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ÉDITO
TRANS(ITIONS) MUSICALES
C’est une décision qui n’a rien de banal. À l’heure où les principaux festivals français semblent engagés dans une course au gigantisme (des records que nous, médias, sommes toujours prompts à glorifier, reconnaissons-le), voir un événement déclarer officiellement « être en décroissance » est tout sauf anodin.
Cette résolution, on la doit au festival Panoramas à Morlaix (plus de 25 000 festivaliers lors de sa dernière édition). « Une nécessité venue de cette envie de tourner une page, mais aussi des crises que nous traversons (Covid, climatique, énergétique…) et d’un besoin impérieux de repenser un modèle plus en adéquation avec notre époque et nos valeurs. (…) Ce Panoramas du futur, nous le voulons durable et innovant. Nous souhaitons en faire un rendez-vous musical exemplaire, encore plus respectueux de son public et de son environnement », annonçait solennellement l’équipe du festival à la mi-octobre.
Un choix qui va transformer le visage de l’événement : jauge réduite, provenance des artistes surveillée de près afin de limiter le bilan carbone, sobriété assumée… Des préconisations prônées par de nombreux acteurs environnementaux, en particulier le think tank The Shift Project qui, en 2021, avait publié son remarqué rapport “Décarbonons la culture” ou, plus localement, Le Collectif des festivals qui accompagne une trentaine de festivals dans leur transition. Une feuille de route que tentent de suivre, tant bien que mal, les événements. À l’image du festival des Trans Musicales à Rennes qui, bien conscient de son importante empreinte carbone liée aux transports du public et des artistes (750 tonnes équivalent CO2), lance cette année une cagnotte “contribution environnementale”. Objectif : réunir 60 000 euros qui seront renversés à des projets de développement durable.
La rédaction
SOMMAIRE
6 à 11 WTF : Bordelais, bénévoles, fest-noz, drôles d’oiseaux...
12 à 23 Demain, tous autonomistes ?
à 27 Paysans et cyborgs
à 31 J’ai fabriqué mon slip chauffant
à 35 Le dragon sort du bestiaire
à 45 RDV : Mermonte, Vermeil, Mickaël Le Mer, Achille Berthou, Mowdee, Astéréotypie...
à 49 Nolwenn Brod : « Brest, mélancolique mais pas triste » 50 BIKINI recommande
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Avec sa quarantaine de concerts au menu, le festival Jazz à l’Ouest met en lumière toute la diversité du jazz et de ses métissages. Pour sa 32e édition, le rendez-vous accueille, entre autres, le trompettiste Erik Truffaz, la chanteuse Marion Rapal, le quatuor kurde Azadi, le saxophoniste Laurent Bardainne… Du 8 au 26 novembre à Rennes.
DU PAIN SUR LA PLANCHE
QUEL BORDELAIS ALLER VOIR ?
LE VIN, ALAIN JUPPÉ, LA PLACE DE LA BOURSE ET SON MIROIR D’EAU, LES CANNELÉS, LES MECS EN MOCASSINS, LILIAN LASLANDES… PARMI LES SPÉCIALITÉS DE BORDEAUX, TROIS ARTISTES SONT DE PASSAGE EN BZH.
DOMBRANCE
COSMOPAARK
Un one-woman rock band : voilà ce qu’est Miët, passionnant projet solo de Suzy LeVoid. Avec ses rythmes hypnotiques et sa basse abrasive, la Nantaise propose une expérience sonore à découvrir le 18 novembre à Bonjour Minuit à Saint-Brieuc et le 19 novembre à La Carène à Brest, dans le cadre du festival Invisible.
CHER VOISIN
liverpool
Ex-leader du groupe normand The Lanskies, Lewis Evans, originaire de Liverpool, revient en solo dans une veine folk-pop avec L’Ascension, joli premier album. Le 9 décembre aux Trans Musicales à Rennes et le 16 à La Nouvelle Vague à St-Malo.
Échappé de l’excellent duo électrorock DBFC, Bertrand Lacombe sévit désormais sous le pseudonyme de Dombrance ( photo ). Blase avec lequel le multi-instrumentiste moustachu développe son concept de République électronique (nom de son album sorti au printemps dernier). Une disco-house au fort pouvoir lolesque où chaque morceau est un clin d’œil à une personnalité politique (« François Fillon, c’est François Fillon ! »). Dombrance, président ! Quand ? Le 25 novembre à L’Écho nova à Saint-Avé
CHOCOLAT BILLY
Clément, Rémi et Baptiste forment Cosmopaark. Un trio né sur les bords de la Gironde qui navigue entre shoegaze et dream pop. Bercés par la scène UK des nineties (Slowdive, My Bloody Valentine) et l’actuelle (DIIV, Nothing…), les trois garçons ont déjà sorti en 2019 un premier EP nommé Sunflower (porté par l’excellent morceau Mr. BigYellow Sun), avant la prochaine sortie de leur premier album logiquement attendu pour 2023. Quand ? Le 19 novembre à La Cité à Rennes dans le cadre du festival Rituel
Sur la route depuis maintenant une vingtaine d’années, les Borde lais de Chocolat Billy ont visiblement perdu leur GPS. Le quartet, auteur en avril dernier de son septième album Le Feu au Lac, continue son exploration musicale à la croisée des chemins : free rock, pop dansante, world bruitiste, post-punk, math rock, experimental, chan sons naïves... Assez fou-fou.
Quand ? Le 18 novembre à La Carène à Brest dans le cadre du festival Invisible
BÉNÉVOLES : LA PANNE SÈCHE ?
La Route du Rock, le Roi Arthur, Main tenant… Nombreux sont les événements à faire des appels aux bénévoles, parfois quelques jours seulement avant le début des festivités. Un phénomène relative ment récent en BZH, région d’ordinaire dotée en main d’œuvre volontaire. Une problématique scrutée par Le Collectif des festivals (qui fédère une trentaine de structures) à l’occasion d’un large rapport dévoilé au printemps der nier. Si le réseautage local (à l’image des Charrues qui s’appuient sur les asso ciations du coin – à qui elles versent une contribution financière pour que leurs membres viennent donner un coup de main) fait partie des stratégies pour attirer les bénévoles, cela ne suffit pas toujours, reconnaît Émilie Cherbonnel, membre du Collectif. « Notre enquête a fait ressortir deux attentes capitales des bénévoles : qu’ils soient reconnus à leur juste valeur comme des membres actifs des festivals et qu’ils puissent jouir d’une ambiance conviviale, avec par exemple un espace dédié sur le site. » S’agissant des rétributions, « le statut de bénévole ne permet théoriquement aucun cadeau d’aucune sorte, prévient Émilie Cherbonnel. Idem pour la res tauration et l’hébergement qui ne sont pas obligatoires, même si beaucoup de festivals font des efforts dans ce sens ». De quoi recruter de nouveaux bras ? R.D
CERTAINS FESTIVALS GALÈRENT DE PLUS EN PLUS À RECRUTER DES BÉNÉVOLES. BIENTÔT LA PÉNURIE ?Bikini
FEST-NOZ : UNE PARITÉ DANS LE PUBLIC, MAIS PAS SUR
10
Il y a dix ans, le fest-noz faisait son entrée au patrimoine culturel imma tériel de l’Unesco. Une consécra tion et « une chance » pour Stefañ Julou, de l’association Tamm-Kreiz dont le site Internet fait figure de guide incontournable (agenda, statistiques, annuaire…). « Cette inscription a été une aide certaine pour la mise en valeur du fest-noz et de la culture bretonne. Ça nous a aussi permis de nous rassurer car on savait que cela nous offrait des moyens d’action en cas de souci. Car comme beaucoup d’éléments du patrimoine, le fest-noz reste en danger. La crise du Covid nous a montré à quel point la pratique pouvait être fragile. »
1 130
Sur l’année 2019, 1 130 festoù-noz avaient été organisés dans les cinq dé partements de la Bretagne historique. « Ce chiffre est assez représentatif des autres années. D’une manière générale, les augmentations ou dimi nutions des chiffres ne sont jamais très significatives et bien souvent très légères. On maintient le cap ! »
342
Le Morbihan a organisé 342 fes toù-noz en 2019, contre 312 dans le Finistère, 260 dans les Côtes d’Armor, 151 en Ille-et-Vilaine et 65 en Loire-Atlantique. Si les chiffres de ces deux dernières années ne per
mettent pas de refléter la vitalité de la pratique, ceux attendus pour 2023 sont susceptibles d’être à la hausse. C’est du moins ce qu’espère Stefañ Julou : « Depuis la reprise, on est surpris de voir à quel point les festoù-noz redémarrent fort. Durant l’automne 2021, on a connu des fréquentations de dingue, quelque chose qu’on n’avait pas vu depuis les années 1990. À partir de mai 2022, les fréquentations ont continué de plus belle et, cet été, nous avons pu constater que la majorité des festoù-noz ont enregistré des scores qu’ils n’avaient jamais connus jusqu’alors. Si ça continue sur cette lancée, la décennie 2020 peut s’annoncer meilleure que ces dix années passées.»
ENTRE 30 ET 50
Le fest-noz n’est pas l’apanage du territoire breton. Aujourd’hui, on compte chaque année entre 30 et 50 événements en région pari sienne qui attirent principalement des Bretons expatriés en mal du pays. « Quand on est loin de chez soi, on a envie de se raccrocher à quelque chose pour se rassurer. Et pour les Bretons, ce quelque chose, c’est souvent la culture bretonne, le fest-noz notamment. Cela perdure et se transmet au fil des ans. »
45
Le public en fest-noz a, en moyenne, 45 ans. Un âge qui a sensiblement augmenté, puisqu’il était de 27 ans
en 2003. Stefañ Julou pointe un cer tain non-renouvellement du public, mais il se veut confiant. « Depuis cet été, il nous semble pouvoir dire que les jeunes reviennent. Ça se comprend : ils ont été confinés pendant deux ans, ils ont envie de souffler, de faire la fête, de sortir. »
2 700
De mi-mars 2020 à septembre 2021, ce sont 2 700 festoù-noz qui n’ont pas pu avoir lieu. « L’impact a été très sérieux pour les artistes pour qui jouer ou chanter est un métier », rappelle le coordinateur de TammKreiz. Du côté des organisateurs et associations, l’impact a aussi été fi nancier. Ces annulations représentent 9 millions d’euros de recettes non perçues (entrées, consommations…).
Le Covid a signé la fin de plusieurs associations pour qui cet apport était vital.
15
Sur les dix dernières années, les femmes représentent environ 15 % des artistes programmés. « En 2019, on comptait un fest-noz sur trois sans femme, contre un fest-noz sur cent sans homme. » Côté public, la parité s’observe : sur dix danseurs, six sont des danseuses.
9 000
C’est le record de danseurs réunis en un seul fest-noz. « Ça s’est passé au festi val Yaouank en 2019. C’était quelque chose !, se souvient Stefañ Julou pour qui ces événements XXL restent des exceptions. En temps normal, on tourne plutôt entre 150 et 250 personnes en moyenne par fest-noz. »
Melrine Atzeni Festival Yaouank : du 3 au 19 novembre à Rennes
SCÈNE ET UNE OCCASION DE DRESSER UN BILAN RÔLE D’OBSERVATOIRE DE LA PRATIQUE.Éric Legret
SUR SCÈNE, DE DRÔLES D’OISEAUX...
DANS LES PROGRAMMATIONS DE FIN D’ANNÉE, QUATRE VOLATILES QU’ON PIAFFE D’IMPATIENCE DE DÉCOUVRIR SUR SCÈNE. FREE ROCK, TECHNO, HARDCORE, POP JEUNE PUBLIC... DES GENRES QU’ILS DÉFENDENT BEC ET ONGLES.
OISEAUX-TEMPÊTE
Formation polymorphe, OiseauxTempête (qui compte notamment Mondkopf parmi ses membres) propose un free rock complètement zinzin. Jouissif.
Quand ? Le 5 novembre aux Indis ciplinées à Lorient, le 18 au Festival Invisible à Brest et le 19 à l’Antipode à Rennes
BIRRD C’est parce qu’il s’appelle Stefan Vogel – “l’oiseau” en allemand –que ce producteur rouennais a choisi de nommer son projet solo Birrd.
Une techno mélodique et soignée. Quand ? Le 10 décembre aux Trans Musicales à Rennes
BIRDS IN ROW
Punk, post-hardcore, post-métal : Birds in Row (photo) ne choisit pas de chapelle. Après une pelletée de concerts en Europe et aux States,
DRles Lavallois reviennent au pays avec un troisième album à défendre, le dénommé Gris Klein.
Quand ? Le 18 novembre à l’Écho nova à Saint-Avé et le 19 au Novo max à Quimper
LE DISCO DES OISEAUX
Soutenus par L’Armada Productions, les deux musiciens Mosai & Vincent transportent leur jeune public dans une nature sauvage et technologique faite de mélodies pop entêtantes et d’instruments électroniques.
Quand ? Le 23 novembre à La Nou velle Vague à Saint-Malo
CUCURBITACÉE
Coécrit par Céline Sciamma (Portrait de la jeune fille en feu...), Ma Vie de Courgette fut un des jolis succès de l’année 2016. Le long-métrage d’animation a droit à une nouvelle vie avec un ciné-concert de Sophie Hunger et sa bande, qui passe par le SEW à Morlaix le 18 novembre et l’Antipode à Rennes le 20 novembre.
TOURNÉE GÉNÉRALE
Rendez-vous inratable pour découvrir les artistes émergeants de la scène (majoritairement) française, le festival Bars en Trans déboule pour sa 26e édition. Parmi les jeunes pousses invitées cette année : Fernie, OJOS, Jean Jean, Les Shirley, CLAIR... Du 8 au 10 décembre à Rennes.
DRDEMAIN,
a Bretagne n’est pas une résidence secondaire » , « Logements sociaux : espaces menacés », « Ni Dieu, ni maître, ni Airbnb », « Tourist go home »… Sur le port de plaisance de Vannes, l’ambiance est un peu plus agitée que d’habitude. Alors que les derniers vacanciers profitent du soleil et dégustent leur jambon-beurre assis à proximité des pontons, des cen taines de manifestants commencent à s’agglutiner, munis de pancartes, banderoles et Gwenn-ha-du. Pour tous, le même mot d’ordre : « Lut ter contre la crise du logement en Bretagne. »
En cette journée du 10 septembre, plusieurs rassemblements de ce type sont prévus dans la région : Lannion, Douarnenez, Concarneau, Lorient… Et donc aussi Vannes où près de 500 personnes se sont réunies. Parmi celles-ci, on trouve Katell, 19 ans, actuellement en formation pour devenir animatrice. « Aujourd’hui,
j’habite toujours chez ma mère. J’ai fini par abandonner la recherche d’un logement, tout est extrêmement cher », regrette-t-elle, amèrement. Même constat pour Sophie, 24 ans, prof d’anglais dans un établissement de Vannes. « Je n’arrive pas à trouver un appart ici. Du coup, je garde mon logement à Quimper et je dois faire des allers-retours. J’aimerais me rapprocher de mon travail, mais le souci c’est le prix… » Étudiant en master à l’Université Bretagne Sud, Thibault a quant à lui dû passer son été « deux mois sous la tente » en attendant de pouvoir trouver une location pour la rentrée.
« Une maison pour tous »
Ces jeunes qui galèrent pour se loger en Bretagne ne sont pas des exceptions. Sur le littoral et dans les grandes villes, trouver un appart à louer ou une baraque à acheter s’avère mucho complicado. Surtout avec des revenus modestes.
Aujourd’hui, j’habite toujours chez ma mère
En cause, une augmentation signifi cative des loyers : en 2021, les loge ments non meublés ont vu leur tarif augmenter de 4,3 % en un an (pour les meublés, cela représente une hausse de l’ordre de 20 %). Ainsi qu’une flambée des prix à l’achat : en 2021, les maisons et appartements dans l’ancien ont augmenté de 11,6 % en un an, selon le dernier baromètre de l’immobilier des notaires bretons. Avec localement quelques records : + 20 % pour une maison ancienne à Saint-Malo et + 19,8 % pour un ap part ancien à Arzon. Une hausse loin d’être récente : sur les cinq dernières années, dans les cinq départements de la Bretagne historique, les prix des appartements anciens ont augmenté, en moyenne, entre 32,4 % et 47,6 %. Quant aux maisons anciennes, cela oscille entre 27,4 % et 33,6 %. Un tableau que la crise Covid n’a évi demment pas arrangé. Depuis maintenant plusieurs mois, ce sujet s’est installé au premier plan du débat public breton, faisant régu lièrement la une des médias régio naux et nationaux. Aujourd’hui, les formations politiques, toutes sensibilités confondues, semblent
DOSSIERs’être emparées de cette question qui, force est de constater, a d’abord été soulevée par des formations autono mistes bretonnes. En témoigne cette journée du 10 sep tembre, où de nombreux élus (maires, conseillers départementaux et régio naux…) et des antennes locales de partis nationaux (LFI, EELV, PS, PCF, Génération·s...) se sont joints aux dif férents rassemblements organisés par le collectif “Un Ti Da Bep Hini” (une maison pour tous) qui coordonne une quinzaine d’organisations issues du mouvement régionaliste.
« Effet boule de neige » Parmi celles-ci, Dispac’h (collectif indépendantiste d’extrême gauche) qui depuis 2018 s’insurge contre les difficultés d’accès au logement dans la région. Avec, au compteur, quelques actions “coup de poing” et des opé rations médiatiques réussies : affiches collées sur les volets fermés de logements vacants, installation d’une vraie-fausse ZAD sur l’emplacement d’un futur hô tel de luxe à Saint-Malo, tags sur des agences immobilières dans des stations balnéaires (ce qui vaudra un procès à une de ses militantes), croix plantées
Photos : Bikini« Le statut de résident, un pavé dans la mare »
sur la plage pour pointer la part jugée trop importante de locations Airbnb et de résidences secondaires sur le littoral (cela atteint, par exemple, les 80 % à Arzon dans le Morbihan)…
« Il y a quatre-cinq ans, personne ne parlait vraiment de ce sujet, aussi bien du côté des politiques que du grand public. Pourtant, quand on discutait avec les gens, on sentait bien que ça concernait du monde, ce qui fait que notre discours a toujours été bien accueilli, rembobine Ewan Thébaud, porte-parole de Dispac’h. Et puis, les différents happenings qu’on a faits ont eu un effet “boule de neige” : de plus en plus de jour naux s’y sont intéressés, des partis de droite comme de gauche se sont exprimés sur cette question. On ne pensait pas que ça prendrait une telle ampleur, mais on se réjouit d’avoir contribué à visibiliser cette problématique. »
S’il y en a un qui a aussi réussi à faire bouger les lignes, c’est Nil Caouissin. Membre du parti autonomiste UDB (Union démocratique bretonne) et conseiller régional au sein du groupe d’opposition “Breizh a-gleiz”, ce gar çon de 31 ans est l’auteur du Mani feste pour un statut de résident en Bretagne. Un ouvrage qui, depuis sa sortie au printemps 2021, fait (beaucoup) causer.
« Ça a été un pavé dans la mare, assume-t-il, avant d’expliquer sa proposition. Le principe de ce statut est assez simple : pour avoir le droit d’acheter un logement dans une zone en tension sur le marché immobilier (pour résumer, une grande partie du bord de mer et un peu d’arrière-
pays), il faudrait d’abord y résider en location pendant un an à titre principal. » Pourquoi une telle condi tion ? « Car cela permet d’éliminer presque toute la demande en rési dence secondaire et, ainsi, d’avoir des prix plus accessibles pour tous. L’objectif, c’est qu’on ne puisse plus acheter n’importe quoi, n’importe où, n’importe comment. Et que des critères autres que l’argent entrent en ligne de compte pour déterminer les possibilités d’achat. » Il tient par ailleurs à préciser : « J’insiste sur le fait que ce statut n’est basé que sur la notion de résidence, et aucune ment sur une notion d’origine ou de nationalité. »
Une proposition choc, pour ne pas dire radicale, qui a trouvé un certain écho et suscité de nombreux débats. « D’un côté, cela a provoqué de l’en thousiasme ; de l’autre, des réactions de rejet de la part de personnes qui
l’ont mal comprise ou qui n’ont pas voulu la comprendre correctement, juge Nil Caouissin. Même si l’idée n’est pas consensuelle, on a le sen timent qu’elle a permis d’impulser un débat plus large sur le logement en Bretagne. »
« Du reuz »
« Nous n’avons pas attendu l’UDB pour constater les problèmes d’accès au logement en Bretagne », tacle de son côté Anne Le Hénanff, députée Horizons (majorité présidentielle) de la première circonscription du Morbihan. En septembre, elle a posé deux questions au Journal Officiel pour interpeller le gouvernement, en vue de possibles amendements sur le projet de loi finances débattu cet automne. « Cela fait suite à des discussions menées avec les maires. Je souhaite donc demander la décorré lation de la taxe d’habitation sur les résidences secondaires et de la taxe foncière sur les résidences bâties, ainsi qu’un assouplissement contrôlé de la loi climat et résilience. Je suis égale ment favorable à l’élargissement de la
zone tendue à la Bretagne (la principale revendication portée par le collectif Un Ti Da Bep Hini, ndlr). En revanche, je suis totalement opposée au statut de résident qui est, selon moi, une idée d’hurluberlus. »
Membre du bureau politique de l’UDB et conseiller municipal à Douarnenez, Maxime Touzé se défend. « Dans un contexte explosif avec une flambée de l’immobilier, on se doutait que le statut de résident pouvait servir d’électrochoc, pose-t-il. Quand on parle de logement, c’est toujours les mêmes solutions qui reviennent sur la table : à gauche, c’est plus de logements sociaux ; à droite, c’est libéraliser davantage le marché. Si on a réussi à faire du reuz, c’est parce qu’on arrivait avec une proposition nouvelle, originale et étonnante. Cela nous a permis de pouvoir l’expliquer et ainsi de la diffuser plus largement. » Notamment dans les médias où Nil Caouissin a multiplié les interviews, avec notamment une invitation en prime time sur France 2, pour un débat face à Jean-Pierre Raffarin (« the yes needs the no to win against the no ! »).
Photos : Bikini« Le “petit” élu régionaliste qui devient contradicteur d’un ancien Premier ministre, ce n’est pas rien !, reconnaît Romain Pasquier, poli tologue et directeur de recherche à Sciences Po Rennes. Cela montre que des idées qui étaient hier dis cutées dans des milieux très mili tants deviennent des solutions qui peuvent être envisagées. Les élus de l’UDB, par leur capacité à innover, ont réussi à structurer le débat autour de leurs positions. Ils renouvellent les cadres de pensée. Je ne dis pas qu’ils deviennent majoritaires, mais ils sont en train de gagner la bataille des idées sur certains sujets : le logement, la réunification, l’autonomie… Sur d’autres en revanche, comme les questions de transition agricole, c’est plus compliqué. »
Un pouvoir d’influence, relatif mais certain, que constatent éga lement d’autres observateurs de la vie politique et sociétale bretonne. C’est le cas de l’historien Lionel Henry, spécialiste du mouvement breton. « Certaines thématiques sur lesquelles les autonomistes et indé pendantistes étaient précurseurs sont devenus transpartisanes. Prenons la réunification : de l’extrême-gauche jusqu’à la droite, de nombreux élus se prononcent pour. Le ton sur ces questions a changé, elles ont gagné en crédibilité. » Même topo pour Ronan Le Coadic, professeur à l’Uni versité Rennes 2, dont les travaux portent sur l’identité bretonne : « Je ne sais pas si les autonomistes ont gagné la bataille des idées, mais il y a une inflexion des approches. Ça n’est qu’une première étape, mais
ils ont amené tout le monde à réflé chir à leurs propositions, pointe-t-il. Cela fut déjà le cas par le passé, sur la langue bretonne notamment. Même si le courant pour les cultures minoritaires était mondial dans les années 60, les milieux bretons ont réussi à en faire partie pour défendre la langue. Et, au fil des années, l’inté rêt pour le breton s’est accru, avec des réseaux aujourd’hui profession nalisés et institutionnalisés. Ce qui lui a permis de ne pas disparaître. »
« Un réflexe breton »
« Une autre avancée que l’on doit aux régionalistes, c’est la décentra lisation, ajoute Romain Pasquier. Il y a quarante ans, sans les mou vements en Corse, en Occitanie et en Bretagne, la France serait encore moins décentralisée. Ils ont permis d’accélérer les choses. Ces militants étaient proches des partisans du PSU de Michel Rocard, ils ont eu un rôle clé. »
Des réussites passées à mettre au profit de l’Emsav (soit le mouve ment breton dans toute sa diver sité : politique, culturelle, syndicale, économique…) dont souhaite s’ins pirer la génération actuelle. « Les combats des années 70-80 et ceux d’aujourd’hui ne sont pas les mêmes et s’inscrivent dans des contextes différents, mais ce qui les unit c’est cette volonté de “vivre, travailler et décider au pays”, comme le dit le slogan. Sur pas mal de sujets, il y a une variable bretonne qui joue », poursuit le politologue de Sciences Po Rennes.
Un « réflexe breton » qui, selon Alan Le Cloarec, membre du parti indépendantiste Douar Ha Frankiz (« on compte 150 membres, et sans gonfler les chiffres comme d’autres partis ») et auteur de l’essai Bre tagne Colonie, permet d’inscrire dans une même continuité tous les mouvements de contestation qui ont marqué la région. « Les marées noires, le nucléaire à Plogoff, le Joint Français, les Bonnets rouges… Ce n’était pas des sujets spécifiquement bretons mais c’était évident que ça concernait la Bretagne en entier. Ce
« Ils ont structuré le débat autour de leurs positions
qui a conduit la population à se soule ver pour des questions qui devenaient alors transpartisanes. »
Une capacité à rassembler au-delà des clivages politiques sur laquelle misent les partisans de la réunification. Si hier le rattachement de la Loire-Atlantique à la Bretagne n’intéressait principalement que le noyau dur de l’Emsav, il ratisse aujourd’hui bien plus large. « Depuis quelques années, on sent une dyna mique nouvelle. Le sujet est davantage présent dans le débat public, souligne Maxime Touzé de l’UDB. Comment l’expliquer ? Le discours des partisans de la réunification a évolué. Il consiste à dire : “faisons voter les gens et deman dons-leur leur avis”. Qui pourrait être contre ? »
Un positionnement qui a conduit de nombreux élus du territoire (dont 21 des 37 députés des cinq départements de la Bretagne historique) à se posi tionner en faveur d’une consultation de la population du 44. « On sent que cela devient un sujet plus consensuel, se félicite Kévin Jézéquel, membre de l’association À la bretonne, qui se bouge à donf sur cette question. Les politiques n’ont plus de gêne à en parler, y compris ceux qui à titre personnel n’y sont pas
Bikini Collec. Musée de Bretagnefavorables. Je pense notamment à Johanna Rolland, la maire de Nantes, qui s’est malgré tout engagée à soute nir la mise en place d’un référendum. Reste à savoir quand. » Après avoir déployé le plus grand Gwenn-ha-du du monde (45 mètres de long pour 30 mètres de large) en février dernier devant le château des ducs de Bretagne à Nantes, les militants d’À la bretonne ont réci divé le 8 octobre en le dépliant sur la place du Parlement à Rennes. Une opération médiatique et symbolique, en attendant des échéances plus concrètes. « Nous avons demandé aux collectivités des études d’impact sur la réunification dont on espère les résultats pour 2023. Cela doit être l’occasion d’un grand débat, avant un référendum en 2024 », mise Kévin Jézéquel. Observateur de longue date de cette question, l’universitaire Ronan Le Coadic se montre plus prudent : « Je regarde avec surprise cette union transpar tisane sur la réunification, mais je ne sais pas s’il s’agit d’une union réaliste. Ça fait des années que la question est posée, mais pourquoi cela ne débouche-t-il sur rien ? On peut craindre un accord de façade entre les élus, sans réel résultat. » Un destin que n’espèrent pas connaître les partisans de l’autonomie dont le vœu, soutenu au conseil régional de Bretagne le 8 avril, constitue le point d’orgue de cette bataille des idées. Une proposition émise par le groupe d’opposition Breizh a-gleiz, regrou pant les autonomistes de l’UDB, qui a été votée par la totalité des conseil lers régionaux, à l’exception de ceux
du RN. « La République doit se redéployer par de nouveaux pou voirs sur les territoires. Les Bretons aspirent à plus de capacité à décider et à assumer leurs responsabilités.
Je suis donc pour plus d’autonomie dans la République », appuie Loïg Chesnais-Girard, président de la Région Bretagne (lire entretien page 22) qui reconnaît volontiers l’apport des élus autonomistes au sein de son assemblée : « Ils sont utiles et apportent énormément à l’hémicycle régional. Ils prennent du temps pour réfléchir et travailler. Il y a des points sur lesquels nous ne sommes pas forcément d’accord, mais c’est un groupe robuste au niveau de son corpus idéologique et agile dans sa manière de conduire le débat politique. » Tout en précisant cepen dant qu’il n’a « pas attendu l’UDB pour avancer cette idée », faisant référence à son ouvrage Le Souffle breton paru en 2020 et à la présence de Paul Molac (député de la 4e cir conscription du Morbihan, auteur
l’an passé de la loi sur les langues régionales et personnage incontesté de l’autonomisme breton) dans sa majorité à la Région.
« Nation invisible »
Si les autonomistes peuvent se féli citer de voir leurs idées se diffuser dans l’opinion, reste un point noir : leurs (maigres) résultats aux diffé rentes élections. Lors des dernières législatives, l’UDB a certes doublé son score par rapport au scrutin de 2017 (comptabilisant en tout 23 000 voix), mais aucun candidat n’a réussi à dépasser les 5 %. Idem pour le Parti Breton qui n’a enregistré que 15 000 voix.
« Dans le cas des législatives, c’est compliqué car c’est un cadre nationa lisé. Pour des partis comme les nôtres, ce n’est pas facile d’exister. Mais si on obtient des expérimentations sur le logement, on espère faire la preuve de la pertinence de nos propositions, avance Nil Caouissin qui aimerait connaître le même destin que la Corse. À force d’être reprises par la majorité, les idées autonomistes ont fini par gagner. Elles ont été tellement légi timées dans l’espace politique que ça leur a permis de faire sauter des
« Le vœu pour l’autonomie, la fin d’un tabou »
plafonds de verre et de débloquer des comportements électoraux. »
À défaut d’être majoritaires, les auto nomistes bretons misent donc sur une stratégie d’alliance pour exister et pe ser. Après s’être longtemps alliée aux socialistes, l’UDB a constitué une liste commune avec EELV pour les régio nales 2021. « Même si on aimerait que ça paie un jour dans les urnes, on fait au moins avancer nos idées en étant à l’intérieur du système, estime Maxime Touzé. Il vaut mieux que ça passe par ce biais que ne pas exister du tout… »
« Les partis autonomistes ne peuvent pas faire autrement car l’attachement culturel des Bretons n’est pas propor tionnel à leur vote pour les régionalistes. C’est un classique de la vie politique bretonne, constate de son côté le politologue Romain Pasquier. Cela s’explique par l’identité bretonne qui est composite : les gens se sentent autant français que bretons. »
Une analyse que ne partage pas du tout Alan Le Cloarec, du parti indépendan tiste Douar Ha Frankiz, qui publie l’ouvrage L’Histoire du nationalisme breton cet automne. « Pour une grande partie des Bretons, l’identité bretonne se vit au quotidien, mais sans l’assumer politiquement. L’universitaire gallois Sharif Gemie résume cela par le concept de “nation invisible”. Mais les choses commencent à bouger. Le vœu pour l’autonomie, je l’ai perçu comme la fin d’un tabou. C’est une première étape. Tout le monde conçoit qu’il y a des problématiques bretonnes et qu’on ne peut pas passer à côté. Quand la question générale (à savoir l’autonomie) se cristallise sur un sujet (le logement par exemple), elle prend tout son sens parce qu’elle rentre dans le concret et dans la vie des gens. »
Julien Marchand avec Melrine Atzeni
Macareux ProductionsAUTONOMISTE ? JE ME MÉFIE DES MOTS
Loïg Chesnais-Girard, président de la Région Bretagne.
Le vœu pour l’autonomie prononcé en avril dernier a été soutenu par la totalité des conseillers régionaux, à l’exception de ceux du Rassemblement National. Comment expliquez-vous cette quasi-unanimité ?
Par une soif en Bretagne d’assumer nos responsabilités. Par une soif de défricher de nouvelles manières de penser l’action publique. Nous sommes dans une période où il est important de gérer la crise, mais aussi de penser l’avenir et de se dire que nos concitoyens attendent, légitimement, une performance de l’action publique. Il faut bousculer les choses, montrer qu’on est capable de maîtriser une partie de notre destin et de résoudre, nous-mêmes, une partie de nos problèmes. Et c’est dans ce cadre qu’on a posé ce vœu.
Le consensus vous a-t-il surpris ? On aurait pu imaginer que cette propo sition soit clivante…
Ce n’est pas une surprise à partir du moment où les choses sont bien posées. Il y a deux ans, dans mon ouvrage Le Souffle breton, j’avais écrit que l’égalité républicaine peut se construire par plus de pouvoir aux territoires. Parce que le pouvoir central n’est pas capable d’assumer l’égalité républicaine par une seule loi votée à Paris. Si on habite à Ouessant, Brest, Saint-Grégoire ou Louvigné-duDésert, on n’a pas la même vie. Quand on pose le cadre d’une République décentralisée et d’une Région au ser vice de la force républicaine, cela pèse et évite tous les fantasmes qui pour raient sortir du seul mot “autonomie”.
C’est la première fois qu’un président de la Région Bretagne se prononce en faveur de l’autonomie. Vous défi nissez-vous comme autonomiste ?
Je me méfie des mots car ils entraînent un imaginaire. Je suis un régionaliste, je suis pour plus d’autonomie. Et je redis que, oui, la Région est au service de la République. Et une Région qui a plus d’autonomie peut faire des choses importantes pour nos concitoyens et résoudre des problèmes qu’on est en train de vivre. Je ne suis pas dans une ligne qui consiste à dire que nous devrions nous éloigner du champ républicain. Je suis dans une ligne qui consiste à dire que nous devons rénover la République et y prendre notre part.
Quels transferts de compétences imaginez-vous ?
Il y a des champs entiers dans les quels on peut faire mieux et diffé remment. On peut travailler sur le logement, la santé, l’économie… Sur tous ces sujets, il faut clarifier le rôle des collectivités et principalement de la Région. Et mettre les moyens qui vont avec. L’autonomie sans moyens, ce n’est pas de l’autonomie. Le pouvoir sans moyens, ce n’est pas du pouvoir. Pour agir, il faut l’autorisation de mettre en œuvre des politiques publiques par la loi et l’argent qui va avec.
Concrètement, sur la question du logement par exemple, qu’est-ce qui pourrait être fait grâce à l’autonomie qui n’est pas possible aujourd’hui ?
Il n’est aujourd’hui pas possible de définir des règles sur le Airbnb sans que le gouvernement ne nous donne un décret pour dire si on est zone
tendue ou pas. Nous avons l’inca pacité de mettre en œuvre des outils sur la fiscalité du logement. Je pense au Pinel. Nous avons certes obtenu une petite différenciation avec le Pinel breton, mais c’est encore timide par rapport à ce que nous pourrions faire. On pourrait travailler sur les zonages dans lesquels agir différemment par rapport à d’autres territoires, avec une fiscalité qui permet de créer du logement supplémentaire. Un pouvoir réglementaire permettrait d’affiner les choses.
N’y a-t-il pas le risque que ce vœu devienne un serpent de mer ? Ça peut être un serpent de mer si, effectivement, on ne l’agite comme une clochette que pour faire plaisir à certains. Mais là, nous sommes dans une méthode qu’on a posée, avec des groupes de travail qui avancent, qui échangent avec des constitutionna listes, des juristes, des parlementaires, qui rencontrent d’autres régions en Europe. Il faut aussi expliquer pour détruire les fantasmes et les peurs.
Quel calendrier imaginez-vous ?
Quand le président de la République annonce un grand débat pour une refon dation, cela peut être une occasion de se saisir de cette question de la décen tralisation comme une opportunité.
L’actuel processus sur l’autonomie de la Corse peut-il constituer une occasion ? Même si cela peut permettre d’ouvrir le débat, ce n’est pas une bonne idée que de s’arrimer à la Corse et de lier notre destin au sien. Nous ne sommes pas dans la même situation.
L’État peut-il avoir des réticences à entamer un processus avec la Bretagne ? Il n’a pas de réticences à avoir. Nous avons eu des présidents de la Répu blique qui ont reconnu que la Bretagne était un territoire qui savait assumer ses responsabilités. Nous avons des capa cités d’actions qui ne sont pas encore déployées à la hauteur de ce que nous pourrions faire, donc je ne comprendrais pas que l’État ait des réticences.
Recueilli par Julien Marchand
BikiniPAYSANS ET CYBORGS
l est 17 h 30 au lieu-dit La Noé Helleu à Romagné, près de Fou gères. Florence Noël achève sa deuxième traite quotidienne. « Sans souffrir ! », sourit l’agricultrice. Ce n’était pas le cas un an auparavant. « Je finissais mes traites en pleurs tellement j’avais mal. » Florence, la petite cinquantaine, a une arthrose cervicale et des tendinites aux deux coudes. Elle ne devrait pas travailler, mais elle n’a pas le choix. « Les vaches n’attendent pas. »
C’est en visitant une foire agricole dans la Manche voisine qu’elle a découvert l’existence de ce qui allait lui « sauver la mise » et qui se présente sous la forme d’un assemblage de tiges de carbone et de pistons qu’elle s’attache dans le dos avec sangles et brassières : un exosquelette. « Je l’ai testé au stand d’Agro Concept et j’ai eu droit à un deuxième essai dans ma salle de traite. Depuis le 19 janvier dernier, il ne me quitte plus. Je l’enfile par-dessus le bleu de travail et je ne me rends même plus compte que je l’ai. »
Florence enquille désormais ses traites sans larmes et sans trop craindre pour l’avenir. « Il me reste encore une dizaine d’années à tenir, ça devrait le faire. » On calcule :
environ 7 300 traites, au rythme de deux par jour tous les jours pendant une décennie, soit 365 000 fois les gestes de mettre puis d’enlever des mamelles les trayons qui aspirent le lait des vaches.
« Robocop »
Dans une autre ferme du 35, sur la commune d’Épiniac, Maryse Bour geault (photo) est également sur le point d’acquérir son exosquelette.
Elle aussi a passé la cinquantaine, elle aussi se voit confier la tâche de la traite tandis que son mari Thierry et leur fils Alexandre sont aux champs. Et elle aussi fatigue. Alors elle teste. Hier, c’était le même appareil que Flo rence, mais elle n’a pas été convaincue. Aujourd’hui, c’est un autre modèle, le Comau Mate-XT, qu’elle essaye. « Fabrication italienne, utilisé sur les lignes de production de Fiat », précise Thierry Beurel, commercial d’Eureden, grosse coopérative agri cole bretonne, venu à Épiniac pour l’occasion. Et cette fois, Maryse est conquise. « Ah oui, là ça me plaît ! »
Avec un troupeau de 110 vaches à traire, il était temps de se faire aider, et pas seulement d’Isabelle Jeanne, l’ouvrière agricole qui l’assiste dans sa tâche. Thierry Beurel n’a pas fait
le déplacement pour rien, lui qui vend actuellement « un exosquelette tous les deux mois en moyenne » sur l’ensemble de la Bretagne, à 5 000 euros pièce. C’est cher, mais dans une économie agricole où tout achat est conséquent, c’est à relativi ser. D’autant qu’en plus de soulager le dos, l’exosquelette impressionne, comme s’en amuse Maryse : « Hier, mon petit-fils est venu me voir et m’a dit : “mamie, t’es Robocop !” »
Depuis un an qu’il a été missionné par Eureden pour vendre des exosquelettes, Thierry Beurel sent un engouement. « Ça devient de moins en moins confiden tiel, le bouche-à-oreille fonctionne », constatait-il alors que nous l’avions ren contré quelques jours avant au Space de Rennes, le plus gros salon agricole de la région. « La robotique est là pour aider l’homme justement parce qu’il n’est pas un robot. Moi ce que je vois, c’est des clients soulagés qui ont moins de douleurs. C’est une avancée tech nologique indéniable », développait-il en nous tendant la brochure de son Mate-XT qui promet une réduction de l’effort musculaire de 30 % par le seul effet mécanique des tiges de carbone. « C’est un peu le même principe que les sacs à dos de randonnée qui possèdent une armature pour soulager le poids », explique Fabien Delarue, commercial de Dairy Spares, un autre distributeur de produits agricoles qui dispose depuis peu du même modèle d’exosquelette mécanique dans son catalogue. Pré sent lui aussi au Space, il enchaîne les démonstrations auprès d’un public
Bikinicurieux et plutôt jeune. À ses côtés, son directeur Pascal Bousquet récite un discours visiblement bien rodé. « L’exosquelette, ce n’est pas l’homme amélioré mais l’homme protégé pour aider aux petits gestes du quotidien qui abîment progressivement. Je vise à la fois le jeune exploitant de 30 ans qui souhaite se prémunir de problèmes physiques et celui qui a 30 ans de traite derrière lui et qui a besoin qu’on le soulage. »
Agro Concept avait aussi son stand au salon agricole rennais mi-sep tembre. Pour cette autre entreprise distributrice de matériel basée à Dol-de-Bretagne, les exosquelettes représentent « une part encore mar ginale mais en hausse » de son chiffre d’affaires, constate sa salariée Valène Perray, qui a fait ses comptes : « De puis juin 2021, on en est à 350 ventes dans toute la France ». Dont une, donc, à Florence Noël, l’agricultrice de Romagné.
Historiquement, ces appareils d’assis tance physique sont apparus sur le marché il y a une dizaine d’années, d’abord pour une utilisation militaire, puis dans des secteurs professionnels
comme le BTP, l’automobile ou la logistique. « C’est cohérent de voir l’agriculture s’y intéresser aussi car c’est un secteur qui est très ouvert aux nouvelles technologies », situe Caro line Depoudent, chargée d’études à la Chambre d’agriculture de Bretagne.
« Fuite en avant »
Loin de l’image des ploucs qu’on leur colle trop souvent, les fermiers seraient-ils des geeks en puissance ? « Certains, oui, confirme-t-elle. C’est une profession physique qui a besoin d’assistance, d’autant que c’est un milieu vieillissant. L’enjeu d’attracti vité est énorme. » Pour un secteur qui compte, en BZH, encore 32 000 ex ploitations produisant notamment un quart de la production française de lait et plus de la moitié des porcs. Pour aider à la traite, mais aussi dans les porcheries et les poulail lers, l’exosquelette pourrait donc vite devenir incontournable, surtout si des aides financières existent. La MSA – mutuelle des agriculteurs –indique étudier les dossiers « au cas par cas » et avoir lancé une étude sur l’efficacité de ces appareils,
« LE CÔTÉ “WAHOU” EST UN PIÈGE »
Amélie Tehel, docteure en sciences de l’information et de la commu nication à Rennes, autrice d’une thèse sur le “corps hors-normes”.
Doit-on considérer les exos quelettes comme une avancée bénéfique pour l’humain ?
Les avancées techniques ont toujours suscité des réactions
binaires. D’un côté, elles libèrent l’être humain, de l’autre elles l’aliènent. La télé, par exemple, est soit vue comme une ouverture sur le monde ou comme un abrutissement. Il en va de même pour l’exosquelette.
On équipe un travailleur pour le soulager mais c’est aussi un outil qui peut vite être utilisé pour augmenter les cadences. La dérive est évidente.
« en collaboration avec un cabi net d’ergonomie, pour des premiers résultats espérés d’ici un an ». Car des doutes existent, malgré les effets bénéfiques a priori constatés sur les premiers utilisateurs. « Il faut être vigilant à ce que l’exosquelette ne reporte pas la force demandée sur une autre partie du corps. Par exemple qu’en soulageant le dos, on force trop sur les genoux, prévient Caroline Depoudent. Dans tous les cas, cela doit être pris comme un outil pour permettre de meilleures
L’exosquelette serait foncièrement capitaliste ? Il faut battre en brèche l’idée selon laquelle la technique se rait neutre. Elle s’inscrit dans un projet politique, écono mique... Pour l’exosquelette, je dirais qu’il peut participer d’une idéologie viriliste qui se rapproche du champ du transhumanisme. C’est une armure qui enferme le corps organique pour aller chercher plus de force physique.
Pourquoi cela fascine-t-il ?
Le côté “wahou” est un piège. Ces technologies séduisent car elles donnent l’impression d’apporter des solutions à un problème, en l’occurrence les cadences de travail qui abîment. C’est le système de pensée solution niste théorisé par le chercheur Evgeny Morozov, selon lequel tous les problèmes humains peuvent systématiquement être résolus par la technique.
Juliette Lancelconditions de travail, pas pour pousser l’homme à produire toujours plus. » Un discours que partage Thomas Borrel de L’Atelier Paysan, une coopérative d’autoconstruction présente dans le Morbihan et qui prône une « désesca lade technologique sur la trajectoire machinique de l’agriculture ». « Il y a un risque de fuite en avant, s’inquiètet-il. La robotique engage forcément l’agriculture vers la rentabilité, alors qu’on est déjà en surproduction. » Éleveur de vaches et de chèvres à GuipryMessac, syndiqué Confédération pay sanne, Sébastien Vétil a été confronté à des problèmes de dos par le passé. « Peut-être qu’un exosquelette m’aurait soulagé, mais ce qui m’a surtout aidé, c’est la solidarité avec des copains qui m’ont filé des coups de main dans ces moments difficiles, témoigne-t-il. C’est d’abord de ce facteur humain que la profession a besoin car trop de paysans souffrent d’isolement, d’individualisme et de cette compétition effrénée. Je n’ai rien contre les exosquelettes, mais la bonne voie ne serait-elle pas d’interroger le modèle agricole qui pousse les agricul teurs à devoir s’équiper de robots pour ne pas avoir mal dans leur travail ? »
Régis Delanoë BikiniJ’AI FABRIQUÉ MON SLIP CHAUFFANT
t toi Régis, t’as fait quoi hier ? » « Oh, je bossais…
Je me suis fabriqué un slip remonte-couilles. » Mon métier a cela d’intéressant qu’il per met de relancer un repas dominical qui commençait à tourner en rond. Et voici comment, entre le poulet rôti et la tarte Tatin, on en vient à expliquer comment on s’est retrouvé à Quimper, face à une machine à coudre, pour confectionner un drôle de sous-vêtement DIY appelé “jockstrap”.
La fabrication prend deux heures max et ne nécessite que quelques accessoires achetés en mercerie. De la bande élastique essentiellement, qu’il faut découper soigneusement et coudre pour former une sorte de baudrier. Puis, il faut enrouler un cordon autour d’une bande de tissu, par exemple un morceau d’une vieille chaussette, pour constituer un anneau. Et enfin, assembler le tout et aller dans les toilettes tester l’engin. Il faut enfiler son slip et faire passer son quiqui dans l’anneau en y glissant par-dessous la peau des bourses. Ce qui fait que les testicules vont se loger naturellement dans la partie basse de l’abdomen.
Ainsi équipé de ce jock-strap, vous voilà contracepté. Enfin presque, car il faut trois mois pour que ça fasse effet. « C’est le principe de la contraception thermique », présente Aurélien, membre de “Thomas Bouloù”, un collectif quimpérois de sensibilisation à la contraception masculine, qui organise cet atelier chaque premier samedi du mois. Les permanences de Thomas Bou loù (un nom en référence au dérivé
argotique breton “chauffe-boules”) réunissent en moyenne une dizaine de personnes. Aurélien poursuit son exposé de SVT : « Le scrotum – autrement dit les bourses – régule naturellement la température des testicules. Situé à l’extérieur, il les maintient à une température 2 à 3 degrés en-dessous de la chaleur corporelle, ce qui est nécessaire à la production de sper matozoïdes. Avec le slip, ceux-ci ne
PARMI LES PROMOTEURS LES PLUS ACTIFS DE LA CONTRACEPTION MASCULINE EN FRANCE, UN COLLECTIF QUIMPÉROIS SE DISTINGUE EN ORGANISANT DES ATELIERS DE FABRICATION DE SOUS-VÊTEMENTS “REMONTE-COUILLES”.
sont pas tués mais ils ne vont pas au bout de leur maturation. » En temps normal, il y a entre 50 et 150 millions de spermatozoïdes dans un éjaculat. En portant trois mois consécutivement un slip chauffant pendant 15 heures par jour, ce nombre chute sous la barre de 1 million de spermatozoïdes. Ce qui, d’après l’Organisation mondiale de la santé, est le seuil de la stérilité. Si cette méthode peut paraître assez contraignante de prime abord, Nico las, autre membre du collectif, assure que « c’est juste de bonnes habitudes à prendre », pas pire que de se mettre des lentilles dans les yeux pour voir clair. Et avec, en contrepartie, de gros avantages. « C’est un mode contraceptif pas cher, naturel et réversible. Pour redevenir fertile, il suffit d’arrêter de le porter. »
« Soulager ma compagne »
« La contraception thermique n’est pas officiellement reconnue. Même si elle semble effectivement efficace, il n’y a pas encore eu d’étude approfondie pour la valider médicalement, indique Lucas Freton, urologue au CHU de Rennes. Certains patients viennent me voir pour se renseigner. Je peux les accompagner dans leurs recherches mais, en tant que praticien, j’ai plutôt tendance à les orienter vers d’autres modes de contraception. » Un panel que présente Maud Réveillé, directrice du Planning familial en Ille-et-Vilaine : « Le mode contraceptif le plus cou rant est le préservatif, qu’on appelle la méthode barrière. Sinon, il existe deux alternatives reconnues, en plus de la contraception thermique : la méthode hormonale et la méthode chirurgicale, autrement dit la vasectomie. »
Généralisée chez les femmes avec la pilule, « la contraception hormonale est peu développée chez les hommes », informe Maud Réveillé. En attendant une hypothétique mise sur le marché de pilules masculines dans l’avenir, ce qui
peut être prescrit en la matière est un traitement par injection jouant sur le taux de testostérone. Mais le blocage de cette hormone peut s’accompagner d’effets indésirables (sur la libido et la masse musculaire notamment), ce qui peut expliquer que Lucas Freton n’ait eu « que deux patients en deux ans » à s’intéresser à la contraception hormonale.
S’agissant de la vasectomie, « elle est en augmentation, constate l’urologue rennais. On en a pratiqué 21 000 en France en 2021, contre 4 800 en 2017. Rien qu’au CHU de Rennes, on effectue une dizaine de vasecto mies par semaine en moyenne. C’est une opération de chirurgie ambula toire bénigne : moins d’une demiheure d’intervention, en anesthésie locale le plus souvent ». Concrè tement, la vasectomie consiste à sectionner les canaux déférents qui transportent les spermatozoïdes jusqu’au sperme (lequel est consti tué à 90 % de liquide séminal), en pratiquant deux petites incisions au scrotum. Les patients vasectomisés gardent ainsi leurs pleines capacités à éjaculer comme avant mais avec un sperme ne contenant aucun spermatozoïde. Autrement dit, ils tirent à blanc. Notre enquête nous a amené à en interroger quatre d’entre eux. Moyenne d’âge : 45 ans, et tous ont déjà des enfants (même si tout homme majeur, quelle que soit sa situation et sans justificatif, a droit de se faire vasectomiser, après un délai de réflexion de 4 mois). « Je voulais soulager ma compagne. C’est pour elle 15 ans de pilule en moins », témoigne
Grégoire, de Rennes. Originaire des Côtes d’Armor, Édouard s’est fait opérer cet été avec le même désir de « prendre (son) tour » et après avoir été sensibilisé à la question par une BD, Les Contraceptés, qui traite du sujet.
« Pas une castration »
Pour Pierre, de Quimper, vasectomisé depuis février dernier, « il faut faire évoluer les mentalités. C’est une idée préconçue de notre société patriarcale que de penser que la contraception est affaire de femmes ». La contra ception masculine n’est pas qu’un cheminement personnel mais peut aussi revêtir un caractère militant. « J’aurais dû le faire depuis dix ans, assure Olivier, Quimpérois lui aussi et qui s’est fait opérer au passage de la cinquantaine. Ça n’a rien de barbare. »
Si la réversibilité est techniquement possible, elle ne doit pas être considé rée comme une option « car l’opéra
Cela aide à questionner autrement sa masculinité »
tion inverse est nettement plus lourde et moins fiable, indique Lucas Freton.
Mais la congélation de sperme est possible pour ceux qui souhaitent se garder la possibilité de concevoir après l’opération »
« Les mentalités évoluent, tant mieux », se satisfait Maud Réveillé. En août dernier, une pétition sur le développement de la contraception masculine réunissait plus de 30 000 si gnataires. « C’est une question de partage des responsabilités et de la charge mentale », poursuit la direc trice départementale du Planning familial. « Mais la France part de loin, observe Lucas Freton. Il y a des fantasmes à balayer. Encore trop de personnes confondent vasectomie et castration. D’autres pays sont bien plus en avance. » Ainsi près de 20 % des hommes sont vasectomisés en Angleterre, contre moins de 2 % en France.
Peur de la douleur, tabou concernant la virilité et idée reçues autour des conséquences potentielles de l’opé ration sur l’érection ou le plaisir peuvent expliquer qu’une grande inégalité hommes-femmes perdure. Consœur de Lucas Freton au CHU
Photos : Bikini de Rennes, l’urologue Claire Richard a mené une étude sur la perception de la contraception masculine par les femmes, avec des résultats clairs et nets : sept femmes sur dix se disent favorables à un partage de la contraception. « His toriquement, à partir du moment où on a commencé à commercialiser la pilule contraceptive pour les femmes, on a arrêté les recherches pour les hommes car on considérait que problème était réglé. On a raté le coche, déplore la médecin. C’est lié à un contexte, mais il faut désormais prendre en considération les évolutions sociétales. » « Sans politique volontariste, la contra ception masculine risque de rester mar ginale », reconnaît Maud Réveillé du Planning familial. « Contraception thermique, vasectomie, études sur la contraception hormonale : toutes les options doivent être prises en consi dération, sans concurrence entre elles, estime Aurélien de Thomas Bouloù. L’important est que nous prenions nos responsabilités en tant que mecs dans la gestion des conséquences de nos vies affectives et sexuelles. Et, au-delà, cela peut aider à questionner autrement sa masculinité. »
Régis DelanoëLE DRAGON SORT DU BESTIAIRE
CRÉATURES VOLANTES NE SONT PAS L’EXCLUSIVITÉ DE
a princesse Rhaenyra qui transperce les nuages sur le dos de son dragon Syrax, pour se poser sur les murailles de la cité de Peyredra gon occupée par son oncle Daemon (photo). Cette scène de l’épisode 2 de la première saison de House of the Dragon apparaît comme l’une des séquences des plus fortes du préquel de Game of Thrones. Et, nul doute, une clé de voûte pour mieux com prendre la relation complexe entre les deux personnages (on s’arrête là pour pas spoiler).
Si l’animal volant peuple l’imaginaire de la mythologie créée par George R. R. Martin, il n’est cependant pas
l’exclusivité de la Maison Targaryen. De Westeros à la Bretagne, il n’y a qu’un battement d’ailes. Dans les églises et chapelles du territoire, il est en effet possible de voir des représentations de la bête : au mi lieu des gargouilles de la chapelle Saint-Michel à Guéhenno dans le Morbihan, dans les boiseries de la chapelle Notre-Dame-de-Roscudon dans le Finistère, ou encore dans les vitraux de l’église de Saint-Armel en Ille-et-Vilaine... Ces traces du dragon dans la mythologie bretonne, Claire Arlaux les a réunies dans son ouvrage Le Dragon en Bretagne : mythes et symboles. « Dans ma quête aux dragons, j’ai vu les innombrables
sculptures en pierre ou en bois pré sentes sur les sanctuaires ou dans les châteaux de la région. Dans un même édifice, l’animal peut symbo liser le mal terrassé, mais aussi la force protectrice quand il se dresse en vigie sur la lucarne d’un manoir. »
« UNE CRÉATURE COMPLÈTE »
Souvent comparé à un « gros serpent féroce » ou à un « lézard volant cracheur de feu » (il vend moins du rêve là d’un coup), le dragon est une créature qui, pour Claire Arlaux, a tout pour plaire : « C’est la bête hybride la plus complète du bestiaire fantastique, pose-telle. Le dragon maîtrise les quatre
éléments : la terre, par sa queue de serpent et ses pattes griffues ; l’eau par ses écailles de saurien ; l’air par ses ailes membraneuses et le feu, craché par sa gueule. Les Celtes ajoutaient même le souffle comme cinquième élément. » Malgré son aspect fantas tique et ses pouvoirs surnaturels, il restait crédible pour certains : « Dans les contes et légendes, le dragon n’est pas une métaphore, il est présenté au premier degré. N’oublions pas que jusqu’au 17e siècle, les gens croyaient vraiment à l’existence des dragons, cachés dans les grottes, les marais et les forêts profondes. »
« UN GARS DU PAYS »
La littérature bretonne compte de nom breuses histoires de dragons, souvent inspirées de récits de chevalerie. C’est le cas du dragon de la rivière de l’Élorn dans le Finistère, où trois chevaliers courageux auraient combattu la bête féroce qui dévorait les habitants. Un schéma assez classique, comme l’indique Claire Arlaux : « Dans les légendes bretonnes, le dragon est un animal terrifiant qui sert souvent de faire-valoir à un jeune héros. Celui-ci va prouver son courage en s’attaquant à la bête pour délivrer un territoire ou une jeune fille prisonnière. Chaque conteur personnalise l’histoire en donnant au héros le nom d’un gars du pays. C’est ce qui fait son succès, chacun peut s’identifier au jeune qui, par son courage et sa générosité, finit par triompher de toutes les épreuves de son parcours initiatique. Cela reprend le thème mythologique universel du héros solaire et positif qui terrasse le mal. »
DANS LE MYTHE ARTHURIEN
Parmi les héros les plus connus : le roi Arthur. Une des légendes qui entoure le personnage se situe dans le Trégor, sur la Lieue de Grève (à Plestin-les-
Grèves), où après plusieurs jours de bataille contre un dragon il par vint à le terrasser grâce à l’aide de saint Efflam. Une créature dont la présence n’est pas anecdotique dans le mythe arthurien. Utilisé sur les armoiries des chevaliers de la Table ronde, le dragon représente la force militaire et le courage. C’est l’un des symboles des chevaliers Ariohan, Brumer de la Fontaine, Brun sans Pitié, Calinan le Blanc, Érec ou encore Séguran le Brun. Bernard Rio, auteur et spécialiste des légendes populaires bretonnes, poursuit : « Dans les récits médié vaux, Arthur est le descendant de la famille Pendragon, un nom qui signifie “à la tête de dragon”. L’influence des dragons se voit éga lement dans les visions de Merlin, qui avait prédit la victoire d’Uther Pendragon meneur des Gallois, représentés par un dragon rouge, face aux Saxons, symbolisés eux par un dragon blanc. »
TOUL AR SARPANT
Dans de nombreuses légendes de dragons localisées dans la région, on trouve un “toul ar sarpant” (trou de serpent, en breton), souvent assigné à un rocher, un gouffre ou encore un marais. Il s’agit de l’emplacement où serait mort le dragon. C’est le cas notamment dans le Finistère à Combrit où une grotte abritait le “serpent” chassé par saint Méoc. Ou encore à Saint-Derrien, où le saint du même nom aurait combattu là aussi un dragon hors de son antre. « Les légendes restent vivaces près des rivières aux crues redoutées
et des marécages, explique Claire Arlaux. Avec ses eaux noires et putrides, apportant fièvres et épi démies, le marais était le lieu par excellence dédié aux dragons et autres créatures aquatiques serpen tiformes comme la vouivre. » Sur la côte ouest de l’île de Batz, le toul ar sarpant renvoie, quant à lui, à un amas de pierres empilées au bord de la mer : un souvenir et un vestige de la légende de saint Pol Aurélien qui y aurait noyé un dragon, après avoir délivré la population.
SAINTS SAUROCTONES
Pour Bernard Rio, la Bretagne est le territoire qui compte le plus de saints sauroctones (pourfendeurs de dragons) en France : saint Gil das sur la presqu’île de Rhuys, saint Tugdual dans le Trégor (dont le dra peau arbore d’ailleurs la créature comme emblème, à l’instar du dra peau gallois)... « Presque à chaque fois, c’est le même schéma qui se répète : un saint vient délivrer le territoire sous l’emprise d’un dragon qui y dévore femmes et enfants. » La spécificité bretonne, c’est que le combat qui oppose saint et dragon n’est absolument pas violent, ce n’est pas à coups d’épée qu’il vient à bout du dragon comme on peut le voir dans les légendes d’autres régions : « Ici, le saint va combattre la bête par la puissance de son verbe, par la parole, par la prière. C’est une joute magique. »
UN SYMBOLE D’ÉVANGÉLISATION
Des combats qui, pour Bernard Rio, montrent surtout la supério
« Le dragon incarne la vieille religion qui doit mourir
rité supposée de la foi chrétienne face aux pratiques païennes, appa rentées au dragon dans sa cruauté et sa noirceur. C’est un combat théologique : « Lorsque les saints bretons combattent le dragon, c’est une allégorie pour indiquer qu’ils viennent prendre possession d’un territoire. Le dragon va incarner le paganisme, la vieille religion qui doit mourir, qui est sanguinaire, oppressante, obscure... Le saint lui, va apporter de la lumière, de la paix, d’où le fait d’ailleurs qu’il n’ait pas besoin d’être violent pour l’emporter. On peut considérer que ces récits de dragons illustrent la christianisation de la Bretagne. »
Melrine AtzeniLA BÊTE IMMONDE
Dans un village imaginaire, un dragon tyrannise les habitants et exige qu’on lui livre une vierge en offrande chaque année. Avant qu’un jeune chevalier réussisse à le terrasser. Mais si le véritable ennemi n’était pas la bête ? Avec Le Dragon, le dramaturge Thomas Jolly, passé par l’école du TNB, s’empare du conte d’Evgueni Schwartz, écrit en 1944, texte qui dénonce le nazisme et la dictature stalinienne. Une adaptation à découvrir les 18 et 19 janvier à La Passerelle à St-Brieuc.
Photos : Bikini et DR Nicolas JoubardANS ! »
ne décennie s’est écou lée et les Rennais de Mermonte, emmenés par leur leader Ghis lain Fracapane, sont toujours présents dans le paysage musical, avec la sortie cet automne d’un quatrième album, Variations . Il est, comme les précédents, classieux et superbement arrangé, dans une veine inchangée de pop orchestrale que confère ce projet choral (huit membres au compteur). Contrai rement à d’autres groupes du coin nés au début des années 2010,
Mermonte ne semble donc pas atteint par l’essoufflement, la rou tine et autres écueils classiques qui scellent souvent des fins inéluc tables. “Highlander” de la scène indé rennaise, Ghislain nous confie son secret fraîcheur.
En faisant le tour des groupes lo caux, on se rend compte que peu d’entre eux passent ce cap sym bolique des dix ans. Est-ce si dur d’exister en musique ?
C’est vrai qu’on fait un peu survi vants parmi les copains musiciens.
(Il marque une pause) Putain, dix ans quoi ! Ça ne me paraît pourtant pas si énorme, mais il faut croire qu’il y a un effet zapping qui fait que c’est de plus en plus dur d’exis ter sur la durée en musique. Nous concernant, je crois que le fait qu’il n’y ait qu’un seul compositeur – en l’occurrence moi – joue en notre faveur. Déjà parce que c’est plus facile de travailler, ensuite parce que c’est une configuration de groupe qui ne laisse pas de place pour les problèmes d’égo. Depuis nos débuts, la donne est clairement établie.
Sachant que tous les membres ont des side projects à côté… Oui, cela nous enlève une certaine pression. On peut se permettre de prendre notre temps, avec une moyenne d’un album tous les quatre ans. Je pense que c’est un atout pour ne pas s’épuiser et garder une cer taine fougue. Sur scène, à chaque nouvelle tournée, on garde l’enthou siasme des débuts en intégrant les nouveaux morceaux mais aussi en jouant les anciens.
L’âge vous apporte-t-il un surplus de légitimité, une certaine aura ?
Disons qu’on n’a plus trop à se vendre. Les programmateurs nous connaissent, ils savent ce qu’on vaut et ce qu’on sait faire. Et s’ils
nous prennent, c’est forcément pour le coup de cœur car ils savent qu’avec huit musiciens à payer, ils ne vont pas gagner de l’argent. C’est un rapport affectif plus que commercial. Ils nous font venir en connaissance de cause, avec l’assurance qu’on ramène un public fidèle, connaisseur et fédérateur.
Comment la scène musicale locale a-telle changée en une décennie ?
On parle beaucoup du recul du rock. C’est sans doute vrai. Est-ce grave ?
Ce qui m’inquiète un peu plus, c’est l’évolution de la conception du concert que je trouve moins humain qu’avant, avec un recours trop systématique à des bandes et du playback. Ce n’est pas ma vision du live.
Plus encore que ses prédécesseurs, le nouvel album de Mermonte a une couleur très cinématographique...
Carrément, j’ai commencé à composer comme la B.O d’un film qui n’existe pas, ce qui a donné une forme de continuité entre les morceaux. Je me rends compte aussi qu’au début de Mermonte j’étais très influencé par la musique contemplative. J’ai évolué vers une musique plus directe, toujours bien orchestrale mais, sans doute, un peu plus verticale qu’avant.
Recueilli par Régis Delanoë
Le 19 novembre à l’Antipode à Rennes
Anaïs LecerfMONTS ET VERMEIL
Brest, altitude moyenne 52 mètres. C’est là, dans cette fin de continent lorgnant vers l’Atlantique que Cléo et Julien ont décidé de prendre de l’altitude. Musicalement, du moins. La première a grandi en Auvergne, le second en Haute-Savoie, les deux se sont trouvés en Bretagne il y a quatre ans pour les études (BTS audiovisuel, formation image et son). « On s’y est plu alors on est restés, raconte le duo de 24 ans. On a trouvé des soutiens pour lancer
notre projet musical : le Run ar Puñs, La Carène, le Vauban où on jouera en avril prochain pour la sortie de notre premier EP qu’on sortira chez Margoulins Productions... »
Le projet s’appelle Vermeil et a été lancé en 2021 à deux, puis finalement à trois, avec Lou, batteur lui aussi originaire des Alpes, qui accompagne Cléo et Julien sur scène. Les Bretons d’adoption font ce qu’ils appellent de la « pop psyché », chantée en français (« des textes sur les violences
subies par les individus, la gestion des sentiments et, plus globalement, sur les relations humaines »), avec quelques cousinages audacieux de trip-hop à l’ancienne.
« On lorgne vers la scène indie des nineties, avec aussi quelques influences d’aujourd’hui. » Bien indé, elles aussi : le Québécois Louis-Jean Cormier et la pop expérimentale lavalloise de Sojatriani. R.D
Le 7 décembre à La Carène
SPLASH
Féériques, manipulatrices, chantantes, charmantes, divines, monstrueuses… Dans un vivarium, trois comédiennes (Hélène Bertrand, Margaux Desailly et Blanche Ripoche) incarnent des sirènes en captivité et font l’objet d’expériences poétiques, scien tifiques et plastiques. Derrière cette créature fantastique, objet de nombreuses croyances et superstitions, se cache aussi une figure du féminin et du sauvage comprimée par des siècles d’histoire. Un mythe que décortique et déconstruit la compagnie rennaise 52 Hertz dans son première spectacle Sirènes. Les 10, 19 et 20 novembre au Théâtre de Poche à Hédé-Bazouges dans le cadre du Festival TNB
ORIGINAIRE D’AUVERGNE ET DES ALPES, LE DUO VERMEIL A CHOISI BREST POUR S’ENVOLER. DRClémence Lesné
LE SOMBRE ÉCLAIRE
« Pourquoi toujours vouloir danser en étant dans la lumière ? » Le chorégraphe Mickaël Le Mer n’est pas du genre à pousser ses danseurs sous les projecteurs. Avec son spectacle Les Yeux Fermés, il interroge la part d’ombre dans le mou vement. Une idée qui lui est venue après avoir vu un documentaire sur Pierre Soulages, peintre de l’outrenoir. « Cela m’a donné envie de repenser la lumière dans mon propre travail. » Sur le plateau, les quatre danseurs et quatre danseuses interagissent avec les projecteurs et exécutent leurs mouve ments dans un clair-obscur progres sivement chassé par une lumière de plus en plus vive. « Selon moi, il n’y a pas de déséquilibre entre l’ombre et la lumière. Les deux se valent. C’est un peu la même histoire que le yin et le yang », développe le Finistérien d’origine, qui en utilisant l’ombre comme un nouvel outil, ouvre un champ des possibles : « C’est quelque chose qu’on n’a pas le réflexe de mettre en place alors que ça offre plein de nouvelles possibilités. » Avec toute la symbolique qu’il peut y avoir derrière. « Le titre du spectacle, Les Yeux Fermés, renvoie au rapport de confiance. Il faut le voir comme un hymne à la vie : le but est de rappeler que dans le noir, il y a aussi du mou vement. » M.A
Les 9 et 10 décembre au Triangle à Rennes dans le cadre des Trans Musicales
DE L’OMBRE À LA LUMIÈRE, LE CHORÉGRAPHE MICKAËL LE MER DANSE AVEC L’OBSCURITÉ.
Justapics
DOCTEUR BERTHOU ET MISTER SURTOUT
i ce que tu fais a un nom, c’est non. » Cette maxime, Achille Berthou aime la ré péter. Et il est vrai qu’elle le définit bien tant le garçon cultive le goût de l’original, de l’inclassable, pour ne pas dire du bizarre. Instal lé à Locmaria-Berrien, tout près de la forêt d’Huelgoat, au cœur du Finistère, le quadragénaire est un touche-à-tout.
Artiste plasticien, venu du dessin s’épanouissant aujourd’hui dans des installations qu’il revendique « contemporaines et rieuses » (à l’image de son projet Décheyland, « sorte de Puy Du Fou de la poubel le, composé de 200 containers »), Achille s’est aussi lancé les deux pieds joints dans le spectacle vivant. Tout d’abord par sa salle de con cert, le Ouch (aujourd’hui baptisée le TAF), qu’il a montée au fond de son jardin. Un hangar qui ne paie pas de mine mais qui, depuis une dizaine d’années, fait partie des lieux importants de la culture alternative en Bretagne. Un drôle de nid pour de drôles d’oiseaux. Un endroit en dehors des radars, farouchement indépendant (« on n’est même pas constitué en asso, c’est un simple collectif »), avec une programma
tion pointue et avant-gardiste réser vée aux aventureux. « J’aime à dire que quelqu’un qui vient ici se cons titue otage volontaire. Tu découvres un groupe dont tu n’as jamais enten du parler mais qui te fait entrer dans la dimension X. Une sensation que j’avais ressentie lors de notre tout premier concert ici. On avait invité le groupe belge Congo. J’avais été sidéré par la proposition artistique, ça ne correspondait à rien de ce que je connaissais, c’était dix concerts en un. »
Une découverte fondatrice pour Achille qui s’est alors plongé dans la scène indé et DIY, toutes esthé tiques confondues. Parmi les grou pes les plus connus (ou les moins inconnus, c’est selon) passés au Ouch : Rouge Gorge et sa pop synthétique, Héron Cendré et son électro bricolée, ou encore Mon sieur Marcaille, un one-man-band de punk hardcore… « J’aime ces musiques dérangées et dégenrées. C’est un laboratoire incroyable dans lequel la pop vient puiser les idées de demain. Ce n’est pas forcé ment très visible, mais ça bouillon ne, c’est ce qui me fascine. »
Une envie de faire un pas de côté qu’Achille adopte également sur
scène. Depuis 2015, il est l’un des trois comédiens de l’Université du Tout-Savoir, une vraie-fausse enti té scientifique qu’il a fondée avec ses deux acolytes, Julien Lannou et Denis Colin. « Nous organisons des anti-conférences sur différents thèmes : l’amour, le vin, la poésie, le vote FN, la frite… L’objectif, c’est qu’à la fin le public ne sache plus
ARTISTE PLASTICIEN, FONDATEUR DU OUCH, PERFORMEUR, AGITATEUR CULTUREL… ACHILLE BERTHOU, FINISTÉRIEN TOUCHE-À-TOUT, REVENDIQUE SON GOÛT DE L’INCLASSABLE. À L’IMAGE DE SES ANTI-CONFÉRENCES JUBILATOIRES.
quelle était la question de départ », sourit le garçon qui cite le Professeur Rollin, Pierre Desproges ou Alexandre Astier comme références. Des spectacles où la parole prétendu ment documentée et scientifique se fait vite tamponner par des digressions bidonnées et autres parenthèses ab surdes. « En mêlant le vrai et le faux, l’idée est de singer le sérieux. Le per sonnage que j’incarne s’appelle Achille Berthou-Surtout : un professeur qui fait tout au doigt mouillé, mais qui mise sur son aplomb pour asseoir sa crédibilité. C’est un anti-héros qui me fait penser aux experts des plateaux télé qui nous bassinent sur des sujets qu’ils ne maîtrisent pas. C’est une façon de renouer avec une jubilation de l’ignorance. »
Julien MarchandLOS ANGELES - VILLEJEAN
Mélanger le rap et les musiques élec troniques, c’est vieux comme le rap et les musiques électroniques. Oui mais voilà : Mowdee opère ce mariage à sa façon. Le rappeur et producteur rennais, repéré en 2021 grâce à ses singles Je t’embête et Lésions, a baptisé son esthétique la « gangsthouse », coincée quelque part entre la chaleur du hip-hop west coast et la douceur effrénée des sonorités clubs. Il faut dire que côté mélange des genres, le tout juste trentenaire en connaît un rayon. « Je suis né à Los Angeles d’une mère algérienne et
d’un père suédois, confie-t-il. J’y suis retourné plusieurs fois. Alors, en grandissant, je me suis intéressé à cette musique californienne. Ça m’a mis une grosse baffe. » Bambin, il vit finalement à Rennes, dans le quartier populaire de Villejean, et commence la pratique de la culture hip-hop via le breakdance, qu’il doit stopper suite à une blessure. Les croi sés, tu connais. Le beatmaking et la production musicale étant bien moins dangereux pour les genoux, le voici qui s’installe avec ses idées derrière un ordinateur. « J’avais organisé une
soirée avec un concert. Le groupe programmé passait des productions house pendant qu’une chanteuse posait une sorte de rap : je me suis tout de suite dit que c’était ce que je voulais faire, mais que je pouvais le faire mieux ! » Il développe le son gangsthouse et pétrit sa patte jusqu’à attirer l’attention d’un producteur parisien, Kore. Une sommité. En 2022, Mowdee a sorti un pre mier EP, Flashback. On retrouve les excellents titres Fendi Store ou Emi
AVEC SON STYLE GANGSTHOUSE, LE RAPPEUR RENNAIS MOWDEE DÉVELOPPE UN HIP-HOP HORS CADRE, NOURRI D’INFLUENCES ÉLECTRONIQUES ET CALIFORNIENNES.
rates, très empreints de house parfois désarticulée. « J’avais besoin de sortir quelque chose, mais ce n’est pas un EP qui me ressemble, ça s’est fait un peu comme ça. Désormais, je travaille sur mon prochain projet qui devrait arriver très vite. »
Brice Miclet
Le 12 novembre à Bonjour Minuit à Saint-Brieuc, le 19 au SEW à Morlaix, le 25 à Hydrophone à Lorient et le 9 décembre aux Trans à Rennes
MALOYA
Figure du maloya, le blues de l’île de La Réunion, Danyèl Waro reste fidèle à sa musique et à ses combats. En 2020, le musicien et poète a sorti son huitième album Tinn Tout (« éteignez tout »). Un disque au nom évocateur qui nous invite à lever le pied. Le 18 novembre à l’Espace Glenmor à Carhaix, le 24 au SEW à Morlaix et le 25 au Vauban à Brest.
MARÉE VERTE
La remarquable enquête d’Inès Léraud Algues Vertes, l’histoire interdite a désormais sa version BD-concert, grâce au travail d’adaptation des Brestois de Mnemotechnic et de François Joncour. Le 17 décembre à La Carène à Brest.
Mickaël Auffret Thierry HoarauARTYPIQUE
stéréotypie est un groupe, un vrai. Il serait d’ailleurs mala droit de réduire Sta nislas Carmont, Claire Ottaway et ses autres interprètes autistes à des frontmen atypiques : ils sont des as de la déclamation. Il suffit d’écouter le dernier album en date de la formation, l’excellent Aucun mec ne ressemble à Brad Pitt dans la Drôme, pour s’en assurer. Recouvertes d’un rock élaboré et jouissif, leurs voix deviennent des objets post-punk, totalement singu liers, fustigeant ce qui nous semble être la norme. On touche parfois à l’absurde et au surréalisme. Alors oui, Astéréotypie est né d’un « projet », d’un atelier d’écriture en 2014 dans un institut médicoéducatif (IME) de Bourg-la-Reine. « C’était vraiment basique au départ, rembobine Christophe L’Huillier, éducateur et guitariste du groupe. Mais dès la première séance, on a compris qu’on n’avait strictement rien à leur apprendre, au contraire. On a commencé à apposer de la musique un peu folk sur leurs textes, pour privilégier la compréhension. Mais l’idée nous a vite quittés. »
« Leur attitude scénique ne colle pas avec la musique calme, ajoute Arthur B. Gillette, connu pour faire partie du groupe Moriarty, qui a
aussi rejoint l’aventure. Les auteurs sont tellement géniaux qu’on peut absolument tout s’autoriser. » Asté réotypie naît alors dans un format plus rock.
Plusieurs poètes autistes se sont depuis joints à la formation (qui a récemment intégré le catalogue du tourneur morlaisien Wart). Il y a Stanislas, bête de scène embléma tique, mais aussi Claire, nouvelle venue, qui interprète le titre épo nyme de ce deuxième album. Entre
sa passion pour les doublages de dessins animés, ses articles pour le journal Papotin (rédigé par de jeunes autistes) et ses cours de chant, elle écume les scènes de France. Et le certifie dans ses chansons : « Je montrerai que je suis la reine d’un sort / Et que mon règne sera sans fin ». Ça promet.
Brice MicletCOMPOSÉ D’ARTISTES AUTISTES, LE GROUPE ASTÉRÉOTYPIE EST L’AUTEUR DU GÉNIAL ALBUM « AUCUN MEC NE RESSEMBLE À BRAD PITT DANS LA DRÔME ». UN DISQUE SURRÉALISTE ET ABSURDE, MAIS QUI ENVOIE SURTOUT DU LOURD.Le 8 décembre aux Trans Musicales à Rennes Chloé Rafat
MÉLANCOLIQUE MAIS PAS
« VERSION SINGULIÈRE »
« Je suis née à Brest, mais je n’y ai jamais vécu. J’ai grandi jusqu’à mes 10 ans du côté de Pont-Aven, avant de déménager en dehors de Bretagne. Mais j’avais envie de faire le portrait de ma ville natale, de la découvrir, de l’arpenter. Quand je pense à Brest, je pense à la nuit, au port, à Paul Bloas et aux figures qu’il représente. Pour autant, je ne voulais pas tomber dans l’évidence et photographier des doc kers ou les patrons des bars les plus connus. Je ne souhaitais pas non plus tomber dans le cliché d’une soirée au Vauban ou d’un concert punk. Cette série photo, c’est une version singu lière de Brest, loin de tout repère et monument significatif de la ville. »
« DÉAMBULATIONS SUCCESSIVES »
« Depuis plusieurs années, je tra vaille avec une approche phénomé nologique. Avant d’arriver à Brest, je me suis documentée au maximum sur la ville avec des recherches ico nographiques, historiques… J’y suis arrivée avec un certain bagage, pour autant j’ai essayé de me laisser sai sir par les visages, les corps, les vues
urbaines... Ce sont des observations erratiques, des déambulations successives, des fragments d’émotion. Je me mets en mouvement et je me laisse aller aux rencontres fortuites. Chaque rencontre me donne des pro longements inattendus. J’explore un quartier et j’accumule les rencontres pour tisser un récit, trouver des réson
nances entre les différentes matières que je photographie. Ce travail, je l’ai débuté en août 2021, avant de le finir en août 2022. En tout, j’y ai passé trois à quatre mois. Il faut du temps pour qu’une reconnaissance mutuelle s’installe. Il faut prendre le pouls de la ville et sentir qu’elle acquiesce notre présence. »
« CHIEN TIMIDE »
« Près de la rue de Turenne, j’ai ren contré Marie et son chien, un berger suisse nommé Skorn (photo). C’est une race de chien que les Allemands avaient voulu supprimer, avant d’être “sauvée” par les Américains. Par la suite, Marie m’a reçue dans son appart. J’ai fait quelques portraits d’elle, puis en compagnie du chien. Un animal hyper timide mais qui, au fil de la séance, s’est littéralement mis à poser devant l’objectif. À la fin de notre rencontre, j’ai donné un dernier regard dans la chambre et je l’ai vu se mettre sur le lit. Il m’a regardé, je l’ai photographié, c’était la dernière image. »
« DIFFÉRENTES STRATES »
« J’ai exploré Brest par ses différentes strates : historique, géologique, militaire... La ville ayant été rasée pendant la Seconde Guerre, il reste beaucoup de sous-sols qui sont liés à cette histoire. J’ai ainsi fait de l’urbex avec un habitué qui m’a fait décou vrir un ancien hôpital souterrain de la Kriegsmarine (marine de guerre allemande, ndlr). Pour le temps géolo gique, j’avais envie de photographier des roches spécifiques de Brest qui ont permis la reconstruction de la ville, comme la pierre du Roz. Quant au temps militaire, il s’agit de cette ville dans la ville qu’est la Marine et son arsenal. J’ai eu la chance de rentrer en contact avec la préfecture qui m’a permis quelques visites. J’ai essayé de faire dialoguer entre eux ces différents niveaux pour parler du temps vécu, celui des habitants. Car pour moi, le territoire sur lequel on vit influe, consciemment ou inconsciemment, sur nos tempéraments. »
FOCUS
« ADÈLE M’A BOULEVERSÉE »
« Cette jeune fille s’appelle Adèle. Je l’avais remarquée à un concert punk à la salle de l’Avenir, place Guérin. Elle avait une crête ce soir-là et je trou vais hyper cliché d’avoir une photo d’une petite punkette. Après l’avoir perdue de vue, j’ai réussi à entrer en contact avec elle et on a pu faire connaissance. Je lui ai demandé son âge, elle m’a répondu qu’elle avait 13 ans. Je me suis demandée ce que je faisais à cet âge-là. Adèle a une his toire compliquée, ses relations avec ses parents n’ont pas été faciles. Elle m’a bouleversée. Elle est très mûre, passionnée par la philosophie et la littérature. C’est quelqu’un qui est, je pense, brillant mais qui ne trouve pas forcément sa place. »
« DANS LA MARINE »
« J’ai rencontré Christopher sur le port. Ce garçon est né à Washington et habite à Brest depuis deux ans. Il aspire à devenir officier et aimerait rentrer dans la Marine. Dans l’expo, il se retrouve ainsi dans la partie militaire. Il y a des glissements d’une strate à l’autre. »
SPLEEN »
« Cette série photo, je l’ai appelée Les Hautes Solitudes, un titre emprunté à un film de Philippe Garrel. Les gens que j’ai pu rencontrer, je les ai trou vés assez seuls, sans que la solitude ne soit un poids pour eux. Dans la plupart de mes images, il est souvent question d’un combat intérieur, d’une lutte. Il y a une certaine tension. Brest est une ville de spleen selon moi. Pour autant, ce n’est pas une ville triste. La mélancolie n’est pas forcément liée à la tristesse, c’est plus une épaisseur. »
Recueilli par Julien Marchand
Au Musée de Bretagne à Rennes À partir du 26 novembre
RECOMMANDE
RODRIGO CUEVAS
Il se présente comme « agitateur folklorique », on le surnomme « le Freddy Mercury des Asturies ». Rodrigo Cuevas s’est mis en tête de revisiter le riche répertoire traditionnel de sa province espagnole en y injectant des sonorités électro. De la techno queer mutante, inclassable et étourdissante. Olé.
Le 7/12 au festival NoBorder à Brest Le 8/12 à La Passerelle à St-Brieuc
GILLES CARON
L’exposition Un monde imparfait réunit 150 clichés du photographe Gilles Caron. Le reporter de guerre (disparu mystérieusement à l’âge de 30 ans au Cambodge) a couvert les principaux terrains de conflits du 20e siècle : Israël, Vietnam, Biafra, Irlande du Nord, Tchad... Un témoin fort de notre époque. Jusqu’au 5 mars À La Confluence à Betton
LES INDISCIPLINÉES
PATRIARCAT…
ZAHO DE SAGAZAN
Attention, décollage. Cataloguée gros espoir de la pop française, la Nazairienne Zaho de Sagazan doit maintenant concrétiser avec cinq jours de création aux Trans Musicales. De quoi découvrir les morceaux de son premier album, à paraître au printemps.
Du 7 au 11 décembre À l’Aire Libre à St-Jacques-de-la-Lande
CAROLINE Naviguant entre post-rock et folk ambiant, le premier album de caroline, forma tion à huit têtes née entre Manchester et Londres, est l’une des jolies sorties du label Rough Trade cette année. Un disque délicat et exaltant aux émotions constrastées.
Le 9/11 aux Indiscplinées à Lorient
Le 10 /11 à l’Antipode à Rennes
Entre les festivals estivaux et les incontournables Trans Musicales, Les Indisciplinées sont une valeur sûre du calendrier automnal en Bretagne. Avec pour cette 17e édition,
toujours
soignée : Ibeyi, Vitalic, The Notwist, Herman Dune, Arab Strap, La Colonie
Vacances, Cate Le
vivre en confinement éter nel : tel est le titre complet de cette pièce documentaire intime, dans laquelle Ruth Rosenthal et Xavier Klaine dissèquent sur scène la mécanique patriarcale à l’œuvre dans leur propre couple. Une approche non binaire et poétique pour sortir des rouages de la domination masculine.
Du 16 au 19/11 au TNB à Rennes Les 6 et 7/12 au Th. de Lorient
KAE TEMPEST
Révélation des Trans 2014, à l’époque sous sa précédente identité, Kae Tempest – ex Kate – a ôté une lettre à son prénom pour mieux gagner en émancipation. Sans contrefaçon, le voici installé en figure majeure d’un hip-hop mâtiné de jazz et d’électro.
Le 18 novembre Au MeM à Rennes
CHAMONIX
La compagnie des 26 000 couverts revient avec la comédie musicale Chamonix, une « space opérette » qui pose une question essentielle : faut-il éradiquer l’humanité ? Car si l’homme a créé les pantacourts et Donald Trump, on lui doit aussi l’amour et les Apéricubes. Bel OVNI. Du 27 au 31 décembre À l’Opéra de Rennes
AGENDA Gilles Caron DR