89
Cherche forme cherchante
109
Le charisme du balafré
135
Noir sur blanc
175
Les trois touts-puissant
203
Conclusion
239
Ambigu, ambiguë, adj. ( latin ambiguus, équivoque ) - dont l’interprétation, le sens sont incertains ; équivoque : Réponse ambiguë ; dont le caractère, la conduite sont complexes, se laissent malaisément définir : Hamlet est un personnage ambigu. Le petit Larousse illustré, éd. 2012
Avant-propos
. Edition originale de l’ouvrage,
M oM a, New York, 1966
À partir des années 1960, de nombreux architectes
prennent leur distance à l’égard d’une orthodoxie moderniste largement répandue dans la production architecturale de l’époque. La publication en 1966 par l’architecte originaire de Philadelphie Robert Venturi de l’ouvrage De l’ambiguïté en architecture - traduction française de Complexity and Contradíction in architecture - ( Bordas, 1976 pour la lère édition française ) est « la première tentative doctrinale pour fonder une architecture autre que celle dite du Style international »1. Dans la préface de l’ouvrage, l’historien Vincent Scully écrit d’ailleurs que 10
11
Avant-propos
« c’est probablement le texte le plus important de l’histoire de l’architecture depuis celui de Vers une architecture de Le Corbusier ». Dans ce livre, Robert Venturi reproche à cette production architecturale, représentée notamment par Mies van der Rohe, un appauvrissement du contenu sémantique des bâtiments et une pratique qui procède par exclusion de parties et simplification excessive plutôt que par inclusion, conjonction et complexification. 1L’argumentation repose ici sur des constats et rapprochements formels empruntés aussi bien aux époques Maniéristes et Baroque qu’à d’autres lui étant plus contemporaines (à noter que Robert Venturi a été pensionnaire à l’Académie américaine de Rome de 1954 à 1956), et étudie 253 exemples constituant un corpus d’étude anhistorique et universel.
Au travers de sept grandes parties établies dans cet
ouvrage, Venturi prône l’existence de différents niveaux de significations et de fonctions dans l’élément architectural, la recherche de contradictions plus ou moins brutales entre des éléments ou des parties d’un édifice, la juxtaposition d’échelles différentes au sein d’un même bâtiment, la contradiction entre l’intérieur et l’extérieur, et enfin la mise en valeur de discordances au sein d’un tout.
Mais au-delà de ces propositions fondées sur une
culture savante, se pressent dans ce livre une réhabilitation de l’architecture ordinaire qu’il considère comme l’expression d’une joyeuse vitalité sémantique, une première pierre posée à l’édifice du cinglant Learning from Las Vegas qu’il écrira cinq ans plus tard.
Face à l’architecture moderniste qu’il juge
ennuyeuse à force d’être dépouillée, il revendique le désordre 1
Description extraite de Claude Massu, « Robert Venturi: l’architecture à
l’ère de la communication », L’art des Etats-unis, Citadelle & Mazenod, Paris, 1992. 12
13
Avant-propos
et l’heureuse complexité des formes vernaculaires. « Les rêves guindés d’ordre pur » doivent céder la place à « la juxtaposition apparemment chaotique d’éléments criards »1. A l’aphorisme « miessien » less is more, Robert Venturi oppose le less is a bore. À travers ce prisme de l’ambiguïté, il dresse le portrait d’un des visages de l’architecture, celui de sa riche substance, complexe et contradictoire. De ses « échantillons significatifs », il constitue une image de l’architecture en rupture de l’ordre commun.
Paru à l’orée du postmodernisme, cet ouvrage
laisse ouvert la lecture des manifestations ambigües dans la production architecturale qui lui succède. Il nous est alors apparu pertinent de confronter ce regard, ces constats et ces hypothèses à un paysage nous étant plus contemporain : depuis l’ambiguïté en architecture. En prenant comme référent les sept principaux essais de l’ouvrage, nous avons spéculés sur le possible rapprochement entre certains phénomènes actuels dont les modalités et les expressions semblaient, à priori, être pourvoyeuses de contradiction, ou du moins de contrepoint, et les manifestations explicitées par Robert Venturi. Lors de la constitution de notre champs d’investigation, il nous a semblé inadéquat d’inclure la production architecturale immédiatement venturienne - pour la plupart issue du mouvement postmoderne - tant sa conception procède souvent d’une traduction littérale des manifestations de complexité évoquées par l’auteur. Le corpus de bâtiments constitué, de notre part, se trouve donc centré sur les vingt dernières années et cherche à 1
Robert Venturi, à propos de Main Street, « La dure obligation du tout »,
De l’ambigüité en architecture, MoMa, New York, 1966, éd. Dunod, Paris, p. 102 14
15
Avant-propos
illustrer les manifestations, dans leurs fonds comme dans leurs formes, des théories architecturales contemporaines. L’objectif réside donc dans la mise à disposition, pour le lecteur, d’outils de balance afin de statuer de l’évolution, de la persistance, ou de la disparition des manifestations formelles de complexité et de contradiction dans le projet : juger de la possible obsolescence de la pensée venturienne.
Le présent mémoire propose un dispositif pouvant
se définir comme la création d’un paysage énantiomorphe, à l’image d’un miroir déformant, ou dans chacune de ses sept parties, deux textes se trouvent juxtaposés, composant ensemble un essai lui-même équivoque : sur les pages de gauches sont convoqués les manifestions venturiennes, sur celles-de droite, sont évoqués les phénomènes contemporains. L’articulation des parties réside elle dans la confrontation tendue et systématique de deux illustrations, dont la mise en forme fait de l’opposition graphique un outil de liaison sémantique. Provoquant la rencontre inattendue de deux regards, ce mémoire tente d’offrir au lecteur la découverte de nouvelles pistes de réflexion, d’accointances et de rapprochements dans l’expression formelle, et mise lui aussi sur la complexité et la contradiction.
La confrontation immédiate et brutale d’une image
avec son reflet distordu, d’une pensée avec sa descendance, peut-elle être productive ? « C’est toujours ce qui éclaire qui demeure dans l’ombre. »1
1
Edgar Morin, citation extraite du livre Le paradigme perdu : la nature
humaine, Point essais, Seuil, Paris, 1979 16
17
Le phénomène du « à la fois » niveaux contradictoires et significations doubles
Le
visage de
Janus
de la schizophrĂŠnie du signe
« Saisir simultanément un grand nombre de niveaux provoque chez l’observateur des efforts et des hésitations et rend sa perception plus vive. » Robert Venturi, « Niveaux contradictoires : le phénomène du « à la fois » », De l’ambiguïté en architecture, p.31, New York, 1966 , Dunod, Paris, 1999
20
21
Le phénomène du « a la fois »
. ( 1 ) église de l’Immaculée Conception de Guarini à Turin
Le
manifestation
phénomène du « à la fois » est la première d’une
ambigüité
en
architecture
définie
par Venturi dans son ouvrage. Elle introduit et offre une lecture initiatique afin d’apprécier les six subséquentes. La décomposition « Venturienne » est mise en route. Le phénomène du « à la fois » éduque notre regard dans un premier va et vient entre les parties même d’un bâtiment et son tout.
Le phénomène du « à la fois » est décrit par Venturi
comme « les contrastes et les paradoxes » qu’exprimerait une architecture. La contradiction se manifeste ici, dans les 22
Le
visage de
Janus
.(2) Stadtheater, Almere, Sanaa, 2004-2006
L’image
du Dieu romain aux deux visages
opposés, présentée dans Italian Thoughts1 tente de refléter les relations équivoques s’opérant dans le paysage architectural contemporain.
Il pourrait exister, entre le dedans et le
dehors, entre une face et une autre d’un bâtiment ou au sein même de son enveloppe une dichotomie de significations. En effet, certains projets ne 1
Alison et Peter Smithson,
« Janus Thoughts »,
Italian
Thought, op.cit. p.76,1996 23
Le phénomène du « a la fois »
différents niveaux de significations et de fonctionnement des éléments composant l’ensemble. Ainsi Venturi se libère d’une certaine vision de la composition architecturale, c’est-à-dire comme la mise en place de nouvelles associations d’éléments procurant leur double signification. La double signification devient un vecteur d’ambigüité. L’ambigüité générée par ces « contre-sens » offre une richesse dans la compréhension des interactions qui nourrissent une architecture. A travers les exemples cités par Venturi, la double . ( 3 ) maison Shodan de Le Corbusier, à Ahmedabad, en Inde, 1956
signification présente de nombreuses expressions provenant de la manipulation des divers rapports entre « les éléments de l’architecture » d’un édifice ce que nomme Guadet « l’arsenal de l’architecture ».
Comme manifestation efficace de ce « à la fois »,
Venturi expose le plan de l’église de l’Immaculée Conception de Guarini à Turin (fig.1). L’église est conçue sur des réalités de plan et de volume qui se contredisent ; elle est à la fois double par son plan et unique par son volume. En effet, ce plan révèle la force de la représentation dans la compréhension de cette 24
Le
visage de
Janus
cherchent plus à ce que leur signification n’exprime que leur fonction mais semblent rechercher leur propre signification, au delà de la contingence.
Que ce soit au travers de la dissociation de
la forme et de son enveloppe, de la dissonance entre un plan et son volume ou de l’usage du détournement de la convention, cette architecture proposerait des objets totalement schizophréniques conçus pour être lus de l’extérieur et vécus de l’intérieur. Sommes-
.(4) Maison à Minamimachi, Hiroshima, Suppose Design Office, 2010
nous toujours liés à la problématique de l’écran emblématique
sur
lequel
viendrait
se
condenser
toute la signification ou face à une recherche d’une profondeur
signifiante
allant
au
delà
du
simple
symbolisme ? Ici se posera la vaste question du sens dont peut disposer l’architecture au travers de l’étude de projets procédant de conceptualisations souvent différentes, mais présentant toujours ce même symptôme : celui d’un visage du « à la fois ». Les exemples susmentionnés se présenteront alors 25
Le phénomène du « a la fois »
double signification. Il permet de saisir simultanément un volume extérieur comme unitaire et un plan représenté comme double en suggérant un espace intérieur tourmenté.
Historiquement, le phénomène du « à la fois » s’oppose
à la tradition du « l’un ou l’autre ». Venturi promeut ainsi une architecture de complexité et de contradictions cherchant à intégrer plutôt qu’à exclure. Le « à la fois » devient une première arme critique contre l’architecture moderne orthodoxe. La mise en évidence de la pluralité des significations et de niveaux de . ( 5 ) plan Tudor, de Barrington Cout, Somerset, XVIème siècle
signification, dissout ici le lien étroit et univoque, postulé par le modernisme, entre forme et fonction.
Venturi en évoquant la villa Savoye et la maison
Shodan, dinstingue Le Corbusier des architectes du mouvement moderne. En effet, la maison Shodan (fig.3) présente dans son rapport au contexte des contractions ; elle est à la fois ouverte et fermé. Ici, l’opposition se perçoit dans une certaine immédiateté. Le cube de béton se circonscrit par des angles soit saillant soit ouvert. La double signification se manifeste ici dans une ambigüité relative. 26
Le
visage de
Janus
systématiquement par leur double visage.
Le projet du Stadtheater à Almere de Sanaa
(fig.2) est à la fois une agglutination de pièces orthogonales
induites
par
un
diagramme,
et
un
volumique unique. La composition de parties autonomes variées d’un programme complexe, s’oppose alors à un tout cohérent et unitaire. La compartimentation du plan et la multiplication des parois porteuses dissimulent
.(6)La
la
flexibilité
des
espaces
par
leur
chambre
de commerce
Flandres, Kortrijk, Office KGDS, 20082010 des
indétermination. Ainsi, Sanaa s’éloigne des préceptes de l’architecture moderne et associe à ces espaces coagulés une libre circulation des personnes dans tout le bâtiment. Ces espaces offrent une flexibilité tandis que le plan est en rupture complète avec la «large span miessienne »1. Un module constituant l’enveloppe
1
vitrée
de
la
nappe
rectangulaire,
L’espace du « free span pavillon » au Crown Hall libéré
de point porteur. Le Canton’s Drive Projet 1946 à l’image des hangars aéronautiques. 27
Le phénomène du « a la fois »
Le phénomène du « à la fois », use de la conjonction
« mais » décrivant « une architecture où divers niveaux de programme et de structure se contredisent ». Venturi nous livre une énumération d’édifices prenant possession du « mais ». Cette opposition binaire structure son récit et justifie systématiquement les exemples qui y sont développés.
Le plan Tudor de Barrington Court (fig.5) est
symétrique dans sa périphérie mais dissymétrique dans l’agencement de son plan. Il se constitue de deux ailes en . ( 7 ) basilique Saint-Pierre de Rome, MichelAnge, 1506-1626
miroir mais s’accommodant chacune à leur manière. Le plan révèle alors une double signification induite par la cohabitation de deux logiques antagonistes : une externe tendant à être symétrique et une interne tendant à désymétriser l’ensemble.
Dans cette architecture inclusive, le phénomène du
« à la fois » se base sur la hiérarchie des éléments. Chaque élément acquiert des valeurs diverses classées en fonction des différents niveaux de significations. Ainsi, la double signification induit une gymnastique de l’esprit entre les différents rapports qu’entretiennent les éléments dans l’ensemble. Cette notion 28
Le
visage de
Janus
unifie l’ensemble et procure la mesure invariante de l’édifice. La double signification réside ici dans les contradictions de plan et d’espace, de plan et de volume.
La maison à Minaminachi de Suppose Design
Office (fig.4) est à la fois ouverte et fermée sur tout son pourtour. Située sur une parcelle carrée, elle s’entoure d’un mur de béton reprenant la limite extérieure du terrain. En se tournant de biais par
.(8) Maison Wieland, à Felsberg, Conradin Clavuot, 2000
rapport à cette enveloppe, elle laisse pénétrer la lumière naturelle sur toute la périphérie. Au volume externe sombre en béton, répond une boite de verre où la réflexion de la lumière sur ce mur d’enceinte lui confère un éclairage homogène. L’enveloppe murée devient
pourvoyeuse
de
lumière
transformant
la
lumière zénithale en lumière horizontale. La maison présente alors deux visages : celui d’un volume externe en récession et celui d’un volume interne en extension. La puissance d’introspection de la 29
Le phénomène du « a la fois »
se retrouve dans la plupart des exemples de Venturi qui « ne sont pas facile à déchiffrer ». Or, c’est un mal pour un bien car selon Venturi « l’architecture obscure est valable quand elle est le reflet de la complexité et des contradictions de son contenu et de sa signification. »
Dans la façade arrière de la basilique Saint-Pierre de
Rome (fig.7), Michel-Ange déjoue les conventions structurelles de l’architecture classique dans les proportions des fenêtres de l’attique. Les fenêtres sont plus larges que hautes, le linteau . ( 9 ) chapelle de la Propaganda Fide, Borromini, Rome, 1667
conservant sa fonction est amené à porter sur le plus grand côté. Le comportement de la fenêtre perturbe alors les perceptions usuelles et souligne la mise en tension de sa propre construction. La fenêtre se met en scène à la fois en suggérant son essence et en représentant la teinte d’une nouvelle signification. A un autre niveau de signification, l’architecture baroque en cherchant à réconcilier deux plans antagonistes typiques - la croix grecque et la croix latine - aboutit à la déformation de ces deux formes. La double signification se révèle alors dans l’expression d’une forme hybride (syntaxique) torturée par les 30
Le
visage de
Janus
maison renvoie au Mètre cube d’infini de Michelangelo Pistoletto dont le dispositif permet la constitution d’un objet paradoxal totalement fermé sur l’extérieur mais ouvert en lui-même à l’infini.
La Chambre de commerce des Flandres conçue
par l’agence Office KGDVS (fig.6), est à la fois symétrique fermée.
et
Son
dissymétrique,
plan
en
V
tend
ouverte à
se
et
dessiner
en miroir entre les deux parties constituant le
.(10) bâtiment Tod’s, Tokyo, Toyo Ito, 2004
bâtiment, de
mais
logiques
l’introduction
internes
d’éléments
distinctes,
et
di-symétrise
l’ensemble. Or ces éléments ne peuvent être considérés comme les contingences d’une symétrie recherchée, les architectes affirment cette distorsion par la réalisation de deux escaliers relatifs aux parties venant alors les démarquer. De plus, le bâtiment est
conçu
comme
ayant
deux
faces,
montrant
des
aspects contradictoires entre la rue et le jardin. Dans sa forme en V, la façade sur rue, entièrement 31
Le phénomène du « a la fois »
réalités qui la précèdent.
La chapelle de la Propaganda Fide (fig.9) de
Borromini est à la fois orientée par son volume et continu sur son pourtour. Ainsi, au plan orienté est associée l’idée d’un plan centré par la présence d’éléments de « jointure » - les coins arrondis. Ces éléments évoquent une continuité enveloppante tout en laissant exister cet antagonisme.
Dans San Carlo alle Quattro Fontane (fig.11),
Borromini offre ici une des représentations les plus éloquentes . ( 11 ) San Carlo alle Quattro Fontane, Borromini, Rome, 1641
de cette schizophrénie. L’église « abonde d’exemples ambigus de ‘‘ à la fois ’’ » dans la description qu’en fait Venturi. Son plan suggère à nouveau, à la fois une croix grecque et une croix latine. Les quatre branches sont traitées de manière identique, à chaque angle se trouvent des absides espacées de piliers incluant l’entrée. Ce pourtour homogène tend à unifier et ainsi signifier la logique d’un plan centré. Or, le plan suit une déformation selon l’axe est-ouest et vient alors exprimer une orientation. « La continuité fluide des murs dénote le plan circulaire déformé ». La double signification se manifeste ici dans 32
Le
visage de
Janus
vitrée, est concave et façonne un angle révélant les opérations de l’organisation, comme un panneau d’affichage dans une armoire en béton. La façade sur jardin quant à elle, est convexe et embrasse l’esplanade du patio en contrebas.
La maison Wieland de Conradin Clavuot (fig.8),
met en scène ses fenêtres à la façon venturienne en
jouant
avec
les
signes
d’une
architecture
ordinaire. Ainsi l’encadrement clair et épais des
.(12) centre du Parc National, Zernez, Valerio Olgiati, 2008
fenêtres devient un signe pour celle-ci et renvoie à la forme elle même de celle-ci. Les fenêtres se rapportent alors par les formes mais aussi par les positions réciproques même si elles ne se réfèrent à aucun ordre évident. Cependant, le positionnement et l’orientation aléatoire des fenêtres renvoient à
«
un
jeu
ironique
avec
les
caractéristiques
d’une telle maison » et dissimulent à la fois une logique interne visant une richesse des perceptions extérieures. Les fenêtres de la maison tiennent 33
Le phénomène du « a la fois »
l’expression de plusieurs choses à la fois ; de manière plus ou moins explicite chacun usant de ces caractéristiques pour
se
révéler
un
peu
plus
dans
cette
dualité.
Le plafond de l’église (fig.13) accuse, encore une
fois, cette distorsion. « Le motif du plafond avec l’articulation complexe de ses moulures, suggère une coupole sur pendentifs à l’intersection d’une croix grecque. La forme du plafond dans sa continuité enveloppante, déforme ces éléments et suggère plutôt une coupole engendrée par la courbure du mur. » Ainsi, . ( 13 ) San Carlo alle Quattro Fontane, Borromini, Rome, 1641
les éléments deviennent par leur déformation, « une parodie d’eux-mêmes » à la fois en présentant leur fonction première d’articulation et en représentant leur déformation liée à la continuité recherchée. Les rôles contradictoires de ces éléments procurent une perception ambiguë de l’ensemble.
A travers l’exemple du chapiteau byzantin (fig.15),
Venturi cherche à mettre en opposition le caractère continu et unitaire de sa forme et la texture créée par ses vestiges de volutes et ses feuilles d’acanthe servant à articuler les différentes parties. Le chapiteau byzantin conserve la forme typique du chapiteau 34
Le
visage de
Janus
alors leur double signification par leur forme en elle-même mais aussi par leur représentation en tant que signe usant des conventions.
L’enveloppe du magasin Tod’s de Toyo Ito
(fig.10) est à la fois continue et percée. Elle rentre en contradiction avec l’intérieur par l’apparition des planchers au niveau de ses percements et se détache ainsi des exigences intérieures. Cependant ordinaire. Ainsi l’encadrement clair et épais des
.(14) Centre Sportif Pfaffenholf, Herzog et de Meuron, St.Louis, France, 1992-1993
l’enveloppe continue et percée cherche à répondre à deux échelles. L’aspect continu renvoie à la grande échelle dans laquelle se manifeste le bâtiment, en effaçant toute trace de joint tectonique. «
Dès
le
début…j’ai
cherché
quelque
chose
de
symbolique, afin que ce bâtiment relativement petit marque sa présence dans un contexte urbain jalonné de bâtiments à curtain wall » explique Ito1. Les 1
Toyo Ito, « In Pursuit of an Invisinble Image ». Itw
avec par Kuniko Inui, Architecture and Urbanism, op. cit.,p.12. 35
Le phénomène du « a la fois »
mais vient refléter la complexité de l’architecture byzantine. Ainsi, à une forme simple est associée une complexité et une profondeur dans les éléments constituant son pourtour, sa texture et sa structure. On pourrait supposer que Venturi décrit ici un phénomène architectural à une plus grande échelle.
La salle d’audience du palais de justice de Sir John
Soane (fig.17) offre l’éclectisme formel dont le phénomène du « à la fois » a besoin. Les plafonds « tiennent à la fois du rectangle et de la courbe, à la fois de la coupole et de la . ( 15 ) chapiteau byzantin
voûte » et induisent des « combinaisons complexes de formes et de structures archaïques ressemblant à des trompes et des pendentifs, à des oculis et à des pénétrations de voûtes ». De même dans son musée, il emploie un élément archaïque mais qu’il transgresse dans son usage. Cet exemple use de la forme pour pouvoir transmettre du sens en puisant dans le répertoire architectural. Or, l’éclectisme ne s’oppose pas ici à l’unité et invite à des articulations savantes. Ainsi l’historicisme et l’éclectisme introduisent dans le champ de références de l’édifice, une variété et un pluralisme vecteurs de significations. 36
Le
visage de
Janus
percements quant à eux renvoient à l’échelle des exigences induits
d’éclairage par
des
interne
exigences
mais
sont
statiques
aussi
qu’inflige
la structure. De plus, leur irrégularité met en valeur
la
nature
continue
de
l’enveloppe
en
ne
respectant pas la volumétrie du bâtiment. Ainsi, l’enveloppe constitue la descendante du canard et du hangar décoré imaginés par Venturi. Ici, elle devient partie intégrante du bâtiment (assumant une
.(16) L’Institut du Monde Arabe, Paris, Jean Nouvel & ArchitectureStudios, 1987
fonction porteuse) et faisant de ce bâtiment un signe, et produisant par cet engagement un marqueur de significations multiples.
Le centre du Parc National de Zernez de
Valerio Olgiati (fig.12), est issu d’une forme pure mais
déformée.
Olgiati
choisit
le
carré
comme
forme libérée de toute signification à la fois « non référentielle et non contextuelle »1. Cependant, 1
Valerio
Olgiati,
Conversations
with
Students,
op.
cit., p.55 37
Le phénomène du « a la fois »
Dans l’exemple de la Cathédrale de Murcie (fig.19),
Venturi révèle les conflits d’échelles que peut revêtir un bâtiment. En effet, dans la manipulation de ses éléments en façade, elle apparaît à la fois grande et petite. Par une inflexion, les frontons brisés en vis-à-vis suggèrent un énorme portail et adressent la façade à la place attenante, jusqu’à symboliser la région. Tandis que les ordres et la superposition des pylônes se réfèrent à l’échelle du bâtiment. La double dimension de l’édifice, par le jeu subtil de ses éléments en façade, lui permet . ( 17 )Salle d’audience, Palais de justice, Londres, Sir John Soane, XIXème siècle
alors de dialoguer avec les différentes échelles du contexte. Ainsi, le « à la fois » se rapporte plutôt aux liens qui unissent les parties au tout.
Le PSFS building (fig.21) produit une contradiction
similaire mais dans sa volumétrie. Le socle en débord s’adresse à la rue, tandis que les proportions de la tour, s’adressent à la ville tout en entière. De plus, la composition hétérogène des parties et de l’ordonnancement de la tour, semble vouloir faire dialoguer les façades de manière inconstante. Le sigle PSFS, posé sur le toit, accentue ce double rapport d’échelle et, par « ses 38
Le il
ne
constitue
qu’un
point
de
départ
dans
visage de
Janus
la
plupart de ses projets. Le bâtiment produit par l’interpénétration de deux cubes, concède un certain purisme mais vient être à la fois parasité par des éléments
et
déformé
L’inclusion
dans
d’éléments
sa
géométrie
inhérents
au
interne. programme
introduit une hiérarchie entre les façades. Le bâtiment tient à la fois d’une géométrie externe régulière,
dessinant
un
volume
pure,
et
d’une
.(18) atelier Bardill,Scharans, Valerio Olgiati, 2002-2007
géométrie interne irrégulière, un volume déformé ascenseurs, escaliers de secours, lanterneaux du sol-sol, plate-forme d’entrée - oriente le volume et.
Les
deux
murs
en
biais
venant
déformer
la
géométrie interne, dessinent à la fois la forme de l’escalier et la forme des quatre espaces principaux d’exposition tous identiques, des étages. Ici, les manipulations perturbent
et
internes
et
contredisent
les la
éléments
rajoutés
régularité
et
la
symétrie générale de la forme. 39
Le phénomène du « a la fois »
proportions violentes », accentue son appartenance à la ville.
La Karlskirche à Vienne (fig.23) oppose deux
langages architecturaux l’un écrit la façade et l’autre dessine sa volumétrie. Ainsi, il présente à la fois des éléments de basilique en façade, et des éléments d’église à plan centré dans le corps du bâtiment. Cette discordance est induite ici par des exigences interne et externe, distinctes ; le programme exigeait une forme convexe pour le fond de l’église, et le décor urbain exigeait des dimensions plus vastes et une façade droite. Ainsi tandis . ( 19 ) La Cathédrale de Murcie, Espagne 1385-1467
que les contraintes extérieures s’appliquent en façade, celles intérieures s’opèrent dans le corps du bâtiment (et induisent son impact dans sa volumétrie extérieure). L’échelle de l’espace qui l’entoure, répare le manque d’unité d’un tel pluralisme. L’unité s’obtient alors dans les rapports qu’entretient le bâtiment avec son contexte.
La double signification peut se retrouver à plusieurs
niveaux autant dans la compréhension théorique que dans l’expérimentation vivante. 40
Le
visage de
Janus
Le bâtiment propose alors une lecture complexe entre les
différents
niveaux
de
significations
de
ses
éléments et les expressions contradictoires qu’il revêt.
Le centre Sportif PFAFFENHOLZ de Herzog &
de Meuron (fig.14) attire, par son volume simple, l’attention sur la manière dont la peau est réalisée: sur sa « facture ». Le volume de béton est habillé extérieurement
de
plaques
d’Héraklit,
matériau
.(20) maison Bäumleingasse, Bâle, Diener & Diener, 19992005
isolant, enveloppé de plaques de verre. Le motif de l’Héraklit, généré par le mélange de la laine de bois au ciment, est repris et imprimé sur les plaques de verres. Ainsi, Herzog & de Meuron usent de ce que l’on pourrait nommer « l’effet Duchamp » en mettant le matériau utilitaire dans une situation d’inconvenance et provoque alors la crise des significations. «
Nous
poussons
à
bout
le
matériaux
que
nous
utilisons pour le libérer de toute autre tâche que 41
Le phénomène du « a la fois »
Inhérente au phénomène du « à la fois », elle se
dérobe sous des métaphores comme des contradictions. Or, leur perception n’est pas immuable et engendre une inconstante dans ces rapports de contradictions et le déplacement des dominances dans leurs significations.1
. ( 21 ) PSFS Philadelphie, Howe & Lescaze, 1932 building,
1
Descriptions, analyses, affirmations et développements tirés de la lecture
de : Robert Venturi, De l’Ambiguïté en architecture, chapitre 4 « Niveaux contradictoires : le phénomène du «à la fois» », pp. 38-45, New York, 1966, éd. Dunod, Paris, 1999 42
Le
visage de
Janus
d’exister »1, affirment les architectes. Le motif du matériaux apparaît à deux reprises dans cette transparence et acquiert une double signification dans son expression en façade : les plaques d’Héraklit le présente en lui conférant sa fonction première tandis que les plaques sérigraphiées le représente en tant qu’ornement. Ainsi, les deux manières d’être du motif, opposent en cohabitant « l’objet trouvé » à la « forme trouvée »2, et provoquent une tension
.(22) Wharf Bar à Walsall, Sergison et Bates, Grande Bretagne, 1997
entre
ces
significations
par
leur
superposition.
« Il n’existe de réalité naturelle, que l’on ne puisse opposer à la réalité artificielle. Il n’existe plus non plus une seule réalité, mais plusieurs, chacune d’entre elles étant aussi réelle, naturelle et artificielle que les autres.3 » Ce motif rappelle 1
Herzog et de Meuron, El croquis 1983-1993.
2
Expressions tirées de la thèse de Sung-Taeg Nam
« L’appropriation architecturale du Ready-made : De l’objet trouvé à la forme trouvée ». 3
Martin Steinmann, Forme forte, Birkh., 2002, p.222 43
Le phénomène du « a la fois »
. ( 23 ) La Karlskirche, Vienne, Fischer Von Erlach, 1737
44
Le
visage de
Janus
alors les fleurs à la Warhol du Best Store de Venturi, et constitue l’expression du bâtiment, sa profondeur signifiante. Monde Studio
La
façade
Arabe
de
(fig.16)
sud
Jean
de
Nouvel
semble
l’Institut et
se
du
Architecturedonner
comme
une enseigne où l’un des éléments essentiels de l’architecture subtilement
islamique,
réactualisé.
le
moucharabieh,
Derrière
une
est
enveloppe
.(24) fondation Cartier, Jean Nouvel, Paris, 1995
uniformément vitrée, se tapissent des milliers de diaphragmes d’appareils photo, conçus pour réagir instantanément à la lumière au moyen de cellules photosensibles. Ce complexe joue subtilement sur deux
registres
contradictoires
:
celui
de
la
disparition, en reflétant le ciel parisien, et celui de la présence d’une intériorité presque inquiétante qui s’affirme au delà des micro-percements. Ainsi la façade, par sa peau vitrée recouvrant le moucharabieh électronique, produit un dispositif ambigu, et semble 45
46
Le
visage de
Janus
à la fois transparente en suggérant une intériorité irréductible derrière cette membrane, mais aussi réfléchissante. A un autre niveau de signification, le bâtiment présente deux parois antinomiques. L’une courbe accompagne la forme de la voie, tandis que l’autre constitue un écran brutal sur lequel vient se refléter l’esplanade attenante. Son positionnement perpendiculaire à la circulation, comme une enseigne sur le Strip de Las Vegas, permet de les saisir simultanément.
La cour de l’atelier Bardill de Valerio
Olgiati (fig.18) procède à la fois du carré déformé en son plan, de l’ovale en toiture et du triangle en son gabarit. Reprenant la déformation du volume, elle est monumentalisée par une ouverture zénithale ovale laissant percevoir les pignons triangulaires qui soulignent les limites du bâtiment. Or, l’usage de
formes
évocatrices
dissimule
l’impact
du
contexte sur le gabarit, se soumettant au volume de l’ancienne grange. Celle-ci génère alors un plan carré déformé et impose les héberges triangulaires. L’intégration de l’ovale perturbe alors la clarté des origines formelles. Ainsi, la cour révèle une trinité géométrique symbolique associée à un volume induit par des contingences contextuelles.
La façade de la maison Bäumleingasse de
Diener & Diener (fig.20), composée de deux parois, induit
plusieurs
niveaux
de
significations
entre
les parties, le tout et le contexte, et concède alors des figures contradictoires. Dans chacune des 47
48
Le
visage de
Janus
parois réside une double signification. La première, constituée
de
cinq
éléments
en
béton
(quatre
« poutres » et un « poteau »), évoque « l’image de
la
construction
»
définie
Hans
Kollhoff,
et
rappelle alors certaines structures en compression permettant de retenir les murs mitoyens s’affaissant. Or, le signe primaire d’une structure se heurte au constat que les éléments n’ont pas de raison constructive et
formel
«
poutres
par
:
le »
leur «
et
détachement
poteau se
»
ne
place
physique
porte
pas
derrière
les
elles.
Ainsi, ce contre-sens provoque une ambigüité souvent recherchée dans l’architecture contemporaine jouant avec les significations d’une vérité constructive. La façade est à la fois petite par sa largeur de quelques mètres, et grande dans l’échelle exprimée par
cette
diverses
structure
des
maisons
réconciliant voisines
et
les
échelles
répondant
à
l’alignement de la rue. La deuxième paroi, accusant la légère courbe
de la rue à cet endroit, forme à
la fois deux baies vitrées et une grande baie pliée, par l’absence de montant au niveau de la pliure. Ainsi à travers ces deux parois, la façade manifeste une
face
rigide
vers
l’extérieur
et
une
face
courbe vers l’intérieur conférant « un équilibre précaire » au bâtiment. Le reflet brisé des cinq éléments rigides dans le vitrage plié exprime à la fois la dissociation et la connivence des parois. L’environnement extérieur, tel que l’architecture ordonnancée du tribunal situé devant, vient lui s’y 49
50
Le
visage de
Janus
refléter tortueusement, et appuie le lien fort qui unit ces trois environnements – la façade rigide, la façade plié et le contexte. La façade de la maison répond au lieu en tant que signe par les perceptions contradictoires
produites
issues
du
comportement
des parois.
Le Wharf Bar de Sergison & Bates (fig.22)
illustre
la
volonté
de
réagir
aux
forces
contradictoires émanant d’un site. Chacune des quatre façades
répond
alors
aux
divers
particularismes
du site, mais les faces donnant sur le bassin du canal et la place du village, sont plus ouvertes en fonction de leur vocation publique, tandis que les deux autres, donnant sur une rue très passante et sur un parking, sont plus fermées. De plus, la forme simple et banale du bâtiment est recadrée et tronquée par la géométrie du site. Au volume externe sombre et absorbant, faisant écho au goudronnage traditionnel des bâtiments voisins, répond
un
intérieur
lumineux
et
chaleureux,
entièrement lambrissé de sapin. Ainsi, le traitement hétérogène des façades et l’altération d’un volume typique,
produisent
un
bâtiment
schizophrène
en
interaction avec son contexte.
La façade vitrée de la Fondation Cartier
conçue
par
en
Jean
conservant
Nouvel
une
(fig.24),
incertaine
réfléchit
transparence
tout qui
provoque de multiples interférences et ambiguïtés déstabilisantes. Ainsi, elle se détache des façades réfléchissantes des années 70 cherchant à s’effacer 51
52
Le
visage de
Janus
pour mieux s’intégrer au contexte, et vient offrir un monde bidimensionnel où l’intérieur et l’extérieur se confondent. Alignée rigoureusement sur les immeubles mitoyens, elle constitue un écran précédant le bâtiment, où se reflètent symétriquement les arbres du boulevard et ceux du jardin. Si bien qu’il est difficile de dissocier les arbres réels du jardin, des reflets de ceux du boulevard. De
même,
il
différencier
est les
pratiquement nuages
qui
impossible
de
appartiennent
au
ciel arrière, de ceux qui appartiennent au ciel avant. Les choses placées devant et celles placées derrière se contaminent de sorte que la position du visiteur entre dehors et dedans se trouve confondue. L’environnement et le visiteur, lui-même, se sont pris
dans
la
suggestion
des
espaces,
et
de
la
profondeur. L’écran forme alors une limite franche et finie par son alignement où se condensent les profondeurs latérales tout en laissant percevoir une succession d’espaces suggérant la profondeur du bâtiment.
Tous ces projets révèlent, par l’ambivalence
des à
significations
susciter
un
qu’ils
double
procurent,
visage,
la
ainsi
capacité
le
visage
de Janus évolue dans un champs de significations ambiguës
ou
à
de
créer
d’elles
ne
plus
précisément
l’ambigüité,
réussit
à
de
s’imposer
de
significations
sortes comme
qu’aucune la
bonne. 53
54
Le
visage de
Janus
Le fait que ces significations soient contradictoires est, à cet égard, déterminant. C’est ainsi qu’elles empêchent le repli rassurant sur une signification ultime.
Se substitue à la profondeur spatiale, la
profondeur du signe où la forme est donnée à voir et le signe à comprendre.
55
Le phénomène du « a la fois »
. Projet de mairie pour une ville de l’Ohio,
Venturi et Rauch, 1965
56
Le
. Projet
visage de
Janus
de
mairie pour une ville de l’Ohio,
Venturi
et
Rauch, 1965
57
58
« S’il existe dans l’apparence de Madonna une signification ultime, elle consiste dans la corrosion des signes. » Martin Steinmann, Forme forte. Ecrits/Schriften 1972-2002, Birkhaüser, Bâle, op. cit. p. 212, 2002
59
L’élément à double fonction niveaux contradictoires des particularités d’usage et de structure
Fonction
disparition
indĂŠtermination des espaces, usages, sens
« A une plus grande échelle, un barrage est à la fois un pont. » Robert Venturi, « Niveaux contradictoires (suite) : l’élément à double fonction », De l’ambiguïté en architecture, New York, 1966, éd. Dunod, Paris, 1999, p. 39
62
63
L’élément à double fonction
. ( 25 ) Pilgrim, Robert Rauschenberg, 1960
L’élément à double fonction et le phénomène du « à
la fois » sont apparentés, mais doivent être distingués : l’élément à double fonction appartient plus à des particularités d’usage et de structure , alors que le « à la fois » se rapporte plutôt aux liens qui unissent les parties au tout.
Dans le tableau de Robert Rauschenberg Pilgrim
(fig.25), la peinture se prolonge de la toile sur la chaise bien réelle qui est posée devant, rendant ainsi ambigüe la distinction entre l’œuvre peinte et les meubles, et, à un autre niveau, la place 64
fonction disparition
.(26) KAIT Workshop, Kanagawa, Junya Ishigami, 2008
Fonction.
– action, rôle caractéristique
(d’un élément, d’un organe) dans un ensemble ; rôle caractéristique que joue une chose dans l’ensemble dont elle fait partie ; remplir une fonction.1
Dans un monde où les mutations n’ont jamais
été aussi rapides et les phénomènes accélérés, il existe les 1
un
large
bâtiments
consensus
doivent
être
autour
de
l’idée
adaptables,
que
flexibles
Le Petit Robert, ed. 2006 65
L’élément à double fonction
de l’art dans une pièce. Une contradiction entre les niveaux de fonction et de signification est sensible dans ces œuvres, et l’environnement y gagne une certaine tension.
Mais pour le puriste de la construction aussi bien que
pour le fonctionnaliste, une forme de construction à double fonction serait exécrable à cause de la relation non définie et ambigüe entre la forme et la fonction, la forme et la structure. Ainsi, dans la villa impériale Katsura à Kyoto (fig.27), la tige de bambou tendue et le poteau de bois comprimé ont la même forme. Un architecte moderne les trouverait alors sûrement tous deux sinistrement identiques en taille et en section.
L’architecture moderne, outre qu’elle spécialise les
formes selon les matériaux et la structure, sépare et articule les éléments : elle n’est jamais implicite. En privilégiant la trame et le mur rideau, elle a ôté à l’ossature son rôle de protection.
En contrepoint, les piliers de la chapelle baroque de
Fresnes (fig.29) sont résiduels par leur forme et surabondants pour la structure du bâtiment et sont des exemples extrêmes d’éléments à double fonction : ils ont à la fois une fonction portante et spatiale.
A ce point de vue, la mystérieuse Sagrada Familia
d’Antoni Gaudi (fig.31) évoque un autre dispositif de mise en relation de différentes fonctions. Au contraire de l’arc-boutant isolé, la subtile invention de Gaudi, les piliers inclinés, portent le poids de la voûte pendant que les contreforts équilibrent la poussée, le tout groupé en une forme continue. Dans certains bâtiments en maçonnerie, maniéristes ou baroques, le pilier, le pilastre et l’arc de décharge forment une façade presque uniforme et la structure qui en résulte porte à la fois les murs et la charpente. D’une manière semblable, les arcs de décharge 66
fonction disparition
et évolutifs. Si historiquement c’est la capacité matérielle à résister aux altérations du temps qui était visée, c’est désormais la propension à se transformer à court, moyen et long terme qui semble garantir sa durabilité. Pouvoir faire face à la mutation des programmes, aux évolutions rapides des modes de vie, semble devenu gage de pérennité.
Les architectures mentionnées par la suite
posent ici la question de la de la fonction comme outil de conception du projet, de sa disparition comme discriminant des éléments qui le constitue. Leur
attention
semble
davantage
portée
sur
l’expérience cognitive de ces bâtiments plutôt que sur leur fonction. Ainsi, dans la conception de ces projets, toutes références
historiques
et
architecturales
sont
révoquées. Elle reposent sur la capacité des usagers à se les approprier, à les réinterpréter afin de les laisser concevoir leur propre environnement. En tâchant de se libérer d’un maximum de contraintes, il se veut non défini, indéterminé.
L’architecture
s’implique
alors
dans
une
recherche d’indétermination1, où l’espace devient le support d’une infinité de situations et met en place un environnement catalyseur de relations, un « milieu ».
Le dictionnaire du Petit Robert définit le
« milieu » de la façon suivante : « l’ensemble des 1
Adrien Besson, « Architecture et indétermination »,
Matières n°8 - Croissance, PPUR, Lausanne, 2006 67
L’élément à double fonction
du Panthéon de Rome (fig. 33), qui n’étaient pas apparents à l’origine, donnent naissance à un mur dont la structure a une double fonction.
L’élément emphatique comme l’élément à double
fonction sont rares dans l’architecture « récente ». Si celui-ci est choquant par son ambiguïté inhérente, il scandalise le culte du minimum des architectes modernes orthodoxes. Mais l’élément emphatique se justifie en tant que moyen d’expression solide bien que démodé. Un élément peut sembler emphatique d’un . ( 27 ) Villa impériale
Katsura, kyoto, 1645
certain point de vue, mais s’il est solide, à un autre niveau, il enrichira la signification en l’accentuant.
Dans le projet de Ledoux pour une porte
monumentale à Bourneville (fig.35), les colonnes dans l’arche sont emphatiques, du point de vue de la construction, sinon surabondantes. Pourtant elles accentuent le caractère abstrait de l’ouverture (c’est une ouverture semi-circulaire bien plus qu’une arche) et, en outre, elles délimitent cette ouverture et en font une porte. 68
Enfin, il existe ce que l’on pourrait nommer
fonction disparition
objets matériels, des circonstances physiques qui entourent et influencent un organisme vivant ».
Ces espaces comme « milieux »1 sont explorés,
depuis les années 90 principalement au Japon, par une génération d’architectes issue du mouvement des métabolistes des années 60. Leurs préoccupations restent dans la continuité de leurs prédécesseurs dans le sens où ils s’intéressent à une architecture où le changement, le mouvement perpétuel est inhérent
.(28)Rolex Learning center, Lausanne, Sanaa, 2007-2010
au système mis en place. Le milieu est un « monde en soi », un paysage intérieur. Il ne peut être appréhendé de l’extérieur. Il se vit du dedans. Dans le milieu, le visiteur s’abstrait de son contexte, il y est englobé. Son expérience est celle de l’intériorité, d’un continuum, d’une substance. Mais dans la création
1
Concept tirée de Jacques Lucan, « On en veut à la
comoosition », Matières n°5 - Modularité / Proportionnalité, PPUR, Lausanne, 2002 69
L’élément à double fonction
l’élément archaïque comme le résultat de l’association plus ou moins ambigüe entre l’ancienne signification d’un élément architectural, à laquelle elle est associée par le souvenir et une nouvelle signification issue d’une nouvelle fonction, faisant partie de la structure du programme, ou d’un nouveau contexte. C’est le temps du palais qui devient musée, l’architecture comme son souvenir.1
1
Descriptions, analyses, affirmations et développements tirés de la lecture
de : Robert Venturi, De l’Ambiguïté en architecture, chapitre 5 « Niveaux contradictoires ( suite ) : l’élément à double fonction », pp. 38-45, New York, 1966, éd. Dunod, Paris, 1999 70
fonction disparition
de ce « milieu », il réside un phénomène nouveau : les architectes de ces espaces utilisent de façon récurrente des références à l’environnent naturel pour décrire leurs intentions de projet et semblent fascinés,
par
le
phénomène
de
contingence
dans
la nature à l’origine de la diversité du monde. L’achitecte Sou Fujimoto décrit ce phénomène de la façon suivante : « La coexistence des principes decontingence et de stabilité a été prouvée, il y a 150 ans par Charles Darwin. Il montra que la diversité de la nature dépendait de la contingence et qu’une méthode délicate de production d’accidents pouvait réduire la distance entre les choses naturelles et artificielles. »
1
A titre d’exemple, Junya Ishigami utilise la
métaphore de la forêt pour décrire l’espace qu’il crée dans le Kait Workshop (fig.26 et 30) : « Quand je conçois un bâtiment, je ne me contente pièces
pas
dans
de une
le
dessiner
en
composition
assemblant
spatiale.
des
J’essaie
plutôt de réaliser un espace tout en restituant le genre d’ambiguïtés présentes dans l’environnement naturel comme si je créais un paysage ou une forêt. Les utilisateurs suivent des chemins qui varient infiniment au sein du bâtiment et découvrent toutes sortes d’espaces »2. 1
Sou Fujimoto, “Architecture is a delicate method to
produce accidents”, Primitive Future, ed. 2
Junya
Ishigami,
Another
Inax, 2008
scale
of
architecture,
ed.Toyota Municipal Museum of Art, 2011 71
L’élément à double fonction
. ( 29 ) Chapelle baroque de
Fresnes, xvii e siècle
72
fonction disparition
Les occupants errent librement à travers une forêt de poteaux. Junya Ishigami retranscrit la diversité que l’on trouve dans la nature en déterminant des sections et des orientations différentes pour chacun des 305 poteaux qui constituent l’espace : « Tout comme la structure d’une forêt dépend de la façon dont les arbres sont regroupés, les prototypes de divers environnements sont formés d’après la manière dont les piliers et les poutres sont positionnés
.(30) KAIT Workshop, Kanagawa, Junya Ishigami, 2008
et groupés pour former la structure spatiale du bâtiment »1.
A propos de la médiathèque de Sendaï (fig.32),
Toyo Ito utilise lui l’analogie au milieu aqueux: « Cela a commencé par l’image de quelque chose de flottant dans un aquarium. J’ai effectivement parlé d’algues
mais
c’était
pour
donner
une
image
de
l’espace que je voulais réaliser ici : un espace extrêmement fluide, un espace où à la manière de 1
Ibidem page précédente 73
L’élément à double fonction
. ( 31 ) Sagrada Familia, Barcelone, Antoni Gaudi, 1882-
74
fonction disparition
l’eau qui coule, couleraient en permanence air et lumière. Pour le réaliser en trois dimensions, pour le construire donc, j’ai imaginé en guise de poteaux des structures très organiques que j’ai appelé des tubes : c’est à dire des corps composites destinés à soutenir les sept étages de planchers »1. Les
planchers
sont
des
plateaux
libres
pouvant
accueillir divers programmes. Se servant à cet effet d’images d’algues se balançant dans l’eau, corps
.(32) Médiathèque de Sendai, Toyo Ito, 2001
souples
dansant
verticalement,
Toyo
Ito
crée
différents espaces sans pour autant en déterminer leur fonction et s’intéresse avant tout à la fluidité.
Kazuyo
Sejima,
pour
évoquer
le
Rolex
Learning Center de Lausanne (fig. 28 et 34), utilise elle l’analogie au parc : « J’étais intéressée à faire ce genre d’espace, une espèce de parc, comme
1
Toyo Ito, Interview de Toyo Ito par Richard Copans, «
La médiathèque de Sendai », Architec¬ture Volumes 4, Arte vidéo, 2005. 75
L’élément à double fonction
. ( 33 ) Panthéon de Rome, -27-125
76
fonction disparition
le concept de jardin japonais. Un parc permet à différentes personnes de rester au même endroit au même moment. Des gens différents et de générations différentes peuvent être ensemble en même temps, quelqu’un pourrait être à coté de vous tout seul, en train de lire un livre ou de boire un jus. J’aime cette sensation ou ce caractère pour les bâtiments publics ».1 Des poteaux fins sont ordonnés régulièrement sur une grille. Cette fois-ci, ce sont
.(34) Rolex Learning center, Lausanne, Sanaa, 2007-2010
les dalles horizontales qui subissent un dérèglement: elles ondulent doucement. Kazuyo Sejima évoque le lien direct entre sa volonté de créer un paysage et
la
dans
nécessité la
d’insérer
structure
une
part
d’organisation
du
d’ambiguïté bâtiment
:
« Nous avons essayé de combiner un bâtiment et un paysage. L’idée n’est pas si singulière mais elle a un important impact sur la structure. La structure perd alors de sa clarté en devenant un système 1
Kazuyo Sejima, « Liquid Playground », El Croquisn°121 77
78
fonction disparition
ambivalent. Certaines parties du schéma s’apparentent à des collines tandis que d’autres constituent des parties du bâtiment. Ceci est complètement confus mais nous avons essayé de toujours conserver cette confusion ».
1
Cette part de « non-clarté » va permettre d’instaurer une ambiguïté entre l’espace architectural et ce qu’il se veut être, soit un paysage. Le but semble donc être de re-questionner l’espace dans
sa
dimension
primitive,
à
savoir
:
quelle
relation un corps peut-il avoir avec l’espace dans lequel il se trouve ? « Ce qui fait énigme, c’est les liens, c’est ce qui est entre elles (les choses)».2 L’intervalle est ici la matière des projets.
Toyo Ito exprime cette spécificité de la
conception japonaise de l’espace : « Sans doute l’espace tel que le conçoivent les occidentaux, estil différent de l’espace tel que nous le concevons, je l’ai souvent pensé. Quand on parle d’espaces, peut-être est-ce la perception que nous japonais avons
de
la
notion
occidentale
d’espace.
On
a
l’impression qu’il s’agit de ce qui a été évidé d’une roche, alors que pour nous c’est ce qui existe entre deux poteaux, le rien où s’établissent des relations multiples, c’est l’espace vide, l’espace néant, le rien. Prenons un autre exemple : je vous 1
Kazuyo Sejima, “Conversation, Spring 2009”, The SANAA
Studios 2006-2008: Learning from Japan: single story urbanism, Lars Müller Publishers, 2008, pp.110-111. 2
Merleau-Ponty,
L’oeil
et
l’esprit,
ed.
Gallimard,
1964, p 64. 79
80
fonction disparition
parle. Entre le mot que je viens d’émettre et celui que je vais émettre, il y a ce rien, cet espace blanc. C’est cet espace qui m’intéresse. C’est cet espace blanc que je trouve très important. »1
La question de la fonction semble donc ici
éludée. Il n’y a plus simple ou double fonction, mais indétermination. Il serait peut-être alors opportun de se poser la question de l’élément architectural dans ses bâtiments, de ce qu’il reste de sa fontion, de
la
construction
même
du
milieu
et
non-plus
toujours de de sa conceptualisation (nous avons compris que le prochain sera la Lune, ou bien le vent qui agite les moulins du pauvre Don Quichotte). Dans la conception de ces espaces « milieux » où l’intérêt n’est plus porté à la matière qui articule les choses mais à la relation qui les unit, il est intéressant de se poser la question de ce qu’il reste de la considération porté à l’élément et à sa fonction. Dans un paysage, l’arbre et lerocher n’ont pas de fonction. Dans la création de l’espace, les élements ne sont-ils pas les dernières contingences constructives
des
architectes
?
Au-delà
de
la
deconstruction n’est-ce pas la disparition de la fonction qui est visée. A quand l’architecture sans bâtiment, ou du moins le bâtiment sans architecture, le nuage ? Quand l’éspèce des algues mutantes créée par le Dr.Ito aura-t-elle alienée l’assemblée des assembleurs? 1
Les
poteaux
schyzophrènes
(fig.2)
Toyo Ito, Interview de Toyo Ito par Richard Copans, «La
médiathèque de Sendai», Architectures Volumes 4, Arte, 2005 81
L’élément à double fonction
. ( 35 ) Porte monumentale
Bourneville, Claude Nicolas Ledoux, 1785
de
82
fonction disparition
(tirants / espaces / supports à post it) d’Ishigami sont ils vraiments encore des poteaux ? Et ceux du Rolex (fig.4), ne perdent-ils pas substance en devenant le mirage d’un mobilier paysager ? Sontils encore les bienvenus, reliquats d’une histoire constructive dont tant semblent vouloir se débarasser ? Mais à force de laisser libre cours à tout, elle se
dit
que
finalement,
ce
serait
mieux
si
elle
disparaissait (fig.12), et elle alla courir, libre.
.(36) Architecture as air, Barbican, Londres, junya Ishigami, 2011
83
L’élément à double fonction
. Vanna Venturi House, Chestnut Hill, Venturi & Rauch, 1962
84
fonction disparition
. Vanna Venturi House, Chestnut Hill, Venturi & Rauch, 1962
85
86
« Tout système qui ne confie pas le droit de décision à ceux qui doivent subir les risques consécutifs à une décision mal prise est un système immoral. Or c’est exactement ce processus qui est suivi actuellement par les architectes et les urbanistes : ils prennent les décisions et les utilisateurs prennent les risques. »
Yona Friedman, Pour une architecture scientifique, Paris, Belfond, 1971
87
l’élément conventionnel l’intégration et les limites de l’ordre
Au-delĂ
de l’ordre ordinaire
variations sur la convention
« Un ordre valable est capable de s’adapter aux contradictions accidentelles d’une réalité complexe. » Robert Venturi, « L’intégration et les limites de l’ordre : L’élément conventionnel », De l’ambiguïté en architecture, New York, 1966, éd. Dunod, Paris, 1999, p.46
90
91
L’élément conventionnel
. ( 37 ) Palazzo Nobili-tarugi, Montepulciano Antonio da Sangallo il vecchio, xvie
Un ordre doit être capable de s’adapter, autant qu’il
impose, aux contradictions accidentelles d’une réalité complexe. Il ne peut exclure les contradictions liées au programme et à la structure à l’intérieur même de l’ordre : il se doit d’être valable. Il induit alors de subtiles évaluations permettant de déterminer ce qui est indispensable de ce qui est susceptible d’un compromis. Les contradictions et complexités proviennent à la fois du milieu et du programme même du bâtiment. Celles qui découlent du programme, reflètent les contradictions et complexités inhérentes à la vie. 92
Au-delà
de l’ordre ordinaire
.(38) Bureaux à Kohlenberg, Bâle, Diener & Diener, 1995
L’usage
de la convention en architecture
est un thème de conceptualisation du projet qui obsède de nombreux architectes. Cette utilisation de préconçus et de prédispositions semble alors trouver son intérêt dans son détournement, ou du moins dans sa contradiction. Elle se manifeste alors soit dans la manipulation d’éléments disposant d’une symbolique prééxistente, soit dans la subversion même d’outils de conception du projet. projets
suivants
présentent
Les deux
l’élaboration
de 93
L’élément conventionnel
Les contradictions naissent alors de deux types de relation désaccord / ordre: - un désaccord exceptionnel modifie l’ordre ordinairement harmonieux dû aux circonstances. - des désaccords inhérents à l’ordre même ajustent des éléments particuliers de l’ordre à des éléments généraux. Dans une posture de contradiction intégrée, l’architecte doit se permettre de transgresser les règles de l’ordre établi. Ainsi, il y a une attitude à adopter face aux contradictions : transgresser l’ordre volontairement et non avec faiblesse. La situation de désaccord à l’intérieur d’un ensemble manifeste de la « difficile unité ». Il existe alors deux justifications permettant de briser l’ordre : - la reconnaissance de la variété et de la confusion à l’intérieur et à l’extérieur, dans le programme et l’environnement, et, en fait, à tous les niveaux l’expérience. - le caractère fondamentalement limité de tous ordres créés par l’homme. Les circonstances défient l’ordre et leur contraste est le support des significations. Il faut transgresser les règles pour souligner l’ordre car l’exception confirme la règle et la donne à lire. Cependant les contingences ne peuvent devenir la règle. L’ordre doit exister avant qu’on puisse le briser. Il faut alors saisir les opportunités qu’offrent les circonstances comme pourvoyeuse d’une richesse de significations. Briser l’ordre pour intensifier les significations. Le Corbusier « adapte les désaccords annexes et exceptionnels à un ordre dominant et rigide » quant à Alvar Aalto « crée l’ordre à partir des discordances ». Un exemple historique aidera peut-être à illustrer le rapport qui lie ordre et exception : les arcs du Palazzo Nobili-Tarugi 94
Au-delà
de l’ordre ordinaire
contextes architecturaux dans le dépassement d’un ordre établi et jouent de la poésie du glissement des sens : au-delà de l’ordre ordinaire des choses.
L’immeuble
commercial
Diener
et
(fig.38),
Diener
de
Kohlenberg
constituant
de
l’angle
d’un îlot, se dresse à un endroit complexe de la ville de Bâle. Les deux façades formant le coin se composent des mêmes éléments et se soumettent aux
mêmes
sont Roger
règles
selon
ordonnancés Diener
a
lesquelles
mais
ne
sont
amené
sa
manière
ces
pas
derniers
identiques. de
«
penser
l’architecture » au point suivant : il part de l’hypothèse
que
l’architecture
l’ont
comme
peut
une
encore
collection
concevoir d’éléments,
que ces éléments peuvent être constamment utilisés et
réutilisés,
de
manière
différente,
et
cette
collection formera un jour ou l’autre la base d’une nouvelle convention. De cette manière, il vient associer ses bâtiment à l’histoire de l’architecture: « Une architecture qui se libère de sa réalité nous est étrangère »1. L’élément à apprécier, ici, est la fenêtre de grande taille connue des bâtiments de Diener & Diener. Les fenêtres investissent la façade en venant se décaler les unes par rapport aux autres. L’architecte affirme avoir « modifié un premier ordre régulier de la façade afin de placer davantage la maison en relation concrète avec la ville ». En réponse à la parcelle, l’immeuble présente une géométrie pure, 1
Extrait de Martin Steinmann,
«Le regard producteur»,
la forme forte, écrits 1972-2002, Birkhaüser, Bäle, 2002 95
L’élément conventionnel
(fig.37) s’opposent à la soudaine accumulation de fenêtres « capricieuses » et d’espaces vides asymétriques. L’ordre exagéré, d’où découle une unité exagérée accompagnée de certaines dimensions caractéristiques, fait la force majestueuse du palais italien, comme d’ailleurs celle de certains projets de Le Corbusier. Le secret de leur genre de majesté, ni rigide ni pompeuse, tient à des oppositions dues aux circonstances spécifiques de chaque composition.
Dans le génie civile, c’est le pont (fig.39) qui
exprime avec acuïté le jeu d’un ordre exagérément pur contre les discordances de l’environnement. En effet, l’ordre absolu de la partie haute de la structure est dicté par son unique et simple fonction : permettre aux véhicules de traverser sur une surface plane, offre un violent contraste avec les ajustements exceptionnels de la partie inférieure ; là au moyen de déformations – le système commode de piles plus ou moins longues – l’ordre adapte le pont au terrain inégal de la vallée.
L’ordre originel du bâtiment doit être solide afin
de ne pas détruire l’unité d’ensemble après l’introduction de changements au sein du bâtiment. L’idée de rénovation où le programme du bâtiment vient à changer est un phénomène valable et une source majeure de contradictions.
Il existe différents niveaux d’ordre en architecture et
l’on pourrait opposer ordre particulier et ordre conventionnel. L’ordre particulier qui se rapporte à un bâtiment précis et dont il fait partie et l’ordre comme expression de conventions, « exagérément sévères », a une portée plus générale. La contradiction peut alors résider dans la réhabilitation et l’usage des conventions de manière à les rendre vivantes et nonconventionnels. On peut donc parler d’élément conventionnel, 96
Au-delà
de l’ordre ordinaire
occupant la surface limite sur six niveaux, où la porte d’entrée marque l’unique anomalie par rapport à l’ordre des fenêtres. La fenêtre encadrée par des montants noirs contraste avec la teinte jaune du béton. Sa proportion de 2:1 accentue l’ordre de la façade en imposant sa partition en deux carrés. Chaque façade est divisée en trois parties égales, à chaque niveau deux parties constituent la fenêtre à deux vantaux et la troisième est un plein. Les joints de reprise du béton soulignent horizontalement la lisibilité de la tripartition verticale. De ces règles
découlent
d’ordonnancement
quatre des
combinaisons
fenêtres
à
possibles
chaque
niveau.
Les fenêtres aux quatrième et cinquième niveaux et les ouvertures au rez-de-chaussée sont poussées de part et d’autre de l’angle, tandis qu’aux trois premiers étages, elles sont séparées d’un côté ou de l’autre par un plein. Les façades illustrent alors trois des combinaisons. Ainsi, le fait que l’une des combinaisons ne soit pas représentée constitue l’exception à la règle et manifeste clairement le choix de l’architecte de cette omission. On imagine alors des
que
ce
exigences
choix
s’est
spatiales
effectué
internes
en
comme
fonction dans
de
nombreux projets où la vibration des ouvertures est
due
Or,
Roger
corporel, fenêtres 1
aux
exigences
Diener réalisé
sur
les
spatiales
privilégie par deux
le
façades
«
intérieures. le
caractère
déplacement » 1,
au
des
détriment
Martin Steinmann, Forme forte, Birkh., 2002, p.254 97
L’élément conventionnel
terme qui regrouperait alors éléments et méthodes de construction, éléments de fabrication, de forme et d’utilisation courante, objets commerciaux et ostentatoires, banals ou vulgaires, rarement associés à l’architecture. Il faut utiliser des objets de pacotille dans un ordre architectural afin de répondre à des besoins actuels de variété et de communication car ceux-ci sont le contexte de notre nouvelle architecture et notre nouvelle architecture est leur contexte. Avec subtilité, l’architecte peut alors combiner utilement l’ancien et le nouveau, se situer entre le réformiste et le révolutionnaire. Un architecte devrait accepter les méthodes et les éléments qui sont déjà à sa disposition, être un expert des conventions en cour et choisir tout autant qu’il crée. Pouvons-nous nous targuer de techniques de pointe tout en excluant les éléments immédiats, et vitaux même s’ils sont vulgaires, qui sont l’ordinaire de notre architecture et de notre paysage ? Est-ce ainsi envisageable d’user de la convention d’une manière non-conventionnelle, de disposer des objets communs d’une manière non-commune afin de leur donner de nouvelles significations par la création d’un nouveau contexte ?
La « Gestaltpsychologie » affirme que le contexte
contribue à la signification d’une partie et qu’un changement dans ce contexte provoque un changement de signification. La combinaison des parties offre alors un nouveau contexte qui confèrera leur signification à ces parties à l’intérieur de l’ensemble. L’élément conventionnel, chez les modernistes est adopté comme le symbole de l’ordre industriel et progressiste et devient la fondation d’une esthétique machiniste par la production en série. Pourtant il existe une contradiction de l’emploi de ce langage industriel dans des espaces complexes et 98
Au-delà d’incongruités d’une
fenêtre
interne sur
tel deux
que
le
espaces
de l’ordre ordinaire
chevauchement intérieurs.
Ainsi « l’ordonnance semble mobile » et nous induit à déplacer les fenêtres dans notre tête. Elle nous permet alors de reconnaître les règles combinatoires qu’il a généré.
A la Tama Art Library (fig.40), Toyo Ito
explore
les
qualités
d’une
grille
irrégulière,
il essaie ici de se détacher de la grille rigide moderniste
miessienne.
Pour
lui,
une
telle
déformation du plan induit l’idée de fluidité. La trame structurelle de la Tama se déforme pour offrir ces rapports changeants. Chaque « cellule » a sa taille et géométrie propres. La Tama Art Library se distingue par l’expression des arches qui se développent à l’intérieur du bâtiment. L’apparent archaïsme de ce geste, qui ne manque pas de nous faire penser aux arcs romans, se détache en réalité de toute nécessité structurelle. Les arches ont une envergure allant de 1,6 à 16 mètres et ont pourtant toute une épaisseur de 20 centimètres, ce sont en fait des plaques d’acier recouvertes de béton. Ito utilise donc ces arches pour leur qualité spatiale plutôt que structurelles. Elles enjambent l’espace pour le laisser se développer librement à travers le bâtiment. Le développement de ces arches sur la grille déformée, vient créer cette spatialité homogène propre à l’architecture des «
milieux
».
Lorsque
l’on
compare
l’impact
des
arches sur les plafonds et sur les sols on comprend 99
L’élément conventionnel
l’on peut trouver dans une certainte production architecturale la juxtaposition de formes sophistiquées avec des objets trouvés et des éléments banals : des associations contradictoires d’éléments spécifiquement industriels et d’éléments de divers styles dans un même bâtiment.
L’architecture de Spolium se manifeste alors dans la
réutilisation de quelque chose d’une autre manière afin de les employer en de nouvelles associations : adopter un élément en lui donnant une forme nouvelle ou une signification nouvelle. . ( 39 ) Pont, Campagne de Florence, Giannelli
L’architecte doit-il se questionner quant à
la création de nouveaux contextes par l’association d’éléments conventionnels dans une utilisation non familière. ?1
1
Descriptions, analyses, affirmations et développements tirés de la lecture
de : Robert Venturi, De l’Ambiguïté en architecture, chapitre 6 « L’intégration et les limites de l’ordre : l’élément conventionnel », pp. 46-53, New York, 1966, éd. Dunod, Paris, 1999 100
Au-delà
de l’ordre ordinaire
que ce dispositif se répète tout autour du bâtiment. Le
dispositif
de
plusieurs
développé
dans
contradictions,
la les
Tama
est
arches
fait
toutes
différentes qui s’étalent sur cette trame irrégulière dessinent ces cellules qui ont elles aussi leurs géométries
propres.
L’espace
qui
découle
de
la
juxtaposition de ces éléments très différents est lui complètement homogène. Comme dans une forêt et une grotte, où chaque arbre et chaque stalactite est
.(40) TAMA Art University library, Toyo Ito, 2007
unique, c’est la somme de toutes les irrégularités et différences qui crée l’homogénéité de l’ensemble. La bibliothèque de la Tama se perçoit comme un vide excavé. L’introduction du plein, le programme, dans ce dispositif homogène exprime la viabilité de ce corps et son fonctionnement. Il permet de discerner le parti pris de Toyo Ito dans son bâtiment quant à cette contingence. La contrainte programmatique vient alors nourrir la lisibilité de l’espace recherché par l’architecte et lui offrir une nouvelle lecture. 101
102
Au-delà
de l’ordre ordinaire
La réponse volumétrique est double, soit le volume s’affranchit de la grille induite par les points porteurs soit il suit les tracés courbes des arcs. Ainsi
des
formes
cylindriques
ou
rectangulaires
viennent se détacher du dispositif et des formes arbitraires viennent s’adapter à l’emprise de la grille déformée. Cependant, dans cette volonté de dissocier le plein du vide, Toyo Ito utilise un matériau unique, le béton, tant pour la structure que pour le programme. Cette ambiguïté renforce l’homogénéité de l’espace, et le rend monochrome. La superposition du même dispositif sur deux niveaux expose
cette
logique
volumétrique.
L’escalier
principal reliant les deux niveaux s’intègre dans une emprise de la grille. Bien que les éléments cherchent à se détacher, ils restent contenus dans la trame irrégulière de la grille déformée et bornés à une emprise. Cependant, une singularité dans la trame s’opère au deuxième niveau : au nord, la suppression de poteaux produit un arc de deux fois la portée de celui du premier, venant accueillir le volume des bureaux. Induite par le programme, cette irrégularité met en évidence que l’acte de penser le programme ne s’est pas fait comme du «
remplissage
»
;
mais
que
l’élaboration
du
dispositif s’est réfléchie en résonance avec celui-ci.
Ainsi, la contingence issue du programme ou
du contexte révèle la force du dispositif et l’encre dans la réalité du projet. La contingence comme outil légitimant la subversion ? 103
L’élément conventionnel
. Guild house, Philadelphie, Vebturi et Rauch, Cope et Lippincott, 1960-1963
104
Au-delĂ
de l’ordre ordinaire
.Guild house, Philadelphie, Vebturi et Rauch, Cope et lippincott, 1960-1963
105
106
« Les choses doivent être ordinaires et héroïques en même temps ». Allison et Peter Smithsons citée dans B.Krucker, Complex Ordinariness. The Upper Lawn Pavillon by Alison et Peter Smithson, Verlag, ETH, Zurich 2002
107
La contradiction adaptĂŠe ajustement circonstanciel dans les ordres ĂŠtablis puis compromis
Cherche
forme cherchante
ajustements opĂŠrationnels dans les pourtours et autres limites
« La forme doit s’adapter aux circonstances. » Louis Kahn cit. in Robert Venturi, « La contradiction adaptée », De l’ambiguïté en architecture, New York, 1966, éd. Dunod, Paris, 1999, p.54
110
111
La contradiction adaptée
. ( 41 ) Villa Pignatelli di Montecalvo, San Giorgio a Cremano, 1747
Venturi
démontre dans cette cinquième partie le
phénomène qu’il nomme celui de la contradiction adaptée. Les exemples susmentionnés mettent systématiquement en scène une opposition élémentaire, formelle, entre plusieurs constituants de la syntaxe architecturale. L’évocation se fait ici d’une certaine idée du compromis circonstanciel en architecture, au travers d’un type de manifestations de la contradiction : celle de la résolution douce des oppositions, du compromis noyant la subversion et tolérant l’oblique. 112
Cherche
forme cherchante
.(42) Tour signale principale, Bâle, Herzog & de Meuron, 19941997
Aujourd’hui,
Robert Venturi ne s’en porte
que mieux, le rectangle ne semble plus être la figure dominante chez la profession de fonction oblique, architecte. En effet, les réalités du contexte semblent de plus en plus influer formellement sur le bâti, des données pragmatiques définissant la forme des bâtiments. Ainsi, dans une certaine production très helvète, le volume attribué au programme n’est plus défini par des intentions plastiques mais s’approche beaucoup 113
La contradiction adaptée
A la Villa Pignatelli (fig.41), les moulures en
s’incurvant vers le bas deviennent à la fois des bandeaux et des linteaux, et s’adaptent ainsi facilement à leur fonction contradictoire. La contradiction pourrait alors se résoudre par un compromis et un ajustement des éléments, ce que l’on pourrait aller jusqu’à nommer la diplomatie géométrique. Ainsi la contradiction adaptée est résistante et souple. Elle admet l’improvisation et implique la désintègration d’un . ( 43 ) Pallazzo Massimo, Rome, Peruzzi, 1532
prototype, en résolvant par l’approximation et la modification et en rendant parfois l’ensemble imparfait. Pour Robert Venturi, « le compromis rend plus intense la régularité dominante de la composition ».
Au Palazzo Massimo (fig. 43), une déformation selon
une ligne courbe plutôt que brisée adapte la façade à la rue qui était également incurvée avant d’être rectifiée au dix-neuvième siècle. De plus, dans son toit en croupe traditionnelle, l’obligation de rendre l’espace habitable à l’intérieur de l’angle de la toiture, 114
Cherche
forme cherchante
plus de la forme résultant des gabarits imposés1. Les
décisions
portent
alors
d’avantage
sur
des
stratégies de manipulation des données du site que sur un choix de forme ou de composition et génère des projets « trouvés », possédant une forme difficilement descriptible à partir de figures géométriques simples. La déformation n’est plus issue de celle d’un type mais généré par une succession d’opérations liées aux contexte urbain et réglementaire.
.(44)
étude
de la pharmacie de bäle,
Herzog & de Meuron, 1995-1998
Le
pourtour
de
compromis
devenant et
l’image
non-plus
la
d’une
opération
résultante
d’une
contradiction adaptée. “ Contextual architecture goes from the particular to the universal. It understands difference; it does not produce difference.”2 1
Adrien Besson, Architecture par défaut et non-choix
de la forme, Matières n°7,Cohérences aventureuses - Nouvelles approches réalistes, PPUR Lausanne, 2004. 2
BAUKUH, Notes on contextual architecture, San Rocco 4,
Fuck Concepts! Context! , Milan, juillet 2012. 115
La contradiction adaptée
déterminé essentiellement par ses fonctions d’écoulement de l’eau et d’élément de la structure du bâtiment, se résout par une élégante déformation du comble originel. La contradiction adaptée permet alors au système d’être légèrement rectifié pour s’adapter aux exigences spatiales liées au programme aussi bien qu’au tracé urbain. C’est ici la déformation qui adapte les différences.
Mais c’est parfois l’ajustement d’un ordre aux
circonstances de l’environnement qui permet de ne pas rejeter . ( 45 ) Casa Valmassoni, Domegge di Cadore, XVe siècle
une occasion de complexité.
Le corbeau en débord de la maison à Domegge
(fig. 45) est un dispositif qui permet avantageusement et avec rigueur de passer de la symétrie de la façade principale à la symétrie du pignon tout en servant de support au surplomb dissymétrique du côté droit. Le jeu de l’ordre et du contexte étant un trait caractéristique de l’architecture italienne avec ses audacieuses contradictions entre majesté et opportunisme. De la même façon, il semble exister une modalité d’adaptation constructive à la sédimentation historique des ordres, entre 116
Cherche de
Par Bâle
exemple,
(fig. 42),
la
dont
tour la
signale
forme
forme cherchante
principale
semble
résulter
du geste du sculpteur, peut s’appréhender comme une opération de déduction géométrique : du plan rectangulaire aligné au niveau de la rue déformé jusqu’à l’alignement des rails.
Avec
le
bâtiment
de
marketing
Ricola
à
Laufen (fig. 52), les contours du plan se plient, opération qui se renouvelle avec un bâtiment de
.(46) halle de marché, Aarau, Suisse, Miller et Maranta, 1996-2002
bureaux et de logements à Soleure (fig. 50), tout autant qu’à Bâle avec la pharmacie de l’hopitâl cantonal
(fig. 44).
L’architecture
helvétique
ne
serait donc pas hermétique au contexte. Les se
configurations pliant
notamment
deviennent
irrégulières,
aux
du
raisons
contexte,
ce que Herzog se plaira à nommer les « formes cherchantes »1. A l’occasion du projet pour Bâle 1
cit. in Jacques Lucan, « On en veut à la composition
(2)», Matières n°6 Actu. de la critique, PPUR Lausanne, 2003. 117
La contradiction adaptée
les volontés de cohérence esthétique et les contingences programmatiques. Ainsi, une position exceptionnelle des fenêtres, comme une modification significative d’une colonnade engendrent généralement une symétrie déformée, conférant vivacité à une rigidité native.
Par exemple, les fenêtres de la bâtisse de Mount
Vernon (fig. 47) ne sont pas implantées de manière exactement symétrique. Au lieu de cela, leur répartition est le résultat des . ( 47 ) Mount Vernon, George Washington house, 1757
rénovations récentes, et elle brise l’ordre dominant du fronton central et des ailes symétriques. Cet arrangement commode, transformé en évènement, crée un effet de surprise dans le prisme classique de la maison.
Les écartements très finement déformés des fenêtres
de la maison faite par H.H. Richardson pour Henry Adams à Washington (fig.49) reflètent les circonstances particulières dues aux fonctions privées du programme intérieur, mais elles conservent la régularité et la symétrie exigées par le caractère public d’un bâtiment majestueux de Lafayette Square. Ici le 118
Cherche
forme cherchante
et de celui pour Soleure, une série de maquettes est
élaborée
pour
trouver
la
forme
la
plus
adéquate, non pas en composant ou en assemblant les éléments, mais en configurant et creusant une masse, Dans
la
une
plaque
même
épaisse
lignée,
Maranta produisent une (fig. 46)
dont
la
les
initialement architectes
pleine.
Miller
et
halle de marché à Aarau
géométrie
semble
issue
de
la
contradiction adaptée entre l’homothétie de la place
.(48) Signal box corten
mimick concrete,
Zurich, Gigon & Guyer,1999
déformée et de micros opérations de subversions dues à des contingences de construction.
Au même titre, les architectes Gigon et Guyer
lors de la conception de leur projet pour la signal box de Zurich (fig. 48), infléchissent légèrement leur façade afin d’obtenir deux angles droits sur les côtés du bâtiment, alignés aux deux directions de la parcelle.La ligne de rupture, ne se trouvant pas au milieu du plan de façade, elle contredit légèrement la
symétrie
disposée
des
baies
et
engendre
une 119
La contradiction adaptée
subtil compromis entre l’ordre et la situation, l’extérieur et l’intérieur, le caractère privé et le caractère public, confère à la façade un rythme ambigu et une tension accrue. Les exceptions significatives et leur compromis au sein d’un ordre rendent ainsi plus intenses la régularité dominante de la composition. Selon Robert Venturi, l’architecture moderne s’est trop longtemps limité aux formes rectangulaires rigides, qui soi-disant sont nés des exigences techniques de l’ossature . ( 49 ) Maison Adams, Washington DC, H.H.Richardson, 1885 d’Henry
orthogonale et du mur rideau produits en série.
Dans son immeuble de logements à Brême (fig.51),
Aalto a conservé l’ordre rectangulaire de l’unité d’habitation de base de Le Corbusier, et en a fait le motif de ses bandes verticales d’appartements, mais il a implanté les refends en diagonale de manière à orienter l’unité d’habitation vers le Sud, la lumière et la vue. Il arrive ainsi à maintenir un ordre rectiligne et une certaine régularité dans un espace lui déformé. 120
En comparant le Seagram building de Mies et Johnson
Cherche
forme cherchante
certaine suprise dans cette opposition entre prisme volumétrique et ordre. Mais
pour
revenir
à
Soleure
comme
à
Bâle,
les
difficultés de description proviennent aussi de la nature de leur pourtour. Si
conceptuellement,
représentés
comme
réalisations
offrent
les
des des
projets volumes
se
trouvaient
opaques,
perceptions
elles
leurs plus
ambigües. A la pharmacie de Bâle, la disposition de
.(50) Immeuble à Soleure, Herzog & de Meuron, 19932000
la façade constituée d’une enveloppe de plaques de verre sérigraphie lui confère un moirage certain, flouttant ses limites et accentuant sa profondeur. A Laufen, c’est la pliure du vitrage des façades qui fragmente et multiplie les reflets. “ I believe the appearance of the work is secondary to the idea of the work, which makes the idea of primary importance.”1 1
Sol Lewitt n°15 of his 100 sentences on Conceptual Art,
New York, 1969 121
La contradiction adaptée
au projet de Kahn pour un immeuble de bureaux à Philadelphie (fig.53) , on peut voir que, plutôt que de tenir compte des contradictions dues aux diagonales de contreventement, Mies et Johnson préfèrent exprimer une ossature rectangulaire, « une très belle dame cachant son corset » selon Kahn. Lui au contraire exprime les obliques, mais aux dépens des éléments verticaux tels que les ascenseurs et de l’espace destiné aux usagers. Pour l’auteur, la réponse holistique résiderait semble-t-il dans l’atteinte d’un équilibre, ou peut. ( 51 ) Immeuble d’appartements, Brême, Alvar aalto, 1959-1962
être d’une tension entre le caractère rectiligne des techniques de construction et de production en série, et l’oblique, caractéristique des conditions exceptionnelles.
Le
Corbusier
lui
aussi
adapte
profondément
l’architecture de la Villa Savoye aux éxigences exceptionnelles de l’automobile, en disposant de la courbe au rez-de-chaussée et en disposant un ordre suffisemment fort et souple à la maison pour lui permettre l’incohérence géométrique.
D’une autre façon, on retrouve cette oblique
exceptionnelle dans le projet de Kahn pour la Goldenberg 122
Cherche
forme cherchante
Parallèlement peuvent aussi être remarqués
les bâtiments que Rem Koolhaas nommera «générés» plutôt
que
entiers
as
«conçus» et
found»1
qu’expérimenterons
en
«dupliquant
les
Herzog
processus &
de
les
sites
de
projet
Meuron
par
la
suite. Par exemple, dans le projet pour le musée du Schaulager (fig. 56), la forme du bâtiment est celle d’un polygone irrégulier dont les côtés sont parallèles aux limites du terrain d’inscription du
.(52) Bâtiment marketing ricola, Laufen, Herzog & de Meuron, 1998
projet. Il semble sorti de terre, comme l’image littérale de l’extrusion du sol constructible.
Dans son projet pour l’extension du Whitney
Museum à New York (fig.54), Koolhaas s’affranchie lui
aussi
complètement
de
la
configuration
d’un
bâtiment traditionnel2 et procède à une succession 1
OMA, « Urban Intervention : Dutch Parliament extension,
The hague », Int.Architect n°3, vol.1 p.50, 1980 2
des.
tirée
de
Jacques
lucan,
«Opérations
contre
composition - forme unitaire et interdépendance des éléments», Composition, non-composition, p.569, PPUR, Lausanne, 2009 123
La contradiction adaptée
house (fig.55), où elle se trouve d’une part élément spatial et d’autre part élément de la structure, créant une série d’espace enveloppant les angles du bâtiment et évitant les chevauchements des façades l’une sur l’autre. Ainsi, lorsque l’oblique est due à des circonstances internes ou externes, elle est presque toujours harmonieuse : soit elle se confond dans l’ordre, soit elle domine la composition et en est le motif central. Il existerait donc plusieurs modalités de rapports à entretenir avec l’oblique. . ( 53 ) Projet pour la City tower, Philadeplhie, Louis Kahn et Anne Tyng, 1952
Aalto adapte l’ordre à l’exception, Le Corbusier la juxtapose, Kahn l’utilise comme outil de l’unification des parties et Wright la cache ou la prend pour principe, jusqu’à ce que l’exception devienne la règle.
Venturi
va
alors
encore
plus
loin
dans
sa
compréhension des phénomènes de contradiction adaptée et étend son champ d’observation. Selon lui, ces idées peuvent aussi s’appliquer à la composition et à l’analyse des villes, dont les programmes sont plus vastes et plus complexes que ceux 124
Cherche
forme cherchante
d’opérations faisant s’élever et se tordre la forme, la logique économique du projet justifiant l’usage « gonflant »
du zoning (prospect ou épannelage en
français). « Si nous ne construisions pas un bâtiment qui ne remplissait pas entièrement la zone à disposition […]nous ne pouvions pas satisfaire le programme exigé. »1 Définissable par l’aphorisme « take zoning as a design
.(54) Projet New Whitney Museum, New York, OMA Rem Koolhaas, 2001
guideline
»2,
ces
édifices
trouvent
leurs
formes
dans leur adaptation stricte aux règlementations de
gabarits,
et
opposent
systématiquement
des
pourtours complexes à des plans semblant courir après le compromis spatial, résolvant tant bien que mal la contradiction entre velléités spatiales et contraintes volumétriques.
1
Shohei Shigematsu, « Process chronicle - Scheme A »,
A+U, n° 398, Tokyo, 2003. 2
Herzog & de M., Prada Aoyama Tokyo, Milan, 2003 p.88. 125
La contradiction adaptée
de bâtiments. La place Saint Marc (fig.17), par exemple, ne manque pas de violentes contradictions d’échelles, de rythmes et matériaux, sans parler de styles et des hauteurs variées des bâtiments qui l’entourent. Pourtant ne dispose-t-elle pas d’un ordre spatial cohérent ?1
. ( 55 ) Projet de la Goldenberg house, Philadelphie, Louis kahn, 1959
1
Descriptions, analyses, affirmations et développements tirés de la lecture
de : Robert Venturi, De l’Ambiguïté en architecture, chapitre 7 « la contradiction adaptée », pp. 53-59, New York, 1966, éd. Dunod, Paris, 1999 126
Cherche
forme cherchante
Le Corbusier déclare : « Un plan procède du dedans au
dehors
»1
tandis
qu’Henry
Sullivan
affirme
:
« form follows function »2. Ces présupposés modernes considèrent donc que la forme d’un bâtiment est définie par ses fonctions intérieures. Sa justification formelle peut-alors être débattue sur le terrain de sa façade, clôture que l’on peut déterminer dès lors que les idées que toute fonction a une fin et que tout plan ne peut s’étendre à l’infini, sont tolérés.
. (56) Musée du Schaulager, Bâle, Herzog & de Meuron, 2003
Une clôture comme expression du plan détermine une limite, aussi claire que le sont les intentions du capitaine du paquebot. Ici, la problématique qui nous intéresse montre une opération de renversement, celle du processus qui ne fige pas, mais génère des formes ouvertes. Il 1
devient
ainsi
plus
adéquat
de
s’arrêter
au
Le Corbusier, « Architecture, l’illusion des plans »,
Vers une Architecture, Paris, 1923. 2
Louis
H.
Sullivan,
«
The
tall
office
artistically
considered », Lippincott’s Magazin, 1896 127
La contradiction adaptĂŠe
. ( 57 ) Place SAint Marc, Venise, Italie
128
Cherche
forme cherchante
pourtour de l’architecture, limite floue et ambigüe, dans sa possible contradiction objective avec un site et dans sa capacité à se plier aux différentes contraintes du contexte. Le pourtour n’ayant plus à
tolèrer
l’adaptation,
la
contradiction
lui
prééxistant toujours, ne devient-il pas le drapeau blanc de l’architecte face à l’envahisseur contexte? A l’échelle de la conception d’une ville, Toyo Ito cherche lui aussi à explorer des situations où le
.(58) Hyper Neuron Continuum, Singapore, Toyo Ito, 2001-2002
développement découverte initialement
d’un de
processus
conduirait
situations
de
imprévisibles1.
Pour
à
la
contradiction le
projet
de
l’Hyper Neuron (fig. 58) Continuum, son «rhizome» ne cherche-t-il pas à se déjouer de la cohérence établie de l’ordre spatial et à explorer un équilibre formel plus vif et complexe ?
1
Description tirée de Jacques Lucan, « Processus de
croissance contre procédures de composition », Matières n°8, Croissance, PPUR, Lausanne, 2006 129
La contradiction adaptĂŠe
. North Penn visiting nurses association, Venturi et Short, 1960
130
Cherche
forme cherchante
. North Penn
visiting nurses association,
Venturi et Short, 1960
131
132
Créon (à Œdipe). - « Heureuse. Crois-moi, même les ennuis, s’ils se mettent à bien tourner, peuvent tous se changer en bonheur. » citation extraite de Sophocle, Œdipe-Roi, prologue
133
La contradiction juxtaposée traitements de choc, violences et sur-contiguïtés
Le
charisme du balafré
beautés erronées, défigurées, trahies
« ..., la contradiction juxtaposée, elle, implique un traitement de choc. » Robert Venturi, « La contradiction juxtaposée », De l’ambiguïté en architecture, New York, 1966, éd. Dunod, Paris, 1999, p. 60
136
137
La contradiction juxtaposée
. ( 59 ) Villa Palomba, Torre del greco, 1765
L orsque
l’on pose son regard sur un édifice
architectural, il arrive parfois qu’un certain dérangement s’installe dans la compréhension de ce que l’on est en train d’observer. Qu’ils soient issus d’une confrontation explicite entre deux éléments architecturaux disparates, ou d’une superposition plus implicite mettant en crise la conception même d’un projet, il est toujours assez difficile de juger de la pertinence ou de la légitimité de ces accidents. La confrontation avec l’erreur étant généralement assez indigeste pour l’architecte, Robert Venturi tente ici de nous offrir un 138
Le
charisme du balafré
.(60) Immeuble de logements à
Sargans, Peter Märkli, 1986
Etant
maintenant
totalement
décomplexés
quant à l’appréhension formelle de la contradiction franche
en
architecture,
il
convient
peut-être
de porter la question en amont de la résultante formelle
de
ces
contradictions
et
de
s’arrêter
sur certaines approches et certains procédés de conception du projet desquelles la contradiction ne découlerait plus : elle se trouverait à l’origine même du développement du projet. La question de la beauté comme celle d’un projet 139
La contradiction juxtaposée
outil de lecture visant à mieux comprendre ce phénomène qu’il nomme la « contradiction juxtaposée ».
Si la « contradiction adaptée » correspond au
traitement en douceur, la « contradiction juxtaposée », elle, implique un traitement plus violent. La villa Palomba (fig.59) en est un flagrant exemple : elle juxtapose les contrastes. La position des fenêtres, qui ne tient pas compte du rythme des baies en transperçant les panneaux extérieurs, répond aux besoins de . ( 61 ) Palais des filateurs,
Ahmenabad, Le Corbusier, 1954
l’intérieur. Les fenêtres se heurtent donc violemment à les dispositions des pilastres : l’ordre intérieur et l’ordre extérieur entretiennent des relations absolument contradictoires. Ces rapports deviennent alors évident dans la discordance des rythmes, des orientations ou des voisinages et surtout dans la superposition d’éléments variés : la surcontiguïté. La surcontiguité est la superposition d’éléments variés. Elle inclut plutôt qu’elle n’exclut et peut : réunir des éléments contradictoires par ailleurs inconciliables, comprendre des oppositions à l’intérieur d’un tout, permettre une multitude 140
Le
charisme du balafré
ayant atteint un niveau d’accomplissement et de complétude à la hauteur des nombreuses complexités qui jalonnent le parcours de sa conception peut-elle alors résider dans le rapport qu’elle entretient avec
l’erreur
?
La
conception
peut-elle
créer
l’erreur ? Y’a-t-il une « Beauty through Mistakes »1 et surtout, de quelles façons peut-elle se trouver légitimement malmenée ? Partons peut-être de l’étude du travail d’un architecte, Peter Märkli, qui aux
.(62) Ambassade des Pays-Bas, Berlin, OMA Rem Koolhaas, 2003
yeux de beaucoup de ses pairs a développé une vraie recherche
sur
la
beauté
dans
son
achèvement
au
travers des erreurs.
Dans son immeuble de logements à Sargans
(fig.60), construit en 1986, l’architecte semble ne cesser de jouer de la contradiction et de l’imprévu. Il sous-dimensionne chambres et cuisines, à leur
1
Andrea Zanderigo, “ Beauty and Mistakes in the early
work of Peter Märkli ”, San Rocco n°3 – Mistakes, hiver 2011, Milan 141
La contradiction juxtaposée
de niveaux de signification puisqu’elle englobe des contextes changeant, se manifester de manières diverses. De la surcontiguïté peut naître une vraie richesse.
Le palais des filateurs de Le Corbusier à Ahmenabad
(fig.61) fournit un des rares exemples de contradictions juxtaposées en architecture moderne. Dans l’importante façade Sud, le dessin répétitif des brise-soleil crée un rythme que rompent violemment l’espace vide de l’entrée, la rampe . ( 63 ) Cathédrale de Gloucester, Abbot Serlo, 1089-1130
et les escaliers. Ces derniers éléments, des diagonales variées, créent de violentes juxtapositions sur le côté, et de violentes surcontiguïtés sur la façade dans leurs rapports avec les divisions rectangulaires et statiques des étages à l’intérieur de la boîte à savon du bâtiment. La juxtaposition des diagonales et des perpendiculaires créent aussi des orientations contradictoires: la rencontre de la rampe et des escaliers n’est que légèrement adoucie par l’espace vide exceptionnellement large et par la modification du rythme des éléments sur cette partie de la façade. La surcontiguïté peut aussi apparaitre là où les éléments 142
Le
charisme du balafré
surface minimum, offrant aux appartements d’immenses séjours,
et
éludant
de
cette
manière
le
besoin
traditionnel d’espace de distribution. Mais la réelle défiguration réside dans l’expression extérieure du bâtiment. Märkli use de l’opposition entre un socle de béton massif et muet auquel se superpose
brusquement
une
façade
visuellement
beaucoup plus évidée. Pourtant fait du même matériau que son soubassement, le désaxement hasardeux des .(64) Kunsthal, Rotterdam, OMA Rem Koolhaas,1992
piliers confère à cet écran un détachement quant à son expression structurelle, alors que la présence du joint creux systématiquement apparent entre les éléments des loggias suggère un usage tectonique de l’empilement de ces éléments, et donc une raison structurelle.
Se
retrouvant
dans
nombre
de
ses
réalisations, cet usage de la création de l’écran hasardeux superposé à une apparente simplicité semble être pour lui un véritable outil de provocation et de distorsion de la perception. 143
La contradiction juxtaposée
superposés se touchent réellement au lieu d’être uniquement en contact visuel. C’est la méthode de l’architecture gothique et de l’architecture de la Renaissance. Les murs de la nef des cathédrales gothiques contiennent des arcades d’ordres et de dimensions différentes. Les fûts et les nervures, les lignes d’assise, et les arcs qui constituent ces arcades se pénètrent et se superposent les uns aux autres. A la cathédrale de Gloucester (fig.63), la surcontiguïté est contradictoire d’échelle et d’orientation : l’énorme arc-boutant incliné traverse, à l’intérieur . ( 65 ) Palais des deux assemblées, Chandigarh, Le Corbusier, 1955
du mur du transept, l’ordonnance délicate des arcades.
Dans le palais des deux assemblées à Chandigarh de
le Corbusier (fig. 65), la salle conique de l’assemblée coincée dans la trame rectangulaire représente une surcontiguïté dans les trois directions d’un caractère très violent.
Le
métro
aérien
américain
du
dix-neuvième
siècle, superposé à la rue, était une anticipation de la ville à plusieurs niveaux comme l’on imaginé Allison et Peter Smithson avec Peter Sigmond pour leur projet de Berlin (fig. 69) : ils proposaient une ville à plusieurs niveaux avec des 144
Le
charisme du balafré
Ainsi, existe-t-il un « système » compositionnel au sein duquel les désaxements étranges, les violentes comme
subtiles
asymétries,
les
inconsistances
apparentes et les proportions hasardeuses jouent un rôle essentiel dans la définition du projet ? Plus
clairement,
existe-t-il
une
approche
qui
légitime l’accident, l’incongruité et la rencontre inattendue, et fasse du projet un beau laidron ?
La
réponse
est
NON
[compositionnelle],
.(66) Projet pour l’ecole centrale de
Saclay, OMA Rem Koolhaas, 2012
surement spoiler par le déroulement plus rapide du texte que des figures dans cet article, et réside peut-être
dans
la
production
de
l’empêcheur
de
tourner en rond n°1, Rem Koolhaas et son Office for Metropolitan Architecture. En
effet,
en
architecturale ouvrage «
la
se
confrontant
ultérieure
Delirious
congestion
New est
à
York, la
à
la
production
l’écriture où
il
condition
de
son
établit
que
sine
qua
non
pour qu’il y ait la ville » et qu’elle est « la 145
La contradiction juxtaposée
voies à grande circulation surélevées au-dessus du trafic local. Dans cette sorte de superposition le degré de séparation varie entre la superposition changeante, presque occasionnelle, de formes très séparées dans l’espace, et l’interpénétration de superpositions dans le même plan. Les surcontiguïtés, à ce degré intermédiaire, sont en rapport étroits mais ne se touchent pas, comme s’il s’agissait d’une doublure qui n’adhérait pas. Elles sont rares aussi en architecture moderne. . ( 67 ) Three Flags, New York, Jasper Johns, 1958
La combinaison, faite par Thomas Jefferson à
l’université de Virginie (fig. 71), de colonnes de tailles différentes contredit le principe qui veut qu’à chaque taille correspond un type de structure.
Les divers éléments structurels qui entourent la grande
porte de la Porta Pia de Michel-Ange (fig.73) sont superposés autant comme ornement que comme structure. On trouve là une multitude de surcontiguïtés, redondantes et emphatiques, d’un type d’ornement qui est « proche » de la structure. Les 146
Le
charisme du balafré
condition de base de la culture moderne »1, il semble opportun de penser que Koolhaas offre au paysage contemporain une des premières clés quant à l’acceptation de l’esthétique de la juxtaposition et de la contradiction. S’affranchissant de la composition, il met en cause les simples évènements de collages et de collisions architecturales et propose de rassembler tous ces éléments
hétérogènes
dans
un
nouveau
scénario,
.(68) IIT Mc Cormick Tribune Student Center, Chicago, OMA Rem Koolhaas, 1997-2003
infléchissant2 chacune des nouvelles interventions en fonction de l’existant: une congestion d’éléments de programmes disparates contenus dans un volume unique. Pour ainsi dire, met-il en place un processus de conception où l’unique issue semble ne pouvoir être qu’une confrontation violente et sans articulation, entre les diverses parties du programme, et entre 1
Rem Koolhaas, New York Délire, Paris, 1978
2
Description tirée de de Jacques Lucan, «Processus et
programme contre composition - Rem Koolhaas», Composition, noncomposition, PPUR, Lausanne, 2009 147
La contradiction juxtaposée
arêtes vulnérables de l’ouverture sont protégées sur les côtés par un ornement rustique. Sur cet ornement, on a superposé des pilastres qui, en outre, délimitent les côtés de la porte et qui, avec les consoles à volutes du dessus, portent le lourd et complexe fronton. L’importance de cette ouverture dans le mur porteur est accentuée par des juxtapositions supplémentaires. Le fronton incliné protège le bloc rectangulaire de l’inscription et le segment concave de la guirlande sculptée qui, à son tour, s’oppose à la courbe semi-circulaire de l’arc de décharge. L’arc . ( 69 ) Projet Berlin Hauptstadt, Allison & Peter Smithson and Peter Sigmond 1958
est à l’origine d’une série d’éléments surabondants, y compris le linteau horizontal qui, à son tour, décharge l’arc surbaissé en prolongement de l’ornement rustique. Des consoles ou encorbellements, qui diminuent la portée, sont suggérés par les diagonales des angles supérieurs de l’ouverture. La clef de voûte aux dimensions exagérées est superposée à l’arc surbaissé, au linteau, au tympan et à l’arc. Dans leurs relations complexes ces éléments sont, à des degrés variés, à la fois porteurs et décoratifs, souvent surabondant et quelquefois archaïques. Dans cette combinaison où l’on trouve, 148
Le
charisme du balafré
la limite du bâtiment et ses tripes congestionnées, d’où découlerait naturellement une expression brute et contredite du bâtiment ?
Le projet de l’ambassade des Pays-Bas à
Berlin (fig.62) représente bien cette idée de la juxtaposition contredite des bandes de programme avec le pourtour du bâtiment. Remplissant le périmètre du bloc, le bâtiment trouve son organisation interne issue
de
l’accumulation
des
divers
programmes
autour d’un unique élément de distribution continu, .(70) Projet
serpentant au sein du volume, « le mur de Berlin »1
nouvelle de
néerlandais.
pour la ville
Melun-Sénart, OMA Rem Koolhaas, 1987
Elément fondateur du projet, ce couloir devient tournesol et attiré par la lumière du dehors, il vient percuter la façade de plein fouet, ne lui laissant ainsi aucune chance de retour à la vie ordinaire.
A
la
Kunsthal
de
Rotterdam
(fig.64),
on
retrouve cette brutale juxtaposition entre éléments. Le
collage
entre
les
inclinaisons
de
les
différentes
leurs
plans
fonctions,
respectifs2
et
l’attribution d’une vaste collection de matériaux dans la [dé]construction des espaces, offrent au visiteur une symphonie de collisions. En somme, un paysage de familles recomposées. réitère
Pour le campus de Saclay (fig. 66), Koolhaas son
expérience
de
défiguration.
Projet
1
Référence de Rem Koolhaas lors du concours
2
Description tirée de Rafael Moneo, Theoritical Anxiety
and design Strategies, Barcelone, 2004 149
La contradiction juxtaposée
presque sur un pied d’égalité, horizontales et verticales, ils rappellent les cadres violemment superposés de Sullivan autour de l’œil de bœuf du bâtiment en forme de boîte à savon de la Merchant’s National Bank à Grinnell (fig.81).
A la Eastbury house de Sir John Vanburgh (fig.75), les
gigantesques ouvertures à arcades, ayant les mêmes proportions que les fenêtres à arcades auxquelles elles sont superposées, créent une tension étrange qui n’est pas sans rappeler celle . ( 71 ) Université de Virginie, Thomas Jefferson, 1817
qu’exploite Jasper John dans ses peintures de drapeaux superposés : « Three flags » (fig.67). Les arcades romanes de la cathédrale de Lucca (fig.77) sont toutes non-engagées et superposées à des fenêtres au dessin contradictoire. La grande dimension publique et l’ordre rigide de l’extérieur s’opposent avec éclat à la petite dimension privée des motifs requise à l’intérieur.
Des directions juxtaposées créent des rythmes
complexes et contradictoires. Dans une certaine architecture 150
Le architectural
et
urbain,
il
est
défini
à
charisme du balafré
toutes
ses échelles par la juxtaposition violente d’une grille avec le site. Mais, peut-être aux vues de la création d’une certaine histoire immédiate dans un lieu qui n’en dispose pas, celle-ci est contredite brutalement par une diagonale créant une succession d’accidents de proportions et semblant conférer à toutes
ces
géométries
pourtant
orthogonales
une
mémoire de l’erreur. On observe aussi ce phénomène
.(72) Extension de l’usine Ricola, Laufen, Herzog & de Meuron, 1986-1991
de l’accident géométrique au IIT Mc Cormick Center de Chicago (fig.68). S’installant dans la grille urbaine définie par Mies Van der Rohe en 1940, le projet oppose l’acte du remplissage moderne cartésien de la parcelle à la décision objective de laisser exister les parcours étudiants préétablis et traversant le site. Une fois de plus les obliques se juxtaposent et créent des
une
figures
dissonance
puissante
parallélépipédiques
entre du
le
contexte
fond et 151
La contradiction juxtaposée
anonyme italienne ( fig.79 ) des arcades adjacentes contradictoires contiennent des rythmes en contrepoint.
En
architecture
moderne,
des
juxtapositions
contradictoires de dimensions, englobant les éléments immédiatement adjacents, sont même plus rares que les surcontiguïtés. On peut voir un tel emploi de la dimension dans juxtaposition accidentelle de la tête colossale de Constantin (fig.83) et de son socle dans la cour du musée du Capitole à Rome. Il est significatif que ce soit dans des formes non. ( 73 ) Porta Pia, Rome, Michel-Ange, 1561-1565
architecturales qu’apparaissent de nos jours de tels contrastes d’échelle.
Toutes ces « contradictions » juxtaposées engendrent
une forte tension. On rencontre parfois cette juxtaposition d’éléments différentes dans nos villes, mais c’est en général l’effet du hasard plutôt que d’une volonté consciente, comme l’archaïque
juxtaposition
d’autoroutes
et
de
bâtiments
préexistants (fig.85). Certains urbanistes cependant sont maintenant plus enclins 152
Le
charisme du balafré
l’intérieur du projet, étrangement signée de la pointe de son épée.
Lors du projet de concours pour la ville
nouvelle de Melun-Sénart (fig.70), Koolhaas contrôle le vide et « livre le reste au chaos »1. En opposant des « bandes » vides, dessinant comme un idéogramme « chinois »2 et des « interbandes » constituants les îlots pleins, l’architecte taillade ce paysage
.(74) Küppersmühle Museum, Duisburg, Herzog & de Meuron, 1997-1999
urbain
matériel
en
lui
opposant
sans
compromis
son antimatière. Le rapport de l’opposition entre figure et fond semble ainsi être un outil légitimant l’orientation Est-ce
par
vers
la
empathie
contradiction pour
les
«
juxtaposée.
freaks
»
que
nous aimons tant les balafrés de Koolhaas ? Ces projets sacrifiant leur image pour la science nous 1
in Rem Koolhaas & Bruce Mau, S,M,L,XL, New York, 1995
2
descritpion
tirée
de
Jacques
Lucan,
«Processus
et
programme contre composition - Rem Koolhaas», Composition, noncomposition, PPUR, Lausanne, 2009 153
La contradiction juxtaposée
à mettre en question la prolixité de l’orthodoxe découpage en zones et à permettre des proximités violentes dans leurs projets, du moins en théorie, que ne le sont les architectes à l’intérieur de leurs bâtiments : peut-être la route s’entrouvre -t-elle pour un hollandais jamais trop prolixe et la création de nouveaux contextes par l’association d’éléments complexes et contradictoire ?1
. ( 75 ) Eastbury house, Southampton, Sir John Vanburgh 1718-1738
1
Descriptions, analyses, affirmations et développements tirés de la
lecture de : Robert Venturi, De l’Ambiguïté en architecture, chapitre 8 « la contradiction juxtaposée », pp. 60-70, New York, 1966, éd. Dunod, Paris, 1999 154
Le rappellent-ils
les
charismatiques
et
charisme du balafré
terrifiantes
gueules cassées des tranchées ?
Mais ces petits monstres surgissent aussi
lors de gestes architecturaux plus anodins. Par exemple, pour l’extension de l’usine Ricola de Laufen (fig.72), Herzog et de Meuron superposent littéralement avec
celui
une
partie
existant.
du
Bien
nouveau que
bâtiment
récupérant
le
rythme des baies existantes auquel ils viennent
.(76) Projet du Neubau Gesamtschule Nippes, E2a, Cologne, 2012
juxtaposer les poteaux supportant l’étage haut, les architectes dénaturent l’humble bâtiment raisonné de l’usine, qui devra lui retrouver son identité formelle, enjambé à jamais d’un édicule parasite. Si nous restons dans l’étude des parasites, après le
lychen
c’est
peut-être
le
ténia
qu’il
faut
chercher à trouver : l’existence du corps préalable à la contradiction est alors nécessaire.
La
préexiste
manufacture au
musée
de
Küppersmühle la
collection
(fig.74)
Grothe,
et 155
La contradiction juxtaposĂŠe
. ( 77 ) Duomo di Lucca, Toscane, xi e-xiii e
156
Le
charisme du balafré
pourtant cette dernière s’installe sans gêne aucune dans des
les
entrailles
fenêtres
à
du
linteau
grand en
bâtiment.
berceau
L’ordre
préexiste
à
l’opération de Herzog et de Meuron, et pourtant lui
juxtaposent-ils
brusquement
un
nouvel
ordre
de longues fenêtres en bandes verticales. Mais il faut savoir souffrir pour être beau, le phasage avec
une
époque
se
jouant
parfois
au
bistouri…
Il existe aussi le geste de l’erreur, par
.(78) Chambre de commerce
Flandres, Kortrijk, Office KGDVS, 2008-2010 des
exemple visible chez eckert eckert architekten pour leur projet du Neubau Gesamtschule Nippes (fig.76), qui, décalant un élément du projet géographiquement (ici
la
double
volontairement
pente
une
du
toit),
sur-contigüité
engendrent
violente
entre
un ordre de grandes loggias rectangulaires et une géométrie triangulaire. Oups ! Je crois qu’on a mis le toit au rez-de-chaussée.
Dans
la
petite
dissonance,
on
pourrait
observer aussi le phénomène ambigu du léger décalage, 157
La contradiction juxtaposĂŠe
. ( 79 ) Architecture anonyme italienne
158
Le perceptiblement
moindre
mais
charisme du balafré
conceptuellement
manifeste. Que cherchent les architectes d’Office KGDVS à Kortrijk (fig.78) lorsqu’ils désaxent la trame structurelle des poteaux au second plan par rapport à celle des montants de menuiserie, le bâtiment dans sa globalité semblant lui chercher à atteindre une expression claire, presque exhibitionniste de la syntaxe de tout ce qui le constitue ?
Mais
l’expression
de
la
contradiction
.(80) New MoMa, New York, Sanaa, 2007
juxtaposée plus contemporaine semble aussi résider dans un phénomène plus immédiatement perceptible. Peut-être celui de la juxtaposition littérale non plus des parties et éléments du projet, mais de celles de formes, images elles-mêmes représentant un objet à part-entière. Une procédure d’« empilement » de boîtes ou de types architecturaux. du
Sûrement en référence aux règles du droit ciel
New
Yorkais,
les
architectes
de
SANAA
pour leur projet du new MoMa (fig.80) jouent du 159
La contradiction juxtaposĂŠe
. ( 81 ) Merchant’s National bank, Grinnell, Louis H. Sullivan, 1914
160
Le
charisme du balafré
retrait successif des façades au fur et à mesure de l’élévation des niveaux. Mais au-delà de l’usage du retrait traditionnel, ils usent aussi du débord et
superposent
des
boîtes
dont
les
géométries
ne coïncident plus de niveaux en niveaux. Cette décision fragmente alors la perception de l’unité volumétrique, qui ne réside plus dans les liens qui unissent les parties mais inversement dans la tension issue de leur décalage. Ils juxtaposent
.(82) Shenzhen Stock Exchange, OMA, 2006
alors à cette façade géométriquement déséquilibrée une enveloppe continue, uniforme et mono-matière dont le rapport entretenu avec les boîtes empilées produit une mise en tension contradictoire.
Cette
procédure
d’empilement
peut
se
retrouver aussi dans trois projets que l’on peut considérer à la fois semblables et dissemblables à différents degrés de lecture.
Le premier serait le projet pour le Shenzhen
Stock Exchange de l’OMA (fig.82). Dans un entretien à 161
La contradiction juxtaposée
. ( 83 ) Tëte de Constantin, cour du musée du
Capitole, Rome
162
Le
charisme du balafré
propos du bâtiment, Michael Kokora, associé à l’OMA, explique : « Pendant des millénaires, la construction a reposé sur une base solide, c’est une image qui a survécu à la modernité [il faut alors oublier la villa Savoye, mais enfin..]. En règle générale, les soubassements expriment une structure avec force et se connectent à la masse visuelle du bâtiment, à la stabilité. L’essence même de la bourse est la spéculation: elle
.(84) Projet Peruri 88, Jakarta, Mvrdv, 2012
est basée sur le capital, et non pas la gravité. Dans le cas du stock market presque virtuel de Shenzhen le rôle du symbolisme dépasse celui du programme - il s’agit d’un bâtiment qui doit représenter le marché boursier, plus que physiquement l’accueillir. Ce n’est pas une arène de négociation avec des bureaux, mais
un
bureau
avec
des
organes
virtuels
qui
suggèrent et illustrent le processus du marché. Tous ces facteurs suggèrent une invention architecturale: notre projet est un bâtiment avec une base flottante. 163
La contradiction juxtaposĂŠe
. ( 85 ) Autoroutes, Los Angeles
164
Le Comme
si
elle
était
soulevée
par
charisme du balafré
l’euphorie
spéculative même qui anime le marché, l’ancienne base s’est glissée le long de la tour afin de devenir podium de la spéculation. » Ainsi ce bâtiment peutil être considéré comme un « canard » Venturien, où l’opposition frontale de deux géométries, le détachement
de
leur
base
et
leur
juxtaposition
entre verticalité et horizontalité deviennent les expressions métaphoriques d’un monde où de nouvelles
.(86) Vitra Haus, Weil am Rhein,Herzog & de Meuron, 2006-2009
forces sont en jeu. Derrière la forme réside encore le symbole.
En opposition, prenons le projet de ville
verticale Peruri 88 (fig.84) imaginé à Jakarta par Winy Maas et MVRDV. Ici le projet semble résider dans la prouesse constructive nécessitée par l’empilement littéral
de
plusieurs
simili-bâtiments,
chacun
devenant successivement œuvre puis socle. Le concept avancé par les architectes est le suivant: « associer les nécessités d’espace vert de Jakarta 165
166
Le
charisme du balafré
des densités plus élevées, tout en respectant les typologies du tissu urbain actuel »1. Respecter les typologies environnantes se trouverait donc dans la création d’un bâtiment mutant à l’image de tout et donc de rien (cf. logements
d’Edouard François à
Champigny). L’image est forte et surprenante mais sa légitimité et son intérêt sont discutables. Faut-il rappeler que « la pensée, avant d’être oeuvre, doitêtre trajet »2. On perd le symbole.
Enfin, arrêtons nous sur un dernier manifeste
de l’empilement, la VitraHaus (fig.86) d’Herzog & de Meuron. L’inspiration du projet est « une maison type qui est très commune dans la région – la maison archétypique avec une toiture à pignons », comme citée dans l’opuscule publicitaire « Welcome to the Vitra Campus ». Mais la substance du discours réside ici dans la gestuelle de l’empilement et non dans l’évocation d’un concept réellement problématisé. L’idée ne tient plus dans la juxtaposition d’éléments distincts et dans la recherche de la contradiction mais dans la démultiplication aléatoire d’un « archétype », sa superposition et l’effet de surprise qui en résulte. « L’architecture ainsi offerte est
rétinienne. Elle
ne cherche pas à manifester un décalage qu’elle pourrait opérer par rapport à des dispositifs déjà connus. Elle est auto-suffisante et son langage est
1
Entretien avec Rodrigo Frey pour le site archdaily
2
Henri
Michaux,
citation
extraite
de
Alain
Farel,
Architecture et complexité,1991, Marseille 167
168
Le
charisme du balafré
comme spontané. Allons plus loin : elle est sans mémoire »1. Est-ce la trahison du symbole? Bien loin des énigmatiques balafrés de Koolhaas ou des dérangeants parasites des jeunes Herzog & de Meuron, ces bâtiments « cartes postales », à force de
marteler
leurs
gesticulations
conceptuelles
semblent n’avoir conservé que le corps des grands projets. « Mistakes imply the existence of a story that we would like to hear »2.
« J’appellerai architecte celui qui, avec une raison et une règle merveilleuse et précise, sait premièrement diviser les choses avec son esprit et son intelligence, et secondement comment assembler avec justesse, au cours du travail de construction, tous ces matériaux qui par les mouvements des poids, la réunion et l’entassement des corps, peuvent servir efficacement et dignement les besoins de l’homme. Et dans l’accomplissement de cette tâche, il aura besoin du savoir le plus choisi et le plus raffiné. »3
Peut-être faudrait-il dépoussiérer
cette jolie maxime ?
1
Descritpion tirée de Jacques Lucan, «Agglutinations,
empilements,
tressages,
etc...»,
Matières
n°10,
Diversité
d’approches, PPUR, Lausanne, 2012 2
Kersten Geers, éditorial du San Rocco n°3 - Mistakes,
Milan, hiver 2011 3
Leon Battista Alberti, de Re Aedificatoria, 1450 169
La contradiction juxtaposĂŠe
. Projet de concours pour la
Copley Square, Boston, Venturi et Rauch, Clark et Jones, 1966
170
Le
.Projet
charisme du balafrĂŠ
de
concours pour la
Copley Square, Boston,Venturi et Rauch,Clark et Jones, 1966
171
172
ÂŤ You can put down a bad book; you can avoid listening to bad music; but you cannot miss the ugly tower block opposite your house Âť
Renzo Piano, discours de remerciement du Pritzker Price, 1998
173
L’intérieur et l’extérieur le mur, théâtre de l’affrontement
Noir sur blanc tout fout le camp stratĂŠgies et mythologies du vide
« ..., il y a d’autres excellents moyens pour distinguer et relier l’espace intérieur et extérieur, qui sont étrangers à notre architecture récente. » Robert Venturi, « L’intérieur et l’extérieur », De l’ambiguïté en architecture, New York, 1966, éd. Dunod, Paris, 1999, p. 72
176
177
L’intérieur et l’extérieur
. ( 87 ) Château Marly, Jules HardouinMansart, Robert de Cotte, 1679-1684 de
L e contraste entre l’intérieur et l’extérieur peut être
une manifestation majeure de la contradiction en architecture. Une orthodoxie puissante du XXe siècle exige qu’il y ait continuité entre les deux : l’intérieur doit s’exprimer à l’extérieur. Selon Aldo Van Eyck , « L’architecture devrait être conçue comme un assemblage d’espaces intermédiaires clairement délimités. Cela signifie une rupture avec la conception contemporaine (disons la maladie) de la continuité spatiale, et avec la tendance à effacer toute articulation entre les espaces, c’est-à-dire entre l’intérieur et l’extérieur, entre un 178
Noir
sur blanc tout fout le camp
.(88) Projet pour la
bibliothèque
Nationale de France, OMA, Rem Koolhaas, 1989
«
Le
rendu. Le poché. — Un plan contient
avant tout la section des murs à environ 1m du sol.
Il
est
donc
nécessaire
de
rendre
tangible
l’expression de saillie ou de relief des murs par rapport au sol (ou au plafond, auquel cas on suppose la partie supérieure de l’édifice sectionné vue par dessous). C’est pour cette raison que l’on teinte les sections des murs. On appelle cela le poché. On peut pocher dans une teinte quelconque (gris, vert, rouge, jaune, noir, etc…), le choix dépendant 179
L’intérieur et l’extérieur
espace et un autre, entre une réalité et une autre. Au lieu de cela, la transition doit être articulée en utilisant des espaces intercalaires bien définis permettant de prendre simultanément conscience de ce qui caractérise chaque côté. Dans cette optique un espace intercalaire fournit le terrain commun grâce auquel des extrêmes incompatibles peuvent encore devenir des phénomènes jumeaux. » Pour Louis Kahn, un bâtiment « devrait comprendre de mauvais espaces aussi bien que de bons espaces ».
La complexité révélée par la coupe du Château de
Marly (fig.87), est une concession qui permet l’éclairage et le confort intérieurs. Parce qu’elle n’est pas exprimée à l’extérieure, la luminosité intérieure est surprenante.
A la maison Louis Carré d’ Aalto (fig.89), on observe
que la stricte enveloppe du toit et des murs englobe des volumes complexes et des niveaux multiples. Elle contredit les volumes intérieurs qu’elle recouvre. Les séries de murs du temple d’Horus à Efdou (fig.91) forment des couches successives indépendantes. Les couches extérieures rehaussent les espaces clos intérieurs en leur conférant le caractère de volume protégé et mystérieux. Ils ressemblent d’ailleurs aux séries de fortifications qui entourent les châteaux médiévaux.
Dans la chapelle Sforza de Michel Ange à Santa Maria
Maggiore (fig.93), les violentes pénétrations réciproques en plan, d’un espace rectangulaire et d’un espace courbe et en coupe, des voûtes en tonnelle, des coupoles et des niches voûtées, créent des espaces stratifiés. Les juxtapositions ambigües de ces deux sortes de forme aussi bien que le sentiment de l’intense concentration et de l’énorme dimension des espaces légèrement 180
Noir
sur blanc tout fout le camp
du caractère expressif du programme et aussi du tempérament et du gout personnel. Toutefois la loi des couleurs joue. C’est ainsi que le poché noir, brillant ou mat, précise durement et monumentalise. On remarquera que les plans dits d’exécution (plans de chantier), ne sont pas pochés. C’est donc bien un procédé de présentation. »1
Cette définition « beaux-arts » du poché en
architecture réduirait donc l’usage de ce procédé à celui d’un outil de représentation, a posteriori de la conception même du projet. Un poché en deçà de la conceptualisation. Pourtant, il semblerait que certains architectes aient fait du feutre noir une arme de prédilection quant à la défense de l’espace vide opprimé. Entre ses deux seins, pardon, entre ces deux lignes, on pouvait voir écrit :« like ice cream »2.
Peut-être
lassés
du
paradigme
moderne
orthodoxe de la continuité entre l’intérieur et l’extérieur, et de sa traduction par la disparition quasi-systématique du mur maçonné comme dernière épreuve architectural entre un dedans et un dehors, certains architectes semblent aujourd’hui ne plus vouloir jouer la politique de la transparence. En effet, on comprend qu’il peut sembler hypocrite d’affirmer ici que le mariage pour tous peut trouver sa traduction dans la construction : un environnement 1
Gustave
Umbdenstock,
Cours
d’architecture,
Paris,
Gauthier-Villars et Cie, 1930 2
Rem Koolhaas, cit. in AMOMA, Content, Cologne, Taschen,
2003 181
L’intérieur et l’extérieur
incurvés donnent à l’intérieur sa force et sa tension particulière.
Au palais de Charles Quint à l’Alhambra de Grenade
(fig.95), la cour est une dominante parce qu’elle est grande et que sa forme contredit la forme du périmètre du bâtiment. Elle constitue l’espace principal, les pièces du palais sont des espaces secondaires. Une contradiction ou tout du moins un contrase entre l’intérieur et l’extérieur est une caractéristique essentielle de l’architecture urbaine, mais ce n’est pas seulement un phénomène urbain. . ( 89 ) Maison Louis Carré, Bazoches-surGuyonnes, Alvar Aalto, 1959
Par exemple, à l’agence d’Alvar Aalto de Munnkiniemi
(fig.97), on peut observer l’interaction entre les exigences spatiales intérieures et extérieures : l’extérieur concave modèle un modèle un amphithéâtre en plein air. Dans l’église baroque, il y a une différence entre l’intérieur et l’extérieur , mais aussi entre l’arrière du bâtiment et la façade.
Mais dans le bâtiment isolé typique de l’architecture
moderne, à l’exception de certains traitements de surface, et d’écrans pare-soleil destinés à atténuer l’aspect d’enceinte close dans l’espace, et à mettre en évidence les différentes orientations, 182
Noir
sur blanc tout fout le camp
urbain et un espace intérieur sont deux espèces d’espaces, et l’on ne marie pas chien et chat (encore que…). Peut-être certains sont-ils arrivés à la compréhension du fait que, pour le bien-être de tout un chacun, il faut parfois savoir faire taire ses obsessions, ou du moins les conserver en son fort intérieur : toute vérité n’est pas bonne à dire. Ne sommes-nous tous pas séduit par ces personnalités ambigües, contradictoires et complexes ? Fascinés
.(90)Casa in Sao Bras, Aires Mateus, 2008
par ce mystérieux cœur en chocolat dont la découverte fait de cette glace une mythologie ? Et surtout l’espace intérieur n’est-il pas fatigué d’être toujours tourné en ridicule,
asservi à sa
vitrine, mis à nu sous la contrainte de la lanterne rouge ? Ainsi
revenons
à
Rem
Koolhaas,
qui
le
premier usera du poché pour mettre en place une « stratégie du vide »1. Après son expérience de mise 1
Rem Koolhaas, cit. in AMOMA, Content, Cologne, Taschen,
2003 183
L’intérieur et l’extérieur
les façades avants et arrières sont rarement différenciés pour des motifs externe d’ordre spatial.Au dix-huitième siècle c’était également la règle. L’ingénieux hôtel particulier de Matignon à Paris (fig.99) à axe double, même dans son emplacement primitif plus ouvert, ne tenait pas compte de la différence entre les espaces extérieurs côté cour et côté jardin.
Dans le vestibule de l’église de Santa Croce in
Gerusalemme (fig.101), c’est la série de colonnes qui délimite la couche intérieure indépendante et contradictoire de l’enclos. . ( 91 ) Temple Efdou, -237-57
d’Horus,
Ces supports ainsi que les coupoles au-dessus d’eux créent à l’intérieur des rapports d’espace à espace. Dans son plan pour la banque d’Angleterre (fig.103), Sir John Soane enferme par un mur la complexité irrégulière des cours et des corps de bâtiment qui composent le plan. Ainsi le mur périphérique unifie, à l’extérieur et par rapport à l’échelle de la ville, les volumes complexes et contradictoires des chambres fortes qui ont évolués au cours du temps. Le mur est comme l’épreuve de l’architecte. Partout on peut observer des interactions entre des exigences spatiales 184
Noir
sur blanc tout fout le camp
en cause de l’opposition figure/fond dans sa modalité urbaine au projet de ville nouvelle à Melun-Sénart, l’OMA propose une « stratégie du vide II » pour le concours de la bibliothèque nationale de France (fig.88). Ici sont présentés une série de plans et de coupes où les espaces dévolus au rangement des livres sont noircis. Dans ce poché sont creusés des vides de diverses configurations, des formes excavées.
.(92) Projet House ID, Oporto, Mesquita & Cardoso, 2012
« C’est un renversement de la relation figure-fond. Prenant le vide donc le fond comme figure,[…],il s’avéra que des espaces absolument impossibles à imaginer comme des formes construites étaient tout à fait réalisables si on les imaginait tout simplement comme une absence de construction. »1
Cette
masse
1
Textes
relevés
obscure
par
Jacques
est-elle
Lucan,
redevenue
extrait
de
son
article « Généalogie du poché® », Matières n°7 - Cohérences aventureuses, PPUR, Lausanne, 2004 185
L’intérieur et l’extérieur
intérieures et extérieures. Dresser un plan, de l’intérieur vers l’extérieur, aussi bien que l’inverse, crée des tensions inévitables pouvant devenir un matériau de la pensée architecturale. Puisque l’intérieur est différent de l’extérieur, le mur - ligne de partage - devient une épreuve pour l’architecte. L’architecture apparait alors à l’intersection des forces internes et externes d’utilisation et d’espace, où ces forces rencontrées sont à la fois générales et particulières, génériques et occasionnelles.
. ( 93 ) Chapelle Sforza à Santa Maria Maggiore, Rome, Michel-Ange, 1573
L’architecture devient le théâtre de cet affrontement.1
1
Descriptions, analyses, affirmations et développements tirés de la lecture
de : Robert Venturi, De l’Ambiguïté en architecture, chapitre 8 « L’intérieur et l’extérieur », pp. 53-59, New York, 1966, éd. Dunod, Paris, 1999 186
Noir
sur blanc tout fout le camp
l’articulation tant regrettée par Aldo Van Eyck entre le pourtour d’un bâtiment, sa personne urbaine, et ses espaces en dedans, son fort intérieur. Pusieurs dispositifs existent alors pour jouer de ce discours équivoque, de cette question du rapport entretenu en plein et vide.
Par exemple, à la Casa Sao Bras (fig.90), les
architectes d’Aires Mateus se trouvent confrontés à deux nécessités : s’insérer dans un paysage très
.(94) House in Montecaveira, Aires Mateus, 2010
horizontal de bancelles et répondre à la volonté de leurs clients de disposer d’un paysage intérieur varié.
Leur
réponse
réside
alors
dans
l’usage,
finalement très baroque, d’un toit épais, plat en surface, et dont les inflexions intérieures génèrent des spatialités variés. Le poché se déforme dans son épaisseur construite.
Pour le projet de la Casa ID (fig.92), le
poché vient être considérer différemment. Ce n’est plus la matière que l’on retrouve noircie, mais bien 187
L’intérieur et l’extérieur
. ( 95 ) Palais de Charles Quint, Alhambra de Grenade, 1527
188
Noir
sur blanc tout fout le camp
le bâti. En plus du bâti, les architectes noircissent les éléments de pots de fleurs qui jalonnent la terrasse, un jeu d’opposition figure / fond avec des carrés désaxant les parties semblant être à la base du projet. Mais a-t-on le droit de tout pocher ?
Dans leur maison à Monte Caveira (fig.94),
Aires Mateus jouent eux aussi du désaxement des choses. Ils opposent une figure déformée à l’extérieur à un espace central à la géométrie simple. Ce sont
.(96) 151 logements, Lille, TVK B&P, 2011
et
ici les pièces de « service » qui jalonnent ces espaces et subissent les déformations. Le contexte est créé par les architectes. Le
poché
est
«
ouvert
les
réside
dans
les
«
A Lille (fig.96), les architectes de TVK et barrault&pressacco
»,
et
pièces
de
secondaires
»
espaces
questionnent
servants
eux
le
?
poché
comme un certain poché programmatique. Il n’y a plus dans le projet de rapport de dominance entre la
périphérie
réctangulaire
du
bâtiment
et
sa 189
L’intérieur et l’extérieur
. ( 97 ) Agence Aalto, Munnkiniemi, 1954-1956
d’alvar
190
Noir cours
intérieur
C’est
le
bâti
géométriquement en
lui-même
et
sur blanc tout fout le camp
plus son
complexe.
organisation
interne qui s’infléchit et résout les contrariétés conceptuelles du projet. Le poché est programme. la
Pour la maison à Aroeira (fig.98), c’est confrontation
des
courbes
et
des
lignes
droites en création de petites pièces qui semble marier les géométries, mais qui au final ne rend l’espace que plus confus. Le poché est zizanie.
.(98) House in Aroeira, Aires Mateus, 2009-2010
Dans la Truffe de Garcia et Abril (fig.100),
c’est le mythe de la caverne. L’abri est un rocher duquel on (ici une vache affamée) aurait excavé le noyau, un château en écosse d’une seule pierre. Le poché est tellurique. A Venise (fig.102), l’installation Radix met le poché à
nu.
Les
architectes
Aires
Mateus
confrontent
une géométrie carrée pleine à son évidement en un intérieure vouté. Le poché est sculpture. 191
L’intérieur et l’extérieur
. ( 99 ) Hôtel de Matignon, Paris, Jean Courtonne, 1722-1724
192
Noir
sur blanc tout fout le camp
Ce nouveau champ d’action et de représentation
soulève alors de nombreuses questions et met en crise le rôle et la forme de l’architecture au-delà des limites qu’elle s’était elle-même posée.
Cette transformation du vide à travers sa
considération comme « culture plus que nature »1 a engendré l’effacement de la relation hiérarchique entre l’objet et son contexte, la figure et son fond,
.(100)Refuge The Truffle, Laxe, Garcia & abril, 2010
et a ainsi altéré radicalement la conceptualisation de nombreux projets, et de leur capacité à intervenir dans l’espace contemporain. Mais au-delà de cette relation, c’est peut-être la considération ellemême du poché en tant que procédé graphique sur laquelle il faudrait s’arrêter.
Peut-on
utiliser
le
poché
pour
montrer
n’importe quoi ? 1
cit Nicolas Russi «Building context:when architecture
becomes the background»,San Rocco 4–Fuck Concepts!Context! 2012 193
L’intérieur et l’extérieur
. ( 101 ) Santa croce in
Gerusalemme, Rome, 320-1758
194
Noir
sur blanc tout fout le camp
Toutefois, il apparaît toujours une difficulté dans le rapport entre contingence, organisation intérieure et forme du bâtiment.
Là encore des pistes existent, comme le
projet du Taichung Opera House (fig.104) de Toyo Ito. Son système spatial / constructif, qui consiste en une membrane rattachée en divers points à deux plaques distendues,
produit
deux
espaces
continus,
mais
.(102) Radix, Biennale de Venise, Aires Mateus, 2012
séparés, non pas selon un plan de coupe, mais à la fois verticalement et horizontalement, générant deux ambiances distinctes. Ce qui signifie que le système commence à se dédoubler, à se diviser et se complexifier à l’intérieur du même organisme, et ceci sans assemblage1.
1
Description de Cédric Schärer, « Géométries indexées et
formes continues », Matières n°8 – Croissance, PPUR, Lausanne, 2006 195
L’intérieur et l’extérieur
. ( 103 ) Banque d’Angleterre, Londres, Sir John Soane, 1785
196
Noir Alors
que
certains
sur blanc tout fout le camp
noircissaient
encore
des feuilles, c’est sûrement des tubes à essai du Dr. Ito que s’apprêtait à jaillir le nouveau noir sur blanc...
.(104)Taichung Opera House, Toyo Ito, 2010-
197
L’intérieur et l’extérieur
. Projet de villa en bord de mer, Robert Venturi, 1959
198
Noir
.Projet en
bord
Robert 1959
sur blanc tout fout le camp
de villa
de mer, Venturi,
199
200
ÂŤ On ne peut pas peindre du blanc sur du blanc, du noir sur du noir. Âť Proverbe africain
201
La dure obligation du tout unitĂŠ par inclusions et rapports de dominances
Les
trois touts puissants
unité par l’intervalle, la texture, l’enveloppe
« Une architecture fondée sur la complexité et l’ajustement ne renonce pas au tout .» Robert Venturi, « La dure obligation du tout », De l’ambiguïté en architecture, New York, 1966, Dunod, Paris, 1999 p.90
204
205
La dure obligation du tout
. ( 105 ) Holkham Hall, Holkham, Thomas Coke, 1734-1764
Une
architecture fondée sur la complexité et
l’ajustement ne renonce pas au tout. Le tout se doit d’être inclusif. La psychologie de la Forme considère qu’un tout perceptible est le résultat, et dépasse même le résultat, de la somme de ses parties. L’unité à privilégier est donc celle, difficile à obtenir, par inclusion et non par exclusion.
Dans
l’architecture
de
complexités
et
de
contradictions, aboutir à un tout est difficile aux vues des insertions multiples d’éléments divers aux relations à priori incompatibles. En ce qui concerne le nombre des parties d’un 206
Les
trois touts puissants
.(106) Musée de Kanazawa, Sanaa, 2006
«
Les
parties
n’expliquent
pas
tout
le
Tout. Le Tout n’implique pas le tout de chacune de ses parties. Chaque Tout est partie d’un Tout plus grand. Chaque partie est le Tout de ses parties. Le Tout est plus que la somme de ses parties. Chaque partie est plus que sa fonction au service du Tout. Le Tout se réfléchit dans chacune de ses parties. Chaque partie réfléchit le Tout. Le Tout justifie chacune de ses parties. Chaque partie vivifie son Tout. Le Tout n’accomplira 207
La dure obligation du tout
tout, les deux extrêmes - une partie unique ou une multitude de parties - sont les plus facile à lire comme des touts.
Holkham Hall de Thomas Coke (fig.105), par
exemple, manque d’unité. En effet, un ensemble très ample est obtenu en additionnant des ensembles similaires qui sont toujours indépendants : chaque travée est un pavillon à fronton, qui, isolé, constituerait un bâtiment. Holkham Hall pourrait presque être une suite de bâtiments.
Une architecture de complexités et de contradiction
englobe des parties en nombre parfois incommode : si le programme ou la structure impose une combinaison de deux éléments, à l’intérieur d’une des dimensions du bâtiment, l’architecture doit exploiter la dualité et la résoudre au sein d’une totalité.
En architecture, on parle d’inflexion lorsque la totalité
découle de l’utilisation de la nature de chaque partie, et non de leurs emplacements ou de leur nombre. En s’infléchissant vers quelque chose d’autre en dehors d’elles-mêmes, les parties incluent leurs propres liaisons avec les autres parties, et s’intègrent mieux au tout. Ce n’est plus l’élément à double fonction mais à fonction partielle, formellement dépendant de ce vers quoi il est orienté et infléchi. L’inflexion peut alors générer le tout au-delà de la somme des parties.
L’inflexion s’adapte aussi bien à l’ensemble, toujours
problématique, constitué de deux qu’à un ensemble complexe. C’est un moyen qui permet de résoudre la dualité. Au Royal Hospital de Wren à Greenwich (fig.107), l’inflexion des coupoles par leur position asymétrique, résout la dualité des masses énormes flanquant la Queen’s house en impliquant que le centre de la composition toute entière est situé dans l’espace médian. 208
Les
trois touts puissants
sa vocation qu’en favorisant l’accomplissement des vocations de ses parties. Chaque partie ne peut accomplir sa vocation propre qu’en
contribuant
valablement
à
la
vocation
du
Tout.»1
Lors
de
tout
processus
de
conception
architecturale, l’un des défis majeurs du projet semble être celui d’appréhender et surtout de gérer la
complexité
inhérente
à
l’interprétation
des
multiples clés de lectures du contexte introjectées. L’architecte,
noyé
par
le
flux
ininterrompu
des
percepts ambigus, doit constamment se réélaborer une
méthode
d’agencer
de
conception
contingences
architecturale
programmatiques,
afin
cultures
et problématiques au sein d’une seule et unique réponse formelle cohérente : la dure obligation du tout était, est, et sera toujours origine comme accomplissement du projet architectural.
Nous
aborderons
au
travers
des
exemples
suivants, trois approches de conception du projet dont la finalité pourrait résider dans la création d’une
unité.
Trois
résolutions
qui
pourraient
permettre d’assoir l’hégémonie du Tout puissant. Chercher de comprendre comment est généré le tout, comment s’y agencent les parties si parties il y en a toujours. Trois
Augustes
qui
redonneraient
à
l’abri
1
Marc Halévy-van Keymeulen, conférence Manifeste pour
l’approche systémique, Plaisians, 02.04.2003 209
La dure obligation du tout
Sur le plan de Monticello (fig.109) dessiné par Thomas
Jefferson, on voit que les murs biais de clôture infléchissent les extrémités vers le foyer central.
On pourrait aussi supposer de l’existence d’un agrégat
dominant qui se manifesterait en créant un motif uniforme et en étant l’élément dominant, pourvoyant alors l’unité d’ensemble. Une surimpression unificatrice : la neige qui unifie le paysage, le mur de fortification. . ( 107 ) Royal Hospital, Greenwich, Thomas Wren, 1696-1712
Avec les combinaisons égales, l’unité d’ensemble
ne dépend pas de l’inflexion, ou des facilités de relations avec l’agrégat dominant ni de l’unité ornementale. La totalité s’obtient par symétrie, superpositions et équivalences et non plus par domination et hiérarchie. De cette façon, au Berlin Philharmonic Hall (fig.111), on trouve une composition qui combine en nombre presque égal les directions des plans, des parois, murs et toits.
La porte de Sir John Soane au Langley Park (fig.113)
se compose quant à elle de trois éléments architecturaux 210
Les
trois touts puissants
« entier, pur »1 une souveraineté toute actuelle.
Le premier serait celui de la création du
tout dans la mise en relation par le vide. En effet, alors que les compositions classiques ont
souvent
depuis
un
nouveau un
modelé
traitement
paradigme
espace
l’espace formel
inverse
objectif
ce
constitué
en de
le
définissant
ses
limites,
rapport de
la
un
produisant combinaison
d’éléments divers disposés sans axialité, dans un
.(108) Moriyama House, Tokyo, Ryue Nishizawa, 2002
apparent
hasard.
A
l’instar
de
formes
urbaines
vernaculaires ces architectures se focalisent sur les
relations
in
Collective
multiples Form,
(cf.
Fumihiko
préambule,
Linkage
Maki)
peuvent
que
entretenir l’unité et le groupe, la partie et le tout.
Le
musée
de
Kanazawa
de
Sanaa
(fig.106)
1
Le Corbusier à propos de l’égide la forme pure,
« L’exposition de l’Ecole spéciale d’architecture», L’Esprit nouveau, n°23, mai 1924 211
La dure obligation du tout
absolument indépendants et non infléchis. Outre le caractère dominant de l’élément central, ce sont les sculptures qui dans leur inflexion unifient les trois parties. Si l’inflexion peut apparaitre à différentes échelles - depuis le détail d’un bâtiment jusqu’au bâtiment tout entier - elle peut aussi contenir des degrés d’intensité différents.
A un faible degré l’inflexion implique une sorte de
continuité qui renforce l’ensemble. Une inflexion extrême devient pour ainsi dire la continuité elle-même. Dans les murs méticuleux du Machu Picchu (fig.115), le même profil se prolonge depuis le mur appareillé à joints vifs jusqu’au rocher qui le supporte.
Les formes plastiques de l’architecture populaire
méditerranéenne (fig.117) ont une texture simple, mais rectangles, obliques et segments de cercles y sont combinés avec une vulgarité criarde.
A Santa Maria della Spina de Pise (fig.119), il semble
résider une unité forte dans l’apparence du bâtiment, pourtant constitué de travées accolées « classiquement ». On observe en fait un troisième fronton supérieur aux deux portes qui écrase leur dissociation et « domine la situation ».
Le fronton ornemental sur la façade du projet pour
le château de Charleval (fig.121) est un troisième élément qui domine les deux autres, une liaison dominante pour créer l’unité d’une dualité, et évoque un procédé plus « facile » que l’inflexion pour résoudre cette même dualité.
De la même façon, on peut aussi remarquer
le porche couvert de l’escalier sur la façade d’une ferme aux environs de Chieti (fig.123) dont la fonction, dans 212
Les
trois touts puissants
se présente comme une collection d’éléments. Les espaces d’exposition, traités selon des géométries variées sont la plus pure expression du programme initial.
Dans
les
publications,
l’agence
Sanaa
montre en détail chaque salle et chacune d’elle est
représentée
sans
ses
voisines,
ce
mode
de
représentation exprime l’indépendance des espaces d’exposition.
Ces
orthogonalement,
volumes sont
différents,
séparés
par
assemblés
des
couloirs
de nature similaire. Ces vides, appréhendés comme des
éléments
intermédiaires
identiques,
assurent
la cohésion de l’ensemble. Le bâtiment se définit aussi par sa limite avec l’extérieur. Une périphérie circulaire est violemment appliquée au plan. Les pièces frontalières sont alors simplement découpées. La
forme
circulaire
est
une
manière
de
réagir
par rapport à un site non orienté, les visiteurs arrivant
de
aussi
de
tout.
Enfin,
plusieurs
relier à
les
directions. différentes
l’habitude
de
Elle
parties
l’agence
permet en
un
Sanaa,
un
blanc homogène recouvre tous les éléments assurant une cohésion matérielle et colorimétrique à l’ensemble. La circulation, traitée comme un véritable espace d’exposition grâce à de généreuses dimensions assume pleinement son rôle de liant. réflexion
De
atteint
plus,
urbaine son
ces à
projets
l’échelle
paroxysme
avec
introduisent
une
architecturale
qui
la
Moriyama
house
(fig.108) de Ryue Nishizawa construite en 2005. La fragmentation des volumes est maximale, l’espace ne 213
La dure obligation du tout
ce contexte est semblable à celle que l’on retrouve sur les escaliers d’honneur, où un fronton domine les autres éléments et confère à l’élévation du bâtiment son unité.
Dans l’architecture de complexités, ce n’est pas l’unité
évidente qui découle de la liaison dominante ou de l’harmonie ornementale qui intéresse, mais celle qui provient de l’ordre complexe de la difficile totalité. La composition est tendue, prônant la vitalité et la mise en . ( 109 ) Monticello, Charlottesville, Thomas Jefferson, 1769
scène théâtrale de nombreuses forces mystérieuses.
Pour Heckscher cette unité « se contente uniquement
de contrôler les éléments disparates qui la composent. Le Chaos est très près : sa proximité et le fait qu’il soit évité renforcent l’impression d’unité. »
Dans les bâtiments ou les paysages urbains ayant
des raisons d’être complexes, l’œil ne cherche pas à être trop rapidement ou facilement satisfait dans sa recherche de l’unité dans un tout. 214
Les
trois touts puissants
peut pas être plus divisé. Pourtant l’unité existe, la tension visuelle liant tous ces volumes en un paysage tenu. Peut-être
le
fait
de
voir
l’extérieur
de
sa
maison depuis son intérieur est-elle une façon de s’objectiver par rapport à un ensemble ? Cette
architecture
de
la
distance
propose
des
associations d’éléments de même nature sans ordre apparent liées par un vide structurant. Ce vide est
.(110)
markthalle
wohnhochhaus,
Bâle, Diener & Diener, 2012
à la base de cette architecture. Le vide est le tout.
En contrepoint de cette approche usant de
l’intervalle il
existe
pour
une
conférer
notion,
elle
l’unité plus
au
bâtiment,
européenne,
de
la création du tout non plus par l’éclatement des parties mais par leur fusion en un tout insécable : ce que Jacques Lucan appellera dans son article, non sans-raison, une « spatialité texturée »1. 1
Jacques
Lucan,
«
Hypothèses
pour
une
spatialité
texturée », Matières n°9 – L’espace architectural, PPUR, L.2009 215
La dure obligation du tout
Une des leçon du Pop art tient donc dans l’extraction
du rêve guindé de l’ordre pur, de la mise en crise de l’unité à la mode « Gestalt ».
Il est nécessaire de disposer d’un ordre complexe et
contradictoire pour former des ensembles intégrés au cadre urbain et à son paysage quotidien, vulgaire et dédaigné.1
. ( 111) Philharmonie de berlin, Hans scharoun, 1963
1
Descriptions, analyses, affirmations et développements tirés de la lecture
de : Robert Venturi, De l’Ambiguïté en architecture, chapitre 8 « La dure obligation du tout », pp. 90-103, New York, 1966, éd. Dunod, Paris, 1999 216
Les
trois touts puissants
« Le peintre all-over rend tous les éléments et toutes les zones de son tableau équivalents en terme d’accentuation et d’importance, […], le peintre allover tisse son œuvre d’art en mailles serrées dont chaque point récapitule le mode d’unité »1.
Tournant
critique
d’art
substituant légitime
la
«
à
son
avantage
américain architecte
possible
Clément »
notion
à
«
les
propos
du
Greenberg
en
peintre
»,
d’architecture
il
all-
.(112) Projet pour le Théâtre de Visp, Herzog & de Meuron, 1984
over
et
toile,
déduit sa
de
notion
l’emploi
du
tissage
tridimensionnelle,
de
la
l’espace
comme texture. Cette notion pourrait donc être une nouvelle clé de lecture quant à la qualification d’une production architecturale difficilement définissable par les outils « traditionnels » d’analyse de la composition architecturale. Si l’on en revient aux bâtiments à formes cherchantes 1
Clément Greenberg, « La crise du tableau à chevalet »,
1948, Art et culture, Paris, 1988, p.174 217
La dure obligation du tout
. ( 113 ) Porte du Langley Park, Norfolk, Sir John Soane, 1790
218
Les
trois touts puissants
ou unitaires cités au chapitre du même nom, il semble en effet être tout à fait plausible de confronter l’étude du peintre à celle de l’architecte.
En
effet,
si
l’on
s’arrête
par
exemple
sur le plan du Wohnhochhaus de Diener et Diener à Bâle (fig.110), on constate qu’il est difficile d’avancer l’idée que le dessin du plan résiderait dans
un
assemblage
s’agirait
d’éléments
d’assembler
pour
préétablis
former
un
qu’il
tout
ou
.(114) Hangar
pour des machines agricoles,
Orsonnens, LVPH, 2011
encore que la disposition de ces pièces est réglée par des schémas établis. Le référent typologique semble alors oblitéré, confronté à une géométrie de plan au périmètre déformé. Pourtant conventionnellement désorganisé,
dans
ce
plan
existe
une
cohésion
puissante de tous les éléments, son contour polygonal n’offrant aucun axe de symétrie et donc aucune ligne de partage : le plan est insécable.
En revenant au projet d’Herzog et de Meuron
pour le théâtre de Visp (fig.112), on peut constater 219
La dure obligation du tout
. ( 115 ) Escalier, Machu Picchu
220
Les que
la
solution
au
problème
de
la
trois touts puissants
disposition
procède peut-être déjà de cette même approche. Ici ne sont pas confrontés deux logiques de disposition, une logique compositionnelle de la régularité pour l’intérieur et une logique non-compositionnelle de l’irrégularité pour le pourtour. Le plan résulte d’un découpage par des lignes qui ne cherchent pas à faire de figure. Il n’y a plus coexistence ou confrontation, mais bien jointure ou fusion de l’espace et du plan.
.(116) Ecole de Paspels, Valerio Olgiati, 1996-1998
De
la
même
façon,
le
hangar
agricole
de
LVPH
(fig.114) dispose d’un caractère insécable entre sa totalité et ses parties, d’autant plus renforcé par une matérialité uniforme générant cette « toile » spatiale.
D’une autre façon, à l’école de Paspels
(fig.116),
Valerio
Olgiati
procède
lui
de
la
superposition de ses plans carrés-déformés all-over tout en conférant singularité à chacun d’eux : une mise en abime de la texture dans l’espace. « De 221
La dure obligation du tout
. ( 117 ) Architecture populaire mĂŠditerranĂŠenne
222
Les
trois touts puissants
plus, d’un étage à l’autre, les classes n’occupent pas les angles de la même manière, donc leur murs ne se superposent pas, et bien sûr la croix n’est pas identique. D’un étage à l’autre, on ne retrouve donc
pas
ses
«
habitudes
»,
c’est-à-dire
des
dispositions qui sont établies sur la même trame. Quand bien-même les éléments architecturaux en jeu sont-ils délibérément simples, on se perd ainsi dans
.(118) college, Giuliani Hönger,
les
méandres
d’une
spatialité
texturée
»1.
Sihlhof Zurich, & 2003
de
Si l’on rapproche ce bâtiment du collège Sihlhof
peut
alors
de
Giuliani
constater,
et
dans
Hönger la
(fig.118),
on
non-superposition
de leurs murs, que ceux-ci ne sont pas constitués de travées. Ils fabriquent alors une résille, un all-over tridimensionnel dont, une nouvelle fois, aucun élément ne peut-être soustrait, d’autant plus
1
Description tirée de Jacques Lucan, « Hypothèses pour
une spatialité texturée », Matières n°9 – L’espace architectural, PPUR, Lausanne, 2009 223
La dure obligation du tout
. ( 119 ) Santa Maria della spina, Pise, 12301376
224
Les
trois touts puissants
que tous ces éléments linéaires servent à porter l’édifice. Le tout du projet ne réside plus dans les inflexions qui unissent les parties
mais dans
l’appréhension globalisée de son espace. L’espace texturé est donc lui aussi un tout mais peut-être lui adjoint-il en plus une nouvelle vérité [spatiale] de la construction ?
Enfin, il semble aussi exister un troisième
procédé
de
création
du
tout
:
l’unité
dans
la
.(120) Halle nautique, Nordwesthaus, Baumschlager et Eberle, 2008
circonscription du projet, dans son enveloppe. En
effet,
production
un
autre
phénomène
contemporaine
récurrent
serait
celui
dans
la
de
la
conception du projet par son enveloppe « continue et percée »1 qui viendrait entourer l’ensemble du bâtiment.
Arrêtons-nous sur le bâtiment Nordwethaus
de Baumschlager et Eberle (fig.120). Il se compose 1
Cornellia Tapparelli, « Par-delà canard et hangar »,
Matières n°10 - diversité d’approche, PPUR, Lausanne, 2012 225
La dure obligation du tout
. ( 121 ) Projet pour le ch창teau de
226
Charleval, 1570
Les
trois touts puissants
de deux enveloppes juxtaposées en périphérie du volume
intérieur,
une
composée
d’un
ensemble
de plaques de verre, assemblée en voile continu à
la
manière
d’un
mur
porteur
en
pierre
où
apparaissent les joints, et une autre enveloppe, un voile de béton armé ajouré supportant le toit où se disposent des ouvertures au profil irrégulier et dont les ondulations semblant aléatoires. Bien que double par son enveloppe, ce bâtiment profite alors
.(122) Mikimoto Ginza, Tokyo, Toyo Ito, 2005
de la singularité conférée par ce canevas d’ombres et de lumières jalonnant tout son pourtour pour asseoir son unité, unité de l’imposture.
Dans le cas du magasin Mikimoto (fig.122)
de Toyo Ito, on trouve cette fois une enveloppe matériellement continue entourant l’édifice. Elle est percée d’une série d’ouvertures dont la disposition et les géométries sont irrégulières, ne laissant rien apparaitre de la position intérieure des planchers. Le bâtiment est construit en béton, cependant le 227
La dure obligation du tout
. ( 123 ) Ferme aux environs de
Chieti
228
Les
trois touts puissants
coffrage en acier qui dessine les surfaces est laissé en place, conférant un aspect étrangement uniforme à cette enveloppe. « On chercha à le manifester comme un unique voile d’acier étendu. Pour obtenir une façade continue, sans
joint,
les
bords
de
soudure
ont
tous
été
poncés »1. L’unité réside dans le trompe l’œil.
Pour
realisée
l’école
par
Sanaa
de
management
(fig.124),
le
d’Essen
procédé
semble
.(124) Zollverein School, Essen, Sanaa, 2005-2006
avoir été le même. Initialement conçue percé de 3500
petites
ouvertures,
l’enveloppe
du
projet
se constitue de 150 percements de plus ou moins grandes dimensions et répartis en nuées aléatoires sur la façade. Mais bien que répartis selon les nécessités les
d’éclairage
ouvertures
intérieur
n’expriment
du
cependant
projet, pas
la
distribution des espaces intérieurs, des parties 1
Toyo Ito et Yasuaki Mizunuma, « Mikimoto Ginza 2 », The
Japan architect n°62, vol.48, 2006, p.26 229
230
Les
trois touts puissants
du bâtiment, laissant sa compréhension extérieur à celle d’un objet monolithique « parachuté » et faussement timide, ne voulant peut-être pas dévoiler à tout un chacun la simplicité de son plan. L’unité réside dans la pudeur.
Cette approche de l’architecture qualifiée
par son pourtour tend alors à créer des tensions avec les nécessités intérieures. Ainsi tout dépend finalement dans le projet de la manière dont sont effectués les percements. Soit l’enveloppe rentre en contradiction avec l’intérieur soit les percements cherchent à répondre au plus proche aux exigences intérieures. Or, l’enveloppe continue et percée cherche à répondre à deux échelles. L’aspect continu renvoie à la grande échelle dans laquelle se manifeste le bâtiment en effaçant toute tectonique. Les percements quant à eux renvoient à l’échelle des contingences du programme. Ces bâtiments peuvent-ils unir leur développement formel avec la substance d’un contexte, autrement qu’en un évènement signal ?
Ces
approches
bâtiments pourtant
proposent,
à
conceptuellement
travers
des
disparates,
trois relectures contemporaines de la question de l’unité architectural. Mais cette dure résolution d’un tout, s’exprime ici dans une réponse circonscrite à la forme architecturale en elle-même. Mais la vraie nécessité du tout ne réside-t-elle pas dans l’unité qui doit exister entre un bâtiment et son contexte et faire d’eux un ensemble cohérent ? 231
232
Les
trois touts puissants
« De façon à atteindre la profondeur de champ contextuelle nécessaire pour garantir l’unité entre un bâtiment et son contexte, le projet doit viser un niveau de complexité significatif pouvant être assimilé à un mélange des couches sédimentaires où
résident
intentions
et
références
[…]
Il
en
résulte une séquence de connotations qui évoquent les relations entre le contexte physique du bâtiment et
son
contexte
purement
architectural,
et
qui
l’un après l’autre, s’exprime de manière plus ou moins explicite.
La notion d’un contexte purement
architectural se réfère au fait que le contexte final de n’importe quel ouvrage est en fait l’architecture elle-même.
Un
bâtiment
est
toujours
situé
non
seulement dans un espace physique, mais également dans un ordre conceptuel et historique, car elle se réfère nécessairement, que ce soit consciemment ou non, à d’autres bâtiments, qui sont à leurs tour, liés non seulement à un espace physique, mais également à un groupe de choses construites au fil du temps qui constitue le milieu d’où toute nouvelle construction tire son sens. »1
1
Eric Lapierre, «Cut-up architecture:toward a unity of
time and space»,San Rocco 4-Fuck Concepts!Context!, Milan, 2012 233
La dure obligation du tout
. Projet pour une fontaine,
Fairmont park, Philadelphie, Venturi et Rauch, Brown, 1964
234
Les
. Projet
trois touts puissants
pour
une fontaine,
Fairmont park, Philadelphie, Venturi et Rauch, Brown, 1964
235
236
« La multitude qui ne se réduit pas à l’unité est confusion ; l’unité qui ne dépend pas de la multitude est tyrannie. »
Blaise Pascal
237
Conclusion
.Le Petit Larousse illustré, éd. 2012
Systémique, adj. – Se dit d’une approche scientifique des
systèmes
politiques,
économiques,
sociaux,
etc., qui s’oppose à la démarche rationaliste en abordant tout problème comme un ensemble d’éléments en relations mutuelles.
Si
un
constat
peut
être
tiré
de
cette
confrontation de deux regards, de deux époques, au travers de l’étude de ces 124 « cas » ambigus, c’est celui de l’évolution. Les modalités de conception du projet architectural ont manifestement « progressés », pourtant, soixante ans plus tard, le regard venturien n’en est pas moins pertinent : le prisme de l’ambigüité semble toujours être un outil de lecture productif des manifestations de complexité et de contradiction dans le projet. 241
242
Conclusion le
En effet, si les processus qui conduisent projet
ont
évolués
depuis
De
l’ambigüité
en
architecture, leurs manifestations contradictoires semblent toujours pouvoir se recouper et se chevaucher. Notre
production
architecturale
contemporaine
peut donc toujours engendrer une bonne ambigüité1. Cependant,
celle-ci
manifeste
aujourd’hui
son
expression souvent de manière moins « littérale », moins exubérante, et rend donc son discernement plus complexe. De plus, aucun courant architectural définissable ne semblant dominant, mais plutôt une multitude de recherches avançant de front, conjointement ou non, il est d’autant plus difficile d’établir avec clarté l’endroit où réside cette ambigüité. Notre époque ne semble donc plus
procéder de la tabula rasa,
mais plutôt de la tabula aperta, où les diverses problématiques, « chercheurs »,
abordées
par
les
architectes
ne sont plus mises en parallèle les
unes des autres, mais placées dans une compréhension globale. Ceci rendant la lecture de ce paysage d’une grande complexité.
Dans un monde cyniquement défini « non plus
comme une utopie statique, mais un état dans lequel il n’y a rien d’autre qu’une mutation continuelle et dans lequel la perfection est instantanément consumée pour faire place à la dernière mode »2, 1
Hypothèse admise par William Empson in Seven Types of
Ambiguity, Meridian Books, New York, 155, p.174 2
Décosterd & Rahm, Architecture physiologique, cit. pp.
89, Birkhäuser, Bâle, 2002 243
244
Conclusion l’accélération
des
semble
phénomènes
légitimer
l’idée selon laquelle la réelle complexité ne réside plus dans les manifestations formelles des pensées, mais dans la compréhension et l’appréhension de la diversité des problématiques qui construisent notre réalité. doit-on
Ainsi, passé un certain niveau de complexité, se
poser
la
question
de
l’efficience
de
l’approche « cartésienne » et « traditionnelle » de l’analyse des phénomènes architecturaux, qui procède de la réduction de la complexité en générant des composants élémentaires. Une autre approche semble être aujourd’hui requise, fondée sur de nouvelles représentations de la réalité et prenant en compte l’instabilité, la fluctuation, le chaos, le désordre, le flou, l’ouverture, la contradiction, l’ambiguïté, le paradoxe.
Pour
rendre
compte
de
la
complexité,
l’analyse architecturale doit-elle se rapprocher de l’appréhension systémique des phénomènes qui, elle, repose sur l’existence concrète de nouveaux concepts: vision
globale,
interaction,
système,
rétroaction,
évolution.
L’actualité
de
phénomènes
architecturaux
niveau
d’organisation,
régulation, la
finalité,
compréhension
réside-t-elle
dans
des la
dure obligation de son approche systémique ? « Ce qui m’intéresse, c’est d’avoir une oeuvre qui me paraisse intéressante dans son tout. »1 1
Donald Judd itw. par B.Glaser, « Questions to stella
and Judd », in Regards sur l’art américain des années 60, 1979 245
246
Conclusion
1
1
Détournement du diagramme produit par VSBA pour une
conférence à Tokyo, en 1990, catalogue de l’exposition Venturi, Scott Brown and associates, Plus Publishing Co., Seoul, 1992, Extrait de Robert Venturi, Iconography and Electronics upon a generic architecture, MIT Press, Cambridge, 1996, p.1 247
248
L’ambiguïté n’est pas une orientation ni un résultzt.
Ce pourrait être une définition du projet réussi, un outil d’appréciation architectural, où la subtilité d’une nouvelle mise en relation d’éléments natifs met en avant la richesse de significations aux dépens de la clarté de lecture. Une profondeur devant laquelle le spectateur devient lecteur et ne fait plus qu’éprouver, subir, mais s’approprie, découvre et comprend. Une poésie que l’on retrouve dans les projets des plus grands comme dans certains édifices de l’ordinaire.
249
. Robert Venturi, De l’ambiguïté en architecture, New York, 1966, éd. Dunod, Paris, 1999
250
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253
“It is not possible to live in this age if you don’t have a sense of many contradictory forces. Each building has to be beautiful, but cheap and fast, but it lasts forever. That is already
an
contradictory
incredible demands.
battery So
yes,
of
seemingly
I’m
definitely
perhaps contradictory person, but I operate in very contradictory times.”
Rem Koolhaas, The archiTecT planning for The fuTure, CNN WoRld, PéKiN, ChiNe,2009
séminaire de Jacques Lucan
E.A.V.T M.L.V M.2
assistant Benjamin Persitz
Paris, T&P hiver 2012