Allaiter de l’Antiquité à nos jours. Histoire et pratiques d’une culture en Europe

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de l’Antiquité
HISTOIRE ET PRATIQUES D’UNE CULTURE EN EUROPE de l’Antiquité à
HISTOIRE ET PRATIQUES D’UNE CULTURE EN EUROPE
à nos jours
nos jours

Allaiter de l’Antiquité à nos jours

Generation Corps et Genre dans l’histoire

Volume 1 Comité de direction

Yasmina Foehr-Janssens, Daniela Solfaroli Camillocci,  Véronique Dasen, Francesca Arena

Équipe éditoriale

Francesca Arena, Jan Blanc, Lidie Boudiou, Andrea Carlino, Véronique Dasen, Yasmina Foehr-Janssens, Francesca Prescendi, Philip A. Rieder, Brigite Roux, Sarah Scholl, Daniela Solfaroli Camillocci

Allaiter de l’Antiquité à nos jours

Histoire et pratiques d’une culture en Europe

sous la direction de Yasmina Foehr-Janssens, Daniela Solfaroli Camillocci

études rassemblées par Francesca Arena, Véronique Dasen, Yasmina Foehr-Janssens, Irene Maffi, Daniela Solfaroli Camillocci

avec

une postface

de Micheline Louis-Courvoisier

coordination éditoriale

Francesca Arena

F

Ouvrage publié avec le soutien du Fonds national suisse de la recherche scientifque

Illustration de couverture : Felice Casorati, La madre, 1923/1924, BPK/Staatliche Museen zu Berlin, Nationalgalerie, Jörg P. Anders, ©VG Bild-Kunst, Bonn 2022.

Nous avons essayé de contacter toutes les personnes qui bénéfcient de droits d’auteur sur les photos et les illustrations utilisées dans ce livre. Si des photos ou des illustrations ont été utilisées à l’insu des ayants droit, ces personnes peuvent s’adresser à rights@brepols.net.

© 2022, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium.

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D/2022/0095/193

ISBN 978-2-503-59652-5

eISBN 978-2-503-59653-2

DOI 10.1484/M.GEN-EB.5.125574

Printed in the EU on acid-free paper.

L’art de dévorer son maître

Nutrition et innutrition dans la culture visuelle du xviie siècle

La question des liens entre nutrition et éducation est ancienne. Durant l’Antiquité, le thème de la lactation a souvent été associé à celui de la transmission des valeurs morales. Narrée par Valère-Maxime, la légende du vieux Cimon allaité en prison par sa flle Péro en est un exemple qui célèbre la force des liens familiaux et la vertu de la piété fliale1. L’avènement du christianisme ne fait qu’amplifer ce mouvement. L’image de la Vierge allaitante (Virgo lactans), dont la pureté du lait ofert au Christ renvoie au thème de l’incarnation, a également servi de modèle à de nombreuses autres représentations d’allaitement, dont les iconographies de la charité et de la miséricorde se sont particulièrement nourries (Fig. 1)2. Elle a également occupé une place importante dans les prières qui permetent de luter contre les maladies et les épidémies3, ainsi que dans la morale socio-familiale4 et chrétienne5. En relation avec les autres épisodes bibliques metant en scène des repas ou des scènes d’alimentation, Jésus a, en tétant le sein de sa mère, incorporé son humanité, devenant chair à son contact, avant d’ofrir à son tour son corps et son sang aux apôtres (Fig. 2)6.

Ces métaphores, toutefois, ne concernent pas seulement l’édifcation morale. Dès l’Antiquité et, plus encore, à la fn du Moyen Âge, de nombreux auteurs développent une véritable pensée alimentaire de l’éducation et du savoir, jusqu’à concevoir la manière dont un poète doit assimiler les modèles des grands auteurs sur le mode d’une véritable

1 Voir J. Blanc, « La Charité romaine », dans ce volume.

2 Voir Br. Roux, « Débordements lactés : de quelques représentations de la Vierge allaitant son fls », dans ce volume.

3 Voir par exemple la Vierge à l’Enfant avec saint Roch, saint Sébastien et saint François-Xavier, un ex-voto peint par Domenico Antonio Vaccaro vers 1730 et conservé au Worcester Art Museum (inv. 1977.129).

4 Nadeau, 2001, p. 153-174.

5 Walker Bynum, 1985, p. 1-25 ; Walker Bynum, 1994 ; Levin, 1996, p. 215-309.

6 Johnson, 2009, p. 32-51.

Jan Blanc • Université de Genève

Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 81-100 © BREPOLS PUBLISHERS

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jan blanc 82
Fig. 1. Crispijn van de Passe I, La Charité, ou l’Amour de Dieu, 1600, gravure, 9,8 cm (diamètre), Amsterdam, Rijksprentenkabinet, inv. rpp-1952-256. Fig. 2. Johann Theodor de Bry d’après Crispijn van de Passe, Le Bénédicité, v. 1596-1623, gravure, 9,2 cm (diamètre), Amsterdam, Rijksprentenkabinet, inv. rpp-2000-169.

ingestion spirituelle (Fig. 3). Ces discours de ce qu’Émile Faguet a sans doute été le premier à caractériser sous le néologisme d’« innutrition7 » ont été abondamment analysés dans le cadre des études consacrées à la philosophie et la poésie du xve et du xvie siècles. Ces réfexions se sont en revanche arrêtées à l’aube du xviie siècle, comme si ces mêmes discours disparaissaient de l’horizon intellectuel, alors même que la mise en relation de l’alimentation et de l’éducation demeure extrêmement présente, en particulier dans les théories et les pratiques artistiques et dans les anciens Pays-Bas, où les ouvrages d’Érasme, qui a joué un rôle majeur dans les réfexions sur l’innutrition, continuent d’être particulièrement lus et commentés8. C’est à cete longue histoire des rapports entre nutrition et innutrition, sur son rôle dans le développement d’une nouvelle conception de l’éducation à partir de la fn du xvie siècle, et sur la place de l’allaitement et de l’alimentation lactée dans ces discours qu’est consacré cet article. Rappelant d’abord les bases rhétoriques et poétiques sur lesquelles se sont fondés ces discours, je tenterai de montrer la manière dont les peintres

8 Meerhoff, 1986, p. 39-40.

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7 Faguet, 1898, p. 214. Sur ce sujet, voir notamment Pigman, 1980, p. 1-32 ; Carron, 1988, p. 565-579 ; Gutbub, 2005, p. 287-324. Fig. 3. Gerard van Groeningen, L’Homme à l’âge de dix ans [série sur les Âges de l’Homme], 1569-1575, eauforte et gravure, 24,2 × 20,2 cm, Amsterdam, Rijksprentenkabinet, inv. rp-p-1908-2134.

les capacités propres de son génie, n’est propre qu’aux premiers moments de l’existence. Il ne peut façonner son esprit que lorsqu’il est encore un enfant, et que son corps et son esprit sont encore malléables. Plus âgé, ce n’est plus par une telle incorporation, directe et immédiate, et ici métaphorisée par l’alimentation lactée, que l’individu peut apprendre à devenir lui-même, mais en retouchant plus simplement et modestement la structure mise en place durant ses premières années.

Les idées formulées par Gerard Dou doivent beaucoup à sa formation dans l’atelier leydois de Rembrandt, où il a achevé sa formation entre 1628 et 1631, et où son maître

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Fig. 7. Willem Joseph Laquy d’après Gerard Dou, Mère allaitant son enfant, 1748-1798, plume, pinceau et aquarelle, 52,7 × 43,8 cm, Amsterdam, Rijksmuseum, inv. rp-t-1918.326.

Parler des seins en français

Petite histoire d’un vocabulaire en constante évolution

« Mamelles », « tétons », « poitrine », « gorge », le lexique français dispose de toute une gamme de termes désignant l’organe de la lactation. Ce vocabulaire abondant connaît de nombreuses variations au cours du temps. Pour décrire celles-ci et comprendre comment le langage rend compte d’un imaginaire du corps nourricier, il convient de remonter au moyen âge, période de formation de la langue française.

Le sein comme lieu symbolique d’une relation d’inclusion corporelle

Commençons par constater que le terme le plus usité aujourd’hui, le mot « sein » ne renvoie pas directement, du point de vue de son étymologie, à l’organe de la lactation. Pourtant, dès le xiiie siècle, il désigne la poitrine féminine. Sous la plume du poète Guillaume de Machaut (1300(?)-1377), un amant loue « le sein blanc, dur et haut assis » de sa dame1. En réalité, le signifant « sein », issu du latin sinus (sinus, us, m.) renvoie plus précisément à un espace corporel délimité par le haut du thorax et par le vêtement qui couvre le haut du corps. Il s’agit d’un pli de ce vêtement, porté sur la poitrine et pouvant servir de poche ou de bourse. « Tirer de son sein », « metre en son sein », sont autant de locutions fréquentes nous indiquant que le sein est compris comme un lieu voué à la préservation des objets les plus précieux, notamment, et ce n’est sans doute pas anodin, l’argent, les objets investis d’une grande valeur afective et la nourriture, comme le montre de nombreuses occurrences, dans des contextes litéraires d’inspiration noble ou humble : La dame avait mis dans son sain / Une aumônière riche et belle2.

[Robin] m’apporte de son fromage / Encore en ai-je en mon sein, / Et une grande pièce de pain3.

1 Guillaume de Machaut [vers 1300-1377], Le Jugement du roy de Behaigne, v. 399, in Œuvres, éd. E. Hoepffner , Paris, Firmin Didot, 1908, t. I, p. 71. Les citations de textes en ancien français sont traduites en français moderne.

2 Gerbert de Montreuil [ première moitié du xiiie s.],  La continuation de Perceval, éd. M.  Williams, Paris, Champion, 1925, v. 11512-11513, t. II, p. 141.

3 Adam de la Halle [troisième quart du xiiie s.], Le Jeu de Robin et Marion, éd. Jean Dufournet, Paris, Flammarion, 1989, v. 65-67, p. 46.

Yasmina Foehr-Janssens • Université de Genève

Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 181-185

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Ce lieu privilégié de la conservation des objets précieux est aussi régulièrement mis en rapport avec le cœur, désigné comme siège de l’afectivité, dans des contextes amoureux :

Je pris le miroir avec joie / Et le plaçai dans mon sein, / Près du cœur4.

Le sein, sinus, est donc un espace du corps vêtu. Il ne relève pas de l’anatomie seule, mais du rapport entre corps et vêtements ainsi qu’entre corps et objets. Remarquons aussi que le sein, en tant que tel, n’est pas marqué par la diférence des sexes. Dans le domaine iconographique, le très beau livre de Jérôme Baschet, Le sein du père5, en fait la démonstration. Le motif pictural du « sein d’Abraham », en expansion à partir du xie s., est utilisé dans la peinture religieuse pour exprimer la destinée paradisiaque des élus après la mort. Il est la traduction visuelle du verset 16, 22 de l’Évangile de Luc, tiré de la Parabole de Lazare et du mauvais riche : « Le pauvre mourut et fut emporté par les anges dans le sein d’Abraham ». Baschet montre que cete image, qui place cete fois des êtres humains dans le sein d’une fgure paternelle, produit une représentation puissante de la parenté spirituelle. Il en propose une analyse qu’il nomme sérielle, grâce à laquelle il décrit, autour du motif du sein d’Abraham, un réseau reposant sur des schémas formels semblables. On voit ainsi se composer toute une « gamme de variations » qui circulent au gré de ressemblances entre les fgurations de la Vierge à l’enfant et celles du sein d’Abraham qui en serait « la version masculine »6. Cete récurrence d’un motif iconique qui se difuse permet la mise en relation de représentations diverses, du sein d’Abraham et du sein de la Vierge, mais aussi du sein du Dieu et du sein du Christ. Ces images expriment, au masculin comme au féminin, une « relation d’inclusion corporelle » qui fait de la poitrine le centre symbolique d’un corps protecteur7.

La mamelle : puissance maternelle et vulnérabilité humaine

De son côté, le terme propre à désigner la glande mammaire est, en ancien français, « mamelle » (du latin mamma, mammilla)8, terme fortement marqué par une étymologie renvoyant à la maternité et à une partie bien spécifque de l’anatomie humaine. La mamelle est l’organe de la lactation, mais le mot s’emploie aussi, dans des contextes érotisés, notamment les portraits des héroïnes courtoises, comme dans la chantefable d’Aucassin et Nicolete :

Elle avait les mamelletes dures qui soulevaient son vêtement, comme si c’étaient deux belles noix9.

4 Jean Froissart, L’Espinete amoureuse [vers 1369], 2e éd. A. Fourrier , Paris, Klincksieck, 1972, v. 2419-2421.

5 Baschet, 2000.

6 Baschet, 2000, p. 267-309. L’auteur se montre fort prudent en ce qui concerne la possibilité d’atribuer au patriarche des caractéristiques maternelles : « il faudra pourtant metre en question la pertinence d’un tel étiquetage maternel, qui risque de relever d’une projection bien peu historienne », ibidem, p. 23. Voir aussi Boespflug. 2009.

7 Le mot « giron », d’origine francique, connaît une évolution parallèle à « sein », puisque que ce terme renvoie à l’origine à un pan du vêtement couvrant le milieu du corps, puis, selon un processus métonymique, en vient à désigner cete portion du corps elle-même.

8 Sur le vocabulaire latin de de l’allaitement, voir, J. Trinquier, « Le lexique latin de l’allaitement » dans ce volume.

9 Aucassin et Nicolete, éd. J. Dufournet, Paris, Flammarion, 1984, XII, l. 24-25, p. 80.

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Le tire-lait : entre responsabilisation et autonomisation des mères

Le tire-lait est un dispositif électrique ou manuel qui cherche à reproduire la succion du bébé au sein en vue d’exprimer le lait maternel. Il est composé d’une téterelle, un embout en plastique couplé à la pompe, qui s’applique contre l’aréole, ainsi que d’un réservoir permetant de collecter le lait tiré (Fig. 1). En activant la pompe on réalise un vide d’air contre le mamelon et l’aréole se retrouve alors aspirée dans la téterelle, efectuant ainsi une stimulation des récepteurs qui se trouvent sous l’aréole et donnent le signal au cerveau de fabriquer et d’éjecter du lait.

La succion de l’enfant au sein comprend deux phases distinctes. Le bébé commence par stimuler l’aréole par des mouvements de langue rapides, puis, quand le réfexe d’éjection a lieu, il efectue des mouvements de langue plus amples, associés à la déglutition. Ces deux phases se succèdent de manière cyclique tout au long de la tétée. D’un point de vue technique, cete stimulation spécifque doit être imitée le mieux possible par le tire-lait pour permetre l’extraction de lait. Du côté maternel, la dimension émotionnelle est également importante car elle permet – ou inhibe – l’action hormonale qui sous-tend le processus. C’est pourquoi les entreprises qui commercialisent les tire-laits metent l’accent sur leur capacité à fournir un objet pratique et confortable d’utilisation pour les femmes, reproduisant au plus près le processus naturel de la tétée.

Le tire-lait est parfois mobilisé dès les premiers jours du post-partum comme outil de gestion de la lactation – par exemple pour stimuler sa mise en route ou désengorger les seins lors de la plénitude mammaire. Pour beaucoup de mères, c’est cependant au moment de la reprise de leur activité professionnelle qu’il joue un rôle prépondérant. Lorsqu’elles souhaitent poursuivre leur allaitement, celles-ci sont souvent contraintes de tirer leur lait pendant les journées de travail pour maintenir leur lactation et assurer une quantité de lait sufsante à leur enfant.

L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) préconise l’allaitement exclusif durant les six premiers mois de vie1, puis complémenté par d’autres apports alimentaires et liquides, jusqu’à l’âge de deux ans ou plus. Pour ateindre ces objectifs, le tire-lait est souvent

1 WHO, 2001.

Caroline Chautems • Université de Lausanne

Sophie Guerra • Sage-femme indépendante, Maison de naissance Eden

Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 213-216

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Caroline Chautems et s ophie Guerra

considéré comme la clé de l’articulation entre allaitement et emploi : le succès de cete conciliation résiderait dans la capacité des femmes à maîtriser cet outil.

Cete interprétation découle du paradigme du choix individuel dominant les campagnes de santé publique, selon lequel les individus sont en mesure de choisir et metre en pratique les comportements les plus favorables à leur santé, ignorant les facteurs structurels et organisationnels qui se dérobent à leur contrôle. Dans ce contexte, le tire-lait matérialise cete auto-responsabilisation, et apparaît comme un outil de disciplinarisation de son propre corps.

L’utilisation du tire-lait a pour efet de séparer le produit – le lait maternel – du processus de la tétée. En leur permetant de se séparer physiquement de leur bébé, le tire-lait peut être un moyen pour les femmes de retrouver davantage d’autonomie et de partager la responsabilité de nourrir leur enfant avec leur partenaire, ou d’autres personnes. Cete séparation physique implique une séparation conceptuelle entre les femmes et le « produit » lait maternel, qui amène une fétichisation des seins, transformant les femmes en machines virtuelles dont la fonction première est la production de lait2. Une fois le lait séparé du corps maternel, l’atention est entièrement focalisée sur le produit, éclipsant le processus sous-jacent. Par ailleurs, cete dissociation objective les quantités de lait produites, ébranlant le sentiment de compétence maternel en cas d’insatisfaction regardant la performance réalisée.

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2 Wolf, 2011, p. 148.
Fig. 1. Tire-lait manuel_Chautems 2019

La Charité romaine

Dans ses Faits et dits mémorables (Facta et dicta memorabilia), Valère Maxime (ier s.) raconte une curieuse histoire :

Une femme d’une condition libre, convaincue d’un crime capital au tribunal du préteur, fut renvoyée par celui-ci au triumvir, pour être mise à mort dans la prison. Le geôlier, touché de compassion, n’exécuta pas aussitôt l’ordre qu’il avait reçu ; il permit même à la flle de cete femme l’entrée de la prison, après l’avoir soigneusement fouillée, de peur qu’elle n’apportât quelque nourriture : il se persuadait que l’infortunée ne tarderait pas à expirer de besoin. Voyant que plusieurs jours s’étaient déjà écoulés, il cherchait en lui-même ce qui pouvait soutenir si longtemps cete femme. À force d’observer la flle, il la surprit, le sein découvert, allaitant sa mère, et lui adoucissant ainsi les horreurs de la faim. La nouvelle d’un fait si surprenant, si admirable, parvint du geôlier au triumvir, du triumvir au préteur, du préteur au conseil des juges, qui ft grâce à la mère en considération de la flle. Où ne pénètre point la piété fliale1 ?

Quelques lignes plus loin, Valère Maxime propose une autre version du même récit : Nous devons les mêmes éloges à Péro. Également pénétrée d’amour pour Cimon son père, qui était fort âgé et qu’un destin semblable avait pareillement jeté dans un cachot, elle le nourrit en lui présentant son sein comme à un enfant. Les yeux s’arrêtent et demeurent immobiles de ravissement à la vue de cete action représentée dans un tableau (cum huius facti pictam imaginem) ; l’admiration (admiratione) du spectacle dont ils sont frappés, renouvelle, ranime une scène antique : dans ces fgures muetes et insensibles, ils croient voir des corps agir et respirer. Les letres (literarum) feront nécessairement sur l’esprit la même impression : leur peinture (pictura) est encore plus efcace (efcaciore) pour rappeler à la mémoire, pour retracer comme nouveaux les événements anciens (vetera pro recentibus admonito recordari)2.

2 Maxime, op. cit., V, iv, ext. 1.

Jan Blanc • Université de Genève

Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 431-435

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1 V. Maxime, Faits et dits mémorables, V, iv. Voir aussi Pline l’Ancien, Histoire naturelle, VII, xxxvi. Sur ce thème chez Valère Maxime, voir Guerrini, 1997.

Le peintre qui s’est le plus intéressé au récit de Valère Maxime est sans doute Peter Paul Rubens (1577-1640), qui en a livré plusieurs versions. Dans le tableau qu’il réalise entre 1620 et 16259, il représente aux côtés de Cimon et Péro un enfant délaissé, dormant à même le sol. Ce détail évoque le sacrifce de la jeune mère, qui accepte d’abandonner temporairement son enfant pour allaiter son père afamé. Dans une version plus tardive du même sujet, peinte vers 1630 (Fig 1)10, Rubens propose une relecture plus originale de la légende romaine. En apparence, l’artiste semble retenir la même interprétation morale du récit. L’allaitement apparaît comme une pure action de charité, un acte d’amour et de tendresse, ainsi que l’illustre aussi le geste du bras droit de Péro, délicatement posé sur le dos de son père11. La position de la jeune femme vient toutefois contredire en partie cete lecture. Son visage se retourne en efet vers les deux gardes qui découvrent la scène à travers les barreaux d’une fenêtre. Certes, et contrairement au peintre hollandais Dirck

9 Blenheim Castle.

10 Amsterdam, Rijksmuseum.

11 Ce thème de la tendresse est repris plus d’un siècle plus tard par Johann Zofany (1733-1810), dans une Charité romaine (v. 1769, Melbourne, National Gallery of Victoria). Dans ce tableau, Péro enlace son père et lui tend son sein gauche, auquel Cimon, visiblement épuisé, ne répond pas, préférant poser sa tête

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lourde contre l’épaule de sa flle. Fig. 1: Peter Paul Rubens, La Charité romaine (Cimon et Péro), v. 1630, huile sur toile, 155 × 190 cm, Amsterdam, Rijksmuseum, inv. SK-A-345.

derrière laquelle des représentants du CICR distribuent à chacun-e une ou deux boîtes de lait condensé.

Ces photographies évoquent les ambiguïtés de l’action humanitaire, dont les acteurs font parfois le jeu de la propagande des parties en confit et dont l’action se tisse, dans certains cas, au prix d’un compromis politique, issu de la négociation d’un terrain d’intervention. Car conquérir les cœurs et les ventres participe à la volonté d’imposer un ordre nouveau parmi les populations défaites. Mis à part ces clichés, les documents des Archives du CICR n’apportent que peu d’informations. Cependant, ces images nous interrogent sur la neutralité et l’impartialité du Comité international, ainsi que sur les rapports de l’institution genevoise avec l’Espagne née du coup d’État du mois de juillet 1936.

Au-delà de ces enjeux primordiaux, l’objet central de cete image est une boîte métallique d’environ huit centimètres de haut, contenant un peu moins de 400 grammes de lait condensé et préparée très probablement par l’entreprise Nestlé. Instrument technologique qui permet de conserver, transporter et distribuer son contenu alimentaire dans des conditions difciles, la boîte de conserve de lait condensé constitue un objet emblématique de l’action humanitaire, en particulier depuis la fn de la Première Guerre mondiale. Au printemps 1919, Dorothy Buxton souleva face au public une boîte de lait lors d’un meeting célébré dans le Royal Albert Hall de Londres qui a été à l’origine de l’organisation du mouvement Save the Children. En scandant à cete occasion : « Tere is more practical morality in this tin than in all their creeds »,

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Fig. 1. ARCHIVES CICR V-P-HIST-01854-26.

Fig: 2a et b. Vase à bec en céramique vernie noire, à figures rouges, fin ve s. av. J.-C. Athènes, Musée national archéologique 18554. Photos S. Jaeggi.

Fig: 3a et b. Vase à bec en céramique vernie noire, à figures rouges, provenant d’Athènes, 420-410 av. J.-C. The Fitzwilliam Museum, GR.6.1929. © The Fitzwilliam Museum et d’après Corpus vasorum antiquorum, Great Britain, 11, 2, Cambridge, pl. 26 (505) 4 (noir-blanc).

sont ansés et leur sommet est obturé par une passoire aux trous nombreux, plus ou moins fns. Le vase d’Athènes présente trois garçons nus, portant un collier d’amuletes en sautoir (Fig. 2a-b). La scène principale se passe autour d’une pièce de mobilier, qui peut être une table ou un perchoir puisqu’un oiseau y est posé. De chaque côté se trouve un enfant. Celui de gauche, avance en rampant en direction de l’oiseau, celui de droite est en position agenouillée. Tous deux ont les bras levés, les mains ouvertes prêtes à saisir l’oiseau. Le vase de Cambridge présente lui aussi un enfant nu, portant un collier d’amuletes et rampant en direction d’un chous (petite cruche à lèvre trilobée) posé par terre (Fig. 3a-b). Un petit chien maltais le suit. De l’autre côté du bec se trouve un gros oiseau. Ces deux décors fgurant des enfants rejoignent ceux des choés, ce que confrme d’ailleurs la représentation de l’une d’elles sur le vase de Cambridge.

Un dernier témoignage iconographique s’ajoute au dossier. Il s’agit d’une statuete béotienne en terre cuite conservée au Musée d’art et d’histoire de Genève (Fig. 4). Il s’agit d’une femme assise, portant un vêtement long et les cheveux repliés sous une coife à large bandeau, qui supporte de son bras gauche un enfant reposant contre son abdomen, alors que la main droite tient un vase dont le bec est dirigé vers la bouche de l’enfant.

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Fig: 4. Statuette en terre cuite, Béotie (H. 9,9 cm), 500-450 av. J.-C. Genève, Musée d’art et d’histoire de la ville de Genève A-200311. © Musée d’art et d’histoire de la ville de Genève / photo A. Longchamp.

Considérée comme « trop belle pour être vraie » par un spécialiste de la coroplathie20, cete composition a fait l’objet d’une analyse minutieuse de la part de Violaine Jeammet, conservatrice au Louvre. Aucune trace de falsifcation ou d’ajout tardif du vase à bec n’a pu être décelé, suggérant qu’il s’agit d’un original. La statuete s’inscrit d’ailleurs dans une série de scènes très diversifée, dites « scènes de genres », qui metent en scène des activités de la vie de tous les jours, telles que faire de la boulangerie, râper du fromage, tuer un cochon de lait, coifer, écrire, labourer, etc.21. Le vase possède un long bec et une anse latérale qui le surplombe et ne dénote pas avec les exemplaires grecs de l’époque.

Ainsi, bien que la présence des vases à bec auprès d’adultes dans les nécropoles d’Italie du Sud et de Grèce suggère une fonction thérapeutique, l’iconographie ratache ce type de vase à l’enfance, comme aussi les choés.

La recherche sur les vases à bec gallo-romains

Le nombre total de vases à bec gallo-romains recensés22 s’élève à 703 et compte 581 exemplaires en céramique et 122 en verre.

Comprenant des vases qui peuvent être très plats ou très élancés, les productions de la Gaule s’inscrivent dans une typologie établie d’après la forme de leur panse : 1. Surbaissée.

2. Globulaire. 3. Ovoïde. 4. Piriforme. Prolongeant parfois la panse, un col confère alors aux vases une forme de cruche23. Les vases à bec gallo-romains présentent une grande diversité qui tient aux variations dans le travail en creux ou en saillie de la panse. La plupart des exemplaires présentent en efet soit des sillons ou des gorges (plus larges et marquées), soit des arêtes, parfois multiples (schéma ?). A pparaissant généralement au

20 Propos d’Arthur Müller, rapporté par Stéphanie Huysecom-Haxhi que nous remercions.

21 Ce type de scène a aussi été interprété, à juste titre, selon nous, comme lié à des festivités particulières. À ce sujet voir Jaeggi, 2019.

22 Dans le cadre de ma thèse de doctorat, Du sein au biberon : culture matérielle et symbolique de l’alimentation des tout-petits en Gaule romaine, (ier siècle av. J.-C. au ve siècle apr. J.-C.) soutenue en 2018 à l’Université de Fribourg en cotutelle avec l’Université de Bretagne. Au sujet de la délimitation du territoire, voir la note 1.

23 C’est presque exclusivement à ce dernier type qu’appartiennent les exemplaires en verre.

s eins de chair, seins de terre 489

niveau du bec, ces reliefs peuvent avoir eu pour fonction de maintenir une lanière pour la fxation d’une hypothétique tétine, voire faciliter l’écoulement, lorsqu’ils créent un élargissement des parois à ce niveau spécifque24. Bien que non atesté par l’iconographie de l’époque romaine – un seul biberon a été identifé sur un relief d’époque augustéenne25 – l’ajout d’une tétine trouve un parallèle sur une carte postale de la fn du xixe siècle montrant une paysanne de Quimper donnant le biberon a un enfant assis sur ses genoux (Fig. 5). La tétine n’est toutefois pas fxée à l’aide d’une atache mais elle tient d’elle-même en raison de la bonne adhésion du caoutchouc sur le vase. Produit dans le dernier tiers du xixe siècle, ce matériau fait concurrence aux pis de vache encore employés vers 1900. Une autre caractéristique des vases à bec de Gaule romaine par rapport aux modèles grecs est qu’ils sont très rarement décorés. Sur les 579 vases en céramique, une vingtaine d’exemplaires (2.84%) seulement présente un décor peint qui prend soit la forme de lignes droites ou serpentines soit la forme de points ou encore de plages de couleurs. Deux exemplaires sont des pièces uniques qui ne se ratachent à aucune production, comme en témoigne un vase de Périgueux (Fig. 6) et un autre de Bavay. Six exemplaires décorés s’inscrivent au sein de productions telles que celle des « Spruchbecher » spécifques aux ateliers trévires (actuelle Allemagne). Six vases présentent deux couleurs, résultant de l’immersion partielle de l’objet dans une barbotine colorée (généralement en rouge ou en noir) (Fig. 7)26. Une dernière série se distingue par un décor moulé et comprend quatre exemplaires. Produit dans les ateliers de Vichy (Allier), le décor est élaboré en plusieurs registres superposés. Il court sur le pourtour du vase et prend la forme de motifs foraux stylisés, de rangées de perles, et parfois même de petits animaux bondissants. Cete série est recouverte d’un engobe plombifère, généralement de couleur jaune. Un vase de cete série a été découvert au lieu-dit La Poya à Fribourg (Suisse) et présente le décor le plus

24 Des expérimentations faites avec des copies sur lesquelles des bouts de cuir ou d’éponge ont été mis en guise de tétine ont été réalisé et soutiennent cete hypothèse. Quant à la largeur maximale du vase au niveau du bec, elle favorise sans conteste le versage du contenu.

25 Jaeggi, à paraître.

26 Nommé « ad immersione », le procédé a été observé par Vassalo, 2016, p. 52, sur des vases découverts à Himère datés entre le viie s. et le vie s. av. J.-C. (série R 35 et L13). Ce procédé apparaissant sur plusieurs vases présentant une forme et une pâte identique nous amène à les ratacher à une même chaîne de production.

sandra jaeggi-richoz 490
Fig: 5. Carte postale. Paysanne bretonne donnant le biberon à enfant. Quimper, vers 1880-1910.

C’est grâce aux photographies qui documentent les opérations des lactariums et donnent donc forcément à voir les véritables productrices de lait ainsi que celles qui les entourent, que le travail des femmes devient visible. Ainsi les images ci-dessous, trouvées dans le dossier d’archives du lactarium de la maternité de l’Hôtel-Dieu à Nantes, créé en 1950, montrent des donneuses dans la « salle de traite » en train de tirer leur lait sous la surveillance d’une infrmière (Fig. 1), des laborantines afairées à traiter le lait recueilli avant de l’embouteiller (Fig. 2), et des cyclistes chargées de sillonner la région afn de collecter du lait à domicile de donneuses et d’en livrer chez des familles ou dans des structures hospitalières (Fig. 3). On est loin du mythe du don de lait comme loisir domestique auquel se livreraient des mères au foyer désœuvrées. Il ressort incontestablement de ces photographies que les femmes travaillent à la circulation du lait dans la société, que ce soit en le produisant par leur corps, en l’analysant et en le traitant, ou en le distribuant.

L’identité de celleux qui ont pris ces photographies et de celles qui y sont représentées est inconnue. On ignore également dans quel but ces images ont été réalisées et conservées, mais elles pourraient avoir été prises à l’occasion d’un flm réalisé sur le lactarium et le service des prématurés par un médecin de l’hôpital. Le lactarium de Nantes était relativement inhabituel car hébergé à l’Hôtel-Dieu et initialement géré par des nonnes

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de
1936 621
lactariums français. le service public du lait
femme depuis
Fig. 2. Laborantines du lactarium de Nantes préparant les bouteilles de lait, 1950, © Archives nationales (France), 19760166/31).

régulièrement associés, dans ces « assemblages avec ofrandes anatomiques ». En ce sens, ils participent eux aussi à cete déclinaison des corps en pièces, au détail pourrait-on dire, qui caractérise fortement le faciès votif de l’Italie républicaine, plus tard de la Gaule romaine, et même de larges cantons du monde chrétien, parfois jusqu’à nos jours. Pour l’Italie antique, quelques exemples sufront, parmi tous ceux qu’on pourrait citer.

À Pesaro (Pisaurum), sur la côte adriatique de l’Italie septentrionale mais qui appartenait au iiie siècle av. J.-C. à une zone de colonisation dite viritane (c’est-à-dire individuelle), un dépôt d’ofrandes découvert en 1734-1737 par un érudit local, Annibale degli Abbati Olivieri Giordani et récemment republié10 a livré deux demi-statues, cinq enfants en langes, vingt-sept têtes et quatre demi-têtes, masculines et féminines, six statuetes de dévots et trois de bovins et surtout quatre-vingt ex-voto anatomiques (dont dix-huit disparus) : huit mains, deux bras, vingt-deux pieds, huit jambes, huit utérus, un phallus, treize seins, trois cœurs, six « masques » (c’est-à-dire des faces, du front au nez ou à la bouche), enfn neuf pates d’animaux domestiques, puisqu’on peut aussi ofrir pour eux, comme pour les hommes, des représentations du membre malade et guéri grâce, pense-t-on, à l’intercession divine. Les seins forment donc à Pesaro l’une des catégories les mieux représentées (Fig. 4).

Toujours reconnaissables à leur téton saillant, ils sont de deux types : hémisphériques sur

ex-voto de seins en italie et en gaule romaines 645
10 Belfiori, 2017.
Fig. 4. Seins de Pesaro. Photo A. Bertrand.

Fig. 3. Bronze et incrustations en argent (55 × 15 × 23,5 cm), Basse Époque (680-640 av. J.-C.). Baltimore, The Walters Art Museum 54416. Photo Wikimedia Commons (CCBY-SA 3.0).https ://fr.wikipedia.org/wiki/ Fichier :Egyptian_-_Isis_with_Horus_the_Child_-_ Walters_54416_-_Three_Quarter_Right.jpg

on nourrissait les petits enfants21. C’est une fgure protectrice de l’enfance et de la mère. Le jeune dieu apparaît sur nombre d’objets en terre-cuite. Dans la statuaire, il est représenté sur les genoux de sa mère ; on peut désigner ces statues sous le nom désormais canonique d’Isis lactans22. Cete Isis allaitante est bien présente dans les temples tardifs et tout particulièrement dans les édifces nommés traditionnellement « mammisi » qui sont consacrés à la naissance du dieu-enfant, l’héritier divin et royal. On y célèbre plus que jamais les pouvoirs bienfaisants du lait, fuide de vie permetant à l’enfant divin de croître23. Transmission de la vie, transmission du pouvoir – l’enfant est l’héritier, la promesse de la continuité du pouvoir régalien –, sont associés ici avec la douce image de la maternité. La mère assise avec son bébé sur les genoux, l’image qui s’est donc imposée, véhicule peut-être une charge émotionnelle plus considérable encore que l’antique image du roi allaité par toutes sortes d’entités animales. Les liens entre cete iconographie forissante de la mère divine à l’enfant et le motif chrétien de la vierge allaitant Jésus n’ont pas manqué de susciter l’intérêt. Les relations entre Marie et les divinités mères du monde gréco-romain constituent un dossier demandant de la prudence24. Dans le domaine égyptien, on peut observer que les plus anciens témoignages d’art copte atestant du motif datent du viie siècle25 ; on a relevé que leur inspiration pouvait conduire vers l’art « païen » gréco-égyptien. La présence du motif du lait vivifant dans la litérature chrétienne d’Égypte ne peut être totalement mise à l’écart d’une infuence provenant du motif pharaonique, très vivace à l’époque romaine encore ; mais les conceptions chrétiennes et pharaoniques du lait sont diférentes26. Le piège serait également de supposer de manière

21 Malaise, 1991, p. 219-232.

22 Tran Tam Tinh, 1973.

23 Cf. toujours l’ancienne publication de Daumas, 1958 ; Tran Tam Tinh, 1973, p. 4-7.

24 Borgeaud, 1996, p. 169-183.

25 Langener , 1996 ; Tran Tam Tinh, 1973, p. 43-49 ; Higgins, 2012, p. 71-90.

26 Bolman, 2005, p. 13-22.

youri volokhine, gabriella
vinciane pirenne-delforge et francesca prescendi 704
pironti,

Animaux nourriciers – nourrices animales

Mythes et récits d’enfance des héros (Antiquité, Moyen Âge)

Introduction

Un enfant tétant le pis d’une femelle non humaine, une femme donnant le sein au petit d’un animal : ces deux types de représentations ne vont pas sans susciter des réactions émotionnelles contrastées, de dégoût, d’étonnement ou d’admiration, selon que la scène est reçue comme un exemple choquant de confusion entre humanité et animalité ou qu’elle évoque la générosité d’un nourrissage salvateur. Il suft de lire les commentaires qui accompagnent la présentation de ces pratiques sur certains sites internet pour prendre la mesure de leur signifcation implicite. Le contact intime des corps d’espèces diférentes heurte un tabou de l’hybridité lié à l’imaginaire de la reproduction et semble brouiller une partition claire entre nature et civilisation, partition dont il convient de mesurer le caractère culturellement construit1 .

De tels partages de lait occupent une place prépondérante dans la pensée mythique de la tradition culturelle européenne passée et présente. Le dossier est immense et fait l’objet d’un regain d’intérêt à la lumière des nombreuses interrogations que suscite aujourd’hui la réfexion éthique sur le statut que les sociétés accordent aux animaux (non humains). Il ne saurait être question de proposer ici une analyse exhaustive de l’ensemble de ce champ dont la diversité a fait l’objet d’une livraison récente de la revue Anthropozoologica2. Nous concentrerons notre atention sur une des formes qualifantes3 que prend notre thématique dans la mythographie antique et dans les légendes épiques médiévales en nous intéressant

1 Arena, Foehr-Janssens, Prescendi, 2017.

2 Arena, Foehr-Janssens, Papaikonomou, Prescendi, 2017

3 Si les liens de nourrissage entre animaux et humains participent le plus souvent d’une logique glorifante, on ne saurait toutefois ignorer le fait que le motif a pu être mobilisé dans un but de stigmatisation. L’exemple le plus célèbre de ce type de disqualifcation par un lait porteur d’indignité ou de souillure est sans doute le motif tardo-médiéval de la « Judensau » qui présente des juifs buvant à la mamelle le lait d’une truie. Ce procédé allie l’insulte portant sur le caractère avilissant d’une parenté porcine à l’ofense visant la transgression des interdits alimentaires prescrits par la Torah (cf. Shachar , 1974).

Yasmina Foehr-Janssens • Université de Genève

Francesca Prescendi • EPHE, Paris / Université de Genève

Céline Venturi • Genève

Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 747-764

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produit selon des méthodes qui difèrent de celle de la production du lait humain et en ont fait un produit de consommation courante15. Au Moyen Âge en revanche, le lait animal était rarement bu avec des instruments de médiation. La corne d’allaitement est mentionnée dans certains textes litéraires mais seulement dans des cas problématiques comme Robert le diable tarissant toutes ses nourrices, parce qu’il était le fls d’un démon16. On en trouve quelques images à la fn du Moyen Âge pour l’allaitement d’Isaac et son sevrage. Isaac était déjà un personnage né d’une naissance extraordinaire auprès d’une Sarah âgée de quatre-vingt-dix ans17. C’est à partir du xive siècle qu’on trouve les premières traces archéologiques de la chevrete18, l’ancêtre du biberon, destiné à recueillir en priorité le lait de chèvre. Pourtant, avant cete période et pendant encore longtemps, puisque c’était encore le cas du temps de Montaigne, et même de Victor Hugo19, les enfants humains nécessitant un apport de lait animal en cas d’absence de mère ou de nourrice ont été allaités au pis de l’animal. Les moralistes avaient tendance à condamner cete pratique en raison du risque de transmission des caractères de l’animal à l’enfant. Par exemple, Jaquemart Giélée évoque une mauvaise nourrice qui aurait confé l’enfant dont elle avait la garde à une truie. L’enfant sevré avait gardé l’habitude de se rouler dans la boue. Aujourd’hui, nous avons perdu l’idée qu’en buvant du lait de vache nous fnirons par ressembler à un veau. Si nous pouvons boire du lait de vache ou de chèvre (après un âge minimum permetant de digérer leur trop grande quantité de protéines), les autres bêtes peuvent aussi s’abreuver du lait humain, digeste et faiblement dosé en protéines,

15 Pour une synthèse récente sur la production de lait humain et animal voir : Cohen et Otomo, 2017.

16 Robert le Diable, éd. Él. Gaucher, Paris, Honoré Champion, 2006.

17 Le sevrage d’Isaac, Bible de Jean de Sy, BnF Français 15397, fol. 32v, vers 1355-1357.

18 Let et Morel, 2006.

19 Un des enfants de Victor Hugo avait été confé à une chèvre nourrice : Hugo (Victor), Correspondance familiale et écrits intimes, sous la direction de S. Gaudon et B. Leuilliot, t. I, 1802-1828, Letre d’Adèle Hugo à ses beaux-parents, fn septembre 1823, p. 552.

interrelations hommes, femmes, bêtes et saints 771
Fig. 4. L’enfant et la truie, Jacquemart Giélée, Renart le Nouvel, BnF, ms. Fr. 1581, fol. 38, xiiie s, Crédit photo gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Maladies des enfants et nutrition

L’absence de lait selon Girolamo Mercuriale

Dans la médecine de la première modernité, la santé des femmes et la santé des enfants sont étroitement liées1. Souvent les textes traitant de grossesse, accouchement et maladies gynécologiques comportent une section importante sur la nutrition et les maladies des nourrissons et des enfants, qu’ils soient rédigés par des médecins ou par des sages-femmes. Certains médecins s’orientent cependant vers la rédaction d’ouvrages monographiques sur la santé des femmes et la santé des enfants en y abordant des thématiques communes mais approfondies de manière diférente selon le contexte rédactionnel. C’est le cas de Girolamo Mercuriale (1530-1606), professeur à l’université de Padoue, de Bologne et de Pise, auteur de Nomothelasmus (1552), De morbis puerorum (1583) et De morbis muliebribus (1586-1587). L’étude de l’allaitement occupe un livre entier du De morbis muliebribus et revient dans les deux autres textes pour expliquer comment bien élever et nourrir l’enfant et comprendre l’étiologie de la macies, la maigreur, qui peut se révéler mortelle. Si les maladies et les dysfonctionnements de l’allaitement sont multiples, c’est la macies qui représente le danger le plus grand comme conséquence d’une situation particulière et pour laquelle il peut être difcile de trouver un remède : l’absence ou la pénurie de lait. Non seulement la nutrition en est mise en danger, mais également le lien mère-enfant peut en résulter interrompu et la place du père être diminuée en sa responsabilité et garantie du maintien des liens familiaux.

C’est sur ce cas particulier de l’étude de Mercuriale que cete contribution propose de réféchir.

Nomothelasmus (1552), De morbis puerorum (1583), De morbis muliebribus (1586-1587) : aux origines de la réflexion de Mercuriale

En 1586, dans la deuxième édition des Gynaeciorum Libri2, le médecin bâlois Caspar Bauhin (1560-1624)3 publie l’editio princeps du traité sur les maladies des femmes,

1 Pour un panorama historique, voir Let et Morel, 2006 ; Wirth, 2009.

2 Sur les trois éditions de ce recueil, voir King, 2007, p. 1-27.

3 Sur Bauhin, voir Koelbing, 2002 htp://www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/F14280.php ; Ghosh, 2016 ; Mudry, 2014.

Concetta Pennuto • Université de Tours

Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 821-832 © BREPOLS PUBLISHERS

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Con C
etta Pennuto

devenant ainsi critique, explique Mercuriale68. La maigreur peut être soit une maladie soit un symptôme. Une maladie, quand elle est un état primaire du corps ; un symptôme, quand elle dépend d’une mauvaise nutrition ou d’une autre maladie 69. L’alimentation par le lait maternel peut engendrer la maigreur excessive par excès de bile ou de mélancolie dans le sang transformé en lait, par exemple70. Parmi les causes principales de la maigreur, le manque de lait reste toutefois la plus grave. À l’origine peuvent être des seins fasques et sans lait chez des femmes nourrices qui ne sont pas elles-mêmes bien nourries, mais afamées, explique Mercuriale. Par conséquent, les nourrissons urinent peu, pleurent et crient, les linges ne sont en aucune manière mouillés71. Ce type de maigreur est diférent de celui provoqué par une mauvaise assimilation de la nourriture au niveau du foie et de l’estomac, parce qu’en ce dernier cas, les enfants mangent, souvent mangent bien, mais ils n’arrivent pas à acquérir les chairs qui leur permetent de se développer physiquement72. Le seul remède possible est de changer de femme-nourrice, sauf à intervenir sur cete dernière pour faciliter la production de lait73.

68 Mercuriale, De morbis puerorum, fol. 17r-v.

69 Ibid., fol. 18r.

70 Ibid., fol. 19r.

71 Ibid., fol. 21r.

72 Ibid

73 Ibid., fol. 22r

concetta pennuto 830
Fig. 3. C. Bauhin, Theatrum anatomicum, Francofurti at Moenum, typis Matthaei Beckeri, 1605, Lib. I, Tabula 25. © BIUSanté Fig. 2. A. Vésale, De humani corporis fabrica, Basileae, (ex ofcina Ioannis Oporini, 1543), Lib. V, Figura 25, p. 379. © Université de Tours, BVH-CESR

Sous la direction de Yasmina Foehr-Janssens

& Daniela Solfaroli Camillocci

Sous la direction de Yasmina Foehr-Janssens & Daniela Solfaroli

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Daniela Solfaroli Camillocci

Yasmina Foehr-Janssens, Irene Maffi,

Études réunies par Francesca Arena, Véronique

Aujourd’hui, l’allaitement est au centre des préoccupations des organismes internationaux, en ce qui concerne les soins destinés aux nouveau-nés et la santé des femmes. Ces questions occupent une place importante dans les débats autour de la maternité et du travail féminin. Mais les pratiques et les représentations de l’allaitement sont traversées par des tensions politiques, économiques et religieuses. Pouvons-nous éclairer les controverses par une mise en perspective historique large de leurs enjeux socio-culturels ? Faire l’histoire de l’allaitement en Europe est une manière de contribuer à une approche globale de la question de la reproduction. Emboîtant le pas aux recherches récentes sur la maternité, les quatre sections de cet ouvrage proposent les résultats d’une vaste enquête collective pluridisciplinaire et ouvrent des pistes pour une réflexion critique sur les enjeux actuels de la parentalité et de la reproduction. Les chapitres de ce volume associent les investigations historiques, anthropologiques et archéologiques à l’histoire de l’art et aux études littéraires. L’ouvrage présente également une riche documentation visuelle et des focus conçus comme outils pour la recherche, la divulgation scientifique et la didactique.

Francesca Arena, Véronique Dasen,

Études réunies par

Aujourd’hui, l’allaitement est au centre des préoccupations des organismes internationaux, en ce qui concerne les soins destinés aux nouveau-nés et la santé des femmes. Ces questions occupent une place importante dans les débats autour de la maternité et du travail féminin. Mais les pratiques et les représentations de l’allaitement sont traversées par des tensions politiques, économiques et religieuses. Pouvons-nous éclairer les controverses par une mise en perspective historique large de leurs enjeux socio-culturels ? Faire l’histoire de l’allaitement en Europe est une manière de contribuer à une approche globale de la question de la reproduction. Emboîtant le pas aux recherches récentes sur la maternité, les quatre sections de cet ouvrage proposent les résultats d’une vaste enquête collective pluridisciplinaire et ouvrent des pistes pour une réflexion critique sur les enjeux actuels de la parentalité et de la reproduction. Les chapitres de ce volume associent les investigations historiques, anthropologiques et archéologiques à l’histoire de l’art et aux études littéraires. L’ouvrage présente également une riche documentation visuelle et des focus conçus comme outils pour la recherche, la divulgation scientifique et la didactique.

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Études réunies par Francesca Arena, Véronique Dasen, Yasmina Foehr-Janssens, Irene Maffi, Daniela Solfaroli Camillocci

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Mais les pratiques et les représentations de l’allaitement sont traversées par des tensions politiques, économiques et religieuses. Pouvons-nous éclairer les controverses par une mise en perspective historique large de leurs enjeux socio-culturels ? Faire l’histoire de l’allaitement en Europe est une manière de contribuer à une approche globale de la question de la reproduction. Emboîtant le pas aux recherches récentes sur la maternité, les quatre sections de cet ouvrage proposent les résultats d’une vaste enquête collective pluridisciplinaire et ouvrent des pistes pour une réflexion critique sur les enjeux actuels de la parentalité et de la reproduction. Les chapitres de ce volume associent les investigations historiques, anthropologiques et archéologiques à l’histoire de l’art et aux études littéraires. L’ouvrage présente également une riche documentation visuelle et des focus conçus comme outils pour la recherche, la divulgation scientifique et la didactique.

Mais les pratiques et les représentations de l’allaitement sont traversées par des tensions politiques, économiques et religieuses. Pouvons-nous éclairer les controverses par une mise en perspective historique large de leurs enjeux socio-culturels ? Faire l’histoire de l’allaitement en Europe est une manière de contribuer à une approche globale de la question de la reproduction. Emboîtant le pas aux recherches récentes sur la maternité, les quatre sections de cet ouvrage proposent les résultats d’une vaste enquête collective pluridisciplinaire et ouvrent des pistes pour une réflexion critique sur les enjeux actuels de la parentalité et de la reproduction. Les chapitres de ce volume associent les investigations historiques, anthropologiques et archéologiques à l’histoire de l’art et aux études littéraires.

Études réunies par Francesca Arena, Véronique Dasen, Yasmina Foehr-Janssens, Irene Maffi, Daniela Solfaroli Camillocci

Ces questions occupent une place importante dans les débats autour de la maternité et du travail féminin.

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Aujourd’hui, l’allaitement est au centre des préoccupations des organismes internationaux, en ce qui concerne les soins destinés aux nouveau-nés et la santé des femmes.

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Yasmina Foehr-Janssens

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