« Je suis plutôt pour le désordre. Ne retenez pas l’art dans un piège, coupé du reste du monde. Je veux une peinture pleine des parfums d’après - d’après la décoration, la peinture en bâtiment, les panneaux de signalisation, les affiches, les traces de talons dans le sol. Ce sont les sols sur lesquels elle a grandi » Jean Dubuffet
Commissaire d’exposition Roger Castang Textes Jean Michel Collet Patricia Tardy Elke Schulze Brigitte Mouret
C O N S E I L G E N E R A L D E S P Y R E N E E S O R I E N TA L E S
Toute œuvre d’art porte en elle la mémoire de son créateur. Se l’appropier c’est pénétrer dans son âme
Roger Castang
U N L I E U D ’ E X P O S I T I O N D A N S L E S P Y R E N E E S O R I E N TA L E S
Š Michel Castillo
palais
des
rois
de
majorque
Remerciements
Madame Hermeline Malherbe Présidente du Conseil Général des Pyrénées Orientales Monsieur Robert Garrabé Président de la Commission Culture Conseil Général des Pyrénées Orientales Monsieur Marcel Mateu Président de la Commission Catalanité et Patrimoine Conseil Général des Pyrénées Orientales Madame Nicole Mas Directrice Générale Adjointe des Services Conseil Général des Pyrénées Orientales Le personnel du Pôle Animation et Festivités Le personnel du Palais des Rois de Majorque
L’Art Contemporain au cœur de notre patrimoine architectural départemental se poursuit avec la mise en lumière du travail du duo d’artistes franco - allemand Chérif et Geza plus connus sous le nom de KRM. La série L’esprit du Mur s’intègre parfaitement à la charge de mémoire contenue dans les pierres du Palais des Rois de Majorque. Les artistes apportent à ce lieu “protégé” toute la révolte d’une jeunesse en mal de reconnaissance et en plein doute sur son avenir. Pour la troisième année consécutive, Roger Castang a accepté de relever le défi d’investir dans sa totalité un monument du Conseil Général et d’y apporter sa touche de spiritualité et de respect des lieux. Le choix des oeuvres et la scénographie ne devant rien au hasard, je vous souhaite de ressentir autant de plaisir que celui que vous avez éprouvé au cours des deux précédentes collaborations, lors de l’exposition de Guy Ferrer au Palais des Rois de Majorque et, l’an passé, entre Château Royal de Collioure et Maison de la Catalanité avec le projet Vibrations Totémiques. Le conseil général est heureux de vous recevoir dans ce lieu chargé d’histoire et ouvert sur la création actuelle.
Hermeline Malherbe Présidente du Conseil Général des Pyrénéés Orientales
« Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d’un coup de poing sur le crâne, à quoi bon le lire ? (…) Un livre doit être la hache qui fend la mer gelée en nous ; voilà ce que je crois ».
Franz Kafka, lettre à Oskar Pollak, 1904
Les œuvres de KRM mises les unes à coté des autres forment un mur imaginaire avec tout ce qu’il véhicule de mémoire. Les affiches superposées puis partiellement arrachées, martyrisées, tachées de couleur, de signes picturaux, de messages sociaux ou politiques, donnent à ces panneaux de bois l’expression de la vie de la rue. Les artistes (Chérif et Géza) se servent de ce mur comme du tableau noir de l’école maternelle; le fond rappelle la pierre, les écrits et les représentations nous parlent de la vie d’aujourd’hui et du devenir de notre société explosant dans les poubelles de la surconsommation. Une esthétique volontairement brute, l’emploi de bombes, de marqueurs, de rouleaux, de pinceaux grossiers, de tournevis voire même de couteaux, apporte à ce travail la spontanéité de la vérité, de la colère, de l’amour : un cri de révolte !!! Pris séparément chaque tableau est un morceau du mur de Berlin qui pendant de nombreuses années a été la représentation matérielle de l’enfermement et qui par sa démolition a symbolisé l’ouverture vers l’autre coté du miroir, vers un autre monde, celui de la Liberté. Positionnés côte à côte dans ce lieu où chaque pierre garde en elle la trace d’un lointain passé, ces pans de bois apportent une autre vision, une autre lecture, celle de notre époque.
Roger Castang Commissaire de l’exposition
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Saint-Pierre, 305 x 410 cm, 2009
K R M : l’esprit du mur Nul doute, c’est bien cet esprit-là qui souffle sur les panneaux de bois bruts de KRM, et anime leur pratique singulière et plurielle. Leurs murs imaginaires renouent avec les origines et l’histoire du mur en même temps qu’ils participent de l’art urbain rebelle du XXI è siècle et de ses contradictions. Couple franco-allemand, Geza Jäger et Chérif Zerdoumi, dressent un portrait sans concession de la vie citadine où se mêlent critique de la société consumériste par le détournement de publicité et messages témoignant d’une actualité politique ou sociale. Leur pratique issue à la fois de l’affiche lacérée, du pochoir, du graffiti “bombé” ou scarifié et la brutalité de l’expression confèrent à leurs œuvres une esthétique qui leur est propre. Elle relève aussi de leurs propres expériences et formation plastiques. Géza a suivi des études d’histoire de l’art et de sciences culturelles, elle est aussi chanteuse et performeuse ; Chérif, peintre et sculpteur a été antiquaire et galeriste. Tous deux ont été exposés, à titre personnel, avant leur rencontre au pied du mur, celui de Berlin. Cette expérience va laisser des traces au-delà du mur et sera déterminante puisqu’elle signera la naissance du duo KRM et des projets artistiques à quatre mains : l’Esprit du mur en 2OO3, Les rues en 2OO4, K comme Kafka en 2O11. Faire œuvre commune est une épreuve difficile où chacun doit faire taire son égo et laisser à l’autre la possibilité de s’exprimer sans contrainte et sans volonté directive. Pas de qui fait quoi. Il faut accepter que l’autre cohabite, dialogue, interagit, provoque, rejoigne ou prolonge, efface ou recouvre le message, lui donnant une nouvelle orientation, c’est bien là aussi la réalité du mur. La signature au pochoir de trois lettres et du chien errant ou “en marche” est encore la démonstration de cet effacement du soi, en même temps que le signe anonyme de l’appartenance à une même communauté d’esprit et de geste. Le chien errant est aussi paradoxalement le signe symbolique de la quête, d’une communauté, d’une maison, d’une origine, d’une identité. Un couple, un homme, une femme, des identités et des langues différentes, des cultures différentes, qui se mêlent, se rejoignent où se heurtent dans une rencontre de rue. Quatre mains anonymes, joyeuses ou graves, poursuivent un dialogue de rue dans le silence d’une usine désaffectée, lieu de vie et atelier, prolongement et recul nécessaire de l’espace urbain. Les supports, grands formats, et les matériaux sont volontairement bruts comme ceux rencontrés dans la rue. Le geste et la facture sont expressionnistes comme un cri. Aucun désir ni tentative esthétique ou poétique ; on est dans l’expression brute. Faire œuvre commune est aussi une expérience enrichissante qui ouvre le champ au vagabondage de la pensée et à la liberté du geste et du dialogue. Un dialogue sans plan établi, un travail où chaque couche ou strate est susceptible d’amener une réponse ou une autre question. C’est une sorte de ’cadavre exquis’, où chaque intervention, révélée ou recouverte donne un sens et du sens. Une conversation qui se prolonge jusqu’à ce que l’éphémère se stabilise, le geste et la parole soient inutiles ou s’épuisent. L’écriture plastique de KRM est le résultat d’un réflexe immédiat aux stimuli actuels, de leur collision avec un imaginaire commun et individuel, et de leur interaction avec des matériaux et des médiums significatifs. Et ici, réflexe, collision et interaction se font dans la violence de la pulsion et de son anonymat. Faire table rase du passé n’est qu’une utopie et aucun ne cherche à s’affranchir totalement de ce qui a été tant sur le plan plastique que sur celui de la mémoire collective ou individuelle. Comme la mémoire qu’ils réactivent, le travail de KRM ne peut être d’ordre linéaire et si le message se décline en série, chaque œuvre procède et existe comme fragment de mur ayant sa propre histoire, sa propre mémoire. Et chaque fragment du mur imaginaire de KRM interpelle le spectateur et suscite ses réactions. Patricia Tardy
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La mise en forme collective d’une œuvre picturale ne suspend pas la parole personnelle des artistes.
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Faire le mur Tout le monde sait pour l’avoir expérimenté avant même de pouvoir le nommer ce qu’est un mur. Celui qui nous intéresse ici est ouvrage d’homme, érigé pour séparer ou délimiter deux espaces. C’est le mur de la maison qui protège la sphère de l’intime, du dehors, des aléas climatiques mais aussi de l’autre et des autres, indésirables ou envahisseurs. Le mur se fait alors enceinte, place forte de la ville circonscrivant l’intra-muros du hors les murs. Il est une forme de reconnaissance de l’autre mais aussi un outil défensif, un garde-fou du “soi”, un rempart contre cet autre inconnu ou différent. Certains murs sont célèbres par leurs dimensions ou leur histoire exceptionnelle voire mythique, tel le mur de Jéricho, la Grande Muraille de Chine, le mur d’Hadrien ou encore celui de Berlin. Et si certains sont tombés, d’autres continuent d’exister ou de se construire. Murs de la terreur, de la honte, de la peste, des lamentations, des noms, des disparus, des fédérés, de l’atlantique, de la démocratie, de la civilisation, de John Lennon, des sables, de la paix, de l’amour, des je t’aime, ligne verte, Maginot, etc. … Ils sont nombreux à porter les espoirs et les luttes de l’humanité d’hier et d’aujourd’hui. Tous ces exemples donnent du sens aux locutions ou expressions “dans ses murs”, “entre 4 murs”, “raser les murs”, “coller au mur”, “se taper la tête contre les murs”… et le meilleur de tous “faire le mur” ! Les murs se parent ou se cachent sous de multiples noms et possèdent de nombreuses destinations dont certaines symboliques : ils commémorent des événements historiques ou sociaux, rendent hommage aux disparus ou aux personnalités hors du commun. Réels ou virtuels, ils sont les catalyseurs de l’affect d’une collectivité et échappent ainsi à l’oubli parfois même après leur destruction. Certains murs comme celui de Berlin, sont devenus de véritables “lieux de mémoire”. Erigé en un temps record dans la nuit du 12 au 13 août 1960, il séparait la ville en deux et l’Europe socialiste de l’Est de celle Atlantiste de l’Ouest, soit deux idéologies pour un même peuple. Il incarne depuis la privation de la liberté et du choix. Punition injuste d’une population prise en otage, le mur de la haine devint peu à peu un moteur d’espoir et un symbole fort à abattre comme le fut la Bastille, en son temps, pour les français, un modèle de lutte à suivre. Le 9 novembre 1989, le mur est détruit mais l’Histoire ne s’arrête pas là. Des restes de l’édifice sont collectionnés comme des reliques et les vestiges restants donnent lieu à de véritables rituels. On s’y rend pour faire le deuil, pour comprendre mais aussi pour se l’approprier, « j’y étais ! », et ainsi pouvoir transmettre cette mémoire là aux générations suivantes. Des photos, des empreintes ou autres signes tracés peints ou gravés sont autant de preuves matérielles de l’intégration ou la réintégration de sa propre histoire dans la “grande Histoire”. Le mur, ce simple élément architectural, est donc d’une phénoménale importance tant dans notre mémoire individuelle que collective. Au cours des siècles, en modelant la ville de multiples manières, le mur, continu ou non, fermé ou ouvert, dans tous états et matériaux, opaques ou transparents, façonne notre identité et porte en lui et sur lui les strates de notre Histoire et de notre mémoire. Il est un fabuleux raccourci d’un temps d’avant et de celui qui s’ébauche pour le futur. Si « The Wall » bourdonne ou gronde à nos oreilles et dans nos têtes, sommes nous enfin prêts à voir le « mur, mur » qui se dessine et se peint aujourd’hui dans nos villes ?
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Peindre le mur : Les murs prennent la parole Le mur, il n’est qu’à regarder ceux de nos villes, aujourd’hui, est aussi un formidable support de communication et d’expression plastique. Vingt-mille ans avant notre ère, bien avant l’invention des premières écritures en Mésopotamie, les hommes étaient déjà ’habiles’ à tracer sur des parois parfois inaccessibles, des messages faits de figures et de signes symboliques. Ils laissèrent ainsi une trace de leur passage au monde qui constitue un témoignage, une mémoire mais aussi la première histoire de la peinture. Depuis les murs sont comme les pages d’un livre d’images ouvert, où s’inscrit dans un temps et un rythme qui lui est propre, l’histoire de l’humanité. Peintures pariétales, hiéroglyphes, fresques, affiches, publicités peintes ou graffitis sont autant de repères de lieux, de temps historiques ou de marqueurs sociaux qui s’y impriment. Cependant, leur conservation physique reste subordonnée à la nature des mediums et à celle, plus ou moins éphémère du support, ainsi qu’à la volonté humaine. Paradoxalement, le souvenir de certains murs peints, gravés ou sculptés, plus significatifs que d’autres, perdure, au delà, dans notre mémoire collective, par cette même volonté et par le travail du temps et deviennent les symboles du groupe communautaire qui les a produits ou détruits. De la préhistoire à l’antiquité, du moyen âge à l’époque industrielle, les hommes ont peint sur les murs pour des raisons esthétiques, religieuses, politiques, mercantiles ou plus simplement personnelles. En marge de cet art public ou privé, laïque ou religieux mais toujours légal et ayant souvent pignon sur rue, s’est développé une pratique plus clandestine et officieuse née de censures et de répressions. Elle a germée dans tous les endroits clos et souterrains, catacombes, prisons, métros, avant de fleurir sur les murs de nos villes, telle la mauvaise herbe, partout où la liberté physique ou de penser était bafouée et la parole muselée. Le graffiti est le plus représentatif de cette transgression de la censure et de la parole bien pensante, du ’politiquement correct’. Le graffiti urbain s’est développé dans ce contexte de guerre et d’occupation, de tension politique, de révolution sociale, Algérie 58, Berlin 61, Mai 68, Belfast 70… Signifiant indifféremment écrire, peindre ou dessiner, le graffiti renoue avec les origines, et, dans ce procédé du texte-image, le regard s’affranchit des codes pour vagabonder en toute liberté d’un signe à l’autre sans aucune hiérarchie. Les messages, rendus visibles en multiples strates affleurant sur le mur de nos villes sont le réel et visible sédiment de leur mémoire vive et de notre mémoire. De la grotte au tunnel, dans l’urgence et la clandestinité, les murs ont pris la parole et ne sont pas prêts de se taire. Ils sont enfin devenus un espace de liberté. Même si le message reste éphémère ou anonyme et malgré le danger, indignés ou artistes, souvent les deux, sont toujours plus nombreux à écrire et dessiner pour faire entendre, plus justement faire voir, le cri des sans voix ou pour simplement exister. Et aujourd’hui le terrain d’action, la scène de ces nouveaux acteurs ou agitateurs est la ville tout entière et au-delà...
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Street art : l’art est (-il ?) dans la rue « Ecrire et dessiner sont identiques en leur fond » a dit Paul Klee et le graffiti utilise tous les moyens adaptés ’aux nécessités du dire et aux contraintes du moment. En ce début du XXI è siècle, le graffiti est devenu un nom générique pour tous les dessins ou inscriptions qui éclaboussent l’espace urbain, simple nom, personnages poétiques, humoristiques ou monstrueux, architectures et paysages fantastiques ou en trompe l’œil. Les moyens et les techniques se sont diversifiés en même temps que l’univers musical et la culture underground qui leur sont intrinsèquement associés. Musique Punk à l’Est, Hip-Hop à l’Ouest, bombes et marqueurs d’un côté, pochoirs et affiches de l’autre et au milieu une multitude d’autres pratiques : madonaro (dessins à la craie au sol), stickers, autocollants, mosaïques, Yam Bombing, ’Glass Scratching’, burins et marteau piqueur… Les premiers tags apparurent dans les années 60, à New York et Los Angeles, dans les communautés afro ou hispano-américaines. C’était une affirmation d’identité ou plus précisément une affirmation d’existence dans un geste, une signature, un nom, un pseudo de 2 ou 3 lettres suivies de numéro, circonscrivant le territoire ou l’appartenance à une communauté ou un gang. Il fallait être vu, agir vite et laisser son empreinte par la répétition. Très vite cela ne suffit plus à marquer les esprits, d’où la nécessité de prendre des risques pour surprendre le regard des passants et échapper à celui de la police. Toujours plus grand, toujours plus haut, plus inaccessible, plus esthétique aussi, le tag ou graffiti est sorti des souterrains, des métros, des abords des gares, des grands axes de circulation, en train, en camion, en voiture, pour éclabousser de leurs bulles colorées ou savamment calligraphiées toutes les friches industrielles des villes en mutation, ces nouveaux espaces en devenir et ceux minés bientôt par la crise économique et ses effets. Relayés par tous les nouveaux moyens de communication, internet et les réseaux sociaux ils se répandirent comme une trainée de poudre ou de souffre. Quelques décennies, plus tard ils fleurissaient dans toutes les villes d’Europe et aujourd’hui dans toutes les métropoles de la planète. Le ’tagging’ est partout sur tout les espaces publics et mobiliers urbains, envahit les médias, les galeries, la publicité, la mode et même la décoration intérieure ! Les graffitis quittèrent un temps les centres-villes, pour migrer toujours plus loin, vers les périphéries urbaines laissées à l’abandon, vouées à l’amnésie des instances politiques et sociales. Devenu “ un problème social en même temps qu’une expression d’un problème social ”, les pouvoirs publics durent légiférer sur cette pratique envahissante et indésirable, prendre des mesures énergiques pour effacer cette pollution visuelle et réprimer les auteurs vandales avant de comprendre, comme les institutions d’art, la leçon et les avantages à en tirer. L’art comme la conscience sociale ne se déplaçait plus vers la rue mais émanait d’elle.
La rue détient un pouvoir, celui des images. Les graffitis mettent un peu de vivant, de couleurs et de poésie dans l’univers morne et gris de nos cités en même temps qu’ils réveillent nos consciences assoupies. Ils font lien, établissent une cohésion sociale entre tous les groupes communautaires, là ou les politiques ont échoué. Cette génération en capuche, nocturne par nécessité, nourrie de jeux vidéo et sourde à tout ce qui ne sort pas de son mp3, reflète « l’esprit de son temps ». Les ’hooligans’, ont acquis un statut d’artiste, l’Art Urbain ou Street Art est devenu une catégorie de
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l’Art Contemporain et les municipalités forment leurs agents nettoyeurs à séparer le bon grain de l’ivraie, octroient des espaces ’privilégiés’ pour canaliser cette énergie créatrice débordante et anarchique. Mais s’il est devenu difficile d’interdire l’interdit, il est aussi mal aisé et mal séant de s’exposer, de se voir propulsé dans un système que l’on dénonce, alors que la rue ne paie pas et qu’elle a un coût. L’artiste doit vendre pour continuer d’exister, de créer et d’être accessible ; c’est la seule réalité. Les bad boys and girls, armés de bombes et de pochoirs, clament leur indépendance sous couvert d’anonymat mais sont toujours en attente de reconnaissance, celle de la liberté d’expression et d’une dimension esthétique de leur travail. C’est le paradoxe de la rue. Que voulons nous ? Après avoir refusé de voir et de croire que l’art était dans la rue, on crie à l’imposture, à la malhonnêteté quand des ’graffeurs’ s’exposent en galerie, répondent à des commandes publiques ou participent à des manifestations, sorte de grands happenings au terme desquels les ’spots’ amovibles, sont démontés et récupérés par les artistes, quand ils ne sont pas morcelés et vendus. Que désirent ces artistes ? Etre visibles partout, pour tous et créer en toute liberté. La rue est ouverte à toutes les expériences qui ne peuvent ou ne trouvent à s’épanouir dans les lieux habituels de l’art et échappent, pour un temps à toute tentative de les figer dans un discours. Elle est un passage, sa véritable nature, pour tous les acteurs du Street art. Mais est-ce une fin en soi et doit-on les y condamner pour ménager notre soif d’un mythe urbain et notre envie de ’purisme’ ? Il serait utopiste et faux de penser que les taggers sont tous sans culture ou formation artistique, sans atelier, et sans soutien logistique, financier ou institutionnel. De même, il serait dangereux et incompréhensible que cet espace de liberté qu’ils nourrissent de leurs œuvres soit leur prison et les prive de toute ambition artistique. « J’utilise l’art pour contester l’ordre établi, mais peut être que j’utilise simplement la contestation pour promouvoir mes œuvres » (Banksy). Phénomène socio-culturel, art populaire, le Sreet Art regroupe toutes les formes d’art réalisées dans la rue ou tout endroit public et s’étend du graffiti éphémère aux happenings sous toutes leurs formes, à tout ce qui questionne la ville et ses limites, art sociologique, contextuel, phénoménologique… Médiocre, vulgaire, sans savoir-faire mais trop technique, aux représentations stéréotypées, l’Art Graffiti ne devait être qu’éphémère. Cela fait près de 50 ans que l’on prédit son épuisement ou son atrophie par officialisation. Hors il ne cesse d’évoluer et d’inventer de nouvelles formes et de nouveaux moyens d’existence comme la poésie, la dérision, l’humour, le détournement… Certains ont développé des stratégies d’évitement, extrêmement créatives, ingénieuses etludiques pour échapper aux poursuites. Le Collectif France Tricot, CFT habille le mobilier urbain. Deux jeunes français, Kanos et Astro, inventent le ’Cellograff ’ et réinvestissent l’espace urbain, “ Le mur nait d’un rien, n’importe où ” ; l’artiste hongroise, Edina Tokodi,se sert de gazon et de mousses pour réaliser des graff naturels et écolo. L’anglais Paul Curtis, Moose, fait du ’Graffiti Inversé’ en écrivant au propre (lave) sur un mur sale. Un collectif en Lettonie exécute des pochoirs au karcher. L’espagnol Borondo, gratte la peinture des nombreux magasins fermés et laisse la trace fantomatique de scènes et de portraits de rue, “ Techniquement, tu es juste en train d’effacer de la peinture sur une vitre ! ”. Bad boys ou gentils graffeurs ? Ouvrons les yeux sur les murs réels et virtuels … Patricia Tardy
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" C’est au pied du mur, que l’on voit le mieux le mur"
JM. Bigard
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IncarcĂŠration, 186 x 150 cm, 2012
Herr Otto, 186 x 150 cm, 2013
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Lavabo, 186 x 150 cm, 2013
Jpeg, 186 x 150 cm, 2013
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Let’s go !, 186 x 150 cm, 2013
Mante religieuse, 186 x 150 cm, 2012
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Banlieue, 186 x 150 cm, 2012
Sus, 186 x 150 cm, 2012
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MĂŠtro, 186 x 150 cm, 2012
Père Lachaise, 186 x 150 cm, 2012
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Dieu existe Bien sûr ! dans son costume de maquereau la tête ailleurs dressé au-dessus d’un monde de violence brandissant la croix gardé par un molosse aux dents jaunes.
JMC
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La foi, 186 x 150 cm, 2013
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Chauffe eau, 186 x 150 cm, 2013
Chalumeau, 186 x 180 cm, 2013
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Squat, 186 x 150 cm, 2013
No drug, 186 x 150 cm, 2012
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Requiem, 186 x 150 cm, 2012
La secrĂŠtaire, 186 x 150 cm, 2012
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La roue, 186 x 150 cm, 2012
Angst, 186 x 150 cm, 2012
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Le passeur Une barque vide, un squelette en costume de pirate, peut être le capitaine du bateau, il est en uniforme, « du bist tot », « tu es mort », en allemand est-ce le prix à payer pour la traversée ? Le lieu est glauque, quelque part, entre la fin de la lumière et le début des ténèbres, sans haut ni bas, comme flottant. Un fleuve, une barque, un squelette, et le capitaine du gué, gardien de péage, devient l’accompagnateur d’âmes, assurant le voyage, le passage entre les mondes du vivant et du mort. Il en connaît les mystères et l’art de les déchiffrer ; il est la révélation de la sagesse aux hommes et le chemin de l’éternité. Premier ou dernier voyage, la barque, de Caron ou de Noé, suggère plus la faute que le bonheur. Cependant, elle semble solide pour favoriser la traversée de l’existence et des existences. Des chiffres sont tracés sur la coque, une date, un nombre, un code… Une barque empruntée à la mythologie par un défunt pour descendre dans le monde inférieur, traverser mille périls, serpents et démons, et parvenir de l’autre côté du fleuve, au monde des âmes mortes, au bout du chemin, à l’éternité. Et l’enfer commence dès que l’on met un pied dans le bateau, d’ailleurs ce n’est pas la bousculade pour prendre le large. Le chien est là pour en garder l’accès. Peut être le chien errant a enfin trouvé sa place, garder un bateau. Dans ce lieu glauque, quelque part entre aujourd’hui et un temps mythologique sans issu, hanté par les monstres de son époque, une énorme vis joue le rôle du serpent symbolique imaginé comme l’agent de transformations physiques et spirituelles.
Patricia Tardy
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Le passeur, 186 x 150 cm, 2013
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Pouvoir, 186 x 150 cm, 2013
Harcèlement, 186 x 150 cm, 2012
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Funambule, 186 x 150 cm, 2012
Esclave, 186 x 150 cm, 2012
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La mémoire tendue des camps et des prisons tendue à la déchirure, à la mort tendue par l’oppression devant des parcelles de vies oubliées.
JMC
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Barbélé, 186 x 150cm, 2012
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Ogm, 186 x 150 cm, 2012
Psychose, 186 x 150 cm, 2012
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Prise, 186 x 150 cm, 2012
Rosenbeet, 186 x 150 cm, 2013
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Jazz, 186 x 150 cm, 2012
Everything, 186 x 150 cm, 2012
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La kyrielle des nouvelles sanglantes soldats en armes casques bleus troupeaux de civils opprimĂŠs fuir, fuir, fuir, peut-ĂŞtre, le grand chantier du monde.
JMC
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Actualité, 186 x 150 cm, 2012
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Dope, 186 x 150 cm, 2013
Petit brun, 186 x 150 cm, 2012
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Feu rouge, 186 x 150 cm, 2013
Fuite, 186 x 150 cm, 2013
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RĂŠvolution, 186 x 150 cm, 2012
Echec, 186 x 150 cm, 2013
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Affiche lacérée le café fume encore l’arme est encore chaude les crocs aiguisent leur faim tous ces messages qui n’ont servi à rien.
JMC
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Luger, 186 x 150cm, 2012
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Off !, 186 x 150 cm, 2012
Picto, 186 x 150 cm, 2013
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Grain de café, 186 x 150 cm, 2013
Fish & Pit, 186 x 150 cm, 2013
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Mouton, 186 x 150 cm, 2012
Palissade, 186 x 192 cm, 2012
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Acte 1, 186 x 150 cm, 2012
Politiker, 186 x 150 cm, 2012
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Parapluie, 186 x 150 cm, 2010
Anar Murs Hommage à Ferré, Chérif et Geza J’aurais pu écrire “quand les murs murmurent” Rime facile Rime face mur Mais les murs ne murmurent pas Ils hurlent, gueulent et dégueulent, Ils éclaboussent Sang Couleur tagguée Violence de la vie Vie de la violence Face au mur thanatique Quand le tollé rance du petit bourgeois Middle class parano Remplace la tolérance D’un homo qui aurait dû être sapiens J’aurais pu écrire “quand les murs murent” Rime facile Rime rap du rappeur taggueur “rappeur ta gueulle, tes papiers” Quand les murs murent De Berlin à Gaza via Auschwitz Murs sans murmurs Murs de rumeurs - Taire la vérité Murs de la honte Murs de silence Murs de tromperie Murs de lamentations Murs de la “Santé” - Paradoxes pervers Murs psychiatriques De brique ou de camisole chimique Folie sociale
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Face au mur - Ne pas être pied au mur Dignité du désespoir de l’impasse Bête contre les murs ou Tête contre les murs Doigt d’honneur de Genet, Céline ou Bunker Victoire de Mandela Murs du mot à défaut de murs du son Parole contre discours Mur du non Mur de signes Mur de rime Mur de graffiti Mots jetés sur les murs Mots de scène jetés dans la Seine Sexe au pochoir Bombe godemiché Poing levé de celui dont la parole est murée ou Doigt d’honneur de l’ego narcissique noyé dans une mer d’indifférence Mère, impair et perd Jamais le tag ne sera un art officiel Quels que soient les Lang de pute Murs de l’existence Murs de la vie Murs de la révolte Murs murés dans la violence symbolique Murs de la (re)connaissance Jamais le rap ne sera un art officiel Quelles que soient les Petra(p) Gala Refus de l’instrumentalisation Par les forceps de la république Jamais le mur ne sera un art officiel Ni art modeste ni art moderne Mais art-chaïque Ancestral Tripal
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Marque du territoire Trace mouvante Devenue cible Au milieu des hordes
KRM Art de la symbiose quand la fusion a posé son interdit Interdit de la loi suprême Poing levé contre les Ben Laden et les Bush, les Microsoft et les Raffarin’ - T’as rien compris Zorro Point du jour Image phallique et sexe de l’orchidée Foin du savoir et de l’art institué Hymne à la vie Esssence des sens sans décence That’s not finished That’s beginning That’s (w)all
Brigitte Mouret 2004
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Traces de mémoire Sur mes cahiers d’écolier Sur mon pupitre et les arbres Sur le sable sur la neige J’écris ton nom
Paul Eluard, Liberté
La mémoire des murs Quand la voix ne se fait pas entendre, que le cri ne peut jaillir, que la parole est muselée on y crache sa rage. Quand l’amour se dresse l’exaltation des sens le goût de bonheur la fougue du désir y trouvent un peu d’éternité Quand l’injure monte à la tête elle est proférée d’un geste rapide loin des regards en sachant qu’elle n’est pas éphémère qu’elle peut résonner Quand l’enfermement édifie ses remparts la solitude muette le désespoir bâillonné y gravent leurs rêves de liberté Quand la provocation est une arme qu’il ne reste que les mots pour rester debout le mur est un appui Quand la révolte gronde les slogans font de la politique les appels font le désordre occupant les façades Quand le courage manque étouffé par la honte l’abjection et la perversité y trouvent refuge
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En dehors du monde du savoir et de la connaissance, en marge de la grande Histoire, d’autres archives, bien plus sauvages, racontent la vie des hommes. Notre mémoire collective n’est pas qu’immatérielle. Elle n’est pas non plus exclusivement cantonnée au sein des bibliothèques policées, inventoriée au cœur des pages parfaitement classifiées. Cette mémoire est aussi constituée d’éléments bien tangibles, des objets, des architectures, des paysages, des œuvres d’art. Une mémoire matérielle constituée des marques visibles d’un passé, d’une histoire, d’un cheminement. Avec un peu d’attention, on y décèle les manières de vivre, de penser, de rêver et d’aimer de ces époques qui nous constituent. Parmi ces traces résistant parfois à l’usure du temps, à l’érosion des vents et de la pluie et à l’entretien têtu, il y a celles, intentionnelles, des nombreuses voix anonymes ayant trouvé là un exutoire.
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Archéologie du quotidien Depuis l’Antiquité, les roches puis les murs abritent la mémoire des humains, de leur vie quotidienne. On y découvre une expression ludique, événementielle, revendicatrice, contestataire, amoureuse et poétique, apparaissant sous de multiples formes, qu’il s’agissent de symboles religieux, d’inscriptions militaires, de silhouettes humaines ou animales, ce peut être des dessins qui traduisent un mode de vie, des croyances. Certaines de ces traces sont porteuses de messages, politiques, souvent clandestins, illustrant des luttes, des oppositions, des combats.
En gravant son amour sur l’écorce d’un arbre, en dessinant sur un banc d’école ou en inscrivant sur un mur le témoignage de son passage, l’auteur transforme le support en un véritable pan de mémoire : mémoire collective, individuelle, mémoire des événements. Ces signes et ces traces font le lien entre différentes époques, dilatent un présent commun. Ils ont une grande importance archéologique car ils font partie, avec les textes épigraphiques, des témoignages écrits non littéraires, populaires, souvent très vivants et permettant de comprendre certains aspects inédits de ces sociétés anciennes.
Redonnons la parole aux murs Lieu de socialisation, lieu de formation de groupes, lieu de création, la rue parle, bouge et vit. La rue offre aux passants et aux publics des graphismes qui naissent puis disparaissent souvent au fil du temps, bien que certains défient les siècles. Dans les prisons de Dieppe ou de La Rochelle, les détenus ont gravé dans la pierre et le mortier les navires de leurs rêves de grand large, des trois mâts et des goélettes toutes voiles dehors. Encore aujourd’hui, ces dessins permettent de retrouver les architectures de ces bâtiments oubliées depuis des centaines d’années. Les ruines de Pompéi conservent de ces inscriptions à caractère politique, religieux, érotique ou pornographique. Mai 68 a été une époque extrêmement féconde. Les murs des villes, le mobilier urbain étaient les lieux de l’expression révolutionnaire avec ses formules, ses slogans et ses mots d’ordre dont le célèbre « Redonnons la parole aux murs ».
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Les « éraflures » de la vie Le terme graffiti, car c’est bien de cela dont il s’agit, est un mot italien dérivé du latin graphium qui signifie éraflure. Tous ces messages, sortes de « bouteilles à la mer », toutes ces voix anonymes témoignant de leur époque, de leurs émotions ou de leurs engagements sont autant de griffures sur le vernis de la vie. Ces accrocs superficiels dans le tissu urbain sont les mots de passe pour une autre vision, une autre compréhension. L’urgence, l’anonymat, l’interdit, la transgression obligent à une certaine pertinence. L’art de la formule est souvent au rendez-vous. Les inscriptions faites à la craie, au charbon de bois ou au crayon ne résistent pas longtemps. Celles qui ont été gravées ont traversé les siècles, malgré l’érosion et les multiples interventions humaines. Sous l’enduit, derrière les rénovations, à l’abri des regards souvent, elles continuent à diffuser leur message. Aujourd’hui, les murs, mais aussi les transports en commun, sont devenu le support de graffeurs patentés. La bombe aérosol a remplacé les « moyens du bord » et les préoccupations sont devenues très individualistes. Reflet d’une époque et d’un mode de vie, ces graffitis sont plus de l’ordre du visuel que d’une réflexion ou d’une pensée. Mais, il suffit d’être attentif pour débusquer ici ou là, inscrit, collé ou griffé, un mot, une phrase ou un dessin dont le sens nous interpelle, nous rappelle à l’ordre, éveille notre conscience, suscite la réflexion, provoque une émotion. Ces traces infimes et fragiles constituent une part de notre mémoire vive pour laquelle la périphérie du monde compte autant que ce qu’on nous désigne comme essentiel.
La mémoire mère de tous les arts Dans la mythologie grecque, Mnémosyne est la déesse de la mémoire, fille d’Ouranos (le ciel) et de Gaïa (la Terre). Elle a inventé les mots et le langage et c’est elle qui a donné un nom à chaque chose et donc la possibilité de s’exprimer. De son amour avec Zeus, sont nées les neuf Muses : l’éloquence, l’histoire, la poésie, la musique, la tragédie, la pantomime, la danse, la comédie, l’astronomie. Le mythe de Mnémosyne fait de la mémoire la matrice où s’inventent tous les arts et les savoirs humains. Les archives que constituent les graffitis sont des strates de notre mémoire collective et individuelle. Certains sont des œuvres d’art, littéraires ou plastiques, et on y retrouve souvent l’éloquence, la poésie, la tragédie ou la comédie de la vie. Tous ces auteurs anonymes dont les traces accompagnent l’histoire humaine sont un peu les enfants de Mnémosyne.
Jean-Michel Collet
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Zum Turm « Je m’isolerai de tout jusqu’à en perdre conscience. Je me ferai des ennemis de tout le monde, je ne parlerai à personne […] Comme je ne suis rien d’autre que littérature, que je ne peux et je ne veux pas être autre chose. »
« Ich werde mich bis zur Besinnungslosigkeit von allen absperren. Mit allen verfeinden, mit niemandem reden […] Da ich nichts anderes bin als Literatur und nichts anderes sein kann und will. »
Franz Kafka, journal intime, 1913
Zum Turm (à la tour) est une tour de 5 mètres de hauteur construite en bois. Elle symbolise et traite la vie de l’écrivain solitaire Kafka à Prague. Les murs extérieurs et intérieurs de la tour traitent à la fois la vie et l’homme intime Kafka. Zum Turm, appelé selon sa maison natale de Prague, est une peinture esprit du mur mise en volume. La tour est conçue en sorte qu’une seule personne puisse y pénétrer à la fois. L’étroitesse de la structure (2,25m2) a pour but de provoquer chez le spectateur une sensation d’enfermement et un sentiment de la solitude. Une porte basse de 1,20 m x 70 cm oblige le visiteur à se baisser. Une ampoule dans la tour crée une atmosphère de nuit.
Zum Turm, 150 x 150 x 500 cm, 2005 84
Elle éclaire en même temps une fenêtre de 1m x 1m avec ses vitres colorées. Ce lien avec le monde extérieur est située à une hauteur de 3,40 m. Un plancher ajouré divise Zum Turm en deux étages (soit 2,50 m) et diffuse la lumière. Les murs extérieurs parlent de la vie de l’homme Kafka. Les pictogrammes inventés par le duo d’artistes KRM symbolisent les quatre sujets de la vie de l’écrivain: le père, le bureau, la femme et son quotidien. Les traces font allusion à l’environnement de l’écrivain. Les murs intérieurs font parler l’écrivain intime à travers des extraits de la Lettre au père, de sa correspondance et de son Journal en version originale et en français.
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« Les hommes sont reliés entre eux par des cordes, et cela va déjà mal quand les cordes se relâchent autour de quelqu’un et qu’il tombe un peu plus bas que les autres dans le vide, mais quand les cordes cassent et qu’il tombe tout á fait, c’est horrible. » Une silhouette noire menaçante le poing levé fait allusion au père de Kafka. Il tient dans sa main une corde détendue qui relie les quatre murs de la tour. Pour l’écrivain la corde symbolise l’amitié, une corde qui se relâche autour de quelqu’un est pour Kafka une menace existentielle. Le chiffre 3 inscrit au dessus de la main du père fait allusion au premier appartement (numéro 36) de Kafka où il habitait. Les onze lettres de l’alphabet (A - K) dont le F est barré et le K est remplacé par une tête de mort coiffée d’un chapeau est une façon imagée d’exprimer que Franz, étant toujours angoissé par la mort a été nié par son père. On peut l’interpréter également en supposant que chaque lettre est une tranche de vie où le K situe la date de sa mort dans le temps alphabet. Le chapeau fait partie de l’image de Kafka. Des noms gravés dans le fond noir autour de la porte font partie de l’environnement social et familial de Kafka.
Le père, 500 x 150 cm, 2005 86
Le Arbeiter-Unfall-Versicherungsanstalt est le nom de l’assurance pour laquelle travaillait Kafka. La superposition des affiches propose une dynamique industrielle et économique (Nordboehmen, lieu de travail de Kafka). Kafka met au point un système pour protéger les mains des travailleurs du danger des machines de coupe. La main à six doigts montre le manque de sécurité des employés à son époque. La fenêtre est une métaphore de l’écrivain qui symbolise un lien entre l’homme intérieur et le monde extérieur. Kafka: « Qui vit abandonné et aimerait pourtant avoir quelques relations, (…) désire simplement voir un bras, un bras quelconque pour s’y accrocher – celui-là ne pourra indéfiniment se passer d’une fenêtre sur la rue. » Les vitres sont colorées et éclairées. Ce manque de transparence crée une impression de nuit. Kafka ne pouvait écrire que la nuit quand l’angoisse l’empêchait de dormir.
Le bureau, 500x 150cm, 2005 87
Cette façade traite le déchirement entre l’écriture et la femme désirée. « Le désir de préserver mon travail littéraire. Car je croyais ce travail menacé par le mariage (…) Le désir d’une solitude allant jusqu’à la perte de conscience. Je m’isolerai de tout jusqu’à en perdre conscience. Je me ferai des ennemis de tout le monde, je ne parlerai à personne. Comme je ne suis rien d’autre que littérature, que je ne peux et je ne veux pas être autre chose (…) Personne n’est là qui a une compréhension totale pour moi. Avoir quelqu’un qui a cette compréhension, comme par exemple une femme, cela voudrait signifier avoir du soutien sur tous les fronts, avoir Dieu. » Un jeu d’écriture prédomine ce mur où K. (comme Kafka) est présent comme dans ses romans. Une tête de femme dans l’apparence début 20ème situe le mur dans le temps.
La femme, 500 x 150 cm, 2005 88
Les trois mots Ich bin allein (je suis seul) expriment la solitude. Une affiche de spectacle intitulée Moise est rendue partiellement illisible par un rouleau d’une peinture blanche, on peut lire J’ai peur. L’affiche exprime á la fois la judéité et la passion de Kafka pour le théâtre. On peut supposer que J’ai peur est en relation avec Prague (Prag) puisque le nom de sa ville est inscrit à côté. Jeune homme déjà, Kafka accrochait une fleur rouge à sa veste pour exprimer sa pensée politique. Le chiffre 1914 situe l’époque dans le temps. L’image d’un insecte représente Gregor Samsa ou la métamorphose de Kafka.
Le quotidien, 500 x 150 cm, 2005 89
Kafka, écrivain praguois de langue allemande et de religion juive (1883 – 1924), est considéré comme l’un des écrivains majeurs du XXe siècle. Eternellement déchiré entre l’authentique vie et l’œuvre littéraire, incapable de trancher, reclus dans un quotidien médiocre étouffant de bureaucrate, dans un judaïsme rigoriste qu’il subit davantage comme un châtiment que comme une profession de foi et dans une famille difficile où il refuse la vie conjugale persuadé de rendre malheureuse l’épouse qui partagerait ses doutes. Kafka considérait l’écriture comme une nécessité profondément intime, comme s’il s’agissait pour lui d’« une activité atroce », qui impliquait « une ouverture totale du corps et de l’âme ». Pour Kafka, on devait écrire comme si l’on se trouvait dans un tunnel sombre, sans savoir encore comment les personnages allaient se développer ultérieurement. Avant sa mort, Kafka chargea par écrit son ami et exécuteur testamentaire Max Brod de détruire tous ses manuscrits. L’œuvre de Kafka est vue comme symbole de l’homme déraciné des temps modernes. D’aucuns pensent cependant que l’œuvre de Kafka est uniquement une tentative, dans un combat apparent avec les « forces supérieures », de rendre l’initiative à l’individu, qui fait ses choix lui-même et en est responsable. Dans la Lettre au père Kafka décrie son père comme dominant et prétentieux. Bien qu’il n’ait pas eu un rapport intense avec sa mère, il s’identifia fortement avec la famille de celle-ci, réputée intellectuelle et spirituelle.
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Sur les murs intérieurs de la tour, dans une demie obscurité, simplement éclairés par une ampoule, on découvre des extraits de la Lettre au père, de sa correspondance, et de son journal en version originale et en français.
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IntĂŠrieur I, 250 x 150 cm, 2005
Intérieur II, 250 x 150 cm, 2005
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Intérieur III, 250 x 150 cm, 2005
Intérieur IV, 250 x 150 cm, 2005
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“Il me semble d’ailleurs qu’on ne devrait lire que les livres qui vous mordent et vous piquent.” “Ich glaube, man sollte überhaupt nur Bücher lesen, die einen beissen und stechen.” Lettre à Oskar Pollack, Brief an Oskar Pollack, 1914
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“La creation est une douce et merveilleuse récompense, mais pour quoi? Cette nuit, j’ai vu clairement, avec la netteté d’une leçon de chose enfantine, que c’est un salaire pour le service au diable... Mais pourquoi, au-delà du remords, le mot final de ces nuits-là reste-t-il toujours : je pourrais vivre et je ne vis pas?” “...und ein nicht schreibender Schriftsteller ist allerdings ein den Irrsinn herausforderndes Unding… Das Schreiben ist ein süsser wunderbarer Lohn… der Lohn für Teufelsdienst... Es ist die Eitelkeit und Genussucht, die immerfort um die eigene oder auch um eine fremde Gestalt schwirrt.” Lettre à Max Brod, Brief an Max Brod, 1922
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“Impossibilité de supporter la vie en commun avec qui que ce soit.” “Unerträglichkeit des Zusammenlebens mit irgendjemandem.” Notitz, Notice, 1916
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“Cette zone frontière entre la solitude et la vie en commun, je ne l’ai franchie qu’extrêmement rarement, je m’y suis même établi plus solidement que dans la solitude véritable.” “Dieses Grenzland zwischen Einsamkeit und Gemeinschaft habe ich nur äusserst selten überschritten, ich habe mich darin sogar mehr angesiedelt als in der Einsamkeit selbst.” Journal Intime, Tagebucheintrag, 1921
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“Les hommes sont reliés entre eux par des cordes, et cela va déjà mal quand les cordes se relâchent autour de quelqu’un et qu’il tombe un peu plus que les autres dans le vide, mais quand les cordes cassent et qu’il tombe tout à fait, c’est horrible.” “Untereinander sind die Menschen durch Seile verbunden, und bös ist es schon, wenn sich um einen die Seile lockern und er ein Stück tiefer sinkt als die anderen in den leeren Raum, und grässlich ist es, wenn die Seile um einen reissen und er jetzt fällt.” Lettre, Brief, 1903
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“Les récits hassidiques sont les seules choses juives dans lesquelles je me retrouve tout de suite et me sente aussitôt chez moi indépendamment de mon état d’esprit; pour tout le reste, je n’y entre qu’à la faveur d’un coup de vent.” “Lediglich die chassischen Geschichten sind das einzige Jüdische, in welchem ich mich, unabhäging von meiner Verfassung, gleich und immer zu Hause fühle, in alles andere werde ich nur hineingeweht.” Lettre à Max Brod, Brief an Max Brod, 1917
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“Qui vit abandonné et aimerait pourtant avoir quelques relations, qui… désire simplement voir un bras, un bras quelconque pour s’y accrocher – celui-là ne pourra indéfiniment se passer d’une fenêtre sur la rue.” “Wer verlassen lebt und sich doch hie und da irgendwo anschliessen möchte, wer… ohne weiteres irgend einen beliebigen Arm sehen will, an dem er sich halten könnte, - der wird es ohne ein Gassenfenster nicht lange treiben.” Une fenêtre sur la rue, Das Gassenfenster, 1913
Franz Kafka, Klaus Wagenbach, 2002
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Les murs se souviennent toujours
RefrigĂŠrateur, 150 x 180 cm, 2008
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Madonna, 186 x 150 cm, 2007
Propaganda, 186 x 150 cm, 2007
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Les strates peintes du temps ont fait taire la rue les colères et les désirs se sont apaisés traces de vies communes et d’idées singulières mémoire abstraite.
JMC
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Spuren, 186 x 150 cm, 2006
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Momo, 146 x 245 cm, 2012
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Même si les deux artistes incluent dans leur travail le bruit de la grande ville et que leurs projets sont en rapport à des sites spécifiques, ils vivent et travaillent retirés de l’urbain, dans une usine désaffectée de France. Ce lieu de vie et de travail est à la fois un refuge, un lieu de collection et de stockage, un univers indépendant.
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Biographie Geza Jäger, née en 1974 à Düsseldorf, Allemagne. Chérif Zerdoumi, né en 1958 à Tebessa, Algérie. Avant leur rencontre au Salon des Indépendants à Paris Geza étudia l’histoire de l’art, les sciences culturelles et interculturelles, tout en montant sur scène comme chanteuse et artiste solo de performance. Chérif, tout en étant peintre et sculpteur dirigea une galerie d’antiquités. Les deux artistes vivent et travaillent aujourd’hui dans une usine désaffectée dans le Tarn, France.
Principales expositions 2002 2003 2004
2005 2006
2007
2008
2009
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Qui bouffe qui, fresque de 60 m² sur le Mur de Berlin, Allemagne Eine Kunst, Zwei Köpfe, Mauerbilder, KulturBrauerei, Berlin, Allemagne Performance, fresque de 300m2, ,Mauerpark, Berlin, Allemagne KRM, 15 Ans de la Chute du Mur de Berlin, Museum Leipzig, Allemagne KRM, Berlin 2002 / 2003, Théâtre Municipale de Castres, France De Boissezon à Berlin, Open Air Show, Quais Tourcaudière & Centre National Musée Jean Jaurès, Castres, France Potsdamer Landtag (parlement de Potsdam), Potsdam, Allemagne Galerie Saint Jacques, Toulouse, France Exposition & Action Murale, 19è festival de rue international, Ramonville, Toulouse, France K comme Kafka, Zum Turm, Centre d’Art Contemporain Abbaye de Beaulieu, France Galerie Marie Ricco, St Rémy de Provence, France Galerie Saint Jacques, Toulouse, France Vizcaya par Patrick et Sylvie de Mersseman, Nice, France CastanGalerie, Perpignan, France Centre d’Art Contemporain à cent mètres du centre du monde, Perpignan, France Galerie Saint Jacques, Toulouse, France Galerie Marie Ricco, St Rémy de Provence, France Galerie Memmi, Paris, France Bo, Paris, France Galerie Saint Jacques, Toulouse, France Galerie Ardital, Aix-en-Provence, France Galerie Marie Ricco, St Rémy de Provence, France Xavier Ronse Gallery, Mouscron, Belgique Contemporaryarte Pancaldi, Rome, Italie Les Fleurs du Mal, 1857-2007 par Charles Baudelaire, Galleria di Palazzo Bellarmino, Montepulciano, Siena, Italie Roland Garros, Paris, France Art 4, Couvent des Minimes, Perpignan, France CastanGalerie, Perpignan, France Galerie Saint Jacques, Toulouse, France Galerie DX, Bordeaux, France Anger, par CastanGalerie, France Galerie Pierrick Touchefeu, Sceaux, France Galerie Memmi, Paris, France Galerie Marie Ricco, Calvi, France Xavier Ronse Gallery, Mouscron, Belgique Drago Arte contemporeana, Palermo, Italie
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Gnali Arte, Verolanuova, Brescia, Italie Contemporaryarte Pancaldi, Rome, Italie Galerie Frédéric Storme, Lille, France lm Galerie, Paris, France Mise en Cène, CastanGalerie, Perpignan, France Galerie Saint Jacques, Toulouse, France Galerie Bel’Air, Saint Tropez, France Galerie Bel’Air, Genève, Suisse Galerie Depypere, Kuurne, Belgique Galleria artelibri, Cetona, Arezzo, Italie Tolstoj 100 anni dalla morte, Contemporaryarte Pancaldi, Rome, Italie Perlini Arte, Verona, Italie Artimpressaria, Paris, France Galerie Frédéric Storme, Lille, France Galerie Saint Jacques, Toulouse, France Galerie Marie Ricco, Calvi, France Maison du Roy, Sigean, France Galerie Bel’Air, Saint Tropez, France Galerie Bel’Air, Genève, Suisse Galerie Depypere, Kuurne, Belgique Contemporaryarte Pancaldi, Rome, Italie Sultan Gallery, Koweit KRM, Colette, Musée Richard Anacréon, Granville, France KRM, Cipre, Galerie Marie Ricco, Calvi, France Artimpressaria, Paris, France Galerie Frédéric Storme, Lille, France Galerie Saint Jacques, Toulouse, France Galerie Chaon, Granville, France Vibrations Totémiques, CastanGalerie, Château Royal de Collioure & Maison de la Catalanité, Collioure et Perpignan, France Galerie Bel’Air, Saint Tropez, France Galerie Bel’Air, Genève, Suisse Galerie Depypere, Kuurne, Belgique Contemporaryarte Pancaldi, Rome, Italie Marilyn Monroe 1962-2012 : tra mito e sensualità, Palazzo Albertini, Forli, Italie Norma Jane detta Marilyn Monroe, Contemporaryarte Pancaldi, Rome, Italie Galerie Bel-Air, Forte dei Marmi, Italie Della storia alla strada, Colagrossi, Kostabi, KRM, Trento, Italie Sultan Gallery, Koweit
La Galerie Roger Castang En 1996 Roger Castang crée au n° 4 de la rue Manuel une galerie “ MODE D’EXPRESSIONS ” spécialisée dans les peintres non conformistes des pays de l'Est et dans la photographie plasticienne d'avant garde. La dénomination Art Contemporain devenue à ses yeux obsolète, il parle dès 1999 d'Art Actuel qu'il définit dans un espace-temps comme l'Art du XXIème siècle. Il décide d'ouvrir en 2001 un autre lieu, la “ CASTANGALERIE ” au n° 3 de la place Gambetta, qui ne présente que des œuvres d'artistes vivants postérieures à 2000. La galerie organise plusieurs expositions par an dans ses murs, participe à de nombreuses foires d'art, mais ce qui intéresse le plus Roger Castang c'est d'investir régulièrement des lieux du patrimoine pour des mises en situation d'oeuvres de ses artistes. La démarche actuelle de la galerie est de se faire plaisir en découvrant de nouveaux talents et de les faire aimer par les collectionneurs.
Les Artistes de la Galerie JACQUES BOSSER BOBBY CARGOL ANDRE CERVERA THIERRY EVRARD GUY FERRER JOHANA FLATAU BALBINO GINER YVES HAYAT CLAUDIO ISGRO KRM LIONEL LAUSSEDAT PATRICK LOSTE PHIL MONK ARIEL MOSCOVICI 2NYSS ALEXANDRE NICOLAS FRANCOIS NUSSBAUMER PATRICE PALACIO ANDREJ PIRRWITZ ANATOLY POUTILINE LES PRITCHARD’S PIERRE RIBA SYLVIE RIVILLON SYLVIE ROMIEU TONY SOULIE JEAN SUZANNE
Je remercie, Chérif et Geza de s’être enfermés plusieurs mois dans leur usine atelier de Boissezon pour rendre possible cette exposition. Patricia Tardy et Jean Michel Collet qui pour la troisième année consécutive ont rendu une copie parfaite du sujet qui leur était proposé. Brigitte Mouret pour le poème Anar Murs qu’elle a écrit sur KRM en 2004. Elke Schulze, docteur en sciences et histoire de l'art, pour les bribes de textes que je lui ai empruntées. Laurent Coll pour l’aide inconditionnelle qu’il m’a apportée au niveau organisation et logistique.
Roger Castang
Commissaire d’exposition Roger Castang Textes Jean Michel Collet Patricia Tardy Elke Schulze Brigitte Mouret Crédits photographiques Geza Jäger Chérif Zerdoumi Maquette et impression stellarte@me.com © 2013, CastanGalerie,
tous droits réservés. CastanGalerie Place Gambetta, 66000 Perpignan rogercastang@orange.fr
Les messages des murs sont éphémères, aussi ordinaires qu’amusants, aussi impressionants que trompeurs, aussi anonymes que publics.
C O N S E I L G E N E R A L D E S P Y R E N E E S O R I E N TA L E S