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Partir… à Freyr l’ailleurs est ici

DOSSIER ÇA SE PASSE À FREYR !

Partir… à Freyr

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L’ailleurs est ici

PIERRE GUYAUX

Chaque fois, j’éprouve ce même sentiment quand je passe du temps à Freyr. L’impression d’être parti. Pour une journée ou deux, c’est pareil. Je m’envole vers un autre monde, je sens une rupture avec mes différentes vies – le travail, les amis, la musique, la ville et ses lumières. Ces vies que j’aime, mais dont le rythme est souvent trop effréné. Alors, quand j’atterris à Freyr, s’ouvre un horizon, une fenêtre où le temps, l’espace et la perception que j’en ai, changent.

Pierre Guyaux, Pablo Recourt et Florian Castagne – Reflet d’amitié sur fleuve troublé – Tête du Lion (Freyr), septembre 2021 Depuis cet été, j’ai décidé de prendre de la distance avec mon travail. J’ai besoin de prendre du temps pour moi après en avoir beaucoup donné aux autres. Être travailleur social dans les quartiers populaires de Bruxelles, y accompagner des jeunes en marge du système, fut particulièrement éprouvant en ces derniers temps confinés. C’est une prise de recul pour me retrouver, et je le crois, à terme, remettre de l’énergie pour et dans le collectif.

Dans ce temps qui s’ouvre, j’ai décidé de passer l’automne à Freyr 1. Pas un jour, pas deux jours, mais trois mois. Me poser là, dans ma maison roulante, et prendre le temps d’y vivre, d’y grimper, d’y chanter. Accompagné par la saison changeante, les feuilles orangées et la Meuse qui

1 - En vrai, j’y serai quatre à cinq jours par semaine. Car c’est éprouvant physiquement, mentalement de grimper à Freyr, mais aussi parce que je veux prendre du temps avec mes proches, mon amoureuse…

Ardennes & Alpes — n°210

Karel Downsbrough © 2021 coule imperturbable, je veux saisir l’essence de ce lieu magique. C’est un projet qui, étrangement, crée la surprise: «Quoi?! Tu vas passer trois mois à Freyr alors que tu pourrais partir vers les falaises du sud: Siurana, Buoux, Kalymnos… quelle idée!». C’est comme si, à notre époque, l’originalité d’un voyage devenait inversement proportionnelle à son éloignement. J’aime observer et participer à l’étonnement en découvrant l’ailleurs… ici!

La question du voyage m’est particulièrement présente depuis quelques mois, depuis que j’ai décidé de m’accorder une pause, et peut-être plus encore depuis les récents confinements. Tout Occidental privilégié que je suis, j’ai été pris de vertige devant le champ immense des possibles: partir loin, avoir de l’ambition, «réaliser quelque chose »…, pris de considérations existentielles telles que «c’est maintenant ou jamais…». Bref, j’ai voulu creuser et questionner cet élan «qui va de soi ». Et petit à petit, naturellement, est né le désir de partir « ici », juste à côté. Dans cet élan réflexif, la lecture de La vrai vie est ici de R. Christin m’a grandement nourri. «L’ailleurs est ici» ne cesse de résonner dans ma tête, comme un mantra, une évidence simple. (Re-) découvrir Freyr est devenu cette évidence simple.

Au risque de digresser, et parce que je ne peux me résoudre à une simple expérience poético-esthétique, bien qu’importante, je ressens le besoin de poser un sens politique, de défendre une façon de voir le monde et de nourrir une direction qui me semble juste pour la Terre et les êtres humains qui l’habitent. Il est, je le crois, grand temps de re-nourrir le voyage, l’expédition, l’aventure comme manière d’être monde. Ici comme ailleurs, en prenant le temps d’avoir le temps, d’ouvrir les yeux, de regarder au-dehors et au-dedans de nous-même. Grand temps, par-dessus tout, de déconstruire « l’aventure » formatée par la société capitaliste dont l’imaginaire borné occulte la beauté des choses simples. Car le monde de l’escalade n’y échappe pas. Voyez ces grosses productions primées lors du «Reel Rock Tour» et autres « Banff Mountain Festival » qui, sauf exception, rendent surtout hommage à la prise de risque, aux images extrêmes dans les derniers lieux reculés de notre planète. C’est comme si tout avait déjà été fait, mais qu’il fallait trouver encore plus original pour garantir le spectacle dans une société qui s’ennuie. Cela, au détriment des aventures humaines, des réflexions sur l’existence, des rencontres (de soi et des autres) qui font selon moi la plus belle part de nos passions verticales (et horizontales). Ces images, consciemment ou pas, nous poussent à rêver d’ailleurs lointains et entretiennent l’idée qu’il faut dépasser les limites. Les nôtres et celles de la Terre. Ajouter à cela le renforcement des normes dominantes liées aux genres, aux races, aux classes sociales… Mais là sont d’autres vastes sujets qui méritent de plus amples réflexions. Cela étant dit, il serait malhonnête, des suites de ce regard critique, de ne pas rendre hommage aux camarades qui résistent, créent et vivent leurs aventures et m’inspirent par ailleurs. Ils participent à la création d’imaginaires, ouvrent d’autres possibles d’où peut émerger l’espoir de ne pas voir les aventures dériver vers des spectacles vides. Je pense ici à Pablo et son tour de

Je ressens le besoin de poser un sens politique, de défendre une façon de voir le monde…

Dans ce temps qui s’ouvre, j’ai décidé de passer l’automne à Freyr. Pas un jour, pas deux jours, mais trois mois.

Karel Downsbrough © 2021

France des sites d’escalade à vélo; à Seb, Baptiste et leur équipage qui prennent le temps du vent pour gagner les falaises du Yosemite. Peut-être sont-ils/elles inspiré(e)s par les expéditions de Sean et Nico en Arctique? Mais il y a aussi à Jeff et la construction d’un voilier sur les rives de la Meuse pour partir avec les jeunes du coin. Enfin, une petite pensée aussi pour l’ami Flo dont le mode de vie, à moitié nomade, m’inspire ce que le voyage à d’une manière d’être au monde. Dans le temps, la présence, ici et ailleurs.

Finalement, quant à moi, partir à Freyr, c’est prendre le temps et le parti d’une aventure ici. C’est le désir d’explorer l’ampleur de ce que Freyr a à offrir en termes d’escalade. Tout(e) grimpeur·ou grimpeuse qui y a passé du temps sait que c’est en y allant régulièrement que l’on dépasse les appréhensions qui font la réputation de ce site. Que c’est en y allant souvent que l’on se libère et que l’on peut exprimer sa plus belle escalade. C’est vrai en général pour la pratique de l’escalade en falaise, mais je pense que ça l’est particulièrement à Freyr où le style impose audace, équilibre et sangfroid. Trois mois, c’est le temps de commencer doux, de visiter les classiques, de se remettre en forme et pourquoi pas d’enchaîner un joli projet. Si j’ai cela en tête, je garde surtout le désir d’habiter ce lieu, de le vivre, mais avant tout, de partager ces cordées d’amitiés tissées au fil des années.

PIERRE GUYAUX

Pierre Guyaux – Remise en forme dans «Tartine de Clou» (7B) Al Lègne (Freyr), septembre 2021

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