Une odyssée baroque
Les du Quesnoy et la sculpture à Bruxelles au XVIIe siècleUne odyssée baroque
Les du Quesnoy et la sculpture à Bruxelles au XVIIe siècle
Géraldine Patigny
Avec une contribution de Camille De Clercq, Judy De Roy et Laurent Fontaine
Institut royal du Patrimoine artistique Bruxelles 2024
1 Les du Quesnoy et la sculpture à Bruxelles au XVIIe
Le putto, la pénitente et l’éducatrice : aux origines de l’atelier du Quesnoy
Le
œuvres pionnières : le portrait d’Antoine Triest et le groupe de Ganymède et l’aigle
funéraire de l’évêque Triest : condensé de l’art de Jérôme
La sublimation de l’œuvre sculptée. L’influence de la polychromie de Jan van Benthem sur la tourelle
Préface
Frits ScholtenL’histoire de l’art ne traite pas tous les artistes avec la même équité. Nombreux sont ceux qui tombent dans l’oubli ou, pire, font l’objet d’une damnatio memoriae. Dans ce cas, il peut s’écouler des décennies, voire des siècles, avant que ces artistes effacés ne soient redécouverts ou réhabilités. L’une des causes de cette omission peut être leur faible qualité artistique. Parfois entrent en jeu l’évolution des goûts ou une erreur d’identité. Dans de rares cas, cet oubli résulte d’une manipulation délibérée, d’une suspicion, d’une diffamation ou d’une atteinte intentionnelle à la réputation, qu’elle soit justifiée ou non. L’un des exemples les plus marquants est celui du sculpteur Pietro Torrigiano, contraint de fuir Florence et de passer le reste de sa carrière hors d’Italie après avoir brisé le nez du jeune Michel-Ange – le favori des puissants Médicis – au cours d’une bagarre. Vasari va même jusqu’à ne pas accorder au coupable un portrait digne de ce nom : dans ses Vite, le cartouche au-dessus de la biographie de Torrigiano demeure vide. Ainsi, ce sculpteur a été quasiment rayé de l’histoire de l’art florentin et le rôle important qu’il a joué dans les pays où il a séjourné après sa fuite est resté longtemps méconnu.
La famille du Quesnoy, sculpteurs flamands – le père Jérôme et ses deux fils, François et Jérôme le Jeune – a subi semblable destin historiographique malheureux. La réputation de Jérôme le Vieux repose presque exclusivement sur une œuvre, le célèbre Manneken Pis de Bruxelles. Cette petite œuvre divertissante a longtemps occulté le fait que son auteur était en réalité un sculpteur de cour de premier plan qui a joué un rôle important sur la scène artistique bruxelloise aux alentours de 1600. Il est vrai que l’œuvre actuellement connu de Jérôme le Vieux se réduit à sept pièces, mais ces pièces témoignent de qualités artistiques originales à une époque fascinante, à la croisée de l’influence du style « antique » de Cornelis Floris et de ses semblables, et de l’essor du baroque flamand. Son fils le plus talentueux, François, semble d’abord mieux loti : à partir de 1618, il fait rapidement carrière à Rome. Il y est non seulement considéré comme un sculpteur polyvalent, capable de réaliser aussi bien des œuvres monumentales en marbre que des sculptures de cabinet en ivoire, en argent et en bronze, mais il devient également le plus important défenseur d’un classicisme pur inspiré d’exemples grecs : la gran maniera greca. Cette formidable réputation, François la doit avant tout à ses figures d’enfants joueurs et joufflus, les putti moderni. Le frontispice choisi par Bellori pour sa biographie de 1672 montre l’un de ces putti nu, occupé à sculpter un portrait en buste dans lequel on peut discerner les traits de François lui-même. Bellori a donc inversé les rôles : le sculpteur est devenu le sujet de son art et son art – le putto moderno – a pris
l’apparence d’un sculpteur. C’est ainsi que François est entré dans l’histoire de l’art en tant que fattore di putti de manière plutôt unilatérale, en partie grâce à l’enthousiasme de son biographe. Ce qui a nui davantage à sa réputation postérieure, c’est qu’il a rapidement été positionné comme l’antithèse de la « superstar » Gianlorenzo Bernini à Rome. Bellori a délibérément interverti l’ordre de création des deux œuvres publiques les plus connues de François, d’une part la classicisante Sainte Suzanne et, d’autre part, le plus baroque Saint André, créé sous la direction du Bernin. Cette falsification de l’histoire s’est révélée particulièrement efficace puisqu’elle a perduré jusqu’au début de ce siècle. Le grand spécialiste du Bernin, Wittkower, considérait ainsi le Saint André comme un compromis raté entre le baroque du Bernin et le classicisme de du Quesnoy : il qualifiait cette œuvre de « statue baroque manquée ». Visiblement, le moment n’était pas encore venu de saisir toute l’originalité de cette œuvre, manifeste de la gran maniera greca sous les traits d’un saint chrétien. Alors que deux études – les monographies de Boudon-Machuel (2005) et de Lingo (2007) – ont analysé en profondeur l’importance de l’apport de François du Quesnoy et corrigé ces erreurs de l’histoire de l’art, les personnalités artistiques du père et du frère de François, Jérôme I et II du Quesnoy, restaient encore dans l’ombre du temps. Grâce à cette excellente étude de Géraldine Patigny, leur relatif anonymat prend, aujourd’hui, également fin. Géraldine Patigny a répertorié soigneusement les œuvres des deux sculpteurs en un excellent catalogue raisonné et les a replacées dans le contexte si mouvementé de leur époque : l’essor du baroque flamand. Pour ce qui est de Jérôme I, Géraldine Patigny décrit la transformation d’un talentueux sculpteur provincial originaire de la Picardie franco-flamande – véritable vivier de talents sculpturaux – en un sculpteur de cour dans la Bruxelles grandissante. C’est là que cet immigrant créa le premier atelier de sculpture important depuis le départ de Jacques Jonghelinck en 1572. Si, à son arrivée, Jérôme le Vieux était un représentant typique du style Renaissance nordique, largement répandu au XVIe siècle, il est devenu, au cours de sa longue vie – il est mort en 1650, à presque 75 ans – un sculpteurarchitecte qui a ouvert la voie d’un nouveau langage visuel, le baroque : une recherche de solutions originales, souvent presque picturales et théâtrales, en trois dimensions, comme en Italie à la même époque. La Madeleine repentante de Jérôme, en marbre, illustre bien cette nouvelle approche. Destinée à l’origine à une grotte artificielle dans le parc de Bruxelles, elle y aura fonctionné comme la pièce maîtresse calme et méditative d’une mise en scène théâtrale, un tableau vivant du début du baroque dont les ingrédients de base sont sculpture, nature et architecture rustique.
L’histoire de la réputation de Jérôme le Jeune est – est-ce possible ? –encore plus complexe et dramatique que celle de son frère François, comme le révèle clairement Géraldine Patigny. Là encore, c’est Bellori qui a pris l’historiographie à son compte pour rendre le contraste avec « il Fiammingo » aussi
net que possible, suivi en cela par un autre biographe, Passeri. Alors que le premier impute la mort subite de François en 1643, dans le port de Livourne, alors qu’il était en route pour Paris, à Jérôme – ce dernier aurait empoisonné son frère –, Passeri y ajoute un motif douteux : Jérôme aurait été jaloux du talent et de l’inventivité de François. Ces constructions trompeuses ont été tenaces, mais elles n’ont pas réussi à affecter le succès de Jérôme II après son retour à Bruxelles : les deux biographies ont été publiées bien après la mort peu glorieuse de Jérôme sur le bûcher, condamné pour des faits de sodomie sur deux jeunes garçons en 1654. Ses frasques sexuelles ont mis un terme brutal à une brillante carrière. Une carrière passée entre autres à Rome et à Séville – la ville où, coïncidence, la vie de Torrigiano s’était terminée, peu glorieusement, dans une cellule, plus d’un siècle auparavant. À son retour à Bruxelles, Jérôme a obtenu le poste de sculpteur de la cour de l’archiduc, reconnaissance ultime de son talent. Géraldine Patigny analyse soigneusement la manière dont Jérôme s’est forgé son propre style, qui, étonnamment, semble moins influencé par le classicisme pur de son frère – héritage artistique dont il avait pris soin –, bien qu’on retrouve chez lui certaines formules de l’œuvre de François. Jérôme II a développé sa propre signature, caractérisée d’une part par un certain dynamisme et une certaine liberté dans le travail de la pierre ; sa touche picturale, « rapide », évoque les coups de pinceau libres de Van Dyck et confère aux sculptures une vibration terrestre. D’autre part, plusieurs de ses figures, comme le Ganymède et l’aigle en marbre, incarnent un idéal presque éthéré et pur : une forme pure, sans défaut, mais à l’abri du « classicisme archéologique » de la maniera greca Ganymède et l’aigle, l’œuvre mythologique la plus importante de Jérôme (et peut-être un hommage latent à son orientation sexuelle ?), démontre une grande virtuosité et une ambition qui lui permettent, semble-t-il, de rivaliser avec Rubens, voire avec Adriaen de Vries, dont le pied de table en bronze réalisé sur le même thème se trouvait dans les collections de l’archiduc à Bruxelles. Il est d’ailleurs remarquable que Jérôme II ait pu raisonnablement échapper à l’influence, pourtant intense, qu’exerçait Rubens sur le développement de la sculpture baroque flamande. Géraldine Patigny y voit l’occasion de nuancer le « mythe de la sculpture rubénienne ».
Cette étude approfondie nous offre donc une vision nouvelle et minutieuse de l’œuvre de Jérôme I et II du Quesnoy, des matériaux qu’ils utilisaient, de leurs commanditaires, des interactions avec les développements artistiques de leur époque ainsi que des relations artistiques qu’ils entretenaient avec leur célèbre parent François et avec les protagonistes du baroque romain et flamand naissant. Il ne s’agit pas d’une étude axée sur l’historiographie – cet aspect a déjà fait l’objet d’une grande attention – mais bien sur les œuvres d’art elles-mêmes. La thèse de Géraldine Patigny est en cela une contribution des plus indispensables à l’histoire de l’art, cette même histoire de l’art qui a injustement négligé « ses » deux artistes pendant si longtemps.
1Les du Quesnoy et la sculpture à Bruxelles au XVII e siècle : une dynastie au cœur de l’Europe
Aperçu sur la fortune critique : une construction historico-esthétique
Écrire la biographie de la dynastie du Quesnoy semble relever de la gageure.
La littérature paraît en effet avoir livré les faits majeurs jalonnant la trajectoire de cette famille. Il n’en est cependant rien, à l’exception notable de la thèse de doctorat consacrée à François du Quesnoy (1597-1643), qui révéla, il y a quelques années, une analyse fouillée de l’œuvre du sculpteur, enrichie de nouvelles mentions d’archives1
La famille comptait cependant deux autres membres, sculpteurs eux aussi, Jérôme I (vers 1570-1650), dit le Vieux, et Jérôme II ou le Jeune (1602-1654). L’historiographie s’est bornée à n’extraire de cette famille que la renommée gagnée par François. Parti à l’aube de sa vie pour Rome, grâce à une subvention allouée par l’archiduc Albert, il y trouva peu à peu sa place, jusqu’à devenir le plus romain des sculpteurs romains, soutenu notamment par le pape Urbain VIII.
Trois faits ont contribué à placer François au premier plan et, par là même, à rejeter son père et son frère dans l’ombre de l’histoire. Tout d’abord, le mythe de l’artiste maudit construit par les premiers biographes de François : il perd, à la suite du décès de l’archiduc, les largesses de son mécène, il est constamment occupé à mettre la dernière main à ses sculptures sans pouvoir les considérer comme achevées, il produit peu mais des œuvres encensées par ses contemporains, il est de santé vacillante. Il y eut ensuite la condamnation au bûcher de son frère, Jérôme le Jeune, en 1654, pour sodomie, dont les conséquences sur l’étude des œuvres et de la carrière de ce dernier se ressentent encore aujourd’hui. Enfin, le manque apparent de sources, aussi bien du point de vue des archives que des œuvres, a considérablement rétréci les horizons et n’a pas permis une approche très objective de l’apport de chacun de ces artistes. Pourtant, nous le
verrons par la suite, Jérôme le Vieux était à la tête d’un atelier florissant, atelier repris par Jérôme le Jeune, après une absence de plus de vingt ans, passés entre l’Italie et l’Espagne.
Les premières mentions sont à trouver au sein des vies que les premiers biographes ont consacrées à François. Ainsi, Giovanni Pietro Bellori (1672) rapporte que le nom Quesnoy provient d’une ville wallonne, cité natale de Jérôme le Vieux, d’où ce dernier aurait émigré vers Bruxelles, pour pratiquer la gravure et la sculpture2. Bellori énumère ensuite, vantant la précocité de François, les premiers ouvrages qu’il attribue au jeune sculpteur, alors en formation dans l’atelier paternel : la Justice pour la nouvelle chancellerie et deux anges pour le frontispice de l’église des Jésuites à Bruxelles, les figures de la Justice et de la Vérité pour l’hôtel de ville de Hal3. Ces premières œuvres auraient valu à François les faveurs de l’archiduc Albert, qui lui aurait dès lors commandé une statue de saint Jean l’Évangéliste pour le château de Tervueren4. Bellori décrit ensuite les sculptures majeures que François réalisa à Rome. Outre la brève mention de formation dans l’atelier paternel, l’auteur évoque Jérôme le Jeune, l’accusant au passage des pires méfaits :
« Era Francesco mal sodisfatto di un suo fratello per le sue cattive maniere e costumi, e lo teneva da sè lontano senza volersi impacciar seco, ma costui, tornato a Roma ed in casa sua, parte tirato da odio e parte da iniqua ambizione di succedergli nella gloria della scoltura, come vanamente si persuadeva, si tiene che cospirasse contro la vita di Francesco per dargli la morte col venelo »5.
L’érudit accuse bel et bien Jérôme le Jeune d’avoir empoisonné son aîné, poussé par la jalousie et l’ambition. Bellori surenchérit en évoquant l’aveu de fratricide qu’aurait formulé Jérôme peu avant de passer sur le bûcher6.
Joachim von Sandrart, dans sa Teutsche Academie (1675), reprend à son compte les mentions de Bellori, à quelques exceptions près : le saint Jean réalisé par le Fiammingo pour l’archiduc Albert évoqué par Bellori devient ici une pietà7 S’inspirant largement des Vite de Bellori, Von Sandrart évoque la vie et la fin « dépravée » de du Quesnoy le Jeune, en mentionnant néanmoins son établissement à Bruxelles8
Giovanni Battista Passeri reprend également Bellori, pour ce qui est de la formation et de la participation de François aux productions de l’atelier paternel et de l’opposition manichéenne entre les deux frères9. Il y introduit cependant une nuance : l’auteur remet en effet en cause les accusations de fratricide, Jérôme le Jeune n’ayant à son sens aucun mobile, et aboutit à la conclusion que ces accusations sont fausses.
Après ces premières évocations généralement incluses dans les biographies de François du Quesnoy, peu de monographies ont été consacrées à la dynastie dans son ensemble et encore moins à Jérôme, père ou fils. Il nous faut toutefois signaler les apports d’Edmond De Busscher qui publia une monographie consacrée aux trois sculpteurs, augmentée de documents d’archives essentiels, de
Sculpter au XVII e siècle : la corporation et l’atelier, pratiques et fonctionnement
Après avoir révisé et précisé la biographie des du Quesnoy, les propos vont maintenant se resserrer sur leur atelier. Cette notion d’atelier englobe aussi bien le lieu où se pratique la sculpture que les conditions de cette pratique – qu’elles résultent du cadre historique, socio-économique et culturel – ainsi que les interactions qui en découlent. Ce chapitre a également pour objectif d’envisager la sculpture des du Quesnoy à travers les matériaux et les techniques. Le métier de sculpteur, tout comme les autres métiers sous l’Ancien Régime, s’inscrivait dans une structure claire, définie par les diverses corporations, qui fournissaient les règles organisationnelles propres à chaque profession. Nous verrons que le fonctionnement de la corporation des Quatre Couronnés, dans laquelle devaient s’inscrire les sculpteurs bruxellois, a eu des implications majeures sur leur statut social. La gilde définissait en effet ce qu’était le métier, les méthodes pour le transmettre, les conditions d’accès. Elle contrôlait aussi les matériaux employés et les produits finis. Enfin, elle avait mis en place un système d’aide sociale, permettant de soutenir ses membres en difficulté. Cette formation et l’examen d’accès à la maîtrise dans la corporation bruxelloise, nous le verrons, ont eu des implications sur le modus operandi des ateliers, essentiellement en ce qui concerne l’emploi du dessin. Par le biais de ce questionnement, il nous sera également possible d’illustrer les grandes évolutions du statut du sculpteur, essentiellement par l’émergence d’une nouvelle catégorie d’artiste : le sculpteur architecte.
Ce cadre légal défini, le fonctionnement de l’atelier du Quesnoy sera analysé : comment s’organisait-il ? Trouve-t-on des points communs entre la manière de travailler du père et de ses deux fils ? Nous détaillerons la composition de l’atelier, la présence d’assistants et d’apprentis, le rôle imparti à chacun. Nous verrons également que des collaborations extérieures paraissent récurrentes. Enfin, par le biais des mentions d’archives, il a été possible de distinguer entre les différents types de tâches, l’activité principale et les activités complémentaires, ces dernières permettant d’augmenter les revenus de l’atelier. Les mentions d’archives relatives à la composition des ateliers et à l’organisation de ceux-ci sont généralement lacunaires et n’autorisent dès lors pas à donner des réponses définitives à ces questions. Néanmoins, une tendance actuelle de la recherche visant à l’étude statistique des membres des corporations, nous donne ainsi une idée approximative de la composition des ateliers1. Toutefois, ces études se concentrent encore essentiellement sur le métier des peintres. Notre travail s’apparente ici plus à une reconstruction ou à une projection, basée sur les éléments disponibles dans les archives et la littérature, que la découverte de nouvelles pièces pourra venir nuancer ou compléter.
Sculpter au XVII e siècle : la corporation et l ’atelier, pratiques et fonctionnement
Une dernière partie, et non des moindres, sera consacrée aux matériaux mis en œuvre dans l’atelier. À travers l’histoire de l’emploi de ces matériaux, leur usage, leur mode d’approvisionnement, nous souhaitons mettre en lumière certains aspects importants de la sculpture, quelque peu délaissés par les historiens de l’art, et qui touchent non seulement à l’histoire du goût, mais également aux aspects économiques de la production sculptée. Ils constituent la matière première de l’atelier et sont indissociables de son travail ; retracer leur provenance éclaire les réseaux que les du Quesnoy avaient dû tisser. L’évocation de ces matériaux sera également l’occasion d’aborder les œuvres de l’atelier et, quand cela est possible, la manière dont elles ont été travaillées, car en effet, la sculpture ne dévoile que rarement son processus d’élaboration : l’observation visuelle des sculptures, même attentive et minutieuse, ne permet pas toujours d’en percer le secret. En effet, au contraire du peintre, qui superpose et mélange les couches, le sculpteur efface, au cours de son travail, les témoins de l’étape qui précède. Ainsi, le travail de dégrossissage disparaît-il au fur et à mesure que le ciseau approche les formes. Les différents stades d’exécution (couches de préparation, dessin sous-jacent, couches de peintures, vernis, restauration) que l’on décèle notamment par le biais des examens de laboratoire sur une peinture (infrarouge, radiographie, stratigraphie) disparaissent naturellement en sculpture : les traits à la craie ou à la mine, les traces d’outils ou encore l’intervention d’un élève ou d’un ouvrier s’amenuisent sous l’effet du dernier fini donné généralement par le maître. Difficile dans ces conditions de mesurer les interventions respectives. Les examens de laboratoire dévolus à l’investigation des sculptures offrent une possibilité supplémentaire de « déchiffrer » la conception d’une œuvre sculpturale. Traditionnellement considérés comme les outils du conservateur-restaurateur, ils sont pourtant d’un grand intérêt pour l’historien de l’art. Ils sont cependant coûteux et nécessitent un certain investissement. Ces examens ont d’abord été appliqués aux œuvres en bois polychromé. La dendrochronologie permet en effet de fournir une fourchette de datation pour l’abatage de l’arbre ; les prélèvements et les analyses d’échantillons de la polychromie en livrent la composition et parfois, fournissent une datation correspondant à la période d’apparition ou d’utilisation commune des pigments mis en œuvre2. Par contre, les méthodes d’analyse qui s’appliquent à la sculpture en matériaux pierreux ou en métal – matériaux qui sont les plus fréquents dans l’œuvre conservé des du Quesnoy – sont encore peu appliquées à l’étude de la production sculptée des anciens Pays-Bas du XVIIe siècle. La radiographie des œuvres en matériaux lithiques peut se révéler utile pour déceler des assemblages, la présence d’éléments de fixation internes et les restaurations qui demeurent invisibles à l’œil nu. Toutefois, la radiographie du marbre n’offre généralement pas de résultats concluants, du fait de la qualité cristalline du matériau qui entraîne la dispersion des rayons, fournissant une image peu contrastée3. Par contre, l’examen aux rayons X des œuvres en bronze donne, la plupart du temps, des résultats satisfaisants et donne souvent des indices quant à la technique mise en œuvre4. D’autres types d’examens de laboratoire aident à déterminer l’origine du marbre. À l’heure actuelle, ces prélèvements et ces recherches se focalisent avant tout sur des objets archéologiques, de l’Antiquité et du Moyen-Âge, époques durant lesquelles les lieux d’approvisionnement différaient de ceux du XVIIe siècle dans
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Un art à la croisée des chemins
Au sein de cette dernière partie de l’étude, la production sculptée de l’atelier sera analysée, tant du point de vue de la forme que du fond, tout en l’insérant dans le contexte artistique de la première moitié du XVIIe siècle. Une attention particulière a été portée à l’historiographie de la sculpture à l’œuvre au XXe siècle, qui a largement déterminé la manière d’appréhender la sculpture baroque. Le contexte artistique de la période 1610-1640, qui correspond au retour de Rubens et au rayonnement de son atelier à travers les anciens Pays-Bas et l’Europe, période qui est concomitante à l’activité de l’atelier de Jérôme le Vieux, constitue la première étape du récit. Cette partie du siècle façonne également le terrain sur lequel viendra s’établir Jérôme du Quesnoy le Jeune, au retour de son périple entre Italie et Espagne. Les rapports entre Rubens et la sculpture, tels qu’ils ont été définis dans la littérature, aboutissant au concept de « sculpture rubénienne » seront ici étudiés et précisés. Le peintre anversois est souvent envisagé comme le principal canal de diffusion des formes et modèles qui paraissent faire défaut aux sculpteurs que l’on envisageait encore tournés vers un répertoire passéiste. Quand et comment a émergé ce concept et comment a-t-il été défini ? Il conviendra ici, à travers une analyse critique de différents cas, de déterminer si cette notion est réellement applicable telle que définie par les critiques ou s’il est nécessaire d’en ajuster la définition. La réflexion se portera ensuite sur le moment de l’éclosion d’une sculpture d’un baroque plus affirmé dans les anciens Pays-Bas, marquée par un renouvellement du répertoire, mêlant références antiques et italiennes, un intérêt pour l’intériorité des figures et des compositions plus ouvertes, éclosion clairement perceptible au travers de plusieurs séries d’apôtres ornant les piliers des nefs de diverses églises de Belgique. L’exposé se fera ensuite chronologique, convoquant d’abord l’art de Jérôme I, qui fut souvent perçu comme l’un des derniers sculpteurs maniéristes, c’est-àdire, fortement attaché encore à la tradition du XVIe siècle, répétant avec une certaine sécheresse des formules déjà éculées. Certains critiques ont pointé, dans son œuvre, l’influence de Cornelis Floris de Vriendt, essentiellement à la tourelle eucharistique d’Alost. D’autres sources importantes sont néanmoins perceptibles dans la sculpture de du Quesnoy le Vieux. L’analyse de son catalogue, tout en révélant les principales caractéristiques de son œuvre, a permis de préciser les influences reçues mais également de mettre en lumière des créations originales qui ont connu une certaine pérennité. En conclusion de ce parcours, c’est l’art de Jérôme le Jeune qui sera examiné minutieusement. Le sculpteur s’était établi à Bruxelles en 1643 et prit part personnellement à l’exécution de plusieurs des apôtres dont il a été question et apporta sa contribution à la diffusion de formes nouvelles. Cette partie du travail s’attachera à faire découvrir les éléments constitutifs de l’art du sculpteur, qui est loin de se limiter à la reproduction des œuvres de son frère.
Rubens, la sculpture et l’esprit baroques
La critique a souvent fait mention, dans l’analyse des œuvres des du Quesnoy, de l’influence de la peinture sur la sculpture. Ainsi, l’origine du putto moderno est située par la communauté scientifique dans l’œuvre du Titien. Marguerite Devigne, dans son approche de la Madeleine repentante (fig. 2.18), la reliant au catalogue de Jérôme le Jeune, y voit une copie inversée de la Madeleine du Corrège1. Enfin, la composition du groupe de sainte Anne et la Vierge (fig. 3.2), signée par Jérôme le Jeune, a été envisagée par plusieurs auteurs comme fortement influencée par le tableau de l’Éducation de la Vierge de Rubens2. La sculpture des anciens Pays-Bas du Sud de la première moitié du XVIIe siècle a, de fait, souvent été inféodée à la peinture, les chercheurs construisant leur analyse à travers le prisme de l’influence des peintres. Cette approche semble provenir, comme cela a été évoqué au chapitre précédent, du statut même de la sculpture, considérée encore à l’aube du XVIIe siècle comme un art mécanique, par opposition aux arts libéraux, dont faisait partie la peinture3. Mais nul autre peintre que Rubens n’a autant été regardé, au sein de l’histoire de l’art des anciens Pays-Bas méridionaux, comme le chef de file absolu, sorte d’alpha et d’oméga, de l’art baroque des Pays-Bas. Les titres des articles et ouvrages scientifiques en témoignent : « Is er nog leven naast Rubens ? Vlaamse kunstenaars in het spoor van Caravaggio », « In het spoor van Rubens », « Apostelbeelden uit de Rubenstijd in de kerken der zuidelijke Nederlanden », pour n’en citer que quelques-uns4. Bien qu’il s’agisse parfois d’une démarche plus commerciale que scientifique, destinée à rendre la publication attrayante aux yeux du grand public, ceci n’en démontre pas moins à quel point la recherche a pu être influencée, au départ d’un postulat qui définissait Rubens comme le dénominateur commun de toutes les œuvres produites dans les anciens Pays-Bas du Sud à la période étudiée ici5. Une méthodologie récurrente s’est alors imposée, qui prône le renvoi systématique à l’œuvre du peintre anversois pour situer l’origine d’un modèle, formel ou iconographique, ou de particularités stylistiques. Or, si la patte de Rubens a indéniablement marqué l’art du XVIIe siècle, d’autres sources ont pu inspirer les sculpteurs. Le style d’un artiste, qui plus est, se nourrit de multiples références, et il serait dès lors réducteur de n’y voir qu’un seul et même instigateur. Afin de déconstruire cette méthodologie, le parti pris a été d’envisager ces recherches stylistiques et comparaisons, d’abord et avant tout à partir de la production sculptée. Un sculpteur se tournera plus spontanément, à notre sens, vers des modèles tridimensionnels que vers une peinture dont les composantes – couleurs, ombres rendues par des hachures et des tons plus sombres, accents de lumière, glacis pour la profondeur, etc. – n’ont rien en commun avec la sculpture. Si certains sculpteurs ont en effet puisé l’inspiration dans des œuvres peintes, les résultats révèlent souvent toute la complexité d’une telle opération : traduire en trois dimensions une œuvre qui n’en comporte que deux et qui use d’artifices inconnus à la sculpture.
La Rubensplastik, naissance d’un mythe
Ni Bellori, ni les autres biographes du XVIIe siècle n’établissent de lien avec la sculpture dans leur notice consacrée à Rubens, excepté André Félibien, qui,
Fig. 3.2 Jérôme du Quesnoy le Jeune, Sainte Anne et la Vierge, marbre, ht. ca 180 cm, 1652, Malines, Église des Saints-Jean-Baptiste-et-l’Évangéliste