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Philippe Rahm, l’architecte du climat
Le Lausannois multiplie les mandats à travers le monde. –portrait Chaque mois, immobilier.ch vous propose le portrait d’architectes qui font rayonner la Suisse à l’étranger. Retour sur le parcours du précurseur Philippe Rahm, auteur des courants d’architecture physiologique et climatique.
Aujourd’hui plus que jamais dans l’ère du temps, Philippe Rahm a pourtant nagé de nombreuses années à contrecourant. Fils d’une bibliothécaire et d’un cadre chez Nestlé, ce natif de Pully, en 1967, n’aurait en aucun cas imaginé à l’époque l’impact qu’aurait sa vision pionnière de l’architecture. Lui qui, à ses débuts, hésitait entre une Haute école de commerce et l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), bifurque au dernier moment pour cette dernière, «par hasard», comme il aime à le rappeler. Après une première année de cours difficile, «à ne pas comprendre grand-chose», la suite du cursus en architecture se voudra révélatrice. «J’ai commencé à lire des livres sur le sujet, à m’y intéresser et j’ai eu quelques professeurs très didactiques qui m’ont appris à renverser mes arguments, à penser différemment et prendre de nouveaux critères pour concevoir mes projets», se remémore Philippe Rahm.
FAIRE COHABITER SANTÉ ET ARCHITECTURE
Finalement diplômé d’architecture de l’EPFL en 1993, c’est plein d’ambition et armé d’une vision radicale, qu’il s’associe à son compère et camarade de formation, Jean-Gilles Décosterd. Ensemble, tous deux créent le cabinet lausannois «Décosterd et Rahm associés» en 1995. Très complémentaires, les deux jeunes hommes font, dès le départ, un pas de côté avec leurs propositions d’un nouveau genre. L’une d’entre elles, travaillée pendant deux ans dans le cadre d’un concours pour le réaménagement du centre du village de SaintSulpice, ouvrira la voie. «Ce projet lauréat abordait déjà les questions matérielles et énergétiques. Nous avions créé des couples de maisons-jardins dont les bâtiments étaient en terre cuite et, lorsque la pluie ruisselait, régénéraient le terrain sur lequel étaient plantés des pommiers pour construire ensuite des aménagements intérieurs en bois de pommier. Tel un écosystème vertueux, on pouvait aller jusqu’à croquer une pomme générée par les résidus de sa maison», décrit-il. Bien qu’heurtée à certaines oppositions, l’idée avortée fait malgré tout son bout de chemin. De là, le tandem de Lausannois rebondi et commence à s’interroger sur l’intégration de l’être humain dans les réalisations. «Après quelques explorations sur les effets de la lumière quand elle touche l’œil ou la peau, nous avons compris que la mélatonine et certaines hormones du sommeil pouvaient être bloquées. Autrement dit, qu’il y avait bel et bien une relation esthétique mais aussi physiologique avec l’architecture», précise Philippe Rahm. Une perception disruptive à la fin des années nonante qui marque le début d’une longue carrière internationale pour le duo d’architectes. Les expositions à l’étranger se multiplient alors, avec notamment la «melatonine room», présentée au MoMa de San Francisco. «Cette pièce consistait à bloquer la sécrétion d’hormone du sommeil si bien connue aujourd’hui mais qui l’était moins en ce temps», souligne le concepteur. Carton plein, avec ce succès Philippe Rahm et Jean-Gilles Décosterd sont sélectionnés pour représenter la Suisse à la Biennale d’architecture de Venise en 2002 qui voit défiler plus de 2000 visiteurs par jour. L’occasion pour eux d’exhiber leur dernière invention: l’Hormonorium. Dans cet espace révolutionnaire, le niveau d’oxygène est baissé de 21 à 14% et l’éclairage réglé
Le Climatorium, musée et centre d’information sur le réchauffement climatique au centre de Central Park, à Taichung, Taiwan.
Le parc de Taiwan, un projet de 70 hectares façonné en fonction des vents. sur une intensité comparable à celle d’un glacier, provoquant des effets spectaculaires sur la rétine et le système hormonal de ses occupants. «En modifiant quelques éléments dans la conception du lieu, nous avons pu donner l’impression à tout un chacun de se retrouver en haute montagne. Cette exposition à eu beaucoup d’écho dans la presse et auprès de nos confrères», se rappelle l’architecte. Il faut dire que ce travail réalisé il y a vingt ans maintenant ressemble au mode «nuit» actuel que l’on peut enclencher sur nos smartphones afin de couper les émissions de lumière bleue en fin de journée… «Désormais, toutes ces notions semblent évidentes mais, à l’époque, nous venions bousculer les codes. Nul ne faisait une telle connexion entre la santé du corps humain et l’architecture. J’ai été invité à de nombreux symposiums médicaux, par exemple pour réfléchir à la façon d’intégrer cela dans des établissements psychiatriques. Reste qu’être pionnier n’est pas toujours facile» note-t-il. En effet, en se positionnant ainsi, en dehors du débat architectural habituel, l’architecte finit par attirer son lot de détracteurs. Le courant principal du début du siècle se concentrant en Suisse sur les analogies culturelles, historiques et esthétiques de la matière (le bois faisant référence aux chalets de la Suisse, le marbre au prestige, etc.), le tandem d’associés ne
survit pas à cette période et se sépare vers 2004. Philippe Rahm poursuit malgré tout seul ses idéaux et est appelé en Autriche mais aussi à Taïwan pour réaliser un «café mélatonine». Composé de trois poches de verre, l’une bleue pour créer une sorte de journée perpétuelle, l’autre jaune pour bloquer les rayonnements responsables de l’éveil, et enfin d’une dernière en verre transparent afin de bénéficier de l’alternance du jour et de la nuit, l’expérience se veut inédite et propulse à nouveau son auteur au-delà de nos frontières helvétiques.
INTÉGRER LA DIMENSION CLIMATIQUE
Si bien qu’en 2008, le visionnaire met les voiles à Paris et fonde son agence en soliste «Philippe Rahm architectes». Une étape décisive qui l’amène à transformer une nouvelle fois sa pensée architecturale, ou plutôt à revenir à ses premiers amours. «J’ai commencé à mettre en relation les questions physiologiques avec celles écologiques, à intégrer la matérialité de l’espace, les températures, l’humidité de l’air, le réfléchissement de la lumière et les questions climatiques plus généralement», précise-t-il. En mettant sur la table les enjeux climatiques non pas comme des contraintes mais comme un projet en tant que tel, Philippe Rahm séduit et s’ouvre les portes de l’enseignement aux quatre coins du monde. Les Universités de Princeton, Harvard ou encore Columbia se l’arracheront. Côté pratique, son art climatique est mis à profit pour la création du parc monumental de Taiwan, un concours international de 70 hectares (celui de la Villette conçu par Bernard Tschumi en mesurait 26) où il adapte la morphologie et l’emplacement des infrastructures en fonction des vents, apportant de la fraicheur naturelle dans un endroit au climat tropical. «Une fois de plus, cela fait sens aujourd’hui et paraît banal car toutes les villes réaménagent leur centre de cette façon à présent mais, en 2011, donner une fonction climatique à des espaces urbains n’avait rien de populaire» se remémore l’architecte. Désormais très demandé, Philippe Rahm s’attaque à tous types de projets, de la transformation d’un ancien port irakien en quartier d’habitation, aménageant pas moins d’un kilomètre d’ombre, à de la ventilation naturelle pour une usine à Annemasse, aux abords de Genève, l’encadrant par une grotte et une serre afin d’alterner en fonction des vents des flux de chauffage ou de climatisation. Philippe Rahm ne s’arrête jamais. Récemment mis sous le feu des projecteurs, l’architecte est de nouveau sorti des sentiers battus avec son livre publié en 2020 sur la façon dont les épidémies peuvent modifier la structure des villes. Un ouvrage médiatisé, tout comme son exposition à Vevey l’an dernier, dédiée à la caméra thermique. Un outil méconnu qui permet selon lui de percevoir le monde à travers une autre optique (pour voir les passoires énergétiques que peuvent être certaines bâtisses par exemple). Preuve en est donc, que Philippe Rahm n’a pas encore fini de surprendre.
Philippe Rahm joue avec l’impact de la lumière sur nos systèmes hormonaux.