Lorenzo Gaiga
UNE FLEUR VENUE DU DESERT
Une jeune sainte africaine Zeinab Alif
traduit par Nathalie Cherel  
Préface Le dessein de Dieu, parfois si difficile à comprendre, a conduit cette jeune africaine sur les rivages de l’Italie, au cœur du XIX siècle. Ce livre en raconte la captivante et bouleversante histoire. C’est l’histoire d’une fillette déracinée de sa terre natale, arrachée à la sérénité de la vie de son village, aux vertes forêts et à l’air parfumé d’Afrique, à l’amour de ses proches pour être ensuite conduite vers l’ignoble marché des esclaves et mise en vente. Elle connait alors une humiliante vie d’esclavage et la perte de la dignité humaine. Grace à un ami, qui paie pour la libérer, elle fera ensuite l’expérience de la liberté vécue douloureusement loin de sa terre natale. Ceci est la première partie de la vie de Zeinab Alif, connue sous le nom de «la Moretta» (la petite noire) de Serra de’ Conti. Votre histoire, sœur Marie-Joséphine, a beaucoup à enseigner aux femmes d’Afrique. L’Eglise en Afrique cherche à grandir dans la foi, les germes d’une grande richesse et d’une spiritualité naturelle trouvent une abondante nourriture dans l’Evangile. Dieu qui était auparavant adoré, mais restait inconnu, reçoit un nom dans l’Evangile et montre son visage d’amour. C’est pour l’amour, et la miséricorde de Dieu que les martyres d’Uganda sont morts; c’est Lui que sainte Joséphine Bakhita et la vénérable sœur Marie-Joséphine Benvenuti ont cherché à suivre. Aujourd’hui comme hier, des hommes et des femmes de toutes races et classes sociales vont jusqu’à risquer leur vie pour rester fidèles à la foi en Jésus-Christ. Le pays de sœur Marie-Joséphine est déchiré par la guerre et les divisions, ses compatriotes chrétiens payent encore un lourd tribut pour défendre leur foi. Ils sont discriminés à cause de leur foi en Jésus-Christ, privés de leurs droits civiques, ils croient en votre intercession, sœur
Marie-Joséphine, et aussi à la communion des Saints, ils demandent à vivre en paix et en union dans la foi. Nous espérons le jour de votre glorification proche, ainsi nous pourrons trouver réconfort dans votre l’exemple et vous deviendrez pour les chrétiens d’Afrique un modèle de foi, d’héroïsme pour la Gloire de Dieu. Que la joie vécue le jour de votre baptême soit partagée par tous les frères et sœurs d’Afrique qui reçoivent le baptême. Votre vie consacrée à Dieu témoigne avec force que le message de l’Evangile conduit à la liberté et donne la pleine expression à tout ce qui est véritablement humain. Sœur Marie-Joséphine, aidez-nous à porter le message de l’Evangile pour vivre dans la réalité africaine, afin qu’il puisse agir comme le levain; afin qu’il puisse être tissé avec les valeurs authentiques de la culture africaine et ainsi enrichir l’Eglise toute entière. Pour moi, vous connaitre a été source d’une réelle joie. Puisse cette joie être vécue par tous ceux qui entendront votre histoire: l’histoire d’une jeune femme africaine qui a appris, à l’école de saint François et de sainte Claire, à vivre l’Evangile. Mgr Edouard Nowak Secrétaire émérite de la Congrégation pour les Causes des Saints.
Chapitre 1 L’esclave du Kordofan «Fuyons, Zeinab, fuyons! Les marchands!» Le jeune garçon n’eut même pas le temps de lancer un cri d’alarme, que deux hommes surgirent de derrière les buissons, avec la rapidité d’un serpent, et se jetèrent sur les trois enfants qui étaient en train de jouer dans la zeriba (espace en plein air entouré de haies), prés de leur maison. La domestique chargée de les surveiller s’était éloignée un instant et au même moment deux hommes, qui étaient aux aguets, s’élancèrent sur les petits avec une extrême violence, les saisirent à la taille, en leur fermant la bouche. «Taisez-vous, gamins – ricana un des deux hommes en pointant la lame d’un poignard à la gorge de Zeinab, la plus grande – si vous dites un seul mot je vous coupe la tête». A cette époque les parents et les domestiques étaient très vigilants, car des enlèvements d’enfants avaient eu lieu dans les villages voisins. Quelques années auparavant Zeinab avait subi un enlèvement. Heureusement les hommes du village étaient arrivés rapidement, l’avaient arrachée aux négriers et réaccompagnée chez elle. Ce jour-là, attirés par les cris des enfants, les parents et les domestiques se précipitèrent dans la cour, mais ils virent les trois enfants effrayés, les yeux écarquillés et terrorisés. Ils disparaissaient au loin, à toute allure sur les chevaux arabes des marchands d’esclaves. On donna immédiatement l’alarme et les hommes se lancèrent à leur poursuite, mais les recherches furent vaines. Cet enlèvement eut lieu dans un village du Kordofan, vaste région au cœur du Soudan, une après-midi de 1853. Le Soudan Le mot Soudan signifie simplement «noirs». Pour les géographes arabes le Soudan comprenait la bande de terre au sud du désert du Sahara. Aujourd’hui, après la décolonisation,
le mot Soudan indique exclusivement la «République du Soudan» qui comprend une grande partie du bassin du Nil et confine à l’est avec la Mer Rouge et l’Éthiopie; au sud avec le Kenya, l’Uganda et le Zaïre; à l’ouest avec la République Centre Africaine et le Tchad; au nord avec la Libye et l’Égypte. La superficie est de 2.506.000 km2 et il y a environ 25 millions d’habitants répartis en 570 tribus, grandes et petites. Au Soudan on parle environ 10 langues. Le climat y est tropical avec d’importantes différences de températures entre les montagnes et les plaines, le désert et la savane, les régions côtières et l’arrière pays. Au nord, il existe une bande de terre cultivée le long du Nil que les écrivains de l’Antiquité appelaient «Nubie». Dès 1500 av.J.Ch les Égyptiens entretiennent d’étroites relations commerciales avec les soudanais, qu’ils appellent «Kush». Les grecs les appelaient»Aithiopees» (noirs) et «Aithiopeia» (Éthiopie) la région, et les romains «Noubas» et «Nouba» le pays. Aujourd’hui, le mot Nouba est réservé exclusivement au mont Nouba et à la population qui y réside, dans la partie sud du Kordofan. Les appellations «Nubie» et «Nubiens» sont attribuées à la Vallée du Nil et à ses habitants, au nord de Khartoum. Il apparaît donc clairement que la patrie d’origine de Zeinab, qui avait toutes les caractéristiques physiologiques des Noubas, est la région du mont Nouba, dans le Kordofan du sud. La sérénité du village Zeinab, la protagoniste de notre histoire, avait à l’époque 7-8 ans et était l’ainée d’une famille de trois enfants: deux filles et un garçon. Elle était extrêmement éveillée, elle aimait passer la journée au milieu des cabanes de paille et de boue et des maisons en pierres de son village. Sa famille, relativement aisée, avait des domestiques, des terres et des élevages qui assuraient lait, viande, canne à sucre, sorgho, millet, sésame, coton, fruits de différentes variétés. Le 8
père, Alif, avait la charge de chef du village et sa maison en pierres était entourée d’un vaste jardin clôt par une haie. Zeinab, adulte, se souviendra de son père comme d’un homme affectueux qui aimait passer du temps avec ses enfants le soir, les tenir sur ses genoux et sur ses épaules, en les appelant avec les noms les plus affectueux. Sa maman avait, elle aussi, une tendresse toute particulière pour ses trois enfants, mais Zeinab ne se souviendra pas de son prénom. Elle l’appelait simplement «maman». Toutefois, elle gardera de sa mère un souvenir significatif, quand cette dernière faisait agenouiller ses trois enfants devant une image, probablement d’une divinité, et priait avec eux. Cette effigie était peut-être d’origine chrétienne, car à l’époque les hommes aisés se mariaient avec des femmes appartenant à d’autres religions. Comme nous verrons plus tard, le christianisme était arrivé au Soudan plusieurs siècles auparavant et même si à l’époque de notre histoire il avait disparu, on ne peut exclure des signes de présence chrétienne. Quand Zeinab est entrée au monastère des Pauvres Clarisses du Belvedere et a vu pour la première fois une image de la Vierge, elle n’a pu retenir un cri d’émerveillement et de joie car le visage de la Vierge ressemblait de façon extraordinaire à l’image devant laquelle elle priait étant enfant et devant laquelle sa mère tenait constamment une petite bougie allumée. L’interminable voyage Les chameaux, qui avaient remplacé les chevaux utilisés pour l’enlèvement de Zeinab, de son frère et de sa sœur, parcouraient l’étendue aride et illimitée du désert en direction d’un point à l’horizon hors d’atteinte. Zeinab, attachée à une monture différente de celle de son frère et de sa sœur, éprouvait une immense tristesse. On n’entendait plus les cris de ses parents et des gens du village, mais Zeinab s’obstinait encore à croire qu’elle serait de nouveau sauvée. Cette pensée suscitait en elle un peu d’espérance, et cessant alors de s’affoler, elle décida de poser une question à l’homme qui la tenait prisonnière. Mais 9
ce dernier ne répondit pas, se limitant à pousser le chameau à aller plus vite et à resserrer la prise. Le soir arriva rapidement. La fraicheur nocturne, l’émotion ressentie et la fatigue liée au voyage la détendirent et elle finit par s’endormir. A son réveil le lendemain matin, elle était dans une vaste cabane bondée et désordonnée. Les gens erraient entre hurlements, gémissements et pleurs. Il s’agissait d’une cabane-dépôt, centre de rassemblement et de triage des esclaves. Au cours des jours précédents, des bandes d’esclavagistes s’étaient rendus dans les villages incendiant, tuant et déportant. Quand la population était nombreuse et alertée, ils agissaient par traîtrise et surprise, comme dans le cas de Zeinab. Rapidement une longue caravane allait se former, faite de personnes enchainées ou bien avec la tête fixée à la caiga (planche horizontale serrée au cou) qui ne permettait pas au prisonnier de bouger, de se reposer et bien sûr de courir. Des heures de marche forcée, poussés par la cravache des esclavagistes à dos de chameaux, ils allaient rejoindre les marchés de El-Obeïd, Khartoum, du Caire et d’Alexandrie d’Égypte, pour y être exposés complètement nus, regardés, palpés comme des animaux et ainsi offerts aux acheteurs. Nombreux sont ceux qui ne subiraient pas une telle humiliation faute de supporter cet interminable voyage à travers le désert. Zeinab était blottie dans un coin, effrayée, elle cherchait son frère et sa sœur. Elle ne les voyait pas. Ils étaient très probablement dans une autre cabane-dépôt. Elle pensa aussi à s’échapper, mais il y avait trop de désert entre ses chères montagnes et elle. Se mettre en route, en supposant de réussir à s’enfuir et de tromper la surveillance des gardiens, voulait dire mourir de chaleur et de soif le jour suivant. Le dernier souvenir de la terre natale Chaque jour des personnes épuisées tombaient le long du chemin et étaient achevées par les esclavagistes. Voir les gens mourir n’impressionnait plus, mais suscitait plutôt un 10
sentiment secret de convoitise car cela signifiait mettre fin à toutes ces souffrances. Durant un bivouac à l’ornière de la forêt devenue savane, Zeinab se laissa tenter par la nuit africaine. Elle quitta le groupe d’esclaves et sortit dormir en plein air. La surveillance était moins stricte, car la fuite devenait impossible à la vue des grandes distances parcourues. Zeinab avait derrière elle la riche forêt de palmiers et de tamariniers. Elle se blottit et se laissa prendre par le sommeil. A l’improviste, le silence nocturne fut interrompu par le rugissement d’un lion à la recherche de nourriture. Zeinab se réveilla en sursaut et, à la lumière des étoiles, vit s’approcher les yeux brillants du roi de la jungle. Zeinab retint alors son souffle jusqu’à ce que le fauve, passant à un mètre de distance, continue son chemin à la recherche d’une meilleure proie. Plus tard devenue religieuse, elle racontera cet épisode en disant qu’elle avait été protégée par son Ange gardien. On peut dire que cette rencontre avec le lion constitue pour Zeinab le dernier souvenir de sa terre natale, qui était à son époque encore riche en forêts et animaux sauvages. Trois mille kilomètres Zeinab n’a jamais su expliquer comment elle avait fait pour parcourir les quelque trois mille kilomètres, une partie à pied, une partie sur les bateaux le long du Nil, qui devaient la conduire de son village au Caire, dernière étape de son calvaire. Assurément la main de Dieu était sur elle, Dieu savait déjà où arriver avec cette créature. Elle passera sous la domination de plusieurs négriers, toujours maltraitée et commandée à coup d’insultes et de brimades. Zeinab sera ensuite cédée, par celui qu’elle appelait le «méchant», à un turc. Cet homme fit preuve d’une certaine bienveillance à l’encontre de Zeinab, tout en la traitant avec distance et en la commandant durement. Le travail qui lui était confié n’était pas très difficile: elle devait ouvrir et fermer les fenêtres de la maison, actionner le grand éventail durant les heures les plus chaudes, ranger et préparer 11
les longues pipes destinées au maître et à ses amis quand ces derniers, selon les habitudes locales, conversaient allongés à l’ombre des palmiers et allumer les pipes au moment opportun puis les rallumer quand elles s’éteignaient. Le reste du temps elle était livrée à elle-même. C’était encore une enfant et cela lui évita de subir les humiliations et les épreuves réservées à ses compagnes plus âgées.
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Chapitre 2 Une nouvelle liberté Un jour Zeinab, qui était en train de fermer la fenêtre de la chambre du maître, croisa le regard d’un homme blanc, d’âge mur, vêtu de noir qui la regardait en lui souriant de la maison d’en face. Il inspirait sympathie et encourageait à la confiance mais la fillette, craignant de changer de maître et donc d’aller à l’encontre d’un nouveau et peut-être plus effroyable martyre, referma rapidement la fenêtre et s’enfuit. Le jour suivant l’homme était toujours là, il semblait l’attendre. Il l’appela alors par son nom en langue arabe. De nouveau la fillette ne répondit pas et préféra s’enfuir, elle était toutefois contente et étonnée. Les jours suivants elle revit l’homme blanc, il tenait par la main des fillettes comme elle, ces dernières semblaient heureuses et comblées. A l’entrée de la maison elle remarqua aussi une femme âgée, elle était blanche, et accueillait l’homme avec grand respect et les fillettes avec des gestes de sympathie et de tendresse. «Maman avait les mêmes gestes quand elle m’attendait sur le pas de la porte, pensa Zeinab et je ne sais plus ce que veut dire bonheur, caresses et sourires depuis tellement longtemps» un sentiment de tristesse l’envahit, et elle se cacha pour pleurer. Elle pensait à son frère et à sa sœur. Etaient-ils encore vivants ou bien leurs corps étaient-ils restés le long de la piste au milieu du désert? Et ses parents? Et les amis restés au village? Après avoir séché ses larmes, elle prit son courage à deux mains, fila en douce et s’approcha de l’homme blanc. Il était devant le seuil de la maison et plaisantait avec les fillettes. L’homme la remarqua et lui demanda en arabe: «Comment t’appelles-tu?» «Je m’appelle Zeinab et mon père Alif» «Veux-tu venir avec ces fillettes et moi -lui dit-il en arabe13
nous formerons une famille et tu seras libre, sans un maître qui te commande.» «Comme quand j’étais au village?» «Oui, comme quand tu étais dans ton village dans la région du mont Nouba, je crois» «Comment sais-tu d’où je viens?» «J’ai vu tellement d’enfants qui te ressemblent» «As-tu vu mon frère et ma sœur?» L’homme fit alors un geste des mains qui signifiait: «Tu m’en demandes trop». Le père Olivieri savait parfaitement que chaque année il arrivait, seulement au Caire, environ 15.000 esclaves. Comment les connaître tous? Il savait aussi que les fillettes pour la moindre distraction étaient réprimandées, battues, et recevaient aussi des coups de rasoir sur le corps. On versait ensuite du sel sur les blessures. En général, les femmes traitaient les fillettes esclaves plus durement que leur mari. Lorsqu’une d’entre elles manifestait quelque signe de sympathie envers le maître, la femme de ce dernier faisait subir à la fillette d’indescriptibles tortures. «Viens avec nous! Tu seras heureuse, tu trouveras une nouvelle maman et un nouveau papa» dit la plus grande des fillettes. «Si je viens avec toi qu’est-ce que je devrai faire?» demanda Zeinab. «Tu pourras apprendre à lire et à écrire. Si tu le souhaites tu pourras devenir chrétienne» «Que veut dire devenir chrétienne?» «Cela veut dire connaître et aimer un Père qui habite dans les cieux, son Fils qui est venu sur la terre pour rester toujours avec nous, et sa Mère qui a voulu être la mère de tous, en particulier de ceux qui souffrent dans leur vie. De plus, dans le christianisme il n’a y ni maîtres et ni esclaves, et la couleur de notre peau ne nous rend pas différents car nous sommes tous frères, tous égaux.» 14
Tout en parlant le prêtre attira Zeinab vers lui et lui caressait les cheveux. «J’ai tellement souffert dans ma vie et je souffre encore. Je t’en prie emmène-moi avec toi», implora Zeinab. Le père Nicolas Olivieri L’homme qui, malgré sa faible santé et ses soixante ans, parcourait les rues du Caire à la recherche d’enfants malheureux, pour leur redonner liberté et dignité humaine, était le père Nicolas Olivieri. Ce prêtre avait consacré sa vie à servir les pauvres et les opprimés. A la lecture de la dénonciation de l’injustice de l’esclavage faite par le pape Grégoire XVI, il avait compris qu’il était appelé à faire quelque chose pour alléger les souffrances de ces populations. Cependant une telle entreprise nécessitait d’un soutien financier, car il fallait libérer les esclaves et payer leur voyage en Europe afin de leur assurer un logement convenable et une éducation. Pour cette raison, le père Olivieri avait fondé une association composée de chrétiens disposés à l’aider dans cette œuvre charitable. Madeleine Bisio, la femme blanche appelée Nena que Zeinab avait vue, était une des personnes qui voyageait avec le prêtre pour l’aider à s’occuper des fillettes. Vendue pour £ 350 Après la conversation avec Zeinab, le père Olivieri se rendit chez son maître pour discuter de la rançon. «Mais oui!» répondit l’homme en aspirant avec force sur sa pipe «Je peux vous la vendre si vous m’offrez un juste dédommagement». «Je l’ai vue plusieurs fois, elle semble très étiolée. Elle est peut-être malade et elle aura probablement besoin d’être soignée». «Vous êtes tous pareils! Quand c’est le moment d’acheter 15
vous trouvez toujours des tas de défauts: elle est maigre, elle n’a pas envie de travailler et maintenant vous me dites qu’elle est malade. La voulez-vous, oui ou non?». «Je la veux, mais je ne peux pas vous donner plus de 300 lires italiennes!». «400. Vous savez que vous ne trouverez pas ici de fillette comme elle à moins de 500 £». «Alors 350 et on n’en parle plus». «D’accord, donnez-moi 350 et emportez-la. De toutes façons une africaine ne vivra pas longtemps en Europe!». Dès que le prêtre versa la somme, Zeinab, qui avait alors entre 10 et 11 ans, s’agrippa à la main de son bienfaiteur et l’entraîna vers le porte du jardin sans jeter le moindre regard vers son ancien maître qui, imperturbable, continuait à fumer sa pipe. Quatre dans un panier Du Caire à Alexandrie, lieu d’embarquement pour l’Europe, il y a environ 150 km. On peut voyager en empruntant les bateaux du Nil ou bien à dos de chameaux le long de la voie caravanière qui longe la rive gauche du grand fleuve. Cette seconde voie est la moins dangereuse et probablement la plus économique. Adulte, Zeinab se souviendra de ce voyage extrêmement éprouvant. Les fillettes avaient dû voyager dans des paniers, quatre par panier, attachés sur les flancs du chameau. Quand on n’est pas habitué à la démarche de l’animal, le voyage est très fastidieux. Le roulis et le tangage de l’animal donnent une sensation de chavirement et de vertige au voyageur. Le chameau est appelé le «bateau du désert». Sans parler de la chaleur de 55 degrés pendant la plus grande partie du voyage. Zeinab et ses camarades se consolaient en pensant aux 3000 km de marche, 18 mois auparavant, à travers le désert de la Nubie, au sifflement du fouet, aux insultes, aux menaces et au triste spectacle de ceux qui tombaient et étaient achevés par les esclavagistes. Maintenant elles avaient Nena, la femme que Zeinab avait vue de la fenêtre, elle leur donnait à boire et essuyait avec une 16
caresse la transpiration de leur front. Père Olivieri les consolait en leur promettant qu’elles allaient trouver une famille qui les considèrerait comme leurs enfants. De son immense poche, il prenait des friandises qu’il leur offrait pour rendre moins pénible le voyage. Comme un moustique Le voyage en mer d’Alexandrie à Marseille fut particulièrement houleux. Les vagues heurtaient le bateau, tel un fétu de paille, et père Olivieri rassemblait les fillettes terrorisées près de lui pour les rassurer. Pendant la tempête il s’agenouillait avec elles pour prier, elles s’agrippaient à sa soutane. Zeinab se souviendra: «Père Olivieri profitait des moments paisibles pour nous enseignait quelques mots et quelques phrases en italien et pour nous parler de Jésus et de Marie. Il nous expliquait les habitudes européennes et nous racontait des épisodes de la vie des saints». Entre toutes, Zeinab était celle qui avait le plus de facilité à apprendre la langue italienne et à se souvenir des enseignements. Elle faisait preuve d’une intelligence vive et d’une formidable mémoire. Arrivé à Marseille le groupe devait être conduit à Rome pour être présenté au Pape, puis il se séparerait, chacun se rendant à sa propre destination. Au cours de cet épuisant voyage le caractère de Zeinab se manifesta: elle était très éveillée, dégourdie, taquine et parfois même cruelle. Ce dernier trait de caractère était le résultat de son existence d’esclave où elle n’avait connu que violences et brimades et où il fallait faire de même pour survivre. Pour donner un exemple, quand elles devaient dormir dans un hôtel au cours du voyage, Nena répartissait les fillettes par groupe de 4 pour dormir dans des lits de deux personnes. Elle les bordait et après leur avoir souhaité bonne nuit, elle se retirait. C’est alors que Zeinab, comme un moustique, s’amusait à tourmenter ses camarades, en les giflant et en les pinçant jusqu’à ce qu’une d’entre elles se retrouve hors du lit. Pour taquiner ses camarades, elle prenait plaisir à cacher 17
les vêtements ou les babioles que les fillettes avaient reçus en cadeau. Les fillettes les plus fortes ne manquaient pas de lui restituer les coups, mais les plus petites, faibles et malades souffraient et pleuraient. Nena, qui ne dormait que d’un seul œil, arrivait sur le seuil de la porte et demandait: «Que ce passe-t-il ici?». La fillette faisait alors semblant de dormir comme un loir, mais était prête à recommencer dès le départ de la surveillante. Quand on la surprenait en train de faire ses espiègleries, elle avait la réponse toute prête. «Aujourd’hui cette fille n’a pas obéi au père Olivieri, cette autre n’a pas appris le catéchisme, et celle-ci a été méchante, c’est pourquoi je les ai punies». Il était difficile de lui faire comprendre que personne ne l’avait nommée justicière du groupe. Quand le père Olivieri la présenta aux religieuses du Belvedere, il leur dit que Zeinab serait source de grande satisfaction, même si c’était une enfant très vive. La visite au Pape Le voyage du Caire à Rome, via Marseille, avait duré six ou sept mois. Les raisons d’un si long voyage étaient multiples. Père Olivieri avait choisi les moyens les plus économiques pour les déplacements et souvent il avait fallu attendre. Il avait dû s’occuper des formalités pour placer les fillettes. De surcroît, il souhaitait que les fillettes, qui ne connaissaient que l’arabe, fussent en mesure de comprendre et de se faire comprendre en italien. Et puis, pour obtenir aide et soutien, il aspirait à faire connaître son «Œuvre du rachat des petites noires» en présentant les petites africaines à Rome et au Pape. Pie IX accueillit le groupe avec beaucoup d’affection et de sympathie. Il gouvernait l’Église depuis 1848, année présumée de naissance de Zeinab. L’image de cet homme grand, élancé, vêtu de blanc, s’adressant au groupe avec bonté et amour, devait marquer profondément les fillettes pour toute leur vie. Le souvenir des immenses escaliers à gravir pour aller voir le 18
Pape et des salons richement décorés dans lesquels il recevait les invités, uni à la visite de la ville éternelle et des basiliques, émerveillèrent ces âmes simples. A cette occasion, le père Olivieri obtint du Pape une bénédiction particulière pour «l’Œuvre du rachat des petites noires» qui s’enrichit de privilèges spirituels. Désormais, le voyage en groupe touchait à sa fin. Quelques fillettes furent accueillies à Rome, dans des monastères ou bien par des familles, où elles seraient élevées et recevraient une éducation chrétienne. Zeinab avec quelques camarades prirent le train en direction d’Ancône. A Ancône un épisode particulier eut lieu, épisode qui aurait pu être fatal. Les fillettes étaient sur la jetée, quand elles aperçurent un groupe de personnes qui transportait un homme trouvé exsangue sur la plage. Pensant qu’il s’agissait de la capture d’un esclave, elles cherchèrent à fuir. Mais Zeinab, en essayant de s’enfuir, manqua de tomber à l’eau. Pour Nena, il n’y avait aucune raison de s’alarmer et elle se trouva donc désemparée face à l’attitude des fillettes. Plus tard, Zeinab racontera qu’elle avait senti une main invisible la repousser en arrière, l’empêchant ainsi de tomber. Le groupe passa plusieurs jours à Senigallia et Zeinab en profita pour faire une de ses sottises. Lorsqu’elle aperçut la cloche du palais épiscopal, elle la sonna avec force suscitant ainsi une alarme générale. Enfin, ils parcoururent en voiture à cheval les 22 km jusqu’à Belvedere Ostrense. Pendant le dîner dans la salle du monastère de Saint Dominique, en présence des prêtres et des bienfaiteurs, Zeinab remarqua une camarade en train de faire la difficile sur la nourriture. L’implacable correctrice la gifla en lui disant. «Tais-toi et mange!» dit-elle en reprenant place et en cherchant des yeux l’aval des présents. Cependant elle s’aperçut que tous les regards étaient certes tournés vers elle, mais chargés de désapprobation et qu’une femme accourait pour consoler la malheureuse. 19
C’est la dernière gifle donnée par la terrible Zeinab, elle qui avait dans ses veines le sang du peuple fier et originaire de la région du mont Nouba. Le même jour, le 2 avril 1856, elle entre au monastère, rue Fiorenzuola 84, où au prix d’énormes efforts elle deviendra la tendresse personnifiée.
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Chapitre 3 Trois robes pour Zeinab Au sommet d’un col à 250 mètres au dessus du niveau de la mer, presque au centre de la province d’Ancône, se trouve Belvedere Ostrense, qui à l’époque de notre histoire s’appelait Belvedere de Jesi. Le village, aux caractéristiques médiévales, est entouré par une vaste région de collines connue pour être une terre fertile grâce aux nombreux cours d’eau. Parmi les édifices imposants, encore aujourd’hui, on remarque l’ancien couvent qui accueillit la petite réfugiée africaine. L’édifice avait été construit deux cents ans plus tôt par Domenico Palmieri, un riche bienfaiteur, qui n’ayant pas d’enfants souhaitait laisser une œuvre qui reste dans le temps, signe de compassion et d’utilité publique. Il dédia le monastère à saint Dominique, son saint patron et invita huit religieuses Clarisses à s’y installer, en dehors de la prière et du travail, les religieuses devaient se consacrer à l’éducation et à la formation humaine et chrétienne des jeunes filles de la région. Cette dernière clause est l’expression de la volonté précise du bienfaiteur. Attendue pendant deux ans Pendant deux ans, les Pauvres Clarisses de Belvedere Ostrense avaient attendu la petite africaine. Elles avaient déclaré qu’elles seraient heureuses de l’accueillir, en effet les chroniques du couvent relatent que la décision fut prise à l’unanimité. La mère abbesse avait alors communiqué avec joie le résultat du vote au cardinal Domenico Lucciardi, évêque de Senigallia. Ce dernier était très satisfait de cette décision et avait tenu à écrire personnellement au père Olivieri. Il est important de remarquer que la raison pour laquelle Zeinab a été acceptée au couvent n’est pas de la faire devenir religieuse, mais «de lui fournir une formation chrétienne normale», comme les 21
autres jeunes filles qui fréquentaient l’internat des Clarisses à l’époque. Au moment de son entrée au couvent Zeinab avait environ 11 ans. Elle était de constitution robuste, mince, vive, intelligente, au cœur sensible et tendre, mais aussi forte, courageuse et fière. En somme, elle portait en elle toutes les qualités et les défauts de son peuple d’origine. Grâce à l’internat elle ne se retrouvait pas seulement en compagnie d’austères et silencieuses religieuses, mais au milieu de compagnes qui s’empressèrent de lui manifester amitié et cordialité. Un trou dans le mur Toutefois l’impact avec un monde sévère, comme peut l’être celui d’un couvent de clôture, ne peut apparaître que difficile à une enfant ignare des livres, du silence et d’un certain type de discipline. Zeinab sentait couler dans ses veines une grande envie de jouer, de crier, de sauter … en somme d’être libre. A cette sensation s’ajoutait la douleur pour la séparation du père Olivieri et de l’affectueuse Nena, qu’elle considérait désormais comme sa famille et avec qui elle se comprenait grâce au peu d’arabe qu’ils parlaient entre eux. Et puis, il y avait la nourriture qui ne correspondait pas au goût africain. Enfin, il y avait le problème de la langue. Zeinab, qui ne connaissait que quelques phrases en italien, ne réussissait pas toujours à se faire comprendre. Tout cela représentait un poids énorme pour la fillette. Les sœurs, après les paroles de bienvenue, avaient repris leurs occupations laissant la nouvelle arrivée un peu livrée à ellemême. Cela ne faisait qu’augmenter la tristesse de Zeinab, qui errait dans les couloirs et les pièces, seule et perdue, presque insensible aux appels et aux gestes d’affection des religieuses. Mais en réalité, elle avait un plan en tête. Et c’est pour cette raison, que de temps à autre et en secret, elle inspectait le mur d’enceinte du couvent en espérant trouver une voie de sortie. Ne la trouvant pas, elle déversait alors la tension accumulée en elle sous forme d’espiègleries et de taquineries envers ses 22
camarades. Un jour, une sœur surprit la fillette marchant en silence d’un air circonspect à l’extrémité du jardin. «Que cherches-tu Zeinab?» lui demanda-t-elle avec gentillesse. «Rien, rien, ma sœur. J’aime me promener pour admirer les fleurs» La religieuse la prit par les épaules et lui murmura à l’oreille: «Je te comprends tu sais, moi aussi au début que j’étais ici, je voulais m’enfuir» «Toi aussi tu as cherché un passage dans le mur?» «Oui, je l’ai cherché et heureusement je ne l’ai pas trouvé. Mais en fait, je pouvais sortir tout simplement par la porte, le couvent n’est pas une prison…Seulement plus tard, j’ai compris que j’aurais fait une grave erreur à m’en aller» «Es-tu heureuse maintenant?» «Je suis la femme la plus heureuse du monde» et en disant cela elle continuait de serrer la fillette dans ses bras. Zeinab ressentit alors tant d’affection que ses larmes disparurent immédiatement et son sourire lui revint. Repensant plus tard à ses tentatives de fugue pendant son enfance, Zeinab devenue religieuse dira: «Quelle folie était-ce! Je me demande où je serais allée si le Seigneur ne m’était pas venu en aide.» Un ange appelé Angèle La mère abbesse qui suivait de près Zeinab, eut l’heureuse idée de la confier à sœur Angèle qui avait à l’époque quarantecinq ans. C’était une femme exceptionnelle, capable de faire preuve de tout l’amour présent dans le cœur d’une mère. Avec amour, patience et constance elle se chargera totalement de l’enfant, lui enseignant la langue italienne, et aussi les prières, le catéchisme, les bonnes manières. Zeinab s’appropria immédiatement du mystérieux et merveilleux langage de l’amour. La méfiance, le vide, la peur disparaissaient de son cœur pour laisser place à des sentiments nouveaux qu’elle n’avait jamais ressentis. Elle reprenait ainsi confiance en la vie et consciente d’être aimée, une nouvelle 23
Zeinab naissait. Elle n’était plus taquine et restait seulement légèrement vindicative. Le changement fut tellement immédiat, que dès la fin du mois d’avril 1856 la mère abbesse envoya une lettre au père Olivieri: «Bien que Zeinab ne soit avec nous que depuis quelques jours, nous sommes réellement satisfaites de ses progrès. Elle est très vive, mais aussi docile et obéissante. Elle ne se rebelle pas si on lui dit que c’est la volonté de Jésus. Elle est tellement gentille que c’est une grande joie de l’avoir au sein de notre communauté. Notre reconnaissance envers vous, mon révérend Père, est grande pour nous avoir fait le don de Zeinab». Le mérite était sans aucun doute à attribuer à sœur Angèle, dont un témoin affirmait: «Elle savait si bien parler de Jésus, de la sainte Vierge, du Paradis; elle racontait de charmants épisodes sur la vie des saints et des missionnaires et la petite Zeinab, qui rêvait de liberté et d’aventures, était totalement captivée. Zeinab suivait Sœur Angèle partout, l’écoutant et retenant la moindre de ses recommandations. Jusqu’à la fin de sa vie, Zeinab se souviendra de sœur Angèle avec une profonde affection et ses consœurs l’entendaient s’exclamer: «Comme sœur Angèle était bonne et gentille, un véritable ange et comme elle fut bonne avec moi!». Le langage de l’amour Le langage de l’amour que l’on parlait au couvent de Saint Dominique, et en particulier l’exquise tendresse qui caractérisait chacun des gestes de sœur Angèle, permirent à la grâce de Dieu d’entrer avec impétuosité dans le cœur de la petite africaine, comme un vent de pentecôte, en lui faisant faire d’énormes progrès. En peu de temps, elle réussit à apprendre le catéchisme, les prières, à lire et à écrire correctement en italien. Ses camarades ne la reconnaissaient plus. Où était donc la fillette, insolente, constamment prête à taquiner, à pincer et à pousser les autres? Désormais elle était toujours souriante, rayonnante de joie et éprouvait la plus grande satisfaction à être utile aux autres, à aider ceux qui étaient en difficulté. 24
«Pourquoi pleures-tu?» demanda-t-elle à une nouvelle, à peine arrivée à l’internat. «Parce que je pense à ma mère et à mes frères». «Tu devrais remercier Dieu car tu as encore une mère et des frères. Moi, je ne sais même pas si ma famille est encore vivante ou bien morte. Si tu savais comme j’y pense!» Pour consoler l’amie elle commença à lui raconter sa douloureuse histoire. «Merci Zeinab» répondit la fillette. «J’ai compris que je ne dois pas pleurer si ma mère et mes frères habitent un peu loin d’ici» et elle l’embrassa tendrement. Marie-Joséphine Les sœurs se gardèrent bien d’induire Zeinab à demander le baptême. C’était elle qui, spontanément et avec l’aide de l’Esprit Saint, devait arriver à cette décision qui engagerait toute son existence. Mais l’Esprit de Dieu soufflait dans cet endroit de prière et la fillette commença à ressentir le profond désir de devenir fille de Dieu. «Sœur Angela -disait-elle souvent- j’ai à peine connu mon père sur terre, j’ai donc le droit plus que d’autres à avoir un Père au ciel qui me considèrera comme sa fille et qui pensera à moi». «Quand tu sauras parfaitement le catéchisme et les prières …». «Je les connais déjà par cœur sœur Angèle! Tu sais bien que je connais les prières, toutes les prières, donc moi aussi je veux être baptisée». «Après le baptême tu recevras aussi l’eucharistie et tu seras confirmée, il faut donc que tu te prépares sérieusement». «Je pense être prête … J’obéis toujours, je participe aux travaux domestiques et je ne taquine plus mes camarades. Selon toi, Jésus est content de moi?» «Bien sûr que Jésus est content! Il est très content. Et si tu veux vraiment savoir toute la vérité Il souhaite encore plus que toi venir habiter dans ton cœur» «Tu le penses vraiment?» 25
«Je dis la vérité. Et je te dis que quand Jésus viendra habiter dans ton cœur avec le baptême, tu te sentiras renouvelée, et tu prendras un nouveau nom». «J’y ai déjà pensé, je souhaite prendre le nom de la mère et celui du père putatif de Jésus». «Marie, Joséphine … Angèle, Redimée» dit sœur Angèle en serrant contre son cœur la petite catéchumène. La robe tribale Six mois après l’arrivée de Zeinab au couvent de Belvedere Ostrense, on décida qu’elle recevrait le Baptême, la Confirmation et l’Eucharistie. Elle avait environ 11 ans, c’était une enfant éveillée, intelligente, bien préparée et donc consciente de ce qu’elle demandait avec insistance. Pour l’administration des sacrements on choisit la date du 24 septembre 1856, fête de Notre-Dame de la Récompense, qui soulage l’esclavage par la charité chrétienne. En effet en 1218, un ordre religieux (l’Ordre de Notre-Dame la Merci) avait été fondé par saint Pierre Nolasque, à Barcelone, ayant pour but de libérer les esclaves. Cet engagement pouvait aller jusqu’au vœu, de la part des membres de l’Ordre, de se livrer aux esclavagistes en échange des esclaves. C‘est l’évêque de Senigallia, le cardinal Domenico Lucciardi, qui administra les trois sacrements. La jeune marquise Angèle Mancinforte, qui avait adopté Zeinab, fut choisie comme marraine, et elle lui donna le nom de son mari Benvenuti. A partir de ce jour, Zeinab devint Marie-Joséphine Benvenuti. A l’heure fixée, la fillette sortit de la porte du couvent accompagnée par sa marraine et suivie par un groupe de bienfaitrices. Elle portait une robe qui, selon l’intention de la personne qui l’avait confectionnée, devait rappeler le vêtement des grandes occasions dans sa tribu: chaussettes ajustées, corsage de velours noir brodé avec des fils d’argent et petite jupe rouge. Sur la tête un bonnet de plusieurs couleurs qui laissait entrevoir ses cheveux noirs et frisés. Ce bonnet est encore visible aujourd’hui au couvent des Clarisses de Serra 26
de’ Conti (Ancône). La cérémonie eut lieu dans l’église de Saint Dominique (bombardée pendant la seconde guerre mondiale et ensuite démolie, n.d.r.).Pour la circonstance, l’église était remplie par une foule de fidèles et de curieux. Deux carabiniers, en tenue de gala, assuraient l’ordre. Pour éviter à Zeinab d’avoir peur en les voyant, les sœurs avaient fait venir quelques jours auparavant deux carabiniers pour que l’enfant soit préparée à leur présence. A l’entrée de l’église, le Cardinal, vêtu de violet et assisté par le curé, le père Angelo Salvatori, demanda calmement et d’une voix grave: «Quel nom as-tu choisi?» «Marie, Joséphine, Angèle, Redimée» répondit-elle d’une voix ferme. «Que demandes-tu à l’Église et à Dieu?» «La foi» «Que te donne la foi?» «La vie éternelle» Les religieuses n’étaient pas présentes à cette cérémonie préparée avec tant d’amour. La règle stricte de clôture ne leur permettait pas de sortir du couvent, mais elles suivaient le rite en priant avec ferveur dans le chœur. Aussitôt après le baptême, le Cardinal administra la Confirmation, afin qu’elle puisse librement confirmer la foi qu’elle venait de recevoir. «Seigneur -priait sœur Angèle- fais qu’elle soit totalement et toujours seulement à Toi. Malgré les tourments, les douleurs et les malheurs endurés, elle est encore innocente. Cela ne dépend pas seulement de son jeune âge, mais surtout de Ta grâce qui l’a toujours accompagnée et protégée. Je Te demande de l’aider, de l’accompagner pour qu’elle devienne un chefd’œuvre de sainteté. Si Tu le veux Tu le peux». Elle répéta cette prière inlassablement jusqu’à ce que la concierge annonce le retour du groupe. 27
Le vêtement blanc de la première Communion Marie-Joséphine (dorénavant nous l’appellerons ainsi) traversa en courant la porte du couvent et se jeta dans les bras de sœur Angèle. «Moi chrétienne, moi chrétienne!» répétait-elle avec les yeux rayonnant de joie et d’émotion, en embrassant les mains de la mère supérieure. «Laisse-moi t’embrasser, tu es temple pur de l’Esprit Saint» exclama la mère supérieure, en l’embrassant de nouveau. «Vite -dit sœur Angèle- tu dois mettre le vêtement blanc de la première Communion. Le Cardinal attend pour commencer la messe». En un éclair, Marie-Joséphine enleva la robe qui lui rappelait son origine païenne et endossa le vêtement blanc de la première Communion. «Sœur Angèle -demanda-t-elle à son guide- le Cardinal m’a mis un peu de sel sur la langue. Suis-je encore à jeun pour recevoir Jésus?» «Le sel du baptême ne rompt pas le jeûne. Tu peux communier en toute sérénité. Demande ce que tu souhaites à Jésus, aujourd’hui Il ne pourra pas te le refuser». Le groupe repartit vers l’église, où le Cardinal allait célébrer la messe solennelle. Au moment de la Communion elle repensa à son enfance païenne dans un village du Kordofan, à son existence d’esclave au Caire, au père Olivieri, à Nena et à toutes les religieuses. Tout cela pour dire un grand merci au Seigneur qui allait prendre possession d’elle avec sa présence réelle, en corps, sang, âme et divinité. Après avoir reçu le corps du Christ, elle se prosterna en prière. Les présents observèrent un respectueux silence. Pour Marie-Joséphine c’était le moment de faire la demande dont lui avait parlé sœur Angèle. Que pouvait-elle demander au Roi du ciel et de la terre? De revoir sa mère, son père, son frère et sa sœur? De rentrer au village pour raconter à tous qu’il y a un 28
Père dans les Cieux et son Fils qui s’est fait notre frère? Elle eut aimé le demander, mais les mots qui sortirent de sa bouche furent: «Jésus je veux être ton épouse, je veux devenir sainte». Le Seigneur me suffit Il est aisé d’imaginer comment Marie-Joséphine passa la journée, recevant compliments, cadeaux et signes d’affection. Le repas eut lieu au logis de sa marraine, qui dans l’après-midi lui fit faire un long tour en voiture à cheval dans les rues et les alentours de Belvedere Ostrense. Marie-Joséphine voulait entrer dans chaque église, chaque chapelle, pas tant pour admirer l’architecture ou les tableaux, mais pour être en compagnie de Jésus. «Regarde» lui dit sa marraine devant le petit sanctuaire champêtre dédié à la Vierge du Soleil «Il y a très longtemps un ermite aveugle habitait ici, la Vierge l’a guéri, et ainsi il a pu admirer la lumière du Soleil» «Sœur Angèle m’a dit que le véritable soleil qui doit illuminer ma route, c’est Jésus». «Alors, prions ensemble la Vierge afin que le soleil ne se couche jamais sur ta vie» Elles s’agenouillèrent et prièrent longtemps dans ce lieu solitaire et paisible, où même le bruissement des arbres ressemblait à une prière. Avant de rentrer, la marraine porta sa filleule au milieu d’un grand terrain fertile. «J’ai décidé de t’offrir cette terre afin que tu puisses, à l’avenir, posséder quelque chose et vivre dignement, sans préoccupations» «Je ne sais comment vous remercier marraine, mais j’ai déjà reçu trop de cadeaux et je n’en souhaite plus … quant à mon avenir, je souhaite que ce soit Jésus qui s’en préoccupe. Avec Lui je ne manquerai jamais du nécessaire». La marquise ne s’attendait pas à une telle réponse et quand elle raccompagna Marie-Joséphine au monastère, elle eut la sensation qu’elle n’en serait jamais sortie. 29
L’habit de tous les jours Les religieuses purent enfin participer à cette journée d’allégresse. Elles submergèrent la nouvelle chrétienne d’affection et de félicitations. Marie-Joséphine semblait incapable de répéter autre chose que «je suis chrétienne, je suis chrétienne» Adulte et jusqu’à sa mort, Marie-Joséphine se souviendra intensément de cette journée, l’évoquant avec emphase sans avoir honte de pleurer de joie. Elle célébrait le jour de son baptême tous les ans, comme le plus beau jour de sa vie. Au cours des mois suivants, portant désormais l’habit de tous les jours Marie-Joséphine remarqua, avec une infinie tristesse, que la grâce reçue n’avait pas changé son caractère animé. «Sœur Angèle» dit-elle un jour à son enseignante «Je me rends compte que parfois je me mets en colère, que je suis impatiente et qu’il y a en moi de l’égoïsme. Quelle chrétienne suis-je donc?». En disant cela, elle avait les larmes aux yeux. «N’as-tu jamais vu les sœurs en colère ou bien impatientes?». «Oui, mais moi j’ai promis à Jésus de devenir sainte!». «Les sœurs aussi l’ont promis…Il faut que tu comprennes que la sainteté ne consiste pas à être sans défauts, mais à s’efforcer de les combattre jusqu’au dernier jour de notre vie. Souvent le Seigneur nous laisse nos défauts car ainsi nous sommes humbles envers nous-mêmes et nous nous adressons à Lui par la prière». «Que dois-je donc faire?». «Demande pardon au Seigneur, confesse-toi et essaye de t’améliorer. Le Seigneur est tellement content quand nous lui disons que sans son aide nous ne ferions que des bêtises!». «Pourquoi est-Il content?». «Parce qu’Il exerce alors son rôle de sauveur, et c’est pour cela qu’Il est venu sur la terre. Cela ne veut pas dire que nous ne devons pas corriger nos défauts, nous devons nous efforcer de nous améliorer de façon à devenir chaque jour un peu plus semblable à Lui. Voilà où réside Sa plus grande joie». 30
«Le jour de mon baptême et de ma première communion tout me semblait tellement facile!», commenta avec mélancolie Marie-Joséphine. «Ce jour-là tu portais le vêtement blanc; maintenant tu portes celui de tous les jours. Mais Jésus est plus près de toi…et moi je ne t’abandonnerai pas». La mère abbesse, sœur Marie Josèphe Gervasi, relatant les faits au père Olivieri, écrivait: «Nous admirons chez MarieJoséphine les effets particuliers de la grâce de Dieu. Elle se consacre plus que jamais à la prière, elle assiste à la messe avec dévotion, prend part aux fonctions religieuses et aux moments de prière. Nous la voyons souvent avec le Crucifix ou une image de la Vierge entre les mains. Elle fait de son mieux pour éviter jusqu’au moindre petit péché, commun aux enfants de son âge. Elle manifeste le souhait de devenir religieuse, elle va jusqu’à demander aux sœurs, avec une candide simplicité, de prier Dieu pour elle afin d’accélérer cette grâce». Ceci montre que dès l’âge de 11 ans, Marie-Joséphine ressentait l’appel à la vie religieuse. C’était le fruit de la vocation chrétienne reçue au moment du baptême et qui mûrissait en elle.
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Chapitre 4 Interlude en fa mineur Dès les premiers jours de présence de Marie-Joséphine à Belvedere Ostrense, les religieuses avaient remarqué qu’elle écoutait la musique non seulement avec beaucoup d’attention et de plaisir, mais qu’après avoir écouté un morceau elle le rechantait sans fausses notes. «Cette enfant a la musique dans le sang!» s’exclama sœur Angèle «Il faudrait lui faire suivre des cours». «Ceci lui permettrait d’apprendre un métier, qui pourrait la faire vivre plus tard» avait ajouté la mère abbesse. Le sujet fut repris après son baptême et sa communion. L’organiste du couvent, sœur Marie Gertrude Buratti, commença à lui donner des leçons de musique. En peu de temps l’élève obtint de brillants résultats et la religieuse décida alors de la confier à un professeur de musique. Pendant ce temps Marie-Joséphine grandissait rapidement, quittant la période d’enthousiasme de l’enfance et entrant dans l’âge difficile de l’adolescence. Les bonnes résolutions de sa première communion étaient davantage présentes dans l’esprit de sœur Angèle que dans le sien. La vivacité de son caractère, les remarques subtiles, parfois piquantes, un désir secret de revanche envers les autres, marquaient ses journées. «La grâce ne détruit pas la nature humaine, elle l’aide à s’améliorer» lui répétait son enseignante en souhaitant la justifier et la corriger de ses exubérances de jeunesse. «Toi, qui étudies la musique, tu pourrais comparer cette période à un interlude musical, mais en... fa mineur» «Le fa mineur est beau lui aussi, mais je comprends ce que vous voulez dire. Le fait est que parfois je me découvre imprévisible: je fais le mal que je ne souhaite pas et je ne fais pas le bien que je souhaiterais». 32
«Ne te soucies pas de cela, c’est aussi arrivé à saint Paul, l’Apôtre des nations». «Mais, j’ai tout le temps envie de rire, de jouer et d’être gaie!». «Désormais tu as pu t’en rendre compte, le couvent est, contrairement à ce que l’on peut penser, un endroit d’authentique et de simple joie. La gaieté est pour nous une règle de vie. Les personnes de mauvaise humeur n’ont pas leur place ici». «J’aimerais être la joie des religieuses» s’exclama MarieJoséphine, dans un de ses élans d’enthousiasme. Et d’un geste spontané elle enlaça son enseignante. «Je te souhaite de le devenir et de pouvoir le dire jusqu’au dernier instant de ta vie. Être la joie des autres! Ce serait vraiment le plus beau cadeau que tu pourrais faire au Seigneur». Profondément humaine La mère abbesse portait un regard attentif sur la jeune fille qui devenait rapidement une femme. Lors d’une conversation avec sœur Angèle, elle dit: «Marie-Joséphine est toujours déterminée à devenir religieuse, mais je crois que nous devons la préparer à la vie dans le monde de manière à ce qu’elle puisse également vivre dignement en dehors du couvent». «Cela voudrait dire que vous ne voyez pas de signes de vocation en elle». «Comment peut-on parler de vocation à la vie cloîtrée chez une enfant de douze ans? Tout est possible, mais nous devons la préparer à la vie comme les autres pensionnaires. Si le Seigneur souhaite ensuite réaliser ses aspirations, Il lui donnera alors les dons nécessaires. Il y a quelques jours, j’ai appris qu’on l’avait retrouvée en cuisine le visage et les mains remplis d’huile. Quand on lui a demandé ce qu’elle faisait, elle a répondu que sa mère avait l’habitude de lui passer de la myrrhe sur le visage pour l’embellir. N’ayant pas trouvé de myrrhe elle a utilisé de l’huile d’olive!». «Un petit brin de vanité est presque indispensable chez une fillette» répondit sœur Angèle en tentant de l’excuser. 33
«Et que dire de la parodie du prédicateur des exercices spirituels? Avec le chapeau de prêtre sur la tête, elle répétait les sermons et les gestes du pauvre homme, naturellement en exagérant et en faisant pouffer de rire ses compagnes». «Oui, Révérende Mère nous avons bien ri nous aussi, mais avez-vous remarqué l’attention avec laquelle elle suivait les sermons et comment elle les répétait ensuite pratiquement par cœur?» «Oh oui! Tu lui trouves toujours une excuse! C’est mieux ainsi! Tu serais capable de l’excuser même pour l’histoire des clochettes». «Elle a été capable de concilier l’obéissance et la détermination à faire ce qu’elle voulait. Une véritable artiste!». Pour bien comprendre cette histoire, il faut expliquer que dans la région des Marches, le soir du 9 décembre, on a l’habitude d’allumer de grands feux et en même temps de sonner les cloches pour saluer l’arrivée de Notre-Dame de Lorette. En effet selon la tradition, la maison de la Sainte Famille serait parvenue à Lorette à la fin du XIII siècle. En 1857, Marie-Joséphine voulait se lever à 3 heures du matin pour sonner les cloches du couvent, mais son enseignante lui avait interdit de se lever si tôt. «Quand tu entendras les cloches, tu pourras réciter les litanies. La Sainte Vierge se réjouira pareillement» lui avait suggéré sœur Angèle. Cependant Marie-Joséphine avait réussi à rassembler, en cachette, toutes les clochettes qui se trouvaient dans le couvent, elle les avait liées à une cordelette qu’elle avait accrochée à la chaise de sa chambre. Dès que les cloches de l’église Saint Pierre sonnèrent, accompagnées par les cloches des autres églises des alentours, elle commença à tirer sur la cordelette avec force, provoquant un tel vacarme que toutes les religieuses sautèrent du lit. «Aucune ne lui en a tenu rigueur, au contraire elles ont toutes eu ainsi une raison supplémentaire pour honorer la Sainte Vierge». Marie-Joséphine était particulièrement espiègle et hardie, on le déduit également de la lettre du père Giuseppe Benvenuti, 34
confesseur de la communauté. En décembre 1858, il écrivait «Je prie particulièrement pour Marie-Joséphine afin que l’Enfant Jésus puisse la rendre toujours plus obéissante et docile». La fillette vivait entre les murs d’un couvent mais conservait toute son humanité avec ses limites, ses lacunes et ses défauts. Ceci nous la rend encore plus sympathique et proche de nous. La musique dans le sang «Sœur Gertrude m’a dit qu’elle n’est plus en mesure d’être l’enseignante de Marie-Joséphine, l’élève a dépassé le maître» dit l’abbesse à sœur Angèle. «J’ai pensé à M° Antoine Pantanelli, maître de chapelle, c’est un homme très sérieux. Il pourrait lui enseigner à jouer du piano et de l’orgue». «Oui, ma mère j’avais moi aussi pensé à une solution semblable. Ce serait dommage de laisser un tel talent s’appauvrir». Antoine Pantanelli accepta volontiers cette charge. Plusieurs fois par semaine, il se rendait au parloir pour enseigner à l’élève les premiers éléments de la composition. A sa grande surprise, l’élève se comportait comme si elle les connaissait déjà. L’orgue devint alors indispensable pour les leçons, mais il se trouvait dans le chœur qui est réservé aux sœurs et où les hommes ne peuvent entrer. Au début il essaya de donner les leçons en étant dans l’église, tandis que son élève était assise devant l’orgue, mais de cette manière il était impossible de progresser. L’abbesse écrivit alors au cardinal Lucciardi pour lui demander d’autoriser Antoine Pantanelli à donner les cours de musique à Marie-Joséphine dans le chœur. Très rapidement, l’exceptionnel talent de Marie-Joséphine se manifesta. Elle devenait non seulement parfaite du point de vue technique, mais elle savait donner à un morceau une musicalité et des effets très particuliers. Elle utilisait abondamment le son des tambours et des cloches, passant de façon soudaine d’un son très fort qui vibrait dans les nefs de l’église à un son très doux qui ressemblait au bruissement des ailes d’ anges. 35
Applaudissements et humilité La renommée de cette organiste exceptionnelle se répandit rapidement dans les villages et les villes aux alentours, ainsi lors des fêtes solennelles l’église était comble de connaisseurs et de passionnés de musique. «Une africaine sait jouer de cette manière!» disait-on avec étonnement et tout le monde voulait connaitre l’organiste après la messe. «C’est encore une fillette!» était le commentaire. «Elle devrait fréquenter le conservatoire et dans quelques années nous aurions un nouveau génie de la musique». Marie-Joséphine écoutait ces compliments, qui naturellement lui faisaient plaisir. Elle, que l’on avait appelée la «Moretta» (la petite noire) et qui avait subi l’humiliation de l’esclavage, était enfin valorisée. «Je joue ainsi car c’est la manière dont je ressens la musique et puis pour attirer le plus de monde possible dans la maison du Seigneur». Sœur Angèle, qui connaissait bien sa pupille, ressentit dans ces exécutions magistrales un sentiment naturel de vanité et un brin d’orgueil. Un jour, elle lui dit: «Tu es vraiment douée, mais tu dois rester humble». «Comment puis-je rester humble lorsque je suis applaudie?» «C’est simple; il suffit que tu reconnaisses que ce merveilleux don vient de Dieu pour le bien des autres». «Ou bien il me suffira de dire que je ne suis pas aussi brillante que l’on croit» «Non, si tu es douée tu dois le reconnaître, car autrement ce serait une ridicule hypocrisie. Tu dois seulement ajouter que le mérite ne t’appartient pas». «Oui ma mère, je tâcherai de me comporter de la sorte». «Une autre solution est de faire comme saint Jean de la Croix, qui après un succès, disait au diable qui le poussait à s’enorgueillir, tu es arrivé trop tard car j’ai donné toute mon œuvre au Seigneur». Cette extraordinaire habilité musicale n’était pas seulement le 36
fruit du travail, mais aussi d’une formidable mémoire et d’une remarquable sensibilité artistique. De plus, elle ressentait l’exigence d’être et d’apparaître précise, d’éviter toute sorte d’improvisation ou d’approximation. Ces traits de caractère ne se limitaient pas au domaine musical, mais concernaient toute sa vie. Les chroniques du couvent relatent que le 18 octobre 1860, elle fut nommée «organiste suppléante du monastère», sœur Gertrude étant la titulaire. Le père Olivieri continuait de suivre à distance la jeune fille, en faisant parvenir des lettres d’encouragement et de réconfort. Cependant, au monastère un changement important avait eu lieu. En 1857 sœur Gesualda, une cousine de sœur Angèle, avait été nommée abbesse, fonction qu’elle occupera jusqu’en 1869. Appartenir totalement au Seigneur Au début de 1863 Marie-Joséphine, qui avait alors autour de 18 ans, envoya au père Olivieri une lettre qui combla ce dernier de joie. L’ancienne esclave du Kordofan lui écrivait pour lui faire part de sa ferme intention de devenir religieuse et d’appartenir seulement au Christ. Ainsi la période tumultueuse, appelée par sœur Angèle «l’interlude en fa mineur», touchait à sa fin. Les religieuses du monastère avaient observé de remarquables progrès chez leur pupille et elles firent attention à ne pas humilier son tempérament exubérant et joyeux. La décision était le fruit de la lecture de l’Évangile. La personne de Jésus-Christ la fascinait chaque jour davantage. «Le Christ est le seul à avoir libéré l’homme de ce qui le rend mauvais et égoïste, en payant de sa propre personne» disaitelle à son enseignante. «Toi, tu sais ce que veut dire la méchanceté des hommes, pauvre enfant!». «Et puis, je suis attirée par la tendresse du Christ pour tous les hommes, les pauvres, les humiliés, les pécheurs. Quand je lis et relis certains passages de l’Évangile, j’exalte de joie à l’idée de lui appartenir». 37
Rempli d’émotion et avec une remarquable avance, le père Olivieri dans une lettre du 25 mars 1863, l’appelait «épouse fidèle du Christ». Le saint homme ne pouvait imaginer qu’il faudrait attendre encore 13 ans avant la réalisation de cette aspiration. Ainsi en 1863, un autre évènement sembla rendre impossible l’entrée de Marie-Joséphine au noviciat. A l’époque pour entrer au couvent les religieuses devaient disposer d’une dot. C’était une règle établie par la loi canonique, et Marie-Joséphine ne possédait rien. Comment faire? Sa marraine, la marquise Mancinforte Benvenuti, fit tout son possible pour obtenir du Fonds Ecclésiastique de l’État, une allocation égale à celle des religieuses converses, ce qui correspondait à l’époque à 224 lires par an. Ceci permettrait donc à Marie-Joséphine d’entrer au couvent sans autres empêchements administratifs. L’abbesse sœur Gesualda Arcangeli s’engagea, au nom de la communauté «à subvenir aux besoins de Marie-Joséphine avec l’allocation versée par l’État». Des nuages menaçants Aux maintes demandes de Marie-Joséphine de commencer la probation, comme première étape pour devenir religieuse clarisse, la mère abbesse répondait que le moment n’était pas favorable. Il nous faut ici replacer ces événements dans leur contexte historique. A la suite de l’aventure napoléonienne, l’Italie est divisée en plusieurs états. La plus grande partie revient à l’Autriche qui occupe la Lombardie-Vénétie, le Royaume de Sardaigne et le Nord du Piémont. Le reste de l’Italie est divisée entre différentes Principautés autonomes et l’État du Vatican. A partir de 1820 des mouvements révolutionnaires tentent de chasser les Autrichiens hors d’Italie, en vue d’unir la nation. L’histoire de la vie de Marie-Joséphine se situe à l’époque des guerres d’indépendance. La région des Marches, qui avait appartenu à l’État du Vatican, est alors occupée par les troupes qui se battent pour l’unité du pays(1860). Avec la proclamation 38
du Royaume d’Italie, la situation devient plus précaire. Le 11 janvier 1861 un commissaire, accompagné par deux soldats, se présenta à la porte du couvent annonçant que le monastère était supprimé. «Qu’adviendra-t-il de nous?» répondit la mère abbesse. «Je ne sais pas, tout ce que je sais c’est qu’il vous reste 40 jours pour partir, il est donc préférable de commencer à vous organiser. C’est la loi!». Le roi d’Italie, Victor -Emmanuel II de Savoie, avait adopté envers ses sujets la politique du bâton et de la carotte. Ainsi «dans sa grande bonté», il donnait aux religieuses expulsées la possibilité de rester dans leur monastère ou bien dans un autre monastère, si l’édifice servait à l’État. Il accordait aux religieuses une allocation proportionnelle à la rente du monastère exproprié. «Mes sœurs, avait dit à la communauté la mère abbesse, c’est en de telles circonstances qu’il nous faut nous souvenir que la souffrance et la persécution sont le signe de notre appartenance au Christ». «Est-ce que cela veut dire que vous nous défendez de pleurer?» s’exclama une religieuse. «Même le Christ a pleuré sur le Mont des Oliviers» lui répondit une autre. Une religieuse âgée, qui avait suivi la conversation en silence, demanda la parole. Elle ne montrait aucun signe d’émotion et un imperceptible sourire se dessinait sur ses lèvres. «J’étais novice en 1810 lorsqu’un autre despote, qui se prenait pour un dieu sur terre, réalisa une chose semblable. Il s’appelait Napoléon Bonaparte. Il supprima les monastères et déroba les biens de l’Église. Mais cela ne lui porta pas chance, il est mort seul, abandonné par tous sur une petite île au milieu de l’océan. Espérons qu’il a eu le temps de se repentir et que Dieu, plein de miséricorde, lui a ouvert les bras. Après cette épreuve, l’Église et les monastères ont refleuri plus resplendissants que jamais». Après avoir prononcé ces paroles, d’une voix ferme elle récita le Magnificat et toutes les religieuses se joignirent à elle. 39
Une quasi persécution Le 21 janvier 1861, le juge de paix d’Ostra avait établi au nom du roi l’inventaire de tous les biens et des propriétés du monastère. L’abbesse avait protesté non seulement contre le vol, mais aussi contre la violation de la clôture monastique. Pour toute réponse le juge menaça de faire abattre la porte du lieu sacré. Ainsi la pauvre abbesse s’était résolue à signer une déclaration par laquelle elle affirmait avoir dû céder à la violence. L’injonction était: «Prenez garde à ne pas vendre ou aliéner quoi que ce soit. Souvenez-vous que vous êtes dépositaire de biens qui appartiennent au Roi». «Ce sont des choses que nous avons construites de nos propres mains au cours des siècles!» répliqua l’abbesse avec courage. «Qu’adviendra-t-il de nous?» demandèrent les religieuses. «L’Eglise ne sera certainement pas anéantie par un petit roi!» répondit l’aumônier, qui venait chaque jour pour la messe. «Nous avons traversé des épreuves bien plus difficiles et en toute modestie nous sommes encore là! Souvenez-vous, ma mère, les portes de l’enfer ne l’emporteront pas! Parole du Seigneur». «Oui, mais dans le même temps le gouvernement nous interdit d’accepter toute jeune fille qui souhaite devenir sœur» dit la religieuse. Pour le moment, le monastère des Pauvres Clarisses de Belvedere Ostrense, contrairement à d’autres monastères, échappait à la tentative de fermeture, mais était privé de tous ses biens. La mort de père Olivieri Les évènements difficiles du moment, qui avaient bouleversé la vie du pays, incitèrent l’abbesse à prendre une attitude réticente quant à l’entrée de Marie-Joséphine au postulat. «Si les autorités décidaient de dissoudre notre communauté et de nous renvoyer dans nos familles, qu’adviendrait-il de 40
Marie-Joséphine? Elle est africaine et elle n’a ni parents ni amis.» «Il y a toujours sa marraine, la marquise, mais je reconnais qu’il serait plus difficile pour elle de trouver une place dans la société en tant que religieuse ou ex religieuse». Un autre évènement vint troubler Marie-Joséphine, la mort du père Olivieri. Elle l’avait aimé comme un père et avait prié pour lui chaque jour. Elle lisait et relisait ses lettres, et plus particulièrement la dernière avec ces mots: «Que le Seigneur te bénisse et fasse de toi une sainte». La même année mourrait le cardinal Lucciardi, l’évêque de Senigallia. Il l’avait baptisée, confirmée et admise à la communion. Cependant parmi tous ces tristes évènements, quelques nouvelles étaient source de réconfort. Les Sœurs Franciscaines Missionnaires du Cœur Immaculé de Marie, sur invitation du père Verri (successeur du père Olivieri), avaient ouvert au Caire, un pensionnat pour jeunes filles soudanaises, afin d’accueillir les jeunes esclaves qui continuaient à arriver de toute l’Afrique. Une autre joie venait de Naples, où le père franciscain, Ludovic de Casoria avait ouvert un pensionnat pour jeunes garçons soudanais qui étaient d’anciens esclaves. Ils recevaient une instruction et certains choisissaient la voie du sacerdoce pour devenir apôtres de l’Afrique. Toutefois, la nouvelle la plus exaltante était celle qui concernait un nouvel apôtre en Afrique, un nouveau François Xavier, il s’appelait Daniel Comboni. Il avait parcouru les routes du Soudan jusqu’au Kordofan pour porter le message de l’Évangile et lutter contre l’esclavage. Son cri de guerre était: «l’Afrique ou la mort». Dans son ardeur sans bornes pour la malheureuse Afrique, nom qu’il avait donné à ce bien aimé continent, il appelait au rassemblement des hommes et des femmes disposés à mourir pour sauver les africains. Marie-Joséphine était fascinée par le travail de ce missionnaire, elle mettait en lui beaucoup d’espoir pour son peuple, et elle offrait ses prières dans le silence du monastère. 41
Possible disparition En juin 1866 les Piémontais, commandés par le général Lamarmora, furent vaincus par les Autrichiens. Des conséquences de cette défaite s’abattirent sur les congrégations et les ordres religieux. L’école du couvent du Belvédère ferma et les jeunes filles rentrèrent chez elles. L’année suivante, tous les biens appartenant à des œuvres charitables devaient être confisqués par le pouvoir royal. Malgré les difficultés, les Pauvres Clarisses réussirent à survivre, mais il leur était strictement interdit d’accepter de nouvelles postulantes. L’intention était de les faire disparaître. Les autorités ne semblaient pas comprendre qu’elles pouvaient mourir, elles et leurs lois, avant que les institutions religieuses ne soient anéanties. La mère abbesse dit à sœur Marie-Joséphine: «Comment faire des hypothèses sur ton futur, alors que nous ne savons pas ce qu’il adviendra de nous?» «Le Seigneur m’a conduite du Kordofan à Belvedere Ostrense, Il saura réaliser son dessein, j’en suis certaine» «Je n’en doute pas, mais la prudence, qui est une vertu cardinale, m’impose de patienter. L’heure du Seigneur ne tardera pas. Continue de vivre ta vocation monastique au plus profond de ton cœur. L’esprit compte davantage que les structures externes».
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Chapitre 5 Prête à tout Chaque jour la situation des sœurs devenait plus précaire. Fréquemment les autorités se permettaient d’entrer dans le monastère pour faire des inspections, des enquêtes, des états des lieux … Qui pouvait leur résister? C’est alors que les religieuses se rendirent compte que la Providence leur avait donné, en la personne de MarieJoséphine, quelqu’un de fiable, d’habile et capable d’initiatives. Face à une situation potentiellement dangereuse et à des mesures hostiles, la jeune soudanaise semblait posséder une force secrète pour atteindre son but. Désormais, les fonctionnaires d’Etat utilisaient le ton des propriétaires face aux personnes «d’Eglise», et semblaient prendre plaisir à n’opposer que des refus aux différentes requêtes. Cependant lorsqu’ils étaient devant cette jeune fille, noire et élancée, qui s’exprimait dans un italien parfait, ils perdaient leur assurance et étaient désarmés. Le 27 août 1867, l’abbesse Gesualda nomma Marie-Joséphine organiste du monastère. Ce n’était pas son unique activité, elle était aussi chargée de la gestion des réserves alimentaires. Par la suite elle devait recouvrir différents rôles: sacristaine, lingère et infirmière. Il convient de remarquer qu’à l’époque la communauté, qui ne pouvait plus recevoir de nouvelles vocations, vieillissait et les infirmités de ses membres augmentaient. La jeune africaine devait donc suppléer à tout ce que les autres religieuses n’étaient plus en mesure de faire. «Le Seigneur sait pourquoi je ne suis pas encore ordonnée religieuse» disait-elle avec satisfaction au terme de son travail. La voix du diable Merveilleuse chanteuse, unique organiste, belle et intelligente, il lui arrivait souvent d’être attaquée de manière insidieuse à propos de sa vocation. 43
«Mademoiselle -lui dit un jour un homme distingué, ami du couvent- les temps sont difficiles pour tous et d’autant plus pour les religieuses. Pourquoi n’envisagez-vous pas de trouver une situation dans le monde? Je pourrais vous y aider». «Justement à cause de ces temps difficiles, en particulier pour les religieuses, je dois rester avec elles! Quand j’étais dans le besoin, elles m’ont ouvert leur porte et leur cœur». «Est-ce que vous vous rendez compte que d’un moment à l’autre le couvent pourrait être fermé et les sœurs dispersées?» «Je le sais très bien. Mais je sais aussi que nous avons un Dieu, qui nous est Père et qui veille sur nous». D’autres personnes lui présentaient la perspective d’une brillante carrière en tant que chanteuse avec la possibilité de gagner beaucoup d’argent, de rencontrer des gens importants, ou de fréquenter le monde fantastique des artistes. Et il y avait la possibilité, si tel était son souhait, de contracter un bon mariage. Marie-Joséphine sentait que ces propos pénétraient son cœur, comme un subtil poison auquel elle devait prendre garde. Pour demander de l’aide, elle courait vers le tabernacle et elle restait en prière devant le Seigneur pour lui redire qu’elle souhaitait n’appartenir qu’au Christ. Sœur Angèle, qui la suivait toujours avec le même amour depuis son enfance, lui disait que ces voix représentaient une tentation, une épreuve et une raison supplémentaire pour analyser l’authenticité de sa vocation. «Mais ma mère, vous savez très bien que ma vocation est authentique». «Bien, alors considère les propos de ces personnes comme les paroles du diable, qui veut agiter ton sommeil et te rendre moins spontanée dans ta prière». Avec la dispense du Pape En 1869, sœur Angélique succéda à sœur Gesualda en tant qu’abbesse. Elle conservera sa charge jusqu’en 1880. Marie-Joséphine insista auprès d’elle: «Les années passent 44
et le désir de me consacrer au Seigneur est toujours ardent en moi» «As-tu considéré ta vie en dehors du couvent?» «Oui ma mère, et à chaque fois que je le fais je me persuade davantage que le Seigneur me veut ici. Mon confesseur est du même avis». «Moi aussi, je suis du même avis mais comment faire avec les lois italiennes? T’accepter serait une impardonnable offense qui pourrait coûter cher à tout le couvent «. «Est-il donc possible qu’il n’existe aucune possibilité pour réaliser ma vocation? Si le père Olivieri était encore vivant il m’aiderait, lui qui a su me libérer de l’esclavage!» «Nous pourrions faire les choses dans le plus grand secret, mais les gens sont habitués à te voir en habits civils. Si tu changes d’habit, qu’en penseront-ils? Nous prierons et nous attendrons. Notre Seigneur veillera». Le 2 avril 1874 Marie-Joséphine adressa une intense prière au Seigneur: «Il y a 18 ans j’entrais dans ta demeure. Au début j’éprouvais une sensation de peur, puis elle est devenue pour moi le plus doux et sécurisant endroit du monde. J’ai alors immédiatement décidé d’y rester comme ton Epouse jusqu’à ma mort…De nombreuses années se sont écoulées depuis! Tu ne veux peut-être pas de moi car je suis noire?». La réponse à cette prière ne tarda pas à arriver. En effet, le 15 mai 1874, la mère abbesse écrivait à l’Evêque de Senigallia, l’invitant à venir au couvent pour la prise d’habit de MarieJoséphine. La date choisie était le 8 décembre, la fête de l’Immaculée Conception. L’Evêque, conscient des risques auxquels il s’exposait, envoya une lettre à Rome pour obtenir une double dispense. Tout d’abord pour l’âge, Marie-Joséphine âgée de 28 ans avait dépassé la limite consentie et puis pour le manque de dot. L’allocation fournie par l’Etat était clairement considérée insuffisante. Le 12 juin, une réponse signée par le pape Pie IX arriva. MarieJoséphine pouvait être admise au postulat en tant que choriste. 45
(A l’époque les religieuses étaient réparties entre les choristes et les converses. Les premières étaient obligées d’assister aux cérémonies liturgiques et de réciter l’office divin dans le chœur de l’église, parmi elles certaines étaient choisies pour recouvrir d’importantes charges au sein de la communauté. Les secondes, souvent analphabètes, s’occupaient de la cuisine, de la lingerie, du vestiaire et pour ces raisons pouvaient être dispensées de certains actes communautaires. Cette répartition, fruit d’une mentalité que nous pouvons considérer comme discriminatoire, est aujourd’hui dépassée). La prise d’habit eut lieu le 10 décembre et non le 8 car l’Evêque était retenu à Senigallia pour la fête de l’Immaculée Conception. A cette occasion, Marie-Joséphine prit deux prénoms supplémentaires «Concetta, Louise». Les religieuses étaient peu nombreuses mais au moins il y avait abondance de prénoms! Pour Marie-Joséphine huit jours d’exercices spirituels avaient précédé la cérémonie, sous la direction du confesseur du monastère. Ce dernier écrivait: «Elle prend part aux exercices spirituels avec l’attention et la dévotion requises pour obtenir des résultats» et en souvenir il lui offrit une statue de la Vierge, qu’elle emportera lorsqu’elle sera contrainte de quitter Belvedere Ostrense. L’appel de la terre natale Sœur Angèle, directrice de son noviciat, lui enseigna avec son habituelle délicatesse et amour, les principes et la Règle des Clarisses. «Avant de parler, essaie de réfléchir et ainsi tu éviteras de nombreuses erreurs. Nos paroles doivent partir du cœur, mais avant de les prononcer il faut laisser passer du temps… Souviens-toi que le Seigneur te voit à chaque instant de ta vie et qu’Il lit nos pensées les plus intimes…pour atteindre le véritable esprit de la prière, aime le silence comme la Sainte Vierge qui méditait en silence la Parole de Dieu…» Au cours de cette période, guidée par son habile directrice 46
de conscience, Marie-Joséphine examina de nouveau et avec réalisme sa vocation, considérant ce qu’elle aurait pu obtenir du monde en choisissant une autre voie. Elle contempla les épreuves possibles qu’elle aurait à affronter, elle observa sa vie passée et renouvela son souhait d’appartenir totalement au Seigneur. Elle commença alors à avoir des dévotions propres, de saint François elle apprenait l’amour pour le Seigneur crucifié et la pauvreté, de sainte Claire l’ardeur dans la prière, de saint Joseph la totale disponibilité au dessein de Dieu, de sainte Cécile les merveilleuses mélodies et extases. Une place privilégiée était réservée à la Vierge, modèle de foi et d’humilité. Ces germes, semés pendant le noviciat, fleurirent merveilleusement dans la plénitude de sa vie de femme et de religieuse. Vers la fin du noviciat, Marie-Joséphine était tourmentée par un terrible doute. «Sœur Angèle -dit-elle à sa directrice de conscience- un terrible doute hante mon esprit. Puis-je rester tranquillement entre les murs d’un couvent tandis que mon peuple vit dans les ténèbres du paganisme ou est attiré insidieusement vers l’Islam? Ne serait-il pas mieux que je m’unisse à ces courageux missionnaires qui vont sur les routes du Kordofan prêcher l’Evangile de Jésus -Christ?» «La vocation missionnaire est un grand don que Dieu réserve à peu de personnes». «J’ai lu qu’il y a quatre ans, en 1872, Mgr Daniel Comboni, a fondé un institut pour les religieuses missionnaires, les Pieuses Mères de l’Afrique. Ce qui m’attire dans cette idée c’est d’aller parmi les villages du Kordofan enseigner l’Evangile de JésusChrist … ne serait-il pas merveilleux de pouvoir dire à mes frères: Dieu a permis que je sois enlevée dans mon enfance pour revenir plus tard vous apporter le don de la foi. Est-ce que ce ne serait pas magnifique, ma mère?». «Certainement ce serait merveilleux, d’autant plus que les instituts de vie active ne sont pas persécutés comme ceux 47
de vie contemplative. Nous sommes considérées comme des personnes inutiles, improductives, donc à éliminer de la surface de la terre» répliqua amèrement la directrice du noviciat. «Au lieu d’entrer dans une vie de clôture d’éminents ecclésiastiques m’ont suggéré, au contraire, de me consacrer à la conversion des païens». «Je ne sais pas quoi te dire, mais prions avec plus d’ardeur». Prête à tout Au sommet de son angoisse, Marie-Joséphine se rappela du père Blaise Verri, le successeur du père Olivieri, au sein de l’institution de «L’Œuvre du rachat des petites noires». C’était un homme de Dieu et un ardent missionnaire, il serait en mesure de lui donner la bonne réponse. Après lui avoir communiqué qu’il avait appris son entrée au noviciat, par une religieuse africaine qui se trouvait à Ancône, il lui dit que Dieu la voulait clarisse. Et en tant que clarisse, elle pouvait être une grande missionnaire par la prière et le sacrifice. «Aimez ces précieuses chaines en or que sont les vœux, qui vous lieront au Seigneur intimement, et soyez humble dans votre jugement et votre volonté afin que la volonté de l’Epoux Céleste ne rencontre d’opposition à la réalisation de Son dessein. Je vous serais reconnaissant de vous offrir au Seigneur en étant prête à tout». Ces mots «Prête à tout» étaient sans le savoir l’annonce des terribles souffrances qui allaient s’abattre sur Marie-Joséphine. Le souvenir du père Verri, qui avait prononcé ces paroles au moment solennel de son don au Seigneur, lui permettra de surmonter les difficultés. Epouse du Christ La rassurante réponse du père Verri mit la paix dans le cœur de la novice. Ses paroles étaient en effet, pour elle, la voix de Dieu. Plus tard dans les moments d’épreuves et d’humiliations, elle n’aura plus de doute par rapport à l’authenticité de sa vocation. Cette certitude sera pour Marie-Joséphine source de 48
sérénité, de force et aussi de joie. Les doutes dissipés, elle demanda de prononcer les vœux de chasteté, de pauvreté volontaire et d’obéissance religieuse jusqu’à la mort. Les religieuses examinèrent sa demande et acceptèrent à l’unanimité sa requête. Cependant elles votèrent pour lui accorder les vœux temporaires et non ceux solennels et perpétuels. «De cette manière -dit la mère abbesse- en cas de difficulté, au moment du renouvellement sœur MarieJoséphine pourra se sentir libre». La cérémonie eut lieu le 15 mars 1876 secrètement et dans une atmosphère intime. Sœur Marie-Joséphine fut accueillie comme sœur choriste «Avec la faculté de bénéficier des mêmes privilèges et des mêmes grâces spirituelles que les religieuses qui ont prononcé les vœux solennels et du droit de vote actif et passif, à part pour les charges d’abbesse, de vicaire et de responsable du noviciat qui ne peuvent être assignées qu’à des religieuses professes». Mais au plus profond de son cœur sœur Marie-Joséphine souhaitait être totalement, uniquement et pour toujours l’épouse fidèle du Christ. Elle consacrerait sa vie au Seigneur et elle décida donc de mettre en œuvre le programme suggéré par le père Verri: «Etre prête à tout» avec générosité et sans aucune réserve, en prenant la résolution de suivre le Christ dans son style de vie, à la manière radicale présentée dans l’Evangile. Missionnaire? Au moment de la profession temporaire, Marie-Joséphine avait entre 30 et 31 ans. C’était une femme mûre, qui conservait l’enthousiasme, la spontanéité, la gaieté et l’envie de plaisanter de ses jeunes années. L’idée de la mission, qui avait «troublé» Marie-Joséphine au cours du noviciat, avait des racines profondes. Dans les moments difficiles elle disait: «Le Dieu, qui m’a conduite hors des forêts du Kordofan pour que je Lui appartienne, m’abandonnera ni mes frères ni moi». C’était le sens naturel de la justice qui la 49
poussait à penser aux autres et à agir pour eux. Elle entretenait une correspondance assidue avec ses compagnes d’infortune. Elle s’intéressait à elles, elle priait pour elles et se réjouissait quand elle apprenait que l’une d’entre elles se consacrait au Christ. Elle souffrait à l’annonce du décès de l’une d’elles, mais plus encore si l’une d’elles, après avoir embrassé la foi chrétienne, la perdait. Après sa profession, elle intensifia sa correspondance avec le père Verri, qui d’une certaine façon, devint son père spirituel. Ce dernier, dans ses lettres, parlait souvent de «l’Œuvre du rachat des petites noires», des jeunes filles noires qu’il ramenait d’Afrique, de comment il trouvait des couvents pour les accueillir et des difficultés que ces jeunes filles rencontraient. Il écrivait aussi à propos de l’introduction de la cause de béatification du père Olivieri. Dans certaines lettres il invitait, directement ou indirectement, sœur Marie-Joséphine à être missionnaire dans la prière et dans le total accomplissement de ses devoirs de religieuse. Nouvelles du Kordofan C’était l’époque de la diffusion de l’œuvre de Mgr Comboni en Italie et en Afrique. Les instituts de Vérone formaient des prêtres et des religieuses pour l’Afrique. Les missionnaires passaient une période d’adaptation au Caire avant d’être envoyés au cœur du continent. Comboni avait fondé aussi une association sous la protection du Bon Pasteur. Ses membres s’engageaient à aider financièrement la mission africaine. Les lettres des missionnaires étaient publiées dans les «Annales du Bon Pasteur». C’est dans ces Annales que sœur Marie-Joséphine lisait les nouvelles concernant son pays. L’annonce de l’arrivée de Comboni en Afrique avait suscité la peur parmi les esclavagistes. Ils savaient que le travail de Comboni était soutenu par le Khédive d’Egypte, qui l’avait chargé de présenter un projet pour l’abolition de l’esclavage. En 1872 fut fondée une mission à El-Obeïd, la capitale du 50
Kordofan, et deux autres missions dans les montagnes du Kordofan à Delen en 1874 et à Malbes en 1876. Les missionnaires et les religieuses ne fournissaient pas seulement une instruction aux enfants mais enseignaient au peuple comment améliorer leurs conditions de vie. Comboni écrivait: «Les populations Noubas ont été décimées par l’esclavage, pratiqué par les arabes nomades Baggara. Dans la région il y avait environ un demi-million de personnes, réduites maintenant à 50.000. En traversant les gorges de ces montagnes, les missionnaires rencontrent les preuves évidentes de la capacité de ces populations à cultiver la terre sans perdre la moindre parcelle, des flancs au sommet des montagnes. Pour se protéger des attaques des pillards les Noubas ont construit des fortifications, mais les sombres sommets des monts inhabités des alentours sont le reflet des malheurs de ce peuple. Du haut des montagnes le regard embrasse la vue des arbres, qui propagent dans l’air un doux parfum et accueillent des milliers d’oiseaux de toutes les couleurs et espèces. Tout semble disposé comme dans le jardin d’un roi». A chaque étape, Comboni recueillait les récits des agressions des esclavagistes sur la population. On imagine aisément ce que ressentait sœur Marie-Joséphine en lisant les «Annales du Bon Pasteur», toute sa passion missionnaire se transformait alors en prière ardente. Le père Verri, dans ces lettres et au cours de ses visites, ne manquait pas de tenir animé cet esprit missionnaire. Bien que très occupé et de santé fragile, il trouvait le temps pour rendre visite à sœur Marie-Joséphine. En 1880 sœur Angèle, qui avait été responsable du noviciat, fut élue abbesse. Dès son arrivée à Belvedere sœur MarieJoséphine avait trouvé en elle conseil et soutien. En 1886 sœur Angèle sera remplacée par sœur Constance. Sœur Angèle partageait l’élan missionnaire, ainsi que le souhait de sa consœur et fille spirituelle d’atteindre une plus grande sainteté. De la correspondance, entre le père Verri et sœur Marie-Joséphine, transparaît la profonde amitié qui les 51
unissait et l’esprit d’émulation dans la réalisation des vertus chrétiennes. Le père Verri, dans une lettre du 25 octobre 1881, réconforte sa disciple qui traverse une période difficile. Le 21 février 1882, il invite sa disciple à être prête à affronter les difficultés à l’horizon, ce qui lui permettra de faire grandir en elle la confiance dans le Père Céleste. En outre, il l’invite: «A avoir une grande patience, en premier lieu avec vous-même, face à vos faiblesses et manquements, et avec les chères consœurs avec lesquelles vous vivez». L’Afrique appelle de nouveau Des propos du père Verri nous comprenons que sœur MarieJoséphine luttait encore contre son caractère exubérant et impatient. La communauté à cette époque était réduite à un petit groupe de religieuses, relativement âgées, qui nécessitaient soins et patience. Dans une lettre du 6 août 1883, qui évoque le tremblement de terre à Ischia et l’épidémie de choléra au Caire, le père Verri parle de la révolution du Mahdi. Ce prophète d’Allah voulait porter le monde entier vers Mahomet, en partant du Kordofan, par l’intermédiaire de la guerre sainte. Les missions du père Comboni avaient été détruites, les missionnaires et les religieuses faits prisonniers. On avait également profané la tombe de Comboni et dispersé ses restes. En 1885 le Mahdi meurt, mais le mouvement ne sera totalement dominé qu’en 1898, lorsque le Soudan passera sous protectorat anglo-égyptien. Le père Verri écrivait: «Voyez comme le Seigneur a été bon avec vous, en vous préservant des dangers et en vous prenant sous sa protection». Si sœur Marie-Joséphine était allée en Afrique, elle aurait couru le risque de terminer ses jours en esclavage. A propos des difficultés avec ses consœurs, il affirmait: «Faites preuve d’une grande charité envers elles, ce que j’appellerais les «saintes reliques». Que le Seigneur vous aide à œuvrer avec un esprit de foi et de charité, ainsi vous en recevrez des bienfaits, 52
vous soulagerez et consolerez ces humbles épouses de Jésus». Dans sa dernière lettre écrite de Marseille le 29 avril 1884, le père Verri exhortait sa disciple à être forte au milieu de la tempête que le diable déclenchait contre elle. Nous parlerons de cet aspect douloureux dans le prochain chapitre.
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Chapitre 6 La grande épreuve Dans sa dernière lettre du 29 avril 1884, le père Verri parlait d’une grande tempête déclenchée par la colère de Satan contre sœur Marie-Joséphine. Il écrivait «La tempête, dont vous m’avez parlé, a été déclenchée, sans aucun doute, par l’ennemi du genre humain; c’est une nouvelle épreuve envoyée par l’Epoux Céleste, à qui vous êtes consacrée. Ce n’est pas pour vous éloigner de Lui, mais pour que vous soyez davantage attachée à Lui, et que vous l’aimiez Lui seul d’un amour véritable. Si dans l’épreuve vous avez eu peur, ne vous inquiétez pas… Saint Pierre craignait lui aussi de sombrer lorsqu’il marchait sur l’eau, mais dès qu’il a appelé Jésus à l’aide, il a été sauvé. Vous devez faire de même, reconnaissez le danger encouru et redressez-vous de votre fragilité. Ne pensez pas à vous éloigner ou à partir ailleurs, à part au Ciel quand vous y serez appelée. Je vous exhorte à pratiquer la vertu et à suivre l’esprit de votre sainte condition, dans l’obéissance et la relation filiale avec vos supérieurs. Je vous suggère de porter toujours votre habit religieux sous vos vêtements civils. Que les vêtements civils vous induisent à détester la vanité et la stupidité des choses du monde, et que l’habit religieux soit votre protection contre l’esprit du diable. Faites preuve de courage avec vos consœurs, aimez-vous les unes les autres en Jésus-Christ, supportez tout, ensemble, et que l’une serve l’autre de tout cœur». C’est la dernière lettre écrite par le père Verri à sœur MarieJoséphine. Les lettres écrites par sœur Marie -Joséphine n’ont pas été conservées, donc ce que l’on sait à propos de l’épreuve endurée ne provient que de cette source. La lecture des lettres du père Verri révèle que sœur MarieJoséphine était obligée de porter des vêtements civils sur son 54
habit religieux. La mère abbesse qui l’avait accueillie était morte en 1880. C’est elle qui avait pris la responsabilité d’admettre Marie-Joséphine au couvent, alors qu’à l’époque la loi italienne interdisait de nouvelles prises d’habit et de professions religieuses. Il ne s’agissait pas seulement d’un risque personnel, cela pouvait signifier mettre en danger le couvent dans son ensemble. Il fallait donc maintenir le secret, mais la nouvelle de la profession religieuse de Marie-Joséphine se répandit à l’extérieur et suscita également perplexité en particulier de la part des religieuses âgées. De plus, pour elles, une religieuse devait porter l’habit. Ainsi sœur Marie-Joséphine souffrit de remarques et de critiques à l’intérieur du monastère. La situation financière du couvent était désastreuse. La nourriture manquait et il n’y avait pas assez de bois pour chauffer dans les périodes de froid. L’internat avait été fermé en 1866 et tous les biens du couvent étaient passés à l’Etat. Il ne s’agissait pas seulement de pauvreté, mais de véritable misère. En effet, lorsque la mère abbesse demanda une aide financière au pape Léon XIII, ce dernier envoya la somme de 130 lires au «pauvre monastère de Saint Dominique». La tentation Les nécessités des sœurs âgées étaient une charge pour sœur Marie-Joséphine. La communauté vieillissait et aucune nouvelle vocation ne pouvait être acceptée. Sœur MarieJoséphine, en tant que jeune membre de la communauté, devait donc faire face à la mauvaise santé des religieuses. Elles déclinaient et étaient mal nourries. «Pourquoi n’envisage-t-elle pas d’abandonner ce monastère?» était la question qu’elle entendait souvent. «Je devrais me fâcher parfois» disait-elle en souriant. «Mais comment oublier la gentillesse dont elles ont fait preuve à mon égard? Et puis, outre leur douleur et leur peine, elles doivent supporter les constantes persécutions des autorités civiles, il est donc compréhensible qu’elles soient dépressives et pleines d’amertume». 55
Si Marie-Joséphine n’avait pas été profondément convaincue de sa vocation et de la valeur de ses souffrances endurées pour le Christ, les incitations des laïcs, qui avertissaient la gravité du moment pour le monastère, l’auraient décidée à quitter. Sa grande amie et conseillère, sœur Angèle, était en mauvaises conditions de santé, ainsi Marie-Joséphine apprit à mettre sa confiance seulement en Dieu. Différentes questions la troublaient, mais elle gardait en mémoire la lettre du père Verri: «A ceux qui vous incitent à suivre les suggestions de Satan, répondez: «Quand viendra me chercher Celui qui m’a conduite, j’obéirai, mais tant qu’Il ne viendra pas, je resterai avec joie à ma place». «Pourquoi ne quitte-t-elle pas ce monastère pour devenir religieuse dans la vie active, elle serait ainsi reconnue par le loi italienne? Ou alors chercher un monastère moins pointé du doigt?» Voilà ce que disaient les personnes au courant de ses problèmes. «Les sœurs ne m’ont pas abandonnée quand j’étais une pauvre enfant, anciennement esclave et privée de tout. Elles m’ont accueillie avec joie et amour, je ne pourrai jamais l’oublier.» «Mais maintenant les temps ont changé. Combien sont-elles encore ici, parmi celles qui vous accueillirent? Aux autres vous ne devez rien». «Ce raisonnement ne me semble pas très chrétien. Même s’il n’y avait qu’une seule religieuse à avoir besoin de mon aide, qu’elle m’ait acceptée ou non, ce serait une raison suffisante pour rester. La question fondamentale est celle qui concerne ma vocation. Ma vocation est d’être clarisse et de cela je suis certaine. Je dois renouveler mes vœux tous les ans mais je ne m’en irai pas d’ici!». «C’est justement parce que vous n’êtes liée qu’à des vœux simples et temporaires, que vous pouvez partir à la fin de l’année, libre comme l’air. Personne n’a rien à vous dire. Hors d’ici, dans le monde, vous pouvez encore trouver une situation convenable … Réfléchissez et partez d’ici!». Certains voyaient sœur Marie-Joséphine comme la victime 56
des religieuses, comme une personne, qui pour avoir le gîte et le couvert, s’était résignée à rester avec elles. D’autres pensaient qu’elle avait été contrainte à servir, voire à être l’esclave du monastère. On pensait qu’elle deviendrait facilement dame de compagnie dans une famille aisée ou bien qu’une proposition de mariage pourrait être la réponse au problème. Ce genre de conseil provenait des personnes qui ne comprenaient pas grand-chose à sa vocation religieuse. Il s’agissait d’une tentation subtile, insidieuse et séduisante mais sœur Marie-Joséphine maîtrisait ses émotions avec un sens inné de la dignité. Elle apparaissait toujours maîtresse d’elle-même et elle restait réservée et pleine de pudeur par rapport à la lutte intérieure qui l’affligeait. A 38 ans, sœur Marie-Joséphine était une belle femme, d’une beauté africaine, en bonne santé et toujours pleine de vie. Elle était audacieuse avec un réel sens de l’humour et faisait preuve d’une grande sensibilité face aux souffrances des êtres, et en particulier des plus pauvres. Ces dons contribuaient à augmenter son charme et sa sympathie, de sorte qu’il n’était pas étonnant de voir de nombreux regards se diriger vers elle. Les documents qui attestent ces moments de faiblesse n’ont pas été conservés. Seules les lettres d’encouragement du père Verri évoquent les combats intérieurs vécus par sœur MarieJoséphine durant cette période de sa vie. Elle n’en a gardé aucune trace écrite, mais elle mentionnait ces épisodes de tentation à ses novices lorsqu’elle dirigeait le noviciat. Nous savons aussi que pendant une période sœur MarieJoséphine dut cacher son habit religieux sous des vêtements civils et qu’elle fut sur le point d’abandonner sa vocation. La nuit obscure Mais tout cela ne devait pas suffire, car le Seigneur qui la voulait réellement sainte, permit que son esprit traverse ce que les grands mystiques appelle «la nuit obscure». Une période durant laquelle toutes les certitudes sur Dieu, sur la propre vocation et sur tout ce qui concerne le surnaturel, s’évanouissent. 57
«Et si je me trompais?» confiait-elle à l’aumônier du couvent. «Je me sens appelée à une vocation de vie active, religieuse certainement, mais pas à une vie cloîtrée. On peut vraiment faire beaucoup de bien en étant au contact des personnes, des jeunes! Quand l’internat existait encore, les religieuses pouvaient avoir un rôle significatif, tout en restant dans un monastère, mais maintenant…» «Grace à la prière vous pouvez obtenir pour votre prochain plus de grâces que par l’action» lui répondait l’aumônier. «Le père Verri, durant ma profession m’avait confié une de mes compagnes qui conduisait une vie de péché. Malgré mes prières et mes sacrifices, elle continue pire qu’avant». «Etre prête à tout! Souvenez-vous de ces mots: nous devons attendre le temps de Dieu, qui ne coïncide pas avec le nôtre. De toute façon aucune prière n’est vaine». «Oui, prête à tout, prête à tout! Mais quelle est la situation de mon pays d’origine, le Kordofan?» «Pensez que Jésus est en train de dormir dans un bateau brisé par les flots. Il dort, mais Il est là. Faites attention qu’Il ne vous dise pas, à vous aussi: femme de peu de foi, pourquoi doutes-tu?». «Il est peut-être en train de dormir, mais je ne vois même pas Son visage. Je ne vois rien à part des religieuses qui ont besoin de mon aide et des gens qui me font des propositions attrayantes». «C’est l’heure de la foi, d’une foi pure et authentique». «Je le sais et c’est justement dans la foi, que je répète malgré tout, telle une obsession: Seigneur je ne souhaite appartenir qu’à Toi et pour toujours». «C’est justement ce qui plaît au Seigneur. Le fait de prononcer ces paroles dans une telle situation assume une immense valeur». Sœur Marie -Joséphine relisait, de temps à autre, les lettres du père Verri qui lui rappelait: «Quand le 15 mars 1876, vous vous êtes offerte comme victime d’amour, réparatrice et propitiatoire, vous étiez prête à tout. Le moment est arrivé». 58
Le jour de sa profession religieuse sœur Marie-Joséphine avait déclaré être prête à tout, avec l’empressement missionnaire de sainte Claire qui incitait: «A être une collaboratrice de Dieu et une aide pour les membres les plus faibles et hésitants de Son Corps Mystique». Elle offrit à Dieu ses prières et ses sacrifices tout particulièrement lorsqu’elle apprit que son pays, le Kordofan, était en révolution. La communion des Saints Nous rencontrons ici une des plus merveilleuses manifestations de notre foi, la communion des Saints. Sœur Marie-Joséphine savait que son peuple et les missionnaires Comboniens étaient en réel danger, suite à la révolution menée par un certain Mohammed Ahmed, appelé «le Mahdi» (l’envoyé). Ce dernier incitait tous les musulmans à se joindre à lui dans une guerre sainte pour défendre la cause du prophète de Dieu (Allah) et pour punir ou bien tuer ceux qui n’acceptaient pas l’enseignement de l’Islam. La mission de Delen dans les montagnes de Nouba avait été détruite, deux religieuses étaient mortes de mauvais traitements et d’épuisement durant la marche forcée vers ElObeïd. D’El-Obeïd les missionnaires avaient été prises avec les troupes d’attaques de Khartoum. Une sœur, Fortunée Quascé, était parmi les religieuses capturées. C’était une ancienne esclave de Nouba, devenue enseignante, puis religieuse combonienne. Puisqu’elle était africaine le Calife (le Capitaine) voulut l’avoir pour lui. Il la questionna sur sa vie: «Regarde tes compatriotes féminines! Elles étaient dans l’ignorance comme toi et ne connaissaient pas la vérité, maintenant après avoir été éclairées, elles croient avec ferveur en notre religion. Viens donc, si tu es d’accord tu pourras devenir comme elles et rester avec moi». «Non!» répondit sœur Fortunée avec fermeté. «Je veux rester fidèle à la religion chrétienne. Elle m’a beaucoup donné et j’y ai trouvé la vérité». A cette réponse le Calife se mit en 59
colère et ordonna à ses esclaves de l’attacher par les poignets et de la battre. Ils la fouettèrent soixante-dix fois et la laissèrent ensuite agonisante. Plus tard le Calife revint et lui demanda: «Es-tu vierge?» A la réponse affirmative, il hurla: «Je te veux pour moi! Déshabillezla». Des femmes arrivèrent pour obéir à l’ordre donné, mais sœur Fortunata résista et pria la Sainte Vierge. Plus tard, sans savoir comment, elle se retrouva seule. Sœur Marie-Joséphine ne pouvait avoir connaissance de ce qui se passait, mais les prières et les sacrifices ne restent jamais sans réponse da la part du Dieu Tout-Puissant. La suite des événements montre la grande valeur de la prière au sein de l’Eglise, quand les prières et les souffrances sont offertes à Dieu pour le bien et le salut de tous ses membres. Nous citons un passage pris de la vie de Fortunée Quascé. «Il semble que le père Verri prévoyait les problèmes et les dangers pour le Soudan quand il a demandé à Marie-Joséphine d’offrir toutes ses souffrances, sans réserve, au Christ pour le bien de l’Eglise». La mort du père Verri En 1884, la nouvelle de la mort du père Verri provoqua une grande douleur à sœur Marie-Joséphine et s’ajoutait à ses souffrances et ses incertitudes. Il était mort comme il avait vécu, en travaillant et dans la pauvreté. Ceci conduisit à la fin du travail de «L’Œuvre du rachat des petites noires». Marie -Joséphine se tourna de nouveau vers la Sainte Vierge et lui confia son affliction et de ses doutes. Une rencontre avec le diable Nous savons que sœur Marie-Joséphine avait le rôle d’infirmière au sein de la communauté. C’est pendant l’exercice de cette charge qu’elle fit l’expérience, quasi tangible, de la présence et de l’action du démon. Elle s’occupait d’une sœur gravement malade, et elle s’aperçut que la patiente était prise, de temps à autre, d’étranges convulsions comme si ce n’était pas 60
la malade à s’agiter de telle manière, mais une autre présence qui prendrait possession de son corps. Attristée de ne pouvoir rien faire pour soulager la malade, Marie-Joséphine traça un signe de croix sur le corps. A ce geste, un bruit étrange et terrifiant répondit. Imaginant que le diable était en train de brutaliser la moribonde, elle courut prendre la relique de la sainte Croix, traça un signe avec la relique et ordonna au diable de quitter la malade. Le bruit sourd prit la direction de la porte et elle le suivit dans le couloir, en tenant entre les mains la relique de la sainte Croix, et en priant: «Oh Dieu! Délivre-nous de nos ennemis». Un grondement se fit entendre de la fenêtre et ensuite le silence. Marie-Joséphine, rayonnante, retourna vers sa consœur malade et la trouva calme et souriante. A partir de ce jour la malade ne devait plus souffrir de moments d’agitation. Une femme nouvelle Nous ne savons pas exactement l’influence des événements relatés sur sœur Marie-Joséphine, mais assurément la future maîtresse des novices et mère abbesse, de par ses propres souffrances, a montré qu’elle avait beaucoup appris des faiblesses humaines. C’est justement cette fragilité qui met en évidence l’œuvre de Dieu dans l’âme de l’homme, disait saint Paul. Ceux qui ont bien connu Marie-Joséphine, nous assurent qu’elle est sortie de cette longue et dure épreuve, totalement transformée. Elle était devenue une femme nouvelle avec une maturité spirituelle décuplée.
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Chapitre 7 Dieu donne sa réponse Avec le temps le gouvernement italien devint moins strict, et ainsi sœur Marie-Joséphine put porter son habit tout le temps. En 1893, le monastère de Saint Dominique ne comptait plus que sept membres, avec le chœur et les sœurs converses. Les religieuses avaient réussi à tenir au prix d’énormes sacrifices et d’incroyables privations, grâce à leur dur labeur et à la charité de quelques bienfaiteurs. Mais leur table était bien pauvre, leurs habits raccommodés et leur foyer sans feu. Auparavant, les religieuses pouvaient augmenter leurs ressources en réalisant des travaux de reliure, de broderie, de tissage, et aussi en cultivant leur potager qui produisait suffisamment pour vendre aux gens du village. Mais les religieuses avaient vieilli, ainsi les plantations de tomates et de salades étaient envahies par les mauvaises herbes. «Les ennemis de Dieu et de la religion ont gagné. Regardez, mes sœurs, à quel point nous en sommes!» «Dieu fait ressentir à ceux qu’Il aime l’abnégation de la Croix, comme Il a fait avec son Fils» «Les portes de l’enfer ne triompheront pas. Nous ne devons pas perdre espoir et nous laisser aller à un tel découragement» exhortait la mère abbesse. «C’est vrai!» lui répondait en écho Marie -Joséphine «Le Dieu qui a libéré une esclave d’Afrique n’abandonnera pas ses Epouses dans l’épreuve! Allez mes sœurs, courage! Après le Vendredi Saint, viendra le jour de Pâques!». Marie-Joséphine avait presque cinquante ans, mais elle conservait toute sa vivacité, son optimisme et la gaieté de sa jeunesse. Elle essayait d’aider de toutes les manières possibles. «Heureusement que tu es encore là, nous aurons au moins quelqu’un pour nous fermer les yeux!». «Allez, pensez à manger maintenant! Les poules de notre 62
poulailler continuent de pondre, et le peu de jardin que nous cultivons donne de très bons légumes. Quant à notre futur, il est en de bonnes mains, celles de Dieu! Nous savons que Dieu écoute nos prières et qu’Il nous répondra!». Et Dieu répondit Dieu donna une réponse à la fois magnifique et inattendue à ces pauvres religieuses, par l’intermédiaire de l’Evêque de Senigallia. Il faut savoir que trois autres communautés du diocèse étaient dans des conditions semblables au monastère de Belvedere. L’Evêque proposa alors aux religieuses de se réunir dans monastère plus adapté, celui de Serra de’ Conti. «Quitte ton pays, la demeure de ton père et de ta mère et va où je te dirai. Combien de fois avons-nous lu et médité ces saintes paroles!» Dit la mère abbesse. «Et puis, nous aurons une voiture pour voyager. Moi, j’ai quitté mon pays natal, le Kordofan, sur la croupe du cheval d’un esclavagiste. Je n’avais même pas la force de pleurer, j’étais paralysée par la peur!» Dit sœur Marie-Joséphine. En réalité, elle souffrait plus que les autres à l’idée de quitter le monastère. C’était le lieu où elle avait été accueillie et où elle avait rencontré le Seigneur grâce à la charité des religieuses, en particulier celle de sœur Angèle. Ensuite elle y avait reçu le Baptême, l’Eucharistie, la Confirmation et avait prononcé les trois vœux de chasteté, de pauvreté et d’obéissance. «C’est vrai, pensait-elle devant le tabernacle, mes vœux ne sont encore que temporaires, je dois les renouveler tous les ans, mais dans mon cœur je suis à Toi pour toujours». Face au grand crucifix elle s’exclamait: «Comme Tu es pauvre Seigneur! Tu n’as plus qu’un simple linge pour Te couvrir. Nous, nous partons avec des bagages, nous sommes bien riches par rapport à Toi! Tu souffres avec ces plaies, ces clous, cette couronne d’épines, cette croix que Tu portes. Nous quitterons le monastère dans une confortable voiture, saluées par les gens du village qui verseront pour nous quelques larmes, et nous serons ensuite accueillies par d’autres sœurs qui nous attendent bras ouverts…». 63
Cette comparaison avec le Christ crucifié, donna de nouveau courage à sœur Marie-Joséphine. Elle courut rapidement appeler ses consœurs pour les conduire vers la porte d’entrée. Elles se tenaient en silence, nombreuses n’avaient pas dormi de la nuit, car elles avaient à l’esprit les souvenirs liés au monastère dans les petits et les grands moments de leur existence. Les oiseaux, les papillons du jardin, les marques d’humidité du mur d’enceinte, tout cela était devenu une partie d’elles-mêmes. «Les choses les plus insignifiantes deviennent importantes, quand il nous faut les quitter» dit la mère abbesse. «Partir c’est comme mourir» murmura une religieuse. «Regardez comme le printemps approche!» dit sœur MarieJoséphine en ouvrant la porte du couvent. «Montez en voiture et réjouissez-vous!». Le cocher, qui attendait depuis un moment, ouvrit la porte de la voiture et aida les religieuses à monter. Ensuite il installa rapidement les quelques bagages qu’elles emportaient. Un petit groupe de personnes, émues, assistait à cette scène. Elles sentaient que ce départ signifiait que quelque chose d’important mourrait dans le village. La marraine de Marie-Joséphine embrassa les religieuses, en particulier sa filleule. «Nous nous verrons encore à Serra de’ Conti, après tout ce n’est pas si loin» promit-elle. «Merci, merci» murmura la religieuse. Elle ne pouvait imaginer que, deux années plus tard, sa marraine la précéderait au Paradis. L’arrivée à Serra de’ Conti Quand la porte principale du couvent se referma derrière elles, une grande émotion les parcourut. C’était le 5 avril 1894. «Allez, allez, en avant!» dit sœur Marie-Joséphine au cocher. Ce dernier se tourna vers les chevaux, fit claquer son fouet dans l’air et ils partirent. A l’extérieur du village les religieuses tournèrent leur regard vers le Sanctuaire de la Vierge du Soleil, à côté duquel se trouvait le cimetière civil où reposaient aussi des religieuses du couvent. Elles se souvenaient de chacune 64
d’elles, de leur nom, et en particulier de sœur Angèle qui avait été un merveilleux exemple de sainteté et qui avait été d’un grand soutien dans la formation spirituelle et morale de sœur Marie-Joséphine. «J’espérais reposer au milieu d’elles… au lieu de cela…» Murmura l’une d’entre elles, en brisant le profond silence. «Au moins elles, elles restent!» ajouta la mère abbesse. «Notre patrie est dans les cieux, là nous serons toutes ensemble. Mais regardons ces belles collines, ces vertes prairies, ce ciel plein de lumière. Pensons à ce qui nous attend et non à ce que nous laissons» dit de façon péremptoire, sœur Marie -Joséphine. Le chaleureux accueil des religieuses de Serra de’ Conti contribua à atténuer la tristesse qui envahissait les esprits des nouvelles arrivées. Regardant autour d’elle sœur Constance, qui n’était plus mère abbesse, dit aux autres: «Nous n’avons pas perdu grand-chose, semble-t-il!». Et les autres s’exclamèrent «C’est vrai!». Sœur Marie-Joséphine trouva un crucifix, elle s’arrêta devant et dit: «C’est toujours ainsi, Seigneur, si Tu prives tes amis d’une chose c’est pour leur en donner une meilleure». En trois mots elle résuma l’idée: «Kordofan, Belvedere, Serra de’ Conti … Tu es magnifique, Oh mon Seigneur!». Marchons ensemble L’union des trois communautés de religieuses avec le même charisme ne présenta pas de graves difficultés. Les paroles de bienvenue de la nouvelle mère abbesse furent chaleureuses. «Mes sœurs, le Seigneur vous a conduites dans cette maison. Sentez-vous ici chez vous, nous sommes toutes membres d’une seule famille sans différences ni privilèges. Ne pensez plus à la demeure que vous avez quittée. Notre Seigneur est ici et Il vous attendait. Là-bas vous ne seriez que de pauvres veuves…et il n’est pas agréable d’être veuves!» Cette dernière phrase suscita un sourire spontané sur les visages des religieuses. 65
«Marchons ensemble, toutes pour une, une pour toutes» s’exclama sœur Marie-Joséphine. Elles se répartirent les tâches pour le bien de la communauté et sous le signe de la plus authentique charité et fraternité. «Si nous nous aimons les unes les autres» souligna un jour Marie-Joséphine «Le Seigneur ne manquera pas de nous aider en nous envoyant de nouvelles vocations, j’en suis certaine. Il nous a envoyé des épreuves au cours de ces dernières années, mais Son aide n’a jamais fait défaut. Peut-être sommes-nous au terme du temps des épreuves et un nouveau printemps est sur le point de s’ouvrir à nous». Durant cette période Marie-Joséphine remplit le rôle d’infirmière, d‘intendante, de sacristaine. Une nouvelle vie A l’arrivée des religieuses d’Ostra et de Belvedere, sœur Anne Redimée Felcini était la mère abbesse de la petite communauté. Les choristes n’étaient plus que trois, suite à la fusion avec deux autres couvents elles passèrent au nombre de neuf. Avec les converses et les novices, qui n’étaient pas autorisées à prendre l’habit, elles étaient au total dix-neuf. Les religieuses espéraient en une reprise des vocations. Elles conservaient globalement un bon état d’esprit et jouissaient de l’estime du clergé et de la population qui disait «Les sœurs choristes sont très bonnes et les converses sont des saintes». Le 5 décembre 1896, le couvent de Serra de’ Conti accepta deux postulantes. Les archives nous renseignent sur le fait que sœur Marie-Joséphine, qui n’avait pas encore prononcé les vœux perpétuels, prit part au chapitre en donnant un avis favorable. Le nouveau siècle débuta avec l’Année Sainte et la consécration du genre humain au Sacré Cœur de Jésus. Cinq postulantes prirent l’habit au monastère de Serra de’ Conti. «Un long hiver s’est écoulé, dit la mère abbesse, de nouvelles fleurs apparaissent dans le jardin du Seigneur. Maintenant c’est à nous de les faire éclore». 66
Les religieuses plus âgées relevèrent leur dos courbé et sourirent satisfaites. «Notre Dieu est parfois étrange»commenta sœur MarieJoséphine, «Mais Il est toujours vainqueur!». «C’est la logique du Calvaire qui se répète depuis des siècles, et qui continuera jusqu’à la fin du monde. Malheur à ceux qui désespèrent au moment du Vendredi Saint» ajouta la mère abbesse. Vicaire Le chapitre du 24 septembre 1901, durant lequel devait avoir lieu l’élection de la nouvelle mère abbesse et de la vicaire, réserva une grande surprise. Le pro-vicaire de Senigallia était présent pour les opérations de vote. Mère Anne Redimée Felcini fut réélue à la charge d’abbesse pour trois ans et sœur MarieJoséphine à celle de vicaire. Elle devint aussi responsable des novices et des postulantes, en charge de la liturgie en commun et accompagnatrice des hommes autorisés à entrer dans le monastère pour exécuter des travaux. Au sein de ce couvent, la couleur de la peau était réellement sans importance. Il faut considérer qu’il y avait d’autres religieuses en mesure d’assumer ces charges, et que sœur Marie -Joséphine n’avait pas encore prononcé les vœux perpétuels. Tout cela signifie que les religieuses voyaient déjà, en elle, des signes de sainteté qui allaient se manifester de façon plus évidente, au cours des années suivantes. Le 24 septembre était la date du quarantecinquième anniversaire de son baptême. Attention, sens pratique, simplicité étaient les traits de caractère qui avaient mis en évidence sœur Marie-Joséphine durant la période tourmentée passée à Belvedere, quand elle devait convaincre les autorités à ne pas disperser les religieuses, comme dans les autres couvents. Grâce à sa gentillesse et son habilité, elle les avait convaincues. Maintenant à Serra de’ Conti, elle avait à prendre des responsabilités semblables. «Seigneur!»dit Marie-Joséphine en priant après l’élection «Parmi mes consœurs certaines sont nobles de naissance, 67
pleines de talents et d’excellentes religieuses, pourquoi m’asTu choisie? Elles sont toutes italiennes, et toutes ont prononcé les vœux perpétuels. Moi, je suis africaine et je renouvelle mes vœux chaque année». Sa nouvelle charge la menait à avoir de fréquents contacts avec l’extérieur. De plus, elle devait s’occuper aussi de l’administration du monastère. «Je ne comprends rien aux chiffres!», dit-elle pour tenter de s’excuser. «Faites une petite révision et tout ira bien» Les religieuses ne regrettèrent pas de lui avoir confié une charge aussi délicate, car en peu de temps elle réussit à racheter le couvent. Depuis 1879, les parties restantes de l’édifice étaient passées à la municipalité, cédées par le domaine aux autorités communales. Sur l’acte d’achat on trouve sa signature: sœur Marie-Joséphine, fille d’Alif, née au Kordofan, Sud du Soudan. Elle devint célèbre, et ses exécutions de pièces d’orgue attiraient de nombreux curieux et admirateurs au couvent qui en devenaient avec le temps des bienfaiteurs. A Toi pour toujours «Mes sœurs, j’ai une grande nouvelle à vous annoncer» dit la mère abbesse, en montrant une très élégante enveloppe. Après un moment de silence, elle sortit une lettre et dit: «Nous, à la fin de notre noviciat, nous prononcions les vœux solennels et perpétuels». «A part moi» susurra sœur Marie-Joséphine. La mère abbesse la regarda avec un léger sourire de compréhension et ajouta: «Un décret de la Congrégation des Evêques, daté du 3 mai 1902, oblige également les religieuses cloîtrées à prendre les vœux temporaires pour une durée de trois ans avant la profession perpétuelle. C’est une norme de prudence de la part de l’Eglise pour permettre aux religieuses cloîtrées de revenir sur leur décision si elles ne se sentent pas capables de continuer sur cette voie». Il y eut un chuchotis de commentaires, puis la mère abbesse reprit: 68
«Mais la plus belle nouvelle est une autre pour nous. Le nouvel évêque de Senigallia autorise sœur Marie-Joséphine à faire sa profession perpétuelle». Une cascade d’applaudissements salua avec joie la nouvelle. Le 14 mars 1903, le chapitre du couvent se rassembla et toutes les religieuses donnèrent à l’unanimité un avis favorable. La cérémonie eut lieu le 19 mars, jour de la Saint Joseph. La joie de sœur Marie-Joséphine était totale, même si clairement cet acte n’ajoutait rien au don total de sa vie au Christ, fait 27 ans plus tôt. Après avoir communié elle se limita à dire: «Maintenant je suis officiellement à Toi, pour toujours Seigneur!». Maîtresse des novices Sœur Marie-Joséphine, en tant que responsable des novices, devait devenir un exemple de l’esprit franciscain authentique. Femme de grande humanité, dotée de sens pratique, elle faisait preuve d’une volonté ferme et en même temps d’une grande capacité d’accueil. Les témoignages de ses disciples sur sa bonté et sa sagesse abondent. Une nouvelle vie commença au monastère. Elle enseignait aux novices de merveilleux chants sacrés. Auparavant les gens venaient pour l’écouter jouer de l’orgue, maintenant c’était pour entendre le chœur chanter à la perfection. «Vous voyez-disait leur enseignante-avec nos chants nous attirons des gens qui ne viendraient jamais à l’église». Elle anticipait le Concile Vatican II en enseignant aux novices à apprécier les Psaumes et les passages de la Bible qu’elles lisaient dans leur bréviaire. «Nous sommes un chœur d’anges -disait-elle- il faut que nos prières soient écoutées avec joie par le ciel tout entier. Ainsi nous honorerons notre Seigneur». Toutefois ce qui était le plus marquant chez cette africaine c’était sa capacité de dialoguer avec les novices. Ces dernières se sentaient profondément aimées. De ses propres souffrances, sœur Marie-Joséphine avait acquis un 69
grand sens d’humanité et elle était capable de soutenir les novices dans les moments de découragement ou de tension. Elle les réconfortait quand elles retombaient dans les mêmes fautes. Elle leur parlait calmement, les écoutait sans perdre patience et les encourageait avec des mots simples mais profonds. «Aimes-tu Jésus? Penses-tu vraiment que Jésus soit tout pout toi?» Les novices quittaient sa cellule, transformées, souriantes et avec le souhait de devenir saintes. Pour enseigner l’obéissance, sœur Marie-Joséphine était la première à respecter la Règle et les ordres de la mère abbesse; pour enseigner à prier elle priait, pour enseigner la pauvreté elle la pratiquait; pour enseigner l’humilité elle s’humiliait ellemême jusqu’à demander pardon en s’agenouillant devant ses novices, si elle leur avait donné un mauvais exemple.
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Chapitre 8 Une perle noire de l’Afrique La mort subite de la mère abbesse le 7 juillet 1909 créa un grand vide au sein du monastère de Serra de’ Conti. C’était une femme de bon sens et de grandes vertus. Elle suscitait l’amour de ses consœurs et de la population qui venait à la grille lui demander des conseils. En attendant l’élection de la nouvelle abbesse, l’évêque nomma sœur Marie-Joséphine supérieure avec le titre de Présidente. C’est durant cette période que le chapitre accepta la jeune Catherine del Moro, âgée de 15 ans. Cette religieuse était une disciple affectionnée et fidèle de sœur Marie-Joséphine, elle rédigera plus tard une biographie, texte auquel nous avons fait référence. Elle a vécu jusqu’en 1968, date de sa mort à l’âge de 74 ans, après une vie fondée sur la charité, la prière et de pénitence. De quelques plaisanteries faites par ses consœurs, sœur Marie-Joséphine pressentit qu’elles souhaitaient la nommer à la charge d’abbesse au chapitre successif. Elle composa alors une petite phrase, qu’elle répétait avec humour. C’était: «Seigneur, délivre-moi d’abord du péché et puis de la charge d’abbesse». Les religieuses souriaient, mais dans leur cœur elles avaient déjà décidé que sœur Marie-Joséphine serait leur abbesse. Elles avaient déjà fait l’expérience de sa grande capacité à guider et à animer la communauté. L’ombre de la Croix Cependant au cours de cette période, sœur Marie-Joséphine fut hospitalisée à Ancône pour une opération de la cataracte à l’œil gauche. Elle ne voulait pas quitter le monastère et se déclara prête à devenir aveugle plutôt que de laisser ses consœurs. «Non, révérende Mère, lui dit l’Evêque, Dieu nous donne les 71
moyens de soigner, il nous faut les utiliser. Allez et faites-vous opérer.» Il s’agissait d’un ordre. Deux femmes, amies du couvent, proposèrent de l’accompagner durant le voyage. Elles partirent le 19 mai 1910 et après plusieurs heures de voyage elles arrivèrent à Ancône où Sœur Marie-Joséphine séjourna chez les Oblates de sainte Claire. L’opération eut lieu le 31 mai et ensuite sœur MarieJoséphine resta pendant un mois chez les Oblates, laissant un témoignage d’humilité et de sainteté. Un détail nous éclaire sur l’humilité de sœur Marie-Joséphine; la secrétaire du monastère ne savait pas qu’il s’agissait de la présidente (supérieure et pas encore abbesse) de Serra de’ Conti. Une prière inutile Le chapitre pour l’élection de la mère abbesse eut lieu le 29 juin 1910. Sœur Marie-Joséphine fut élue à l’unanimité et il lui fallut donc se plier à la volonté du Seigneur, exprimée à travers le vote secret des religieuses. Son invocation, maintes fois répétée et source d’humour pour ses consœurs, n’avait pas fonctionné. Recueillie en prière devant le tabernacle, le soir de ce même jour, la nouvelle abbesse resta longtemps immobile, retraçant les grandes étapes de son existence, de cette étrange vie qui l’avait conduite des forêts du Kordofan à cette nouvelle et grande responsabilité. Dans un esprit d’humilité, elle choisit d’assumer aussi la charge de cellérière et de concierge. Et puis spontanément, du plus profond du cœur, elle récita le Magnificat, en insistant sur les mots: «Le Seigneur a regardé son humble servante … Saint est son nom». Dans cette phrase, elle lisait toute son existence, comme une merveilleuse œuvre de Dieu, donnée gratuitement sans rien demander en échange parce que «Dieu est bon et éternel, sa miséricorde se répand sur toutes les générations!». Après le départ de toutes les sœurs, elle entonna de nouveau le chant à la Vierge, mais en le modulant avec sa voix d’argent, doucement pour ne pas déranger ses consœurs. 72
Elle était fermement convaincue qu’une prière, faite par l’intermédiaire du chant, était une double prière. Et ce n’est que pour des raisons de discrétion qu’elle ne l’avait pas accompagnée avec l’orgue. En souriant elle ajouta «Il faut savoir se contenter, donc contente-Toi Seigneur!». Elle se rendit ensuite dans sa cellule, la paix et la sérénité au cœur. Le 2 juillet 1910 eut lieu la cérémonie de la remise des clés et du sceau du monastère par le provincial général de Senigallia, Mgr Joseph Rocchetti. Immédiatement après, sœur Marie-Joséphine dit: «Mes sœurs, la responsabilité qui repose désormais sur mes épaules impose, en premier lieu à moi-même, de vivre dans la fidélité au Seigneur, et puis m’engage à accompagner le cheminement de chacune de vous sur ce merveilleux chemin qu’est celui de l’amour envers le Seigneur. Priez afin que je remplisse cette charge avec humilité, douceur et compréhension». La nouvelle abbesse étudia les talents, que ses consœurs avaient reçus de Dieu afin que chacune se sente réalisée dans le travail assigné et pas seulement pour leur bien, mais pour servir Dieu avec une joie profonde. Le manuscrit de sœur Catherine del Moro affirme que sœur Marie-Joséphine était une véritable mère sur le modèle de sainte Claire, dans la stricte obéissance à la Règle mais avec un grand cœur pour soulager les faibles et les infirmes. Elle était rigoureuse envers elle-même, mais bienveillante avec les autres. Sœur Catherine raconte l’épisode concernant une jeune religieuse, de santé délicate, qui souhaitait jeûner pendant le Carême, et à laquelle sœur Marie-Joséphine avait demandé au contraire d’apprendre à contrôler sa langue et sa pensée. En elle resplendissaient la vertu de l’humilité, la simplicité et le détachement. Elle disait que la perfection ne consiste pas à faire des choses extraordinaires, mais à faire la volonté de Dieu. Ce même manuscrit dit encore que durant son mandat, on remarqua une meilleure pratique de la Règle, en particulier du silence, de la dévotion, de la correction fraternelle et du bon exemple. 73
Les abbesses étaient élues pour une durée de trois ans, ainsi sœur Marie-Joséphine espérait qu’une autre sœur prendrait sa place, mais elle fut de nouveau choisie à l’unanimité. La seconde période en tant qu’abbesse fut plus difficile, tout d’abord la première guerre mondiale avait éclaté et il y avait de grandes souffrances partout. De nombreux hommes des familles des sœurs partirent au front et le gouvernement réquisitionna le monastère pour accueillir les sans-abri. Les gens de Serra de’ Conti offrirent alors d’héberger chez eux les populations déplacées, ainsi le monastère ne fut occupé qu’en partie et les sœurs restèrent. L’abbesse encourageait la communauté à avoir totalement confiance en Dieu qui les avait toujours protégées et rassurées, car le Seigneur prendrait de nouveau soin de ses Epouses. Pour qui sonne le glas? En 1916, la responsabilité d’abbesse passa à sœur Claire et suite à la répartition des tâches on confia à sœur MarieJoséphine la charge de concierge. Il s’agissait d’un rôle très délicat, car les gens jugeaient non seulement les sœurs mais l’Eglise et la Chrétienté, selon l’accueil, les conseils et l’aide qu’ils recevaient au monastère. Sœur Marie-Joséphine expliquait: «Quand je suis face à une personne, je me demande toujours ce que Jésus répondrait à ma place et j’essaie de dire ce qu’Il dirait. Je Le prie dans les moments difficiles et Il me suggère les mots justes». Le rire des Saints On pense parfois que les Saints sont tristes, mais c’est une vision erronée. Sœur Marie-Joséphine était d’un tempérament joyeux et au couvent la récréation du soir se passait dans la bonne humeur. Elle disait que si elle n’avait pas ri pendant la journée elle ne pouvait pas aller se coucher. Un soir, une postulante la rencontra se promenant dans le couloir en chemise de nuit et elle lui demanda: «Vous n’êtes pas encore couchée?». Sœur Marie-Joséphine lui 74
répondit: «Non, je n’ai pas suffisamment ri ce soir». La jeune religieuse commença alors à faire des pirouettes et des sauts, suscitant ainsi l’hilarité de sœur Marie-Joséphine qui ajouta: «Maintenant je peux aller me coucher, j’ai bien ri!». Les années s’écoulèrent, sœur Marie-Joséphine était désormais quasi aveugle et elle passait des heures assise dans le jardin où elle écoutait la voix de la nature qui lui parlait de Dieu. Comme saint François, elle s’émerveillait de la beauté de la création. Sa sensibilité d’africaine la rendait attentive aux plus petites choses, le battement d’ailes d’un papillon, le chant des oiseaux et des cigales, tout était un hymne au Créateur et s’élevait de la terre vers le ciel. Et elle chantait doucement «le chant des Créatures», comme saint François. Etre aveugle devenait motif de remerciement. «Toi, Seigneur qui m’as donné le vue et qui me l’as reprise maintenant, sois béni!» En embrassant le crucifix elle disait: «Ma vue t’appartenait et Tu as bien fait à me la reprendre, car je n’ai pas su l’utiliser au mieux. Je n’aurais dû voir que ce qui pouvait me porter près de Toi. Tout cela est sans importance désormais, je Te verrai au Paradis!». Sous le signe de la Croix En 1926 l’ordre franciscain célébrait le septième centenaire de la mort de saint François. La mère abbesse souhaitait fêter cet événement de façon particulière. «François est le saint de la joie, le chantre de la nature comme reflet de la beauté et de la bonté de Dieu, mais il est aussi le mystique de la Croix. Préparons-nous à accueillir les grandes ou les petites souffrances que le Seigneur voudra nous envoyer». Sœur Marie-Joséphine vieillissait, et elle avait pratiquement perdu la vue. Cette situation ne lui créait guère de problèmes car elle connaissait parfaitement les lieux. Toutefois, un jour elle fit une mauvaise chute et se blessa à la jambe. La contusion se transforma en plaie qui ne guérissait pas. La mère abbesse demanda alors à une sœur de l’accompagner dans ses déplacements. 75
Puis une forte grippe l’affaiblit au point de ne plus être en mesure de se rendre à pied à la chapelle. Devenue âgée et fragile, les religieuses la transportaient sur une chaise. A cette situation s’ajoutèrent des maux d’estomac et des étourdissements. La cloche de Pâques «Ma mère, puis-je exprimer un souhait?» «Mais oui, sœur Marie-Joséphine, de quoi s’agit-il?» «Aujourd’hui, nous sommes Samedi Saint et c’est peut-être le dernier de ma vie. J’aimerais avoir la joie de sonner la cloche qui annonce la résurrection du Christ». «Certainement, sœur Marie-Joséphine. Je demanderai aux sœurs de mettre votre chaise à proximité de la cloche, celle qui a le son le plus clair et le plus cristallin, pour appeler toutes les sœurs à prier dans la joie». «Merci, c’est un merveilleux don de Pâques!». Avant la reforme des célébrations pascales de 1955, la résurrection était fêtée au moment du «Gloria» de la messe du matin du Samedi Saint. La joie de Pâques résonnait dans toutes les églises et les couvents. Quand elle était plus jeune, sœur Marie-Joséphine s’asseyait à l’orgue et faisait vibrer les arcades de l’église. Désormais elle devait se contenter d’une simple cloche, mais elle la sonna avec une telle joie que son visage se remplit de larmes tant elle était émue. Sœur Marie-Joséphine devenait de plus en plus faible et son état de santé se détériorait rapidement. Néanmoins, elle était toujours prête à sourire et ne se plaignait pas. Un jour, une jeune religieuse lui demanda: «Nous ne savons pas qui mourra la première, mais si sœur Mort vous appelle, faites-nous un signe quand vous entrerez au Paradis». Les autres sœurs présentes furent choquées par ces propos, mais sœur MarieJoséphine répondit calmement: «Pourquoi pas, si le Seigneur me le permettra». Le 23 avril 1926 alors que deux sœurs l’aidaient à se vêtir, étant plus faible qu’à l’accoutumée, elle semblait totalement absorbée dans une conversation mystérieuse et prononça la 76
phrase: «Sœur Marie-Joséphine béatifiée». Les deux religieuses lui demandèrent ce qu’elle voulait dire, mais elle n’ajouta rien d’autre. Prévoyait-elle sa mort et sa béatification? Cela peut apparaître comme inhabituel, mais ne doit pas totalement nous surprendre. En effet, sœur Marie-Joséphine était une africaine, transparente, spontanée, sincère et droite et savait que l’Eglise béatifie ceux qui aiment le Christ audelà tout. Il était donc logique et naturel qu’elle se sentît candidate à la béatification, pas à cause de ses mérites ou pour sa glorification, mais pour les mérites et la glorification du Seigneur qui lui avait ravi le cœur et l’âme. Mourir en chantant Au cours du dîner du vendredi 23 avril, les sœurs assises près d’elle remarquèrent que sœur Marie-Joséphine ne se sentait pas bien. La mère abbesse l’invita à aller se reposer. «Ce sera bientôt l’heure des Vêpres, je souhaiterais me joindre aux sœurs en chantant». «Très bien, mais restez assise». Au moment du Magnificat, sœur Marie-Joséphine s’effondra. Les religieuses la portèrent à l’infirmerie et appelèrent le médecin et le prêtre, mais ils étaient tous les deux absents. Elle continuait à réciter l’Ave Maria d’une voix faible et tentait encore de chanter. Les sœurs murmurèrent: «Elle va à la rencontre de l’Epoux avec le chant dans le cœur et sur les lèvres». Le jour suivant, le médecin arriva et diagnostiqua une grave forme de broncho-pneumonie, contre laquelle à l’époque on ne pouvait rien faire. Le prêtre lui administra l’absolution et l’onction des malades. Elle était trop faible pour recevoir l’Eucharistie. Le prêtre lui murmura à l’oreille: «Vous allez bientôt rencontrer le Seigneur!». A ces mots, sœur MarieJoséphine regarda longuement le crucifix et après quelques instants expira. C’était le 24 avril 1926, un samedi, il était 19h30. Les sœurs, avec une profonde émotion, la revêtirent de son habit de religieuse. Deux religieuses restèrent à veiller le corps, 77
tandis que les autres se rendaient dans les cellules mais aucune ne réussit à dormir. C’était le troisième dimanche après Pâques, le 25 avril 1926, il était 5 heures et quelques minutes du matin quand le silence des couloirs fut interrompu par l’inhabituel son de la cloche, celle pour appeler les sœurs. «Que se passe-t-il?» se demandaient les sœurs en sortant dans le couloir en chemise de nuit. Presque immédiatement un autre son de la même cloche retentit, d’un son plus fort que le précédent et puis un autre de nouveau. Trois des sœurs converses, qui se trouvaient dans le bas de la chapelle prêtes à sonner la cloche du lever, sortirent en courant pour voir ce qui se passait et trouvèrent la cloche immobile. Elles n’étaient pas informées de la conversation, au cours de laquelle sœur Marie-Joséphine avait promis de faire un signe en entrant au Paradis. Toutes les sœurs entendirent et virent la même chose, à part les deux religieuses qui veillaient le corps de sœur MarieJoséphine. Toutes les religieuses déclarèrent que la cloche sonna dix heures après la mort de sœur Marie-Joséphine. Elle avait rencontré l’Epoux, le Seigneur. Dans la déclaration officielle les sœurs affirmèrent que, ni avant ni après le décès de sœur Marie-Joséphine et ni lors d’un tremblement de terre, la cloche ne se mit à sonner ainsi. Le lendemain, le 26 avril, furent célébrées les funérailles solennelles dans la chapelle du monastère. On enterra Sœur Marie-Joséphine dans le cimetière de Serra de’ Conti. De nombreuses personnes arrivèrent pour prier et demander l’intercession de sœur Marie-Joséphine. Certaines personnes, l’ayant connue et aimée, sont encore vivantes et vivent à Serra de’ Conti. Une perle noire de l’Afrique Dans les «Annales du Bon Pasteur» l’évêque Comboni avait prédit qu’une «perle précieuse de l’Afrique brillerait de son propre éclat sur la couronne de joyaux de Notre-Dame». Il est 78
vraisemblable que sr Marie-Joséphine se tenait au courant de l’évolution de l’évangélisation de son pays à travers ces revues. Les documents dont nous disposons montrent que le père Verri, son directeur de conscience et successeur du père Olivieri, lui faisait part de la situation des enfants et des jeunes adultes rachetés par «L’Œuvre du rachat des petites noires». Sr Marie-Joséphine est une jeune fille de l’Afrique centrale, une femme aux grandes qualités devenue clarisse, qui a offert ses prières, ses sacrifices et ses souffrances pour le monde entier et l’évangélisation de l’Afrique, c’était en effet une perle noire, une perle précieuse. Une vie simple, silencieuse et de prière Il n’est pas facile de grandir dans la sainteté. Cela veut dire mener une vie qui implique de prendre des décisions difficiles et des sacrifices que seul l’amour peut accomplir. Par le baptême, sœur Marie-Joséphine avait reçu le don de la foi grâce auquel elle croyait en Jésus-Christ et en ce qu’Il lui demandait. Elle reconnaissait Sa volonté dans la Règle de sainte Claire qu’elle observa strictement et tout au long de sa vie. Elle essayait d’accomplir au mieux ce qui lui était demandé chaque jour, tout en cachant sa perfection au regard des autres. Probablement elle possédait des vertus qui peuvent être considérées comme extraordinaires, mais il ne s’agissait que de quelque chose d’ordinaire et qui n’attirait pas l’attention, elles étaient vécues avec une prodigieuse profondeur spirituelle. De la Foi jaillit l’espérance, la confiance en Dieu et ses promesses. Les documents attestent des temps difficiles qui troublèrent non seulement la vie au quotidien des religieuses mais la vie même du monastère. Quelle profonde confiance dans la Providence divine transparait dans la tendre exhortation de sœur Marie-Joséphine à ses consœurs, «après le Vendredi Saint, le jour de Pâques arrivera!». En particulier à la fin de sa vie, quasi aveugle, elle partageait les souffrances du Christ et toute son âme débordait de joie à la certitude qu’elle rejoindrait bientôt le Paradis. 79
Lorsqu’en 1986, on a demandé à douze religieuses de Serra de’ Conti comment évoquer le souvenir de sœur Marie-Joséphine, elles ont parlé d’elle avec enthousiasme, affection et respect de sa sainteté, et en particulier de son exercice de la charité. «Je veux faire la volonté de Dieu et cela pour mes consœurs» telle était sa devise, répondirent les religieuses. Sœur MarieJoséphine avait un caractère impulsif et fort, mais elle avait appris à se dominer grâce à sa prière incessante en union avec le Seigneur. C’est ce qui rend chaque jour de la vie des Clarisses, merveilleux et joyeux; comme doit être la vie d’une communauté franciscaine. De nombreuses religieuses ont évoqué le travail et le sacrifice de sœur Marie-Joséphine envers les religieuses âgées, lorsqu’elle était pratiquement la seule jeune religieuse active au sein de la communauté. Elle se dépensait cœur et âme, sans se plaindre, allant au devant des besoins des autres. Le récit d’un groupe de religieuses, basé sur ce qu’elles savaient ou sur ce qu’elles avaient entendu dire, évoque la spiritualité et la dévotion de cette consœur, sainte. Le voyage de l’espérance avec la Vierge Comme une véritable franciscaine, sœur Marie-Joséphine contemplait tout particulièrement le mystère du salut et son parcours spirituel était guidé par l’Immaculée Conception, qu’elle aimait d’un amour filial. Elle disait souvent: «Demandez à la Sainte Vierge, et elle vous aidera. Mettez-vous sous la protection de son manteau et n’ayez crainte. Le diable sera écrasé sous ses pieds et tremblera, furieux de rage. Il n’a aucun pouvoir contre elle. J’appartiens totalement à ma Mère Céleste!». Elle récitait le chapelet avec ferveur, elle disait souvent aux novices: «C’est le meilleur moyen pour vous de devenir de bonnes religieuses». Les meilleures heures de sa journée étaient celles qu’elle passait en méditation devant le Crucifix et le moment de l’Eucharistie. 80
Elle priait pour tous. Lorsqu’elle entendait parler d’une faute quelconque, ou d’une attitude ingrate des hommes envers Dieu, elle faisait pénitence et prolongeait ses moments d’oraison. Sœur Marie-Joséphine contemplait le crucifix avec une tendresse infinie et on l’entendait souvent dire: «Tu as tellement souffert, O Jésus! Mère très chère, pauvre Mère, Tu as tellement souffert pour moi! Et moi que fais-je pour Toi?» Ses autres prières s’adressaient à saint Joseph, saint François, sainte Claire et sainte Cécile. Elle avait appris de saint François à aimer le Crucifix. De sainte Claire venait sa passion pour la prière, de saint Joseph sa totale obéissance, de sainte Cécile ses merveilleuses mélodies et le ravissement spirituel. Sœur Marie-Joséphine avait un grand sens de la communauté, qui était pour elle comme une famille. Elle anticipait les besoins de ses consœurs. Elle essayait d’une manière ou d’une autre d’alléger le fardeau des autres, mettant de côté ses propres nécessités. Aucune limite apostolique En tant qu’africaine, elle avait trouvé dans la spiritualité franciscaine un terrain favorable à son développement. Une femme africaine est chez elle au milieu de la nature, sœur Marie-Joséphine avait le sens du sacré, du mystique, elle était patiente et sage, elle faisait les choses avec joie, elle aimait la vie en groupe; elle avait le sens de l’harmonie et du rythme. Le jour de sa profession religieuse, sœur Marie-Joséphine avait dit être «Prête à tout!». Elle suivait l’exhortation de sainte Claire: «Etre des collaborateurs de Dieu, soutenir les membres hésitants de son Corps Mystique». Elle avait fait don de sa personne, en signe de rachat et de propitiation, pour la conversion d’une de ses compagnes africaines et pour l’évangélisation de l’Afrique. Comprenant le caractère universel d’une vocation contemplative, elle priait pour qu’un jour son pays puisse avoir un monastère de Clarisses sur son territoire. Sœur Marie-Joséphine est restée elle-même, profondément 81
africaine, exprimant sa propre personnalité sans crainte ni honte. Elle était consciente des différences et de leur richesse, et éprouvait un sentiment de dignité lié à sa terre d’origine. En tant qu’abbesse, durant la période difficile de réunion des trois différentes communautés, elle œuvra pour créer une communauté joyeuse avec un seul cœur et une seule âme.
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Chronologie Les principales dates de la vie de sœur Marie-Joséphine 1845/1846: Zeinab naît dans un village, non identifié, du sud du Soudan (Afrique). 1853: Des esclavagistes arabes l’enlèvent, elle a environ 8 ans. 1854: Le père Olivieri la libère après 18 mois d’esclavage au Caire (Egypte). 2 avril 1856: Les Pauvres Clarisses de Belvedere Ostrense (province Ancône, Italie) l’accueillent. 24 septembre 1856: Elle reçoit le sacrement du Baptême, de la Confirmation et de l’Eucharistie. Elle prend le nom de MarieJoséphine, Angèle, Rédimée. 10 décembre 1874: A l’âge de 28 ans, elle revêt l’habit de sainte Claire. 15 mars 1876: Elle prononce les vœux et prend le nom de sœur Marie-Joséphine. 5 avril 1894: Elle se déplace, avec les autres religieuses, de Belvedere Ostrense à Serra de’ Conti. 1900: Elle devient Maîtresse des Novices et des Postulantes. 24 septembre 1901: Elle est élue à la charge de Vicaire. 19 mars 1903: Elle prononce les vœux perpétuels. 7 juillet 1909: A la mort de l’Abbesse, elle est nombré President du Monastaire. 29 juin 1910: Elle est élue à la charge d’Abbesse. 22 juillet 1913: Prolongation de la charge d’Abbesse pour trois ans. 22 juillet 1916: Expiration de la charge, elle assume ensuite le rôle de concierge. 24 avril 1926: Jour de son rappel à Dieu. 11 février 1985: Le postulateur général OFMConv présente le libelle de requête au diocèse de Senigallia pour de début de la cause. 25 mars 1987: Début de l’Enquête Diocésaine sur la vie, sur les 83
vertus héroïques et sur la réputation de sainteté et de signes. 1 octobre 1988: Clôture de l’Enquête Diocésaine. 22 mai 1992: La Congrégation pour les Causes des Saints décrète la validité de l’Enquête Diocésaine. 27 juin 2011: Le pape Benoit XVI déclare l’héroïcité des vertus de la servante de Dieu sr Marie-Joséphine.
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Prière Pour obtenir la grâce de Dieu par l’intercession de sœur Marie-Joséphine Benvenuti Seigneur, je Te remercie pour les dons offerts à ton humble servante sœur Marie-Joséphine, enlevée pendant son enfance et réduite en esclavage. Tu l’as rendue libre et pleinement consacrée à Ton amour dans l’Ordre de sainte Claire, en Italie. Consens à la glorifier dans l’Eglise et face au monde pour que resplendisse l’exemple de ses vertus chrétiennes, de foi, d’espérance et de charité. Par son intercession, Seigneur, accorde-moi toujours Ta grâce et je Te prie humblement de m’apporter Ton secours si telle est Ta volonté. Amen Imprimatur
+ Odo Fusi-Pecci Evêque de Senigallia Senigallia, 6 juillet 1992.
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