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«Trek sportif» dans les
Quentin Ceuppens © 2021
QUENTIN CEUPPENS
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«Trek sportif au sud des îles Lofoten»: c’est le titre de l’article que l’on trouve en quelques clics sur le site https://rando-lofoten.net. On comprend très vite que c’est un Français qui a écrit le récit de son aventure. Première réaction: «O.K., il fait sûrement le malin, quand il dit que c’est abrupt, ou qu’il faut avoir un bon sens de l’orientation, ou que certaines étapes prennent 8 à 9 heures»: on peut relativiser. Bah oui! Dans les Alpes, quand un panneau nous indique «refuge à 3 heures», on y est généralement en une heure et demie. Et puis, en France, on grimpe facile à vue du 6b, alors qu’en Belgique le 5c en
moulinette nous fait pousser des cris de cerf en rut… Spoiler alert: on aurait dû écouter le monsieur.
Les signes du destin
Le destin nous envoyait-il des signes lorsque Bertrande est passée par la fenêtre du Airbnb à Amsterdam, pensant qu’elle s’ouvrait vers l’intérieur, et prenant donc son élan pour la tirer vers elle ? (Elle finit sa course sur le balcon). Était-ce aussi un signe de l’oracle quand, à 6 h du matin, la voiture fait « tttrrrrrt » quand on essaye de la démarrer pour aller à l’aéroport ? Quand comprendrions-nous que ce voyage nous était hostile dès le départ ? Quand Bertrande ne retrouvait pas sa carte d’identité ni son passeport alors que nous embarquions ?
Que nenni ! Nous volons sans papiers d’identité jusqu’à Bergen. Le gentil douanier, après nous avoir informé que « You have a problem », décide finalement qu’on fait bien trop pitié et nous laisse passer… Deuxième vol jusqu’à Bodo, et là, nous arrivons juste à temps pour embarquer dans le ferry (gratuit) pour Mosekenes : le sud des Lofoten. Le monsieur à l’entrée me demande «Name?» je lui réponds «Quentin»… «same as Quentin Tarantino». Le monsieur écrit sur son registre de bord «Quentin Tarantino». Me voilà ravi de voyager avec un grand producteur de cinéma à bord. Au loin, après 3 heures de navigation venteuse et houleuse, on commence à apercevoir ce que Tolkien aurait immédiatement nommé «le mordorrr»: entre d’épaisses vagues noires et une chape plombée de nuages se dresse une gigantesque mâchoire acérée. Des pics qui semblent prêts à nous avaler. La pluie, partout, tout le temps. Débarquement vers 20 h. Nous devons encore marcher le long de la route jusqu’à Sorvagen, où nous planterons la tente au début du trek, sur un terrain magnifique, plat, et accueillant: le descriptif renseigne «bivouac possible partout». Ce que le descriptif ne dit pas, c’est que, quand il pleut, c’est plutôt «de la tourbe, trempée, partout». On avance, toujours un peu plus loin, pensant qu’à un moment on tombera sur le seul endroit de l’île à proposer autre chose qu’un caillou ou un tapis spongieux gorgé d’eau dans lequel on s’enfonce de quinze cm…, mais on doit bien s’y résoudre: ce soir, comme tous les soirs à venir, il va bien falloir se coucher dans une flaque. À notre grande surprise, la nuit fut bonne. Et ce, malgré la pluie qui tombe depuis notre arrivée : une pluie tantôt battante en rafales de grosses gouttes qui font «splatch» dans le cou ou le bas du dos quand on s’abaisse, tantôt fine, qui a la capacité d’outrepasser n’importe quelle protection, fût-elle waterproof. Dès notre première montée, on se demande si c’est bien ça… le chemin. En fait, pour tout dire, il n’y a pas de chemin. D’après la trace GPX, on est censé marcher sur une sorte de toboggan de pierre lisse et archi glissant. On le fait avec une extrême précaution, car on est heu… curieux! Après quelques passages franchement hardcore, on tombe sur une chaîne: «c’est bien la preuve que des humains sont passés par ici». On continue donc, en ayant déjà beaucoup de respect pour les montagnards norvégiens qui, selon l’expression consacrée, mais néanmoins soumise à controverse, car on critique: «ne sont vraiment pas des p’tits zizis». Arrivés au-dessus, on longe une crête à travers un décor époustouflant: même «avec un ciel si gris qu’un canal s’est pendu », l’île révèle son imposante et majestueuse beauté.
Ardennes & Alpes — n°210
Quentin Ceuppens © 2021
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Mais, comme le veut l’autre expression consacrée, «leur bonheur est de courte durée». Car, brusquement, le chemin disparaît devant une falaise qui plonge à pic dans le lac en contrebas. Pourtant, on sait qu’il faut passer plus ou moins par là. Alors que faire?! Deux choix possibles: soit redescendre, ce qui signifie abandonner ce trek et en faire un autre, balisé cette fois, soit grimper vers le sommet, en essayant de se faufiler dans la première goulotte qui semble conduire vers le col. On opte pour l’option 2. À ce moment, nos godasses sont déjà percées, ce qui vous aidera à comprendre la photo ci-dessous, prise 7 heures plus tard. On trouve finalement un passage: tellement étroit qu’il faut parfois onduler comme des vers pour hisser notre corps à travers les rochers et mousses détrempées. On trouve une échelle ! « Ah, bah là, c’est sûr, on est sur un super chemin super équipé!» LOL. Arrivés au col, on croit à une mauvaise blague : pas de chemin pour redescendre de l’autre côté, bien sûr, mais pire : une vieille corde qui nous
invite (crod-ialement) à descendre les 20 mètres de falaise pleine de mousses. Mais elle date de quand? Plutôt XIXe ou XXe siècle? Ouuu? Hein? Tout doucement, on s’y agrippe un par un, avec nos 12 kilos de sac qui nous tirent vers le vide. Les mains sont trempées et glacées, mais elles tiennent bon, parce qu’en bas c’est un pierrier, et pas un tapis de mousse (pour une fois). En fait, sans les lacs, il nous aurait été impossible de nous orienter. C’est le côté «simple» des Lofoten: il suffit de passer entre les lacs…, après il faut trouver la faille. Pendant des heures, on avance par petites étapes entrecoupées de «t’es sûre que c’est par là?», et d’allers-retours sans sacs pour repérer si «ça passe». À ce moment-là, la pluie fait son entrée officielle à travers nos sous-vêtements, et chacun de nos pas s’accompagne d’un gros «sprouitch»: c’est officiel, nous sommes bien en train de faire «un trek sportif». De violentes rafales de pluie nous le confirment. Là où, de «sportif» on est soudainement passés à «hostile», c’est lorsqu’il a fallu redescendre. La trace GPX du français est formelle, il faut aller « dré dans l’pentu ! ». Or, le pentu, c’est une dalle toute lisse qui semble plonger droit dans le vide. Plus on avance, plus on se rend compte que remonter est impossible, et que s’il n’y a rien là-dessous, on risque de se retrouver calés sur ce caillou pour un sacré bon bout de temps. On se retrouve même en position «pépette ski» à racler nos pantalons sur la roche, en traînant nos sacs d’une main, l’autre main cherchant quelques maigres prises pour se rassurer, en vain. Il faut mettre les mains à plat sur ce rocher lisse, en espérant ne pas glisser. À ce moment-là, on n’est pas très fiers. On serre les fesses, le silence s’installe. Ce moment va durer au moins 15 heures selon nous, une heure et demie selon la police, mais il restera gravé dans nos souvenirs comme étant « le moment où on a été vraiment foireux : la prochaine fois, on y réfléchira à deux fois». Finalement, on arrive à destination, après… 9 heures de marche! On aperçoit le lac de Krokvatnet. Et là « oh joie ! », il y a un genre de plage ! Enfin, un endroit sans tourbe! Je dégage les cailloux, et installe la tente à 30cm de l’eau en pensant que «c’est boooon, ça vaaa, c’est pas la mer». Il est déjà 22h et il fait encore totalement clair. Normal, car à cette époque de l’année, le soleil ne se couche que très peu, dans une sorte de pénombre entre 2 et 3 h du matin, un truc du genre. Donc, imaginez que vous vous réveillez la «nuit», eh bien il fait clair comme en plein jour. Assez perturbant, d’autant plus que nous sommes réveillés toutes les quinze minutes, car, avec le vent et la pluie, des vagues se sont créées, venant lécher les parois de notre tente, qui, rappelons-le, était plantée à 30cm de l’eau, seul endroit de l’île, j’imagine, où il n’y avait pas de tourbe détrempée.
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Quentin Ceuppens © 2021
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On se réveille à cause des rafales de vent, à cause de la pluie battante, à cause des vagues qui léchouillent l’auvent, à cause du froid, de l’humidité… Je rêve même qu’un marsouin me réveille pour me mettre en garde de la montée des eaux, et sursaute dans mon sac de couchage. Pour la millième fois, j’ouvre la tirette de l’auvent
pour vérifier que l’eau n’atteint pas nos affaires. Une bonne nuit quoi… Voici dans quel état ont été nos pieds, jour et nuit. C’est dur, mais il faut voir la vérité en face: aucun petit pied, si protégé qu’il soit dans de bonnes chaussures bien graissées, ne peut rester au sec plus de cinq heures dans cet endroit. L’eau est partout. Le lendemain, opération « exfiltration ». Nous venons d’enfiler nos vêtements trempés et glacials, on a replié la tente dans le sac, trempée elle aussi, plus question de se dire qu’on va continuer comme ça: on se tire! D’autant plus que le programme du jour, c’était l’ascension du plus haut sommet, dans une purée de pois, avec rafales et rochers glissants. Sur la photo ci-dessus, Bertrande indique qu’il faut descendre jusqu’au lac, longer sa rive, pour trouver un village qu’on devine dans la brume. Normalement, il y a des bateaux qui font des navettes, mais le dernier passe d’ici quelques heures. Sachant qu’il nous reste encore une descente plutôt rock’n roll, et que le long du lac il n’y a pas de chemin, c’est tendu. Entre deux gamelles et autant de gros mots, on descend mètre par mètre sur une pente… heu… pentue, et extrêmement glissante. De nouveau on pense : « Quand même, ces Norvégien(ne)s, c’est vraiment des grand(e)s malades». Parce que oui, on trouve çà et là des traces de passages d’humains : des cabines techniques, des câbles, de vieilles cordes…
Ce qui devrait être un chemin pour les techniciens du barrage s’est transformé en torrent. On n’a pas le choix, il faut à nouveau descendre en « pépette-ski », mais cette fois en plein courant. Je vois Bertrande s’engager là-dedans, entre la paroi légèrement en dévers à gauche et la falaise à pic à droite : son sac amortit les trombes d’eau du torrent.
On arrive, après énormément d’efforts, au bord du lac. On trouve un semblant de chemin : cela ressemble plus à la trace laissée par un animal dans les fourrés, mais ça nous convient. On oscille entre des bosquets touffus dans lequel il faut se plier en quatre, et d’énormes blocs tombés de la falaise, qu’il faut escalader puis désescalader. Ça fait un moment maintenant qu’on est en mode automatique: avancer, ne pas se poser de question. Sur la photo, on le voit au loin, le fameux «dernier bateau» (page suivante). Il faut donc accélérer.
Ne jamais sous-estimer un type qui vous parle d’un « trek sportif dans les Lofoten ». Même si c’est un Français.
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Quentin Ceuppens © 2021 Quentin Ceuppens © 2021
On glisse, on tombe dans la boue, on s’enfonce jusqu’aux genoux dans des bourbiers, mais on avance coûte que coûte…, jusqu’à arriver à l’embarcadère de la libération. Là, le capitaine nous dit qu’il faut en fait attendre un autre bateau. On patiente dans une petite cabine en bois avec d’autres touristes, en expliquant d’où on vient. Ils ont des yeux tout ronds. On est content de voir de vrais gens. En réalité on est parti depuis deux jours seulement, mais on a l’impression que ça a duré un mois. Il faut dire qu’avec la nuit qui ne tombe jamais, on a eu tendance à marcher beaucoup, beaucoup… Enfin arrivés à la civilisation, on se prend un méga hôtel, dont on oublie le prix exorbitant tant il nous est nécessaire de prendre une douche chaude et de dormir. À ce moment précis, tous nos muscles se disent: «C’est bon les gars, on a fini le job», et on commence à boiter comme des petits vieux, on ne fait plus «sproutch» à chaque pas, mais «aïeuh». La chambre «méga classe» se transforme vite en «méga souk», où l’on entend les «plics plics» des affaires qui sèchent. La suite du séjour est plutôt classique: visite de villages, petite rando à la journée, dont la fameuse rando qui mène à la plage de North of the Sun (https ://miniurl.be/r-3vyh) où nous avons pu squatter la cabane des types, une super expérience! Je vous laisse là avec quelques photos.
En conclusion: même si c’est difficile à croire, on a franchement adoré ce trip. C’était une belle épreuve de couple qu’on est assez fiers d’avoir surmonté sans aucune tension, et surtout, c’est ce genre de trucs qui vous font apprécier les douches chaudes, le petit confort, etc. Autrement dit, c’est indispensable de se faire mal pour être heureux.
QUENTIN CEUPPENS
Cet article a été publié pour la première fois en 2021, dans les récits Cap Expé: capexpe.org. Merci pour le partage!