chute ascensionnelle carlo zinelli ascensional fall
texte de / text by guillaume oranger
avant-propos
christian berst
À la fin des années 50, Dino Buzzati puis
Alberto Moravia
prenaient la plume pour signaler au monde le grand créateur qui venait de se révéler dans l’enceinte de l’asile San Giacomo à Vérone.
Carlo Zinelli commençait tout juste à peindre sur papier ce qu’il avait ébauché plus tôt en lacérant les murs de l’établissement avec des pierres et des morceaux de brique. Né en 1916, il a commencé par travailler à la ferme puis aux abattoirs. Volontiers solitaire, il se distinguait alors par son dandysme, son goût pour le dessin et la musique, avant que la guerre, qu’il fit comme chasseur alpin, n'exacerbât sa schizophrénie.
Son œuvre – sorte de conte autobiographique qui mêle ces épisodes ayant précédé l’internement – représente une véritable révolution formelle : tour à tour l’itération, la dislocation, le dédoublement, l’atrophie, la stylisation, l’absence de perspective, les va-
riations de plan et d’échelle, l’écriture dans les interstices qui bat comme un pouls, et puis la couleur, la couleur donnant aux silhouettes une densité palpable, tout ceci confère à la composition un rythme d’une modernité effrénée.
Ceux qui l’entouraient disent de lui qu’il n’avait ni l’intention, ni la conscience de produire un œuvre, et ce bien qu’à sa mort, en 1974, on estima à trois mille le nombre de ses dessins – la plupart recto-verso –mais dont seul un tiers a été retrouvé. Jean Dubuffet et André Breton en ont, sans en percer les arcanes, admiré la beauté qui, comme l’affirmait ce dernier, « sera convulsive, ou ne sera pas ».
carlo zinelli : chute ascensionnelle guillaume oranger
Formé en histoire de l’art contemporain à Sorbonne Université, où il a étudié deux voies empruntées par la peinture au sortir du modernisme (le geste chez Pierre Soulages, puis le langage chez Jonathan Lasker), Guillaume Oranger est critique d’art.
Il a intégré la galerie christian berst art brut à l’été 2022.
Il y a chez Carlo Zinelli, né en juillet 1916 près de Vérone, un paradoxe fascinant : la dissociation schizophrénique l’ayant cloîtré dans le mutisme, hors du monde, seul avec le souvenir des guerres ayant conduit à son internement définitif en 1947, a alimenté une logorrhée picturale longue de près de 15 ans.
Surprise immense, et maintenue, car on croyait l’homme à jamais brisé, trop loin du langage pour produire ne serait-ce qu’une œuvre ; il y en eût bien davantage. Sa prolixité graphique, d’abord cantonnée aux murs de l’hôpital psychiatrique de San Giacomo qu’il ornait en douce de graffiti, cristallise sur le papier en 1957, lorsqu’y ouvre un atelier d’art. Premier du genre en Italie, il est dirigé par le sculpteur écossais Michael Noble jusqu’à sa fermeture, en 1969, précédant d’un an celle de l’hôpital. Zinelli passe ainsi quelques mois à celui de Marzana, avant que l’un de ses frères tente, en 1971, de l’accueillir. Il peint alors de moins en moins, et exprime vraisemblablement le désir d’intégrer un sanatorium où il se
nourrit mal, passant ses journées à fumer dans sa chambre. Il y meurt en 1974 d’une tuberculose pulmonaire. À l’atelier de San Giacomo, douze années d’une peinture torrentielle s’étaient pourtant écoulées extatiquement, sans beaucoup d’autres interruptions que la cueillette de fleurs ou la chasse aux insectes auxquelles Zinelli s’adonnait dans le parc de l’hôpital.
Il se mesurait alors à des feuilles de 50 x 70 cm, généralement orientées à la verticale, couvertes au recto puis, sans attendre, au verso de ses divagations au pinceau, qu’il utilisait comme une plume. À ses débuts, dans la liberté totale que Noble n’a cessé d’encourager, Zinelli usait de la
perspective par transparence (à la manière des enfants) et de la répétition pour échafauder un espace pictural stéréotypique de l’art schizophrénique, rejouant ad infinitum la même répétition des mêmes éléments. Mais, surprise encore, Zinelli en est rapidement sorti : autour de 1959, les petits encarts de peinture auparavant dénués de fonction structurante s’organisent progressivement les uns par rapport aux autres. Faisant montre d’une intention formelle proche d’une tectonique, il équilibre les territoires plutôt qu’il ne les amoncelle : à un espace lâche, assez simplement rempli par de petites figures comblant après-coup les vides qu’ont laissés les grandes, succède un espace plus dense, plus complet, et visiblement anticipé. Zinelli y dissémine des réserves, séries d’orbes ou traînées d’étoiles [ill.1 ci-contre] animant d’un même coup les personnages, animaux et objets qui en sont dotés et l’uniformité du monochrome. En gonflant ses œuvres de cette intériorité cosmique, Zinelli produit quelque chose de presque comparable à ce que Paul Valéry disait de Stéphane Mallarmé au sujet du fondamental Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, à savoir qu’il « avait su élever une page à la puissance du ciel étoilé1 ».
Presque, car il n’y a pas chez Zinelli le retournement mallarméen de l’œuvre sur elle-même, discours sur sa propre nature ouvrant la porte réflexive du modernisme, même si (pour continuer de s’appuyer sur Bernard Blistène) une « collision de genres distincts2 » est bel et bien produite. Ce commerce sidéral de plein et de vide, qui perdurera, s’articule en effet à la formation
d'un lexique, dont éléments fixes et variations subliment l’itération initiale de Zinelli à mesure qu’il y trouve ses habitudes, ses réflexes. Peu à peu, il établit des relations récurrentes entre pretini (petits prêtres, comme en procession), barque, femme masquée et homme en tunique, oiseaux (de diverses espèces) et croix mais surtout mulet [ill.2 ci-contre], compagnon d’infortune des chasseurs alpins, ainsi que leur chapeau caractéristique. La charge biographique de ce lexique, où se côtoient faune, flore, mots, personnages et objets – habits, armes, outils, instruments de musique – est manifeste : ami des animaux depuis son enfance champêtre, Zinelli intègre en 1937 le « Battaglione Trento » des chasseurs alpins, dont il est une première fois réformé en 1938, avant de partir l’année suivante pour la guerre d’Espagne, puis de participer selon toute vraisemblance à la Seconde Guerre mondiale. La maladie s’enracine d’autant plus ; définitivement réformé à la fin de l’année 1941, il est désormais ébréché par une peur que les signes de la guerre continuent d’activer (il croit un jour qu’il est la cible d’une attaque aérienne menée par un papillon). Le délire prend progressivement le pas sur le contrôle, et la dissociation est, en 1947, si avancée que l’internement permanent est inévitable : sa parole, privée de sens, ne sera plus jamais intelligible.
Vittorino Andreoli, Cherubino Trabucchi et Arturo Pasa, exégètes originels de Zinelli, signalent d’emblée le mélange proprement passionnel entre piété et érotisme qu’opère son langage formel, dont la constitution est quasiment ter-
1. Paul Valéry cité dans Bernard Blistène, « Avant-propos », dans id. (dir.), Poésure et peintrie : d’un art, l’autre, cat. exp., Marseille, Centre de la Vieille Charité (12 fév.-23 mai 1993), Paris, Réunion des Musées Nationaux, 1993, p. 18.
2. Bernard Blistène, « Avant-propos », dans Poésure et peintrie : d’un art, l’autre, op. cit., p. 19.
minée avant 1960. Mais s’y installe surtout une « quaternité3 » qui tient presque du miracle. Alors que, dans la vie, Zinelli demande quatre cigarettes et quatre allumettes, tourne quatre fois la clé d’une porte et répète quatre fois les mêmes mots, dans l’œuvre il élève le chiffre quatre au rang de rythme orchestral, groupant souvent les éléments par quatre ou un de ses multiples quand ce n’est pas le chiffre quatre qui apparaît, lui-même quatre fois [ci-contre]. Et il semble en tirer des conclusions : l’éruption jubilatoire de la couleur, moment fort du chemin expressif de l’œuvre, précède la jubilation encore supérieure du mot, lequel hérite autour de 1965 de la puissance générative du chiffre qu’en 1941 il dessinait déjà sur une carte postale envoyée à sa famille. À partir de 1966, l’écriture devient un moyen important de la pulsion énonciatrice de Zinelli ; une esthétique sonorisée, polyphonique, prend les rênes de feuilles d’autant plus parlantes, où la quaternité régit formes et lettres [ci-contre]. En étirant et divisant ainsi les territoires formels, elle semble muer l’espace en déluge, laissant croire à l'arrivée par la métaphore du message à sa destination.
Dans les Calligrammes de Guillaume Apollinaire4, le thème (Tour Eiffel, cravate, ou même portrait) se disait simultanément par le dessin et les mots qui le formaient. Dans les poussées de signifiance de Zinelli, c’est plutôt le langage de sa vie que formes et lettres, les unes parmi les autres et sans le concours de leur peintre-auteur, disent d’un trait. Aux deux endroits, et avec ou sans intentionnalité réflexive, « l’imagination verbale,
prosaïque, poétique et l’imagination graphique matérielle » sont « aussi réciproquement que possible »5 mises en jeu. Hurlant sur le papier un indicible longtemps tenu pour définitif, les jaillissements de Zinelli nous laissent pourtant au seuil d’une narration jamais accomplie ; les symboles, épars bien que connus, restent en dernier lieu dans leur mystère, baignant conceptuellement dans un vide qu’aucun liant n’occupe. Son verbe, qu’il soit peint ou parlé, manque des connexions logiques nécessaires au discours (dans la vie, une même question plusieurs fois posée reçoit des réponses différentes et des questions différentes reçoivent une même réponse), mais il est évident que le pinceau lui a rendu sa langue. Et, puisqu’ici L’œil écoute6 plus attentivement qu’ailleurs, on y entend l’oxymorique volume de son silence, depuis lequel se parle un langage allant d’un seul pas vers la beauté et le sens, devenant forme en même temps que fond, disant d’un seul tenant ces deux versants de l’art en rappelant au passage que folie et sagesse sont deux mains qui se serrent. Ici, quelque part avant la cohérence ou l’unité que la société exige, s’arrête la chute de Zinelli dans les affres de son esprit, libératrice de poèmes visuels ayant réussi l’ascension des plus hautes cimes de l’expression : l’autre en soi.
3. Vittorino Andreoli, Cherubino Trabucchi et Arturo Pasa, « Carlo », traduit de l’italien par H. Valot, dans Jean Dubuffet (dir.), L’art brut, n° 6, Paris, Compagnie de l’Art Brut, 1966, p. 30.
4. Guillaume Apollinaire, Calligrammes. Poèmes de la paix et de la guerre 1913-1916, Paris, Mercure de France, 1918.
5. Christian Dotremont cité dans B. Blistène, « Avant-propos », dans Poésure et peintrie : d’un art, l’autre, op. cit., p. 18.
6. Paul Claudel, L’œil écoute, Paris, Gallimard, 1946.
sans titre, recto-verso (détail), 1967. gouache sur papier, 70 x 50 cm
sans titre, recto-verso untitled, double-sided , 1960 gouache sur papier, 70 x 50 cm gouache on paper, 27.5 x 19.75 in
sans titre, recto-verso untitled, double-sided, c. 1962
gouache sur papier, 34 x 50 cm gouache on paper, 13.75 x 19.5 in
sans titre, recto-verso untitled, double-sided , 1963 gouache et graphite sur papier, 70 x 50 cm gouache and graphite on paper, 27.5 x 19.75 in
sans titre, recto-verso untitled, double-sided , 1964 gouache sur papier, 70 x 50 cm gouache on paper, 27.5 x 19.75 in
sans titre, recto-verso untitled, double-sided , 1965 gouache sur papier, 70 x 50 cm gouache on paper, 27.5 x 19.75 in
Carlo Zinelli en train de peindre et Michael Noble commentant son travail à l'atelier de l'hôpital San Giacomo alla Tomba, Vérone, 1959.
Carlo Zinelli painting, with Michael Noble commenting on his work at the workshop of San Giacomo alla Tomba Hospital, Verona, 1959.
© John Phillip
sans titre, recto-verso untitled, double-sided , 1965 gouache sur papier, 70 x 50 cm gouache on paper, 27.5 x 19.75 in
L’itération, la dislocation, le dédoublement, l’atrophie, la stylisation, l’absence de perspective, les variations de plan et d’échelle, l’écriture dans les interstices qui bat comme un pouls, et puis la couleur, la couleur donnant aux silhouettes une densité palpable, tout ceci confère à la composition un rythme d’une modernité effrénée.
Iteration, dislocation, multiplication, atrophy, stylisation, lack of perspective, variations in viewpoint and scale, writing in the gaps that throbs like a pulse, and colour that lends his silhouettes a palpable density. All these elements give his compositions an intense rhythm of frenzied modernity.
christian berst