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4 CHEMINÉES

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4 CHEMINÉES

4 CHEMINÉES

Je m’appelle Dora Monticello, je gère le restaurant La Caravelle, à Ponteau, derrière les usines de Lavéra. La famille y est depuis 1982. Mon père travaillait à l’usine et allait manger en bas, au milieu des cabanons. Il a vu un commerce qui se vendait. Ça fait 40 ans que je suis là. Je fais un plat par jour, mais je fais avec le cœur, ça c’est sûr. Avant c’étaient les ouvriers de l’usine qui venaient à midi parce qu’il y avait beaucoup d’entreprises qui travaillaient en soustraitantes de la raffinerie. Mais maintenant il y a les cantines beaucoup moins chères à l’usine. Du coup, je suis obligée de m’orienter vers les « touristes », je veux dire ceux qui ne travaillent pas ici…

D’ici on peut regarder vers la mer ou les usines : de quel côté tu te tournes ?

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Toujours vers la mer, bien sûr. Moi je suis une femme des nuages. Je regarde la mer et je cherche des messages dans les nuages, ou des formes. Et puis j’ai toujours mes petites cheminées, un petit coup d’œil à gauche sur les quatre, tous les matins. Chaque fois qu’on indique aux bateaux, on dit toujours “à côté des quatre cheminées”. C’est un repère pour les gens qui arrivent à pied aussi. Les sons des torchères je ne les entends plus, les sirènes encore moins, mais tous les mercredis, ça sonne. Je n’ai pas peur des usines, j’ai peur des vagues. Le bruit des vagues c’est un vacarme, et la mer, oui, ça rentre. La mer, c’est comme les avalanches en montagne.

Tu as eu peur d’être chassée de ce lieu ?

Un jour, j’ai fait un rêve. j’étais allongée sur la plage et il y avait des cabanons qui avaient disparu sur le littoral, qui avaient des trous à la place, il y avait du sable blanc et plein de gens venaient par la mer en bateau, plein de petits bateaux. Et le restaurant était couvert d’or, on le voyait de loin, à l’horizon, on voit un truc qui brille comme un trésor. Dans ma tête j’ai dit : ici, c’est un trésor à défendre. On a eu pendant plus de 30 ans un conflit avec le Port autonome parce qu’ils disaient qu’on était sur le domaine public maritime. Et après avec Naphtachimie aussi. Eux c’était parce qu’on était trop proche de l’usine, pour la loi Seveso. On s’est battu, la mairie aussi, et un jour on nous a dit qu’on était amnistié par la Cour européenne des droits de l’homme. Mais je pense que s’il n’y avait pas eu les usines, il y a un moment qu’on aurait mis des grands hôtels de luxe.

Comment tu t’imagines cet endroit dans 20, 30 ou 40 ans ?

J’ai souvent vu des usines être démontées, remontées, partir et revenir. Ça se démonte très vite, j’étais surprise de ça. Moi je pense que ça partira. La réglementation, se mettre aux normes, ça revient plus cher que de fermer.

Est-ce que les questions liées à la pollution ou à l’environnement sont des choses qui t’inquiètent ?

Non, pas du tout : on mute ! On mange bio, on se préserve, on met les masques ici et là. Mais on ne s’immunise pas. Je pense qu’il faut affronter, qu’avec le temps on va se faire à tout. On aura peut-être des plus petits nez, mais la vie fera qu’on va évoluer. En ce moment, les incendies, les éboulements, les raz de marée, tout ça : la terre tremble. Moi je suis très croyante, la nature nous envoie des signes qu’il faut écouter mais qu’on n’entend pas pour l’instant. Il faut que les usines arrêtent de polluer l’atmosphère, c’est sûr, mais l’humain doit faire de sacrés efforts. On retrouve des couches culottes, des bouteilles vides dans la mer, ça ce n’est pas l’usine, ça c’est les gens. Les usines, on en a eu besoin, on a travaillé avec, on a mangé avec. C’était une évolution, c’était le modernisme la vie comme ça, mais quand même l’humain.

Thierry Serin, j’ai bientôt 51 ans, 25 ans de carrière dans l’aéronautique chez Dassault. Je suis issu d’une famille qui habite le quartier des Serins à Saint Julien les Martigues, dans l’arbre généalogique, on remonte jusqu’en 1600. Mon père a toujours été passionné par l’agriculture, avec l’idée qu’elle peut rendre heureux, mais que ça ne nourrit pas son homme. Dans la pétrochimie, on n’arrête pas l’usine la nuit. Beaucoup de gens faisaient les quarts, du coup ils avaient du temps la journée, ils travaillaient des terres, ils avaient des vignes. J’ai grandi avec les idéologies de mes deux grands parents : du côté paternel qui habitait à Saint-Julien avec la culture agricole et la pétrochimie. Et du côté maternel, la culture Dassault. L’agriculture, ce n’était pas trop mon truc quand j’étais jeune. Je préférais la technologie, le monde moderne.

Comment es-tu passé d’ingénieur chez Dassault à paysan-boulanger?

Je travaillais sur des avions d’armes pendant une douzaine d’années. Ça me dérangeait, j’ai demandé à basculer sur les avions civils. Pour cela, j’ai dû travailler temporairement aux États-Unis. Là-bas j’avais pris l’habitude de faire mon pain. Ici, on est à cinq kilomètres de Martigues, cinq kilomètres de Sausset. Donc quand on est de Saint-Julien ou de Saint-Pierre, il faut qu’on fasse dix kilomètres pour aller acheter du pain. Un jour les amis, la famille m’ont demandé en rigolant : tu ne veux pas faire du pain ? Ok je fais du pain mais je fais ma propre farine pour ne pas dépendre d’un contrat, d’un meunier. C’est parce que j’étais le fils de Jacques qu’un des paysans du coin m’a prêté un bout de terrain. Par ce retour à la terre, j’avais envie d’œuvrer dans un monde qui nous détruit, qui nous alimente mal. L’idée, c’était de participer à ce phénomène nourricier, de basculer vers l’agriculture au travers du pain. Aux États-Unis, on a souffert du manque de transparence. Quand on allait acheter des choses, on ne savait jamais ce qu’il y avait dedans. Ici ce qu’on plante, c’est essentiellement des variétés anciennes de blé, ce qu’on appelle des blés de population.

C’est un blé au même titre que vous et moi, singulier. Les blés conventionnels, ce sont des clones d’un même produit. Ça fait partie du cahier des charges des semenciers, une variété doit avoir les caractéristiques identiques au sein d’un même lot. Souvent, ces variétés-là sont cultivées loin de chez nous, donc pas forcément adaptées. Il n’y a pas plus moderne qu’une variété ancienne car elle développe des caractéristiques qui vont s’adapter au milieu. Comme nous, qui transmettons nos solutions d’adaptation aux générations suivantes.

Comment tu t’imagines ce paysage dans 50 ans ?

Les cheminées de Ponteau, je les ai toujours vues, c’est un symbole de mon enfance. Je trouve que c’est un décor qui n’est pas incompatible avec l’agriculture. Peut-être que si elles crachaient noir en permanence comme celles de Lavéra, je le vivrais différemment.

Chacun fait les choses à son échelle et en son temps. Et les mondes doivent cohabiter. Si on devait passer à un autre monde du jour au lendemain, on ne passerait pas. Donc là, on est à un passage.

Aujourd’hui, il y a des zones industrielles qui ne sont plus exploitées. Ce serait bien qu’on aille végétaliser ces zones. Il y a énormément de plantes qui sont capables de dépolluer les sols, ça pourrait être des alternatives. Et je rêve que ce vallon agricole reste et demeure agricole parce qu’aujourd’hui, c’est ce qu’on a de mieux à proposer. Moi je mise sur le végétal, le vivant, parce que c’est ce qui permet de préserver les espèces. Dans les solutions d’avenir il y a l’utilisation des terres qui pourraient être nourricières pour le photovoltaïque. Je suis conscient que si on n’a pas d’énergie, c’est compliqué, qu’on en a besoin aussi pour le tracteur, mais ce n’est pas ce qui nous fera manger.

Je m’appelle Sophie Bertran de Balanda. J’ai travaillé sur ce territoire pendant plus de 40 ans en tant qu’architecte de la ville de Martigues, urbaniste et à la fin de ma carrière en tant que directrice de la culture.

Ton histoire personnelle est aussi intimement liée à celle de la pétrochimie ?

Je suis liée à la pétrochimie de par mon père qui était cadre à Naphtachimie. Mais dans ma famille, il y a plusieurs strates d’industriels des quartiers Nord. Les usines Rio Tinto à l’Estaque, une usine d’huiles et graisses dans la rue Peyssonnel… avec l’industrie je peux composer un territoire familial.

Quels souvenirs as-tu d’enfant de ce monde industriel ?

C’était très paternaliste. Il y avait un journal qui s’appelait Naphta Gazette dans lequel il y avait aussi toujours une part pour les enfants. Aussi, on faisait du sport pour trois fois rien. C’est grâce à eux que j’ai appris à nager. Ils organisaient des vacances en URSS avec tous les enfants de la chimie, enfants d’ouvriers et de patrons confondus. J’y suis allée une fois. Ou encore, avec ma famille, nous allions souvent rendre visite aux ingénieurs qui habitaient Lavéra. Toutes les maisons étaient les mêmes, toutes étaient très confortables. Il y avait une forme de sociabilité assez exceptionnelle et l’industrie apportait énormément de services aux familles. Il y a aussi un souvenir qui me revient souvent, qui m’a bouleversée. Un jour, mon père est revenu à la maison avec une expérience. Je devais être petite. On est au début des années 60. Il est arrivé avec une dizaine de gobelets en plastique. Ca n’existait pas.. Ça m’a semblé le futur d’un truc extraordinaire. Y repenser me fait à chaque fois réfléchir sur ce qu’on appelle innovation…

Comment ce monde se transforme avec l’apparition des zonages Seveso en 82?

La question de l’explosion des usines était un sujet permanent pour les enfants et les parents de Lavéra, déjà avant Seveso. Par contre, au début des années 80, les industriels ont vendu les maisons ouvrières aux ouvriers. Les villas d’ingénieur, elles, après chaque départ, ont soit été démolies, soit utilisées comme services liés à l’industrie.

Toute cette histoire un peu magique de ce monde idéal, paternaliste, de l’industrie a commencé à se fissurer, en tout cas à se transformer. Et les ingénieurs sont venus habiter à Martigues. Ils ont fait le choix aussi de s’éloigner sensiblement du site industriel. A la ville, on a dû apprendre à travailler avec ces cercles, ça a permis de formaliser le rapport au risque et ça a créé des réserves foncières qu’on regarde aujourd’hui comme intéressantes parce que protégées de l’urbanisation.

Quel rapport aviez-vous au risque ?

Avant l’explosion à la Mède en 92, les ouvriers réclamaient avec des pétitions l’extension du lotissement de Lavéra, pour que leurs enfants puissent venir. En 92, il y a eu six ou sept morts. Ça a marqué un tournant plus important que les zonages Seveso. J’étais d’astreinte ce jour-là. J’ai dû me rendre sur place. Les syndicalistes attendaient, on ne savait pas qui était mort dans les torchères.

La ville, dans sa forme politique, était ellemême impactée. On ne le savait pas encore. En voyant la tête des gens, je me suis rendue compte que travailler dans l’industrie, c’était sacré. Une appartenance singulière. ça m’a frappée et en même temps, je les connaissais tous, ces visages. Je les avais tous vus dans mon enfance.

Quel regard as-tu aujourd’hui sur ce monde industriel ?

Ce projet industriel a quand même marqué le XXe siècle et on ne sait pas encore ce que nous en 23, ce qu’on va faire au XXIe siècle avec cette cette forme industrielle. C’est ce que j’ai tenté de questionner dans mes écrits, à travers mon poste de directrice de la culture. On sent qu’on rentre encore dans une nouvelle histoire. Je ne sais pas comment elle va s’écrire, mais il y a une nouvelle histoire. Ce qui est sûr, c’est que l’histoire des dépôts de pétrole Lavéra des années 30 à la situation actuelle, c’est une histoire en continu qui tourne autour de la transformation du pétrole, de la création du plastique et de l’ampleur de l’usage du plastique dans nos dans nos vies actuelles. On est dans une période où il faut connaître cette histoire industrielle. Elle laisse des marques dans le sol qui sont indélébiles. L’Industrie doit être autre chose demain. On sait que ça ne peut plus continuer. Il faut être inventif, en absorbant toutes ces mémoires, et la mémoire du sol et ce qu’on en a fait, la mémoire des gens qui ont vécu, qui sont morts, qui ont été malades. Ne rien oublier pour faire une bifurcation.

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