Hors-série décembre 2004 • 6,50
FO
Hors-serie
FRATERNITÉ ŒCUMÉNIQUE INTERNATIONALE
Élie
Guides spirituels pour aujourd’hui Élisabeth de la Trinité
Thérèse d’Avila
Thérèse de Lisieux
Jean de la Croix
Les Grands du Carmel
Édith Stein
disponibles à ame 3 CD de musique et de louange que
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LOUEZ-LE !
CHARTRES
ME VOICI
Les artistes du groupe Chemin Neuf viennent d’univers musicaux très différents : folk, classique ou jazz, océan Indien ou Atlantique… Le fruit de leur rencontre est une action de grâce au Dieu vivant : poésie offerte comme une louange, un acte de foi, un partage.
On ne présente plus cette célèbre chorale internationale qui a chanté aux JMJ à Paris, sur le podium du Pape à Rome en 2000… Voici le dernier enregistrement donné dans la cathédrale de Chartres. Un régal !
Les couleurs de l’Italie, la finesse de la Pologne, la poésie de France… et voici un magnifique album réalisé par la Communauté du Chemin Neuf. À l’heure de l’Europe, un vrai disque européen qui nous fait entrer dans la présence du Dieu Amour.
4 coffrets de 3 conférences de Simone Pacot cha q
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Qu’est-ce que guérir ? Les lois de vie Deviens ce que tu es
Choisis la vie La toute puissance La convoitise La traversée des émotions La peur La violence
Trajet Le cœur profond La Pâque
ame • 10 rue Henri IV • 69287 LYON Cedex 02
Prix : chaque coffret Simone Pacot chaque CD de louange les 3 CD de louange
catalogue sur demande
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Guides spirituels pour aujourd’hui Éditorial
FO 10 rue Henri IV, 69287 LYON CEDEX 02 Fax : 04 78 37 67 36 Tél. : 04 78 92 71 36 revue.foi@chemin-neuf.org Directeur de la publication : P. Laurent Fabre
Rédaction
Rédactrice en chef : Valérie Goubier Équipe de rédaction : Bernard Delthil Philippe Gibert Koumi Ono SecrÉtaire : Marie-Roselyne Lemonnier
Gestion/Administration
ame Directeur : Vincent Le Callennec abonnements : Andrée Baruch Audrey Jolicœur Daniel Rengade Marie-Thérèse Subtil Nicole Zebrowski Réalisation : Imprimerie du Chemin Neuf Dominique Laslandes Izabella Wadolowska Elisabeth Witos Impression : IML-69850, St Martin en Haut Dépôt légal : 4ème trimestre 2004 N° Commission Paritaire en cours Photos : Office central de Lisieux p. 48, 50, 53, 58, 64 Carmel de Dijon p. 66, 68, 71 CCN, Tous droits réservés
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Par téléphone : de 9 heures à 12 heures et de 14 heures à 18 heures tous les jours sauf le mardi matin au 04 78 37 45 99 Par courrier : ame FOi abonnements, 10 rue Henri IV 69287 Lyon cedex 02 Par mail : ame@chemin-neuf.org Tarif France : Formule complète : un an, 4 numéros + 2 hors-séries : 27 Formule simple : un an, 4 numéros : 15 Tarifs Étranger : nous consulter
Encarté dans ce numéro, un CD audio de Émile Visseaux : Le Pardon pour les abonnés de FOi, formule complète.
“Volvitur Terra, stat Crux”
La terre peut tourner, la Croix demeure ! Cette devise des chartreux rejoint toute vocation chrétienne. Tous les saints et les saintes du Carmel furent plongés par leur prière et l’offrande d’eux-mêmes au cœur de la tourmente, témoins de l’UNIVERSALITÉ solide et rassurante de la Croix. L’offrande d’une Édith Stein ne fut-elle pas sagesse au milieu de la folie dévastatrice de la guerre, mystérieuse efficacité de l’Amour toujours universel ? Je suis en train d’écrire ces lignes à Cocody, en Côte d’Ivoire, dans notre maison communautaire du Chemin Neuf. Samedi 6 novembre 2004, au milieu des sons de la joie et de la fête de l’Unité, la division éclatait ! Au cœur de la ville d’Abidjan, en présence du Cardinal Agré, de Monseigneur Ehouzou (du Bénin, frère de Thérèse), de Monseigneur Ngartéri (du Tchad), avec un millier de personnes risquant de se déplacer en ces temps difficiles, c’était vraiment très beau de voir et d’entendre nos quatre frères et sœurs Estelle, Thérèse, Julie et Martin s’engager “ensemble” à donner leur vie pour l’unité, comme espérance de paix en temps de guerre, comme lumière dans la nuit. Le soir nous entendions le bruit des chars et des hélicoptères de combat… La course, les chants et les cris de la foule de ces milliers de jeunes… J’ai entendu les tirs et quelques minutes après des jeunes de la Communauté sont venus me dire qu’ils avaient vu 7 morts dans la rue… comme un écho sanglant aux 7 soldats français morts.
LAURENT FABRE
Tous les saints et les saintes du Carmel furent plongés par leur prière et l’offrande d’eux-mêmes au cœur de la tourmente, témoins de l’UNIVERSALITÉ solide et rassurante de la Croix.
Ce matin, nous étions une trentaine à l’office : 4 Français, 4 Blancs au milieux de nos frères et sœurs Africains… C’était l’office de l’unité, comme chaque jeudi. Une étudiante nous a lu ce beau texte du Pasteur Martin Luther King : “Permettez-moi de suggérer d’abord que si nous voulons avoir la paix sur la terre, notre fidélité doit cesser d’être partisane pour devenir universelle. Notre fidélité doit transcender notre race, notre tribu, notre classe et notre nation, ce qui veut dire que nous devons développer en nous une perspective mondiale. Aucun individu ne peut vivre seul, aucune nation ne peut vivre seule, et plus nous essayons de nous isoler, plus nous multiplions les risques de guerre dans le monde. Or le jugement de Dieu est sur nous et il nous faut, ou bien apprendre à vivre ensemble comme des frères, ou bien périr tous ensemble comme des gens frappés de folie. Oui, nations et individus, nous dépendons tous les uns des autres. Au fond, tout ce problème se résume à ceci : toute vie est intimement liée. Nous sommes pris dans un inéluctable réseau de réciprocités, nous sommes tissés dans la même étoffe du destin. Tout ce qui affecte directement quelqu’un affecte indirectement tout le monde. Nous sommes faits pour vivre ensemble en raison du caractère interdépendant de la réalité.” Ainsi ce texte prophétique du Pasteur Martin Luther King nous dit, avec force, la nécessité de la Fraternité Œcuménique Internationale, sa raison d’être, soutenue par la prière et l’offrande quotidienne des moines et des moniales dans ce réseau rassemblant à Kinshasa, Abidjan, Bujumbura… des hommes et des femmes de bonne volonté dans maintenant 56 pays… ! n
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Les grands du Carmel, guides spirituels pour aujourd’hui
Hors-serie Élie et le Carmel, oser la conversion !
1
8 Élie, franc-tireur de Dieu devenu prophète du Seigneur Approfondir Philippe Mercier
14 Dans le désert, je cherche ta face Approfondir Sœur Chantal
15 La force du silence Témoignage
Eugène Lehembre 18 L’esprit carmélitain, creuset de nouveauté Approfondir Sœur Yvette 20 Un carme œcuménique avant la lettre Témoignage Bernard Delthil
Thérèse d’Avila, parler avec Dieu
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24 Le défi d’une femme de Castille Approfondir Sœur Frédérique Oltra 29 Sur les pas de Sainte Thérèse Témoignage Frère Marie-Laurent 32 Un docteur ès-charismes Témoignage Pascale Paté 35 Pour aller au cœur… Témoignage Noémie Meguerditchian
Jean de la Croix, aller à l’essentiel 38 Trois mystères à découvrir Approfondir Jean-Claude Sagne 42 Quand les beautés conduisent à la beauté Approfondir The Most Revd Rowan Williams 44 La poésie mystique, chemin de contemplation Entretien François Bonfils
Thérèse de Lisieux, traverser la nuit
3 4
48 Voyage au bout de l’espérance Approfondir Bernard Bro
52 Chemin vers la joie Témoignage Thérèse de Muizon
53 Petite Thérèse m’a rendu visite… Témoignage France de la Bourdonnaye
54 Elle m’a ouverte à la dimension de l’Église Témoignage
Élisabeth Auliac 57 Vivre avec ses blessures et croire dans l’Amour Approfondir Conrad de Meester
5
Élisabeth de la Trinité, devenir la maison de Dieu
67 Il n’y a pas d’à peu près dans l’Amour ! Approfondir Patrick-Marie Févotte
72 La recette du bonheur Témoignage Anne-Sophie Ancel 73 Être trouvée en Lui Témoignage Patricia Placé
Édith Stein, aimer la vérité
76 Dans la tourmente, l’attrait de la Vérité Approfondir Sophie Binggeli
79 Un modèle de femme européenne Approfondir
Jean-Paul II 80 Un regard juif sur Édith Stein Entretien Colette Kessle
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Hors-Série N°2 • Sommaire
DR
1
Élie et le Carmel,
oser la conversion ! L
e prophète Élie est considéré par la spiritualité du Carmel comme son précurseur, l’homme de Dieu reconnaissant sa présence dans le silence de la brise du désert. Cette acuité spirituelle n’est pas allée sans une profonde conversion conduite par Dieu à travers les événements. Le père Mercier, bibliste, nous rappelle ce long déplacement du Tishbite tandis que Eugène Lehembre témoigne de l’importance que revêt le silence dans sa mission de prêtre de paroisse. À leur suite, sœur Chantal et sœur Yvette, carmélites, relisent l’invitation au déplacement « va te cacher en Kerith », comme un des fondements toujours actuel de leur spiritualité, un appel sans cesse renouvelé à la conversion, à aller vers Dieu par des chemins inconnus. Pour Bernard Delthil, ces chemins inconnus, inimaginés, sont aussi ceux ouverts dans la sphère œcuménique par frère Laurent de la Résurrection, carme du XVIIème siècle oublié des catholiques mais reçu comme témoin du Christ par des chrétiens de la Réforme. n
8
Philippe Mercier
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Sœur Chantal
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Eugène Lehembre
18
Sœur Yvette
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Bernard Delthil
Élie, franc-tireur de Dieu devenu prophète du Seigneur
Dans le désert, je cherche ta face
La force du silence
L’esprit carmélitain, creuset de nouveauté
Un carme œcuménique avant la lettre
Élie et le Carmel oser la conversion !
Élie, franc-tireur de
Dieu devenu prophète du Seigneur Suivant de près le texte biblique, le Père Mercier, bibliste à l’université catholique de Lyon, nous aide à suivre le cheminement de l’homme de Dieu jusqu’à son ultime déplacement au mont Horeb. Chronique d’une conversion épique. Les faits et gestes d’Élie prennent place d’abord au beau milieu de la notice biographique d’Achab (874853), roi d’Israël (ch. 17 à 19 et 21), ensuite sous les deux fils d’Achab, Ochozias (853-852) et Joram (852-841), dans une période où les fils d’Israël se laissent séduire par les divinités cananéennes, les baals, à commencer par leur prince comme l’indique le début de l’histoire d’Achab (1 R 16, 20-34). Les récits que son historien lui consacre le font apparaître de façon soudaine sans préambule (1 R 17, 1) et disparaître de manière curieuse, emporté sur un char de feu, près de Jéricho outre Jourdain (2 R 2, 1-13). Entre ces deux extrêmes il est en permanence en déplacements, au torrent de Kérit, à Sarepta, à Samarie, au mont Carmel et au mont Horeb. Autrement dit les discontinuités caractérisent la vie d’Élie, ce sont elles que nous voudrions explorer en montrant qu’elles constituent une longue initiation à l’être de prophète.
Soudaine irruption du personnage et confrontation abrupte avec Achab, roi d’Israël (1 R 17, 1) Alors que jusque là, il ne sait rien d’Élie, le lecteur fait sa connaissance de manière impromptue, en assistant à une entrevue au sommet, sans doute à Samarie, dans le palais d’Achab, comme le laisse entendre ce qui
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précède (1 R 16, 29-34). Le narrateur indique seulement l’origine géographique du personnage et les paroles qu’il adresse au monarque : « Élie le Tishbite, de Tishbé en Galaad, dit à Achab : “Par Yhwh1 vivant, le Dieu d’Israël devant qui je me tiens, il n’y aura ces année-ci ni rosée ni pluie sinon à ma parole” » (1 R 17, 1) 2. Son nom : « éliyahû, Mon Dieu est Yhwh », dit déjà en faveur de qui il va engager son combat. Mais au regard des usages de la littérature prophétique, une telle manière de faire ne peut que surprendre : point de mention d’ascendants, point de formule du messager, du type : « ainsi parle le Seigneur » ou : « oracle du Seigneur », montrant que la personne parle au nom d’un autre. Dans ses paroles, seul affleure le nom du Dieu dont il se réclame, sans dire s’il est chargé d’une mission. Au contraire, le : « sinon à ma parole » sonne comme une initiative personnelle. Comment se réclamer du Seigneur, Dieu d’Israël, qualifié de Dieu vivant, voire de Dieu qui fait vivre, devant lequel Élie dit se tenir, et annoncer la mort par une sécheresse prolongée : « durant ces années-ci ». Le lecteur apprendra plus loin que la sécheresse a duré trois années. Ses paroles relèvent plus du défi que d’un message de la part du Dieu de l’alliance.
Premier déplacement : rupture de lieu et de condition d’existence (1 R 17, 2-7)
La suite semble dire que le Seigneur n’approuve pas l’initiative d’Élie. Le texte fait maintenant entendre un ordre, selon une formule devenue classique, répandue dans le prophétisme postérieur, en particulier chez Jérémie et Ézéchiel : « Il y eut une parole du Seigneur vers lui, disant ». Une telle indication, tout de suite après les paroles adressées à Achab, ne fait qu’accuser son absence plus haut. Il n’est pas question ici de mettre en doute la générosité d’Élie, sa détermination à lutter contre les fausses divinités qui ont séduit les fils d’Israël et dont le contexte immédiat fait état (1 R 16, 29-34) ; la question n’est pas là, elle est dans sa manière de faire. Le dieu Baal est considéré comme détenteur de l’eau et, avec elle, de la germination, c’est au fond un grand géniteur qui par sa semence virile fertilise la terre. Appliquer les méthodes d’Élie n’est-ce pas faire
du Seigneur (Yhwh), Dieu de l’alliance, un Baal supérieur ? Notre héros est invité par la Parole à quitter les lieux où il affronte le pouvoir royal pour une cure de dénuement. Il est exilé outre Jourdain, quasiment vers ses terres d’origine puisque il est de Tishbé en Galaad : « Pars d’ici : tu te dirigeras vers l’orient et tu te cacheras au torrent de Kérit qui se trouve en face [à l’est] du Jourdain » (1 R 17, 3). Là, le torrent lui fournira l’eau, quant à la nourriture elle sera apportée par de curieux commissionnaires : « Tu boiras au torrent, aux corbeaux, j’ai commandé de pourvoir à ta subsistance, là-bas » (v. 4). Ce n’est pas tout, il est dit que ces voyageurs ailés du monde animal sont d’une ponctualité de métronome : « Les corbeaux lui apportaient du pain et de la viande, le matin du pain, et de la viande le soir, et il buvait au torrent » (v. 6). De telles précisions sur l’alternance pain et viande, successivement fournis, le matin et le soir, ne peuvent que ramener le lecteur au don de la nourriture fait par le Seigneur Dieu au cours de l’Exode. Dans le désert de Sin, entre Élim et le Sinaï, voici les paroles du Seigneur à Moïse : « J’ai entendu les murmures des fils d’Israël, parle-leur en ces termes : “Entre les deux soirs vous mangerez de la viande, et le matin vous vous rassasierez de pain”. Or, le soir, montèrent des cailles, qui couvrirent le camp, et le matin, il y avait une couche de rosée autour du camp » (Ex 16, 12-13). Ainsi, on l’aura compris, tant par sa situation d’exilé que par ses nouvelles conditions de vie, notre franc-tireur – et à sa suite l’auditeur/lecteur de la Parole – est invité à rénover sa mémoire de l’Exode, pour apprendre que nourriture et boisson ne sont pas en son pouvoir absolu, comme il semblait le dire à Achab. Il s’agit ne pas défigurer le Dieu révélé dans l’épopée fondatrice des fils d’Israël. Certes, il a affaire à un peuple à la nuque raide, pourtant son dernier mot n’est pas de le détruire mais de l’éduquer, de le corriger : « Que ton cœur comprenne que le Seigneur ton Dieu t’éduquait comme un homme éduque son fils » (Dt 8, 5). Les manières de faire d’Élie ne menaient-elles pas à la caricature ?
défit à la face du roi d’Israël. D’autre part, dans son nouvel exil il va entrer en relation avec une veuve : « Il se leva et alla à Sarepta, comme il arrivait à l’entrée de la ville, voici là, une veuve qui ramassait du bois » (v. 10a). Lui qui arborait force et autorité devant Achab est contraint de quémander le vivre à une veuve, c’est-à-dire à un être socialement démuni. Il mendie d’abord son eau, puis voyant que la demande est agréée, il se fait plus hardi : « Il l’appela et dit : “Prends-moi, je te prie, un peu d’eau dans la cruche pour que je boive”. Comme elle allait en prendre, il l’appela et dit : “Prends-moi, je te prie, un morceau de pain dans ta main” » (v. 10b-11). L’insistance d’Élie dans sa demande entraîne chez la veuve une confidence sur sa situation désespérée en face de la vie : « Elle dit : “Par Yhwh vivant, ton Dieu, je n’ai pas de pain cuit, je n’ai qu’une poignée de farine dans la cruche et un peu d’huile dans la jarre : voici que je ramasse deux bouts de bois, puis je rentrerai préparer cela pour moi et pour mon fils ; nous le mangerons, puis nous mourrons !” » Il est donc confronté à la désespérance d’une veuve qui associe son fils à sa perspective de mort, alors qu’il devrait être pour elle source d’avenir. Élie ne cède pas, il se fait quémandeur une troisième fois, en sollicitant une galette d’abord pour lui : « Élie lui dit : “Ne crains pas, rentre et fais selon ta parole, seulement, fais-m’en d’abord une petite galette que tu m’apporteras, tu en feras ensuite pour toi et pour ton fils” » (v. 13). En insistant, il fait sortir la veuve de Sarepta du marasme qui la conduisait à la mort, elle et son fils. Avant qu’elle ne parte accomplir sa tâche, Élie devient pour elle porteur d’une parole, prophète d’espérance. Même si les paroles de la femme ne disent pas explicitement qu’elle est une dévote du Dieu d’Israël, elles mentionnent ce Seigneur en référence à Élie : « Par le Seigneur vivant ton Dieu ». Cette nomination proférée par une autre à l’adresse d’Élie l’incite à devenir prophète d’espérance : « Car ainsi parle, Yhwh, Dieu d’Israël : “Cruche de farine, ne s’épuisera, ni jarre d’huile ne se videra jusqu’au jour où Yhwh enverra l’averse de pluie sur la face du sol” » (v. 14).
Un deuxième déplacement pour de nouvelles conditions d’exercice du prophétisme (1 R 17, 8-16)
À Sarepta, le défi de la mort adressé à Élie (1 R 17, 17-24)
Les caprices de la météorologie, apparemment, sembleraient donner raison à notre personnage. Garanti jusque là contre la soif par l’eau du torrent, il est victime lui-même de la sécheresse : « Or, il arriva au terme de jours que le torrent sécha, car il n’y avait pas eu d’averse de pluie dans le pays » (v. 7). La Parole une nouvelle fois retentit pour lui : « Il y eut une parole de Yhwh vers lui, disant : “Lève-toi, Pars à Sarepta qui appartient à Sidon, et tu t’établiras, là-bas. Voici que j’ai commandé, là-bas, à une veuve de pourvoir à ta subsistance” » (v. 8-9). Ce nouveau déplacement met en œuvre les mêmes caractéristiques que le précédent : changement de lieu et de condition de vie, mais avec des différences sensibles. D’une part, après l’est, il est exilé au nord, dans le pays de Sidon, sur une terre étrangère, celle-là même de l’adversaire qu’il s’est donné de combattre, à savoir le dieu Baal, lorsqu’il jeta son
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La suite du récit ne nous fait pas quitter la ville de la veuve, nous sommes même dans sa maison. Le narrateur, chemin faisant, prévient son lecteur qu’Élie y a trouvé refuge et qu’il y est accueilli en hôte, il est question de : « la chambre haute où lui était établi, là » (v. 19), plus loin, il définit sa situation par : « moi, émigré chez elle » (v. 20). Même si l’épisode est marqué par une césure, il n’apparaît pas comme simplement coordonné, la formule : « Après ces événements » semble bien vouloir mettre une relation entre ce qui précède et ce
Notre héros est invité par la Parole à quitter les lieux où il affronte le pouvoir royal pour une cure de dénuement afin de rénover sa mémoire de l’Exode. w Hors-série N°2 w FOI w
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Élie et le Carmel oser la conversion ! qui suit, suggérant peut-être un questionnement. La veuve et son fils qu’elle associait dans une même mort sont-ils totalement guéris ? La mort trop envisagée pour les deux n’a-t-elle pas altéré les réserves d’avenir du fils ? « Or, il arriva, après ces événements, que le fils de la maîtresse de maison tomba malade, et sa maladie devint si grave qu’il ne resta plus en lui de souffle » (v. 17). Maintenant, confronté à un autre défi, celui de la mort, Élie va s’en remettre à Celui qui est le maître de la vie et de la mort. Pour poser ses gestes et formuler sa prière, il aurait pu rester en présence de la mère. À l’encontre d’une telle manière de faire, il prend d’abord une mesure salutaire, il sépare la mère et l’enfant : « Il lui dit : “Donne-moi ton fils”. Il le prit de son sein, le monta dans la chambre haute où lui était établi, là, et il le coucha sur son lit » (v. 19). La scène suivante échappe à la femme, seul le lecteur est le témoin des faits et gestes d’Élie et même de sa prière que nul magnétophone n’aurait enregistrée… « Il appela vers Yhwh et dit : “Yhwh, mon Dieu, cette veuve – moi émigré chez elle – vas-tu lui faire du mal en faisant mourir son fils ?” Il s’allongea sur l’enfant, trois fois, appela vers Yhwh et dit : “Yhwh, mon Dieu, fais revenir, je te prie, la vie de cet enfant en son intime” » (v. 20-21). Il est alors dans la vérité de ce qu’il disait à Achab : « Par le Seigneur, le Dieu vivant, devant qui je me tiens ». Il intercède pour une femme désespérée, étrangère au peuple de l’alliance, qui plus est : « à Sarepta qui appartient à Sidon », terre d’origine des fausses divinités qu’il voulait combattre de front dans le royaume d’Israël. Il devient prophète et, à lire la suite de son histoire, il n’a pas fini de le devenir… Lors de son commentaire de l’Écriture isaïenne – « Il m’a envoyé porter la bonne nouvelle aux pauvres » –, dans la synagogue de Nazareth, Jésus fera mémoire de cet épisode : « En toute vérité, je vous le déclare : au temps du prophète Élie, lorsque la sécheresse et la famine ont sévi pendant trois ans et six mois, il y avait beaucoup de veuves en Israël, pourtant Élie n’a été envoyé à aucune d’entre elles, mais bien à une veuve étrangère, de la ville de Sarepta, dans le pays de Sidon » (Lc 4, 25-26). La scène de la chambre haute a échappé à la veuve, mais le narrateur prépare avec minutie la joie de la rencontre. Délicatement il rappelle le moment de la séparation durant laquelle Élie s’est absenté de la pièce commune : « Élie prit l’enfant, il descendit de la chambre haute à la maison et le donna à sa mère, puis Élie dit : “Vois ! Ton fils est vivant” » (v. 23). Il est à remarquer que la femme de Sarepta n’a pas de nom, son enfant non plus, il est désigné huit fois par le terme de fils et cinq fois par celui d’enfant. Jusque là, les différents intervenants ont parlé de la femme dans sa condition de veuve, tant le Seigneur lui-même (v. 9b) que le narrateur (v. 10) et Élie dans sa prière (v. 20). Or à partir de la scène de la maison, elle reçoit une nouvelle qualification : « la maîtresse de maison » (v. 17) et, hormis au moment de l’intercession d’Élie, le terme de veuve disparaît au profit de celui de mère lors des retrouvailles : « il le donna à sa mère puis Élie dit : “Vois ! Ton fils est vivant” ». De veuve, associant son enfant au même sort entrevu pour elle, à mère, et d’enfant à fils, c’est dire détaché de la mère, telle est l’évolution qu’avec une extrême finesse le rédacteur de l’histoire fait entrevoir, sous l’impulsion du dialogue engagé par Élie. Enfin le rédacteur cède la parole, cette fois ni à la veuve, ni à la mère, mais à la femme pour décerner à Élie le titre “d’homme de Dieu”. Alors qu’un réflexe de
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peur lui avait fait dire dans son malheur : « Quoi à moi et à toi [= que me veux-tu], homme de Dieu. Es-tu venu chez moi pour me rappeler ma faute et faire mourir mon fils ? » (v. 18), elle reprend le titre, maintenant dans un sens nouveau qui accrédite Élie comme véritable prophète : « La femme dit à Élie : “Maintenant, je connais ceci [= je reconnais] que tu es un homme de Dieu et que la parole de Yhwh dans ta bouche est vérité” » (v. 24).
Nouveau déplacement vers la terre d’Israël (1 R 18, 1-19)
Élie qualifié d’homme de Dieu en a-t-il terminé avec sa formation ? Pour la troisième fois, la Parole va lui ordonner se déplacer : « Il arriva que de nombreux jours passèrent et la parole de Yhwh advint sur Élie, la troisième année, pour dire : “Va, fais-toi voir à Achab et je donnerai la pluie à la surface du sol”. Élie partit pour se faire voir à Achab » (1 R 18, 1-2). Le temps écoulé ne fait qu’accentuer la gravité de la sécheresse. Élie prévenu que le Seigneur Dieu va y mettre fin est invité à rejoindre Achab, mais rien n’est précisé quant à un contenu de message. Un des effets du récit est de retarder la rencontre, au profit d’un coup d’œil rétrospectif sur la situation en terre d’Israël où : « la famine sévit à Samarie ». Nous assistons aux mesures d’urgence prises par Achab pour sauvegarder l’essentiel du potentiel agricole et militaire ; qu’on ne s’y trompe pas, la recherche d’herbe est au profit de chevaux et de mulets. Pour le projet, il mobilise Obadyahû, son maître du palais, ce qui est une occasion pour le narrateur de présenter ce personnage. Déjà son nom est un programme : « èbèd yahû, serviteur du Seigneur » et la notice qui lui est consacrée développe ce que le nom contenait par avance : « Obadyahû craignait beaucoup Yhwh, et quand Jézabel supprima les prophètes de Yhwh, Obadyahû prit cent prophètes et les cacha, cinquante hommes par grotte et il les ravitaillait en pain et en eau » (v. 3-4). Notons
Icône du Prophète Élie nourri par le corbeau. Vallée du désert d’Israël. C’est dans le désert où il est conduit par Dieu qu’Élie renoue avec l’expérience de l’Exode où le Peuple conduit et nourri par Dieu apprend à vivre de sa Loi et à reconnaître sa Parole.
qu’Obadyahû fait pour les prophètes qu’il protège, ce que le Seigneur et la veuve ont fait pour Élie, tant au torrent de Kérit qu’à Sarepta. Nous apprenons que sur la terre d’Israël quelqu’un de proche du pouvoir a fait face à la persécution de Jézabel, fille d’Ittobaal, roi de Sidon, devenue épouse d’Achab et qui l’avait entraîné vers le culte rendu à Baal et donc dans l’idolâtrie (lire 1 R 16, 31). Le face à face avec Achab est encore remis, le narrateur ménage une étape pour qu’Élie soit au courant des faits et gestes d’Obadyahû pendant ses années d’absence (v. 12-13). Le premier qu’Élie rencontre en terre d’Israël est le majordome du roi. Il voudrait que ce dernier annonce sa venue à Achab. Craint-il de la part du roi des mesures de rétorsion ? L’altercation à laquelle donne lieu la rencontre pourrait le laisser entendre : « Obadyahû alla à la rencontre d’Achab et le lui annonça. Achab partit à la rencontre d’Élie. Il advint dès qu’Achab vit Élie qu’il lui dit : “Te voilà, toi, le porte malheur d’Israël !” Il dit [Élie] : “Ce n’est pas moi le porte malheur d’Israël, c’est toi et la maison de ton père, parce que vous avez abandonné les commandements de Yhwh et que tu as marché derrière les baals” » (v. 16-18). Il convient de noter, chez Élie, un changement significatif dans sa manière de parler à Achab.
Du mont Carmel au mont Horeb (1 R 18, 20-40)
© Monastère Saint-Élie
Élie pourrait s’en tenir aux dernières paroles adressées à Achab. Loin d’en rester là, il organise une confrontation, elle a pour théâtre le lieu devenu particulièrement élianique du mont Carmel, les événements qui s’y déroulent vont trouver un correspondant antithétique sur un autre mont, l’Horeb (1 R 19). Les deux scènes présentent des éléments communs pour être rapprochées et en même temps mettent en relief des décalages importants. Mais pour l’instant, Élie veut en découdre avec les prophètes à la solde de Jézabel. Alors qu’aucun message ne lui a été donné de la part du Seigneur, de son propre mouvement il lance un grand défi, simultanément au peuple et aux prophètes de Baal (1 R 18, 22-36). Il organise un holocauste, autrement dit un sacrifice où la victime animale offerte doit être totalement consumée par le feu. Pour corser l’affaire il fait verser à trois reprises de l’eau sur l’holocauste et le bois, il formule l’enjeu de la manière suivante : « Vous invoquerez le nom de votre Dieu, et moi, j’invoquerai le nom de Yhwh ; le dieu qui répondra par le feu, c’est lui qui est Dieu » (v. 24). Sans doute Dieu répond mais il réserve pour la scène de l’Horeb de lui ouvrir les yeux et les oreilles sur des correctifs de taille. Élie triomphe, il obtient bien adhésion de la part du peuple : « Tout le peuple vit, ils tombèrent sur leurs faces et dirent : “C’est Yhwh qui est Dieu ! C’est Yhwh qui est Dieu !” » (v. 39), mais à quel prix et que vaut-elle en définitive ? Le coup d’éclat débouche plus sur la contrainte que sur un acte foi libre. Il y a loin entre ce qu’Élie a organisé et ce qu’il apprendra à l’Horeb que le Seigneur se manifeste dans : « une voix de fin silence » (1 R 19, 12). Pour couronner le tout étaitil nécessaire d’inviter le peuple à égorger les prophètes de Baal ? (v. 40). Au terme, sa victoire a plutôt un goût amer et bien qu’il parade « en courant devant Achab jusqu’à l’entrée d’Yizréel » (v. 46), il se rapproche w Hors-série N°2 w FOI w
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Dire que le Seigneur n’est pas dans le feu, c’est prendre l’exact contre pied de ce qu’avait dit Élie au Carmel, pour laisser place à : « la voix d’un fin silence » dont il est dit que : « dès qu’Élie l’entendit, il se voila le visage avec son manteau », comme autrefois Moïse au même mont Horeb.
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de sa pire ennemie qui ne va pas manquer de lui faire dire que désormais c’est sa vie qui est menacée : « Achab raconta à Jézabel tout ce qu’avait fait Élie et comment il avait tué tous les prophètes par l’épée. Jézabel envoya un messager à Élie pour dire : “Que les dieux me fassent ainsi et pis encore, si demain, à la même heure, je ne fais pas de ta vie comme de la vie de l’un d’entre eux !” Il eut peur, se leva et partit pour sauver sa vie » (1 R 19, 1-3a). Le coup d’éclat du Carmel ne lui a apporté aucun bénéfice et surtout pas le retournement du couple royal.
L’ultime déplacement former jusqu’au bout un prophète du Seigneur (1 R 19, 1-21) À nouveau le franc tireur de Dieu part pour un exil, ce n’est plus la Parole du Seigneur qui l’y convie, mais la peur devant les hommes de mains de Jézabel. Aucun lieu précis n’est assigné à ce départ, sinon le but : « pour sauver sa vie ». Il est même surprenant de constater qu’arrivé dans le désert, le découragement s’empare de lui : « Pour lui, il marcha dans le désert à une journée de marche ; il arriva et il s’assit sous un genêt isolé ; il demanda que sa vie s’achève et dit : “C’en est assez maintenant, Yhwh ; prends ma vie car je ne suis pas meilleur que mes pères” Il se coucha, s’endormit sous un genêt isolé. » (1 R 19, 4). Si ce n’était la sollicitude du Seigneur, il se laisserait aller à la mort, mais à deux reprises pain et eau lui sont apportés par un messager, dont le lecteur apprend la seconde fois qu’il n’est autre que l’ange de Yhwh (v. 5-7). Le désert, du pain sous forme « d’une galette cuite sur des pierres chauffées » et notre héros qui vient de confesser : « qu’il n’est pas meilleur que ses pères » (v. 4), voilà de quoi une fois encore donner à la fuite d’Élie une signification qui l’apparente à l’Exode, d’autant plus que jusque là nul ne sait où ce chemin le mènera. Il appartient au narrateur d’en éclairer l’issue, tant pour le fuyard que pour le lecteur : « Il se leva, mangea et but, il marcha, par la force de cette nourriture, quarante jours et quarante nuits jusqu’à la montagne de Dieu l’Horeb » (v. 8). Là, va avoir lieu la grande confrontation, loin d’être tonitruante, comme celle du Carmel, elle n’est demeure pas moins grandiose de simplicité et de profondeur. Arrivé « à la grotte, il y passa la nuit » (v. 9a), où pour la quatrième fois le Seigneur se manifeste : « Et voici que la parole de Yhwh fut sur lui et lui dit : “Que fais-tu ici Élie” ? » La parole ajoute : « “Sors et tu te tiendras dans la montagne devant Yhwh, et voici que Yhwh passera”. Il y eut devant Yhwh un ouragan grand et fort qui déchirait les montagnes et brisait les rochers. Mais Yhwh n’était pas dans l’ouragan. Et après l’ouragan, un tremblement de terre. Mais Yhwh n’était pas dans le tremblement de
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terre. Après le tremblement de terre, un feu. Mais Yhwh n’était pas dans le feu » (v. 9b-12a). La série des manifestations : ouragan, tremblement de terre, feu, méticuleusement énumérées, écarte les effets tonitruants et fracassants. Dire que le Seigneur n’est pas dans le feu, c’est prendre l’exact contre pied de ce qu’avait dit Élie au Carmel, pour laisser place à : « la voix d’un fin silence3 » (v. 12) dont il est dit que : « dès qu’Élie l’entendit, il se voila le visage avec son manteau », comme autrefois Moïse au même mont Horeb (Ex 3, 6).
Le génial inspiré de Dieu qu’est l’auteur de ces récits ne transige pas avec les aspérités contestables de son héros, loin de les dissimuler, il les rappelle tout en les intégrant dans une ensemble qui vient les corriger. En ne présentant pas d’Élie un portrait fluide et achevé, il laisse à l’auditeur/lecteur – qui peut être aussi un appelé du Seigneur pour être prophète –, de faire lui-même dans sa conscience un chemin intérieur, l’amenant ainsi à écarter des faits et gestes qui, pour généreux qu’ils soient, transformeraient le Seigneur Dieu, qu’il veut faire connaître en portant sa Parole, en une caricature de ce qu’il est vraiment. Se mettre à l’école des récits élianiques, c’est savoir que si l’on est appelé depuis le sein maternel, comme le disent Isaïe (49, 5) et Jérémie (1, 5), on ne naît pas prophète, on le devient, et cela même au prix de quelques déboires dans sa propre vie. Si les discontinuités font d’Élie un exilé : au torrent de Kérit, à Sarepta et dans le désert de l’Horeb, il est alors dans la situation du Seigneur de l’alliance, Lui-même exilé de sa propre terre, quand les divinités fallacieuse et captatrices tiennent le haut du pavé en aliénant l’homme. La vie même du prophète est prophétique. n 1. Yhwh est le nom divin (tétragramme) désignant le Dieu de l’alliance. Dans la tradition juive, suivie en cela par la tradition chrétienne, par respect on ne le prononce pas, on le remplace par un substitut révérenciel : Adonay, en hébreu, Kurios (Kyrie) en grec, Dominus (Domine) en latin et le Seigneur en français, nous utiliserons à la fois Yhwh sans voyelles ou bien le Seigneur. 2. Pour tous les passages bibliques, traduction personnelle faite d’après le texte hébreu. 3. Sur ce verset les variétés de traductions abondent : Le bruit d’une brise légère (BJ 1955, 1973) ; Le son d’un silence subtil (BJ 1998) ; Le son d’une brise légère (Dhorme, La Pléiade 1956 et Osty 1973) ; Le murmure d’une brise légère (Lectionnaire francophone 1982) ; Un bruit de fin silence (Bayard 2001) ; Un calme, une voix ténue (NBS 2002). Nous préférons nous en tenir au mot à mot : qôl demâmâ daqqâh, une voix de fin silence, voir Michel MASSON, Élie ou l’appel du silence (Parole présente), Paris, le Cerf, 1992, p. 19-41.
Le Seigneur a pitié de Sion (…) il va faire de son désert un Éden, et de sa steppe un jardin du Seigneur ; on y trouvera la joie et l’allégresse, l’action de grâce et le son de la musique. Is 51,3
Dans le désert, je cherche ta face… Le désert est le lieu privilégié du Carmel ! Sœur Chantal du Carmel de Lyon relit l’histoire de cette tradition pour en manifester la profondeur spirituelle. “Je sentis que le Carmel était le désert où le Bon Dieu voulait que j’aille aussi me cacher.” (Manuscrit A) Le désert. C’est ainsi, qu’à peine âgée de neuf ans, Thérèse Martin perçoit en écoutant les explications d’une sœur aînée, le charisme du Carmel. Bien plus, la future Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus y reconnaît d’emblée sa propre vocation, la réalisation de ses plus intimes désirs : s’en aller “dans un désert lointain”, vivre solitaire, “pour Jésus seul”.
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Près de la Source d’Élie Sans le savoir encore, la fillette se trouve transportée aux origines de l’Ordre. La voici reliée aux ermites Latins du XIIIème siècle, pèlerins ou anciens croisés, vivant sur le Mont-Carmel, près de la Source d’Élie. Ils ont choisi de suivre le Christ dans la solitude mais aussi dans l’obéissance et la fraternité, sur ces lieux imprégnés de la présence du Prophète solitaire qu’ils entendent imiter, tout comme les ermites qui les ont précédés ici. Certes, au IVème siècle déjà, Saint Athanase présentait Élie comme le modèle d’“Antoine le Grand, père des moines” mais c’est une relation toute particulière que l’Ordre du Carmel entretient avec le prophète. Il voit en celui-ci son “guide et père” et recueille comme un précieux héritage ses paroles de feu : « Il est vivant le Seigneur devant qui je me tiens. » (1 R 17, 1) « Je brûle de zèle pour le Seigneur, Dieu de l’univers. » (1 R 19, 10.14)
Aux côtés d’Élie, une autre présence habite au cœur du désert carmélitain, celle de la Vierge Marie “Reine et
Eugène Lehembre Paysage du désert en Israël Le désert demeure pour la Bible le lieu de la rencontre fondatrice avec Dieu, celui de l’éducation du Peuple, le lieu du combat spirituel, de l’épreuve de la fidélité. C’est ce lieu symbolique, empreint de silence et de solitude, qui inspire profondément la spiritualité du Carmel.
La force du
silence
J’aime le silence. Parfois je le goûte. Souvent j’y trouve le repos, la paix. J’y renoue avec la présence de Dieu. Je l’écoute. J’ai besoin de temps de silence, de solitude. Je suis prêtre dans une paroisse en centre ville. Mes journées sont faites de rencontres, de réunions, de célébrations, de travail de bureau, de téléphones… Il y a de la vie au presbytère et c’est une chance. Il y a des moments plus calmes et des moments où “ça n’arrête pas”. Il y a des visites où je suis heureux d’ouvrir la porte et d’autres où quand j’entends la sonnette je me dis : “qu’est-ce que c’est encore”… Ce qui n’était pas prévu me dérange, signe que le faire a pris le dessus sur l’être. J’ai du goût pour le calme et le silence et en même temps une propension à faire, voire à trop faire. Comment trouver le juste équilibre, toujours à rechercher ? Si cela penche d’un côté, tendre vers l’autre côté ?
Beauté du Carmel” : Son empreinte si forte explique cet adage du Moyen-Âge : “Le Carmel est tout marial.” En effet, dès le XIIIème siècle, des pèlerins rapportent que les frères “ont bâti là, une bien belle petite église à Notre-Dame.” La tradition véhicule même des récits légendaires sur les visites que Marie faisait aux ermites de son temps, depuis Nazareth… Elle ne craint pas de rapprocher Élie et Marie en interprétant dans un sens marial la petite nuée de 1 Rois 18. Apparue tandis que l’homme de Dieu prosterné en prière demandait instamment la fin de la sécheresse, cette nuée, porteuse de la pluie vivifiante, lui aurait été montrée comme l’image prophétique de la Vierge Mère, celle par qui devait venir le Messie Sauveur.
Veillant dans la prière… Aussi lorsque Thérèse d’Avila, au XVIème siècle, redonnera vigueur au vieux tronc du Carmel par l’implantation de ses monastères, véritables petits déserts dans les villes, elle s’appuiera sur les deux grands
J’essaye dans mon planning d’éviter l’enchaînement des réunions. Il y a certaines rencontres plus délicates ou avec plus d’enjeux pour lesquelles il est bon que je dispose d’un temps d’arrêt avant : pour y penser, pour prier, retrouver le goût de la rencontre, le désir d’écouter. Chaque matin, avant de commencer les activités je prends un temps de prière. Je ne suis pas toujours très présent, très “centré”. Cela dépend des jours. Souvent c’est la parole de Dieu qui m’aide à percer le “brouillard matinal”. Ce temps est une nécessité pour moi : si je ne le prends pas, il me manque. Je crois que s’effectue là une sorte de dérouillage intérieur. Un peu comme il est dit dans le livre d’Isaïe : « Il éveille chaque matin, il éveille mon oreille pour que j’écoute comme un disciple. » (Is 50, 4) L’écoute vient du désir. Est-ce que je désire entendre ou est-ce que je vais encore rester dans le cercle de mes pensées ? Il m’arrive à certains temps de prière (le matin ou à d’autres moments) d’être attiré à ne rien faire : ni lire, ni penser. Simplement être là, dans la confiance. Sans essayer de me forcer la tête ou le cœur pour trouver de belles pensées, ou des prières. Rien. Une sorte de passivité vivante, en éveil. Un peu comme un téléphone portable en charge. Je suis en sa Présence, je n’ai besoin de rien d’autre et le temps passe bien. Le soir avant de me coucher j’écoute les infos ou bien je lis. Parfois c’est bon, cela m’intéresse et me nourrit. Parfois, au contraire, je sens que j’ajoute un peu plus de bruit à celui qu’il y a déjà en moi. Alors ce qui m’aide, si je m’en aperçois assez tôt, (et si j’en ai le courage), c’est de ne rien lire, ne rien écouter : rester assis, immobile, dans le calme du soir. Et c’est bon. On a peur du vide. On craint de manquer, on veut toujours ajouter. Un été je me promenais avec des amis en montagne. C’était la fin de l’après-midi, on revenait vers le village où nous logions. Dans la descente nous nous étions un peu éloignés les uns des autres. C’était un magnifique paysage. La joie et l’action de grâce habitaient mon cœur. Et puis à un moment je me suis arrêté. Il y avait du silence. Et là, en prêtant attention, j’ai entendu le bruit d’une source. J’ai continué à descendre : j’ai entendu d’autres sources, il y en avait plein dans cette montagne. Il fallait simplement se taire et être attentif pour les entendre. n
Élie et le Carmel oser la conversion ! modèles de l’Ordre dit “de la Bienheureuse Vierge Marie du Mont-Carmel” dont elle veut faire observer la Règle “avec la perfection des origines.” “Rappelonsnous nos saints Pères, ces ermites d’autrefois, dont nous cherchons à imiter la vie.” (Fondations 29). “Nous toutes qui portons ce saint habit du Carmel, nous sommes appelées à l’oraison et à la contemplation. C’est là notre première institution. Nous sommes de la race de ces saints prophètes du Mont-Carmel qui, dans la solitude profonde et le plus complet mépris du monde, cherchaient le trésor, la perle précieuse dont nous parlons.” (V èmes Demeures) Cette Règle, donnée vers 1208 aux ermites du Carmel, porte la marque du double patronage de la Vierge, attentive à la Parole qu’elle garde et médite en son cœur, et du prophète qui se tient à l’écoute du Dieu Vivant, discernant son passage dans la brise légère (cf 1 R 19). Le précepte central est révélateur à cet égard : “Que chacun demeure dans sa cellule ou près d’elle, méditant jour et nuit la loi du Seigneur et veillant dans la prière à moins qu’il ne soit occupé en raison d’autres justes causes.” Aussi la Santa Madre organisera-t-elle la vie concrète de ses carmels dans la même perspective de prière continuelle : Clôture, climat de silence, enracinement dans la Parole de Dieu, équilibre très thérésien entre vie solitaire et vie communautaire intense comme en témoignent le travail en solitude et les rencontres fraternelles de chaque jour et surtout les deux heures quotidiennes de prière en silence mais en communauté ; autant de moyens voulus par Thérèse pour mener “le genre de vie des ermites.” (CP 13) et favoriser l’oraison. L’oraison : C’est le maître-mot du Carmel thérésien, tout à la fois son fondement et le chemin sur lequel elle presse ses sœurs de ne pas s’arrêter, quoiqu’il arrive, avant d’avoir atteint la Source d’Eau Vive. Amitié intime avec le Christ, entretien fréquent dans la solitude avec Celui dont nous savons qu’Il nous aime, (cf Vie 8) l’oraison
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se nourrit de l’Écriture, des sacrements, de la grande Liturgie de l’Église. Ainsi, façonnée par la prière, c’est l’existence tout entière qui tend à devenir vie d’union à Dieu.
Avec “l’armure de Dieu” Mais le désert, s’il est le lieu où le Seigneur veut parler au cœur (cf Os 2, 14), et à cause de cela même, est aussi le lieu des tentations et du combat. Durant la longue marche de l’Exode le peuple d’Israël « murmure » et se fabrique une idole. Sur le chemin de l’Horeb où il va rencontrer Dieu, Élie s’arrête à bout de courage, souhaitant mourir. Jésus Lui-Même, au désert où l’a poussé l’Esprit, y est tenté par Satan. (cf Mc 1, 12-13) Or l’un des plus longs paragraphes de la Règle du Carmel se trouve être celui des Exhortations au combat spirituel. Afin de “pouvoir résister aux embûches de l’ennemi” le cadre de vie, la solitude extérieure ne suffisent pas. La Règle décrit donc un arsenal guerrier emprunté, avec des nuances, à la lettre de St Paul aux Éphésiens. “Après tout, ce n’est que pour combattre que vous êtes venues ici” s’écriera plus tard la Santa Madre… Jean de la Croix utilisera des images plus douces, celles du “déguisement” que l’âme doit revêtir pour gagner le cœur de “son Époux le Christ” et déjouer tous les obstacles sur le chemin de l’union. Mais ces vêtements, comme les pièces de “l’armure de Dieu” portent les noms de Foi, Espérance, Amour… Le combat à mener au désert intérieur est théologal. Il consiste, avec l’appui de la Parole de Dieu, à se détacher des possessions égoïstes et, plus profondément encore, à lâcher prise, à se laisser conduire par l’Esprit pour sortir enfin de toutes choses et de soi-même. Ce dépouillement, qui est œuvre divine et qui se fait douloureusement “de nuit” atteint les racines de l’être, poursuivant, jusque dans ses replis les plus subtils, le « vieil homme » encombré d’idoles, fermé aux autres et à Dieu “Oh ! L’heureuse aventure” chante Jean de la Croix car c’est pour une grande
délivrance, pour la Liberté de l’Amour que le Seigneur appelle l’âme au désert. “Seuls les cœurs vides et solitaires sont capables des biens immenses de Dieu.” D’une telle quête, d’un tel combat, les plus faibles ne seraient-ils pas exclus ? Sans rien rabattre des exigences du détachement, c’est dans le quotidien que la Petite Thérèse, aux accents volontiers guerriers, nous présente le même combat spirituel. Ses écrits et les souvenirs des témoins fourmillent d’exemples concrets, révélateurs de sa tactique. Est-elle assaillie de doutes contre la foi ? “À chaque nouvelle occasion de combat, lorsque mes ennemis viennent me provoquer, je me conduis en brave, sachant que c’est une lâcheté de se battre en duel, je tourne le dos à mes adversaires sans daigner les regarder en face, mais je cours vers mon Jésus, je lui dis être prête à verser jusqu’à la dernière goutte de mon sang pour confesser qu’il y a un Ciel.” (Ms C) La fuite comme arme de combat… Voilà qui semble paradoxal ! C’est pourtant la stratégie efficace qu’enseigne simplement à tous cette fille du Carmel ; car selon sa “Petite Voie” de pauvreté totale et de confiance audacieuse, c’est vers Jésus, le grand Vainqueur qu’il s’agit en toute occasion de courir pour tout remettre de sa vie à “Son Amour consumant et transformant” : tâches quotidiennes, relations aux autres, épreuves et joies, impuissances et même le péché : “C’est la confiance et rien que la confiance qui doit nous conduire à l’Amour”. (Lettre 197)
“Vers Toi, j’attirerai les cœurs” Cachée en Dieu avec le Christ, une telle existence porte mystérieusement du fruit pour d’autres. Thérèse d’Avila a fait sienne la devise du Carmel reçue du prophète Élie : « Je brûle de zèle pour le Seigneur Dieu de l’univers ». Avec vigueur, elle oriente ses carmélites vers l’intercession et la vie offerte pour les besoins de l’Église et
de l’humanité. “Eh quoi ! Le monde est en feu… Non, mes Sœurs, ce n’est pas le moment de traiter avec Dieu d’affaires de peu d’importance.” (CP 1) Il n’est plus question de faire tomber le feu du ciel, de massacrer les prophètes de Baal pour venger le Dieu Unique… mais de contribuer à faire connaître et aimer Celui-ci par la prière et une vie embrasée d’Amour. « Attire-moi, nous courrons » répète en écho la Petite Thérèse qui a compris cette demande du Cantique des Cantiques comme le moyen simple d’accomplir sa mission de faire aimer Jésus. “Lorsqu’une âme s’est laissée captiver par l’odeur de vos parfums, elle ne saurait courir seule, toutes les âmes qu’elle aime sont entraînées à sa suite.” (MsC). On sait comment elle vécut sa Nuit en solidarité avec les incroyants, suppliant Dieu pour qu’ils voient luire enfin “le lumineux flambeau de la Foi”. Dans le désert du Carmel la vie est essentiellement apostolique.
« Va-t’en d’ici, cache-toi au torrent de Kerit… Tu boiras au torrent » (1R 17,3) Avec prédilection, la tradition mystique carmélitaine a recueilli ces paroles du Seigneur à Élie, y reconnaissant la double fin de l’ordre du Carmel : D’une part, offrir à Dieu un cœur détaché, établi en Carith, autrement dit se cacher dans la charité ; d’autre part, goûter gratuitement, par un pur Don de Dieu, “la force de la divine présence et la douceur de la Gloire d’en haut” autrement dit “boire au torrent de la Joie de Dieu”. Des siècles plus tard, ignorée de tous mais livrée à l’Amour qui seul est capable de “soulever le monde”, une jeune carmélite de Lisieux pouvait écrire malgré sa nuit intérieure : “Seigneur, Vous me comblez de joie par tout ce que Vous faites !” Vivante et efficace demeure la Parole de Dieu. Elle nous rejoint à notre tour sur nos chemins du XXIème siècle, appelant encore au désert, promettant de dépasser l’attente de tous les assoiffés d’Eau Vive. n
Thérèse d’Avila a organisé la vie concrète des carmels dans une perspective de prière continuelle : clôture, climat de silence enraciné dans la Parole de Dieu, travail en solitude.
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Élie et le Carmel oser la conversion !
L’esprit carmélitain,
creuset de Nouveauté…
Oser s’ouvrir à ce que l’on ne peut connaître. Sœur Yvette rappelle que la spiritualité du Carmel est toute empreinte de ce désir qui pousse le chercheur vers l’inconnu, cette nouveauté radicale où Dieu vient le surprendre. Prêtes pour le martyr, six carmélites espagnoles formées par Sainte Thérèse d’Avila arrivèrent à Paris à l’automne 1604. Les tractations ont été difficiles pour obtenir des “Lettres patentes” du Roi Henri IV, à une époque où les visées espagnoles pour établir ce que nous appellerions aujourd’hui un embryon d’Europe, sont claires et mal venues.* La Duchesse de Longueville parvient à les obtenir en 1602. Les négociations en Espagne sont interminables parce que les carmes, qui ont en mains les affaires des carmélites, n’entendent pas propager hors de leur pays une réforme invivable selon eux dans un autre contexte social ; et moins qu’ailleurs en pays hérétique comme la France. Le Cardinal de Bérulle se déplaça lui-même et parvint sur place, à enlever les carmélites qu’il désirait. Quel est donc cet “esprit carmélitain” qui traversa les Pyrénées sans se soumettre à l’adage de Montesquieu pourtant bien avéré : “Vérité en deçà des Pyrénées, Erreur au-delà” ?
L’unité des deux commandements Une des chroniqueuses espagnoles écrit à ses compatriotes que “c’est miracle, l’affection - et nous dirions aujourd’hui la qualité fraternelle - avec laquelle “les Françaises” les reçoivent, quand on sent bien par ailleurs le peu d’estime - et c’est peu dire - que l’on a dans ce pays pour les Espagnols !” De plus, coutumes, cuisine, rythmes de vie, langage approximatif… que d’occasions de se mal entendre et de tendre les relations, si elles ne se bâtissent sur le « cache toi en Karith » demandé à Élie (“enfouis-toi dans la charité” commentent nos Pères du Moyen-Âge) et sur cette suavidad du
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doux Maître. Oui, La geste d’Élie de Tishbé, l’homme des conversions, est l’archétype de cette fondation : • Distance vis à vis de la société des hommes ; • Proximité des personnes en combat de vie (la veuve, le Roi, les prêtres…) ; • Rumination de la loi de Dieu, à l’écoute de Celui même qui la prononce et la révèle, le “Vivant, Seigneur de l’Univers”, en présence de qui nous apprenons à “tenir”. Ce faisant, la perle du champ resplendit de tous ses feux : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de tout ton pouvoir » (Dt 6, 5) « et ton prochain comme toi-même. » (Lev 19, 18) « Mes petits enfants aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés. » (1 Jn 4) Le génie des “Thérèse”(s) pointe cette unité du cœur. “Ces Saints prophètes dont nous descendons ! Concevons la présomption de devenir semblables à eux. La bataille durera peu mes sœurs… laissons toutes les choses qui ne sont rien… occupons-nous de celles qui nous aident à mieux aimer, à mieux servir…” (Fondations 29)
Et Jean de la Croix de renchérir : “il est de la plus haute importance de s’exercer beaucoup à l’amour.” Évidemment cet amour actif se cassera vite le nez et fera rapidement le tour de ses impuissances et de son néant s’il ne découvre Celui sans qui nous ne pouvons rien faire. Oui, « Le Règne de Dieu s’est approché… » ! Vivons de la Bonne Nouvelle et fréquentons Celui qui nous demande : « Donne-moi à boire » !
Aux fondements de la personne humaine et de sa dignité “Insigne stupidité que la nôtre”, nous ne cherchons pas à savoir qui nous sommes, Qui est Celui qui peut nous habiter, comment Il se révèle dans les Écritures, au cœur de chacun : Lui-même, et ses desseins de création et de divinisation de l’homme. Est-ce que nous tenons dans ce projet que nous détaillent si largement Jean, Pierre, Paul et alii ? Oublier d’apprendre “de sa Majesté elle-même” notre dignité et notre beauté de créature faite à son image, destinée à converser avec Lui, à recevoir peu à peu ses communications,… nous le risquons fortement, car “ce que Dieu opère dans l’âme on nous en dit si peu de choses” ! C’est pourquoi Thérèse d’Avila prend la plume.
Pour accepter qu’un Dieu si grand “prenne ses délices parmi les enfants des hommes”, pour entrer dans notre condition d’enfants de Dieu en transformations d’amour, pour apprendre à « boire en chemin » au torrent jailli du trône de l’Agneau, et relever la tête dans toutes les traversées de mort, il nous faut bien, à chaque siècle, un Témoin reconnu “Docteur de l’Église”. Il nous atteste que l’éphémère de notre âge, quel qu’il soit, est destiné à être envahi par l’Éternel, Celui qui inventa le temps et l’histoire pour que nous puissions lui répondre au rythme de notre liberté : « qui confesse le Fils possède aussi le Père… Et l’Onction que vous avez reçue de Lui demeure en vous… Et son onction vous instruit de tout… Oui, maintenant demeurez en Lui, petits enfants. » (1 Jn 2, 23-28) “La Trinité, voilà la maison paternelle dont nous ne devons jamais sortir” (Élisabeth de la Trinité). Voici les relations qui nous nomment, unique de générations en générations.
L’accueil de la Nuit “O âmes créées pour ces merveilles et appelées à les voir se réaliser en vous : Que faites-vous ? à quoi vous amusez-vous ?” “Bien sais-je la Source, mais c’est de nuit”… chante en écho le même Jean de la Croix. L’expérience carmélitaine est marquée du signe incandescent de la Nuit. Celle-ci est omniprésente dans les écrits san-juanistes. De l’homme psychique à l’homme spirituel, la route est pascale : “Pour aller où vous ne
savez pas, il vous faut passer par où vous ne savez.” Comme pour le Peuple d’Israël, La nuée qui nous conduit est parfois épaisse et déconcertante ; Job, Jérémie en laissent crier nos fibres. Le Très-Haut ne vient pas les habiter sans les ajuster à Lui-même, à ses bienveillants desseins. N’est pas monté au cœur de l’Homme ce que Dieu réserve à ceux qui L’aiment : “Que tout soit bouleversé ! oui, tant mieux Seigneur mon Dieu, pour que nous fixions notre demeure en Toi.” Le Docteur des nuits parle longuement de l’exode, de l’exil, de cet “esprit de pérégrination” dans la poursuite “d’un je ne sais quoi que l’on vient d’aventure à trouver”. Cela doit-il nous faire reculer ? La femme qui enfante bénit les douleurs quand un petit d’homme est né. Il en va là de la libération du Fils de Dieu dans la vie quotidienne de tout humain. Notre-Dame du Mont Carmel, femme revêtue du Soleil, Verbe de Vie aveuglant à nos yeux, poursuit l’enfantement de l’humanité. Qui la prend chez soi, est reçu en Elle pour inaugurer sans retard la Création qui ne passera pas. “O Nuit plus aimable que l’Aurore” où tout homme est repris en Vie nouvelle… pour donner vraiment chair à tout son Corps. n *(cf. Pierre Serouet, De la vie dévote à la vie mystique)
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Pour aller où vous ne savez pas, il vous faut passer par où vous ne savez
Élie et le Carmel oser la conversion !
Bernard Delthil
Frère Laurent de la Résurrection
Un Carme œcuménique avant la lettre Ce mystique du XVIIème siècle, révélé par Fénelon, tomba dans l’oubli chez les catholiques français mais fut adopté par des protestants dans le monde entier. Toulouse, un soir de janvier 1999 ou 2000. C’est l’assemblée de louange annuelle de la semaine de l’Unité. Le Vieux Temple, près de la place du Capitole, est bondé. Environs 300 personnes issues des églises catholiques et protestantes chantent à l’unisson, stimulées par le groupe musical évangélique Flamme. Suivent quelques témoignages. Dans une courte intervention, un officier de l’Armée du Salut partage l’importance qu’a eu pour sa vie spirituelle un carme du nom de “Frère Laurent”. Intrigué, j’entame, dès le lendemain, une recherche sur ce Laurent dont j’ignorais l’existence. Peu à peu prend forme un personnage insolite. Nicolas Herman, né en 1614, d’origine lorraine, devenu frère convers au Couvent des Carmes de Paris en 1640 après avoir été militaire et même blessé à la guerre. Devenu en religion “frère Laurent de la Résurrection”, il assume tour à tour les fonctions de cuisinier, puis de savetier de la communauté. Humbles tâches qui le vouaient normalement à un anonymat total et définitif.
l’humilité. Son secret réside tout bonnement dans la quête permanente de la “présence de Dieu”, en tout lieu, en toute circonstance, même au milieu des marmites, ce qui prouve que le frère convers n’a pas oublié les leçons de Thérèse d’Avila. “Il n’est pas nécessaire d’être toujours à l’église pour être avec Dieu”, conseille-t-il à une laïque à qui il suggère de rentrer “de temps en temps dans son cœur” pour “s’y entretenir avec Lui”.
Une spiritualité à la fois pleine de profondeur et de bon sens qui aurait mérité d’être connue du plus grand nombre. C’était sans compter avec la querelle sur le “quiétisme” qui opposa Bossuet à Fénelon. La doctrine de ce dernier est condamnée par l’église catholique en 1699. C’est la disgrâce et l’exil pour l’archevêque de Cambrai, disgrâce dont vont également pâtir ses protégés, parmi lesquels la célèbre Madame Guyon et Frère Laurent. À toute chose malheur est bon, ces auteurs bannis
Mais il en advient autrement. Chargé des courses et de l’approvisionnement du couvent en vin, Frère Laurent a le contact facile, la parole imagée, piquée d’humour, et son rayonnement ne cesse de croître auprès des pauvres du quartier, mais aussi de tout un aréopage de lettrés, religieux, ecclésiastiques et non des moindres : Fénelon qui l’appréciait hautement le fait connaître et éditer. “Au travers d’un extérieur grossier, lit-on dans la notice biographique de notre carme, établie un an après sa mort, en 1692, par un prêtre pariL’église Saint-Joseph des Carmes, vestige sien, Julien de Beaufort, on découvrait une de l’ancien couvent sagesse singulière, une liberté au-dessus de où vécut Frère la portée ordinaire d’un pauvre frère Laurent, jouxte convers, une pénétration qui passait tout ce l’Institut Catholique de Paris. que l’on attendait”. Sagesse fort heureusement parée des vertus de la simplicité et de
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vont susciter un grand intérêt dans les milieux protestants, notamment à l’étranger. Les écrits de Frère Laurent sont rapidement traduits et diffusés par des éditeurs protestants allemands puis anglais. Gerhard Tersteegen, grande figure spirituelle allemande du protestantisme, consacre dans ses Biographies choisies un long chapitre au frère Laurent, qui, selon lui, a tracé la voie du salut “d’une façon plus claire et plus brève que n’aurait pu faire maint docteur en théologie diplômé”, “montrant par son exemple que non seulement des clercs et des religieux, mais chacun de nous, dans l’état et l’endroit où il se trouve, peut vivre en la présence de Dieu”. John Wesley, fondateur du méthodisme, sera fortement marqué par La pratique de la présence de Dieu qu’il lit à ses fidèles et recommande à tous ses disciples. Idem pour le grand Quaker Thomas Kelly qui avoue “se délecter” du même ouvrage. Bien qu’il soit tombé dans l’oubli total en France, Frère Laurent est traduit et retraduit à l’étranger et, en tant qu’écrit catholique, dispute la vedette à l’Imitation de Jésus Christ ou aux Fioretti de Saint François dans les rayons des librairies protestantes.
s’expliquant autant par le soupçon de quiétisme dont l’auteur était - à tort – entaché, qu’au succès de l’ouvrage auprès du public protestant.
Ce n’est qu’en 1934, qu’une nouvelle édition en langue française de ce petit chef d’œuvre paraîtra en Belgique chez l’éditeur Desclée de Brouwer (*), mettant fin à plus de deux siècles d’ostracisme hexagonal, celui-ci
Actuellement disponibles en français : Frère Laurent de la Résurrection – Écrits et entretiens sur la pratique de la présence de Dieu, édition établie et présentée par Conrad de Meester, Éd. du Cerf, 1996, 22 , et L’Expérience de la présence de Dieu, Laurent de la Résurrection, Le Seuil, 1998, 5,95
Et si la portée de son message était interconfes-
sionnelle ? C’est en tout cas la thèse que défend Walter Nigg, auteur protestant de Grosse Heiligen (Grands Saints) en 1981. “L’aperçu des différentes éditions prouve que le frère Laurent a été capable d’intéresser les différentes confessions chrétiennes. Il appartient, avec son expérience de la présence de Dieu, à un espace qui est au-delà des confessions, accentuant une vérité qui est propre aussi bien à la chrétienté catholique qu’à la protestante, quoique son fond carmélitain ne puisse être effacé. Alors qu’il vivait au XVIIème siècle et que personne ne parlait encore d’œcuménisme, il était le messager d’un christianisme qui traverse toutes les confessions”.
En tant que catholique, je suis pour ma part redevable à un frère protestant de me l’avoir fait découvrir. n
Tout faire pour l’amour de Dieu Dans la voie de Dieu, les pensées sont comptées pour peu, l’amour fait tout. Et il n’est pas nécessaire d’avoir de grandes choses à faire : je retourne ma petite omelette dans la poêle pour l’amour de Dieu ; quand elle est achevée, si je n’ai rien à faire, je me prosterne par terre et adore mon Dieu de qui est venue la grâce de la faire, après quoi je me relève plus content qu’un roi. Quand je ne puis autre chose, c’est assez d’avoir levé une paille de terre pour l’amour de Dieu. On cherche des méthodes pour apprendre à aimer Dieu. On veut y arriver par je ne sais combien de pratiques différentes. On se donne beaucoup de peine pour demeurer en la présence de Dieu par quantité de moyens. N’est-il pas bien plus court et bien plus droit de tout faire pour l’amour de Dieu, de se servir de toutes les œuvres de son état pour le lui marquer et d’entretenir sa présence en nous par ce commerce de notre cœur avec lui ? Il n’y faut point de finesses, il n’y a plus qu’à y aller bonnement et simplement. Extrait de l’ouvrage Mœurs et Entretiens de Frère Laurent de la Résurrection rédigé par son biographe en 1694
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Thérèse d’Avila, parler avec Dieu P
arler avec Dieu, oser une relation privilégiée avec Lui. Tel est le désir inextinguible de Thérèse, tel est le chemin sur lequel elle convie ceux qui se mettent à son école. Qu’attendez-vous de moi, Seigneur ? Cette adresse de Thérèse d’Avila à son Dieu et Seigneur qualifie fort bien cette relation d’intimité amoureuse qu’elle propose à tous ceux qui le veulent. Frédérique Oltra met en évidence combien ce désir, loin d’être le sentiment éthéré d’une illuminée (au mauvais sens du terme) prend corps en une femme concrète, ayant les pieds sur terre, et est suscité et relayé par la grâce de Dieu qui fait de Thérèse d’Avila un Docteur de l’Église : une femme dont la doctrine est reconnue comme universellement valable pour tout homme qui désire se mettre à la suite du Christ. À leur tour, et dans des cadres très différents, frère Marie-Laurent, carme, et Pascale Paté, mère de famille engagée dans le Renouveau charismatique, témoignent combien l’exemple et l’enseignement de Thérèse leur permet de trouver leur chemin au sein de l’Église et d’y discerner leurs charismes respectifs. Enfin, Noémie Meguerditchian, évangélique arménienne, revient sur la découverte de la vie intérieure qu’elle a faite grâce à la sainte espagnole. n
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Sœur Frédérique Oltra
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Noémie Meguerditchian
Le défi d’une femme de Castille
Sur les pas de Sainte Thérèse…
Un docteur ès-charismes
Pour aller au cœur…
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Le défi d’une femme de Castille Qui est Thérèse d’Avila ? Comment est-elle devenue réformatrice d’un ordre religieux et docteur de l’Église ? Sœur Frédérique Oltra brosse son portrait et souligne son originalité créatrice. Teresa de Cepeda y Ahumada naît le 28 mars 1515 dans un hameau situé sur le territoire d’Avila. Thérèse de Jésus meurt le 4 octobre 1582, à Alba de Tormes. Entre ces deux dates, tout un chemin a été parcouru, comme le laisse pressentir le changement de nom. Teresa estelle vraiment de son temps, héritière de ce peuple de la Vieille Castille, un génie littéraire et spirituel, bien enracinée dans son histoire ? Ou bien faut-il la considérer
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comme une sorte de météore, tombé du ciel, un corps étranger à notre monde ?
À l’origine, trois handicaps Teresa appartient à sa terre, à son temps. Ce qu’elle reçoit de sa naissance et de son éducation va être travaillé par des dons de grâce et des charismes exceptionnels : si bien que, toute singulière qu’elle soit, tout enracinée dans son histoire particulière, son génie propre va revêtir une dimension universelle en la profondeur de laquelle chacun peut aujourd’hui encore se reconnaître. Elle dit, quelque part, dans le Livre de la Vie : Je me demandais ce que je pourrais faire pour Dieu. Question pertinente car elle est femme, chrétienne et fille de “converso”, c’est-à-dire d’un juif devenu chrétien…, désireuse de “converser avec Dieu” (conversar con Dios) dans une voie de silence et solitude. Dans l’Espagne de son temps c’est un triple handicap et il ne
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BB Vue des remparts d’Avila, ville de naissance de Thérèse. B Quenouille et tambour de Thérèse. C Sa cellule au Carmel de Saint Joseph (Avila). A Peinture “Ecce Homo” achetée pour la fondation de Salamanque. Pour Thérèse, la contemplation du Seigneur est inséparable de l’amour du prochain qui se manifeste dans le service et la joie de vivre.
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faudra pas moins qu’une personnalité exceptionnelle pour le traverser ! Fille de “converso” : le fait est aujourd’hui indubitable et non seulement cela, mais son grand-père avait repris des pratiques juifs et dût être réconcilié publiquement avec l’Église, ainsi que sept de ses enfants, en 1485. Thérèse en restera marquée et nous pouvons en retenir deux traits importants : - Sa psychologie, ses jugements sur la société, ses options sont typiques d’une fille de converso : elle fonde ses nouvelles communautés au cœur des villes ; négocie avec les marchands parmi lesquels on compte bon nombre de juifs convertis ; elle accueille sans difficulté dans ses monastères, comme novices, des jeunes filles que l’on nomme “Israélites”, fait extrêmement rare dans la vie religieuse de son temps. - Le sens de l’honneur (la honora de Dios), si fréquent dans la doctrine spirituelle de Thérèse s’enracine dans l’expérience de l’honneur blessé des Cepeda : face aux rigueurs de la “pureté de sang” (limpieza de sangre), son père et ses frères furent, en effet, convaincus dans un procès d’avoir acquis par subornation leurs titres de noblesse (hidalguia). Teresa n’aura de cesse que de fouler aux pieds le mensonge de l’honneur du monde. La pointe de l’union mystique telle qu’elle la décrit est d’épouser l’honneur de Dieu, c’est-à-dire de communier par toute la vie à l’amour sauveur de Dieu pour le monde, manifesté en son Fils Jésus-Christ.
Converser avec Dieu : quand on est femme, contemplative, mystique, dans l’Espagne de l’illuminisme qui condamne la doctrine des Alumbrados, dans les années 1524-1525, on ne peut qu’être inquiétée, soupçonnée par l’Inquisition… Le Livre de la Vie sera examiné par l’Inquisition et ne lui sera jamais retourné ; on lui ordonna de brûler le manuscrit de son commentaire du Cantique des cantiques (Pensées sur l’amour de Dieu)… Il faut reconnaître que l’espace de sa libre expression est demeuré, toute sa vie, fort étroit même si beaucoup, parmi des théologiens et religieux, la soutinrent.
Le charisme de fondatrice Thérèse n’a jamais cherché à faire du neuf, ni à copier l’origine, en fondant la communauté nouvelle de San José d’Avila le 25 Août 1562. Elle s’est laissé tout simplement travailler par la force du charisme de l’origine du Carmel et a réellement inventé une nouvelle forme de vie adaptée à son temps. Elle met en place des conditions de vie silencieuse et solitaire au service du “conversar con Dios” ; elle restreint le nombre de religieuses par communauté pour qu’une véritable communication et communion fraternelle soient possible, comme dans le “petit collège des Apôtres” ; elle insiste sur la pauvreté vécue par le travail qui devient le moyen principal de subsistance de la communauté dans une société où les w Hors-série N°2 w FOI w
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Thérèse d’Avila parler avec Dieu dots faisaient vivre les monastères et entretenaient ainsi l’inégalité sociale au cœur de la vie religieuse. C’est toute la vie commune qui prend une dimension eucharistique, avec la place centrale du “conversar con Dios” ou “tratar con Dios”, s’entretenir avec Dieu des affaires du monde et de l’Église. Ne perdons pas mémoire des réalisations concrètes de cet itinéraire mystique : c’est un chemin d’humanisation tout pétri d’Évangile. Deux brèves citations de Teresa peuvent nous en convaincre : Au moment de mourir, le plus mystique : “Mon Seigneur et mon Époux ! Voici venue l’heure tant désirée ! Il est temps de nous voir, mon Bien-Aimé !” Au cœur de l’œuvre la plus mystique - Les Demeures une notation des plus concrètes : “Pour parvenir à cette demeure du Roi, où nous désirons entrer, il ne s’agit pas de beaucoup penser mais de beaucoup aimer.”
Docteur de l’Église par la grâce de Dieu Dans le Livre de la Vie, Thérèse distingue une diffusion de l’unique don ou grâce de Dieu, en trois mouvements : Il y a trois sources d’eau. La première grâce est d’être visité par Dieu, une autre est de comprendre que c’est un don et une grâce ; une autre est de savoir la dire et de donner à entendre comment elle est. En lisant Thérèse de Jésus, nous garderons donc présent à l’esprit ce triple mouvement qui structure toute son œuvre : il ne s’agit pas de chercher dans ses écrits un descriptif complet et exact de ce qu’elle a perçu dans l’expérience mystique. Il s’agit d’entendre et de lire le désir de faire percevoir, de faire entrer en consonance avec l’essentiel même de ce qu’il est donné de vivre. La grâce de “donner à entendre”, à tout lecteur ou auditeur, la grâce première de la visite de Dieu constitue, en fait, l’accomplissement du don mystique fait à Thérèse. La communication de l’expérience, à travers la description des mouvements du cœur, des actes, des aspira-
tions, des perceptions fait partie intégrante de la grâce mystique elle-même. Elle en est son point d’aboutissement, sa perfection. Il y a donc compénétration entre la grâce reçue par Thérèse, singulièrement, dans son itinéraire, le don de compréhension qui lui est fait et le charisme de communication qu’elle met en œuvre. Le texte thérésien est à déchiffrer selon ces trois dimensions : on pourrait dire qu’il exige, en quelque sorte, la participation active et personnelle de chaque lecteur pour atteindre son but et garder sa pertinence. Mais n’en est-il pas de même de tout grand texte spirituel ? Nous devons nous poser la question de la cohérence de la doctrine de Thérèse parce que pèse encore sur l’expérience mystique un trop grand soupçon de subjectivité et qu’il ne suffit pas que tel ou telle soit proclamé “Docteur de l’Église” pour que soit évacuée l’idée d’une sorte d’introspection psycho-spirituelle, à l’écart d’une véritable articulation théologique.
Une théologie de l’oraison, dialogue d’amitié avec Dieu Pour ceux qui souhaiteraient lire Thérèse de Jésus avec cette préoccupation, je suggérerais de prendre le Livre des Demeures ou Château intérieur comme axe fondamental de recherche. Que trouvons-nous au fondement de cette fiction de l’âme, comme le dit Michel de Certeau. “On peut considérer l’âme comme un château qui est composé tout entier d’un seul diamant ou d’un cristal très pur, et qui contient beaucoup d’appartements, ainsi que le ciel renferme beaucoup de demeures. (…) L’âme du juste n’est pas autre chose qu’un paradis, où Notre Seigneur, selon qu’il l’affirme lui-même, trouve ses délices. Alors quelle sera, d’après vous, la demeure où un Roi si puissant, si sage, si pur, si riche de tous biens, veut prendre ses délices ? Pour moi, je ne vois rien que l’on puisse comparer à la grande beauté de l’âme et à sa grande capacité (…), car Dieu lui-même dit qu’il nous a créés à son image et à sa ressemblance.”
L’aventure des fondations “Je suis restée au monastère de Saint Joseph les cinq années qui en ont suivi la fondation. D’après de que je crois comprendre maintenant, elles seront les plus tranquilles de ma vie.” Ainsi s’exprime Thérèse lorsqu’elle commence le récit des fondations. Les vingt dernières années de sa vie, de 47 à 67 ans, Thérèse les passe à courir les chemins d’Espagne sous le soleil ou la neige, la pluie ou le froid après avoir vécu en clôture pendant 32 ans. Son voyage s’arrêtera à Alba de Tormes où la mort la surprendra sur le chemin de Madrid. Au total, ce sont 16 fondations qui se succèdent, environ une par an après la première fondation de Saint Joseph de Medina del Campo. Un exploit pour cette “pauvre femme” malade, en but aux tracasseries de l’Inquisition et des carmes mitigés. Ce n’est qu’après sa mort que l’ordre réformé traversera les Pyrénées pour s’implanter en France en 1604, et sera présent sur tous les continents. Remparts d’Avila Façade du Carmel Saint Joseph d’Avila Carte des fondations à la mort de Thérèse d’Avila
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Autant que je puisse le comprendre, la porte pour entrer dans ce château, c’est l’oraison et la réflexion. Château Intérieur I.1
Telle est la pensée sous-jacente à tout le Livre des Demeures : seul le Dieu Créateur connaît la beauté de l’être humain fait à son image. Si nous pouvons un peu percevoir et admettre cette beauté de l’âme c’est parce que Dieu lui-même nous dit qui nous sommes, ce que nous sommes à ses yeux. Au commencement donc, il y a la primauté radicale de l’auto-communication de Dieu. Et, dès lors, au commencement il y a la réception dans la foi de cette parole fondatrice de notre véritable identité et les prémices de notre réponse vivante.
L’itinéraire, mystique de Thérèse est cheminement dans la foi en la Parole de Dieu : c’est le consentement croyant en cette parole, au long des jours, qui met en place, petit à petit, une véritable réciprocité, une relation d’égalité entre le Créateur et la créature, par la médiation de la Parole faite chair qui est le Christ. La forme de cette réponse, Thérèse lui donne le nom d’oraison : “L’oraison n’est rien d’autre, me semble-t-il, qu’un dialogue d’amitié (tratar por amistad) dans lequel nous nous entretenons souvent, seul à seul, avec Celui dont nous savons qu’il nous aime (con quien sabemos nos ama).” L’oraison est un seuil relationnel : porte d’entrée en laquelle l’être humain peut s’approcher du Dieu créateur mais aussi voie d’accès du Dieu créateur vers sa créature. Cette réciprocité qui s’effectue dans le dialogue de l’oraison est l’alliance de deux libertés qui consonent dans leurs volontés et, pour ainsi dire, dans leurs projets. L’oraison est donc aussi chemin d’accomplissement mystique. Dans cet espace-temps privilégié qui, peu à peu, informe toute la vie, l’Écriture s’accomplit en nous, pour nous. Nous dirons plus justement : dans l’oraison, se déploie en nous la grâce du Christ en qui toutes les Écritures sont déjà accomplies.
Thérèse dessine la carte d’identité du sujet priant “Je vais parler maintenant de ceux qui commencent à être les serviteurs de l’amour, car il me semble que nous ne sommes pas autre chose, lorsque nous nous déterminons à suivre, par ce chemin de l’oraison, Celui qui nous a tant aimés.” Pour penser le commencement du chemin, Thérèse nous propose d’en envisager la fin ! L’accomplissement de la liberté spirituelle se dit dans la venue, dans le surgissement de Dieu dans son histoire, comme une révélation qui concerne d’ailleurs la totalité de l’histoire humaine : Dieu est déjà venu pour accomplir réellement sa promesse. Thérèse dit “quelque chose” de la fin pour laquelle nous sommes au monde.
Dans la résistance et le combat spirituels
“Mais (…) nous sommes si lents à faire à Dieu le don absolu de nous-mêmes que nous n’en finissons plus de nous préparer à cette grâce. (…) Il nous semble que nous donnons tout à Dieu. Or nous ne lui offrons que les revenus et les fruits, tandis que nous gardons pour nous le fond et la propriété. (…) Curieuse manière, en vérité, de rechercher l’amour de Dieu ! Nous voulons le posséder en peu de temps, et, pour ainsi dire, à pleines mains (…).” La position de Thérèse est paradoxale : il y a une différence entre la réception du don et le consentement au don : « Voici, je viens bientôt ! », dit le Christ de l’Apocalypse (Révélation). Le temps de la relation est sauvegardé, marqué du signe du “bientôt”. Le chemin de l’oraison est le temps du “bientôt”. Expérience d’une présence déjà effective de l’accomplissement du don de Dieu en nous, dans l’histoire et, en même temps, expérience d’un combat où s’éprouve notre capacité à recevoir, à travers les résistances qui surgissent en nous, dans l’histoire.
La part de l’homme et la grâce de Dieu “Nous n’en finissons jamais de faire à Dieu le don absolu de nous-mêmes. Aussi, il ne nous donne pas tout d’un coup un tel trésor. Plaise au Seigneur de le répandre en nous goutte à goutte…” Qu’est-ce qui sépare la réception du don, du consentement de la liberté ? C’est que l’expérience de l’ouverture absolue à l’Autre qu’est le Dieu qui surgit et se révèle, est impossible à produire par nous-mêmes ! Ce n’est pas seulement l’eau de la vie qui est communiquée dans ce don, c’est la source même de la vie qui nous est offerte gratuitement : il faut donc le temps du consentement, ce patient “goutte à goutte”, pour que la liberté se fasse toute désirante jusqu’à épouser le mouvement de la source, c’est-à-dire l’entendre sourdre du profond de soi-même. “Je me rappelle maintenant ce que souvent j’ai pensé de cette sainte Samaritaine : comme les paroles de Dieu avaient bien pris feu dans son cœur !”
Activité et Passivité de l’âme face à Dieu Les paragraphes 7-8 de sa Vie exposent les quatre degrés d’oraison à travers une comparaison : “Voici maintenant une comparaison qui se présente à moi. (…) Celui qui débute considérera attentivement qu’il va préparer, dans un terrain très ingrat et rempli de très mauvaises herbes, un jardin où le Seigneur
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Thérèse d’Avila parler avec Dieu La vie de Térésa de Cepeda y Ahumada est à l’image de ce siècle de conquêtes et aventures qui secouent son pays avide de découvrir de nouveaux horizons.
puisse prendre ses délices. (…) Il me semble qu’il y a quatre manières d’arroser un jardin. D’abord en tirant l’eau d’un puits à force de bras, ce qui exige une grande fatigue de notre part. Ou bien, en tournant, à l’aide d’une manivelle, une noria garnie de godets, comme je l’ai fait moi-même quelquefois : avec moins de travail, on puise une plus grande quantité d’eau. Ou bien en amenant l’eau soit d’une rivière, soit d’un ruisseau : la terre est alors mieux arrosée et mieux détrempée ; il n’est pas nécessaire d’arroser aussi fréquemment, et le jardinier a beaucoup moins de travail. Enfin, il y a la pluie abondante : c’est le Seigneur qui arrose alors sans aucun travail de notre part, et ce mode d’arrosage est, sans comparaison, supérieur à tous ceux dont nous avons parlé.” Ne nous laissons pas abuser par le caractère “plaisant” de cette comparaison ! Si nous suivons la progression de “demeures en demeures” du Château, nous réalisons que ces eaux différentes correspondent à un passage, une traversée de la voie ascétique à la voie mystique. L’image qui vient alors à son esprit est celle du ver à soie qui doit mourir pour donner naissance au papillon : tonalité baptismale, à la manière paulinienne, et Thérèse cite alors un texte fondamental de la Lettre aux Colossiens : « Vous êtes morts et votre vie est cachée avec le Christ en Dieu ; quand paraîtra le Christ, votre vie, vous serez manifestés avec lui, pleins de gloire. » (Col 3, 3-4) n
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Repères 28 mars 1515 naissance de Teresa de Ahumada 1522 fugue de Thérèse et de son frère Rodrigo vers “le pays des Maures” pour être martyrs 1528 Décès de Dona Beatriz, mère de Teresa 1531 mariage de Maria de Cepeda, sœur aînée de Teresa qui entre comme pensionnaire chez les Augustines d’Avila 1534 son frère Hernando part pour le Pérou 1535 son frère Rodrigo part pour Rio de la Plata 2 novembre 1535 Teresa entre au Monastère de l’Incarnation 2 novembre 1536 Prise d’habit 3 novembre 1537 Profession de Teresa 1538 grave maladie de Teresa à demi paralysée qui ne guérira qu’en 1542 1543 Décès de son père Don Alonso Sanchez de Cepeda 1546 Décès de son frère Antonio à Quito 1554 Conversion de Teresa devant une statuette représentant le Christ lié et flagellé Première rencontre de Teresa avec François de Borgia 1556 Fiançailles mystiques 1557 Décès de son frère Rodrigo au Chili 29 juin 1559 Première vision intellectuelle du Christ Avril 1560 Transverbération Août 1560 Rencontre avec Pierre d’Alcantara Rédaction de la première relation 1561 aménagement en secret du 1er couvent réformé. Séjour à Tolède chez dona Luiza de la Cerda 1562 Rédaction de l’autobiographie 24 août 1562 inauguration du couvent de San José d’Avila début de la rédaction du Chemin de la Perfection ; décès de Pierre d’Alcantara 1565 Décès de son frère Hernando en Colombie 1566 Première rédaction des Pensées sur le Cantique 1567 Approbation des projets de fondation. Inauguration de Medina del Campo et rencontre avec frère Jean de Saint Matthias (Jean de la Croix) 1568 Fondations de Malagon et Valladolid. 1er couvent de Carmes Déchaux à Duruelo 1569 Fondations de Tolède et Pastrana 1570 Fondation de Salamanque
1571 Fondation d’Alba de Tormes ; Teresa est imposée prieure à l’Incarnation d’Avila 1572 Jean de la Croix confesseur à
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l’Incarnation. Teresa reçoit la grâce du Mariage spirituel Rédaction du Livre des Fondations 1574 Fondation de Ségovie ; seconde rédaction des Pensées sur le Cantique 1575 Fondations de Beas et de Seville 1576 Teresa se retire au couvent de Tolède avec interdiction de continuer ses fondations. Rédaction de La manière de visiter les couvents. Fondation de Caravaca 1577 Rédaction en cinq mois du Château intérieur ; Jean de la Croix est emprisonné à Tolède par les carmes mitigés. Forte vague de persécutions 1579 Fin des persécutions. Teresa reprend ses voyages. 1580 Fondation de Villanueva de la Jara et de Palencia ; décès de son frère Lorenzo Érection officielle des Déchaux en province séparée 1581 Fondation de Soria 1582 Fondations de Burgos et Grenade 4 octobre 1582 Réforme du calendrier par le Pape Grégoire XIII On passe directement au 15 octobre. Décès de Teresa à Alba de Tormès 1604 Fondation du Carmel réformé à Paris et Dijon 1614 Béatification 1622 Canonisation par Grégoire XV 27 septembre 1970 Déclarée Docteur de l’Église par Paul VI
Frère Marie-Laurent
Sur les pas de Sainte Thérèse… Frère Marie-Laurent, 31 ans, a fait profession temporaire en l’an 2000, et devrait faire profession solennelle l’an prochain. Il termine cette année sa théologie à l’Institut Catholique de Toulouse. Pour FOi, il témoigne de l’incidence qu’a eu pour lui la découverte de Thérèse d’Avila. En entrant au Carmel, il y a un peu plus de six ans,
je n’imaginais pas que les saints du Carmel en général, et sainte Thérèse d’Avila en particulier, prendraient une telle place dans ma vie spirituelle et deviendraient progressivement des maîtres et des amis pour la vie.
C’est la lecture de la vie de sainte Thérèse d’Avila
par Marcelle Auclerc qui m’a fait connaître le Carmel. Alors que je me sentais appelé à la vie religieuse, sans arriver néanmoins à me décider, je lus ce livre pris au hasard d’un rayonnage de bibliothèque. J’y trouvai précisément ce que je souhaitais vivre moi-même, une vie fondée sur une relation vraie avec Jésus, non pas un Jésus lointain, mais un Jésus avec lequel on a une relation d’amitié, que l’on voit et entend, qui parle et s’intéresse à vous. La vie contemplative intense des carmes et carmélites déchaussés fondés par Thérèse m’attirait particulièrement ; je rêvais d’avoir avec le Christ une relation aussi profonde et forte que celle que la Sainte avait eue avec lui. Et je disais intérieurement au Seigneur : “si les carmes déchaux existent encore, et vivent bien le genre de vie décrit dans le livre, je rentre demain !”
Je retrouvais sainte Thérèse
quelques années plus tard, lors de mon entrée au Carmel. Durant les six premiers mois, je lus l’intégralité de ses œuvres ; les 900 pages de lettres occupèrent tous mes temps libres, fussent-ils de deux ou trois minutes, pendant un mois entier. Par cette lecture, et spécialement celle des lettres, sainte Thérèse devint une amie, au point que je me disais souvent qu’au ciel, elle serait la première à qui j’irais rendre visite.
Jeunes frères Carmes du couvent de Toulouse se rendant à l’Université
Au fil des années, cette amitié s’est approfondie,
grâce notamment à la fréquentation d’autres saints, Jean de la Croix et la petite Thérèse en particulier. Saint Jean de la Croix, qui était un des directeurs spirituels de la grande Thérèse, est aussi celui de ses amis, et vient les aider comme il aidait la Madre dans ses difficultés spirituelles. Quant à la petite Thérèse, elle est une compagne qui vient rappeler que l’imitation de la grande Thérèse peut se vivre dans la vie la plus ordinaire, et ne passe pas nécessairement par la réalisation d’aussi grandes œuvres extérieures que celles de la sainte d’Avila. La seule chose qui compte est de faire la volonté de Dieu là où il nous a placés.
Selon les périodes, la présence de sainte Thérèse d’Avila dans ma vie se fait plus ou moins sensible, sans jamais toutefois jusqu’ici disparaître tout à fait. C’est parfois une de ses paroles qui m’habite, parfois encore une des multiples anecdotes la concernant, un détail de sa vie qui bien qu’insignifiant me la rend présente. Ces temps-ci, ce sont surtout deux thèmes de son enseignement, la recherche de l’obéissance et de l’humilité, qui sont comme des lumières qui me guident dans ma vie spirituelle. Je continue toujours à lire ses œuvres, un peu chaque jour. Et dans les moments où la joie des enfants de Dieu n’est pas au rendez-vous, je prends le volume de ses lettres. Après une heure ou deux de lecture d’histoires de fondations de couvents entrecoupées de recettes de cuisine, de recommandations spirituelles assorties de conseils pour garder la santé, écrites de son style inimitable, plein de spontanéité et d’attention pour son correspondant, le nuage s’est en général envolé comme par enchantement ! n Carmel de toulouse ©
Qu’attendez-vous de moi, Seigneur ? Je suis à vous qui m’avez créée, À vous, qui m’avez rachetée, À vous, qui m’avez supportée, À vous qui m’avez appelée, À vous, qui m’avez attendue, À vous, puisque je ne suis pas perdue : Qu’attendez-vous de moi, Seigneur ?… Donnez-moi donc la sagesse, Ou, pour votre amour, l’ignorance, Donnez-moi des années d’abondance, Ou de faim et de disette, Donnez-moi les ténèbres ou la clarté, Ballottez-moi ici ou là : Qu’attendez-vous de moi, Seigneur ? Si vous voulez que je me repose, Par amour, je me reposerai ; Si vous voulez me commander des travaux, Je veux mourir en travaillant, Dites-moi, où, quand et comment ; Parlez, ô Vous que j’aime : Qu’attendez-vous de moi Seigneur ? Vous seul, ô Dieu, vivez en moi. Qu’attendez-vous de moi, Seigneur ? Thérèse d’Avila
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Thérèse d’Avila parler avec Dieu
Un docteur ès charismes Pascale Paté, mère de famille engagée dans le Renouveau Charismatique témoigne comment l’expérience mystique de Thérèse d’Avila l’a aidée dans son propre ministère au sein des groupes de prière. Notre retour à la foi à Jean-Charles, mon mari, et moimême, s’est effectué progressivement, à travers des lieux de prières. Prières liturgiques, chez les Frères de Jérusalem, à Saint Gervais, à Paris, prière silencieuse et personnelle chez les sœurs de Bethléem, prière charismatique au groupe de prière du 49, montée du Chemin Neuf à Lyon. Notre participation régulière au groupe de prière était sous-tendue par le désir de plus en plus grand d’écouter la parole de Dieu et de la laisser modeler notre vie. Paroles prophétiques, textes bibliques, images. Tout cela, certes, n’était pas l’essentiel de notre foi, mais c’est ce qui la rendait vivante. Dieu nous parle, et, à travers sa Parole, se rend présent. Il se dévoile, nous attire à Lui et nous permet de l’accueillir, de vivre en Lui et pour Lui. Certaines paroles ont ainsi changé notre vie. Appelée à pratiquer le charisme de prophétie, j’eus très vite à essayer d’y “voir clair” en moi : telle parole ou tel texte donné était-il de Dieu ou de moi, ou encore du mauvais esprit ? Comment discerner ? Divers écrits m’ont aidée parmi lesquels j’eus la grâce de découvrir l’expérience charismatique de Thérèse d’Avila. Grande fut ma joie de trouver dans ces textes des explications aussi claires que précises concernant des “faveurs extraordinaires” reçues de Dieu : visions, paroles intérieures. Autant d’éléments très éclairants sur le charisme de prophétie. Ce fut pour moi comme un cadeau. Puisje vous le partager ?
DDieu est Amour.
C’est ce poids infini de l’amour qui fait que Dieu se penche vers nous pour nous envahir et nous transformer en Lui. Les “enrichissements divins” reçus par Thérèse sont des enrichissements d’amour. “Dieu a un autre moyen de réveiller, dit-elle. Bien que cette faveur soit en quelque sorte plus haute que les précédentes, elle peut être plus dan-
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gereuse. Aussi, je veux m’y arrêter un peu.” (Demeures 6, 3) De quels dangers parle-t-elle ? Ceux de l’orgueil et de l’illusion. Pour dissiper craintes et équivoques, Thérèse propose son remède habituel : faire œuvre de Lumière. Nous apprenons d’elle ce que sont ces faveurs extraordinaires. Quels sont leurs effets, leur fréquence et le moment de leur venue, comment Dieu les produit, comment discerner leur origine divine et enfin quelle attitude d’âme prendre pour les recevoir, tout y est ! Mettonsnous à l’école de ce Docteur èsvie charismatique.
LLes charismes
reçus, Thérèse les décrit fort bien comme des interventions directes de Dieu destinées à instruire l’âme et sous des formes particulières : soit en agissant sur les sens ou la mémoire, soit par une “infusion” dans l’intelligence. L’âme n’ayant en l’occurrence d’autre rôle à jouer que d’accueillir ces interventions divines passivement. Thomas d’Aquin et Bonaventure disaient pratiquement la même chose au sujet de la prophétie. Les premières faveurs divines dont Thérèse d’Avila bénéficia furent des paroles suivies de visions. “Ces paroles sont très distinctes, explique-t-elle, mais on ne les entend pas des oreilles du corps ; on les perçoit cependant d’une manière beaucoup plus claire que par le sens de l’ouïe. Tous les efforts que l’on ferait pour ne pas les entendre seraient inutiles”. (Vie, 25) Selon Jean de la Croix, de telles paroles impriment dans l’âme ce qu’elles signifient : “Il en serait
Transverbération de Sainte Thérè Cornaro, Santa Maria della Vitto Groupe de prière du Renouveau c
èse par le Bernin, chapelle oria à Rome charismatique
ainsi, par exemple, écrit-il, si Notre Seigneur disait formellement à une âme : Sois bonne ! et qu’immédiatement elle fût essentiellement bonne… Ou encore si, la voyant en proie à une crainte excessive, il lui disait : Ne crains pas ! et qu’elle se sentait tout à coup pleine d’énergie et en paix. Car la parole de Dieu, comme dit le sage (Ecclésiaste 8, 4), est pleine de puissance. Elle produit substantiellement ce qu’elle signifie.” (Montée du Carmel, II, 29) Il n’y a que Dieu qui puisse attacher une telle efficacité à des paroles formelles. Parfois, Thérèse reçoit aussi des paroles prémonitoires. Ou des visions intérieures. Ainsi de la présence rapprochée et agissante de Jésus, mais sans aucune image sensible. Ces visions dites “intellectuelles” seront complétées plus tard par des visions “imaginaires”, c’est-à-dire que le Seigneur lui “montre très clairement sa très sainte humanité de la manière qu’il veut.” Ses visions et les effets qu’elles ont eus sur sa vie, Thérèse les décrit avec une simplicité, une vérité et un sens pédagogique remarquables. Comme elle reçoit aussi des visions qui font percevoir à l’âme certaines vérités, sur la Trinité par exemple, elle écrit : “Dieu grave au plus intime de l’âme ce qu’Il veut lui faire connaître et là il le lui représente sans image, ni forme de parole… Il en est comme d’une nourriture qui se trouverait dans notre estomac sans que nous l’ayons mangée : nous ignorons comment elle est entrée, mais nous comprenons bien qu’elle y est. Ici l’âme n’agit nullement.” (Vie, 27) L’image parle d’ellemême.
AAutre
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Transverbération de Sainte Thérèse L’expérience mystique de Sainte Thérèse est une aide précieuse pour la vie dans l’Esprit. Dans son autobiographie elle relate l’extase mystique - transverbération - où son cœur fut transpercé par une flèche ardente de l’amour divin. “Je voyais près de moi, du côté gauche, un ange sous une forme corporelle. Il est très rare que je voie les anges ainsi… Il n’était pas grand mais petit et extrêmement beau… Je voyais donc l’ange qui tenait à la main un long dard en or dont l’extrémité en fer portait, je crois, un peu de feu. Il me semblait qu’il le plongeait parfois au travers de mon cœur et l’enfonçait jusqu’aux entrailles. En le retirant on aurait dit que ce fer les emportait avec lui et me laissait tout entière embrasée d’un immense amour de Dieu.” (vision citée dans la bulle de sa canonisation en 1622)
caractéristique
de ces faveurs, elles ont joué un rôle majeur dans le développement de la vie spirituelle de Thérèse, mais aussi dans la réalisation de la mission qui lui a été confiée. La première parole intérieure qu’elle entend est ainsi formulée : “Je ne veux plus que tu converses désormais avec les hommes, mais seulement avec les anges.” (Vie, 24) Cette parole la détache des conversations de parloir et de toute affection qui ne serait pas purement spirituelle. Paroles et visions la pénètrent d’humilité, l’embrasent d’amour et produisent en elle un fruit de lumière. Elle va jusqu’à comparer le mystère de Dieu à un trésor caché dans un coffre. La foi explicite le mystère caché tandis que la faveur extraordinaire ouvre un instant le coffret qui laisse voir ainsi le trésor. N’en est-il pas de même pour la parole prophétique qui, à la manière d’un phare, éclaire le chemin de celui ou celle qui les reçoit ? Il s’est avéré que les visions du Christ Jésus dont Thérèse fut favorisée donnèrent à sa vie, à sa doctrine et à sa mission, cette dimension christocentrique qui en constitue la principale richesse. Enfin, on peut dire de ces faveurs qu’elles sont par essence charismatiques, c’est-à-dire données non comme des privilèges à usage privé mais comme des grâces accordées dans l’intérêt supérieur du prochain et de l’Église. La preuve ? Elles ont aidé Thérèse à parvenir à l’union transformante avec Dieu, la préparant ainsi à sa mission de réformatrice et de maîtresse w Hors-série N°2 w FOI w
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“ ”
Ces faveurs dont a bénéficié Thérèse, ces charismes dont nous pouvons bénéficier dans nos assemblées de prière, nous font prendre conscience de la force toujours agissante de l’Esprit d’amour qui vit dans l’Église et dans les âmes. de vie spirituelle. Elle reçoit à travers elles une grâce de maternité dont nous continuons à bénéficier aujourd’hui. “Si Notre Seigneur ne m’avait accordé tant de grâce, écrit-elle en 1572, je n’aurais jamais eu, je crois, assez de courage pour entreprendre les œuvres qui se sont accomplies, ni assez de force pour supporter les travaux, les contradictions et les critiques qui ont plu sur moi.” (Relations, 27)
VVoyons maintenant
comment Dieu s’y prend pour agir sur nos facultés et y créer une lumière ou une image ? Tout en se défendant de pouvoir donner une quelconque explication, Thérèse donne toutefois quelques pistes. Elle insiste souvent sur la passivité réceptrice de l’âme et l’action directe de Dieu. Ensuite, elle indique qu’il s’agit d’un langage d’esprit à esprit : “Dieu et l’âme se comprennent par cela seul que Sa Majesté veut être entendue d’elle.” (Vie, 27) En ce qui concerne les visions, on constate que Dieu ne les crée pas ex nihilo mais les compose à partir des archives de la mémoire qui lui offrent une ample réserve d’images. À cet égard, il serait intéressant de rechercher les sources qui ont alimenté les visions de Thérèse. Tout se passe comme si la Parole de Dieu, en s’enracinant dans l’expérience humaine s’adaptait merveilleusement aux conditions de la vie psychologique de l’âme. Et les visions comme les paroles – prophétiques ou non - manifestent la transcendance de leur origine par la force qu’elles recèlent et par les effets qu’elles produisent, tout en restant si simples, si humaines, si proches de nous par les éléments qui les constituent qu’elles ne heurtent ni ne choquent. Comme si Dieu s’en servait pour descendre auprès de l’âme et s’y révéler comme Dieu, mais un Dieu qui se fait homme.
VVenons-en à la question
du discernement. Comment reconnaître le label d’origine de telles faveurs ? Thérèse d’Avila comme Jean de la Croix nous mettent en garde contre le démon qui imite les procédés et les rapports de Dieu avec l’âme : “Il singe si bien ces communications pour s’insinuer près d’elle, comme le loup ravisseur revêtu de la peau de brebis qui entre dans le troupeau, qu’on a peine à le reconnaître.” (Montée du Carmel, 19) Avant eux, Ignace de Loyola parlait “d’ange de lumière”. L’autre mise en garde de Thérèse concerne les désordres psycho-pathologiques qui génèrent aussi leur lot de contrefaçons. Afin de nous aider à y voir clair, Thérèse recense les signes de l’action de Dieu. Premier signe important, même s’il est négatif : les faveurs d’origine divine n’apparaissent jamais comme contraires à la raison ou à la foi. En se manifestant, Dieu parle le langage de l’homme, alors que le démon et le malade jouent au surhomme. Plus probants sont les signes positifs. Mais un seul ne suffit pas. Chacun est un indice et il faut un faisceau d’indices pour acquérir une certitude.
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Pour Thérèse, l’autorité et l’emprise que ces faveurs recèlent “sont paroles et œuvres à la fois.” (Demeures 6, 3) L’autorité produit en effet dans l’âme le respect, l’humilité et la confusion devant son péché. Mais attention, d’après Jean de la Croix, le démon peut aussi singer l’action de Dieu en suscitant une certaine forme d’humilité, si différente de la véritable humilité qu’elle produit “le trouble, le dégoût, l’inquiétude”, que l’âme en “perd la dévotion et la suavité dont elle jouissait précédemment et se trouve impuissante à faire oraison !” (Vie, 28) Alors que l’humilité qui vient de Dieu “gémit d’avoir offensé Dieu mais elle se sent dilatée par sa miséricorde”. Cette humilité-là nous met dans la vérité. De la même façon, une parole prophétique nous met toujours dans la vérité, qu’elle soit aisée ou non à entendre. Enfin ces faveurs transforment l’âme et leurs effets en profondeur sont les signes les plus sûrs de l’action de Dieu. « C’est à leurs fruits que vous les reconnaîtrez », a dit Jésus en parlant des prophètes. (Mt 7, 16) Thérèse souligne toutefois que l’appréciation de ces signes n’est pas toujours aisée et requiert un certain niveau d’oraison. Humilité, douceur, paix et lumière, ce parfum de Dieu, ces traces de Son passage, qui peut les discerner avec certitude, sinon celui qui est habitué à les savourer dans une relation d’intimité avec Dieu ?
LLes derniers conseils
de Thérèse d’Avila concernent l’attitude de l’âme devant ces faveurs. Trois mots d’ordre : ne pas s’y complaire, afin d’éviter l’esprit de propriété et l’illusion, ne pas les rechercher et enfin s’en ouvrir à un guide spirituel, ce qui permet de soumettre cette expérience à l’autorité de l’Église. De son côté, Raniero Cantalamessa insiste aussi dans la Sobre ivresse de l’Esprit sur l’importance du critère d’obéissance dans le discernement des charismes. “Les charismes, nous dit-il, doivent être exercés dans l’obéissance. L’obéissance est la marque qui permet de reconnaître si une personne est animée par un charisme authentique ou non”. Ces faveurs dont ont bénéficié Thérèse et bien d’autres saints, ces charismes dont nous pouvons bénéficier dans nos assemblées de prière, nous font prendre conscience de la force touj o u r s agissante de l’Esprit d’amour qui vit dans l’Église et dans les âmes. Mais Thérèse nous met en garde contre le danger qu’il pourrait y avoir à donner une place de premier plan à ces phénomènes dans nos préoccupations et nos désirs, ou même dans notre conception de la vie spirituelle Elle rappelle que ces faveurs ne sont que des moyens, certes fort utiles mais délicats à manier, pour s’acheminer vers l’union à Dieu, celle-ci étant au demeurant le seul bien que nous puissions désirer et demander d’une façon absolue. Ce sont de bien précieux éléments d’explication et de discernement concernant les charismes - et notamment le charisme de prophétie – que Thérèse d’Avila nous livre dans ses écrits. Et je reste émerveillée devant l’œuvre de l’Esprit-Saint à travers les siècles. Ainsi l’expérience charismatique a parcouru toute la tradition chrétienne. Même si elle n’a plus cours de manière institutionnelle, la prophétie continue de faire vivre l’Église. n
Noémie Meguerditchian
Pour aller
au cœur…
Évangélique arménienne, l’auteur relit pour nous quelques passages clés des Demeures qui lui ont fait découvrir un nouveau chemin d’intériorité.
C’est surtout à travers des retraites en milieu catholique que j’ai découvert la prière intérieure, le silence qui ouvre à la Présence, à Dieu qui se donne à contempler et goûter infiniment. La découverte de Thérèse d’Avila a été un émerveillement ; l’intuition de l’univers intérieur où il devient possible de cheminer vers Dieu au cœur de l’âme jusqu’à être un avec Lui. Je connais de ses écrits principalement Le Château de l’Âme ou Livre des Demeures. L’âme tel un château aux sept demeures et en son centre le Roi, Dieu “dans sa majesté”. Aller jusqu’en ce centre est l’itinéraire de toute une vie et certainement le sens de l’existence humaine. À travers ses écrits j’ai repéré plus nettement qu’à l’arrière des détresses – ou plus simplement des soucis et préoccupations qui agitent notre quotidien – il y a en réalité la soif pressante d’entrer dans la voie intérieure ; aller jusqu’à ce point de l’âme où Dieu se découvre au-delà de toute représentation à celui qui au long de son parcours s’est largement laissé dépouiller des siennes. J’aurais pu passer ma vie, tout en étant chrétienne, en dehors du Château, hors de moi, sans entendre ni goûter l’appel à la proximité, à l’être-un-avec-Dieu. Le “coup de sifflet si suave” du Berger a eu “tant d’empire sur eux (ceux qui le cherchent) qu’ils abandonnent les choses extérieures dans lesquelles ils étaient absorbés et rentrent dans le Château.” (cfr. LCI 4, 3) L’évolution dans cette voie à travers combats et aridités découvre des splendeurs ; Dieu se communique à l’être éperdu de gratitude qui, en lui, trouve et trouve encore le lieu après lequel il soupirait depuis toujours et duquel il procède. De demeure en demeure – surtout dans les premières – les attaques sont multiples, subtiles ou féroces… Car l’enjeu de toute l’existence est là : poursuivre ou se laisser détourner, voire priver de l’accès au cœur de l’âme. Des nuées de soucis jusqu’aux murailles d’obstacles qui le plus souvent sont illusoires, “tout l’enfer se ligue”
pour nous ramener et nous river à la poussière, à l’affaissement et à l’agitation. Un adage hassidique dit : “la voie est en ce monde comme le fil d’une lame : de ce côté l’enfer, et de l’autre côté, l’enfer : entre les deux, la voie de la vie.” Heureux celui qui repère que le seul vrai danger est là, dans le risque d’être détourner de la voie.
Ainsi en va-t-il d’un point auquel nous tenons
tout particulièrement. Il concerne ce dont nous sommes faits dans la part la plus externe de nousmêmes : l’image de soi avec cette préoccupation de la façon dont nous pouvons être perçus positivement ou négativement. Beaucoup de blessures tellement invalidantes relèvent de ce besoin de reconnaissance qui a à voir avec le “point d’honneur” et l’amour-propre. Peu importe comment on nous considère ! Le dépouillement est bien là, dans la défaite des images ; dépouillement non dans une résignation qui serait encore centrement sur soi, mais dans une sorte de jeu qui va jusqu’à surenchérir ; “que chacune d’entre nous non seulement désire passer pour la plus imparfaite, mais travaille à être considérée comme telle par les autres. Alors l’état de l’âme dans cette demeure sera excellent ; sans quoi, toute notre vie nous en demeurerons au milieu de mille peines et de mille ennuis.” (LCI 3, 2) Si cela est possible, c’est qu’une telle défaite des images va de pair avec la connaissance intime et délicieuse de ce qui me fait vivre pour de vrai, de Celui qui est toute ma vie.
Thérèse d’Avila – tout comme les hassidiques dans
la mystique juive – encourage à laisser monter notre ferveur, à prier avec suavité dès lors qu’on est en présence de Dieu, dès lors qu’on invoque son Nom. “… vous recueillir non à force de bras mais avec suavité.” (LCI 2, 1) Le Dieu que je découvre et découvrirai dans sa splendeur au centre de l’âme est ainsi depuis toujours. Il est le même maintenant là où j’en suis. C’est pourquoi son Nom éveille ma ferveur pour peu que je ne la retienne pas. La pesanteur des circonstances et des épreuves n’est ni à dénier ni à exalter mais à traverser car elle n’est pas la réalité dernière. La réalité dernière c’est Dieu au cœur de l’âme ; mais “dernière” ne signifie pas la fin ; la septième demeure de l’âme n’est pas au terme, elle est au centre. Même si toutes sortes de “combats, de croix et de fatigues” m’affectent, ce lieu où je suis en Lui et Lui en moi est à jamais inaliénable. C’est comme “un roi dans son palais. Malgré les guerres nombreuses et de multiples chagrins qu’il a dans son royaume, il ne laisse pas d’être dans son palais. Ainsi en est-il de l’âme ; bien que dans les autres demeures il y ait beaucoup de confusion, de bêtes venimeuses et de bruit, personne n’ose entrer dans cette septième demeure pour en faire sortir l’âme.” (LCI 7, 3)
Qu’il nous soit donné en cette vie de répondre à notre désir le plus fondamental, plus pressant que tout autre, d’entrer dans cette voie jusqu’au lieu où “l’âme… mieux l’esprit de l’âme est devenu une seule chose avec Dieu.” (LCI 7, 3) n w Hors-série N°2 w FOI w
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Jean de la Croix, aller à l’essentiel P
our le non-spécialiste, c’est toujours avec une petite appréhension qu’est abordé Jean de la Croix, le “docteur angélique”, précédé d’une réputation d’auteur difficile et d’ascétique quasi-inhumain qui le rend lointain et inquiétant. Il est l’homme de la “nuit”, du nada. À l’encontre de cette réputation, JeanClaude Sagne et The Most Revd Williams nous invitent à voir en Jean de la Croix le docteur en vie mystique qui a su dire avec finesse, mais aussi radicalité, quelles sont les étapes et les formes de l’union de l’homme à Dieu, union qui est la vocation ultime de tout être humain. Loin de nous extraire de notre condition de créature ou d’enseigner un mépris du monde créé, Jean nous conduit à travers et au-delà vers Celui qui veut être notre plénitude et à qui nul ne peut se substituer. Dans un autre registre, François Bonfils manifeste comment sa poésie, tout en étant pleinement enracinée dans la tradition poétique de la Renaissance, est au service de ce chemin vers Dieu. Un enseignement à redécouvrir alors que beaucoup de voix prônent le rejet du monde sous prétexte de spiritualité. n
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Jean-Claude Sagne
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The Most Revd Rowan Williams
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François Bonfils
Trois mystères à découvrir
Quand les beautés conduisent à la beauté
La poésie mystique, chemin de contemplation
Jean de la Croix aller à l’essentiel
Trois mystères à découvrir
Jean-Claude Sagne explore pour nous des aspects moins connus de l’enseignement de Jean de la Croix. Une autre manière de l’aborder. Ce qui fait de Jean de la Croix le docteur de la vie mystique, c’est qu’il a su dire avec simplicité et radicalité les moyens et les formes de l’union à Dieu, ses exigences et ses étapes. La lecture de son œuvre nous permet de déchiffrer sa théologie sous-jacente et son anthropologie, ainsi que les lois de la vie spirituelle. Toutes ces qualités font de l’œuvre de Jean de la Croix une source inépuisable. Quand on se risque naïvement à le commenter, on aboutit à l’émerveillement devant un poète et un théologien de génie. Bien sûr, pour son œuvre comme pour toute œuvre théologique et spirituelle, notre travail de lecture demande l’aide d’un guide, d’un accompagnateur. Malgré les apparences d’aventure individuelle, la lecture suppose un apprentissage confirmé dans une école de vie qui nous introduit au grand mystère de la communion des saints. C’est la fidélité à Jean de la Croix qui doit nous porter non pas à imaginer un dépassement de son œuvre mais plutôt à poursuivre la route dans des directions qu’il a pu suggérer sans y consacrer beaucoup de développements. Il y aurait trois mystères dont l’approche pourrait être explicitée dans le prolongement des chemins que nous ouvre Jean de la Croix. • La charité fraternelle, lieu du pur amour ; • L’Église, épouse du Christ ; • La sainteté de Dieu le Père.
La mystique du pur amour dans la charité fraternelle On pourrait résumer la mystique de Jean de la Croix dans la recherche de la pureté de l’amour. Le pur amour, c’est aimer Dieu pour lui-même et en lui-même parce qu’Il est. C’est se laisser détacher progressivement de tout ce qui n’est pas Dieu, et même des dons spirituels de Dieu. La fine pointe de cette exigence c’est de ne pas rester dans la contemplation des perfections
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divines, la vérité de Dieu, sa bonté, sa justice et sa miséricorde, mais de tendre au repos dans le mystère de son Être simple. Marthe Robin disait : “J’ai dépassé les attributs de Dieu, je me repose dans l’essence divine.” Le pur amour, c’est aimer Dieu en Lui-même pour ce qu’il est, l’adorer en Esprit et en vérité (Jn 4, 24). Se centrant sur l’union à Dieu, Jean de la Croix a peu explicité la médiation des relations fraternelles, sans pourtant les méconnaître. Il traite notamment de la charité fraternelle dans ses avis et conseils sur la vie religieuse. Il exhorte à l’humilité et à la patience qui sont le secret de tout amour véritable et de toute prière. Dans la ligne même de Jean de la Croix, l’application de son enseignement à la charité fraternelle, a été le message de la petite Thérèse. Le Père Victor Sion disait d’elle qu’elle était le meilleur disciple de Jean de la Croix. Les écrits et les souvenirs qu’elle a laissés font apparaître dans une lumière décapante l’héroïsme de la vie chrétienne qui se déroule au jour le jour dans la délicatesse pour les plus proches. Le “rien” si cher à Jean de la Croix, devient dans la vie de Thérèse le consentement entier à la tâche de faire régner la charité parmi ses sœurs, sans la moindre diversion de l’extraordinaire. Le pur amour dans la vie de Thérèse, c’était l’humble patience dans un milieu de vie stable. Le pur amour en sa version fraternelle, c’est de passer de l’amour “donnant” à l’amour “donné” comme disait Adrienne von Speyr ; se remettre aux mains des autres, se laisser prendre. Le passage du pur amour de Dieu au pur amour fraternel se fait par un approfondissement. Être mis en présence de la sainteté de Dieu en Lui-même, c’est être envahi par sa miséricorde : “s’approcher de Lui, c’est s’approcher du feu.”1 C’est bien dans cette ligne que Catherine de Sienne présente la perfection de l’amour de Dieu comme la source du zèle apostolique. Le degré le plus parfait de l’amour de Dieu, c’est recevoir la force de l’Esprit comme elle a été communiquée aux apôtres au Cénacle pour faire d’eux des témoins libérés de toute peur. La miséricorde du Père se traduit dans l’Alliance qu’il propose à tous les hommes. Nous ne pouvons recevoir le don du Père qu’en le partageant avec nos proches pour construire le monde de l’Alliance fraternelle qu’est l’Église.
Le mystère de l’Église comme Épouse du Christ Aucun titre n’exprime mieux le mystère de l’Église que celui d’Épouse du Christ. La mystique de Jean de la Croix peut se comprendre dans la ligne de la mystique nuptiale, reprise du Cantique des Cantiques. Pour lui, héritier d’une longue tradition spirituelle, c’est l’âme qui est l’épouse du Christ. L’union d’amour est mise en figure par le poème de la Nuit qui est la matrice de bien d’autres des poèmes du Docteur mystique. Le cœur de la mystique nuptiale, aboutissement du pur amour, c’est la solitude pour Dieu, qui permet à Dieu de se donner lui-même en son fond au fond de l’âme. Mais qu’est-ce que l’âme ? C’est justement ce qui permet à l’homme tout autant qu’à la femme, d’être sensible au don de Dieu, de le reconnaître comme don, de le recevoir vraiment en s’engageant envers Dieu dans un don entier et réciproque. L’âme-épouse, c’est la capacité de recevoir le don de la vie divine dans la foi vivante d’amour et dans la fidélité. La mystique nuptiale évoque l’accomplissement de la charité en tant qu’amour de Dieu dans une sorte d’égalité avec Dieu par le don de Dieu lui-même : former avec Dieu une alliance, un “nous-deux”. Cela peut paraître un rêve insensé mais c’est Dieu qui, dans son amour sans mesure, nous attire dans son intimité. Puisque l’amour de Dieu nous est communiqué en plénitude par Jésus à la Croix, la mystique nuptiale se réalise dans la configuration consentie au Crucifié : « Avec le Christ, je suis un crucifié, je vis, mais ce n’est plus moi, c’est le Christ qui vit en moi. Car ma vie présente dans la chair, je la vis dans la foi au Fils de Dieu qui m’a aimé et s’est livré pour moi » (Ga 2, 19-20). Il n’y a rien de plus délicat que de parler de la mystique nuptiale, car elle met en résonance en chacun de nous
le désir d’aimer et d’être aimé. Jean-Paul II dit qu’il est indispensable de parler de la mystique nuptiale pour bien comprendre le sens de la virginité chrétienne et du célibat consacré. Il dit également avec force que la mystique nuptiale est le fond du mystère du mariage comme sacrement. La crainte que suscite l’évocation de cet appel est sans doute celle de l’enfermement dans l’imaginaire individuel, alors qu’il s’agit de l’ouverture à l’alliance avec tous les hommes. Ce qui rend possible à un homme ou une femme de se laisser attirer par le fond du mystère de Dieu que désigne la mystique nuptiale, c’est la découverte du mystère de l’Église en tant qu’Épouse du Christ. Dans l’œuvre de Jean de la Croix, ce mystère de l’Église transparaît en filigrane, notamment pour les allusions à l’épouse du Cantique qui en est la figure. À son époque, Jean de la Croix avait moins besoin d’expliciter la vie de l’Église et la grâce des sacrements. Aujourd’hui il est bon de mettre en lumière le caractère communautaire et ecclésial de la mystique nuptiale qui ne peut se réduire à une aventure individuelle et privée. C’est là que l’enseignement de Jean-Paul II nous interpelle. Depuis sa thèse de théologie sur la foi chez Jean de la Croix, il est resté profondément marqué par son maître spirituel. C’est surtout dans son commentaire exhaustif de l’épître aux Éphésiens, que Jean-Paul II a dégagé d’une manière lumineuse les grandes lignes de la mystique nuptiale comme accès à la vie de l’Église. La première conviction, c’est que l’Épouse du Christ est un sujet collectif : c’est le peuple que Dieu appelle à la Nouvelle Alliance dans l’Église. Il n’y a d’entrée dans la mystique nuptiale que par notre participation à la vie de l’Église. La deuxième conviction est que la mystique nuptiale est la contemplation de la Croix comme révélation du fond de l’amour de Dieu et de son dessein de salut. C’est l’union par la foi à Jésus Rédempteur.
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Nuit de Pâques à l’Abbaye d’Hautecombe
O flamme d’amour, vive flamme, Qui me blesses si tendrement Au plus profond centre de l’âme ! Tu n’es plus amère à présent, Achève donc, si tu veux ; Romps enfin le tissu de cet assaut si doux !
Jean de la Croix aller à l’essentiel
TrinitÉ
La mystique nuptiale se fonde sur le baptême qui nous intègre à l’Église, corps du Christ où nous sommes conduits par le Christ dans l’Esprit jusqu’au Père.
Dès lors la mystique nuptiale se fonde sur le baptême où Dieu nous appelle chacun personnellement à entrer dans le mystère de l’Église comme corps du Christ. La réalité de la mystique nuptiale, c’est de travailler là où nous sommes à construire le corps du Christ jusqu’à sa taille adulte (Ep 4, 13) en nouant des relations d’alliance fraternelle et en formant un milieu de vie, c’est offrir au Père avec l’Église dans l’eucharistie le sacrifice de Jésus crucifié. Dans le même mouvement, c’est faire miséricorde à tous les êtres, à commencer par les plus petits et les plus démunis.
La sainteté de Dieu le Père L’œuvre de Jean de la Croix a pour centre la contemplation de Jésus comme Verbe de lumière, expression parfaite de la vérité du Père. Le statut qu’il définit pour notre expérience spirituelle dans la foi se situe sous la lumière de la Transfiguration. Il n’y a plus lieu aujourd’hui d’interroger Dieu puisqu’il nous a tout révélé en son Fils. Au demeurant, si quelqu’un s’adressait à Dieu pour lui demander telle ou telle lumière particulière, il lui répondrait de la sorte : “Puisque j’ai dit toute chose en ma Parole qui est mon Fils, il ne me reste plus rien à te répondre ni à te révéler. Fixe les yeux sur Lui seul, car j’ai tout renfermé en Lui : en Lui j’ai tout dit et tout révélé. Tu trouveras en Lui au-delà de ce que tu peux désirer et demander…” 2 Jésus, Verbe du Père, contient en Lui tous les trésors de la Sagesse divine. (Col 2, 3) C’est sur la croix qu’il révèle pleinement la Sagesse du Père. (1 Co 1, 18-25) Il est en personne, et il demeure définitivement le chemin nous faisant passer vers le Père. Il est le médiateur de toute grâce. Le but de Jésus en cela est de nous conduire à une relation personnelle avec le Père : « Ce jour-là, vous demanderez en mon nom, et cependant je ne dis pas que je prierai le Père pour vous, car le Père lui-même vous aime parce que vous m’avez aimé et vous avez cru que je suis sorti de Dieu. » (Jn 16, 26-27) L’horizon de notre pèlerinage dans la foi, est déjà le fond de notre prière, c’est l’union au Père lui-même en son Fils qui nous la communique par tout ce qu’il est. Notre itinérance est donc la configuration graduelle à
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Jésus de Nazareth jusqu’à l’extrême de son abandon sur la croix, par lequel il nous réconcilie avec le Père.3 Par la Croix, en se faisant petit comme un enfant (Mc 14, 36) Jésus se blottit dans le cœur du Père où il demeure caché. Il a désormais son lieu de vie et son repos dans le sein du Père.4 C’est dans le mystère de la Croix que Jésus nous révèle l’unité de toutes les perfections de Dieu (les attributs divins), notamment de la justice et de la miséricorde.5 Au terme de son total détachement, dans la nuit la plus profonde, Jésus trouve son repos dans l’essence divine du Père qui est silence et nuit de feu. Renoncer à toute connaissance et à tout acte distinct, c’est la condition pour l’union simple à l’être de Dieu 6 Pour Jean de la Croix le mystère de la vie divine constitue la partie la plus profonde et la plus obscure de la nuit : la nuit de Dieu.7 Dans la ligne de la configuration à Jésus crucifié, le dernier mot de l’union à Dieu serait de reconnaître et de confesser la sainteté du Père qui se déverse en miséricorde sur le monde. La sainteté du Père est en effet la synthèse de tous ses attributs. On a tout dit du Père quand on a dit qu’il est saint : « Que ton Nom soit sanctifié. » Toutefois, lorsque Jean de la Croix parle de l’union simple à la vie divine, il ne nomme pas le Père mais il nous parle plutôt de Dieu dans sa ténèbre et son immensité. C’est peut-être là que le témoignage de sœur Marie de la Trinité permet un prolongement objectif. Marie de la Trinité (1903-1980), co-fondatrice des dominicaines des campagnes, a laissé des notes spirituelles très abondantes qui attestent une expérience indubitable. Elle insiste plus que tout sur l’union au Père en Luimême, pour Lui-même, au-delà de la miséricorde qu’il nous prodigue dans la Rédemption. Notre adoration doit viser le Père en sa sainteté essentielle, dans la pureté infinie de son Être de feu. En tout état de cause, nous n’avons pourtant pas d’autre chemin pour cela que l’union au Cœur bienheureux du Ressuscité, Lui qui est, pour l’éternité, l’adorateur du Père en Esprit et en Vérité (Jn 4, 24). Le bonheur du Ressuscité est d’être envahi par la vie du Père en tout son être divin et humain. C’est bien la portée de l’adoration que de remonter du don de Dieu à la présence de Dieu qui donne. Jean de
Toute la vie de Jean de la Croix témoigne de cet absolu de Dieu, présent au cœur de la joie comme de la souffrance pour les féconder.
la Croix aime à citer l’épître aux Hébreux : « Celui qui peut s’approcher de Dieu doit croire qu’Il est. » (He 11, 6) Le Ressuscité ne cesse de travailler à tout soumettre au Père avant de se soumettre luimême, afin que Dieu soit tout en tous. (1 Co 15, 28) Notre union au Père se réalise donc toujours dans le Cœur bienheureux du Ressuscité, Lui qui est tourné vers le cœur du Père. (Jn 1, 18) 8 C’est en cela que la Résurrection nous révèle la divinité du Fils. Certains ont pu voir dans le culte rendu au Ressuscité l’élimination du Père : la religion du Fils prenait la place de la religion du Père. Mais tout le mystère du Fils en sa condition de Verbe fait chair et glorifié est de s’exposer éternellement à l’Être du Père pour laisser rayonner sa gloire sur nous. (He 1, 3) Par sa Résurrection et son Ascension, Jésus est accompli en son être filial en recouvrant son intimité première avec le Père (Jn 17, 5) et en demeurant caché en Lui. (Col 3, 1) En fait, confesser et adorer la sainteté du Père en son mystère personnel, c’est, de toute façon, participer à la vie du Ressuscité.
Le Dieu de l’Alliance Passer de l’amour de Dieu à l’amour des frères, c’est reconnaître en Dieu Celui qui est le Père, la source de la vie des hommes, le Dieu de l’Alliance. C’est en Jésus Lui-même, Verbe fait chair, que l’amour pour le Père se réalise dans l’amour des frères. Passer de la mystique nuptiale au don de notre vie pour l’Église, c’est découvrir le fond du mystère de Jésus : Il est celui qui nous aime (Ap 1, 5), il est l’Époux. La plénitude de son amour se répand sur toute l’humanité qu’il appelle à faire alliance dans l’Église. Le don du Père à nous en Jésus, et notre réponse d’amour ont pour milieu de réalisation la construction de l’alliance fraternelle. Passer enfin de la nuit de Dieu à la sainteté du Père, c’est entrevoir le fond du mystère du Père sous la motion de l’Esprit qui nous attire vers les profondeurs divines. Ce fut la traversée de Jésus en son Agonie. Par lui-même le Père possède la vie divine (Jn 5, 26 et 6, 57). Le Père est Esprit (Jn 4, 24), pureté infinie. Si le Père en son Être divin est silence et nuit de feu, c’est parce qu’il est plus grand que tout (Jn 10, 29). Si le Père est le Dieu de l’Alliance, le Dieu des miséricordes et de toute consolation (2 Co 1, 3) parce qu’il représente en sa personne le mystère de la vie divine en sa pureté : l’acte d’Être qui est l’Acte pur du don. n 1. Gilbert de Hoyland, Sermons sur le Cantique des Cantiques, Sermon 47, traduction française de PY. Emery, Abbaye ND du Lac, 1994, p. 380 • 2. Montée du Carmel II, 22, 5, 735. Nous citons les œuvres complètes de Jean de la Croix aux Éditions du Cerf en 1990, avec les sigles usuels : MC pour Montée du Carmel, CSB pour le Cantique spirituel B. • 3. MC II, 7, 11, 637 • 4. CSB 1, 3, 1218 • 5. CSB 37, 2, 1413-1414 • 6. MC I, 5, 6, 687 • 7. MC I, 2, 4, 586 • 8. Littéralement il est “l’Existant” vers le sein du Père
Repères 1542 Naissance de Jean à Fontivero en Vieille Castille de Catalina Alvarez, d’origine modeste et Gonzalo de Yepes, d’origine noble, rejeté par sa famille pour mésalliance. 1544 Décès de son père. Sa mère essaye de poursuivre l’atelier de tissage et de sortir ses enfants de la misère, en vain. 1551 Déménagement à Medina del Campo. Jean fréquente le Collège de la Doctrine y développant ses dons manuels. Il travaille aussi comme aidesoignant à l’hôpital. 1559 Remarqué par son intelligence et sa piété, il suit les cours des Jésuites. 1563 Prise d’habit chez les frères carmes de Medina. Reçoit le nom de Frère Jean de Saint-Matthias. 1564 début de ses études universitaires à Salamanque. Avril 1567 élu préfet des étudiants du collège de Salamanque Été 1567 Ordination sacerdotale à Salamanque Automne 1567 Première rencontre avec Thérèse d’Avila qui a 52 ans et a entrepris la réforme du carmel. Jean est attiré par la chartreuse puis y renonce. Été 1568 Accompagne Thérèse pour sa fondation de Valladolid et est initié à la réforme thérésienne. 28 novembre 1568 inauguration du couvent de Duruelo (Avila) fondé avec le Père Antoine, ex-prieur de Salamanque et un frère selon l’observance de la règle primitive : méditation de l’Écriture sainte, veille dans la prière contemplative, charité fraternelle, silence, travail, service de l’Église. Jean s’appelle maintenant Jean de la Croix. 1569 Jean est nommé premier maître des novices. 1572 Aumônier et confesseur du couvent de l’Incarnation à Avila. Temps de proximité avec Thérèse. 1575 Séquestration par les carmes de la règle mitigée d’Avila, hostiles à la réforme. Il est libéré sur intervention du Nonce. 2 décembre 1577 Enlèvement et séquestration au couvent des carmes mitigés de Tolède. Il y reste huit mois et demi. Compose des poèmes, dont le Cantique Spirituel. S’évade en août 1578, durant l’octave de l’Assomption. Octobre 1578 élu vicaire du couvent
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du Calvario dans le sud de l’Espagne. Il y restera sept mois et demi avant de devenir recteur d’un collège à Baeza. 1578 - 1586 Rédaction des grands traités spirituels : Le Cantique Spirituel A, La Montée au Carmel, La Nuit Obscure, La Vive Flamme d’amour A, Le Cantique Spirituel B et La Vive Flamme B. 1580 Décès de sa mère. 25 novembre 1581 va à Avila pour accompagner Thérèse à la fondation de Grenade. Ils ne peuvent s’y rendre et Jean quitte Avila le 29. C’était sa dernière rencontre avec Thérèse. Janvier 1582 Élu Prieur de Grenade 4 octobre 1582 Réforme du Calendrier grégorien. On passe au 15 octobre directement. Mort de Thérèse d’Avila. 1585 élu vicaire provincial d’Andalousie (deux ans) tout en demeurant prieur de sa communauté à Grenade 18 juin - 11 juillet 1588 Chapitre général du Carmel réformé. Élu premier définiteur général et troisième conseiller de la Consulte, tribunal d’arbitrage demandé par Rome pour veiller à la fidélité de la réforme. 4 mars 1589 renonce au priorat de Grenade au profit de celui de Ségovie. 10 juin 1590 Chapitre général extraordinaire à Madrid. S’oppose aux mesures extrêmes prises par le Père Doria, partisan d’une rigoureuse observance de type monastique. 1er juin 1591 Chapitre général ordinaire à Madrid. Jean est affecté à la Province de l’Andalousie et marginalisé au profit du Père Doria. 13 décembre 1591 à minuit Mort de Jean de la Croix à Ubeda (Jaen). 25 janvier 1675 Béatification 27 décembre 1726 canonisation 24 août 1926 Déclaré Docteur de l’Église Universelle par Pie XI
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Jean de la Croix aller à l’essentiel
Quand les beautés conduisent à La Beauté The Most Revd Williams, archevêque de Canterbury, met en évidence l’intuition centrale de Jean de la Croix dans sa quête de Dieu. De la création à Dieu, le chemin de la nuit.
Tout ruisselant de mille grâces, En hâte il traversa nos bois, Dans sa course il les regarda ; Sa figure qui s’y grava, Suffit à les laisser revêtus de beauté. Ah, qui donc pourra me guérir ! Achève enfin de te donner ! Et garde-toi de m’envoyer Dorénavant des messagers, Car tout ce qu’on me dit ne peut me contenter. Cantique Spirituel, strophes 5-6
Le thème structurant de tous les écrits de Jean de la Croix est un de ceux que l’on retrouve comme étant fondamental dans le courant de la tradition : Dieu n’a aucune similitude avec quoi que ce soit d’autre. Rien ne peut être le « substitut » de Dieu. Une fois que l’âme L’a goûté, toutes les beautés terrestres ou éternelles n’en sont plus que des reflets et réflexions inadéquats torturants. Le corollaire pour Saint Jean, comme pour Thomas d’Aquin ou Grégoire de Nysse, est que lorsque l’âme rencontre Dieu, ses facultés n’opèrent pas – elles ne le peuvent – selon leur voie habituelle. Quand l’âme vit à ce niveau ordinaire, elle subit souffrance intense et frustration, exprimées de façon poignante dans certaines paroles de la fiancée du Cantique Spirituel.
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Jean se fait l’écho de l’attitude d’Augustin envers les beautés de la création. Dieu est passé et les a touchées, mais cependant, la beauté dont il habille la création ne sert qu’à intensifier la sensation de sa propre beauté unique, totale, inimitable. La fiancée contemple le monde et le voit, malgré tout, comme parlant de l’absence de Dieu. Ainsi, la croissance en maturité spirituelle est croissance en détachement du créé. Jean prend pour acquis, comme tout scolastique le ferait, qu’une personne devient en quelque sorte ce que lui ou elle aime. (cf. Montée du Carmel, I.IV). Ainsi, quand le désir et la connaissance sont tournés vers les créatures, le moi humain est emprisonné. Être déterminé par la connaissance et l’amour des créatures, voir cela comme la
Louange des enfants à Cana Famille, Sablonceaux
Pour Jean de la Croix la beauté de la Création n’est que le pâle reflet de son Créateur et renvoie à son absence tangible. Le but de l’ordre créé est d’orienter l’âme vers la recherche de Celui qui seul est capable de la combler.
réalité décisive de sa vie intérieure, signifie ne pas être capable de connaître et aimer Dieu. Cela peut sembler drastique, mais c’est le développement logique de la compréhension de la connaissance telle que Jean l’utilise. La connaissance unifie, elle est participation par laquelle celui qui connaît est modelé pour prendre la forme de ce qui est connu. Un être qui connaît ne peut pas d’un seul et même mouvement prendre la forme des créatures et la forme du Créateur. Plus Dieu est connu de façon vraie et intime, plus la connaissance naturelle devient faible et lointaine - et vice-versa. Ainsi, dans sa croissance, l’âme doit-elle être arrachée de toutes les choses créées et de toutes ses actions et capacités propres. (Montée du Carmel II, V) Elle doit abandonner ce qui est son bien, sa façon habituelle d’agir et d’expérimenter, afin de recevoir celui de Dieu.
Le but du créé est d’orienter vers la transcendance Cela pourrait suggérer une disjonction radicale entre nature et grâce, ou entre création et rédemption : pour être uni à Dieu, l’âme devrait abandonner ce qui lui est naturel. Mais c’est une lecture simpliste. Une preuve évidente en est le fait que Jean affirme avec force la présence de Dieu dans ses créatures. Il est présent dans toutes les âmes, comme dans toutes les réalités créées, par sa puissance qui soutient tout et sans laquelle rien ne subsisterait. C’est l’union naturelle de Dieu et du moi. Mais ce qui est théologiquement plus
important est l’union surnaturelle de ressemblance qui provient de l’amour. En d’autres termes, l’union envisagée est celle d’une relation aimante, et la purification impliquée est celle du désir fondamental. La question posée au croyant concerne la direction ultime de sa vie. Au nom de quoi vivons-nous ? Si la réponse s’exprime en termes de préoccupations égocentriques ou de choses créées en général, le sujet humain échoue à répondre à la vocation la plus profonde de son être, l’appel à la ressemblance, ce paradoxe central que l’accomplissement humain est en devenir derrière les limites du moi et du monde tangible pour partager la liberté de Dieu. Mais il ne faut pas confondre avec une attitude méprisant ou dévaluant l’ordre du créé. Saint Jean ne cherche pas à s’échapper de la création, mais il regarde le dessein de la nature comme conduisant vers la surnature. Le but de l’ordre créé est d’orienter l’âme vers sa propre transcendance.
La nuit, travail de Dieu en l’âme Ainsi, le mouvement du moi ou de l’âme est toujours un dépouillement, une simplification. Et parce que cela signifie l’abandon de ce qui est familier et sécurisant, c’est un processus immensément coûteux. Saint Jean de la Croix est habituellement associé avec une vue négative et inconfortable, pratiquement inhumaine, de la vie spirituelle. C’est vrai qu’il met en évidence le coût humain de la foi avec une franchise plus impiw Hors-série N°2 w FOI w
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Jean de la Croix aller à l’essentiel toyable que la plupart des écrivains comparables, même Luther. Pourtant, il y a un mouvement vers l’accomplissement, non le vide, vers la beauté et la vie, non l’anéantissement. La nuit – pour prendre son image favorite – s’obscurcit avant de s’éclaircir. Elle commence avec une activité d’obscurcissement délibérée de l’âme, tirant les rideaux pour ainsi dire – libération du désir lui-même de tout objet extérieur et des biens de la terre. La seconde partie de la nuit, la plus sombre, véritable minuit de l’âme, est l’extinction totale de toute sorte de connaissance, laissant seulement la foi et l’amour. La troisième partie est la communication par Dieu de ses secrets à l’âme. C’est aussi la nuit car ce qui se passe dans l’âme est indescriptible. Il faut être clair avec le fait que les états de la nuit ne s o n t p a s simplement chronologiques, comme une lecture rapide de Jean pourrait peut-être le suggérer. Essentiellement, ils mettent en évidence trois différentes façons d’exprimer ce qui arrive dans l’âme prise dans la globalité de sa vie et expérience, trois niveaux de conversion. La gradation les distinguant est une approximation dynamique de cette réalité fondamentale : le travail de Dieu dans l’âme.
La Croix : épreuve de vérité pour la spiritualité Saint Jean de la Croix exprime avec beaucoup de force la suspicion chrétienne vis-à-vis de la pureté conceptuelle, des révélations privées, de la dépendance infantile à des formes, paroles et images, et de l’expérience religieuse incontrôlée, sans référence au don de la croix du Christ. Il accepte le fait qu’il y ait un conflit crucifiant au centre de la vie chrétienne et refuse de recevoir toute joie où célébration qui n’a pas affronté et enduré ce conflit. Lui et Luther sont, parmi les grands écrivains de la tradition chrétienne, ceux qui de façon poignante sont le plus avertis des chemins par lesquels la spiritualité peut être une fuite du Christ. Pour les deux, l’épreuve de vérité réside dans le fait qu’un homme ou une femme aient vécu dans l’obscurité centrale de l’événement pascal. Ont-ils expérimenté pourquoi Dieu est tué par ses créatures et leur religion et comment Dieu luimême brise et refond tout langage religieux, quand il agit au travers de la vulnérabilité, de l’échec et de la contradiction. n Extrait de Wound of Knowledge, Rowan Williams, archevêque de Canterbury, traduit par la rédaction sous le contrôle aimable du service œcuménique de l’archevêché.
La poésie mystique, chemin de contemplation
Entretien avec François Bonfils Professeur de Littérature comparée à l’université de Toulouse - Le Mirail et spécialiste de la littérature espagnole du “Siècle d’or”, traducteur des poèmes de Jean de la Croix.* w François Bonfils, vous avez publié chez Librio une nouvelle traduction des écrits poétiques de Jean de la Croix. D’où vient l’intérêt que vous leur portez ? w En khâgne, en préparant le concours d’entrée à l’École normale supérieure, Jean de la Croix figurait au programme des jeunes hispanistes,
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comme un auteur d’anthologie parmi d’autres, avec Cervantès, Calderon et les autres grandes figures de la littérature espagnole. Même si je me suis intéressé aussi à d’autres auteurs, la poésie de Jean de la Croix m’est apparue comme le pivot d’une histoire littéraire qui remonte jusqu’aux profondeurs de
la Bible et ouvre la première modernité de la Renaissance, et à laquelle viennent se nourrir les avant-gardes contemporaines comme celles d’un Garcia Lorca. Mais elle porte la marque d’un génie poétique et d’une individualité irréductibles à tous les mouvements qui pourraient l’expliquer ou en découler.
w Quelles motivations vous ont poussé dans l’entreprise de la traduction ? w J’ai entrepris de m’affronter à la totalité de l’œuvre versifiée de Jean de la Croix alors que, jeune agrégé, j’accomplissais mon service militaire à l’École militaire de Paris. Traduire, pour moi, ce fut d’abord le moyen d’en finir avec un travail de lecture que je ne cessais de reprendre depuis des années. Certains ordres religieux parlent de la “manducation”
de la Bible quand ils lisent et relisent la Parole avec le cœur. Pour ma part, la traduction a d’abord consisté en un travail de longue digestion de ces textes auxquels je consacre l’essentiel de ma vie professionnelle, puis dans un travail de transposition dans ma propre langue. D’autres auraient pu s’intéresser plus directement à la doctrine spirituelle contenue dans les vers. J’ai été très frappé dans ces poèmes par le fait que la source de la parole poétique réside dans l’insaisissable du divin ; les mots cherchent à dire l’indicible. En faisant couler mes propres mots derrière ceux de Jean de la Croix, j’ai probablement voulu retrouver cet insaisissable. Au fond, ce qui m’a motivé, c’est sans doute l’espoir d’approcher une connaissance de l’intimité religieuse.
w Quel intérêt, selon vous, l’œuvre poétique de Jean de la Croix peut-elle susciter aujourd’hui ? w Cela dépend du type de lecteur dont nous parlons. Spontanément, je pense que toute démarche peut ressembler à la mienne et qu’on peut toujours aller à Jean de la Croix comme à un grand maître de la poésie classique. Mais soyons clair ! La démarche littéraire n’est pas naturelle pour tout le monde, car la littérature est en soi un univers de plus en plus difficile d’accès pour nos contemporains. Pourtant, il ne faut pas craindre de porter son effort sur la compréhension de ces textes ! L’un des fruits de la lecture littéraire, c’est qu’elle nous permet de sortir hors de nous-même. Quand on lit Balzac, on entre dans son monde intérieur. Avec la poésie de Jean de la Croix, l’enjeu est immense, car l’univers de Jean de la Croix, c’est Dieu. Dans la démarche du poète mystique, la poésie n’est pas une fin en soi mais résulte d’un effort de fixation et du désir de transmission d’une expérience en des termes qui puissent stimuler les sensations et donner à ressentir ce qui a été vécu dans l’expérience mystique. C’est comme si le mystique tendait une sorte de perche sensible à qui veut le comprendre ou tenter de le suivre. La plupart des mystiques témoignent ainsi d’un appel universel à la vie intérieure. D’ailleurs, Jean de la Croix a servi de maître a beaucoup de très grands spirituels (sainte Thérèse de Lisieux, par exemple, le considérait comme
le “saint par excellence de l’amour”) ; il peut donc l’être pour un lecteur du XXIème siècle, car cette expérience dépasse par nature les limites du temps. Et puis, Jean de la Croix fait partie de ces grands maîtres spirituels qui ont le mieux échappé à une forme d’usure de la littérature chrétienne classique. Il vaut mieux suivre l’expérience des grands modèles plutôt que de prétendre tout réinventer. Aujourd’hui, les traditions religieuses les plus contrastées, du catholicisme à l’hindouisme, se réfèrent à son enseignement pour la pratique de la prière.
w Le travail de traduction représente sans doute un compagnonnage intense avec l’auteur. Dans le cas d’un mystique de cette stature cela doit laisser des traces. w Je crains fort de ne pas avoir percé le mystère de Jean de la Croix : il nous laisse souvent à cent coudées derrière lui. Jean de la Croix est avec Dieu, Dieu est avec lui, et François Bonfils nage dans le marasme… Il ne faut pas se leurrer : la voie mystique de Jean de la Croix est sa voie mystique à lui ; on peut espérer le rejoindre sur tel point, mais je dois avouer que je reste en marge de l’expérience mystique elle-même. Il est certain, cependant, qu’en le lisant, on est imprégné de beauté, et la beauté est un chemin vers la contemplation. La principale trace que ce travail de traduction a laissé en moi, c’est la prise de conscience physique, à travers mes propres mots et le balbutiement de mon langage, que la vie spirituelle passe pour moi par un travail sur le Verbe. Par ailleurs Jean de la Croix est un poète de la Renaissance qui parle selon les règles de l’expression poétique de son temps. La versification, les modèles formels tout à la fois savants et populaires, les réminiscences bibliques et liturgiques se conjuguent chez lui dans un art qu’il conçoit comme le fruit d’une très grande élaboration, et non comme le résultat d’une forme de spontanéité. Ces notions d’ordre et de tradition m’ont beaucoup frappé : même dans la recherche du tout autre, il y a des règles, une épaisseur historique et humaine à laquelle il faut se conformer pour espérer pouvoir avancer. Mais en travaillant sur son œuvre, j’ai pris conscience de l’intérêt extrême que peut constituer l’étude des textes mystiques d’un point de vue littéraire. Je fais
maintenant des cours sur les écrits mystiques, et, dans le cadre de mes recherches universitaires, je me consacre actuellement à l’œuvre de Marie d’Agréda, une très grande spirituelle du XVIIème siècle, lectrice de Thérèse d’Avila, et tout à fait centrale dans l’histoire de la littérature spirituelle européenne.
w Quel aspect de la spiritualité de Jean de la Croix vous a particulièrement touché, que vous souhaiteriez faire découvrir à vos contemporains ? w Je voudrais souligner que le
discours mystique de Jean de la Croix se déploie fondamentalement comme un grand système d’analogies, qu’il appelle “symboles”, et qu’on découvre facilement dans les titres de la plupart de ses grands poèmes : nuit, chansons, flamme, pastoureau… Ces symboles ne remplissent pas de simples fonctions ornementales. Ils ont été choisis délibérément afin de formuler les mystérieuses “correspondances” qui unissent les êtres de l’univers matériel à l’être spirituel, à Dieu qui est le centre et l’origine de tout. Cet ancrage de Jean de la Croix dans la matérialité du monde, dans le minéral, dans le végétal, dans l’animal, dans la chair, alors même qu’il atteint les plus hauts degrés de l’extase mystique, c’est pour moi un aspect central de sa spiritualité, en même temps qu’une preuve de sa très grande humanité. Un exemple de “symbole” particulièrement abouti lui, c’est l’amour humain. Pour décrire l’union dite “transformante” avec Dieu, transformante tellement elle est différente, décisive, fusionnelle, Jean de la Croix utilise un registre érotique, avec des références évidentes aux manières de la séduction, aux étapes de l’acte d’amour ou du repos conjugal. C’est un symbole traditionnel dans la Bible, mais il y a chez Jean de la Croix une liberté dans les allusions et un intérêt pour les métaphores affectives qui le rend particulièrement proche d’un lecteur actuel, marqué par l’individualisme émotif de la culture contemporaine. n
*cf. Bibliographie p. 81
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Thérèse de Lisieux traverser la nuit L
es pétales de roses sont souvent associées à l’image de Thérèse de Lisieux, de son fait puisque quelques temps avant sa mort elle a prédit qu’elle ferait pleuvoir une pluie de roses, et elle a beaucoup utilisé l’image de la rose que l’on effeuille pour traduire son désir d’aimer et de donner sa vie au travers de petits gestes quoiqu’il puisse lui en coûter. Pourtant, si Thérèse est la sainte du XXIème siècle, c’est avant tout parce qu’elle a su traverser la nuit de l’espérance et vivre de la miséricorde de Dieu malgré ses fragilités et pauvretés, malgré le jansénisme et le pessimisme intellectuel ambiants. Bernard Bro et Conrad de Meester mettent l’un et l’autre en évidence cette capacité de Thérèse, mue par la grâce de Dieu, à traverser la nuit vécue tant au niveau de la société et de l’Église qu’au niveau de la personne et de l’individu, grâce à sa “petite voie” qu’elle nous laisse en partage. Mères de famille ou célibataire consacrée, elles peuvent témoigner combien Thérèse les aident à vivre de la présence de Dieu dans leur quotidien et les ouvrent à la communion et la solidarité : chaque petit geste fait avec amour et pour le Christ peut porter un fruit de conversion pour l’Église et le monde. n
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Bernard Bro
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Thérèse de Muizon
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France de la Bourdonnaye
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Élisabeth Auliac
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Conrad de Meester
Voyage au bout de l’espérance
Chemin vers la joie
Petite Thérèse m’a rendu visite…
Elle m’a ouverte à la dimension de l’Église
Vivre avec ses blessures et croire dans l’Amour
Thérèse de Lisieux traverser la nuit
Voyage au bout
de l’espérance
Situant Thérèse face à ses contemporains, le père Bernard Bro met en lumière comment Thérèse répond de façon nouvelle aux grands défis de notre temps.
“
Étant la dernière, je n’étais pas habituée à me servir. Ma sœur Céline faisait la chambre et moi je ne faisais aucun travail de ménages. J’étais vraiment insupportable par ma trop grande sensibilité. S’il m’arrivait involontairement de faire une petite peine à une personne que j’aimais, au lieu de prendre le dessus et de ne pas pleurer, je pleurais, et lorsque je commençais à me consoler de la chose en elle-même, je pleurais d’avoir pleuré… Tous les raisonnements étaient inutiles. Je ne sais comment je me berçais de la pensée d’entrer au Carmel, étant encore dans les langes de l’enfance ! Il fallut que le Bon Dieu fasse un petit miracle pour me faire grandir en un moment et, ce miracle, il le fit au jour inoubliable de Noël. Ce fut le 25 décembre 1886 la grâce complète de ma conversion. Nous revenions de la messe de minuit. En arrivant aux Buissonnets je me réjouissais d’aller prendre mes souliers dans la cheminée. Papa, fatigué de la messe de minuit, éprouva de l’ennui en voyant mes souliers dans la cheminée et dit ces paroles qui me percèrent le cœur : “enfin, heureusement que c’est la dernière année… !” Je montais alors l’escalier pour aller défaire mon chapeau. Ma sœur Céline, connaissant ma sensibilité et voyant des larmes briller dans mes yeux, me dit : “O Thérèse, ne descend pas, cela te ferait trop de peine de regarder tout de suite dans tes souliers.” Mais Thérèse n’était plus la même, Jésus avait changé son cœur. Refoulant mes larmes, je descendis rapidement l’escalier et, comprimant les battements de mon cœur, je pris mes souliers et, les posant devant Papa, je tirai joyeusement tous les objets, ayant l’air heureuse comme une reine. Papa riait, il était redevenu joyeux, et Céline croyait rêver ! En cette nuit de lumière commença la troisième période de ma vie, la plus belle de toutes. En un instant, l’ouvrage que je n’avais pu faire en dix ans, Jésus le fit.
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(Manuscrit A)
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Thérèse rédige ces lignes, récit de sa conversion, au moment où Rimbaud publie Une saison en enfer, texte qui rend compte du désespoir qui habite périodiquement l’humanité depuis un siècle. C’est le moment où Dostoïevski fait paraître Les Révoltés ; où le philosophe Nietzsche exprime sa détresse dans son livre Humain, trop humain. Au moment de sa conversion, le 25 décembre 1886, l’inventeur de la psychanalyse, le docteur Freud, travaille chez Charcot et entrevoit les grandes lignes de ce qui deviendra le freudisme. La première théorie de la psychanalyse date d’un an avant la mort de Thérèse. Marx mourra trois ans avant Thérèse. Cette même année 1886, Nietzsche publie aussi Par-delà le bien et le mal. Et il prépare la publication de l’Antéchrist, qui sortira l’année de l’entrée de Thérèse au carmel. Marx, Nietzsche, Freud : trois géants qui dominent la pensée moderne – il ne s’agit plus de roses… Pourtant, c’est seulement en leur compagnie qu’on doit oser aujourd’hui parler de Thérèse de Lisieux, car c’est le même combat dont il s’agit, l’homme en face de ses abîmes. Thérèse aura à coup sûr été un des êtres qui seront allés le plus loin, “jusqu’au bout”. Quand elle choisit le bien, elle sait – et elle le dit – ce que cela aurait été pour elle de choisir la rupture, la solitude et le mal : et quand elle poursuit la recherche de son Dieu, elle sait que ce n’est pas d’abord elle qui cherche mais Lui qui la cherche : “Il se lassera plus vite de me faire attendre que moi de l’attendre !” (Lettre 103)
f Thérèse de Lisieux montrant les images de Jésus enfant et de la Sainte Face, un an avant sa mort. On est là au cœur de l’intuition révolutionnaire, dans l’Église, de Thérèse de Lisieux après trois siècles de jansénisme. “Il se taisait devant ses juges ! Il se fait pauvre afin que nous puissions Lui faire la charité”.
aller au bout de la nuit pour faire confiance ? Nietzsche se veut prophète de la volonté de puissance, de l’exclusion de tous les dogmatismes et de tous les moralismes. La mort de Dieu sera enfin proclamée si l’on arrive à établir la mort de l’idée de Dieu en Occident. Nietzsche questionne et proclame : “Où est Dieu ? Je vais vous le dire. Nous l’avons tué vous et moi. Nous sommes tous des meurtriers. Ne sentez-vous pas sur vous l’haleine du vide ? Tout n’est-il pas devenu plus froid ? Est-ce que n’arrive pas la nuit et toujours plus de nuit ? Ne sentez-vous rien encore de la décomposition divine ? Les dieux aussi pourrissent. Dieu est mort. Dieu restera mort.” (Le Gai Savoir, 1882, Livre III, § 125) Ce qui n’empêche pas Nietzsche de répéter : “la question la plus douloureuse, la plus déchirante, est celle du cœur qui se demande : où pourrais-je me sentir chez moi ?” Nietzsche se veut prophète de l’affirmation la plus innocente possible, la plus enfantine qui soit. Il suffit de se reporter à son évocation de la triple métamorphose, qu’il évoque dans Ainsi parlait Zarathoustra (celle du chameau, du lion et de l’enfant), la transfiguration enfin obtenue de la liberté humaine portée au paroxysme de la sincérité : le désir d’être Dieu qui est inscrit dans la liberté ne peut, pour lui, se réaliser que par le refus absolu de toute possibilité d’un don “surnaturel”. Pour Nietzsche, accepter un autre reviendrait à admettre un concurrent de l’homme. Or, pour être libre, il faut définitivement éliminer tout concurrent.
Le désir et la liberté Thérèse n’a probablement pas même eu connaissance de l’existence de son contemporain le philosophe Nietzsche. Mais le parallèle qu’on peut maintenant établir est hautement révélateur. En effet, Thérèse sera poursuivie par la même hantise que les grands prophètes de la modernité : comment répondre à la violence du désir qui habite l’être humain ? Comment trouver la libération et la liberté ? Faut-il suivre l’ivresse de Nietzsche et dire : plus d’interlocuteur et donc plus de limites, et proclamer la mort de Dieu ? Ou avec Thérèse,
À partir de la même question, celle de la liberté, Thérèse de Lisieux prend une autre voie. Elle est le prophète de la volonté de faiblesse, pourrait-on oser dire. Bien sûr, elle est aussi le prophète de la libération de tout moralisme étroit, de toute autosatisfaction, de toute fierté d’être juste par soi-même. Mais Dieu n’est plus concurrentiel, il est au contraire l’ultime complice de notre fragilité elle-même. Et cela dans l’affirmation, elle aussi, la plus innocente, la plus enfantine possible. Elle est bien prophète de la liberté humaine, mais descendue au plus profond de l’humilité. Pour Thérèse, ce désir de Dieu qu’est notre liberté ne peut se réaliser que par l’acceptation totale, radicale, du don, radical lui aussi, que Dieu fait de sa force à notre faiblesse. Thérèse sait ce qu’elle dit quand elle livre son secret : “Le bon Dieu ne saurait inspirer de désirs irréalisables.” w Hors-série N°2 w FOI w
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Thérèse de Lisieux traverser la nuit Mais comment a-t-elle reçu cette certitude ? Comment a-t-elle brisée cette image d’un Dieu concurrent de l’homme ? Le 7 juin 1897, deux jours avant que la certitude de sa mort lui apparaisse clairement, Thérèse, à genoux, épuisée de maladie, pose pour une séance de photo dans le cloître de Lisieux. Ce sera la dernière séance de photos. Visage de vingt-quatre ans, qui en paraît cinquante, l’un des plus émouvants qui puissent aider à percevoir ce que fut le jardin des Oliviers. Un an auparavant, même pose : Thérèse tenait un lys. Bon. Ici elle tient – on dirait volontiers : elle propose une dernière fois – deux images : l’Enfant Jésus et la Sainte Face. On est là au centre de l’intuition révolutionnaire, dans l’Église, de Thérèse de Lisieux après trois siècles de jansénisme. “Il se taisait devant ses juges ! Il se fait pauvre afin que nous puissions Lui faire la charité, Il nous tend la main comme un mendiant afin qu’au jour radieux du jugement… Il puisse nous faire entendre ces douces paroles : « venez les bénis de mon Père, car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger… » C’est Jésus lui-même qui a prononcé ces mots, c’est Lui qui veut notre amour, qui le mendie… Il se met pour ainsi dire à notre merci. Il ne veut rien prendre sans que nous le lui donnions, et la plus petite chose est précieuse à ces yeux divins.” (Lettre 145, CG II, p. 714-715) Pour toujours, Dieu a désarmé. Depuis le calvaire, chaque évangile, chaque messe le redit. Dieu s’en est remis à nous de l’image de lui-même. Dieu a poussé la délicatesse de l’amour jusqu’à nous donner de modeler son visage. C’est la « folie » de l’Incarnation. Au terme de l’histoire, tandis que nous aurons à remercier Dieu de tout nousmêmes, situation paradoxale, c’est Dieu lui-même qui pourra nous remercier. C’est le secret de la joie de Thérèse et son intuition du “Ciel” : Dieu en réponse à son amour lui fera partager sa toute-puissance : “j’ai eu faim… Tu m’as donné… Veux-tu ? Maintenant, mon tour !” (cf. Lettre 157, CG II, p. 746) “Je ne puis craindre un Dieu qui s’est fait pour moi si petit… je l’aime ! car il n’est qu’amour et miséricorde !” Seul Jésus et Jésus crucifié, Sainte Face dressée au centre du monde, pouvait laisser pressentir ceci : Dieu “bouleversé dans ses entrailles” par la misère humaine, et apparemment impuissant, un Dieu dont le visage ne ressemble à rien, parce qu’il est Dieu. Ce visage est le seul qui soit absolument différent de tout ce que pouvait nous dire les créatures : c’est celui de la folie de la Croix que Thérèse a découvert très tôt. Le Dieu de Jésus, le Dieu de Thérèse dans le quotidien dit seulement : « Veux-tu ? » Désarmé et désarmant « veux-tu ? ».
“
Le silence : accès au dernier cercle de l’espérance Thérèse a répondu à cette invitation de Dieu. Elle accepte d’entrer dans le silence du Serviteur souffrant qui appela le secours « avec une violente clameur et des larmes » (He 5, 7) et qui fut exaucé. “Votre force sera dans le silence et l’espérance” dit la règle du Carmel. La pointe de l’épreuve que Thérèse vit à la fin de sa vie porte ainsi davantage sur l’espérance que sur la foi. Elle ne doute pas d’abord que Dieu existe mais elle est éprouvée sur son désir de Dieu. À mère Gonzague elle déclare : “Mais ma mère, ce n’est pas un voile qui me sépare du Ciel, c’est un mur. Il n’y a plus rien.” C’est l’échec. “Il me semble que les ténèbres me disent en se moquant de moi : tu rêves.” À ce moment-là elle n’a plus rien sur quoi s’appuyer. Ses forces ? Elle n’en a plus, c’est l’épuisement total de la maladie. Ses désirs ne sont plus rien. Concernant l’estime des autres ou la réputation de sa famille, la maladie de son père devenu sujet de pitié lui a enlevé toute illusion. Que lui reste-t-il pour tenir et avancer ? Sa petite voie. C’est-à-dire sa faiblesse, son incapacité elle-même, sa détresse, sa nuit, son néant lui-même pour arriver à Dieu et forcer, par la confiance, les ténèbres elles-mêmes à avoir un sens. Thérèse alors entre dans le dernier cercle de l’espérance. Pour elle, à cause de son incapacité il s’agit d’apprendre à s’en remettre à un autre. Apprendre à changer de point d’appui, parce que alors on offre à Dieu la seule chose qu’il ne peut pas réaliser sans nous, l’offrande de notre liberté. Ce ne sont pas d’abord les fantasmes ou les idées même pieuses, mais les gestes et petites actions de chaque jour qui comptent. “Le bon Dieu me montre la vérité”, dit-elle à leur sujet. Le pas de l’impossible est possible. C’est la confiance qui fait que ce qu’on croyait finalement trop loin est à portée de la main. Thérèse, alors, fait d’un coup sauter les menaces qui étouffaient le christianisme depuis des siècles. Il fallait être “bien” pour s’approcher de Dieu ? Thérèse suggère l’inverse. Sa petite voie, offerte à tous, du désir au désespoir qui est le lot de tout homme, peut devenir pour tous, de la nuit à la confiance, le chemin qui trouve Dieu. Ce qui apparaissait réservé à des esprits privilégiés, distingués, aux grands mystiques, Thérèse montre que c’est proposé à tous. Lorsque l’on est seul au moment d’aborder aux rives de la terre promise, c’est alors que peur, tentations, lassitude, aussi bien dans la vie familiale ou le travail que dans la prière, sont les trésors de Thérèse sur le chemin de Dieu. Elle opère devant nous cette acceptation proposée à tous de la nuit de l’esprit, mais dans la douceur. Et ici elle rencontre les plus démunis, les plus perdus, les plus pauvres, ceux qui n’ont plus de point d’appui – comme elle a rencontré au point de départ les plus grands révoltés et les plus grands révolutionnaires. “À nous la liberté” ! Thérèse a très bien presLettre 196 senti la force infinie qui pouvait éventuellement conduire à la révolte. Mais il faut immédiatement préciser que la seule chance pour garder cette force est de s’en remettre à celui qui
C’est la confiance, rien que la confiance qui doit nous conduire à l’amour. 50 w FOI w Hors-série N°2 w
La courte vie de Thérèse Martin est tout orientée vers l’accueil de la miséricorde de Dieu, par laquelle tout lui est donné.
nous aime. Et cela à une condition : ne pas chercher ailleurs une autre force, fût-elle esthétique, morale, idéologique, satisfaisante pour soi-même parce qu’on aurait tenu sa place dans l’histoire, parce qu’on aurait laissé une belle image de soi, parce qu’on aurait rempli sa feuille de route. Thérèse sait qu’elle n’est pas capable de cela. Elle sait que si elle en est encore là, c’est qu’elle ne s’en est pas encore assez remise, jusqu’au bout, pour chercher son vrai point d’appui, à un autre. Mais à la fin, Thérèse renonce, jusqu’à ne plus pouvoir communier. Cela la bouleverse au-delà du supportable. “Sans doute, c’est une grande grâce de recevoir les sacrements mais quand le bon Dieu ne le permet pas, c’est bien quand même. Tout est grâce”, disaitelle le 5 juin. Cela n’empêche pas Thérèse de pleurer ce jour là, doutant de l’existence future, abandonnée de Dieu qu’elle ne peut recevoir alors qu’on hoche la tête autour d’elle.
Espérer jusqu’à mourir d’amour C’est ainsi que Thérèse est envoyée au monde comme un signe de Dieu, au moment où ce n’est plus seulement la faiblesse ou la culpabilité, mais la solitude qu’éprouve l’humanité. L’homme est dans un état de dénuement total, seul avec sa liberté en face d’un Dieu qui s’est démis de sa puissance : il ne lui reste plus qu’a attendre, de ce Dieu, l’inattendu. C’est dans la tristesse proprement métaphysique des temps modernes que Thérèse, par un dessein mystérieux de la providence, a eu entre autres pour vocation d’assumer tout, sous les apparences de la joie et de la consolation. Ce que Thérèse a vécu, cette purification de l’espérance, ne serait-ce pas l’image providentielle offerte à l’Église et au monde ? Si Thérèse est encore la sainte du XXIème siècle, c’est au moment où, à l’exemple de Thérèse, ceux-ci entrent collectivement et individuellement dans l’épreuve, dans des questions, des brouillards, des ténèbres douloureux et merveilleux à la fois. Ne serait-ce pas le moment de la confiance ? “Ma folie à moi, c’est d’espérer”, dit Thérèse avant de mourir. n
Repères 2 janvier 1873 Naissance à Alençon de Marie-Françoise Thérèse Martin, neuvième enfant de Louis et Zélie Martin 16 mars 1873 Départ en nourrice 2 avril 1874 Retour chez ses parents 28 août 1877 Décès de Zélie Martin. Thérèse choisit sa sœur Pauline comme seconde maman 16 novembre 1877 Installation aux Buissonnets à Lisieux 2 octobre 1882 Entrée de Pauline au Carmel ; devient sœur Agnès de Jésus Pâques 1883 début de la maladie nerveuse de Thérèse chez les Guérin alors que Monsieur Martin est à Paris Pentecôte 1883 Guérison subite grâce au sourire de Marie. En parle au Carmel, ce qui entraîne sa “peine d’âme” au sujet de sa maladie (jusqu’en mai 1888) et du sourire de la vierge (jusqu’en novembre 1887) 8 mai 1884 Première communion à l’Abbaye, le même jour profession de sœur Agnès au Carmel 15 octobre 1886 Entrée de Marie au Carmel de Lisieux. Devient sœur Marie du Sacré-Cœur 25 décembre 1886 Grâce de conversion au retour de la messe de minuit 1er mai 1887 première attaque de paralysie de Monsieur Martin Pentecôte 1887 Thérèse reçoit de son père l’autorisation d’entrer au Carmel à 15 ans 13 juillet 1887 Vocation missionnaire devant une image du crucifié. Pranzini, assassin de deux femmes et une fillette à Paris, est condamné à mort. Thérèse prie et se sacrifie pour sa conversion. Elle lira plus tard dans la Croix que Pranzini à demander à baiser le crucifix avant son exécution, signe pour elle que sa prière a été exaucée Novembre 1887 Voyage à Rome pour demander au pape Léon XIII l’autorisation d’entrer au carmel. Reçue en audience le 20 novembre 28 décembre 1887 Mgr Hugonin autorise son entrée au Carmel mais celle-ci est repoussée de trois mois par Mère Marie de Gonzague 9 avril 1888 Entrée de Thérèse au Carmel de Lisieux 23 juin 1888 fugue de Monsieur Martin 10 janvier 1889 Prise d’habit en présence de Monsieur Martin. Grâce de la neige demandée par Thérèse 12 février 1888 internement de Monsieur Martin à Caen 8 septembre 1890 Profession de
Thérèse après une nuit de doutes sur sa vocation 7-15 octobre 1891 retraite prêchée par le Père Prou : Thérèse est lancée sur les flots de la confiance et de l’amour 12 mai 1892 dernière visite de Monsieur Martin au Carmel ; ses seuls mots : “au ciel” 20 février 1893 élection de Mère Agnès de Jésus au priorat ; Thérèse aide Mère Marie de Gonzague au noviciat Printemps 1894 début de la maladie Thérèse 27 juillet 1894 décès de Monsieur Martin 14 septembre 1894 Entrée de Céline au Carmel devient sœur Geneviève de la Sainte Face. Thérèse trouve dans les carnets de sa sœur les textes de l’Écriture qui la conduiront vers “sa petite voie” 9 juin 1895 Offrande à l’Amour Miséricordieux ; rédige le Manuscrit A 17 octobre 1895 Thérèse reçoit l’abbé Bellière pour frère spirituel 21 mars 1896 élection difficile de Mère Marie de Gonzague au priorat 3 avril 1896 Vendredi Saint Premières hémoptysies dans la nuit 5 avril 1896 Dimanche de Pâques Entre dans l’épreuve de foi qui durera jusqu’à sa mort 30 mai 1896 reçoit un deuxième frère spirituel : le Père Roulland Septembre 1896 rédaction du Manuscrit B 6 avril 1897 début des Derniers entretiens 3 juin 1897 Mère Marie de Gonzague demande à Thérèse de poursuivre son autobiographie (début du Manuscrit C) 9 juin 1897 Billet d’adieu à l’abbé Bellière “je ne meurs pas, j’entre dans la vie” 18 août 1897 dernière communion 30 septembre 1897 Décès de Thérèse. “Je ne regrette pas de m’être livrée à l’amour” 1898 première édition de Histoire d’une âme à 2000 exemplaires 29 avril 1923 Béatification 17 Mai 1925 Canonisation par Pie XI 19 octobre 1997 Déclarée Docteur de l’Église par Jean-Paul II
Elles sont mères de famille et la rencontre avec Thérèse de lisieux, carmélite, les aident dans leur vie quotidienne d’épouses et de mères. Témoignages.
Thérèse de Muizon
Chemin vers la joie Mère de famille, Thérèse de Muizon relit comment Thérèse de Lisieux l’invite à habiller son quotidien de joie.
À mon baptême, j’ai été confié à Thérèse d’Avila. En effet, ma mère avait lu ses œuvres en m’attendant, devant rester allongée de longs mois. Au fil des années, la grande Thérèse m’a conduite à la petite. Depuis que je suis mère de famille, Thérèse de
l’enfant Jésus m’est devenu plus familière. Ce qui me fascine chez elle, c’est ce grand vent d’enthousiasme qui la transporte, cette joie qui la traverse même quand il pleut ! Dieu est toujours là… “Répandre dans la joie ce feu que Jésus est venu allumer sur la terre” Voilà à quoi elle m’invite chaque jour. Lorsque je travaillais, j’aimais m’arrêter quelques instants pour remettre mon travail, mon agenda, la mission qui m’était confiée J’aimais invoquer l’Esprit Saint pour des situations très précises et je goûtais les fruits que je percevais.
Puis, après la naissance de mon second enfant, mes deux enfants ont été malades assez longuement. J’ai arrêté tout ce que je faisais pour m’occuper d’eux. Ma fille était encore petite et ne parlait pas encore bien, quant à mon fils il pleurait beaucoup. Au bout d’un certain temps, j’étais fatiguée et me sentais seule, je ne supportais pas grand chose. J’avais beau offrir cette situation, je ne voyais pas de fruit en moi. J’étais épuisée. Très vite j’ai attendu un troisième enfant… grossesse surprise qui m’a redonnée vie ! Je me suis souvenue du chemin de la joie qu’emprunte la petite Thérèse en faisant tout par Amour. Je choisis donc de sourire, de me mobiliser intérieurement pour sourire à chaque fois qu’un enfant me regardait et que je m’occupais de lui. Ce petit acte m’a renouvelée, m’a rendu sensible à la miséricorde de Dieu pour moi et petit à petit j’ai retrouvé confiance en moi. Je me suis redressée. Ne rien faire d’autre que la cuisine, le linge, le soin 52 w FOI w Hors-série N°2 w
des enfants, ranger les jeux, la maison, repasser, me lever la nuit… n’était plus vide mais devenait des occasions d’offrir chacun à Dieu, de goûter les couleurs de la vie.
Thérèse a montré par sa vie que l’amour est fécond lorsqu’il se donne. Pour elle, le moindre geste de la vie quotidienne devient grand s’il est fait par amour. “Je compris que l’Amour renfermait toutes les vocations, que l’Amour était tout, qu’il embrassait tous les temps, tous les lieux… qu’il est éternel ! Alors dans l’excès de ma joie délirante, je me suis écriée : O Jésus ! ma vocation c’est l’Amour…” (Manuscrit C) n
Chaque geste posé avec amour peut devenir instant d’éternité où Dieu est présent.
France de la Bourdonnaye
Petite Thérèse m’a
rendu visite…
Membre du Carmel séculier, ancien Tiersordre, France de la Bourdonnaye partage ce qu’elle reçoit de Thérèse dans son quotidien : un appel à la vie et le don de la Paix. La “Petite” Thérèse m’a rendu visite deux fois dans mon adolescence… au travers du récit de sa vie. Je n’ai vu que ce qui pouvait m’inquiéter : la rudesse de la sainteté (souffrance, sacrifices, austérité…) et j’ai poliment congédié la petite carmélite en refermant par deux fois ce livre qui m’attirait tant… Je n’avais pas compris… Mais Thérèse, comme son cher Jésus, est patiente et persévérante. Son message a croisé de nouveau ma vie en 1996 et, cette fois-ci, entre les lignes j’ai compris “Simplicité et grandeur” et “Miséricorde et confiance” … Virage à 180° dans ma vie spirituelle. Simplicité et grandeur : Ramasser une épingle par
amour… Tout est si grand en Amour… Veiller un enfant dans la nuit, ranger une paire de chaussettes, repasser un drap, sourire, prêter une oreille attentive à l’apparent superficiel d’autrui, saluer la perfection d’une fleur… On nous l’a dit, on croit savoir… On sait pourtant si peu la grandeur, l’éclat de ces petits riens qui peuvent devenir des instants d’éternité… juste parce qu’ils sont remplis d’Amour… divinisés… Ciel et Terre s’embrassent, vertige de l’attente de Dieu qui n’est pas ailleurs : là, dans l’instant, grand ou minuscule, mais là, ici, maintenant… Moi, mère au foyer, comme on dit, effacée du monde par mon apparente “inactivité” (en souffrant parfois), je peux “diviniser” mon existence et partager un peu de la clarté du Royaume en un rien, étincelle de Salut… Lumière pour le monde… J’ai cru ne pas exister… En fait je vis ! de Tout, en Tout ! Quel souffle ! Promis à tous !
Miséricorde et confiance : Tout est si grand en Amour, tout est si simple ! Mais voilà, nous sommes si compliqués ! si tordus finalement, qu’un rien, un petit rien nous épuise, nous affole, nous déborde. Et que dire des grands obstacles ? Alors… échec à l’Amour, panique, scrupules, autocondamnation, désespoir… Petite Thérèse raconte l’histoire du petit enfant qui veut monter l’escalier de la perfection (elle, nous…) sous le regard de Jésus, en haut de l’escalier. La première marche est déjà trop grande… L’enfant lève le pied avec persévérance, en vain. Sa confiance, sa persévérance à répondre à l’appel divin, inondent le cœur de Jésus qui descend, le prend dans ses bras et le remonte. Plus je suis petite, plus je suis limitée, plus je comprends que je dois m’en remettre à Jésus et plus, avec Lui, je suis forte, car je sais qu’Il intervient d’une façon ou d’une autre “Vous ne pouvez rien faire sans moi” Il sait si bien ! et “Si tu savais le don de Dieu…” Pourquoi se débattre en vain ? J’apprends à
lâcher prise, à partager avec Jésus mes actions, à accueillir ma pauvreté et mes limites et à les Lui remettre avec confiance. Il finit en moi, avec moi, ce qui doit être parfait, achevé. Si la vie reste ce qu’elle est, avec ses joies et ses souffrances, Il est là, et avec Lui, le fruit de l’Esprit : La Paix. Je ne compte plus les personnes qui évoquent ma sérénité… curieusement même au milieu des tempêtes qui me secouent parfois. C’est vrai, je n’ai rien, toute ma vie n’est qu’un cri : “j’ai confiance”, qu’une espérance Miséricorde : Dieu se penche sur ma fragilité et m’aime encore là, aux pieds de la Croix, source de tout Amour. C’est la joie de mon cœur, tout se nourrit là, tout est encore à faire, à apprendre. J’avance doucement… Mais tout est déjà là, en Lui. J’ai confiance… Joie. n
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Thérèse de Lisieux traverser la nuit
Elle m’a ouverte à la dimension de l’Église Élisabeth Auliac, célibataire consacrée dans la Communauté du Chemin Neuf, et actuellement responsable du secrétariat International de la Mission auprès des jeunes 18 - 30 ans, nous partage son long cheminement avec Thérèse de Lisieux. w
Vous aimez beaucoup Thérèse de Lisieux. Pouvez-vous nous partager comment vous l’avez connue ? w C’est par l’intermédiaire de sœurs
de la Communauté qui aimaient Thérèse que j’ai entendu parler d’elle. La première chose qui m’a touchée chez elle est ce qu’elle a vécu vis-à-vis de Pranzini, cet assassin pour qui elle a prié et fait des sacrifices afin qu’il se convertisse avant de mourir sur l’échafaud. Cela rejoignait l’expérience que j’avais moi-même vécu pour une jeune qui se droguait. Grâce à l’intercession de deux ou trois jeunes du groupe de prière, elle avait pu vivre une véritable conversion et entrer dans un chemin de guérison et de libération. Depuis cette expérience, la prière a pris une place importante dans ma
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vie, en particulier la prière d’intercession silencieuse, et le fait de découvrir que Thérèse l’avait vécu dès sa jeunesse et avait ensuite consacré sa vie au Carmel dans la prière m’a encouragée à m’engager avec foi sur ce chemin d’offrande et d’intercession. Thérèse est devenue une sœur aînée qui était proche, que j’aimais sans pour autant bien connaître son histoire.
w Vous n’aviez pas lu ses écrits ? w Non, c’est venu dans un second
temps. J’ai lu des passages d’Histoire d’une Âme et ce qui m’a alors beaucoup aidée c’est ce qu’elle disait de sa prière, elle s’endormait à l’oraison. Pour moi qui avait souvent l’impression d’être comme une “bûche morte” devant le Seigneur, ce fut un encouragement à demeurer et à croire que ce temps gratuit que je prenais avec Lui avait de la valeur à ses yeux et portait du fruit pour moi et autour de moi. C’est ce que le Seigneur m’invitait à faire pour me rapprocher de Lui et m’associer à son œuvre de salut. De même, Thérèse priait pour les vocations, en particulier pour les prêtres, or il se trouvait que dans ma vie communautaire j’ai été amenée à être proche de frères appelés à la prê-
trise et donc à porter leur chemin vers le sacerdoce de cette façon-là : dans le silence et la prière. Je me sentais appeler par Dieu à prier mais souvent, je ne savais pas, ni pour qui, ni pour quoi, mais je me suis toujours dit grâce à ces paroles de Thérèse qu’il fallait répondre à cet appel, sans tout comprendre. Là encore, je me sentais soutenue et précédée par elle.
w Elle était surtout un modèle finalement ? w Oui, mais il y a eu un événement
décisif où j’ai expérimenté la puissance de son intercession pour moi. Cheminant vers le célibat consacré, j’ai traversé une période plus difficile dans mon célibat, me trouvant notamment très attachée à un frère. J’étais très encombrée de vivre cette situation et désolée de ne pas arriver à mettre un terme à cette difficulté. Je m’appuyais sur les moyens classiques pour avancer : la vie communautaire, les sacrements, la confession, mais les progrès étaient lents et le fait durait. Un beau jour, repensant à Thérèse, j’ai décidé de faire un pèlerinage. J’étais à cette époque-là à Paris et je me suis dit : “je vais aller à Lisieux prier sainte Thérèse pour cela”. Cela
faisait deux ans environ que cette situation traînait et m’alourdissait dans mon chemin à la suite du Seigneur ! Je suis donc partie toute seule, très tôt, un matin, à Lisieux, personne n’étant disponible pour m’accompagner. Je ne connaissais pas Lisieux, j’ai acheté un plan à la gare et je suis allée prier devant les reliques de sainte Thérèse, très simplement, pour lui confier cette situation. Je suis allée aux Buissonnets, à la Basilique, en demandant une grâce de conversion, une libération par rapport à ces questions affectives, confiant tout entre les mains de Sainte Thérèse. Or immédiatement après, je me suis sentie comme libérée ; les choses ont repris leur place, très simplement et pour moi c’était une grande grâce, un grand souffle intérieur. Du coup j’ai commencé à vraiment lire ses écrits avec attention. À partir de cette expérience plusieurs choses ont pris sens pour moi, en particulier le texte de la Petite Voie : j’étais plutôt timide, réservée, ayant du mal à parler… et je me sentais, comme Thérèse, souvent acculée à mes limites, souvent bloquée. Ce texte a été pour moi un point d’appui par rapport à cette miséricorde de Dieu, cette grâce de Dieu qui peut tout. J’étais invitée à ne pas m’arrêter à mes limites que je voyais bien, mais à me tourner vers le Seigneur. Thérèse m’a ainsi beaucoup aidée à m’en remettre à Dieu concrètement, à vivre le sacrement de réconciliation que j’avais jusque-là très peu pratiqué. J’ai appris à son école à ne pas me laisser trop vite enfoncer ni décourager.
w Pourquoi une photo de sainte Thérèse dans votre bureau ? w Un autre point est son aide dans la
vie quotidienne, en particulier dans cette mission de secrétariat. Il se trouve qu’une fois quelques sœurs m’ont demandé pourquoi je ne demandais pas à changer de mission, à faire autre chose, comme si c’était une punition de continuer où j’étais (cela doit faire une vingtaine d’années que je suis secrétaire dans la communauté) et cette question m’a troublée. Je l’ai portée dans la prière, en demandant à Thérèse de prier pour moi, et j’ai entendu cette réponse du Seigneur dans mon cœur : “ton cloître, ce sont ces
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Thérèse a accueilli tous les événements de sa vie comme les lieux où elle pouvait s’offrir à l’amour de Dieu et offrir sa vie pour l’Église et le monde.
quatre murs”. J’ai compris que ce quotidien parfois chargé, un peu aride car souvent solitaire était mon lieu privilégié d’intimité avec le Seigneur et la phrase de Sainte Thérèse “ramasser une aiguille par amour pour sauver le monde” m’aide à le vivre concrètement. Chaque petite tâche, chaque événement est, suivant la manière dont je l’aborde, soit une épingle qui pique et me dérange sur le chemin, soit au contraire un tremplin pour m’ouvrir à l’amour de Dieu et demander sa grâce. Très souvent, quand je dois faire quelque chose pour lequel je n’ai pas un élan spontané ou lorsque je suis dérangée par un imprévu, je pense à cette phrase et je m’en remets à la grâce de Dieu par l’intercession de sainte Thérèse. Il s’agit de choisir à ce moment là d’aimer, de me donner, un peu comme Thérèse qui a accueilli tous les événements de sa vie : ses difficultés à prier, la maladie de son père, les moqueries dûes à son âge, sa maladie… comme les lieux où elle pouvait s’offrir à l’amour de Dieu et offrir sa vie pour l’Église et le monde.
w Cela ouvre les murs du secrétariat aux dimensions du monde ! w C’est vrai. Je crois que Thérèse m’a
donné cette dimension de l’Église à travers cette offrande vécue dans le quotidien. C’est de l’ordre de la grâce, cette grâce profonde reçue lors de mon pèlerinage à Lisieux. Je voulais être plus libre affectivement parce que j’avais vraiment été appelée par le Seigneur à la vie religieuse, donc pour Lui et pour l’annonce de l’Évangile. J’ai vraiment l’impression, parfois, que si je colle des enveloppes ou si je fais des paquets, comme aujourd’hui, par exemple, ce travail n’est pas sans portée. Si je le fais par amour et pour le Seigneur, cela a des répercussions pour l’évangélisation ailleurs, cela porte un fruit de conversion pour des personnes que je ne connais pas forcément. Et c’est
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vrai pour tous les gestes gratuits de la vie quotidienne : enlever les bouquets de fleurs fanées ou ranger les éponges qui traînent, changer les rouleaux de papiers vides dans les toilettes… En lisant Thérèse, j’ai réalisé que je pouvais avoir deux attitudes : soit me dire que ce n’est pas mon travail premier de prendre soin de ce genre de chose et murmurer contre le frère ou la sœur inattentif dont c’est la responsabilité, soit le vivre comme une occasion pour garder les yeux fixés sur le Seigneur et rester dans l’intercession pour l’Église, pour plus grand que moi, pour plus large.
w Pour conclure, que diriez-vous ? w Peut-être quelque chose qui m’in-
terpelle beaucoup aujourd’hui : la nuit qu’a vécue Thérèse à la fin de ces jours, quand elle avait vraiment du mal à prier et se sentait séparée de Dieu et pourtant elle demeurait inlassablement avec le Seigneur dans ce qui faisait son quotidien : sa maladie. Beaucoup disent qu’elle s’est retrouvée à la table des pécheurs, en communion avec les ténèbres de son temps. Quand je vois, aujourd’hui, le mal que nous avons à nous arrêter pour faire silence, pour prier, personnellement et en famille. J’ai l’impression qu’il y a un combat de la prière aujourd’hui, combat que je peux vivre également dans un quotidien bien chargé où je peux avoir du mal à choisir de m’arrêter. Dans ces moments, je repense à cette période de sa vie et je lui demande de m’aider à choisir d’être d’abord avec le Seigneur car c’est mon appel premier de célibataire consacrée, à porter ce combat de la prière pour que d’autres puissent se mettre à l’écoute du Seigneur, fonder leur vie, leur couple sur Lui… C’est de l’ordre de la communion des saints. Tout ceci m’a été donné en germe lors de mon pèlerinage à Lisieux et se déploie petit à petit dans ma vie et je sens que ce n’est pas fini !!! n w Hors-série N°2 w FOI w
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Vivre avec ses
blessures et croire dans l’Amour
Le père Conrad de Meester* revient sur l’histoire de Thérèse. Des blessures de l’enfance à l’acte d’offrande : itinéraire d’une personne blessée. Le 9 juin 1895, fête de la Sainte Trinité, Thérèse de Lisieux a reçu de l’Esprit Saint une lumière éblouissante, qui est comme un sommet de sa vie spirituelle et de son message : la lumière qui a conduit à son offrande à l’Amour Miséricordieux. Cependant, pour décrire ce sommet et le comprendre, il convient de monter avec Thérèse la longue pente qui y a conduit. Thérèse nous partage avant tout une expérience. C’est dans l’Histoire d’une âme, où elle relit sa propre histoire et l’historie de Dieu dans sa vie, qu’elle nous livre le secret de sa Petite Voie. On ne peut pas bien parler d’elle sinon en évoquant ce qu’elle a vécu et donc en tenant constamment compte de son itinéraire spirituel. Et dans sa vie, tout est important, dès sa conception et sa naissance.
L’enfance de Thérèse On a beaucoup parlé de la petite enfance de Thérèse. La psychanalyse s’est très vite penchée sur elle (dès 1925), éclairant les profondes blessures reçues du fait des multiples séparations dans sa vie de la figure maternelle. Séparation de sa mère lorsqu’elle sera mise en nourrice à deux mois ; à quinze mois séparation de la nourrice à laquelle elle s’était attachée comme à sa véritable maman ; une fois retournée à la maison familiale, mort de sa mère alors que Thérèse n’a que quatre ans et huit mois… Thérèse elle-même parle de la souffrance qui a fait très tôt son entrée dans sa vie ; à la Thérèse à fin de sa vie, elle reconnaîtra même différents moments qu’elle n’a pas été un seul jour sans importants souffrir. Cependant, ce qui manque terde sa vie : riblement dans ces études psychanalyà 3 ans et demi ; tiques, c’est tout d’abord ce qui précède 13 ans ; 15 ans et 22 ans ces blessures précoces : et notamment
une profonde expérience de bonheur que Thérèse a vécue in utero avec sa mère. Quinze jours après la naissance de Thérèse, sa mère confie à sa belle-sœur dans une lettre : “Pendant que je la portais, j’ai remarqué une chose qui ne m’est jamais arrivée pour mes autres enfants : lorsque je chantais, elle chantait avec moi… je vous le confie à vous, personne ne pourrait y croire.” Nous avons ici une mère qui chante, qui est heureuse, qui veut cette enfant, qui la porte avec bonheur et la berce déjà de tout son cœur. Et nous avons ici une enfant qui “chante” avec elle, c’est-à-dire qui vibre avec le bonheur de sa mère, avec son chant. Thérèse a vécu là une expérience fondamentale de bonheur et elle a reçu inconsciemment une image expérimentale du bonheur d’être aimée et d’y répondre. Cette expérience très forte d’une intense union dans l’amour, du bonheur d’être aimée, est fondamentale chez elle. Cette “image expérimentale” je dirais, ce miroir inconscient, servira en partie – pas uniquement mais en partie – pour exprimer plus tard sa notion de l’amour que Dieu lui porte. Quand elle comprendra que Dieu nous aime, inconsciemment elle saura que Dieu nous aime comme une mère. Et quand elle comprendra que nous sommes appelés à aimer Dieu, inconsciemment elle saura que c’est comme aimer une mère. Thérèse a été désirée et aimée par sa mère, aimée par sa nourrice, par ses sœurs et son père, mais il ne fait aucun doute que dans la terre heureuse de cette première période de sa vie, qui dure jusqu’à la mort de sa mère, et dont elle a un souvenir très vif – au moins de la période depuis son retour dans la maison familiale –, dans cette terre se sont creusés aussi de profonds sillons d’incertitude par ces arrachements successifs, des blessures qui seront lonw Hors-série N°2 w FOI w
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Thérèse de Lisieux traverser la nuit gues à guérir et qui de fait ne se guériront jamais entièrement. L’on voit déjà en perspective la pauvreté de Thérèse se dessiner. Mais la question fondamentale n’est pas de ne pas avoir des blessures, mais comment vivre avec ses blessures ? La mort de sa mère ouvre pour elle une période très difficile, qu’elle appelle la deuxième période de sa vie, et qui va jusqu’à sa quatorzième année. Elle décrit ainsi le changement opéré en elle : “Mon heureux caractère changea complètement. Moi, si vive, si expansive, je devins timide et douce, sensible à l’excès.” Anxieuse et stressée… “Un regard suffisait pour me faire fondre en larmes.” Pauline sa deuxième sœur, devient sa “seconde maman”. En fait c’est la quatrième figure maternelle dans sa vie : il y a eu d’abord Zélie sa mère, puis la nourrice, puis à nouveau Zélie, et maintenant Pauline. Celle-ci devient son idéal, son tout, son ‘Dieu’, pourrait-on dire au sens psychologique. Elle est le rempart de Thérèse, sa force. Aussi, lorsque Thérèse apprend à neuf ans brutalement – à l’improviste et sans aucune préparation – que Pauline va entrer au Carmel, c’est l’effondrement. “Ce fut comme si un glaive s’était enfoncé dans mon cœur.” De nouveau elle perd sa mère. Elle se sent une fois de plus comme trahie et abandonnée. Pauline partie, Thérèse ne peut plus éviter les conséquences de toutes ces premières blessures maintenant à nouveau ouvertes et qui deviennent abyssales. Elle tombe dans ce gouffre, s’abîme dans la maladie. Celle-ci est certainement une maladie d’ordre psychosomatique où, inconsciemment, Thérèse se plonge pour attirer sur
Le sourire de Marie Tout à coup la Sainte Vierge me parut belle, si belle que jamais je n’avais vu rien de si beau, son visage respirait une bonté et une tendresse ineffable, mais ce qui me pénétra jusqu’au fond de l’âme ce fut le “ravissant sourire de la Ste Vierge”. (Ms. A)
elle l’attention et l’affection qui lui manquent cruellement. Elle parlera plus tard du rôle du Malin dans cette maladie, mais elle comprend en même temps combien tout a été lié au départ de Pauline. Elle n’en sortira que grâce à l’intervention de Marie, sa mère du Ciel, qu’elle verra lui sourire. Marie, la mère du Ciel… De nouveau on peut s’interroger sur le rôle de la psychologie de Thérèse et celui de la grâce de Dieu qui passe par Marie. Mais pourquoi les séparer ? La vie de Dieu, la vie de la grâce s’adapte à et passe par les canaux de notre psychologie. Cependant, après le sourire sauveur de Marie, Thérèse n’est pas complètement guérie.
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Deux symptômes extrêmement révélateurs de ses blessures profondes demeurent. Le premier c’est sa longue crise de scrupules par laquelle elle passera encore, cette “terrible maladie des scrupules” qui durera un an et demi ; le second c’est son hypersensibilité excessive, ses larmes, signe de son deuil, de son angoisse, de sa solitude.
Le projet de l’Évangile Jusqu’ici je n’ai parlé que de la misère de Thérèse qui a été très réelle. Thérèse aurait pu sombrer définitivement dans la dépression et la pauvreté psychique. Mais sous les cendres de la misère couve aussi, profondément, mais somme toute intensément, le feu réel et tenace de son amour de Jésus. “Votre amour m’a prévenue dès mon enfance” dit-elle en s’adressant au Christ, “et maintenant c’est devenu un abîme.” C’est l’autre aspect, dans cette pauvre vie de Thérèse enfant, cette vie blessée qui est en même temps la première phase d’une merveilleuse histoire d’amour, très réel, très profond. Très tôt Thérèse est entrée dans une vivante et authentique relation avec Jésus, vécue bien sûr avec une psychologie d’enfant au début, de toute petite enfant, et plus tard de jeune fille, mais une relation très réelle et authentique. Très tôt Thérèse a commencé à prier, à parler avec Jésus, à essayer de ne rien lui refuser. Bien sûr, elle n’est pas parfaite, mais toujours elle se réoriente vers Jésus et vers ce que Jésus lui montre comme étant son désir. “Est-il content de moi ?” C’est la question qui toute sa vie l’a accompagnée. À neuf ans, elle veut devenir religieuse et tous ses rêves se concentrent vers un idéal très clair : “devenir une grande sainte”. Sa première communion la comble d’une joie toute intime, céleste. Elle en devient un être vraiment “eucharistisé”, profondément marqué par cette rencontre avec Jésus : “Ce fut un baiser d’amour, je me sentais aimée, et je disais aussi : Je vous aime, je me donne à vous pour toujours.” C’est une sorte de profession perpétuelle, une sorte d’offrande à l’amour, un petit sommet qui prépare les autres sommets qui vont suivre. À partir de ce moment, Thérèse communie régulièrement, environ toutes les trois semaines comme c’était alors l’usage. Ces communions sont toujours un événement très profond. Dans l’une d’elles, elle demandera à Jésus de changer toutes les joies de cette terre en amertume, en souffrances pour que son cœur reste toujours attaché à lui seul et éloigné du monde. Thérèse obéit donc à un idéal clairement conçu. Elle entre consciemment dans la voie évangélique, christique. Elle poursuit un projet qui lui est proposé du dehors, de l’Église, de l’Évangile, de la foi. Certes, il y a chez elle des tendances cachées, suite à ses blessures profondes, pour trouver un amour maternel, pour entrer dans une relation père/enfant ou mère/enfant. Elle connaît une
facilité pour entrer dans une relation enfant-père, enfant-mère. Cela appartient à son histoire, à son charisme, à sa grâce concrète. Mais on se tromperait gravement si l’on pensait que Thérèse a été conduite pas des pulsions purement inconscientes, purement humaines et psychologiques, que la psychanalyse peut nous expliquer. Des tendances, des pulsions sont là, mais Thérèse sans même le savoir, les fait dialoguer avec son choix clair, personnel, voulu, conscient de sainteté, avec son attitude de foi, de confiance et d’amour. Et sans cesse elle oriente son projet et son amour vers Jésus seul par ces fameux “petits sacrifices” qui libèrent constamment la route pour la grâce.
La grâce de Noël
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d’abord ce que l’on peut appeler une spiritualité de conquête, très belle, très généreuse. Thérèse est convaincue qu’avec son amour à elle, elle pourra vraiment conquérir la grande sainteté, grâce à sa générosité, coûte que coûte. Elle apprécie la souffrance précisément comme l’aliment de son amour, comme la monnaie avec laquelle elle veut payer la sainteté, la conquérir. Thérèse est très volontaire, très énergique. (Elle utilise aussi beaucoup le langage de l’argent, le langage économique. Elle est fille de deux commerçants, cela joue beaucoup…) Lorsqu’elle entre au Carmel, Thérèse veut être extrêmement généreuse : aimer dans la nuit, cachée dans la foi, dans la souffrance. Celle-ci fait irruption avec la maladie de son père qui sombre dans la folie et est enfermé dans un asile. Pour Thérèse, c’est la catastrophe, “un exil”. Mais il y a une souffrance beaucoup plus profonde encore que l’on lit entre les lignes. C’est la question posée à notre raison et à notre foi, la question éternelle : pourquoi la souffrance si Dieu est bon, et pourquoi pareille souffrance ? Permettre que l’on devienne fou, est-ce que c’est juste de la part de Dieu, pour son père qui l’a si bien servi ? Est-ce cela la récompense ? Est-ce que Dieu s’intéresse à nous ? Est-ce que Dieu est fidèle ? On dit, et Thérèse le répète avec la spiritualité de son temps, que tout sera récompensé au ciel. Mais est-ce qu’il y a un ciel ? Déjà dans cette période elle pose cette question, ou cette question se pose à elle. Elle dit : “J’avais alors de grandes épreuves intérieures de toutes sortes, jusqu’à me demander parfois s’il y avait un ciel.”. Ce ne sont pas les mortifications du Carmel, le sommeil limité, la nourriture sobre, la solitude etc., la communauté…, mais des épreuves “intérieures”, très grandes et de toutes sortes, aussi dans le domaine de la foi, “jusqu’à me demander parfois s’il y avait un ciel”. La question va revenir sur la fin de ses jours et nous verrons pourquoi et combien c’est lié avec sa toute première enfance. Jusque-là, son père avait été pour Thérèse comme un miroir naturel de Dieu. Un père si bon, si saint, si sage… Mais par la folie et par les actions dangereuses et incohérentes qu’il accomplit, ce miroir tombe en mille miettes. Thérèse devra découvrir un nouveau miroir, d’une façon plus approfondie. (Elle n’a que seize, dix-sept ans, c’est très jeune !) Pendant la maladie de son père, Thérèse va découvrir d’une façon beaucoup plus profonde Jésus comme la véritable image de Dieu : sa “sainte face” comme miroir du père, une face meurtrie et humiliée, mais après Pâques aussi infiniment glorieuse et vivante, nous parlant de la fidélité du Père. Thérèse comprend en contemplant Jésus : la souffrance n’est pas forcément opposée à la bonté de Dieu. La souffrance n’a pas la dernière parole, car il y a la résurrection. En effet, le ciel est là, il y a un ciel, Jésus nous le prouve, Jésus le promet. Tel est le cheminement que Thérèse fait pendant ces premières années au Carmel. Cette souffrance l’oblige à vivre très généreusement, dans une humilité profonde,
Pourquoi la souffrance si Dieu est bon, et pourquoi pareille souffrance ? Permettre que l’on devienne fou, est-ce que c’est juste de la part de Dieu, pour son père qui l’a si bien servi ?
Celle-ci survient le 25 décembre 1886. Elle opère une transformation profonde en elle, qui, de loin, la prépare aussi à la lumière de l’Amour Miséricordieux : “En un instant, raconte-t-elle, l’ouvrage que je n’avais pu faire en dix ans, Jésus le fit se contentant de ma bonne volonté qui jamais ne me fit défaut.” Thérèse a 14 ans moins une semaine. Elle décrit cette grâce reçue dans un contexte eucharistique. C’est après avoir communié, avec la force de Jésus caché en elle, qu’elle va réussir à dominer ses larmes pour la première fois. À partir de ce moment-là, ce sera vraiment la force de Dieu et la force de son âme qui vont dominer. La force de son âme, elle le dit elle-même : “La petite Thérèse avait retrouvé la force d’âme qu’elle avait perdue à 4 ans et demi et c’était pour toujours qu’elle devait la conserver !” Thérèse est consciente d’avoir une force naturelle, une énergie de volonté qu’elle avait perdue, ou mieux qui était couverte par une chape de misères. Thérèse est libérée et retrouve cette force, mais dit-elle c’est par la force de Dieu qui a miséricordieusement éclatée dans sa faiblesse. Pour elle c’est évident que, quel que soit le soubassement de cette explosion – la lassitude de son père face à son enfantillage – c’est Jésus qui explose dans sa vie et qui la libère. Libérée d’elle-même et de son hypersensibilité, elle ose s’ouvrir davantage psychologiquement. Elle sort beaucoup plus de son petit monde et elle s’ouvre à tout : au bonheur, à la nature, aux études, aux relations. Elle s’ouvre surtout à Jésus. C’est cela le grand épanouissement, car c’était déjà son seul désir. Au fond, son âme était déjà très ouverte à Jésus, mais ouverte sous la chape de misères. À partir de ce moment-là, dit-elle, elle poursuit sa course à pas de géants. En devenant dans son cœur, épouse de Jésus tout à fait donnée à Lui, elle devient mère, mère des âmes aussi, et des pécheurs et elle prie beaucoup pour que tous soient sauvés. C’est une période mystique très intense, les mots de Jésus « J’ai soif » retentissaient sans cesse dans son cœur. Dans ce contexte Thérèse a hâte de se donner dans une forme de vie la plus intense qu’il lui soit possible et donc, pour elle, d’entrer au Carmel. Au Carmel, elle va vivre
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Thérèse de Lisieux traverser la nuit
Vous le savez ma mère, j’ai toujours désiré d’être une sainte, mais hélas ! j’ai toujours constaté, lorsque je me suis comparée aux saints qu’il y a entre eux et moi la même différence qui existe entre une montagne dont le sommet se perd dans les cieux et le grain de sable obscur foulé sous les pieds des passants. (Ms. C)
en expérimentant sa faiblesse, mais en recommençant sans cesse. Elle veut aimer plus purement, plus humblement, plus fréquemment en se relevant après chaque chute. Elle continue dans son humble amour à vouloir conquérir le sommet.
La découverte de la “petite voie” Au bout d’environ cinq ans, elle fait le bilan et voit qu’elle n’y arrivera jamais. “Lorsque je me compare aux saints…” Thérèse est très visuelle, elle regarde des personnes : Thérèse d’Avila, François de Sales, François d’Assise, Jean de la Croix. Ceux-là sont de vrais “saints”. Il faudrait devenir comme eux, extraordinaires dans l’amour. Elle comprend de plus en plus que, de ses propres forces, de toute la générosité qui est en elle et qu’elle ne cesse d’éveiller en elle par amour de Jésus, elle n’y arrivera jamais. Thérèse connaît sa faiblesse : ses sensibilités, certaines lenteurs, le manque d’amour, ses petites fautes, les hésitations de son cœur, légères et imperceptibles aux yeux des autres mais perceptibles à ses yeux de lynx qui voient danser la moindre poussière dans le rayon de soleil de son idéal qui est l’amour parfait de Jésus… Jusqu’à la fin de ses jours, Thérèse parlera de ses fautes, de ses faiblesses, réelles mais presque invisibles parce que si petites. Mais faiblesse réelle et apparemment irrémédiable, à moins que Jésus n’y remédie… Mais plus elle va, plus elle découvre combien Jésus est infiniment digne d’attention et d’amour. De sa propre générosité, on ne l’aimera jamais comme il en est digne et comme lui nous aime. À la fin de ses jours elle s’écriera encore : “Votre amour m’a prévenue dès mon enfance, il a grandi avec moi, et maintenant c’est un abîme dont je ne puis sonder la profondeur. L’amour attire l’amour, aussi, mon Jésus, le mien s’élance vers vous, il voudrait combler l’abîme qui l’attire, mais hélas ! ce n’est pas même une goutte de rosée perdue dans l’océan !… Pour vous aimer comme vous m’aimez, il me faut emprunter votre propre amour, alors seulement je trouve le repos.”
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Alors, après cinq ans de vie religieuse, en 1893, apparaît pour la première fois dans ses écrits le mot “abandon”. Ce sera désormais la voie qu’elle suivra, mais sans encore bien comprendre pourquoi, au fond, cette voie est la bonne. Ainsi elle avance, jusqu’au moment où elle découvrira, au cours de l’automne de 1894, sa “petite voie”. Dans un carnet de textes scripturaires copiés par sa sœur Céline, qui l’a rejoint au Carmel, elle lit, dans une traduction bien défectueuse de Proverbes 9, 14 : « Si quelqu’un est tout petit, qu’il vienne à moi. » Thérèse le comprend comme l’arrière-fond de toutes les invitations de Jésus : « Venez à moi vous tous qui avez soif… » « laissez venir les petits à moi… » Dans sa petitesse, elle se sent ici personnellement visée. Elle continue sa recherche, dans ce petit carnet, jusqu’à ce qu’elle trouve Isaïe 66, 12-13 : « Comme une mère caresse son enfant, ainsi je vous consolerai, je vous porterai sur mon sein et je vous balancerai sur mes genoux. » Comme une “mère”…Thérèse lit ici pour la première fois dans l’Écriture que Dieu est comme… une mère ! Or, par son expérience vitale, Thérèse est extrêmement sensible à l’amour maternel. Si Dieu est comme une mère, comme un père mais qui a le cœur, les gestes, la compassion de la mère pour son enfant, alors il faut l’accepter comme une mère qui donne tout, qui est tout, pour son enfant. Il faut se laisser porter. Jésus la portera. Les bras de Jésus seront son ascenseur vers le sommet de la sainteté et vers le ciel. Au fond, ce que Thérèse découvre c’est que Dieu est un père qui a un cœur tout maternel ; que Dieu nous aime d’une façon infinie, première et comblante ; que Dieu est non seulement amour, mais amour de miséricorde : un Dieu qui descend vers ce qui est petit, qui l’aime parce
qu’il est petit, et combien sa miséricorde est grande pour le petit qui se confie à lui… Le mot “miséricorde” jusque-là ne figurait pas - sinon une seule fois, dans un contexte très impersonnel – dans ses écrits. Mais quand Thérèse devra écrire sa vie, trois mois après cette découverte, tout sera relu sous le signe de la “miséricorde”. Thérèse voit partout le fil d’or qui parcourt ce tissu de son histoire, elle voit l’encre de la grâce qui sur le tissu de sa vie dessine le véritable visage de Thérèse, Thérèse si miséricordieusement gratifiée par Dieu. Reconnaissant toutes ses blessures, en parcourant son itinéraire spirituel et psychologique, elle voit comment Dieu a travaillé dans son âme. Elle est convaincue d’être l’âme la plus pauvre et la plus impuissante qui existe. Dans les dernières lignes de son autobiographie, elle va écrire : “Je sais de quel côté courir… Ce n’est pas à la première place, mais à la dernière que je m’élance… Je répète, remplie de confiance, l’humble prière du publicain”, de Marie-Madelaine, du fils prodigue. Thérèse se reconnaît dans ces personnages, non parce qu’elle a commis les mêmes péchés, mais parce qu’elle aurait pu les commettre. Dans son amour prévenant Dieu à enlever tous les obstacles et elle n’est pas tombée. Elle sait que ce n’est pas son mérite à elle, mais la pure miséricorde de Dieu. Et pour cela, pour cet amour, qui non seulement pardonne mais prévient, elle veut aimer doublement. Thérèse présente une très belle synthèse, un très bel équilibre en ce qui concerne abandon et générosité, en ce qui concerne ouverture et collaboration. Après la découverte de sa petite voie, qu’est-ce qui change dans sa générosité ? Eh bien, tout change et rien ne change ! Rien ne change parce que Thérèse continue autant, et
même plus qu’auparavant, à être généreuse en tout, à tout donner, à profiter comme elle le dit des moindres occasions pour les remplir d’amour, pour les vivre dans l’amour. Et tout change parce que maintenant elle a compris que toute sa générosité n’est pas le moyen déterminant pour devenir sainte. Auparavant sa générosité était la monnaie pour payer la sainteté. Les petites œuvres, les petites choses étaient la petite monnaie avec laquelle on payait peu à peu le prix de la sainteté. Tout esprit de commerce et d’achat a maintenant disparu et Thérèse, tout en continuant à vivre sa générosité dans les petites choses, vit désormais toutes ces générosités comme simple ouverture confiante à Dieu, comme un signe d’attention, d’éveil, un signe qu’elle donne à Dieu pour dire : “Je suis là, je suis éveillée, je suis prête à tout recevoir de votre amour à vous.” Thérèse vit ces petites choses non plus comme le prix qu’elle paye à Dieu mais comme une fidélité à être continuellement ouverte pour la grâce de Dieu, gardant ses mains vides parce qu’elle donne tout, et ainsi elle peut les montrer vides et ouvertes à Dieu pour tout recevoir de lui, notre seul Sauveur et Sanctificateur. Et tout ce qu’elle reçoit de Dieu, tout ce qu’elle a, Thérèse le donne au fur et à mesure pour l’Église. Elle ne nie pas le “mérite”, elle ne nie pas la bonté des œuvres, mais elle sait que nos “mérites” sont les dons de Dieu même. Elle veut rendre toute gloire à Dieu, éviter dans sa vie tout esprit de propriétaire. Comme elle le dit dans son Offrande à l’Amour Miséricordieux : “Au soir de cette vie, je paraîtrai devant vous les mains vides, car je ne vous demande pas, Seigneur, de compter mes œuvres… Je veux me revêtir de votre propre Justice et recevoir de votre Amour la possession éternelle de Vous-même…” w Hors-série N°2 w FOI w
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Les étapes de l’Acte d’Offrande
Thérèse au lavoir. Après la découverte de sa “petite voie”, Thérèse continue de profiter de toutes les occasions pour les remplir d’amour.
L’Offrande à l’Amour Miséricordieux Arrêtons-nous encore quelques instants à son Offrande à l’Amour Miséricordieux, c’est important. Nous sommes le dimanche 9 juin 1895, la fête de la Trinité, quelques huit mois après la découverte de sa “petite voie”. Thérèse dit que, ce jour-là, “j’ai reçu la grâce de comprendre plus que jamais combien Jésus désire être aimé.” Ce “plus que jamais” est important : Thérèse comprit déjà, mais maintenant elle est sous une nouvelle abondance de lumière qui fait encore mieux “comprendre”, plus que jamais. Elle va nous décrire que pour Jésus “désirer être aimé” n’est rien d’autre que de lui consentir de nous aimer, lui ouvrir éperdument notre cœur pour recevoir son amour. Et Thérèse utilise deux images pour nous dire le cœur de Jésus, pour nous dire ce qu’elle a pu “comprendre plus que jamais” : l’image du feu qui veut “consumer”, mais à l’instar du buisson ardent consumer sans consumer, ne pas détruire mais parfaire, libérer en nous notre profonde identité divine ; et l’image de l’océan qui veut inonder l’âme de “flots d’infinies tendresses”. Tout cela Jésus veut le communiquer à tous, mais trop peu s’ouvrent et s’offrent à son amour miséricordieux. Alors Thérèse, peinée de voir “méconnu”, “rejeté”, “mépriser” cet amour si miséricordieux, et ivre surtout de s’ouvrir entièrement à cet amour si divin, ardent et total de Jésus, décide de “s’offrir”, elle, de se donner totalement, de se laisser inonder et consumer de l’amour divin. Son “Offrande à l’Amour Miséricordieux” de Jésus, de toute la Trinité en fait, réalise parfaitement la perspective ouverte pas la “petite voie”. Elle va jusqu’au bout de cet Amour miséricordieux, de ce cœur maternel du Père qui s’ouvre à nous en Jésus, pour que cet amour nous transforme et que nous devenions saints. L’Offrande de Thérèse est une parfaite description de sa petite voie ; dans le premier paragraphe du texte est exprimé l’essentiel de la “petite voie”. D’abord la thèse : l’idéal de la sainteté, “Je désire être sainte” ; puis l’antithèse où la réalité de sa faiblesse apparemment irrémédiable s’oppose à l’idéal : “Je sens mon impuissance” ; enfin la synthèse : “Je vous demande d’être vous-même ma sainteté.” Dieu veut être notre sainteté, Dieu veut que nous devenions Dieu. Depuis la décou-
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Le mouvement de l’acte d’offrande est celui que tout chrétien est appelé à vivre à la suite du Christ qui sur la Croix s’est offert entre les mains du Père, révélant ainsi l’identité profonde de tout homme. Il est possible de mettre en évidence quatre moments ou étapes dans cet acte. • Un regard objectif : se reconnaître tel que l’on est, avec ses désirs mais aussi ses échecs, ses blessures, ses souffrances. • Consentir à la réalité : ce que je suis, ce que sont les autres. Renoncer à se révolter. • Renoncer à agir seul et supplier Dieu, tomber à genoux devant le Seigneur pour lui demander son aide. • Offrir sa vie telle qu’elle est et accueillir la miséricorde de Dieu. Accepter que le Seigneur puisse venir et agir au cœur de ma vie ; accepter de s’en remettre à un autre que soi.
verte de sa “petite voie”, la petitesse de Thérèse n’est plus seulement la vérité de l’humilité devant sa faiblesse, mais avant tout elle est devenue confiance, confiance toute filiale, l’attitude des enfants de Dieu qui peuvent crier avec confiance « Abba Père ». Si, au début de sa vie religieuse, Thérèse pouvait affirmer qu’elle ne connaissait pas d’autre voie vers la perfection de l’amour que l’amour même, comprenons : son amour à elle, son amour très généreux, maintenant elle dit qu’elle ne connaît pas d’autre voie vers la perfection de l’amour que la confiance. “C’est la confiance et rien que la confiance qui doit nous conduire vers l’Amour”, écrit-elle dans ses admirables échanges avec sa sœur Marie du Sacré-Cœur sur sa “petite doctrine”. Après son Offrande à l’Amour Miséricordieux, Thérèse est comme toute transformée. Elle sent “qu’à chaque instant, le Seigneur l’inspire dans tout ce qu’elle doit dire ou faire”. Bientôt ses désirs missionnaires vont s’éveiller avec une nouvelle ardeur. Elle reçoit la mission de prier particulièrement pour un futur missionnaire, puis pour un autre qui part en Chine, mais elle prie pour tous les prêtres. Elle voudrait être docteur, martyre, missionnaire dans tous les temps et tous les endroits à la fois… ce qui est impossible ! Alors la solution vient : “Je serai l’amour au cœur de l’Église”. Thérèse se plonge à la racine, en Dieu, afin de pouvoir être utile par son amour à toute l’Église.
L’entrée dans la nuit Le Vendredi saint de 1896, elle a ses deux premières hémoptysies, alors prémonition presque infaillible de la mort. Thérèse les vit dans la joie de la prochaine venue du Bien-Aimé. Le jour de Pâques, ses forces s’effondrent. Dans cet abattement physique et cette certitude d’une mort prochaine, monte soudain une question angoissante : Et s’il n’y avait pas de ciel, si tout était fini avec la mort… Thérèse entre dans une nuit très obscure, qui durera jusqu’à sa mort, dix-huit mois plus tard. Est-ce une “nuit de l’esprit” ? Bien sûr, car c’est l’esprit qui est angoissé, qui est dans l’obscurité. Mais pas une “nuit de l’esprit” de la façon dont saint Jean de la Croix l’a décrite, nous semble-t-il. Selon lui, la nuit passive de l’esprit est essentiellement une nuit relationnelle où
la question de l’amour, de l’amour parfait, est centrale. Illuminée par Dieu de telle façon qu’elle voie à nu toute son imperfection, l’âme ne se sent plus digne d’être aimée, se sent profondément indigne de Dieu, comme éloignée et rejetée à jamais de Dieu. Thérèse, par contre, elle, reste convaincue jusqu’à la fin, que personne n’a été aimé et n’est aimé par Dieu comme elle ! Elle écrit plus d’un an après le début de cette nuit : “O mon Jésus, c’est peut-être une illusion, mais il me semble que vous ne pouvez combler une âme de plus d’amour que vous n’en avez comblé la mienne (…) ici-bas je ne puis concevoir une plus grande immensité d’amour que celui qu’il vous a plu de me prodiguer gratuitement sans aucun mérite de ma part.” Alors, est-ce une “épreuve”. Bien sûr, une grande épreuve, Thérèse utilise elle-même le mot. Mais une épreuve que Dieu envoie spécialement ? (Thérèse parle une fois de l’épreuve “envoyée” par Dieu, une autre fois de l’épreuve “permise” par Dieu, mais nous posons ici la question si c’est une épreuve que Dieu organise, que Dieu envoie spécialement.) Selon moi, ce n’est pas une épreuve que Dieu envoie comme “d’en haut” sur Thérèse. Je pense que c’est une épreuve qui est montée “d’en bas”, de la profondeur de l’âme de Thérèse, et évidemment Dieu qui nous accompagne toujours “monte” pour ainsi dire avec elle. (Il n’y a pas beaucoup de différence si l’épreuve vient d’en haut ou d’en bas : Dieu est toujours là et il descend ou monte avec elle.) Je pense que c’est la situation existentielle, celle de l’irruption – dans cette personne très concrète qui s’appelle Thérèse Martin, avec son passé concret – de la certitude de mourir bientôt, qui a déclenché cette épreuve particulière dans l’âme profonde de Thérèse. C’est la situation qui l’offre. Selon moi, dans le cas de Thérèse, c’est une épreuve qui est montée de la profondeur de son âme si vivement blessée pendant sa petite enfance. Il me semble que cette émergence soudaine de la question de la vie-après-la-mort, deux jours après avoir eu la certitude de mourir bientôt et dans l’abattement de ses forces physiques, est avant tout un cri d’angoisse existentielle devant la mort ; un cri qui monte des sillons d’incertitude creusés jadis dans la terre de son âme si profondément blessée par les séparations répétées de la figure maternelle dans sa première enfance. Des anciennes blessures peuvent se rouvrir sous la pression de circonstances dramatiques. Au fond, c’est l’âme profonde de Thérèse enfant qui, devant la mort, s’écrie d’une façon incoercible : Est-ce que, en mourant, je serai en sécurité ? Est-ce que je serai protégée ? Est-ce que je ne serai pas, une nouvelle fois, abandonnée ? Délaissée cette fois par mère vie, par mère terre, par mère Dieu ? Montée comme incessante d’une question incoercible, irrésistible… Cette épreuve est terrible, c’est évident, et Thérèse l’a décrite en termes tragiques dans son Histoire d’une âme. (d’une “âme”…!) Mais rien n’empêche que Thérèse vive sa terrible épreuve en relation avec Jésus ! Notre cheminement spirituel peut, de façon peut-être inexplicable à nos propres yeux, être lié à notre cheminement psychologique avec toutes ses anciennes blessures.
“ ” Je ne meurs pas, j’entre dans la vie.
“Le flambeau de la foi”
La question centrale alors devient : comment est-ce que je vis avec mes blessures, avec mes épreuves ? Où est ma foi, mon amour, ma confiance en l’amour de Dieu ? Thérèse assume son épreuve et répond dans la foi et la solidarité mystique aux questions posées. Elle vit sa souffrance dans la prière incessante à Dieu pour le monde, pour ses frères pêcheurs et pour tous les pauvres qui souffrent. Elle souffre dans la foi et dans la confiance en l’Amour miséricordieux. Elle a cette phrase qui est la pointe de toutes ses descriptions : “À chaque nouvelle occasion de combat (…) je cours vers mon Jésus” – quelle tendresse et quelle confiance sont perceptibles dans ce “mon Jésus” –, “je lui dis être prête à verser jusqu’à la dernière goutte de mon sang pour confesser qu’il il y a un ciel !” Jésus est son rocher, sa sécurité finale dans la nuit. Dans sa nuit profonde, elle dispose, comme elle le dit, du “flambeau de la foi”. C’est la lumière, petite mais réelle, pour chaque pas. Thérèse n’est pas quelqu’un qui a perdu ses repères, qui est dans le désespoir. Elle n’est pas devenue une incroyante, ni une croyante qui croit encore un petit peu. Thérèse est une grande croyante, mais la foi est maintenant essentiellement obscure, pas “si vive, si claire” comme elle l’a été pendant le temps précédent, au dire de Thérèse même. Voici, dit-elle, la foi qui “n’est plus un voile” transparent, mais “c’est un mur qui s’élève jusqu’aux cieux et couvre le firmament étoilé”. Mais Dieu lui-même n’est pas ce “mur”, mort, froid, dur. Le Dieu de Thérèse est vivant. Elle court vers lui, sûre de son amour. Significatif ! Thérèse fait cette description terrible, dramatique, de sa nuit le “9 juin” 1987, deuxième anniversaire de son Offrande à l’Amour Miséricordieux – elle a ellemême apposé la date. Ce même jour-là, à midi, on lit au réfectoire un épisode de la vie de saint Louis de Gonzague en rapport avec la pluie de roses qui tombera du ciel après sa mort. Après le repas, Thérèse confie à sa sœur Marie du Sacré-Cœur : “Moi aussi, après ma mort, ce sera une pluie de roses.” Dans la foi, elle est sûre qu’elle va vivre encore après sa mort. Plus fort encore, ce même 9 juin, d’une plume – peut-on dire – qui est encore humide de l’encre avec laquelle elle a décrit dans son Histoire d’une âme son épreuve contre la foi avec les voix moqueuses des ténèbres qui crient : “Avance, avance, tu vas vers la nuit du néant”, Thérèse écrit – ce même jour – à l’abbé Bellière ses mots célèbres : “Je ne meurs pas, j’entre dans la Vie.” Il y aurait encore beaucoup à dire en rapport avec l’expérience et le message de Thérèse. Mais on résume peut-être tout avec les mots de saint Jean (1 Jn 4, 16) : « Et nous, nous connaissons, pour y avoir cru, l’amour que Dieu manifeste au milieu de nous. Dieu est amour : qui demeure dans l’amour, demeure en Dieu, et Dieu demeure en lui. » n *Nous avons choisi de garder le style oral de la conférence donnée à la Hulpe en Belgique par le père de Meester qui a relu et corrigé ce texte.
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5 Élisabeth de la Trinité, devenir
la maison de Dieu P
assionnée, entière jusqu’à en être colérique, fascinée par l’amour de Dieu qui « nous a trop aimés », Élisabeth de la Trinité nous remet face à cet absolu qui est la source et le fondement de notre vie. PatrickMarie Févotte, reprenant au fil de l’abondante correspondance d’Élisabeth, les expressions manifestant cet éblouissement, nous invite, à la suite d’Élisabeth, à considérer le sérieux et la vérité de cet amour. Quelque soit notre état de vie, nous pouvons être rejoint par le message d’Élisabeth, que l’on soit mère de famille comme Anne-Sophie Ancel, ou célibataire consacrée comme Patricia Placé. Il s’agit alors, avec elle, de vivre de cet amour dans le quotidien. Le chemin du bonheur passe par l’enracinement en Christ qui se donne à chaque instant. “Tout événement est un sacrement qui me donne Dieu” écrira-t-elle à sa sœur Guite. Dans son langage vif et audacieux, Élisabeth s’adresse à chacun pour l’inviter à son tour à devenir Maison de Dieu et Temple de l’Esprit-Saint. n
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Patrick-Marie Févotte
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Anne-Sophie Ancel
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Patricia Placé
Il n’y a pas d’à peu près dans l’Amour !
La recette du bonheur
Être trouvée en Lui
Il n’y a pas d’à peu
près dans l’Amour ! Le père Patrick-Marie Févotte souligne la radicalité baptismale dont témoigne Élisabeth de la Trinité. Retour sur une chrétienne normale.
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La vie toute simple d’Élisabeth de la Trinité recèle un secret qui en fait toute la beauté. Si proche de nous dans sa quête de Dieu, elle ne témoigne d’aucune faveur extraordinaire : pas de vision, d’apparition ou encore d’extase ! Comme nous, elle a cherché dans la foi Celui qui s’offre dans d’épaisses ténèbres. Si semblable à la nôtre, sa vie s’est tissée sur la trame d’un quotidien apparemment banal. Enfin, comme nous, elle a connu la souffrance jusque dans l’expérience d’une implacable maladie qui a consumé ses forces. Morte à 26 ans, après seulement cinq années passées au carmel de Dijon, Élisabeth de la Trinité aurait très bien pu rester dans l’oubli s’il n’y avait eu cette “valeur ajoutée”, ce “supplément évangélique” qui irradie l’ordinaire d’un éclat extraordinaire. En vraie fille de l’Église, la Bienheureuse carmélite nous renvoie f Élisabeth de la Trinité le à cette grâce baptismale qui marque jour de sa prise d’habit. notre vie d’une orientation décisive. Il était de tradition que Immergés dans l’amour, comme Jésus la jeune carmélite soit l’était au cœur de sa vie qu’Il recevait en robe de mariée ce du Père à chaque instant, nous ne jour là afin de manifester son sommes pas dans le registre de “l’à appartenance totale à peu près” ou du “à moitié”, mais dans son époux, le Christ, à celui d’une plénitude qui témoigne qui elle consacre sa vie du sérieux de notre engagement. en entrant au Carmel. C’est dans le quotidien Dans sa prière d’offrande, Élisabeth qu’elle vit sa foi au Christ.
rend bien compte de cet élan qui avait saisi toutes ses capacités et embrassait les multiples occasions que la vie nous offre pour aimer en vérité. Car c’est bien cette quête de vérité qui illuminait de l’intérieur la moindre de ses actions. Par un ardent désir, elle voulait être “tout entière, tout éveillée en [sa] foi, tout adorante, toute livrée à [son] action créatrice”1, se laissant ainsi conduire dans une intensité sans cesse renouvelée. C’est au contact du Sauveur qu’elle avait reçu cet amour de la vérité, dans une contemplation qui identifie de plus en plus l’amant à l’Aimé. Car Jésus a toujours été vrai ! Dénonçant le diable comme « le Père du mensonge » (Jn 8, 44), il n’a eu de cesse de condamner l’attitude hypocrite de tous ceux qui prétendent aimer Dieu alors qu’ils ne manifestent pas les dispositions d’une véritable piété. Dans sa grande prière sacerdotale, n’a-t-il pas prié le Père de nous garder dans la vérité : « Sanctifie-les dans la vérité » ? (Jn 17, 7) C’est bien là un aspect déterminant de la réponse d’Élisabeth. La fréquence du mot “vrai” dans ses lettres témoigne tout à la fois du sérieux avec lequel nous avons à répondre à notre vocation, mais aussi du sérieux avec lequel Dieu s’est engagé envers nous. Nous avons à vivre vraiment de cette grâce parce que Jésus nous a vraiment aimés.
Il m’a vraiment aimée C’est une véritable séduction qui est à l’origine de la réponse si belle et entière de la bienheureuse Élisabeth. Avant de donner, elle a pris le temps de recevoir et d’accueillir cette « meilleure part » (Lc 10, 42) d’un amour librement offert. Car l’amour de Jésus est devenu pour elle une merveilleuse réalité. Séduite, puis entièrement conquise, Élisabeth aimait à redire ce verset de
“ ” Il m’a aimé, il s’est livré pour moi
saint Paul : « Il m’a aimé, il s’est livré pour moi ». Pour elle, il exprimait admirablement ce mystère profond de la personne créée à l’image de Dieu puis rachetée dans le Christ. À la suite de saint Jean, elle pouvait affirmer : « Et nous, nous avons reconnu l’amour que Dieu a pour nous ». (1 Jn 4, 16)
Oui, c’est vrai “Oui, c’est vrai 2 ce que dit saint Paul, « Il a trop aimé », trop aimé sa petite Élisabeth. Mais l’amour appelle l’amour et je ne demande plus autre chose au bon Dieu sinon de comprendre cette science de la charité dont parle saint Paul et dont mon cœur voudrait sonder toute la profondeur.” (Lettre, L 219) Être aimée et aimer en retour devenait dès lors le mouvement même de son intelligence réajustée à la vraie connaissance. N’y a-t-il pas en effet de véritable science que celle qui oriente et ordonne tout à Dieu ? “Les saints, eux, avaient si bien compris la science vraie, celle qui nous fait sortir de tout et surtout de nousmêmes pour nous élancer en Dieu et ne vivre que de Lui !” (L 184) Dès lors, sa vie s’est simplifiée à force de revenir sur ce pôle unique et essentiel jusqu’à la dépouiller de l’accessoire. Ça n’est pas en vain qu’un cœur s’ouvre à l’amour et l’accueille en vérité ! “Je suis cherchée, je suis aimée. Voilà ce qui est vrai, tout le reste est ce qui n’est pas.” (L 199) Le charisme tout particulier d’Élisabeth consistera à découvrir la présence aimante du Christ au plus intime d’elle-même. “C’est le point central de la doctrine d’Élisabeth de la Trinité. Une grâce particulière la maintenait recueillie dans son âme où elle se plaisait en compagnie de l’Hôte divin. Rien ne pouvait la distraire de cette contemplation qui captivait toutes ses puissances. Mais son souci n’était pas d’en faire la théorie, elle en vivait simplement et intensément. Sa bouche parle abondamment du trop-plein de son cœur et sa plume aime coucher sur le papier ces mots porteurs d’un mystère qui l’a séduite. Quelques expressions glanées au gré de ses lettres en témoignent : “Vous le possédez au plus intime de vous-même” (L 175), “Tu entreras au centre de ton âme” (L 239), “Ton âme est le temple de Dieu” (L 273), “L’âme porte en elle un petit ciel où le Dieu d’amour a fixé son séjour” (L 249).3 En nous désignant ce sanctuaire intime, au centre de notre âme, Élisabeth veut nous entraîner dans cette paisible assurance qui nous livre à Dieu comme le lieu de son repos. “Cela est si vrai qu’Il est en nos âmes.” (L 183)
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Soyons vrais dans notre amour Dieu nous aime en réalité, alors aimons-Le vraiment ! Car si c’est avec réalisme que la bienheureuse envisage la présence de Dieu en elle, c’est avec le même réalisme qu’elle entrevoit la vie à la suite du Christ. “Faisons-Le grandir en nos âmes (…) qu’Il soit vraiment Roi.” (L 220) 4 Il s’agit dès lors d’offrir une réponse qui soit de plus en plus belle. On ne peut pas s’ouvrir à l’amour du Christ sans être amené, peu à peu, à investir d’un véritable amour chaque instant de notre vie. Toutes les relations s’en trouveront transformées : l’amour pour Dieu grandit et cherche la moindre occasion pour se manifester tandis que l’amour du prochain s’affermit et se témoigne dans le concret. Écrivant à sa jeune amie Françoise, Élisabeth lui désignait ce mouvement paisible d’une piété pleinement ajustée. “Si tu vis en ces choses, ta piété ne sera pas une exaltation nerveuse […], mais elle sera vraie. C’est si beau la vérité, la vérité de l’amour : « Il m’a aimée, Il s’est livré pour moi », voilà, petite enfant, ce que c’est qu’être vrai !” (Grandeur de notre vocation, GV 11)
Gardant toujours pour modèle la réponse de Jésus, Élisabeth entend bien calquer son offrande sur la sienne. C’est à cette condition que nous correspondrons à ce qu’Il attend de nous. “Soyons donc des âmes sacrifiées, c’est-à-dire vraies dans notre amour : « Il m’a
Fille de militaire, excellente musicienne, Élisabeth Catez promise à une brillante vie mondaine est attirée dès sa prime adolescence par l’absolu de l’amour de Dieu.
aimée, Il s’est livré pour moi » !” (L 214) Comme fascinée par ce verset
Christ en Croix, Macha Chmakov ©
de saint Paul qu’elle citera souvent, la jeune carmélite y voit une invitation à sortir continuellement de soi pour entrer dans ce dynamisme du don inauguré par Jésus. Mais elle le perçoit d’autant plus qu’elle s’est très justement appropriée cette parole : « Il m’a aimé, Il s’est livré pour moi ». Par la foi, elle l’a accueillie comme une parole personnelle, directement adressée à son cœur éperdu de reconnaissance et d’amour. À mesure qu’elle approche de la mort, Élisabeth saisit la gravité de l’existence qui ne devrait être qu’une réponse d’amour. Hélas, un terrible aveuglement nous extirpe de cette connaissance lorsque nous ne prenons plus la mesure du prix attaché à la vie ! “À la lumière de l’éternité, l’âme voit les choses au vrai point ; oh ! comme tout ce qui n’a pas été fait pour Dieu et avec Dieu est vide ! Je vous en prie, oh, marquez tout avec le sceau de l’amour ! Il n’y a que cela qui demeure.” (L 333) Il n’y a donc pas de temps à perdre ! Sachant que nous ne serons vraiment dans l’amour que si notre amour est vrai, il s’agit de le rendre bien réel par la qualité de toute notre activité. “Adorons-Le en vérité, c’est-à-dire par nos œuvres, car c’est par les actes surtout que nous sommes vraies.” (CF 33) De saint Jean à Élisabeth, c’est le même appel qui nous est adressé. « Petits enfants, n’aimons ni de mots ni de langue, mais en actes et en vérité. À cela nous saurons que nous sommes de la vérité ». (1 Jn 3, 18)
La bienheureuse Élisabeth nous a laissé le témoignage d’un amour véritablement engagé. Pour ses sœurs du Carmel, elle était toujours affable et faisait preuve d’une grande constance dans sa charité. Tranchant avec le climat très étroit du début du XXème siècle, elle n’hésitait pas d’ailleurs à laisser s’épancher son cœur dans des élans profondément affectueux. “Si vous saviez aussi comme je suis encore plus près de vous et comme cela est vrai que je vous aime.” (L 167) Élisabeth de la Trinité nous renvoie à la beauté d’une vie qui s’est ajustée jusqu’à n’être plus que l’expression d’un élan vital. Se recevant d’un Amour qui est la vérité même, elle n’a pas seulement cherché à aimer, elle est devenue profondément aimante. Sa prière, qui l’a conduite au sommet de la sainteté, nous rejoint et nous enveloppe pour nous obtenir la même grâce. “Qu’Il nous rende vrais de sa vérité, afin que dès ici-bas nous soyons la « louange de sa gloire ».” (L 231) n 1. NI 15 • 2. C’est nous qui soulignons • 3. Père Patrick Marie Févotte, Le Jubilé 2000 avec Elisabeth de la Trinité, Éd. du Carmel, p. 36 • 4. Ou encore: « Que votre vie s’écoule en Lui […], que ce soit vraiment notre demeure sur la terre » (L 164)
Repères 18 juillet 1880 Naissance d’Élisabeth Catez au camp d’Arvor dans le Cher 1881 Déménagement à Auxonnes 1882 Déménagement à Dijon, rue Lamartine 20 février 1883 Naissance de sa sœur Marguerite 1887 Décès de son grand-père, Monsieur Rolland (24/01), puis de son père (2/10). Déménagement rue Prieur de la Côte d’Or, près du Carmel. Première confession Octobre 1888 Inscription au conservatoire de Dijon 1891 Première communion et Confirmation 18 juillet 1893 premier prix de solfège supérieur au Conservatoire 25 juillet 1893 premier prix de piano 1894 vœu privé de virginité perpétuelle. Appel au Carmel 26 mars 1899 Mme Catez consent à son entrée au Carmel lorsqu’elle aura 21 ans. Au cours de cette année, Élisabeth lit Histoire d’une âme 1900 Rencontre le Père Vallée, op 2 août 1901 Entrée au Carmel 9 octobre 1901 Sœur Germaine de Jésus, Maîtresse des Novices, est élue Prieure du Carmel 8 décembre 1901 Prise d’habit 15 octobre 1902 Mariage de Marguerite avec Georges Chevignard 11 janvier 1903 Profession 21 janvier 1903 Prise de voile 11 mars 1904 Naissance de sa nièce Élisabeth Chevignard 10 octobre 1904 Réélection de Mère Germaine 21 novembre 1904 Compose O mon Dieu, Trinité que j’adore Carême 1905 Premiers symptômes de la maladie d’Addison 19 avril 1905 Naissance de sa seconde nièce, Odette Mars 1906 Entre à l’infirmerie Août 1906 Compose Le Ciel dans la Foi et Dernière Retraite 30 octobre 1906 S’alite définitivement 9 novembre 1906 Décès “Je vais à la lumière, à l’amour, à la vie” 25 novembre 1984 Béatification par Jean-Paul II
Être parfait com
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me le Père “Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait. Lorsque mon maître me fait entendre cette parole au fond de l’âme, il me semble qu’il me demande de vivre comme le Père : “dans un éternel présent”, sans avant ni après, mais tout entière en l’unité de mon être dans ce “maintenant éternel”. Quel est-il, cet éternel présent ? Voici David qui me répond : “On l’adorera toujours à cause de lui-même. Voilà le présent éternel dans lequel “Laudem gloriae”, doit être fixée ! Dernière Retraite
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Élisabeth de la Trinité devenir la maison de Dieu Mère de famille ou célibataire consacrée, elles ont découvert en Élisabeth une aide pour la vie. Témoignages.
Anne-Sophie Ancel
La recette du bonheur Anne-Sophie Ancel est mariée, mère de quatre enfants. Sa rencontre avec Élisabeth se vit dans des lieux très concrets de sa vie d’épouse et de mère.
“J’ai découvert Élisabeth de la Trinité il y a environ 4 ans en lisant un recueil reprenant des extraits de sa correspondance (nombreuse correspondance avec différents interlocuteurs, tous aussi très différents !). Ces extraits de lettres datent de sa jeunesse et se poursuivent jusqu’à la fin de ses jours. Je venais d’arrêter de travailler pour m’occuper de nos 3 enfants dont le dernier qui avait un an et pour lequel nous venions de comprendre qu’il était handicapé. Ces écrits m’ont accompagnée et guidée dans cette nouvelle vie que je démarrais.
La première chose qui m’a marquée en lisant les
premières lettres, écrites souvent à des amies, est sa nature “très vivante” : elle aime les voyages (en France), les vacances, la montagne, la mer, les après-midi avec des amis à prendre le thé, à se promener… Elle parle même des soirées auxquelles elle participe et des rencontres qu’elle y fait. Ensuite, elle parle souvent de son “mauvais caractère” et des caprices qu’elle a pu faire petite (que lui a racontés sa maman !). Elle dit qu’elle travaille beaucoup à “se maîtriser” et que les saints sont sûrement ceux qui parviennent à la maîtrise de soi ! Cette difficulté qu’elle vit me la rend encore très proche et très humaine… ! Enfin, j’ai tout de suite été marquée par sa capacité à partager ce qu’elle vit de manière simple et concrète ainsi qu’à veiller sur ceux qu’elle aime en leur écrivant, toujours en lien avec ce qu’ils vivent (sa mère, sa sœur, ses amies, sa supérieure, un ami prêtre…), son obsession de leur transmettre sa soif de tout vivre par amour, de tout “marquer du sceau de l’amour”.
J’ai particulièrement été touchée par sa corres-
pondance avec sa sœur qui était mariée et a eu une
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petite fille. Non seulement elle lui parle de son quotidien comme si elle le vivait, mais en plus elle se réjouit de cette vie comme lieu de rencontre privilégié avec son “doux Jésus”.
C’est avec Élisabeth de la Trinité que j’ai vraiment
compris combien le temps présent, et pour moi ce quotidien avec les enfants, à la maison, était un lieu de rencontre permanent et même d’abandon à la Trinité : “à travers tout, parmi tes sollicitudes maternelles tandis que tu es toute aux petits anges, tu peux te retirer en cette solitude pour te livrer à l’Esprit Saint, afin qu’Il te transforme en Dieu, qu’Il imprime en ton âme l’image de la Beauté divine…”.
Je m’interroge souvent, en lisant des écrits de saint(e)s, sur la façon de vivre dans ma vie de famille et de couple (qui me semble toujours tellement éloignée de leur vie monacale pour la plupart…) ce qu’ils nous transmettent de leur foi. En lisant ce passage, il m’a semblé évident qu’il y avait une clef pour moi : le Seigneur me disait que mes enfants me conduisent jusqu’à Lui, c’est par eux qu’Il me façonne. D’une certaine manière, mes enfants sont les murs de mon couvent ! Depuis, il m’arrive de me “retirer dans ce petit coin de ciel” pendant que j’épluche des légumes ou que je change la nième couche de la journée pour aller à la rencontre de la Trinité (ils sont là tous les trois, un peu comme à l’image de l’icône de Roublev). C’est un moment très court de rencontre où je ne fais rien mais je sais que mystérieusement il se passe quelque chose, comme un potier retoucherait son œuvre en cours. J’ai encore été très marquée par la manière de
parler de la souffrance d’Élisabeth de la Trinité. En réponse à une lettre d’une amie de sa maman qui vient de perdre un proche, elle écrit qu’il lui faut “offrir ses souffrances pour ne pas se replier sur soi (sinon c’est de l’amour propre)”, se tenir sur la croix comme Jésus, les bras écartés, afin de laisser notre cœur libre d’être travaillé par la main de Dieu. J’ai pu expérimenter combien ma souffrance était encore un lieu privilégié de rencontre avec Dieu, à condition d’accepter de me tourner vers lui, même très en colère… Les moments où l’injustice de ce que nous vivons avec notre enfant me semble intolérable, insupportable, je ressens ce besoin de me tenir en “croix”, c’est à dire devant Lui et de le laisser agir pour qu’Il me redonne la paix, la
confiance, l’espérance, le ressort pour repartir. En relisant ces moments aujourd’hui, je comprends mieux ce que veut dire Élisabeth (et qui me semblait obscur) quand elle écrit “une louange de gloire, c’est une âme de silence qui se tient comme une lyre sous la touche mystérieuse de l’Esprit Saint afin qu’Il en fasse sortir des harmonies divines ; elle sait que la souffrance est une corde qui produit des sons plus beaux encore, aussi elle aime la voir à son instrument afin de remuer plus délicieusement le Cœur de son Dieu”.
Et encore “aimons-le de cet amour profond, calme, généreux qui ne recule devant aucune souffrance, demeurons au pied de la croix où notre bien-aimé nous appelle et quand nous ne pouvons plus prier, oh !
regardons-le !”. Aimer ma souffrance, lieu de communion avec Lui, à ses souffrances ; partager sa souffrance et l’aimer intimement.
Pour terminer, voici la recette du bonheur que
nous donne Élisabeth de la Trinité et qui la résume si bien : “Pensez que vous êtes en Lui, qu’Il se fait votre demeure ici-bas ; et puis qu’Il est en vous, que vous le possédez au plus intime de vous-même, qu’à toute heure du jour et de la nuit, dans toutes joies ou épreuves vous pouvez le trouver là, tout près, tout audedans. C’est le secret du bonheur, c’est le secret des saints, ils savaient si bien qu’ils étaient le “Temple de Dieu” et qu’en s’unissant à ce Dieu l’on devient “un même esprit avec Lui”. n
Patricia Placé
Être trouvée en Lui Patricia Placé est célibataire consacrée. Pour elle, Élisabeth est la sœur aînée qui la guide dans sa consécration.
“Être trouvée en lui”. Telle est bien la parole qui s’est imposée à moi dès la procession d’entrée de la célébration de mon engagement à vie au célibat consacré et dans la Communauté du Chemin Neuf il y a maintenant trois ans. De manière à la fois douce et ferme, et surtout inattendue, l’Esprit Saint me soufflait au plus profond de moi, me pressait même, en ce jour d’engagement, de demander comme seule grâce au Seigneur d’être trouvée en lui. Cette parole m’a non seulement habitée tout au long de la journée de mon engagement à vie, mais aujourd’hui encore, elle me porte et m’enseigne quelle est ma place, là où je dois me tenir ! Élisabeth de la Trinité, sans aucun doute, m’aide tout particulièrement à vivre de cette grâce. Elle m’invite sans cesse à revenir à cette présence de Dieu qui habite au plus profond de moi, à être présente à ce Dieu présent en moi. Être trouvée en Lui : se tenir à travers tout en présence de Dieu, s’offrir sans crainte ni retenue au Père, au Fils et à l’Esprit Saint. Au cœur de mon quotidien, cette jeune sainte me montre de manière très concrète quelle doit être ma place, quelle est ma demeure. Il s’agit tout simplement - et uniquement !- de se tenir au cœur de cette communauté d’Amour qu’est la Trinité, dans l’intimité du Père, du Fils et de l’Esprit. Élisabeth, dont la devise était “Dieu en moi, et moi en lui”, m’enseigne combien me recevoir de cette vie trinitaire, et en retour m’y livrer est bien mon appel profond, ce pour quoi je suis créée : “ ‘Demeurez en moi’. C’est le Verbe de Dieu qui donne cet ordre, qui exprime cette
Engagement à vie de Patricia Placé avec d’autres frères et sœurs de la Communauté du Chemin Neuf
volonté. Demeurez en moi, non pas pour quelques instants, quelques heures qui doivent passer, mais ‘demeurez…’ d’une façon permanente, habituelle. Demeurez en moi, priez en moi, adorez en moi, aimez en moi, souffrez en moi, travaillez, agissez en moi. Demeurez en moi pour vous présenter à toute personne ou à toute chose, pénétrez toujours plus avant en cette profondeur. C’est bien là vraiment la ‘solitude’où Dieu veut attirer l’âme.” n w Hors-série N°2 w FOI w
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DR
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Édith Stein, aimer la vérité P
hilosophe, mystique, carmélite, martyre…, comme le rappelle Sophie Binggeli dans son article, toute la vie d’Édith Stein témoigne de son attrait de la vérité et de son engagement concret lorsque la rencontre du Christ fait basculer sa vie, faisant d’elle son témoin. Prise dans la tourmente où sombre l’Europe du début du XXème siècle et en particulier l’Allemagne : Grande guerre, montée du nazisme, elle découvre dans le Christ le roc de sa vie, celui qui est la Vérité. Sachant dès lors sa vie entre les mains de son Seigneur, elle peut affronter toutes les difficultés et porter jusqu’au bout ses responsabilités de femme, de fille de l’Église et de fille d’Israël. Unissant en elle des réalités dispersées mais auxquelles elle choisit de demeurer fidèle jusqu’au don de sa vie, Édith Stein nous invite au devoir de mémoire de l’histoire européenne, à la reconnaissance des racines juives de la foi chrétienne, à la recherche de la solidité du Christ au milieu des errements de la pensée. En la proclamant co-patronne de l’Europe, Jean-Paul II s’appuie sur ces divers aspects de son parcours pour la présenter comme modèle de vie. Il nous paraissait cependant important de laisser la parole à madame Colette Kessler, intellectuelle juive profondément engagée dans le dialogue judéo-chrétien qui rappelle que personne ne peut mettre la main sur le mystère d’Édith Stein. “En sa personne s’est produite comme une anticipation eschatologique, une rencontre entre l’âme chrétienne et l’âme juive.” n
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Sophie Binggeli
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Colette Kessler
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Dans la tourmente, l’attrait de la Vérité
Un modèle de femme européenne
Un regard juif sur Édith Stein
Bibliographie
Édith Stein aimer la vérité
Dans la tourmente, l’attrait de la Vérité Spécialiste d’Édith Stein, Sophie Binggeli, professeur au Studium de Paris dresse le portrait de cette femme passionnée par la vérité, témoin du Christ au cœur au cœur de la haine nazie. “En souvenir de la grande philosophe Édith Stein, de la simple carmélite Sœur Thérèse Bénédicte de la Croix, de la martyre cachée de son peuple”. Cette phrase accompagnant la photo d’Édith Stein sur le mémento que le carmel de Cologne édita dans les années 1946-47, résume bien le parcours de cette personnalité hors du commun et pourtant si attachante. Près de cinquante ans plus tard, le jour de sa canonisation, le pape JeanPaul II affirmait lors de l’Angélus sur la place St Pierre à Rome qu’à l’aube du XXème siècle, Édith Stein “se dresse comme un phare qui illumine les ténèbres qui ont obscurci” l’Europe.1 Non seulement [elle] passa sa vie dans divers pays d’Europe, mais par toute sa vie d’intellectuelle, de mystique, de martyre, [elle] jeta comme un pont entre ses racines juives et l’adhésion au Christ, s’adonnant avec une intuition sûre au dialogue avec la pensée contemporaine et, en fin de compte, faisant résonner par son martyre les raisons de Dieu et de l’homme face à la honte épouvantable de la “Shoah”. Elle est devenue ainsi l’expression d’un pèlerinage humain, culturel et religieux qui incarne le noyau insondable de la tragédie et des espoirs du continent européen.2
Une intellectuelle dans la tourmente européenne Le 13 décembre 1925, quelques jours avant de fêter le quatrième anniversaire du baptême qu’elle reçut en janvier 1922, Édith écrit une lettre à son ami, le philosophe polonais Roman Ingarden. En quelques lignes, elle évoque sans complaisance le temps de leur amitié et de leurs études universitaires à Göttingen puis à Freiburg en Briesgau : J’étais un peu comme quelqu’un qui est en danger de se noyer […], devant mon âme se dresse l’image du tombeau sombre et froid. Que devrait-on ressentir d’autre
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sinon de la frayeur et une reconnaissance infinie pour le bras puissant qui [vous] a saisi et conduit dans une contrée sûre ? (lettre à R. Ingarden du 13.12.1925) Vers 1915, tous deux sont les étudiants du philosophe allemand Edmund Husserl, fondateur de la phénoménologie. Édith ainsi que sa sœur la plus proche, Erna, font partie de ces premières femmes qui fréquentent l’université allemande au début du siècle : l’une pour des études de philosophie, l’autre en médecine. En 1916, Édith obtient le titre de docteur ; son travail de recherche est récompensé par la mention la plus haute. Tandis que la plupart de ses amis philosophes étudiants se battent sur les champs de bataille d’Europe, Édith devient pour peu de temps l’assistante privée de Husserl. Elle-même a servi comme infirmière de la Croix Rouge pendant plusieurs mois dans un hôpital militaire de Moravie. Après environ deux ans d’un travail laborieux de rangement et de traduction des notes philosophiques du “Maître”, Édith met fin à sa collaboration avec Husserl, dont elle avait tant espéré ; elle n’est parvenue à aucun échange véritable d’idées avec ce dernier. À cette déception vient s’ajouter l’échec des tentatives faites en vue de l’habilitation universitaire : Édith est femme, elle est juive… […] L’été 1919 […], j’étais dans un état pitoyable. […] Cela avait commencé bien avant et a duré avec des hauts et des bas quelques années encore, jusqu’à ce que j’aie trouvé le lieu où le calme et la paix sont offerts à tous les cœurs inquiets. (lettre à Fr. Kaufmann du 13.9.1925) Pourquoi cette jeune intellectuelle juive devant qui s’ouvrait un avenir riche en promesses se dit-elle “familière des dépressions” ? (lettre à Fr. Kaufmann du 25.1.1920) Comment peut-elle écrire que “le meilleur moyen de s’accommoder de ce monde pitoyable serait d’en prendre congé” ? (lettre à R. Ingarden du 6.10.1918) La tragédie existentielle que traverse Édith a sans doute débuté en plein cœur de la première guerre mondiale : son échec professionnel avec Husserl et la mort brutale de nombre de ses amis sont venus ébranler “l’espérance” qu’elle avait “d’accomplir quelque chose pour la philosophie” et sa “curiosité” confiante face à l’avenir de l’Europe ; elle a l’impression d’appartenir “à une génération disparue depuis longtemps et […] se demande étonnée, comment il se fait que l’on vive encore”. (lettre à R. Ingarden du 6.7.1917) Le malaise d’Édith culmine avec la mort d’un ami cher, Adolf Reinach, le bras droit de Husserl à Göttingen, qui l’avait beaucoup aidée lors de la rédaction de sa thèse de doctorat.
La rencontre de la Vérité
S’étant rendue à Göttingen pour l’enterrement, Édith adresse le 24 décembre 1917 à Roman Ingarden alors à Freiburg la lettre suivante :
Au cœur de ces ténèbres, une lumière se lève : en lieu et place du désespoir redouté, elle reçoit de la part de la veuve d’Adolf Reinach courage et réconfort. Il lui reste à parcourir encore un long chemin jusqu’à la fameuse nuit de l’été 1921. Comment ne pas entendre dans les vers composés à l’occasion du premier anniversaire du baptême de sa sœur Rosa, âgée alors de 42 ans, l’écho de son propre cheminement ?
Mon amour, ce soir, je désire être encore une fois auprès de toi, car j’ai quelque chose à te dire. Je te demande d’abord pardon parce que ces derniers temps, je n’étais capable d’aucune joie tant je me trouvais sous le poids des journées difficiles que je venais de vivre. Ce qui m’accable maintenant le plus, c’est en premier lieu de n’avoir pas eu la force de te cacher ma souffrance et d’avoir apporté ainsi une ombre de plus dans ta vie à la place d’un rayon de soleil. Ce que je cherche maintenant, c’est la paix et le recouvrement de la conscience complètement brisée de moimême. Si tôt que j’aurai le sentiment d’être de nouveau quelque chose et de pouvoir donner quelque chose aux autres, je veux te revoir.
Mon Seigneur et mon Dieu, Tu m’as conduite sur un long chemin, obscur, Pierreux et dur. Maintes fois mes forces faillirent m’abandonner, À peine j’espérais voir un jour la lumière. Pourtant, au plus profond de la douleur, où mon cœur fut près de se figer, Une étoile claire et douce se leva pour moi. 3
Ce document, unique dans la correspondance d’Édith, révèle quelle importance revêtait pour Édith son amitié avec Roman Ingarden ; probablement avait-elle songé au mariage, mais sans trouver de réciprocité. Elle ne recevra pour toute réponse à cette déclaration d’amour qu’une “vilaine lettre”, selon ses propres termes. (lettre à R. Ingarden du 29.1.1918)
Wojciech Malkowicz ©
En vacances pendant l’été 1921 chez ses amis philosophes, les Conrad-Martius, Édith prend un soir dans leur bibliothèque, l’autobiographie de Thérèse d’Avila, la grande sainte espagnole, réformatrice du Carmel ; l’ayant lue d’une traite durant la nuit, elle referme le livre en concluant : “C’est la vérité”… Pour elle dont les forces intellectuelles étaient toutes tendues dans la recherche de la vérité, les conséquences ne se font pas attendre : le premier janvier 1922, en la fête de la Circoncision de Jésus, Édith revenue de loin - n’avaitelle pas pensé au suicide ? -, reçoit le baptême de la nouvelle naissance. Est-il possible Seigneur que renaisse Celui qui a déjà franchi la moitié de sa vie ? [Édith a 30 ans] Tu l’as dit, et pour moi c’est devenu réalité. Le fardeau d’une longue vie de fautes et de souffrances Est tombé de moi. […] Oh ! Aucun cœur d’homme ne peut comprendre Ce que Tu réserves à ceux qui T’aiment. Maintenant je T’ai et ne Te lâcherai jamais plus. Où que conduise le chemin de ma vie, Tu es toujours auprès de moi, Rien ne pourra jamais me séparer de Ton amour. 4 Non, “rien” : pas même l’incompréhension de sa parenté juive, de tendance libérale pourtant, et la douleur indicible de sa mère, juive fervente, qui ne comprend pas la démarche de sa dernière enfant tendrement aimée… Elle qui avait vu dans la naissance de sa benjamine, le jour de la fête du Grand Pardon, le 12 octobre 1891, un signe mystérieux, n’avait-elle pas tremblé lorsqu’à la suite de ses aînés, l’adolescente s’était éloignée de la foi des ancêtres et avait décidé de ne plus croire ? Or, plus tard et paradoxalement, c’est dans la lumière du Christ qu’Édith découvre son héritage juif et l’enracinement vital de la foi chrétienne en celui-ci.
Université de Wroclaw, autrefois Breslau, où Édith Stein a commencé ses études.
Édith Stein aimer la vérité La vie d’Édith Stein, placée sous le signe de la Croix du Christ, traverse les moments les plus sombres de l’histoire de l’Europe du XXème siècle
Vivre dans la main du Seigneur La seule vérité qu’elle désire désormais transmettre est la suivante : “comment on peut apprendre à vivre dans la main du Seigneur” (lettre à Sr A. Jaegerschmid du 28.4.1931) ; Édith ne se lassera pas de redire cette vérité devant des publics variés allant des femmes catholiques allemandes aux futurs enseignants en passant par des universitaires. “Pour le jeune, croire qu’il est inscrit dans la main de Dieu et que sa destinée lui est donnée par Dieu, doit éveiller en lui responsabilité et confiance”. N’en donnet-elle pas elle-même un exemple saisissant ? Sur le conseil de son directeur spirituel, elle renonce à rejoindre le Carmel, remplissant pendant dix ans environ sa mission d’enseignement dans le monde. Lorsqu’en 1933, Hitler accède au pouvoir et que les premières manifestations de violence s’exercent à l’encontre des juifs, leur interdisant toute activité professionnelle dans le domaine publique, Édith alors professeur de philosophie dans un Institut catholique de sciences pédagogiques perçoit avec lucidité que désormais, elle n’a plus d’avenir professionnel dans l’Allemagne nazie. Elle peut enfin réaliser son désir : le 14 octobre 1933, la veille de la fête de sainte Thérèse d’Avila, elle franchit “dans une paix profonde le seuil de la maison du Seigneur”, celle du Carmel de Cologne.5
Fille de l’Église et fille d’Israël Parmi ses six frères et sœurs, seule sa sœur Rosa qui recevra le baptême plus tard, après la mort de la maman, comprend sa démarche, les autres se demandant si ce n’est pas une fuite face à la persécution des juifs. Édith - sœur Teresia Benedicta a Cruce (Thérèse Bénédicte de la Croix) - reste solidaire du destin tragique du peuple juif et porte douloureusement dans la prière le sort des siens : “Sous la Croix, je compris le destin du peuple de Dieu […]. Je pensais que ceux qui comprenaient que c’était la Croix du Christ, devaient la prendre sur eux au nom de tous.” (lettre à M. Petra Brüning du 9.12.1938) À la fin de l’année 1938 et de sa tristement célèbre “nuit de cristal” (9-10 novembre), elle doit, elle aussi, émigrer. Pourtant, la haine des nazis la rejoindra jusque dans le Carmel d’Echt, en Hollande : le 2 août 1942, elle est arrêtée avec sa sœur Rosa, et de nombreux autres moines et moniales d’origine juive, suite à la protestation officielle des évêques de Hollande contre la politique de l’occupant nazi. “Viens, allons pour notre peuple”, l’entend-on murmurer à sa sœur, au moment de son arrestation. Une semaine plus tard, le 9 août, elles disparaissent toutes les deux à Auschwitz, filles de l’Église, filles d’Israël. n 1. Jean-Paul II, Angélus de la Place Saint-Pierre, le 11 octobre 1998. Une quête incessante de la vérité, in L’Osservatore Romano. Éd. hebdomadaire en langue française, 49e année, n° 41, 13.10.1998. p. 2 et 12. 2. Jean-Paul II, Lettre apostolique…, n°3. • 3. In Édith Stein. Le Secret de la Croix (Parole et Silence & Cerf, 1998), “Nuit Sainte”. • 4. Ibid. 5. In Édith Stein. Le Secret de la Croix, “Comment je suis venue au Carmel de Cologne”.
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Repères 12 octobre 1891 Naissance d’Édith Stein à Breslau (actuelle Wroclaw) le jour du Yom Kippour 1893 Décès de son père 1911 étudiante en philologie allemande, DR histoire et psychologie à l’université de Breslau 1913 étudie la phénoménologie d’Husserl à Göttingen 1916 doctorat en philosophie avec la plus haute mention ; enseignante au lycée de Breslau. Devient l’assistante d’Husserl à Fribourg en Brisgau 1917 découvre la force de la croix du Christ auprès de la jeune veuve de Adolf Reinach tué à la guerre Juin 1921 lecture de la Vie de Thérèse d’Avila “Voilà la vérité” 1er janvier 1922 baptême sous le nom de Thérèse-Hedwig ; Hedwig Conrad-Marius, sa marraine est protestante. 2 février 1922 confirmation par l’évêque de Spire 1923-31 Professeur au lycée et à l’école de formation d’enseignantes des dominicaines de Spire 1928 traduit les Lettres du Cardinal Newman et le De Veritate de Saint Thomas 1930-32 Tournées de conférences sur les questions de la femme et de l’éducation 1932 professeur à l’Institut de pédagogie religieuse de Münster 1933 arrivée de Hitler au pouvoir. Fin de sa carrière publique 14 octobre 1933 entrée au Carmel de Cologne 15 avril 1934 Prise d’habit ; devient Sœur Thérèse Bénédicte de la Croix Rédige Écrits sur les vies de saint(e)s du Carmel 21 avril 1935 profession temporaire 14 septembre 1936 Décès de sa mère Rédige La Prière de l’Église 21 avril 1938 profession solennelle 31 décembre 1938 départ pour le Carmel d’Echr aux Pays-Bas pour des raisons de sécurité. Écrit Être fini et Être infini (synthèse philosophique) ; La Vie d’une famille juive 1939-42 rédige La Vie de Sœur Marie-Aimée de Jésus, La Science de la Croix (synthèse sur Jean de la Croix) et divers écrit spirituels pour ses sœurs Printemps 1942 convocation par la Gestapo à Maastricht 11 juillet 1942 Protestation des évêques contre la persécution des Juifs 28 juillet 1942 déportation de plusieurs membres de sa famille 2 août 1942 arrestation d’Édith et de sa sœur Rosa 5 août 1942 transit par le camp de Westerbork où elle croise sans doute Etty Hillesum 7 août 1942 départ du convoi vers Birkenau-II (Auschwitz) où il arrive le 9 août 1er mai 1987 béatification 11 octobre 1998 canonisation
Un modèle de
femme européenne Dans ce texte proclamant Sainte Thérèse-Bénédicte de la Croix copatronne de l’Europe, Jean-Paul II souligne les principaux aspects de son enseignement pour les chrétiens d’Europe. Thérèse-Bénédicte de la Croix, récemment canonisée, non seulement passa sa vie dans divers pays d’Europe, mais par toute sa vie d’intellectuelle, de mystique, de martyre, jeta comme un pont entre ses racines juives et l’adhésion au Christ, s’adonnant avec un intuition sûre au dialogue avec la pensée philosophique contemporaine et, en fin de compte, faisant résonner par son martyre les raisons de Dieu et de l’homme face à la honte épouvantable de la “shoah”. Elle est devenue ainsi l’expression d’un pèlerinage humain, culturel et religieux qui incarne le noyau insondable de la tragédie et des espoirs du continent européen.
AAvec Édith Stein,
sainte Thérèse-Bénédicte de la Croix, nous sommes dans un tout autre monde historique et culturel. Elle nous entraîne en effet au cœur de notre siècle tourmenté, indiquant les espérances qui l’ont éclairé, mais aussi les contradictions et les échecs qui l’ont marqué. Elle ne vient pas, comme Brigitte et Catherine, d’une famille chrétienne. En elle, tout exprime le tourment de la recherche et l’effort du “pèlerinage” existentiel. Même après être parvenue à la vérité dans la paix de la vie contemplative, elle dût vivre jusqu’au bout le mystère de la Croix. Elle était née en 1891 dans une famille juive de Breslau, alors territoire allemand. L’intérêt qu’elle développa pour la philosophie, abandonnant la pratique religieuse à laquelle sa mère l’avait pourtant initiée, aurait fait prédire, plus qu’un chemin de sainteté, une vie menée à l’enseigne du pur “rationalisme”. Mais la grâce l’attendait précisément dans les méandres de la pensée philosophique : engagée sur la voie du courant phénoménologique, elle sut saisir l’exigence d’une réalité objective
qui, loin de trouver sa solution dans le sujet, devance et mesure sa connaissance, réalité qui doit donc être examinée dans un effort rigoureux d’objectivité. Il convient de se mettre à son écoute pour la saisir surtout dans l’être humain, en vertu de la capacité “d’empathie” - mot qui lui est cher - qui consent dans une certaine mesure à faire sien le vécu d’autrui (cf. E. Stein, Le problème de l’empathie).
CC’est dans cette tension
d’écoute qu’elle rencontra, d’une part, le témoignage de l’expérience spirituelle chrétienne offert par sainte Thérèse d’Avila et par d’autres grands mystiques, dont elle devint disciple et émule, d’autre part, l’ancienne tradition chrétienne structurée dans le thomisme. Sur cette voie, elle parvint d’abord au baptême, puis choisit la vie contemplative dans l’ordre du Carmel. Tout se déroule dans le cadre d’un itinéraire existentiel plutôt mouvementé, scandé, non seulement par la recherche intérieure, mais aussi par des engagements d’étude et d’enseignement, qu’elle conduit avec un admirable don d’elle-même. Son militantisme en faveur de la promotion sociale de la femme fut particulièrement appréciable pour son temps, et les pages dans lesquelles elle explora la richesse de la féminité et la mission de la femme du point de vue humain et religieux sont vraiment pénétrantes (cf. E. Stein, La femme. Sa mission selon la nature et la grâce).
SSa rencontre avec
le christianisme ne la conduit pas à renier ses racines juives, mais les lui fait plutôt redécouvrir en plénitude. Cependant, cela ne lui épargne pas l’incompréhension de la part de ses proches. Le désaccord de sa mère, surtout, lui procura une douleur indicible. En réalité, tout son chemin de perfection chrétienne se déroule sous le signe non seulement de la solidarité humaine avec son peuple d’origine, mais aussi d’un vrai partage spirituel avec la vocation des fils d’Abraham, marqués par le mystère de l’appel et des « dons irrévocables » de Dieu (cf. Rm 11, 29). En particulier, elle fit sienne la souffrance du peuple juif, à mesure que celle-ci s’exacerbait au cours de la féroce persécution nazie, qui demeure, à côté d’autres graves expressions du totalitarisme, l’une des taches les plus sombres et les plus honteuses de l’Europe de w Hors-série N°2 w FOI w
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Édith Stein aimer la vérité notre siècle. Elle ressentit alors, dans l’extermination systématique des juifs, que la Croix du Christ était mise sur le dos de son peuple, et elle vécut comme une participation personnelle à la Croix sa déportation et son exécution dans le tristement célèbre camp d’Auschwitz-Birkenau. Son cri se mêla à celui de toutes les victimes de cette épouvantable tragédie, s’unissant en même temps au cri du Christ, qui assure à la souffrance humaine une fécondité mystérieuse et durable. Son image de sainteté reste pour toujours liée au drame de sa mort violente, aux côtés de tous ceux qui la subirent avec elle. Et elle reste comme une annonce de l’Évangile de la Croix à laquelle elle voulut s’identifier par son nom de religieuse.
NNous nous tournons
aujourd’hui vers Thérèse-Bénédicte de la Croix, reconnaissant dans son témoignage de victime innocente, d’une part, l’imitation
de l’Agneau immolé et la protestation élevée contre toutes les violations des droits fondamentaux de la personne ; d’autre part, le gage de la rencontre renouvelée entre juifs et chrétiens qui, dans la ligne voulue par le Concile Vatican II, connaît un temps prometteur d’ouverture réciproque. Déclarer aujourd’hui Édith Stein co-patronne de l’Europe signifie déployer sur l’horizon du vieux continent un étendard de respect, de tolérance, d’accueil, qui invite hommes et femmes à se comprendre et à s’accepter au-delà des diversités de race, de culture et de religion, afin de former une société vraiment fraternelle. Lettre Apostolique en forme de “motu proprio” pour la proclamation de Sainte Brigitte de Suède, Sainte Catherine de Sienne et Sainte Thérèse-Bénédicte de la Croix co-patronnes de l’Europe.
Colette Kessler : un regard juif sur Édith Stein w La canonisation d’Édith Stein vous semble-t-elle opportune en l’état actuel du dialogue judéo-chrétien ? w Étant donné les siècles d’occultation du judaïsme par le christianisme, les siècles où la Croix a été pour les juifs un signe de mort et non un signe d’amour, il est légitime que vous posiez cette question à une juive. Je réponds qu’à mon avis le temps n’était pas encore mûr. Une fois de plus, la voix juive doit dire : “pas encore”, quand la voix catholique dit : “déjà”. Avoir canonisé une juive devenue catholique, cela risque de susciter des dérapages. Des catholiques ne manqueront sans doute pas de dire que l’on est un bon juif si l’on se convertit au christianisme, ce qui est une affirmation irrecevable pour nous, en contradiction avec le message du concile Vatican II et avec diverses déclarations du Pape lui-même ; enfin, cela va à l’encontre de l’hommage même que l’on veut rendre à Édith Stein. w Que pensez-vous de la vie et de l’œuvre d’Édith Stein ? w Quand aura pris fin le battage médiatique autour de la canonisation, il serait bon que chrétiens et juifs aillent plus loin pour pénètre l’âme et l’être d’Édith Stein. Ils se rendront ainsi compte de ce qu’elle a dit elle-même notamment quant à son appartenance au peuple juif et à son respect pour l’identité religieuse de sa mère qui n’a cessé de prier à la synagogue, et ils sauront apprécier sa méditation si juste et d’une si haute spiritualité sur les figures bibliques, en particulier celles d’Élie et d’Esther. Édith Stein a toujours été en quête de vérité et de justice pour tous. Fille d’Israël, comme elle s’est explicitement nommée même après s’être laissé traverser par l’appel de la Croix, elle peut interpeller les juifs parce qu’elle a vécu dans son être d’identité de “serviteur de Dieu” comme Abraham ou Moïse, et bien sûr comme le “serviteur souffrant” anonyme, surgi de l’exil, dont parle le second Isaïe. Nous n’avons besoin d’aucune canonisation pour
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savoir que chaque génération repose sur “36 justes” inconnus qui vouent leur vie à la sanctification du Nom, et cela par la sanctification de la vie (même s’il faut aller jusqu’à la mort). Édith Stein est morte à Auschwitz comme tant d’enfants de son peuple, “pour son peuple” ; mais aussi, nous le savons par elle, en communion avec la Croix de Jésus. w Que pouvez-vous dire de sa personnalité atypique ? w Édith Stein elle-même a dit que personne ne pouvait “lui tirer le secret de sa conversion”. Nous touchons là à un niveau de silence qui dépasse les institutions parce qu’en sa personne s’est produite, comme dans une anticipation eschatologique, une rencontre entre l’âme chrétienne et l’âme juive. Elle fait partie de ces rares femmes habitées par un tel souci de la vérité dans la foi qu’elle sont prêtes, selon l’expression de la philosophe Marguerite Léna, “à toutes les déchirures en elles-mêmes et avec leur entourage”. Aussi, à mon sens, Édith Stein ne doit-elle en aucun cas être montrée du doigt par les juifs comme “traître à son peuple”, et encore moins montrée en exemple par les chrétiens comme “juive accomplie” parce que devenue chrétienne. En conclusion, ce que je souhaite et ce que je prie, c’est que juifs et chrétiens ne tirent pas des conclusions hâtives, mais que les uns et les autres – chacun à sa manière – aillent plus avant dans l’approfondissement des questions essentielles touchant leurs différences en un “débat pour la plus grande gloire de Dieu” et pour devenir ensemble “bénédiction pour toutes les nations de la terre”. n * Interview publiée le 22 octobre 1998 dans “Témoignage chrétien” et extraite de l’ouvrage de Colette Kessler L’éclair de la rencontre – Juifs et chrétiens : ensemble, témoins de Dieu (Parole et Silence, 2004, 310 pages, 25 ).
Bibliographie Thérèse d’Avila de la crainte à l’amour Jean-Jacques Antier
Éd. Perrin Historien, Jean-Jacques Antier
livre ici une biographie très agréable à lire et bien documentée de Sainte Thérèse d’Avila, écrite à l’occasion du 400° anniversaire de la fondation du Carmel en France. Une bonne façon de découvrir la Sainte espagnole. Les annexes chronologiques et biographiques, ainsi qu’un florilège complètent utilement ce beau livre.
Jean de la Croix ami et guide pour la vie Dominique Poirot
Éd. Cerf, 2003, 16
Entrer dans le château intérieur avec Thérèse d’Avila Tomas Alvarez, ocd
La vie de Sainte Thérèse d’Avila M. Auclair
Éd. Poche, 8,50
Éd. du Carmel, 2004, 19 Le père Alvarez propose un guide de lecture savoureux de la dernière œuvre de Thérèse d’Avila. Cheminant chapitre par chapitre, il donne à chaque fois les repères nécessaires : symboles, liens avec l’expérience mystique de la sainte en relation avec ce qu’elle en dit dans ses autres ouvrages, situation historique… qui permettent au lecteur d’aujourd’hui de se plonger dans cette œuvre majeure de la spiritualité. Car il ne s’agit pas de faire l’économie de lire Thérèse. Ce livre n’est pas une anthologie mais bien une introduction riche et nourrissante qui conduit plus loin que lui.
Dans une nuit obscure Poésie mystique complète Saint Jean de la Croix
Éd. Librio, 2001, 158 p. 2 Approche littéraire rigoureuse pour la traduction des poèmes de Jean de la Croix que nous offre François Bonfils, professeur à l’université de Toulouse - Le Mirail et spécialiste de la littérature espagnole du “Siècle d’or”. Présentation bilingue à visée pédagogique : le texte français est proposé en vis à vis du texte original, avec une petite introduction pour chaque poème. Excellent rapport qualité-prix.
Sans doute la biographie la plus connue de la sainte en langue française. Un ouvrage de référence qui permet de découvrir l’itinéraire humain et spirituel de la sainte. Un livre à la fois historique et spirituel.
“Histoire d’une âme” de sainte Thérèse de Lisieux Nouvelle édition critique, réalisée et commentée par
Conrad De Meester
Éd. Presses de la Renaissance, 2004 Le père de Meester, spécialiste de Thérèse de Lisieux, reprend la présentation de Histoire d’une âme, telle qu’elle avait été publiée par Mère de Gonzague et a porté un fruit incalculable dans le monde entier.
Prier 15 jours avec Thérèse d’Avila J. Abiven, o.c.d.
Éd. Nouvelle Cité, 1993
Prier 15 jours avec Saint Jean de la Croix
Les mains vides C. de Meester
Éd. Cerf
C. Tonnelier Éd. Nouvelle Cité, 1990 Dans ce livre, l’auteur présente la vie de celui qui est son maître en vie spirituelle depuis la découverte qu’il en fit alors qu’il avait 16 ans. Une occasion de découvrir ou de se familiariser avec un Saint trop souvent considéré comme difficile et lointain qui est pourtant l’un des guides majeurs de la spiritualité catholique.
Thérèse, sa famille, son Église, son Dieu Bernard Bro
Éd. Fayard Un beau livre pour découvrir Thérèse de Lisieux dans son environnement familial culturel et ecclésial afin de mieux apprécier l’apport de sa petite voie.
Un très beau livre, de lecture aisée, afin de mieux découvrir et entrer dans l’acte d’offrande de Thérèse de Lisieux. w Hors-série N°2 w FOI w
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Réalisme spirituel de Thérèse de Lisieux V. Sion, o.c.d.
Collection Foi vivante, N° 143. Éd. Cerf, 1994
Ce livre demeure un excellent ouvrage pour entrer dans la spiritualité de Thérèse de Lisieux et est une bonne aide à la prière.
Thérèse icône de Marie Christian Dumoulin
Éd. DMM, 2003, 15
L’auteur se penche ici sur la place que Marie occupe dans la vie de Thérèse de Lisieux. Reprenant les différentes étapes de la vie de Thérèse, il met en évidence la présence de Marie à chaque instant, vécue comme mère - celle du Christ mais aussi celle de Thérèse – et comme modèle de vie chrétienne. S’en dégage la doctrine mariale que Thérèse a petit à petit élaborée au fur et à mesure de son expérience spirituelle.
Ce que Thérèse de Lisieux doit à Jean de la Croix Emmanuel Renault
P. Marie Fevotte
Éd. Cerf, 1991
Éd. Cerf, 2004, 25 Interpellé par la précocité avec laquelle Thérèse fait allusion à Jean de la Croix - dès l’âge de 13 ans selon lui -, à un moment où le Docteur angélique est un quasi inconnu en France et dans les carmels, l’auteur interroge la vie et l’œuvre de Thérèse de Lisieux afin de mettre en lumière à la fois ce que Thérèse reçoit de Jean, mais aussi ce en quoi elle est originale. S’en dégage une profonde communion de pensée et de vie où se révèle les traits les plus caractéristique de la mystique carmélitaine vécue par Jean et Thérèse. Il est sans doute nécessaire d’être un familier de Thérèse pour mieux goûter ce livre très précis.
Thérèse carmélite Sous la direction de Dominique Poirot
Éd. Cerf, 2004, 40 Ce livre rassemble les différentes interventions du colloque tenu en septembre 1998 à Lisieux à l’occasion du premier centenaire de la mort de Thérèse de l’enfant Jésus. Il montre comment le cheminement de Thérèse s’est inscrit dans la spiritualité et la vie du Carmel, recevant et poursuivant l’intuition de ses fondateurs. Il restitue également son parcours dans le contexte social et religieux de l’époque mettant en valeur la nouveauté et l’audace de sa “petite voie” et montrant combien Ste Thérèse fut prophète de son temps. Un ouvrage de référence pour tous ceux qui souhaitent approfondir leur connaissance de “Thérèse docteur” tant au niveau théologique que spirituel.
Un livre déjà ancien mais toujours actuel qui présente l’enracinement scripturaire d’Élisabeth de la Trinité et permet de découvrir avec elle la force du message de l’Écriture, en particulier de Paul.
Enraciné dans le Christ à la suite d’Élisabeth de la Trinité P. Marie Fevotte
Éd. du Carmel, à paraître
Un coffret de 6 CD Thérèse de Lisieux par
Mgr Guy Gaucher
Le coffret 40 La vie de Sainte Thérèse : l’enfance
Source cachée Édith Stein
Éd. Cerf, Ad Solem, 1998 Cet ouvrage regroupe plusieurs écrits spirituels d’Édith Stein, allant des biographies de saintes aux billets écrits lors de fêtes du Carmel. Un livre de base pour la découvrir.
Chemins vers le silence intérieur Édith Stein
Éd. Parole et Silence, 1998 Cette petite anthologie rassemblée par Vincent Aucante, philosophe et père de famille, permet de se familiariser avec la spiritualité d’Édith Stein et de cheminer avec elle.
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Aimer la Bible avec Élisabeth de la Trinité
La vie de Sainte Thérèse : le Carmel La petite voie de l’enfance spirituelle L’épreuve de la foi Prier avec Thérèse Thérèse et la vie fraternelle À commander à : ame • 10 rue Henri IV • 69287 LYON Cedex 02 tél. 04 78 37 45 99 ame@chemin-neuf.org
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