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Que pouvons-nous apprendre de Tommy Douglas dans l’optique des changements climatiques?

- Justin Crewson -

Directeur des affaires réglementaires et de l'infrastructure de réseau, Association canadienne de l'électricité

Les jeux de culture générale sont depuis toujours une tradition bien ancrée lors des rassemblements des Fêtes dans ma famille. Ainsi, une année, ma famille et moi-même devions deviner qui avait été nommé « le plus grand Canadien de tous les temps » à l’issue d’un sondage national récent mené par la CBC. Comme de nombreux participants à notre jeu étaient actifs dans les ligues de hockey mineur, les noms de Wayne Gretzky et de Mario Lemieux figuraient en bonne place dans les prédictions. Mais c’est Tommy Douglas, ancien premier ministre de la Saskatchewan, qui avait été choisi par les répondants au sondage de la CBC.

Ce jeu, auquel je n’avais guère repensé par la suite, m’est revenu à l’esprit des années plus tard lorsque j’étudiais les politiques publiques dans l’État du Michigan. On sait que les grands projets collectifs comme les soins de santé publics suscitent l’enthousiasme au Canada. Cependant, bon nombre de mes camarades de classe semblaient avoir d’emblée une préférence pour l’individualisme et les forces du marché comme solution stratégique aux maux de la société. Ils ont généralement semblé intéressés lorsque j’ai évoqué le système de santé canadien, mais la plupart ont fini par déclarer que ce système était trop « socialiste » pour fonctionner aux États-Unis. C’est à ce moment que j’ai compris pourquoi on tenait Tommy Douglas en si haute estime. Il représentait une institution qui, plus encore que le hockey, incarne ce que cela signifie d’être Canadien.

Près de dix ans plus tard, je repense à Tommy Douglas. L’an dernier, de concert avec des pays du monde entier, le Canada s’est fixé par voie législative un objectif ambitieux : atteindre la carboneutralité d’ici 2050.

En fait, puisque plus de 80 % de l’électricité produite au Canada ne génère pas d’émissions et que cette proportion va en augmentant, nous avons une longueur d’avance.

Des investissements considérables s’imposent toutefois pour simplement remplacer l’infrastructure vieillissante de notre réseau d’électricité – sans mentionner les coûts à engager pour mettre à niveau les installations de production et les réseaux de transport et de distribution afin d’électrifier et de décarboniser l’économie. Des investissements soutenus seront nécessaires afin d’assurer la sécurité, l’entretien et la modernisation de cette infrastructure à perpétuité.

Selon les estimations établies dans le cadre de travaux récents menés à l’Université de Princeton, les États-Unis investiront 9,4 billions de dollars pour renouveler leur filière énergétique entre 2020 et 2030 selon le scénario du statu quo. Or, pour avancer sur la voie de la carboneutralité d’ici 2050, il leur suffirait d’investir 3 % (ou 300 milliards de dollars) de plus. C’est là un point important qui met en relief l’importance de ne pas s’en tenir au coût le plus bas et de faire l’investissement supplémentaire qui permettra d’obtenir un rendement non négligeable en freinant les changements climatiques. Un renouvellement du réseau d’électricité s’impose également au Canada. Il serait judicieux de permettre à nos compagnies d’électricité de faire les investissements supplémentaires nécessaires au lieu de se limiter à remplacer l’infrastructure vieillissante par des équipements identiques. À terme, ces fonds supplémentaires devront venir de quelque part. Or, comme l’infrastructure d’électricité a une durée de vie de quelques dizaines d’années, nous ne devons pas tarder à prendre cette décision. Malheureusement, le mandat de la plupart des organismes de réglementation des provinces et des territoires les oblige à examiner les investissements dans le secteur en se concentrant exclusivement sur la réduction des coûts, même si ces investissements limités ne permettent pas d’atteindre de grands objectifs sociaux.

Que pouvons-nous apprendre de Tommy Douglas pour orienter notre lutte contre les changements climatiques? En 1947, son parti, la Fédération du commonwealth coopératif, a mis en place le premier système de santé financé par des fonds publics en Amérique du Nord, principalement en réaction à la grande dépression et à la nécessité d’adopter des politiques publiques améliorant le bien-être humain. Tout comme l’électricité, les soins de santé relèvent de la compétence des provinces et des territoires en vertu de la Constitution canadienne. Et, tout comme les réseaux d’électricité d’aujourd’hui, les systèmes de santé de la première moitié du 20e siècle évoluaient de façon différente d’une province et d’un territoire à l’autre. Les choses ont changé en 1957. S’inspirant de l’accessibilité et de l’universalité des soins de santé dispensés par des provinces comme la Saskatchewan, le gouvernement fédéral a alors adopté la Loi sur l’assurance-hospitalisation et les services diagnostiques. Dans le but de normaliser l’accessibilité des soins de santé à l’échelle du pays, il offrait de rembourser la moitié des dépenses engagées par les provinces et les territoires au titre de services hospitaliers déterminés. Moins de cinq ans plus tard, les provinces et territoires ont tous décidé de fournir des services de santé financés par des fonds publics. La structure de paiement des soins de santé s’est transformée au fil des ans mais, sous sa forme actuelle, la Loi canadienne sur la santé établit des normes que les provinces et les territoires doivent respecter pour recevoir le plein montant des transferts de fonds.

Le système de santé canadien n’est pas parfait et il comporte son lot de défis. Toutefois, nous devrions nous tourner vers Tommy Douglas comme source d’inspiration pour remédier aux maux actuels de la société. C’est dans cette optique que les gouvernements provinciaux et territoriaux et le gouvernement fédéral ont ratifié en décembre 2016 le Cadre pancanadien sur la croissance propre et les changements climatiques, qui accordait la priorité aux programmes de financement de l’infrastructure. Le gouvernement fédéral met en œuvre plusieurs de ces programmes, mais le modèle en place impose une approche universelle en vertu de laquelle il faut structurer les investissements de manière à répondre aux besoins fédéraux et non provinciaux ou territoriaux. En outre, les mécanismes de financement actuels sont lourds en raison des exigences en matière de partage des coûts et de production de rapports et, quoi qu’il en soit, ils ne s’attaquent pas à la source du problème.

Le gouvernement fédéral doit faire preuve de plus de courage et mettre l’accent sur les cadres réglementaires régissant les investissements dans l’infrastructure d’électricité provinciale et territoriale. Il doit s’agir d’une question prioritaire au cours de la prochaine réunion de la Conférence des ministres de l’Énergie et des Mines.

Les discussions devraient porter principalement sur les principes d’une formule de financement partagé de la lutte contre les changements climatiques afin de favoriser les investissements nécessaires pour décarboniser et électrifier en profondeur l’économie canadienne.

À l’instar de ce qui existe dans le domaine des soins de santé, ce financement devra être généralisé et transformateur, c’est-à-dire qu’il devra permettre des investissements continus ne se limitant pas à maintenir le statu quo. Il devra aussi être géré entièrement par les gouvernements provinciaux et territoriaux. Tout comme dans le domaine des soins de santé, le gouvernement fédéral devrait aussi définir des paramètres, par exemple au chapitre de la réduction des émissions, pour encourager une utilisation appropriée des fonds.

Je ne doute pas que Tommy Douglas aurait été favorable à ce type d’approche, d’autant plus que c’est son gouvernement qui a créé la Saskatchewan Power Corporation, compagnie d’électricité appartenant à la province qui a précédé SaskPower. Outre SaskPower et ses propriétaires provinciaux, de nombreux autres intervenants bénéficieraient d’un mécanisme de partage des coûts similaire. Cette mesure très audacieuse pourrait aussi faire de son fondateur l’un des plus grands Canadiens de tous les temps, comme Tommy Douglas, en proposant une solution respectueuse des valeurs nationales canadiennes pour régler un autre problème général.

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