Billet pour le Pays doré d'Éric Faye

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uand la sirène de l’usine retentit, à dix-neuf heures quinze, il sentit fourmiller dans sa tête quelque chose de merveilleux. Il venait de se souvenir qu’on était vendredi, jour du tirage hebdomadaire. Cela ne le retarderait guère, il serait dans les vingt heures chez lui, après une demi-heure dans le tintamarre des tramways, chez lui où l’attendaient sa femme et leurs deux enfants.

Éric Faye

Billet pour le Pays doré

Éric Faye est l’auteur de romans et de nouvelles, comme Les Lumières fossiles (éditions José Corti), Le Syndicat des pauvres types (éditions Stock), Parij (éditions du Rocher, coll. Motifs). Né à Limoges en 1963, il vit à Paris.

ISBN 978-2-913388-63-5

10 €

Cadex Éditions



Billet pour le Pays dorĂŠ

Illustrations de Laurent Dierick


© Cadex Éditions, 2007 ISBN 978-2-913388-63-5

Ouvrage publié avec le soutien de la Région Languedoc-Roussillon


Éric Faye

Billet pour le Pays doré

Préfacé par Éric Chevillard

Collection Texte au carré

Cadex Éditions



Certains écrivains, je suis peut-être de ceux-là, écrivent pour apparaître, pour sortir des limbes de l’indétermination, pour prendre corps enfin et faire acte de présence. Je ne suis pas loin de penser qu’Éric Faye, au contraire, écrit pour prendre congé et passer du côté de l’absence. Éric Faye écrit pour disparaître. Ce n’est point souhaiter mourir, pourtant, il y a même dans cet engagement une résolution qui écarte tout soupçon de démission ou de fuite. J’y vois plutôt à l’œuvre le grand désir des rêveurs d’utopies qui n’échouent jamais par excès d’ambition ou extrava -

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gance mais parce que, regardant au loin et toujours en avance d’un siècle sur leurs pieds, ils se prennent à tous les pièges tendus sur leur chemin. Tchac ! Éric Faye n’a laissé que son ombre entre les dents du piège. Il est parti. L’œuvre se déploie. Ses récits peuvent paraître très romanesques, il en est pourtant le personnage principal, écrivain au travail, c’est-à-dire en lutte, incapable de se résigner à la trivialité du monde et lui opposant un songe affranchi de ses lois : voici en vérité le pays doré que ses héros recherchent et que ses lecteurs trouvent. Certains de ses personnages aussi réussissent leur sortie, ainsi Solange dans Les Lumières fossiles.

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Disparaît-elle ? On dira plus justement qu’elle s’abs trait. L’ange quitte le sol. On en viendrait même à dou ter qu’elle ait un jour vécu. Plus tard, on croisera peut-être son fantôme. Les autres, ceux qui restent dans le marécage, ceux qui s’y enlisent, les vaincus, les malheureux, Éric Faye a pour eux une compassion sans condescendance qui se manifeste de la meilleure façon : il les venge. On remarquera que sa littérature se muscle de livre en livre et recourt de plus en plus souvent aux armes précises de l’ironie et de la satire. Plusieurs petits chefs jonchent le carreau de ses nou velles dans des postures assez ridicules. Méfiez-vous, hommes de pouvoir, des pouvoirs de l’écrivain. S’il le décide, son rire vous courra dans le dos toute votre vie.

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Il convient de sortir des rails pour voir du pays, diton, et échapper à ce train-train quotidien si lourd, en effet, qu’il ne lui faut pas moins de deux locomotives pour se traîner jusqu’au soir. Et pourtant, l’idée de dis parition a toujours été associée au train dans les livres d’Éric Faye. Dans sa vie également, ainsi qu’il le raconte comme on parle en dormant, depuis le pays des rêves et des souvenirs, dans Mes trains de nuit. Le lecteur qui a voyagé reconnaîtra d’ailleurs dans le récit qu’il va lire si je veux bien enfin me taire, suspendus aux vitres d’un autre train fabuleux, les petits rideaux verts à clochettes du Transsibérien et il les décrochera peut-être pour y moucher son nez et essuyer ses larmes, car le train est une grosse machine à fabriquer de la mélancolie.

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Voilà sans doute aussi pourquoi il a une présence si émouvante dans les récits d’Éric Faye. Le train fonce vers l’inconnu ; à l’horizon, on dirait bien que ses rails parallèles se rejoignent, forment flèche : c’est là. C’est là qu’il faut aller. Mais toujours le but s’éloigne et l’espoir est reconduit. À chaque étape, on ajoute un wagon de queue pour y emmagasiner la mélancolie et les regrets nés sur le parcours. Ça se passe devant, ça se passe derrière, comment être au monde ? En disparaissant, répond Éric Faye. Éric Chevillard

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Quand la sirène de l’usine retentit, à dix-neuf heures quinze, il sentit fourmiller dans sa tête quelque chose de merveilleux. Il venait de se souvenir qu’on était vendredi, jour du tirage hebdomadaire. Cela ne le retarderait guère, il serait dans les vingt heures chez lui, après une demi-heure dans le tintamarre des tramways, chez lui où l’attendaient sa femme et leurs deux enfants. Après être descendu du tramway, il prit sa place dans la file d’attente. Devant le bureau de tabac, elle

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paraissait longue, mais ce ne serait pas l’affaire de plus d’un quart d’heure. Il avait l’expérience de ces queues de fin de semaine… Chaque fois, c’était la même chose, il s’en voulait d’espérer, d’avoir le cœur qui batte plus fort quand arrivait son tour de tendre le ticket qu’il avait acheté dans la semaine. En échange, on lui tendait comme aux autres une enveloppe et, le visage se devant de rester impassible, il faisait quelques dizaines de mètres et s’isolait, puis ouvrait. Il ôtait le plus généralement une fiche cartonnée de regrets l’invitant à persévérer, lui rappelant que l’an passé, tant de joueurs avaient gagné un billet de train pour le Pays doré. Quelquefois, il avait retiré de l’enveloppe un bon lui donnant une réduction sensible – de l’ordre de trente à

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cinquante pour cent – sur l’achat du ticket de la semaine suivante, et cela, loin de le rendre amer ou de l’humilier en quoi que ce fût, l’avait chaque fois soulagé ; ce serait un peu d’argent économisé, un peu de privations en moins. Car ce ticket, chaque semaine, finissait au bout du compte par revenir cher dans le budget d’une année et, comme tous les autres dans la file d’attente, il ne disait à personne qu’il jouait, il faisait mine d’attendre pour acheter un paquet de tabac. Il n’en parlait pas même à sa femme, surtout pas à elle, Dieu si elle savait… C’est que, pour expliquer le petit trou dans leur budget, il avait inventé que l’ensemble du personnel avait dû accepter une légère baisse de salaire, à son travail, quelques mois plus tôt, afin que l’entreprise

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échappe à la faillite ; pareille pratique était chose courante aujourd’hui et sa femme l’avait cru, elle qui n’avait plus qu’un emploi à mi-temps et l’attendait chaque soir pour un dîner bien chiche, avec le petit et la grande, pressés autour de l’unique chauffage à bois de l’appartement. Et ce soir, comme il faisait froid… Mais l’attente ne serait pas bien longue, les gens ne s’attardaient pas ; chacun était impatient de filer avec son enveloppe et de l’ouvrir à l’écart, où nul n’était susceptible de la lui voler. Bientôt, ce fut son tour. Il s’éloigna, avec le même malaise au ventre que les autres, que les autres soirs de tirage. Il avait honte de gaspiller ainsi l’argent, on

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aurait pu acheter un peu plus de bois pour le chauffage, les enfants auraient peut-être pu manger de la viande une fois de plus par semaine, ou tous les quinze jours. Et puis, s’il gagnait un billet pour le Pays doré ? C’est cette perspective qui me permet de tenir, se disait-il alors. Ce qui me permet de me lever encore le matin et d’affronter la pluie, les odeurs dans le tram, le chef de service. S’il n’y avait pas cette loterie, se disait-il souvent, je serais déjà parti, loin, n’importe où. Autour de lui, à distance respectueuse, d’autres ouvraient l’enveloppe, discrètement, sous leur parapluie. Jusque-là, rien que de bien normal, comme chaque vendredi à la même heure, jusqu’à ce que l’homme retire

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le carton. Comme chaque fois, il doit rester maître de ses réactions, émotions, il faudra rentrer avec dignité, en cachant son dépit, en montrant sa joie de les revoir. Ne rien laisser paraître, comme devant les collègues. Ce soir, il est impératif de cacher ce qu’il tient entre les mains. Ce qu’il tient entre les mains, c’est un petit rectangle cartonné venu de l’impensable, un billet de train pour le Pays doré. Plusieurs fois, il relit, regarde autour de lui de crainte qu’on ne lui bondisse dessus pour l’en déposséder. Il faut faire quelque chose, il doit faire quelque chose, sinon rester planté là trop longtemps attirera l’attention, paraîtra suspect. Marcher. Mon Dieu, qu’arrive-t-il… Que tient-il, serre-t-il contre lui ! Il marche dans le sens contraire de son domicile et par

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chance il pleut si fort que nul ne prête attention aux autres, il peut cacher ses émotions sous son immense parapluie, une bénédiction. Si des larmes lui viennent, on ne les remarquera pas, au pire il pourra incriminer le ciel, désigner la pluie. Depuis combien d’années joue-t-il en cachette ? Depuis combien d’années jouait-il en cachette… Combien de dizaines et de dizaines de cartons perdants avait-il, loin du regard d’autrui, jetés, rageur, dans une poubelle ou une bouche d’égout en pestant contre la destinée ? Lorsqu’il eut atteint le parc public et enjambé ses grilles basses, il s’accota contre un arbre squelettique et là, pleura à gros bouillons. Cela montait de façon sac-

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cadée, par bouffées. Ce n’était pas tant d’avoir gagné un billet qui le bouleversait dans ces minutes-là, c’était l’horaire inscrit sur le billet : il lui restait à peine une heure pour se décider. Le train partait dans un peu moins de deux heures. Le lendemain, s’il ne l’utilisait pas, ce billet qui ouvrait en ce moment les portes d’un paradis terrestre ne vaudrait absolument plus rien, cela était clairement spécifié : ce titre de transport n’est valable qu’à la date de la réservation et à la place inscrites dessus. Au jour et à l’heure indiqués… Voilà pourquoi dans le vent qui couvre tout, cet homme pleure. Où il est, il peut le faire librement, il est sorti du périmètre « dangereux ». Il consulte sa

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montre. Mon Dieu, non… Pas ce soir… Pas déjà ! Oh, bien sûr, il en rêvait du Pays doré, mais il pensait qu’on donnait au vainqueur un peu de temps pour se retourner, tout de même ; un mois, une semaine, un jour au moins, un jour pour se faire à l’idée de tout quitter sans rien en dire à personne, sans quoi personne ne vous laisserait partir ainsi, ou quelqu’un s’arrangerait pour vous dépouiller dudit billet, avoir la chance inespérée de ce voyage… Mais au moins, avoir le temps de faire muettement des adieux, à sa femme, à leur grande et au petit garçon… Quoi, entendait-il en lui, quel monstre tu es, d’envisager de les abandonner là, un soir où ils t’attendent pour dîner autour du maigre foyer, dans leur logis du troisième étage. Leur logis,

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comme tu parles déjà… Protégé du déluge continuel par le parapluie, il relut le billet à la lumière pâle d’un lampadaire. Non, on ne se jouait pas de lui et il n’avait pas eu d’hallucination, on était bien le 11 et le train partait dans moins de deux heures. Ce genre d’occasion ne se reproduit jamais, savait-il. C’était déjà là une chance inouïe. Il avança en somnambule vers leur immeuble. Et si un voisin le croisait là, marchant lentement, comme une apparition ? C’est ce qui lui arriva quelques pas plus loin, lorsqu’il finit par entendre son nom et reconnaître la voix qui le saluait, un employé de la poste qui rentrait chez lui. « Tout va bien ? Vous avez l’air si pâle… » Il remercia et lui souhaita le bonsoir, mais cette petite alerte l’avait comme réveillé en

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sursaut. Maintenant, encore que de loin – mais il ne voulait en aucun cas approcher, comme si, déjà, un cordon sanitaire le tenait à distance des siens -, il élevait le regard vers leur troisième étage. La fenêtre de la cuisine, quoi de plus naturel, était éclairée. Ils l’attendaient. Et si la silhouette de sa femme venait à se découper, si elle ouvrait pour aérer et jetait un œil dans la rue, comme elle faisait souvent ? Il ne pouvait pas passer la soirée sous ce parapluie, immobile, à frissonner, cela deviendrait suspect… Combien, parmi les passants qui marchaient courbés et se hâtaient de rentrer chez eux, auraient été prêts à l’estourbir sur le champ et à le dépouiller, s’ils avaient su qu’il avait sur lui un billet pour le Pays doré ? Allons… Allons quoi ?

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Il lui semblait mourir. Allons, quoi : voilà bien, de toute sa vie, la première question pertinente qu’il se posait et à laquelle nulle réponse ne lui venait. Alors de nouvelles larmes coulèrent. Pour la centième fois, il consulta sa montre. S’il ne faisait rien maintenant, le train partirait sans lui et cette pensée lui parut insupportable. S’il ne faisait rien… Comme il n’arrivait pas à trancher, il eut soudain la vision de ce que seraient cette soirée et toutes les autres derrière, ce que serait ce qui lui restait de vie s’il laissait filer cette occasion. C’est alors qu’une joie sauvage monta du fond de cet homme, insatiable et débordante, car quelque part, un verrou avait sauté. Déjà, il avait refermé son parapluie, ainsi marcherait-il plus vite, car il n’y avait pas une

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minute à perdre. Dans moins de cinq minutes, il serait à l’arrêt du tram. Les gouttes glaciales qui le trempaient lui faisaient maintenant du bien. Il lut les horaires, sur le panneau. Partir sans bagage était une folie, il ne savait même pas combien de temps durait le voyage jusqu’au Pays doré, puisque nul n’avait jamais eu la moindre envie d’en revenir et n’avait raconté. Deux jours suffisaient peutêtre, mais peut-être en fallait-il trois, quatre ? Il n’avait pas le choix, il partirait ainsi. Trois minutes plus tard, le tramway arriva, ponctuel. Une fois qu’il eut acheté son billet et eut trouvé une place assise, il se dit pour la première fois que cela marcherait. Il serait dans les

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temps. L’homme ne pensait à rien d’autre, à personne. Voilà le miracle, songea-t-il, je ne pense à personne. Je ne pense à rien. Je pense seulement au billet dans ma poche, voilà tout. Il glissa une main à l’intérieur pour s’assurer qu’il était là et le tint, de sorte qu’aucun pickpocket ne s’aventure dans cette embrasure où le bonheur formait un petit rectangle cartonné. C’était un tram direct, qui le déposerait dans moins de vingt minutes à la gare centrale, il consultait sa montre, calculait, refaisait ses calculs, ajoutait le temps nécessaire pour atteindre ensuite le quai 32, indiqué sur le billet, puis pour franchir le contrôle et monter dans la voiture 11… Oui ! Rien ne l’empêcherait plus,

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maintenant. Il avait le temps. Le tram avait passé déjà deux arrêts et filait. Par la vitre un brin ouverte par le haut, passaient des gouttelettes et du vent frais, comme c’était bon… Il avait envie d’entonner un chant de marin comme lui en avaient appris son oncle et sa tante, quand il était si jeune. Les autres occupants ne devaient pas se douter de sa joie. Et eux, se demandat-il par jeu ; s’en trouvait-il parmi eux qui affectaient aussi, comme lui, la gravité fatiguée des gens usés et rêvaient d’entonner un hymne, et qu’il retrouverait bientôt sur le quai, puis à la voiture restaurant ? Peutêtre avait-il de futurs amis, frères parmi ces hommes, comment savoir…

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Il le connaissait bien, le quai 32, c’est-à-dire qu’il l’avait aperçu de loin comme tout le monde, derrière ses très hautes grilles, protégé par ses gardiens armés, à l’entrée. Jamais il n’avait vu de train rangé le long du quai. Il ne partait de là qu’un train de fin de soir, irrégulier, rare, très rare à ce qu’on disait. Le reste, ce qui suit, on n’en savait rien mais tout se racontait et d’aucuns disaient avoir reçu des lettres de personnes enfuies par cet express un beau soir comme lui, et qui écrivaient : « Ah, si seulement vous aviez la chance de me rejoindre… Si le hasard pouvait faire, pour vous aussi, ce qu’il a fait pour moi… » Plus que quatre arrêts et il descendrait, pensa-t-il, courrait vers le quai. La circulation était devenue plus

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dense, mais quoi de plus normal, on approchait du centre, où étaient tous les théâtres, quelques bons restaurants et les principaux cinémas, les halles où des camions énormes livraient à toute heure. Bientôt, cependant, le trafic fut si compact que le tramway se retrouva pris dans la glu automobile et l’homme s’impatienta, manifesta des signes d’énervement. Les minutes passaient, à n’y rien comprendre, dans un concert de klaxons. L’avenue était bloquée en aval, communiqua le chauffeur. D’où avait-il appris aussi qu’il s’agissait d’une manifestation ? Bientôt surgit une foule hurlante, vociférante, avec des pancartes et des banderoles en colère contre les restrictions. La foule débordait, sortait de son lit, envahissait le quartier ; elle

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monta peu à peu. Des manifestants s’en prirent à un cordon d’agents, des projectiles et des insultes volèrent, et des cris ; subitement les portes du tram s’ouvrirent et un gaillard au visage charbonneux ordonna à tous de descendre et vite, et dans les secondes qui suivirent des forts à bras renversaient le véhicule pour en faire du mobilier de barricade… L’homme suait à grosses gouttes. Il n’avait pas une seconde à perdre. Par chance, il connaissait comme sa poche le trajet à suivre… Il cherchait à s’extirper de la cohue, ou plutôt, dans un premier temps, à en traverser le courant principal car il devait continuer au-delà de l’avenue qu’elle bloquait de façon de plus en plus compacte. Ces hommes et ces femmes hurlaient et il ignorait quelles restrictions les

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poussaient à bout, tant il y en avait de nouvelles chaque mois. Il jouait des coudes mais il n’était pas aisé de traverser ces chaînes humaines. Une femme l’injuria et il eut peur qu’on s’en prenne à lui, qu’on le démasque, lui qui, ce soir, ne connaissait plus aucune restriction, qui n’était pas vêtu comme eux et avait encore, sous l’imper, son deux-pièces de gratte-papier modèle. Pourtant il ne pensait qu’à une seule chose, les minutes qui passaient, ce contretemps qui risquait de tout gâcher si le train était ponctuel. Enfin ! Enfin il abordait l’autre rivage de ce fleuve insensé, exténué, et bien que sans force, il lui restait encore à courir pour tenter le tout pour le tout, mais il était bien loin encore, il lui aurait fallu héler un taxi mais aucun ne passait dans ce

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quartier devenu dangereux et de toute façon, il n’avait pas la somme. L’homme se pressa autant qu’il put. Dans sa précipitation, il avait abandonné le parapluie à l’intérieur du tram et le déluge achevait de le tremper jusqu’à l’os. Il y avait foule sur les trottoirs, et plus celle-ci était compacte, plus il désespérait. Courir ! Ce n’était possible qu’à de brefs intervalles, et l’asphalte automnal, jonché de feuilles mortes, était particulièrement dangereux. Chaque fois qu’il faisait une pause pour reprendre son souffle et consulter sa montre, il s’inquiétait un peu plus, mais ne voulait pas encore se résoudre à l’idée de la défaite. En un quart d’heure, il, mais non, en un quart d’heure avec les couloirs à remonter, les contrôles… À moins que le train

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pour le Pays doré ne parte en retard, rien qu’un léger retard, pour attendre la totalité des heureux gagnants ? Il hâta encore le pas. Vingt minutes plus tard, il entrait dans l’immense gare centrale. Depuis un moment, il avait renoncé à consulter l’heure afin de ne pas perdre la moindre seconde. Le quai 32, au-delà de la zone des trains de banlieue et des express régionaux, était encore loin. Quand par hasard son regard tomba sur la grande horloge, il se dit que c’était perdu mais se hâta de plus belle. Voilà qu’il apercevait le début du quai ! Il y fut en moins d’une minute, le temps d’extraire de sa poche le billet, heureusement sec, intact.

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La barrière était abaissée et, lorsqu’il tendit son titre de transport à un gardien, celui-ci fit un signe de dénégation, sans un mot. L’homme voulait y croire encore. Se serait-il trompé de quai, demanda-t-il. Le départ était-il prévu ailleurs ? Le gardien continuait de hocher de la tête et lui désigna du doigt, qui fuyaient à vitesse lente à une centaine de mètres, le long du quai, les feux arrière d’un train. « Je peux encore le rejoindre ! Laissez-moi passer, tenez, prenez mon billet ! » L’autre persistait dans son refus. L’homme s’énerva, tenta de se frayer un chemin sur le quai mais deux autres gardiens s’interposèrent, une main sur l’étui de leur revolver. « Il fallait être à l’heure, assena l’un d’eux. Les contrôles sont terminés depuis un quart

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d’heure, les portes verrouillées, inutile de courir derrière comme un chien, ça ne vous servirait à rien ! Allez, reculez… » L’homme eut envie de rester là et de pleurer sur son sort, de les implorer à genoux. Ils ne céderaient pas, et les feux arrière s’éloignaient à chaque seconde. Il lui prit alors, comme enragé, la frénésie de courir le long du quai voisin, isolé du 32 par un grillage infranchissable. Mais courir, courir et voir, au moins voir de plus près ce qu’il regretterait sa vie entière ! Il courut alors tant et si bien sur le quai 30 qu’il finit par se porter au niveau de la dernière voiture du convoi. Le train pour le Pays doré voguait déjà à une vitesse plus soutenue et l’homme puisait dans sa der-

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nière énergie pour se maintenir à son allure. Pendant quelques secondes, ce fut pour lui un défi, aller plus vite que la machine, si bien qu’il se hissa au niveau de l’avant-dernière voiture, à dix mètres peut-être de son fracas énorme, de l’autre côté des hautes grilles. Par défi toujours, il nargua les vitres derrière lesquelles, dans l’ambiance cosy de lampes à la clarté douce, étaient attablés ceux qui étaient arrivés à l’heure, devant lesquels des serveurs blancs de pied en cap, pour ce qu’il distinguait à travers les vitres fouettées par les gouttes, venaient prendre la commande du dîner ou leur servir un apéritif. Dieu, se dit-il, dire que j’aurais dû être là, et il crut alors reconnaître, assis, de profil, un ami d’enfance qu’il n’avait plus revu depuis les bancs du

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collège. Était-ce possible ? Il poussa un cri mais l’autre n’entendait rien et ne regardait pas au-dehors ; la ville qu’il quittait n’existait déjà plus pour lui. Le train pour le Pays doré, à cet endroit-là, commençait de s’éloigner de la voie 30 et l’homme, au bord de la syncope, était parvenu au bout du quai cimenté. Il s’arrêta. Combien de voitures comptait-il, ce train qui filait maintenant ailleurs ? Il était long, long, plus qu’un rapide normal, avec ses voitures luxueuses aux fenêtres festonnées de petits rideaux verts à clochettes. Lentement, l’homme revint sur ses pas. Lorsqu’il fit le geste de retirer sa montre de la poche, le billet tomba et loin de le ramasser, il le poussa du bout du pied jusqu’à ce qu’il tombe sur la voie, disparaisse de sa vue. C’était fini.

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Maintenant, remontant le quai, il imaginait les siens, qui avaient dû dîner à l’heure qu’il était. Il n’avait plus pensé à eux depuis qu’il avait sauté à bord du tram et maintenant, le souvenir de leur existence lui revenait. S’était-il déjà senti plus vil qu’en ce moment même ? À cet instant, il était déchiré entre la tristesse infinie du train manqué et celle, non moins infinie, de découvrir l’ampleur de sa goujaterie et les conséquences qu’elle aurait pu avoir. À la sortie de la gare – il fit quelques dizaines de mètres, tourna au coin d’une rue pour ne plus sentir peser sur lui l’immonde édifice -, il éprouva le besoin de faire une halte dans un café pour se remettre, se réchauffer et se sécher un tant soit peu. De toute façon, il serait très en retard chez lui ;

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de retour de si loin… Il expliquerait qu’au dernier moment, son chef l’avait réquisitionné pour une tâche urgente et si prenante qu’il n’avait pas trouvé une seconde pour les prévenir. D’ordinaire, les soirs où il avait une ou deux heures supplémentaires à faire, il appelait la boulangerie d’en bas et l’un des mômes montait prévenir sa femme, mais à l’heure qu’il était maintenant, la boulangerie avait fermé depuis belle lurette, sa femme devait s’inquiéter, seule, les enfants dormant depuis un bon moment. C’était l’heure où, d’ordinaire, ils éteignaient le poêle pour économiser le charbon et, s’ils voulaient encore lire un magazine, enfilaient un pull de plus. Pour surmonter les scènes et les sentiments qui lui venaient à l’esprit, l’homme com-

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manda un verre d’alcool, mais cela ne le réconforta pas. Le plus dur à supporter, plus que la découverte, l’invention de la goujaterie, était l’impunité avec laquelle il allait retourner dans son logis et prétexter d’une surcharge de travail pour expliquer son absence et pour ne prononcer que le minimum de mots avant de se glisser sous les draps. Aussi commanda-t-il un deuxième verre, la même chose, s’il vous plaît, et se sentit-il déjà un peu mieux. Au troisième, et surtout à partir du quatrième, la vie retrouva quelques couleurs. Au fond, sa vie avait enfin connu ce qu’elle attendait assoiffée de longue date, un événement hors normes, et elle pourrait reprendre maintenant son cours. C’était comme si, par une mer démontée et des creux à rendre l’âme, il avait

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trouvé enfin un port charmant où faire une escale et prendre un peu de bon temps et du repos. Maintenant, oui, il pouvait renouer avec le cours de sa vie. Il arrêta de boire, ayant atteint le seuil de l’euphorie, laquelle suffisait à chasser les pensées les plus sombres. Le cours de ses sentiments s’était inversé. Les fleuves remontaient vers leurs sources. Il n’avait plus peur de les revoir, plus honte non plus. Il serait heureux d’être malheureux avec eux, de nouveau. L’orchestre des anges jouait pour lui seul. Oui, grâce à cette aubade intérieure et tant de notes claires, il cessa de boire et ne regretta pas les pièces jetées sur le comptoir, elles lui avaient rendu l’estime de soi, pour pas bien cher, et il lui restait encore de quoi prendre le tram du retour.

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Il aurait aimé rentrer armé d’un bouquet de fleurs pour se faire pardonner et pour marquer le commencement d’une vie nouvelle, ou bien acheter quelques jouets pour les enfants mais il n’avait plus que quelques pièces en poche, se dit-il une fois à bord du tram, et toutes les boutiques avaient maintenant fermé. Il leur consacrerait plus de temps, tendresse, voilà bien ce dont il les avait privés tous les trois et qui valait mille bouquets, jouets. Voilà ! Temps et tendresse, attention, en sus du travail quotidien qui les nourrissait et les portait, cahincaha, vers ce qu’on appelait l’avenir. Voilà ! Partager davantage les peines du foyer, puisque c’était ainsi. Ses vêtements avaient plus ou moins séché au café et il avait refait sa mise dans la glace des toilettes, il retrou-

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vait peu à peu le sourire à mesure qu’arrêt après arrêt, le tram le reconduisait à son port d’attache. Derrière le tintamarre du tram, pourtant, mais sans amertume, l’homme entendait nettement les tours de roue du train pour le Pays doré, lequel s’éloignait vers des horizons qu’il ne connaîtrait pas, et ces tours de roue, il lui sembla qu’il les entendrait toute sa vie, toute sa vie il reverrait, à travers les gouttelettes plaquées contre la vitre, l’ami d’enfance qui souriait à une femme assise en face de lui, avec des gestes de la main qu’il avait trouvés beaux, et nobles, élégants. Car il savait que, statistiquement, on gagne au mieux une fois dans sa vie au jeu de la loterie pour le Pays doré ; deux fois, jamais personne n’avait eu besoin d’essayer, et il renonçait à le

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faire. Échouer faisait trop mal. Il savait qu’une partie de lui-même, où gisent pêle-mêle l’espoir, le rêve et tous les autres temps du futur, ne s’en remettrait pas et pour l’instant, se disait peu importe, c’est mieux ainsi. Il allait pouvoir être pour eux, sans ce pied prêt à se poser dans le Pays doré, sans cette main tremblant d’ouvrir une enveloppe du vendredi soir. Non. Et, descendant à son arrêt, refaisant les dizaines de mètres de trottoir où, deux heures plus tôt, ou trois, son être entier s’était battu contre lui-même, il éprouva un soulagement comme il n’en avait jamais connu et sourit en voyant, au troisième étage, à la fenêtre de la cuisine, de la lumière. Au fond, j’arrive en retard, mais je serai toujours à l’heure pour eux. J’ai fait un détour, un immense

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détour par moi-même dont tôt ou tard, je n’aurais pas pu faire l’économie. C’était ainsi, et c’était bien. Au fond de la poche où il avait protégé le billet de train, il retrouva son trousseau de clés et son tintement familier. Pourquoi, tout à l’heure, cinglant en tram vers la gare centrale, ne s’en était-il pas délesté par le haut de la vitre ouverte ? Maintenant, il montait les marches de l’escalier en préparant ses phrases, tout à la joie élémentaire de retrouver ceux qu’il avait, pendant quelques heures, quittés pour la vie. Oui, se répétait-il en atteignant le deuxième étage, une étape nécessaire pour être mieux désormais. Il ne pouvait plus même comprendre ce qui lui était arrivé. Il tendit l’oreille. Ils devaient eux aussi tendre l’oreille, de l’autre côté de

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la porte, et reconnaître son pas. Ils allaient se faire une joie, à moins qu’ils ne dorment, auquel cas il se glisserait aux côtés de sa femme sous les draps, après être allé embrasser les enfants, sur le front. Leur dirait-il, un jour, à quel abandon ils avaient échappé un soir de pluie, loin dans leur enfance ? Il frémissait à l’idée de devoir, jusqu’à sa dernière heure, retenir un aussi pesant secret. Ne devrait-il pas plutôt en parler à sa femme, et peut-être aussi à sa fille, qui était en âge de l’entendre, s’alléger d’un pareil fardeau, et, l’ayant posé, repartir d’un bon pied, leur laissant entendre qu’ils l’avaient échappé belle, et que rien jamais n’était acquis et que, somme toute, la présence d’un père n’allait jamais de soi, était, devait rester un perpétuel cadeau ?

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Lorsqu’il tourna la poignée de la porte, il avait décidé de ne rien dire, au moins les premiers temps, les premières années, et il avait confiance en lui. Il n’était plus que joie. L’appartement était silence. Au centre de la pièce commune, près du poêle à demi éteint, sa fille était assise avec, endormi sur ses genoux, son petit frère. « Vous n’êtes pas au lit, à cette heure ? Vous m’avez attendu… » S’approchant d’eux, il vit à la faible lumière du plafonnier que sa fille tombait de sommeil. Il l’embrassa doucement et voulut la remercier d’avoir veillé. Il vit de la lumière filtrer sous la porte de la cuisine et s’y rendit. Sa femme devait s’être assoupie sur

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une chaise, à moins qu’elle ne soit déjà dans leur chambre. Il écouta le silence de l’appartement où, nulle part, il ne la trouva. Une fois déjà, à son retour, il avait retrouvé les enfants seuls, on avait dû hospitaliser sa femme pour des examens, après une syncope, tout n’avait duré que deux heures puis elle avait pu sortir. Il revint vers sa fille : « Maman, où est-elle ? -On l’attend… - Comment ça, « on l’attend » ? -Elle est sortie acheter des allumettes, pour faire la cuisine, et des cigarettes, elle n’en avait plus. -Vous n’avez pas mangé ? Elle est sortie il y a longtemps ?? Sa fille fit une moue d’incertitude, chercha dans ses

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souvenirs et dit : -Elle a dit qu’elle en aurait pour un quart d’heure, à cause de la queue au bureau de tabac. Il devait être six heures et demie, oui, j’écoutais le feuilleton, à la radio.» L’homme recula, saisi d’effroi par ce qu’il craignait de trop bien comprendre. Une heure avant lui, sa femme avait donc pris sa place dans la file d’attente au même bureau de tabac, pour acheter des allumettes, son paquet de cigarettes, oui, et, sans y croire, elle avait dû tendre un billet de loterie, en échange de quoi on lui avait donné une enveloppe. Avril 2006

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DU MÊME AUTEUR Aux Éditions José Corti

Un clown s'est échappé du cirque, 2005 Quelques nobles causes pour rébellions en panne, 2002 Les Lumières fossiles, 2000 Je suis le gardien du phare, 1997 (Points Seuil, 2000) Le Sanatorium des malades du temps, 1996 Dans les laboratoires du pire, 1993 Ismail Kadaré, Prométhée porte-feu, 1991 Entretiens avec Ismail Kadaré, 1991 Aux Éditions Stock

Le Syndicat des pauvres types, 2006 Mes trains de nuit, 2005 La Durée d'une vie sans toi, 2003 (Livre de poche, 2005) Les Cendres de mon avenir, 2001 (Livre de poche, 2003) Croisière en mer des Pluies, 1999 (Livre de poche, 2000)


Aux Éditions Le Serpent à plumes

Parij, 1996 (Le Rocher - Motifs, 2007) Le Mystère des Trois Frontières, 1998 (Points Seuil, 2001) Le Général Solitude, 1995 (Points Seuil, 2000) Aux Éditions Autrement

K., ouvrage collectif sur Franz Kafka, 1996 Aux Éditions Jean-Claude Lattès

Mondes effacés (Souvenirs d’un Européen), collaboration à l’autobiographie de Jusuf Vrioni, 1998


COLLECTION TEXTE AU CARRÉ dédiée à la nouvelle Le Perron de Dominique Fabre illustrations de Christine Voigt, préface d’Éric Faye juillet 2006

Un cri de Pierre Autin-Grenier illustrations de Laurent Dierick, préface de Dominique Fabre novembre 2006

Un alibi de rêve de François Salvaing illustrations de Mickaël Mohamed Schmitt, préface de Jaume Melendres février 2007


Les maquettes de ce livre ont été réalisées à Russan, sur la commune de Sainte-Anastasie, pays doré bien réel.

Achevé d’imprimer en mars deux mille sept sur les presses de In-Octo à Brignac, Billet pour le Pays doré d’Éric Faye comprend mille exemplaires sur vergé.


Q

uand la sirène de l’usine retentit, à dix-neuf heures quinze, il sentit fourmiller dans sa tête quelque chose de merveilleux. Il venait de se souvenir qu’on était vendredi, jour du tirage hebdomadaire. Cela ne le retarderait guère, il serait dans les vingt heures chez lui, après une demi-heure dans le tintamarre des tramways, chez lui où l’attendaient sa femme et leurs deux enfants.

Éric Faye

Billet pour le Pays doré

Éric Faye est l’auteur de romans et de nouvelles, comme Les Lumières fossiles (éditions José Corti), Le Syndicat des pauvres types (éditions Stock), Parij (éditions du Rocher, coll. Motifs). Né à Limoges en 1963, il vit à Paris.

ISBN 978-2-913388-63-5

10 €

Cadex Éditions


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