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cahier spécial Mouvement réalisé en partenariat avec le Festival mondial de Charleville-Mézières

l’indisciplinair e des arts vivants

cahier special

Les voies

d’une marionnette

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édito

Les voies

d’une marionnette

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a « manipulation » a mauvaise presse. En politique, le mot renvoie à d’obscures intrigues où l’on ne sait qui, dans les coulisses, tire les ficelles d’une pièce où le jeu est faussé. Et il n’est jamais agréable de se sentir « manipulé », pour nous conduire à agir selon une volonté qui ne serait pas tout à fait la nôtre. A contrario, la « scène marionnettique » joue carte sur table. Elle ne dissimule pas que quelqu’un, quelque chose, peut rester dans l’ombre. La marionnette n’aime pas la transparence ; elle est même parfois théâtre d’ombres. Elle revendique l’illusion et en fait de surcroît la voie d’accès à une vérité. Qui plus est, cette vérité devient humaine par la grâce de formes animées : théâtres d’objets, d’images, de papier, etc. L’humanité de la marionnette (ou plutôt, devrait-on dire, « ses humanités ») a à voir avec l’enfance. La marionnette EST l’enfance de l’art, quand tout (formes, couleurs, sons, senteurs, etc.) est encore indistinct, juste avant que le langage ne vienne nommer, classer, séparer, diviser. Autant dire qu’il n’y a aucune exagération,

bien au contraire, dans la décision de faire vibrer le Festival mondial des théâtres de marionnettes de Charleville-Mézières au mélange des arts, et davantage encore, au centre des arts. La marionnette est un champ artistique longtemps resté sur les marges. Mais de cette marginalité nomade qui la constitue, la marionnette vient aujourd’hui parler au cœur de la création contemporaine. En s’évadant du seul castelet, la marionnette a fait sa révolution, sans la moindre goutte de sang. Une révolution douce, et quasiment invisible, grâce à laquelle la marionnette contemporaine est partie à la conquête de l’espace. Art traditionnel, ancestral, la marionnette est aujourd’hui capable de convoler, en union libre, avec les plus pointues des nouvelles technologies. La longue et magnifique histoire du festival de Charleville-Mézières n’a pas peu contribué à ce formidable bouleversement grâce auquel la marionnette s’est émancipée d’elle-même. Ultime et géniale manipulation, ouverte à tous les possibles.

Ce supplément a été réalisé grâce au soutien du Conseil général des Ardennes.

MOUVEMENT, l'indisciplinaire des arts vivants / 6, rue Desargues, 75 011 Paris / Tél. +33 (0)1 43 14 73 70 / Fax +33 (0)1 43 14 69 39 / www.mouvement.net Mouvement est édité par les éditions du Mouvement, SARL de presse au capital de 4 200 euros, ISSN 125 26 967. Directeur de la publication : Jean-Marc Adolphe.

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Cahier spécial / MOUVEMENT Réalisé en coédition avec le Festival mondial des théâtres de marionnettes de Charleville-Mézières. Coordination : Naly Gérard. Conception graphique : Sébastien Donadieu. Edition : David Sanson, Pascaline Vallée. Partenariats/publicité : Alix Gasso. Ont participé : Jean-Marc Adolphe, Joan Baixas, Mathieu Braunstein, Dominique Duthuit, Naly Gérard. Traductions : John Baker. © mouvement, 2009. Tous droits de reproduction réservés. Ne peut être vendu.

Anne-Françoise Cabanis et Jean-Marc Adolphe

Festival mondial des théâtres de marionnettes de Charleville-Mézières / BP 249, 08103 Charleville-Mézières cedex, France / Tél. +33 (0)3 24 59 94 94 - Fax +33 (0)3 24 56 05 10 festival@marionnette.com / www.festival-marionnette.com Le Festival mondial des théâtres de marionnettes est subventionné par le ministère de la Culture et de la communication, le Conseil régional Champagne-Ardenne, le Conseil général des Ardennes et la Ville de Charleville-Mézières.

anipulation" has been given a bad press. In the world of politics, the term refers to dark intrigues where we are never sure who is lurking behind the curtain and pulling the strings that bring the twisted performances to their conclusion. And it is never very pleasant to feel that you are being "manipulated" to act according to a will which is not entirely your own. Inversely, in the world of puppetry, the cards are laid clearly on the table. It is freely admitted that someone or something stays hidden in the shadows. Puppetry dislikes transparency; it is sometimes even perceived as the theatre of shadows. It is a perpetrator of illusion and even makes it the means of attaining a certain truth. Moreover, this truth becomes human through the grace of the animated forms: theatres of objects, images, paper, etc. The humanity of puppetry (or should we say "its humanities") is related to childhood. Puppetry IS the childhood of art, when everything (shapes, colours, sounds, smells etc.) is still indistinct and language has yet to designate, classify, separate and divide. It is fair to say that there is no exaggeration - quite the contrary - in the decision to bring the world puppet theatre festival in Charleville-Mézières to life with a mixture of arts and, more particularly, to place it at the centre of the arts. Puppetry is an artistic field which long remained on the periphery. But from this fundamental itinerant marginality, puppetry is now finding its voice at the heart of contemporary creation. By escaping from the castle, puppetry has fought its revolution without a single drop of blood being spilt - a gentle, almost invisible revolution through which contemporary puppetry has begun its conquest of space. A traditional, ancestral art, puppetry is now capable of cohabiting with the most cutting edge technologies of the new era. The long and magnificent history of the festival of Charleville-Mézières has contributed more than a little to this incredible change thanks to which puppetry has emancipated itself. A final and brilliant manipulation, open to every possibility.

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out porte à croire que 2009 est une « année des arts de la marionnette ». La saison est ponctuée de rendez-vous importants, à commencer par le Festival mondial des théâtres de marionnette, qui prend un nouveau tournant et s’ouvre davantage aux formes contemporaines. En octobre prochain, une semaine nationale de la marionnette intitulée « Tam Tam - Les Dessous de la Marionnette » met ce théâtre à l’avant-scène dans plus de 150 lieux culturels en France (1). Du côté patrimonial, la Maison Jean-Vilar d’Avignon accueille une exposition qui souligne le rôle capital de la marionnette dans la pensée d’Edward G. Craig (2), tandis que le Musée des marionnettes du monde ouvre ses portes à Lyon. Autre signe de la vitalité de ce champ du théâtre : une production éditoriale florissante qui reflète l’histoire d’un art millénaire et universel et les réflexions de chercheurs, plus nombreux qu’hier à ausculter ses formes actuelles (3). Ces signes attestent de la reconnaissance d’un phénomène : la marionnette contemporaine constitue un mouvement esthétique bien vivant des arts de la scène. Par sa diversité, ce mouvement de fond renouvelle les modes de représentations théâtrales. Il en passe par les simulacres de corps, par l’objet en mouvement, par la construction d’images, par les mécanismes et les machines, par les matériaux bruts ; bref, il dépasse le seul corps de l’acteur. Ce théâtre que l’on pourrait définir comme un « théâtre d’animation », donne vie à l’inerte, transforme l’objet en sujet de théâtre. Le propre de la marionnette d’aujourd’hui c’est donc moins l’effigie qu’une façon de donner vie aux éléments

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Agnès Limbos

Objets gigognes

Avant de toucher à « l’objet », Agnès Limbos l’a contemplé longtemps. « Toute petite, j’établissais avec eux un rapport mystique. Je les posais devant moi, comme en prière. Mes parents disaient : “On va la mettre au Carmel.” » Aujourd’hui, après plus de trente ans de métier, cette autodidacte belge, à la fois clown, comédienne, mime et metteure en scène, entretient avec les objets et les jouets manufacturés les plus ordinaires un dialogue tout

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concrets du théâtre selon une logique organique et dynamique : il transpose le mouvement du vivant à ce qui est inerte. En ce sens, c’est un théâtre de la transformation et de l’invention. La marionnette est bien « au centre des arts » comme le proclame la bannière de l’édition 2009 du Festival de CharlevilleMézières. Elle ne peut se réduire à une seule forme et puise au contraire dans la diversité des langages artistiques. Les possibilités du théâtre d’animation permettent une approche à la fois libre et cohérente des

aussi bouleversant, intime et complice : « Ce sont mes outils. Ils apparaissent sur mon chemin pour nourrir mon langage théâtral, visuel et corporel. » Sans chercher à théoriser, elle bâtit des univers singuliers où s’imbriquent, sous sa baguette de chef d’orchestre minutieuse, la réalité et ses différentes formes de représentation. « Avec Troubles, je voulais parler de l’amour et du mariage, moi qui n’ai jamais été mariée. Deux petites figurines de mariés trouvées par hasard ont été le point de départ de l’écriture de petites pièces chorégraphiques et burlesques découpées comme de véritables courts-métrages cinématographiques. » Assis der-

autres arts. La danse, la musique, la vidéo, la peinture ou la sculpture sont convoquées, non pas sur un mode fusionnel mais dans un dialogue : ces disciplines s’articulent pour produire du vivant. Ce ne sont pas des spectacles « indisciplinaires », une notion en passe de figer une nouvelle catégorie (4), mais bel et bien des œuvres marionnettiques. L’animation constitue un point d’appui pour donner sens à ces connexions, un point d’appui qui se situe dans l’espace du plateau. C’est ce qu’explique Jean-Luc Félix, plasticien, pédagogue et président du Festival mondial des théâtres

rière une table, dans un espace scénique soigneusement délimité, Agnès Limbos et son comparse musicien Gregory Houben se jouent leur propre idylle amoureuse, en deux dimensions parallèles, format nature et format miniature. Répliquée par des jouets animés, cette double vision d’une seule et même histoire suscite une joyeuse étrangeté en brouillant les repères habituels : « Toute classification m’énerve. Je me reconnais avant tout dans un théâtre d’auteur populaire, qui cherche à transposer à travers la poésie de l’objet, des questions sociales, politiques et universelles, sans rien chercher à imposer. » Dominique Duthuit

Tomber des nus, de la Cie Tenir debout. Photo : Jean-Luc Beaujault.


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nos personnages ? Manipulé à vue, le référent visuel n’est plus le cadre fixe du castelet mais le corps du manipulateur et le plateau à l’échelle de l’homme ; d’où la tendance qui en découle, celle de travailler avec des marionnettes de plus en plus grandes qui rentrent en tension avec le manipulateur comme étant pratiquement son double. Giacometti, le grand sculpteur du XXe siècle, avait dans ses écrits théoriques posé ces problèmes, celui de l’échelle et celui du personnage regardé non pas seul et isolé, ce qui n’est qu’un artifice, mais en relation continuelle avec son environnement. » L’objet animé lui aussi est en relation continuelle avec son environnement. C’est un art qui joue de la distance, du vide entre les choses, qui rend vivant ce jeu indispensable pour la circulation du mouvement… et du sens. Le marionnettiste travaille justement dans l’espace entre l’objet et le corps humain, entre la matière sonore et la poupée, entre l’image et le geste.

Poursuite, de Marcelle Hudon. Photo : Manon Labrecque.

de marionnettes. « S’il est un domaine où les arts de la marionnette recoupent d’autres disciplines artistiques, étant elle-même partie intégrante du théâtre, ce sont la scénographie et les arts plastiques ;

Roland Shön

Objets de contes

Le théâtre de Roland Shön est un théâtre tout court, sans majuscule ni particule. L’acteur, détrôné de sa toute puissance, se nourrit et se transforme au contact d’objets de factures très diverses, libérés de leur fonction ordinaire. Toute question d’étiquette dans ce territoire-là est vaine. C’est vers un théâtre « autre » que Roland Shön navigue, un théâtre sans limites, qu’il explore aux confins des rêves et de l’inconscient. Sorcier ani-

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la scénographie parce que se posent les problèmes d’espace et d’échelle propres à la marionnette. Le castelet ayant presque disparu de la scène contemporaine, quel est donc le cadre, l’espace, dans lequel évoluent

miste, ethnologue de l’imaginaire, accoucheur de pays étranges, qui est-il ? « Je suis un bricoleur d’objets, de mots, d’histoires qui travaille d’abord avec ses mains, avec le stylo, le pinceau, la scie, le marteau, la colle. Alors seulement les pensées apparaissent. » Résistant à toute hiérarchie, il met son jeu, son humour et son inventivité au service d’une conviction, celle de faire vivre à ceux qui l’écoutent le plaisir de percevoir la réalité d’autres possibles, oubliées ou effacées. Zigzaguant d’une expression à l’autre, par assemblage, collage ou associations d’idées, Roland Shön dessine un théâtre qui emprunte des chemins de traverse pour ne jamais

La marionnette comme effigie anthropomorphique est devenue, dans certains spectacles, un instrument aigu pour scruter la limite entre le mort et le vif, notamment par le biais de l’hyperréalisme. Plusieurs compagnies manipulent des sculptures saisissantes de ressemblance : la mimesis, jamais totale, génère un trouble de notre perception et un sentiment d’étrangeté(5). Le « théâtre d’androïdes » dont rêvait Maeterlinck n’est pas loin. Le travail de Gisèle Vienne se situe dans cet espace. Elle présente, avec son vieux complice Etienne Bideau-Rey, une nouvelle

se laisser enfermer. Dans une logique toute personnelle, Ni fini, ni infini, à la lisière du cirque forain et du cabinet de curiosités, déploie une mécanique scénique qui tourne sur elle-même, comme un « rouleau de l’Evolution ». Avec trois saltimbanques, un montreur, un musicien et un régisseur, Roland Shön déroule, en boucle, le fil de l’histoire d’un homme « étourni » par la rotation inexorable de la terre. Au contact de machines à images sur roulettes, qui jouent avec l’ombre, la photographie, le dessin ou la peinture, s’ouvrent un temps et un espace autres, autrement humains, qui « réactivent la mémoire et la lecture du monde ». Dominique Duthuit

version de Showroomdummies, créé en 2001 : dans cette pièce chorégraphique, on trouvait déjà sa façon de scruter l’érotisme trouble du corps devenu objet, et la standardisation des apparences et des gestes. La sculpture propose d’autres visages de l’humain. Dans La Chair de l’homme, d’Aurelia Ivan, une population d’homoncules taillés dans des ceps de vigne porte les voix multiples du théâtre de Valère Novarina. « Ce que peut la marionnette, c’est aussi, en nous montrant ses bords, étendre le spectre des visages de l’humain », écrit Didier Plassard (6). La mise en mouvement des corps artificiels peut être de différentes natures. Elle est chorégraphique chez le danseurmarionnettiste hollandais Duda Paiva qui se laisse phagocyter par ses personnages de mousse pour jouer en virtuose la dialectique de la relation, entre duo et duel, entre séduction et domination, entre possession et arrachement. Chez Claire Heggen, l’animation s’appuie sur le théâtre gestuel dans son solo Les choses étant ce qu’elles sont… Le geste met en vie la matière tissu et des esquisses de corps pour raconter le mouvement de la mémoire et l’intériorité. Le solo de Cécile Briand, Tomber des nus, est dans la même veine – l’exploration des mondes intérieurs par le biais de la matière. Le personnage, un modèle de peintre, se confronte aux représentations de son corps comme à autant de miroirs. Doubles sculptées, empreintes de papier, mannequin-puzzle : la femme-objet rencontre les « objets-femmes ». Dans Kefar Nahum, la danseuse Nicole Mossoux-Bonté est une montreuse d’objets fantasmagoriques, qui s’accouplent et engendrent des créatures difformes en perpétuelle métamorphose. Le geste du plasticien est encore d’une autre essence. Le peintre Joan Baixas, initiateur de La Claca, première compagnie espagnole de marionnette contemporaine, a dans les années 1970 jeté les bases d’un théâtre de la matière (voir p. 10). La dramaturgie repose alors sur la main du peintre composant en direct des fresques vivantes, qui naissent, respirent et disparaissent. Dans Zoe, criminelle

Hervé Diasnas

Le danseur et le pantin

Le Premier Silence, d’Hervé Diasnas. Photo : D. R.

innocence, la dernière création du Catalan, ombres, peinture, marionnettes et vidéo sont les ingrédients d’un mélodrame en quatre actes accompagnés par la musique du pianiste de jazz Agustí Fernández. D’autres compagnies tissent les modes du théâtre d’animation pour inventer leur propre langage théâtral dans une liberté souvent jubilatoire : le Théâtre de la Pire Espèce mélange le papier découpé, le théâtre d’ombres et le théâtre d’objets ; les Américains du Red Moon Theater font

En 1985, Hervé Diasnas, jeune chorégraphe juste rentré des Etats-Unis, fait sensation avec la création de Premier Silence, duo danse-marionnette, confrontation de « deux présences à figure humaine » La pièce sera jouée soixante-dix fois, pendant un quart de siècle. Au départ, le pantin (manipulé par un marionnettiste invisible) apparaît relativement immobile, pendu à un clou, planté dans le dossier d’une chaise. Mais très vite l’objet s’anime, entre les mains de cinq marionnettistes successifs. L’une des étapes passe brièvement par le fil, une technique que le chorégraphe juge finalement trop contraignante. La mutation suivante, décisive, et qui vaut désormais à la pièce son nouveau titre - Le Reflet du silence -, voit la marionnettiste sortir de l’obscurité. « Cela introduit discrètement un tiers, une présence scénique décalée qui révèle les coulisses d’une poésie en mouvement », écrit le chorégraphe. Paradoxalement, c’est la découverte de la danse aérienne (avec la compagnie Motus Modules), qui a libéré la marionnette. Le chorégraphe, qui a lu Kleist, et sait que le danseur n’est pas à même de lutter contre le pantin, en termes de légèreté et de virtuosité, se reconnaît une passion venue « d’entrée de jeu » pour l’objet. Même si celle-ci ne fait pas de lui un « jongleur », comme il dit… Pour la recréation, il reprend tout : la scénographie, les costumes, la musique qu’il écrit lui-même. « La pièce témoigne d’un mouvement de transformation parfaitement organique, dit-il. Je pense que la marionnette va de plus en plus en plus apparaître et que le danseur va progressivement disparaître. C’est une pièce caméléon, sans que je sache très bien sur quel support elle choisit sa couleur. » Mathieu Braunstein

s’entrechoquer le théâtre de papier et la vidéo, tandis que la compagnie Akselere s’appuie sur l’objet, le théâtre d’ombres et le conte pour transposer des archétypes dans notre réalité. La Québécoise Marcelle Hudon bricole un assemblage de vidéo, de jeu d’ombre et de théâtre d’objets pour fabriquer des images expressionnistes qui dissolvent les frontières et mélangent les échelles. Mais les formes dites traditionnelles, comme la marionnette à gaine, conservent leur pertinence. Dans Jerk, mis en scène encore par Gisèle Vienne,

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Salto. Lamento, du Figuren Theater Tübingen. Photo : Klaus Kühn.

Frank Soehnle

Figures d’outre-monde Au départ peintre et sculpteur, Frank Soehnle s’est tourné vers le théâtre pour trouver une réponse à sa quête d’une matière en mouvement. Vingt ans plus tard, devenu un « maître » du « théâtre de figures », comme on dit outre-Rhin, il se nourrit des plus grands auteurs : Beckett, Maeterlinck, Heiner Müller, Gertrud Stein ou encore Bruno Schulz. La littérature est chez lui le point de départ d’une recherche sensorielle où prennent place la danse, la musique, le jeu d’acteur, la sculpture, le texte. Cette alliance des arts s’inscrit dans l’héritage laissé par le Bauhaus, en particulier par Oskar Schlemmer. Dans sa dernière création, Carambolage, Frank Soehnle rend d’ailleurs hommage à l’œuvre du créateur interdisciplinaire.

la marionnette à gaine ouvre une brèche vertigineuse sur le psychisme du personnage. Le procédé de la reconstitution questionne, lui, les limites de la représentation, à la frontière de la mémoire et du fantasme, de l’intime et du collectif. Le théâtre d’animation dialogue aussi étroitement avec les arts du cirque. De bout de bois, signé par un tandem acrobate/

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Virtuose de la marionnette à fils, le metteur en scène de la compagnie Figuren Theater Tübingen puise dans la variété des techniques, y compris dans le masque, pour inventer un théâtre visuel où les monstres ouvrent vers le merveilleux. Pour lui, les marionnettes sont des passeuses vers un monde artificiel, proche des ombres, de la mémoire, du rêve. L’art de Frank Soehnle se marie ainsi au « réalisme magique » de l’écrivain Gabriel García Márquez dans Avec des ailes immenses, une adaptation d’une nouvelle de l’écrivain colombien. Dans Salto. Lamento, qui puise dans la poésie de Rilke et les danses macabres médiévales, chimères, squelettes et créatures fabuleuses s’éveillent, se métamorphosent et s’évanouissent portées, là encore, par les compositions du duo Rat’n X avec clarinette, saxophone et contrebasse. La Camarde, mariée immaculée, toute en grâce, tendre plus qu’effroyable, est la reine de ce bal extraordinaire, vrai memento mori intemporel. N. G.

marionnettiste, prend appui sur un objet primitif, un morceau de bois, pour révéler par l’équilibre et l’animation le mouvement de la matière. Le tandem finlandais Ville Walo/Kalle Hakkarainen crée un artisanat de l’illusion à la croisée du jonglage, de la prestidigitation et du théâtre d’objets. Dans le champ de la danse apparaissent des spectacles marionnettiques comme Transports exceptionnels, de la compagnie

Beau Geste-Dominique Boivin. Porté par un air d’opéra, ce spectacle raconte avec une étonnante finesse les affres de la passion amoureuse entre une pelleteuse mécanique et un danseur. Cette démarche est emblématique d’une tendance : les machines automates sont de plus en plus présentes aux côtés des danseurs et des acteurs. On pense à Matière d’être(s) d’OM Produck, une rencontre intimiste entre un danseur et un engin métallique à l’allure d’insecte extraterrestre. L’installation scénique Stifters Dinge de Heiner Goebbels est encore plus radicale. L’interprète a disparu pour laisser l’espace à des pianos mécaniques et des machines monumentales, complexes, inquiétantes. On peut lire ces propositions comme autant de formes « industrielles » de théâtre d’animation. La mise en vie d’entités non-humaines interroge là encore l’humain et sa liberté. Elle représente l’irreprésentable, que ce soit une réalité insoutenable ou impensée comme notre relation à la mort, à la déshumanisation, à la technologie. Le théâtre d’animation est bien un théâtre du lien : ces liens entre les éléments qui le composent, le lien entre les interprètes et le public sont en mouvement permanent. C’est un mouvement du vivant, d’abord physique et énergétique avant d’être conceptuel. Et nous sommes invités à entrer dans ce « jeu » pour faire sens. C’est un théâtre concret et immédiat, qui nous met en contact avec notre capacité à inventer du vivant et à le partager. Si ce théâtre nous parle tant, c’est peut-être parce qu’il rend tangible le réseau complexe de relations dans lesquelles nous sommes pris et qui nous dépasse, et qu’il nous aide à lire ce qui nous arrive en tant qu’humains. Naly Gérard 1. Du 14 au 18 octobre. Plus de précisions sur le site des Saisons de la marionnette : www.saisonsdelamarionnette.fr. 2. L’exposition Craig et la marionnette, présentée du 5 mai au 29 juillet à la Maison Jean-Vilar à Avignon, sera à Charleville-Mézières du 11 septembre au 4 octobre. 3. Voir en particulier Théâtre/Public n° 193. Et L’Encyclopédie mondiale de la marionnette, éd. L’Entretemps. 4. Voir dossier « Merde à l’indiscipline ! », in Mouvement n° 52. 5. Les marionnettes hyperréalistes sont aussi présentes chez Là Où Théâtre avec Des nouvelles des vieilles, et Trois-Six-Trente avec Les Aveugles. 6. Voir « Marionnette oblige : éthique et esthétique sur la scène contemporaine », in Théâtre/Public n° 193.

verything would lead us to believe that 2009 is the "year of puppetry". The season is punctuated by major events: next October, a national week of puppetry entitled "Tam Tam-Les Dessous de la Marionnette" (Tam Tam - the hidden agenda of puppets) puts this theatre centre stage in more than 150 cultural sites in France; at the Maison Jean-Vilar in Avignon, an exhibition underlines the essential role of puppetry in the thinking of Edward G. Craig, while the "Musée des marionnettes du monde" (Museum of World Puppets) opens its doors in Lyon. Supported by a burgeoning editorial production, this vitality clearly shows that puppetry truly is at the "centre of the arts", to quote the title of the 2009 edition of the World Puppetry and Puppet Theatre Festival in Charleville-Mézières. Bringing together all other art forms and demonstrating a plurality of media in the context of the stage (dance, audio, video, paint, sculpture etc.), the theatre of animation sits at the crossroads of contemporary issues concerning artistic forms, in particular relating to scenography and the visual arts. Puppetry can also be the starting point for hybrid shows, sometimes combining traditional techniques and stateof-the-art technology (Théâtre de la Pire Espèce, Red Moon Theater, Akselere etc.). However, beyond this formal dimension, puppetry finds itself at the heart of anthropological considerations. With their anthropomorphic effigies, Gisèle Vienne and Aurelia Ivan explore the boundary between the dead and the living; they examine the limits of the humane and the conditions of manipulation, the significance of bodies when they encounter objects which bear a strange resemblance to them. These questions can be expressed in an almost choreographic manner (as with Cécile Briand, Claire Heggen or the Dutchman Duda Paiva) or in more plastic format, as can be witnessed with the painter Joan Baixas. They also often pursue a dialogue with circus arts. The theatre of animation is, by definition, a theatre of links - a sensory experience which confronts us with our capacity to invent the living and to share it. Hence, the artists who congregate in Charleville-Mézières meet each other around a vast question: how to share our humanity at the start of the 21st century?

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Compagnie Arnica Poupées tragiques Depuis ses premiers spectacles, il y a une dizaine d’années, la musique vivante reste une composante essentielle de l’univers de la compagnie Arnica. La metteure en scène Emilie Flacher, également constructrice des figurines, fabrique avec son équipe un théâtre plastique et sonore qui se veut un espace d’écoute sensible de la complexité du monde. Elle s’appuie sur les mots de poètes comme Jean-Pierre Siméon, Patrick Dubost ou Kateb Yacine, et sur la matière sonore du musicien et chanteur Thierry Küttel, présent sur scène et véritable partenaire d’écriture. « En tant qu’art du mouvement, la marionnette appelle le rythme, souligne Emilie Flacher. Il est nécessaire que la musique vive au même rythme que les objets et le souffle des comédiens ; ce qui

m’intéresse, c’est de trouver comment cela peut respirer ensemble. » Dans Les Danaïdes, adaptation libre des Suppliantes d’Eschyle, un trio de comédiennes anime un chœur de vingt-cinq marionnettes sur pilotis dont les silhouettes hautes dessinent l’espace au fil du spectacle. Cette scénographie verticale est à l’image de la condition philosophique des Hommes de 500 ans avant Jésus-Christ, reliés entre eux et reliés aux dieux. Animée par le désir de « mettre en objets une pensée », Emilie Flacher interroge, au travers de la marionnette, la représentation de l’humain contemporain : « Je recherche moins une maîtrise totale du marionnettiste sur sa marionnette qu’une forme de coexistence de l’humain et de l’objet, une coexistence qui raconterait que l’individu n’est pas aussi détaché des autres et de son milieu que l’on pourrait croire, et qui dirait notre besoin profond de collectif. » N. G.

Les danaïdes, de la Cie Arnica. Photo : Michel Cavalca

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Joan Baixas

Adieux à Merma, bienvenue à Zoé Le plasticien et metteur en scène espagnol Joan Baixas a collaboré avec Joan Miró au sein de sa compagnie La Claca, qu'il dissout en 1988. Depuis 1997, il crée des spectaclesinstallations inclassables ; il signe Zoé, criminelle innocence en 2008.

« La vie personnelle et sociale d'un inventeur de spectacles est jalonnée par ses propres créatures. Quand ils surgissent, les personnages que l'on dessine, que l'on fabrique ou interprète, font semblant d'être justifiés par des raisons artistiques, mais ils sont véritablement enfants du hasard, veulent perturber notre vie et rester avec nous pour vivre à nos frais. Avec le temps, ils révèlent une mythologie personnelle, une famille d'arcanes, peut-être tarotiques ou astrologiques, disponibles à l'interprétation de nous-mêmes. Cette année de débâcle du vieil, aveugle et alzheimerien père capitalisme est jalonnée pour moi par deux personnages. Deux créatures antagoniques et équidistantes qui créent une coupure dans ma vie. D'un côté, un personnage qui disparaît : Merma. Née en 1975 de la collaboration avec Joan Miró, qui l'avait peinte personnellement, Merma a ridiculisé le pouvoir dictatorial (de Franco à Bush). Après une longue promenade de trente ans dans les rues et les théâtres de quatre continents, il a été brûlé dans une fête populaire à Palma de Mallorca. Requiescat in pace, je suis très heureux d'en être libéré. Le deuxième est un personnage qui naît : Zoé. C'est une fille brésilienne, née dans la jungle, sauvage, prostituée, assassine et folle, mais malgré tout innocente comme un oiseau. Viens avec moi, ma chère, le vieux marionnettiste t'accueille. Adieux à Merma, bienvenue à Zoé, la vie est belle. » Joan Baixas

Dessin de Joan Baixas. Courtesy de l’artiste.


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omment la marionnette contemporaine s’inscrit-elle dans votre réflexion philosophique sur le théâtre? « Je m’interroge en particulier sur le rapport entre théâtre et existence humaine, théâtre et existence sociale ; la marionnette ajoute une dimension à ma conception du théâtre. En m’intéressant à la réflexion brechtienne, j’ai constaté que l’objet marionnette apportait quelque chose de l’ordre de la distanciation. La marionnette comme objet de culture transforme l’humanité qui la conçoit et celle qui la reçoit. A travers elle, il s’agit de penser aussi bien la création artistique, la question de la liberté que celle du sens. Nous avons affaire à un théâtre philosophique. C’est d’ailleurs l’intuition de Brecht : “L’avenir du théâtre est la philosophie”. Autrement dit, le théâtre ne va demeurer théâtre que s’il est pensé philosophiquement et que si cette pensée philosophique s’attache à la question de l’existence humaine, de ses conditions d’expérimentation, c’est-à-dire le déterminisme, la causalité, etc. En quoi le théâtre de formes animées permet-il d’enrichir cette question de la dimension philosophique du théâtre ? « La marionnette exprime quelque chose de capital : la question de l’animation. Si l’humain invente des marionnettes ce n’est pas tellement parce qu’il a besoin d’un miroir. Ce n’est pas l’anthropomorphisation de la marionnette qui est importante, mais le fait que la marionnette nous montre l’intériorité de notre âme. C’est là où le modèle mécaniste est important. L’intériorité de notre âme, nous ne pouvons y comprendre quelque chose qu’à partir du moment où nous pouvons nous la représenter par des formes, des mouvements, des liens mécaniques c’est-à-dire des liens déterminés. Les modèles de l’idéologie mécaniste inventés par les philosophes Francis Bacon, Descartes ou Hobbes, montrent qu’il ne peut y avoir animation que s’il y a une machine inerte dans laquelle on introduit une âme, un mouvement psychique artificiel. La mécanisation du monde pensée au XVIIe siècle n’est pas stérile, c’est une mécanisation féconde qui donne de l’esprit. Nous devons faire crédit à la pensée mécaniste d’un concept très

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« Avec le théâtre de formes animées d’aujourd’hui, il s’agit d’accompagner la mécanisation du monde pour mieux la comprendre. »

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important pour penser la marionnette, mais aussi sans doute notre liberté et notre animation personnelle, c’est le concept de jeu. Le jeu, c’est l’élément qui permet l’articulation. Il faut penser les hiérarchies de degré du jeu : plus le jeu est complexe, plus nous sommes libres, plus le jeu est simpliste, plus nous sommes asservis. Entre les deux, une foule de variations. Ces notions d’animation et de mécanisation sont présentes dans la pensée de quelques-uns des grands théoriciens du théâtre. A commencer par Heinrich Von Kleist, selon vous le plus important... « Oui, Kleist est un commencement, c’est lui qui fonde cette pensée de la marionnette. Sur le théâtre de marionnettes (2) nous met en présence d’une rêverie fondamentale : l’idée que la vie et la machine sont en coalescence, en affinité réelle. Kleist montre que la liberté spontanée du corps, qui est une machine, tirée par des nerfs et des tendons, est capable de la grâce immédiate. Pour voir comment les marionnettistes travaillent, je pense que ce qu’ils cherchent, à travers la manipulation, c’est le geste exact, la perfection et la grâce. En cela, le théâtre de marionnette est un théâtre d’art, car, après tout, la question de l’art a toujours été la justesse : trouver la bonne parole au bon

moment, faire tomber la note idéale au bon moment... En ce sens-là, je pense que la marionnette arrive à point nommé pour réaliser la prophétie de Kleist. Celui-ci écrit dans les années qui vont accompagner la révolution industrielle. Deux cents ans après, nous sommes toujours dans cette problématique-là. Et il faut que nous repensions l’origine de notre monde, c’est-à-dire l’articulation entre l’inerte et le vivant. Ce que la marionnette nous montre aujourd’hui, dans une société des machines, c’est un rapport dialectique. Elle nous présente un miroir complexe de notre situation matérielle, industrielle et mécanique. Au début du XXe siècle, le théoricien et metteur en scène Edward G. Craig invente marionnette. En quoi le concept de sur-m cette idée est-elle pertinente pour envisager le théâtre de formes animées ? « Craig reprend le principe de Diderot : l’acteur ne doit pas se métamorphoser ni le public s’identifier. Il montre aussi que Kleist ne cherche pas à assimiler la mécanisation, mais à la comprendre pour la dépasser ; c’est une “surmécanisation”-là apparaît la dimension de la liberté. Il y a en plus chez Craig une grande agressivité envers le pathos de l’artiste, le fétichisme du vivant, le principe même du vitalisme, présents

Matière d’être(s), d’Anne Buguet et Michel Ozeray (danse : Jonas Chéreau). Photo : Bruno Thomas.

dans le Romantisme du XIXe siècle et qui sont eux-mêmes une réaction à la mécanisation du monde. Pour un Romantique, la vie ne peut pas se réduire fondamentalement à une machine. Or, Craig dit, en substance, “si vous voulez comprendre la vie des personnages, et la vie du théâtre, il faut d’abord que vous les pensiez comme des machines”. Son concept de sur-marionnette est un concept d’utopie. Et l’utopie a une fonction d’anticipation. Craig a le sentiment – qui n’est pas infondé – que le concept de sur-marionnette permet d’embrasser toutes les formes d’expérimentations à venir. Et en effet, avec le théâtre de marionnette d’aujourd’hui, il s’agit encore d’accompagner la mécanisation du monde pour mieux la comprendre. Dans le catalogue de l’exposition Craig et la marionnette (3), on apprend que la surmarionnette serait, en réalité, une forme de marionnette habitée, c’est-à-dire une marionnette à l’intérieur de laquelle entre l’acteur. Qu’est-ce que cela vous inspire? « Le corps de l’acteur étant saisi par une machine, comme dans un costume, il s’agit dans la sur-mationnette d’obliger le jeu

“libre” de l’acteur, de le mettre dans un cadre tellement contraint que celui-ci va nécessairement puiser dans l’univers mécanique. Cette entrée du corps de l’acteur dans “l’agir” de la marionnette n’est pas, contrairement à ce que peut penser le Romantisme, une humiliation mais une rigueur, une condition de l’invention. Dans votre réflexion vous incluez Brecht, qui n’a pratiquement pas eu recours à la marionnette. Pourquoi ? « Brecht a pensé la fonction des objets. Chez lui, l’objet n’intervient pas comme objet animé mais participe, par la vie que l’on met en lui, à la construction de l’espace théâtral, il est une contrainte à laquelle se plie le corps de l’acteur. Si on cherche les fils de la marionnette chez Brecht, on les voit dans l’arrière-cuisine du théâtre. On sait la volonté de Brecht de ruiner le théâtre romantique à travers un théâtre des Lumières, de l’Aufklärung : on montre toutes les machines, les projecteurs, les coulisses... parce que l’élément machinique doit être exposé en même temps que l’élément organique – le corps des comédiens. C’est pour cela que l’on peut difficilement faire

l’économie de Brecht dans une réflexion sur la marionnette. Pour en venir à Kantor, son rapport à l’objet est fondamental pour la réflexion sur la marionnette contemporaine. Sur quel point exactement ? « Kantor est sans doute celui qui a le mieux compris à la fois la fécondité de la marionnette et ses limites dans notre monde, même s’il s’est déterminé à suivre la voie du mannequin. Il y a un héritage du Bauhaus chez Kantor : il s’attache à la mécanisation du jeu de l’acteur, répétitif, codifié, articulé, et à un univers machinique qui donne une forme au jeu du comédien. D’un autre côté, le mannequin installe une dialectique entre l’inerte et le vivant. Pour lui, il ne s’agit pas tant de mettre de la vie dans de l’inerte mais de montrer que la vie peut devenir de l’inerte. Kantor met des mannequins ou des sculptures sur scène pour nous montrer que la différence entre le vivant et l’inerte est mince. En même temps, l’inerte nous rappelle que la vie n’est qu’une modification de l’inerte ; et que l’inerte est l’avenir de la vie : nous sommes des cadavres en puissance. L’inerte nous attend, c’est le fond ontologique

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de la vie. Kantor est aussi très important car en se mettant en scène lui-même en tant que metteur en scène, il montre par sa présence sur le plateau que l’acteur est une marionnette. Ce qui manipule l’acteur, c’est le fil du regard de Kantor ; et ce regard, c’est la main du Kantor marionnettiste. cela nous en apprend beaucoup sur le regard humain, sur les fils par lesquels nous sommes agis. Vous affirmez que le théâtre de formes animées pourrait être l’art total de l’ère industrielle. De quelle manière ? « Comme Wagner pensait que l’opéra était le spectacle total, il n’est pas idiot de postuler que le théâtre de marionnette puisse être l’opéra de notre temps. L’idée de l’œuvre d’art totale veut dire la convocation de toutes les techniques de mise en place des phénomènes matériels qui font un spectacle. Je crois que nous sommes un peu fatigués des prestidigitateurs et des illusionnistes, même si en politique nous sommes toujours dans cette question de la machination et de la manipulation parce que nous sommes confrontés aux questions de l’asservissement et de la domination ; nous sommes dans la magie noire. Mais nous devons penser que l’œuvre d’art totale de l’ère industrielle doit (je pense “doit” au sens de devoir, car il y a une éthique de l’artiste) nous amener à ce que j’appellerais la “magie blanche” de l’œuvre d’art. Il s’agit de montrer à la fois les œuvres de la culture humaine et la manière dont elles sont produites, ce que Marx appelle “la loi de fabrication de la chose”. Ethiquement parlant, elle a à montrer d’une part l’intégralité du processus de production (le phénomène en tant qu’apparence et en tant que produit), et d’autre part son coût humain. Non seulement la genèse de l’œuvre mais aussi sa généalogie. C’est ce que j’appelle “le savoir de la genèse”. Evidemment, le génie et la spontanéité libre du vitalisme sont un peu vexés, mais je crois que ce sont des mythes et des illusions qu’il faut absolument dépasser. L’œuvre d’art doit nous éclairer sur le mode de production industrielle des choses. En ce sens, je dirais que la marionnette a aujourd’hui une fonction universelle qui est une fonction de liberté, de savoir, de lucidité.

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En quoi le théâtre de marionnette ou de formes animées peut-il particulièrement jouer ce rôle ? « Que la marionnette exprime la dialectique du mécanique et du vivant, de la vie et de l’inerte, c’est une chose. Une autre est de savoir pourquoi l’on s’interroge sur cette articulation. Le niveau de “sens faible” du théâtre, c’est le divertissement, le plaisir public. Le sens le plus fort que l’on puisse trouver au théâtre, comme dans les autres arts, est dans le concept d’universel. Or, l’industrie est devenue mondiale. Dans le processus de l’ère industrielle tel qu’il s’est mis en place au début du XIXe siècle, il y a une uniformisation dont on peut évidemment s’effrayer, comme on a pu s’effrayer de la mécanisation. On peut alors se réfugier dans l’intériorité, dans l’expression de soi (du moi intérieur), mais il faut relever le défi de cette mondialisation de la machine de l’ère industrielle. D’abord, parce que, à mes yeux elle, est irréversible : l’Homme est un animal de la puissance, il ne reculera jamais devant ce qui lui donne de la puissance. La seule solution est de faire comprendre à l’humain industriel, Chinois ou Européen, que quelque chose est intelligible dans ce mouvement-là. De ce point de vue, l’œuvre d’art totale que représente le théâtre de figures animées peut éclairer l’humanité en insistant sur le savoir de la genèse. Et sur le fait que l’on doit maintenir coûte que coûte le postulat d’une intelligibilité, présente dans le modèle de pensée mécaniste. Je pense qu’il faut établir cette filiation entre l’âge classique et les défis d’aujourd’hui et de demain, pour repenser la mise en scène dans le théâtre de marionnette. Et pour livrer au regard de l’humanité des systèmes de figure intelligibles, concernant le système de production. » Propos recueillis par Naly Gérard 1. Il a signé plusieurs articles dans [Pro]vocations marionnettiques, la revue du Théâtre Jeune Public de Strasbourg, et contribué au n° 193 de Théâtre/Public récemment consacré au théâtre de marionnette(« La marionnette ? Traditions, croisements, décloisonnements »). 2. Sur le théâtre de marionnettes, écrit en 1810, éditions Les Solitaires intempestifs, coll. « Les Traductions du XXIe siècle » (2003). 3. Editions Actes-Sud-Themaa.

ow does the contemporary marionette fit into your philosophical vision of theatre? "I am particularly interested in the relationship between theatre and existence, both human and social. The marionette adds a whole new dimension. It stimulates thought about artistic creation, the questions of freedom and meaning. The marionette shows us the interiority of our soul and helps us to understand something about our inner self by representing it. These concepts of animation and mechanisation can be found in the thoughts of some of the great theatre theoreticians: Kleist, Edward G. Craig and even Brecht… "Kleist is a beginning; it was he who introduced this marionette thinking. The marionette in today’s world of machines highlights a dialectic relationship. Craig basically said that, ‘if you want to understand the life of the characters and the life of the theatre, you must first see them as machines’. His concept of the über-marionette is a concept of Utopia. Brecht focussed on the function of objects. He doesn’t use the object as an animated object but participates in the construction of the theatrical space by means of the life we breathe into it. You say that the theatre of animated forms could be the total art of the industrial era... "Since Wagner considered opera to be a total performance, it is in no way unthinkable that puppet theatre could be the opera of our time. I think that we are all a little tired of magicians and illusionists. A work of art should enlighten us about the industrial production process. The weak meaning of theatre is entertainment, public pleasure whereas its strong meaning, as with other forms of art, lies in the universal concept. In the process of the industrial era as it developed at the beginning of the 19th century, there is a form of standardisation which understandably generates fear, just as mechanisation generated fear and faced with which we can take refuge in our interiority, our self-expression. We must establish the ties between the classical age and the challenges of today and tomorrow in order to rethink the staging process in the field of puppet theatre and to present humanity with intelligible systems concerning the production system."

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e Festival mondial des théâtres de marionnettes est une aventure unique dans le paysage culturel hexagonal à plus d’un titre. Parce que son histoire est ancienne – sous sa forme embryonnaire, il date de 1961 ; parce qu’il a poussé sur un terreau peu commun : la symbiose entre les théâtres amateurs et professionnels ; parce qu’il a donné naissance à des institutions culturelles durables (en 1981, l’Institut international de la marionnette, centre de recherche et de formation sur la marionnette, en 1984, l’Ecole supérieure nationale des arts de la marionnette). Enfin, parce que la population carolomacérienne est une actrice à part entière de cette fête culturelle qui a lieu tous les trois ans. La figure tutélaire du Festival, c’est Jacques Félix, enfant du pays et membre d’une troupe amateure animée par des valeurs d’éducation populaire. Pilier de la vie politique locale, il persuada la ville d’accueillir les congrès du Syndicat des guignolistes et marionnettistes français, en 1961, et celui de l’Union internationale des marionnettistes quelques années plus

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Poétique et politique

en question

Pour cette quinzième édition, le Festival mondial des théâtres de marionnettes ouvre un espace professionnel sous forme d’agora afin d’interroger les liens entre « le poétique et le politique ». Au « Repaire », on pourra assister à des tables

tard. L’alchimie entre un élan local, la présence des professionnels et d’artistes venus d’horizons lointains explique la longévité de cette aventure qui s’est construite au fil des ans. La population qui s’est approprié l’événement dès les premières éditions joue aussi un rôle moteur. La gratuité des spectacles instaurée lors des toutes premières éditions, et qui constitue encore aujourd’hui un principe du festival Off, a favorisé ce lien affinitaire. Dans cette ville de 53 000 habitants sans équipements culturels suffisants, gymnases, salles des fêtes, cours d’école sont réquisitionnés et aménagés. Les habitants, eux, apportent leur concours en hébergeant les compagnies. Aujourd’hui, 400 bénévoles contribuent à la bonne marche du festival. Des rencontres directes entre la population et les artistes ont aussi vu le jour par le biais de créations collectives dans l’espace public (Ex-Voto du Bread and Puppet Theater en 1985, par exemple). Le Grand Marionnettiste, horloge animée du sculpteur d’automates Jacques Monestier qui scande les heures place Winston-Churchill, est

rondes quotidiennes, qui proposeront, notamment, un état des lieux de la marionnette au Québec et un zoom sur la marionnette au cinéma. Des débats aborderont des sujets d’actualité : les réseaux de diffusion européens, les mécanismes de la « crise », le lien entre militantisme et art. Le 23 septembre, Jean-Marc Adolphe de la revue Mouvement animera une discussion autour de la question : « Qu’est-ce qu’une politique cultu-

emblématique de cet engagement : c’est grâce au mécénat populaire que l’œuvre a pu voir le jour en 1990. Les actions culturelles dans les quartiers et les écoles, la diffusion des spectacles dans des zones rurales de la région participent aussi au rayonnement du festival au sein de la population. Anne-Françoise Cabanis, la nouvelle directrice, souhaite professionnaliser encore davantage le festival, mais compte bien préserver sa pluralité artistique et l’implication des habitants. On se demande cependant dans quelle mesure les consignes actuelles d’encadrement accru du bénévolat tout comme le contrôle de plus en plus restrictif des artistes étrangers ne seront pas un frein. Car le Festival est encore en développement ; il devrait passer à un rythme biennal et bénéficier d’une nouvelle salle de 400 places, qui fait cruellement défaut, et donner naissance à un « pôle régional marionnette ». Naly Gérard

he world puppet theatre festival is a unique adventure in the French cultural landscape for several reasons: its long history (it began to take shape as far back as 1961), a context of symbiosis between amateur and professional theatre, the birth of lasting cultural institutions (the International Puppet Institute, a research and training centre created in 1981; the Higher National School of Puppet Arts created in 1984) and finally the involvement of the local population through cultural actions in the different neighbourhoods, broader dissemination… The festival is still developing. It should soon become a biennial festival with a new 400-seat auditorium.

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relle ? » Cette thématique sera approfondie le 24 septembre, lors d’un atelier intitulé « Accueillir la marionnette : lever les freins, élargir les possibles », à l’initiative de la Région ChampagneArdennes. Dans ce foyer de rencontres, le geste artistique aura aussi sa place sous forme d’impromptus marionnettiques, de cartes blanches et d’une scène ouverte. Plus de précisions sur : www.festival-marionnette.com

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