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Rocathlon

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DOSSIER ÇA SE PASSE À FREYR !

Rocathlon

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JONATHAN VARD

18 septembre, 4h30. Le réveil rompt le silence pesant de la forêt de Freyr. Ça fait déjà plus d’une heure que l’on se retourne sans arrêt, que nous ne dormons plus. Dans l’air froid et humide, ça sonne comme lors d’un départ en montagne. On les connaît, ces réveils nocturnes permettant de rallonger les jours, de profiter des bonnes conditions de neige et de glace, d’éviter l’orage.

Nous nous réveillons pour entamer la troisième partie du Rocathlon, pour courir les 101 kilomètres qui nous séparent de l’arrivée, qui permettront de relier Freyr à Bruxelles. Mais d’où vient cette idée d’un triathlon tourné autour de Freyr? Remarquez, tout tourne toujours autour de Freyr, épicentre de l’univers.

Le Rocathlon est un défi fou né de discussions sur les plus belles falaises de Belgique, alors que le confinement nous pèse à tous. Milou et moi imaginions courir jusque Freyr, grimper et rentrer de la même manière. On se le projette plusieurs fois, on le partage. Puis, un jour, nous décidons de fixer une date, d’organiser ce défi et d’embarquer nos proches. Il en sort un challenge sur deux jours, départ à vélo de Bruxelles et escalade de la Transfreyrienne (450m TD+) le premier jour, retour en courant le lendemain. Nous l’imaginons comme une course de haute montagne, à domicile. Le bonheur d’un défi à côté de chez soi est de pouvoir y embarquer nos amis, nos parents, nos proches qui ont pu vivre ces deux jours avec nous. Milou et moi, nous avons l’habitude des ascensions scabreuses, des journées éreintantes. Nous formons une cordée joyeuse, quoi qu’il arrive. Mais cette fois, nous allions avoir besoin d’aide. D’une part, logistique. Transporter nos vélos, notre matériel d’escalade et nous ravitailler. D’autre part, il nous faudra un support mental. On a beau se sentir fort, nous savions que les nombreux kilomètres de course à pied allaient peser sur notre cordée. C’est pourquoi, la réalisation de cette aventure-là n’aurait même pas été envisagée sans l’aide de celles et ceux qui nous ont soutenus, ravitaillé, accompagné, filmé, ont embarqué nos affaires, transmis les infos, ont applaudis, crié, chanté, conduit ou, simplement, pensé à nous. Le Rocathlon, c’est avant tout deux amis qui se sont lancés, les 17 et 18 septembre

Milou et moi imaginions courir jusque Freyr, grimper et rentrer de la même manière.

2021, dans 36 heures d’efforts. 102 km de vélo, de Bruxelles à Freyr ; 450 m d’escalade dans la Transfreyrienne; 101km de course à pied de Freyr à New Rock (Bruxelles). Retour sur le départ, vendredi 17 à 8h, kiosque du Bois de la Cambre (Bruxelles). Louise m’y dépose et récupère Félix, notre reporter, et Hélène. Sur place, Xavier, qui aura minutieusement créé les parcours vélo et course à pied, Martin, Max et Romain sont sur leur vélo, prêt pour nous accompagner pour la première étape. Le décompte commence: nous nous donnons 36 heures pour boucler cet aller-retour Bruxelles-Freyr, nuit comprise. Félix nous filme sur le départ, Xavier passe devant, il est notre guide cycliste. Et tout de suite, l’aventure prend l’allure d’un moment de partage. Les kilomètres défilent, jusqu’au moment où Romain ne nous suit plus. Il n’a pas l’habitude de rouler, mais tenait à être présent. Tenance, il fera la suite seul avec son GPS. Devant, Xavier, Martin et Max s’alternent pour nous tirer, nous roulons dans leur roue en peloton. Kilomètre 80, j’essuie une première crevaison. Et, n’étant pas cycliste, ayant emprunté un vélo deux jours avant le départ, je n’ai rien d’autre qu’une pompe. Heureusement, Milou sort une chambre à air neuve et très vite nous redémarrons. Jusqu’à ce que l’autre pneu crève à son tour au kilomètre 90. Ce n’est pas possible, l’étape «simple» du Rocathlon met déjà nos nerfs à rude épreuve. Notre dernière chambre à air est déjà trouée. Nous tentons une rustine, qui prend et tiendra les 10 derniers kilomètres. Finalement nous arriverons au sommet de Freyr à 12 h 45. Soit 45 minutes plus tard que prévu. Il est temps de manger et de troquer nos habits de cyclistes contre nos plus beaux leggings. Nous feuilletons frénétiquement le topo de Freyr, tout en avalant quelques morceaux de pain, jusqu’à dire «Il faut y aller». À 14h, nous descendons vers le haut de l’Al Lègne, avec une heure de retard sur notre planning idéal. Et déjà, nous démarrons dans la mauvaise longueur. Un classique qui ne nous amuse guère pour une fois. Nous perdons un temps considérable dans une longueur censée être des plus simple. Ça ne fait rien, on y va et on attaque les traversées. C’est

superbe. Pour un instant, nous sommes seuls, à deux pas du sommet, tout là-haut à tirer des longueurs vers la gauche. Nous rejoignons vite ce surprenant passage en artif’. En tête, j’y trouve vite un déroulement logique et répétitif. La longueur est composée d’une série de têtes de boulons qui dépassent d’un rocher lisse espacées d’un mètre. J’y cravate un cablé, passe ma corde dans une dégaine et m’y vache avec une autre. À l’aide d’une sangle de 120, je me fais un étrier qui me permet de passer de l’un à l’autre avec aisance, sans me fatiguer. Au bout de la longueur, un dernier gros nuts rentre parfaitement dans le trou à côté du relais, j’opère de la même manière. Puis Milou me mouline pour la première descente avant de s’engager lui-même dans cette belle longueur ludique, avec la même aisance. Les longueurs qui viennent s’enchaînent facilement dans un itinéraire pas toujours simple à décrypter. Nous croisons toutes les longueurs mythiques de cette magnifique paroi qu’est la face sud de l’Al Lègne, jusqu’à arriver en terrain inconnu. Une longueur entière en désescalade, surprenante, mais évidente. Et une superbe traversée, plein gaz, menant au «Jurassic». Ah, nous voilà enfin au frais, à l’ombre et dans les arbres. C’est à cette longueur que Milou me rejoint, un peu à bout. Il nous en reste trois, et cela fait plus de quatre heures que nous sommes dans cette voie; déshydratés, fatigués et, au loin, nous entendons déjà le bruit des amis qui débarquent. Nous avons hâte de les rejoindre, de partager un moment. Mais d’abord, nous devons en finir avec ce bout de caillou. Milou part en tête, traverse la vire du «Jurassic» et s’envole dans «Le Pape», de retour au soleil. Lorsque je le rejoins, nous entendons des encouragements. Ils sont là, depuis le haut de l’Al Lègne, ils nous scrutent, nous encouragent. Je distingue même un enfant. David, Laura et Fauve nous regardent progresser dans leur terrain de jeu. Alors que le jour offre ses dernières lueurs, Félix nous filme au drone bourdonnant. Nous sortons après 5 heures et demie d’escalade et 4 heures trois quarts de vélo. Éblouis et émus par la beauté de l’instant, nous nous félicitons de cette première journée. Nous courrons rejoindre nos amis. Tout le monde est là, devant le local du Club Alpin. Le barbecue est déjà chaud, on nous accueille, nous questionne, nous félicite. Beaucoup n’en reviennent pas de la journée qui nous attend encore. Mais d’abord, avant d’envisager la suite, nous partageons ce moment. Après une bière et beaucoup de pâtes, nous faisons le point avec Louise et Nathalie pour les ravitaillements du lendemain. S’assurer que tout est en ordre, que nous aurons bien de quoi boire et manger régulièrement. Mais rien ne nous laisse imaginer le soutien auquel nous aurons droit. Rien ne laisse présager l’engouement à venir. Peut-être les quelques regards éblouis lorsque nous disons bonne nuit, peut-être les quelques messages d’encouragements qui tomberont le soir et la nuit. Quelques heures plus tard, alors que nous sortons de nos sacs de couchage, quelque part dans la forêt de Freyr, notre franc tombe. Nous sommes samedi 18 septembre, sur le départ de 101 kilomètres de course à pied. La fatigue de la veille est encore bien présente. Nous préparons nos sacs, avalons quelques pâtes, encore, puis démarrons ce dernier morceau de l’aventure Rocathlon. À la lueur des frontales, nous descendons sur la Meuse et la longeons jusqu’à Dinant. Très vite, nous nous rendons compte que la poche à eau de Milou est trouée. Heureusement, il ne s’agit que d’un petit trop tout en haut. L’eau en sort doucement, mouillant tout son dos en continu. Ça ne fait rien, nous avons déjà chaud. Les kilomètres déroulent, le soleil se lève, nous attaquons nos provisions, rangeons nos frontales et nos pulls, jusqu’au 32e kilomètre où Nathalie et Félix nous attendent pour le premier ravitaillement. Nous ne les voyons pas, nous sommes sur un Ravel et leur route croise la nôtre juste au-dessus de nous, ils sont sur le pont, à quelques mètres. Ils nous lancent de quoi boire et manger, nous envoient un peu d’énergie. Nous les verrons physiquement dans 12 kilomètres. Déjà, nos corps commencent

à marquer la fatigue, les douleurs se pointent brutalement dans nos jambes, le ventre de Milou s’exprime de façon désagréable lorsqu’il avale une gaufre. Nous continuons, ravitaillement au kilomètre 44, puis au 58e. Enfin une vraie pose, cette fois ce sont mes parents et mes beaux-parents qui sont présents, ainsi que Félix, Élise et Louise. On est accueilli comme des héros, mais nous avons à peine passé la moitié. Nous mangeons des nouilles chinoises et buvons jusqu’à plus soif. Puis, après 30 minutes d’arrêt, nous relançons les jambes, non sans mal. Mais quelle équipe ! Jules, Tania et Élise embarquent avec nous pour les prochains 11 kilomètres, à vélo et en courant. Les kilomètres les plus rapides du parcours, et les plus faciles à enjamber grâce à leur énergie. Nous avançons à du 5 minutes et demie du kilomètre, alors que nous étions coincés sur du 6 minutes juste avant. Finalement, cette belle équipe nous quitte pour préparer notre arrivée à Bruxelles. À nos corps, déjà endormis par l’endorphine, se joint notre mental qui chute au moment d’engager le kilomètre 70 et de quitter les alentours de Villersla-Ville, où Nico ainsi que le frère de Milou et ses neveux étaient venus nous supporter. C’est avec un immense bonheur que nous échangeons quelques mots avant le désarroi. Louise et Louis tentent de nous suivre à vélo dans des petits chemins trop escarpés, et nous nous retrouvons de nouveau à deux sur un terrain des plus fatigant, entre Villers et Lasne. Nous marchons dans les montées et nous laissons doucement aller dans les descentes, nous n’échangeons plus un mot. Si ce n’est «on marche», «aller», ou quelques râles venus des profondeurs de nos corps usés. Finalement, Louis réapparaîtra de nulle part avec son vélo et nous tiendra la conversation jusqu’au ravitaillement du kilomètre 80. Nous nous effondrons.

«Qu’est-ce qui vous ferait plaisir?». Nous répondons en chœur: «un lift pour Bruxelles». Si nous étions rentrés dans le dur au kilomètre 30, cette fois nous sommes dans une nouvelle dimension inconnue. Pas de douleur, mais un état de paralysie, le corps entier qui crie «stop» et la tête qui essaye de pousser. Mais rien, rien qui ne justifie l’arrêt, pas de douleur prononcée, plus faim, plus

soif et la tête qui force à courir, à boire et manger. Louis propose de continuer à nous accompagner à vélo jusqu’au prochain et dernier ravitaillement. Un soulagement pour nous, mais encore un bel effort à affronter. Désormais, ce n’est plus notre force physique ou psychique qui nous porte, mais celle des autres. Les nombreux messages que nous recevons en continu sur nos GSM, les

« Qu’est-ce qui vous ferait plaisir ? ». Nous répondons en chœur : « un lift pour Bruxelles ».

encouragements à chaque ravitaillement, l’accompagnement, le barbecue de la veille, toutes ces personnes qui croient en nous, nous aident. Un accord tacite plane entre Milou et moi, nous le savons. S’il n’avait été question que de nous deux, nous aurions abordé la question différemment. Mais là, à aucun moment, nous n’avons suggéré l’abandon. Les douleurs, la fatigue, les nausées et autres états auront tous été discutés. Mais quoi qu’il en coûte, tant que la blessure ne pointe pas le bout de son doigt, nous nous laissons porter. 90e kilomètre, dernier ravitaillement à l’orée de la forêt de Soignes, Louis continue avec nous. Nous n’avançons plus qu’à du 7 ou 7 minutes et demie du kilomètre, faisant de chaque kilomètre une éternité. Nous croiserons Nathalie et Élise qui feront un bout de chemin avec nous, avant de foncer sur Bruxelles pour être là à l’arrivée. À l’évocation de la fin, Milou annonce une douleur importante sur le haut du pied, et moi sur le côté externe, mais pour ce qu’il reste… Nous sortons enfin la tête de la forêt, traversons Auderghem pour apercevoir un comité d’accueil à Herman-Debroux, il nous reste un kilomètre, elles ont écrit des mots sur le sol. C’est l’euphorie, personne n’en revient, la masse s’accumule autour de nous jusqu’à rejoindre le petit parc devant New Rock où encore plus de monde nous attend. Je ne peux retenir quelques larmes, on s’enlace, on reçoit quelques fleurs, on remercie cette équipe formidable.

Jamais nous n’avions poussé nos corps et notre mental aussi loin. Faire cordée, ce n’est pas seulement planifier, profiter et s’accorder. C’est aussi avoir l’attitude la plus respectueuse envers l’autre et envers soi. Il faut se connaître pour montrer ce qu’il faut à l’autre, ne pas ignorer la douleur, la fatigue, ne pas craindre la réaction de son partenaire, sans pour autant surjouer. Pour tenir à deux, sur tout ce parcours, il aura fallu faire preuve de transparence, de détermination et de respect. Nous avons su respecter le rythme de l’un et de l’autre, les besoins, exprimer nos envies, les négocier. Faire une pause, ralentir, accélérer, tout peut être sujet de discorde lorsque l’entièreté de votre corps est meurtrie et que votre esprit n’aspire qu’au repos, à l’arrêt, à ne plus penser à rien. Durant ce Rocathlon, nous avons eu l’impression de vivre une course de montagne, une course où nous aurions embarqué, dans nos sacs, toute l’énergie et l’enthousiasme de celles et ceux qui ont été présent·e·s dans cette folle aventure.

JONATHAN VARD

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