Revue Jules Verne n° 35 | Conversations sous influence

Page 1



R

e v u e

J

u l e s

V|

35

e r n e


tion ublica e la p d r u ieu Directe re Tarr Alexand nent

perma

Comité Giton éline  C s is ek arrieu ul D dre  T n–Pa lexan u Jea A a e d n s Blo ayou Philippe 5 Marc S e n° 3 ez n pag e a revu l  L e e d d Clau ation iss l Dek Coordin n-Pau u Jea a e d n Blo Philippe Auteurs ekiss aul D ean-P J y r ebra Bachelie Régis D enoir R d z Burgau Lepagne aude hilippe u Cl ud P ie a l l arr u re T ure Lauric G Alexand uvert en co Artiste nt Pflughaupt Laure ue rtistiq le & a s ia u r o o y a n édit Marc S irectio

D

R

e v u e

J

u l e s

Ve

r n e

2 oût 201 -0 légal : a Dépôt -2-901811-51 0 8 1 7 5 9 1 1 : 8 1 N° ISBN 3 : 978290 1 N EA € lic : 10 au pub hérents te n e v ad de ent aux es - Prix eurs. emplair suré gratuitem bres bienfait x e 0 5 5 m s e : a t e m s g e x Tira revue n ainsi qu’au ekiss ice de la tio n-Paul D a e J Le serv de leur cotisa r a 1996, p nt que à jour dée en ’engage 2012. n n e fo u e v e u Rev s la r , août ées dan © les auteurs im r p x ions e uteurs. Les opin ité de leurs a il b a ns la respo

ju e u v e r . www

m o c . e n lesver


R evue J ules V erne Jean-Paul  Dekiss Conversations

sous  influence

RÉGIS  DEBRAY

35

Premier semestre 2012

3

éditions du

Centre international Jules Verne


R

e v u e

J

u l e s

SOMMAIRE

V

e r n e

35

Dossier : Conversations sous influence Régis DEBRAY | Jean-Paul DEKISS

7 9 15 19 27 33 39 47 55 63 71 77

Conversations sous influence Progrès et démocratie Rectifier la parole Temps technique et temps culturel L’Élémentaire et les horizons d’attente Destin individuel, destin collectif La Jeunesse du sacré Une identité chrétienne L’Incomplétude Une approche médiologique L’aventure contemporaine La Maison d’un écrivain

Artiste à l’œuvre

88

Prendre l’image à la lettre… par Marc Sayous

Tiré à part

90

L’Influence du roman vernien… par Lauric Guillaud

Cabinet de curiosités

98

Le Bal Jules Verne par Philippe Burgaud

Chroniques verniennes

102 Les Mille yeux d’Alexandre Tarrieu | Dictionnaire des personnes citées… par Alexandre Tarrieu 106 Le Verne est-il encore vernal ? par Claude Lepagnez

Zone critique

112

Une Introduction dans la Bibliothèque de la Pléiade par Renoir Bachelier


5



Grand entretien

C o n v e r s at i o n s s o u s  i n f l u e n c e L

Se sentir chez soi tout en étant chez lui, dans l’intimité du lieu d’écriture ; se laisser porter par l’atmosphère inspirante pour engager le dialogue, là où l’écrivain avait bâti les étapes de ses Voyages extraordinaires dans la confidence et la quiétude : difficile de trouver situation littéraire plus féconde, espace plus adapté ! Le fil des conversations allait suivre le chemin le plus vivant : celui de la rencontre. Deux écrivains actuels placés sous influence d’une œuvre illustre. La traversée des paysages lettrés et des actions humaines plus que l’expertise d’un style. Faire revivre sur place une époque passée pour la confronter à ce que l’on croit comprendre de la nôtre et en extraire de chacune les finesses, la justesse ou les impasses.

Marc Sayous

7

La Revue Jules Verne ne célèbre pas le passé comme mélancolie ; elle s’ancre dans la présence, recherche dans l’histoire la clé de la modernité et s’interroge sur ce qu’est le temps d’une œuvre. Les conversations qui suivent en sont l’empreinte.

Conversations sous influence

e 20 mars 2012, après plusieurs rencontres parisiennes, Régis Debray et Jean-Paul Dekiss se donnaient rendez-vous au numéro 2 de la rue Charles Dubois, à Amiens, au cœur de la maison où Jules Verne déploya la moitié de son œuvre. Dans le calme d'un jour de fermeture, la demeure était silencieuse. Dans toutes les pièces de ce foyer où les flammes de l’imagination avait brulé, la forte présence de Verne stimulait la délicieuse impression qu'il aurait pu surgir en disant : « - Eh bien Messieurs, je vous attendais, soyez les bienvenus et considérez que vous êtes chez vous.»



Jean-Paul DEKISS | Régis DEBRAY

Conversations sous influence| Revue Jules Verne n° 35

Progrès & démocratie ean-Paul Dekiss – Après Julien Gracq en l’an 2000 et Michel Serres en 2002, Péter Esterhazy et Michel Butor en 2004, les poètes Ivar Ch’Vavar, Pierre Garnier et Paul Louis Rossi en 2008, c’est Régis Debray qui nous propose aujourd’hui un éclairage d’écrivain et de philosophe sur les Voyages extraordinaires de Jules Verne. Avec Julien Gracq, nous parlions de la question romanesque de ce cycle et de son influence jusque dans les années 1960. Avec Michel Serres, nous rapprochions les héros de Jules Verne de l’homme contemporain à l’aube du troisième millénaire. Avec Régis Debray, nous allons aborder le sujet du progrès démocratique tel que nous pouvons le mesurer entre Jules Verne et nous.

1 Réédité et corrigé par l’auteur, sous le titre Un regard sur le monde (Bayard presse, Paris, 2001).

9

Avec ce sujet, le regard de l’écrivain philosophe nous oblige à aborder Jules Verne sur un terrain souvent plus implicite qu’explicite. Progrès et démocratie, deux mot clefs, surchargés d’intentions idéologiques, aux frontières du territoire politique dont le romancier avait soigneusement choisi de se tenir à distance. L’enchantement des Voyages extraordinaires tient toutefois pour beaucoup aux croyances dans le progrès. Jean Chesneaux avait indiqué la richesse de cette approche dans sa Lecture politique de Jules Verne (Maspero, 1971)1. Il nous a paru important de revenir sur la question du progrès démocratique, quarante ans plus tard, à la lecture de l’évolution hypermoderne.

Conversations sous influence

J


Progrès & démocratie

La mise à distance entre le second XIXe et le premier XXIe siècle que nous propose Régis Debray lance sur l’œuvre complète de Jules Verne un éclairage inédit. Cet éclairage nous permet de mesurer quelques évolutions majeures entre ce que nous conte Jules Verne de la planète en son temps et la démocratie planétaire de nos jours. Cette recherche des changements de société entre les deux époques, celle de Verne et la nôtre, est une piste de lecture des Voyages extraordinaires que la Revue Jules Verne se propose de suivre dans sa ligne éditoriale. Jules Verne et Régis Debray ont en commun d’accorder aux questions matérielles de la politique et de l’économie une part toute relative de cet ensemble que constitue notre vie réelle. La Critique de la raison politique, ou l’inconscient religieux (Gallimard, 1981) de Régis Debray réinvestissait le territoire du religieux depuis une position laïque. Jules Verne avait relativisé le religieux d’un monde qu’il voulait enchanter, Régis Debray le réinvestit dans un monde désenchanté. Le parcours dans la vie des deux écrivains est si différent que tout semble a priori les opposer : choix de vie, engagements, écrits… L’un dévore quotidiennement la presse française (journaux, magazines et revues), l’autre s’engage


Les personnages principaux de Jules Verne sont animés par la pratique de leur liberté. Elle est le moteur de la démocratie républicaine qui gagne le monde. Liberté, un mot qui a gardé longtemps un sens bien différent de celui qu’il a pris au début du XXIe siècle. Cet engagement pour la liberté, depuis l’Encyclopédie de Diderot & d’Alembert jusque dans les années 1980, a signifié le moyen d’agir de l’individu dans la collectivité à laquelle il appartient. Ainsi que l’ont transmis les auteurs de l’Encyclopédie, « l’effort général de l’esprit humain », devait être capable, s’il se libérait des préjugés, de transformer l’univers. Cette libération passait par un contrôle de la raison sur la religion, la politique et la morale. La personnalité de chacun devait être libérée en direction d’un effort collectif et raisonné, et non vers la satisfaction des pulsions individuelles déracinées de l’histoire commune.

2 L’Ile mystérieuse, Partie III, Ch. XVI.

11

Le travail littéraire entrepris ici avec Régis Debray, ouvre une orientation nouvelle de la Revue Jules Verne. Celle-ci répond à un souci comparatiste dans le sens vertical, correspondant au défilement du temps, plutôt qu’au plan horizontal d’une même époque. Cette orientation répond également à une préoccupation qui avait déjà sous-tendu la programmation de la Maison de Jules Verne, Maison d’écrivain, réalisée par notre association entre 1999 et 2002 : accumuler des éléments qui nous permettent de mieux comprendre la réception de Jules Verne dans les horizons

Conversations sous influence

physiquement et moralement, en France et en Amérique latine, dans les combats démocratiques du moment. L’un pratique le roman, l’autre une vision du monde qu’il diffuse par des essais principalement. Mais tous deux partagent un intérêt commun pour le rôle des techniques dans notre culture, principalement les techniques de la communication et la culture du savoir. Tous deux accordent une attention première à la transmission et au partage des connaissances qui fondent la démocratie. Tous deux poursuivent le rêve d’un homme émancipé. Tous deux accordent une place centrale à l’Indépendance. « Indépendance !... » le dernier mot que fait prononcer Jules Verne au capitaine Nemo mourant après qu’il ait affirmé : « J’ai fait partout le bien que j’ai pu, et aussi le mal que j’ai dû. Toute justice n’est pas dans le pardon ! »2


d’attente de son époque et l’évolution de cette réception dans le temps. C’est aussi mieux comprendre la légende de la modernité qu’il nous a léguée. Bonjour Régis Debray, Régis Debray – Bonjour,

Progrès & démocratie

Jean-Paul Dekiss – Que vous inspire cette comparaison avec Jules Verne ? Régis Debray – Un certain amusement. Sans doute le vis-à-vis est flatteur… Mais il n’y a pas de comparaison possible entre quelqu’un qui a modelé l’imaginaire de plusieurs générations et quelqu’un qui propose de petites clés de lecture du monde tel qu’il va. Non ! Priorité à l’imaginaire ! Le philosophe fait de l’exégèse dans les marges, il met des notes en bas de page et peut-être y a-t-il quelque quiproquo à la base de ce diptyque que vous avez bien voulu composer. D’abord, vous avez voulu parler d’engagement. Je m’engage physiquement et moralement, en France et en Amérique latine, dans les combats démocratiques du moment, écrivez-vous. En fait, je ne suis pas du tout un intellectuel engagé, j’ai toujours essayé de maintenir mon travail intellectuel à la marge et en indépendance par rapport aux conjonctures ou aux passions politiques. Mon idéal n’est pas Jean-Paul Sartre, si vous voulez, mais plutôt Cavaillès ou Marc Bloch pour donner quelques exemples, sans doute superlatifs, bien trop lumineux. Je n’ai pas la manie des affaires publiques, même s’il m’est arrivé par curiosité de vouloir connaître de près le fonctionnement soit d’une guérilla, soit d’un État. La tarentule politique me pique une fois tous les dix ans et puis j’en reviens à mes chères études. Vouloir me décrire comme un homme de


Conversations sous influence 13

progrès, encore une fois, je décline cet honneur : je ne crois pas au progrès. Je ne crois pas au progrès de l’animal humain j’entends ! Je crois au progrès technique. Je me réjouis que nos objets, nos appareils, nos machines s’améliorent, mais, pour l’essentiel, le mammifère humain rumine les mêmes obsessions, obéit aux mêmes contraintes aujourd’hui qu’il y a 100 000 ans. Il a le même cortex, il a le même intestin et la même répugnance à disparaître en entier. Nous reviendrons peut-être sur cette question, mais il est certain que je me sens très éloigné du monde de Jules Verne, parce que nous ne pouvons plus adhérer à sa conception du progrès qui était au fond le maître mot du XIXe siècle. Il y a chez lui, comme chez Victor Hugo, cette idée d’un cheminement vers un mieux, ou plutôt cette conviction que le progrès technique allait engendrer un progrès moral et politique, idée qui me semble assez contredite par la réalité pour tomber d’elle-même… Il est vrai que la transmission, dont Jules Verne a été un maître, la diffusion, la vulgarisation dont il est un exemple admirable font partie d’une conception républicaine. Oser savoir, instruire en amusant, diffuser la connaissance, faire entrer la science dans l’orbite de la culture, c’est tout à fait admirable et c’est ce à quoi je ne peux qu’adhérer chez Jules Verne. Avec une pointe d’envie… Je ne sais pas transmettre personnellement, je cherche seulement à savoir comment l’on transmet, j’essaye d’étudier les rouages d’une transmission, entendant par là le transport de l’information dans le temps et pas seulement dans l’espace. Excusez ces petits rectificatifs.

13



Première conversation

Conversations sous influence| Revue Jules Verne n° 35

Rectifier la parole J

Régis Debray – C’est une crucifixion pour un écrivain que de se manifester par la parole. S’il savait parler il n’écrirait pas. Nous vivons un nouvel âge de l’oralité, de la parole, que ce soit par la radio ou par la télévision, et personnellement je me sens handicapé par l’oral. Mon esprit d’escalier et ma paresse naturelle font que je n’y trouve pas mon compte. Je suis un tempérament secondaire et au fond, écrire, pour moi, c’est rectifier la parole, c’est la raturer, la retourner, l’approfondir, la rendre embarrassante et puis la délivrer de son embarras. En bref, quand j’ai fini de parler, je peux enfin travailler. Jean-Paul Dekiss – Vous êtes vous aussi très précis lorsque vous écrivez. Régis Debray – Dans ce que j’écris ? Jean-Paul Dekiss – Vous recherchez la précision du vocabulaire, cela est sensible à la lecture et agréable, on a le sentiment que vous cherchez pour votre lecteur le mot juste.

15

Régis Debray – Oui, effectivement ! Disons… le mot le plus concret, l’irremplaçable, le mot qui colle exactement à l’objet, ça exige une grande palette verbale, un vocabulaire que je n’ai pas ou plus. J’ai appris de Julien Gracq que c’est la précision qui fait rêver et que c’est l’exactitude qui crée l’émotion. Lorsqu’on parle,

Conversations sous influence

ean-Paul Dekiss – Avec Julien Gracq, en préambule à nos entretiens, nous avions conversé de l’intérêt du langage parlé. Il avait accordé une grande attention au fait qu’un entretien ce n’est pas un écrit, contrairement à Michel Serres qui avait voulu en partie réécrire pour dire les choses autrement lorsque cela fut écrit. Comment ressentez-vous en tant qu’écrivain le fait de vous exprimer oralement ?


Rectifier la parole

on est souvent pris par le stéréotype spontané et, très vite, on se retrouve dans la conversation de café parce que le mot juste n’est pas celui qui vient au premier mouvement, le mot juste est celui qu’il faut aller chercher dans sa mémoire. Jean-Paul Dekiss – L’exactitude est certainement ce que vous partagez avec Jules Verne, Julien Gracq et Michel Serres, pour ne reprendre que leur exemple. Il me semble qu’à l’époque de Verne l’exactitude par la documentation était essentielle pour comprendre un monde où les techniques nouvelles (vapeur, électricité, toute la thermodynamique…) annonçaient des progrès considérables. On constate aujourd’hui combien peu d’erreurs se sont glissées dans les informations scientifiques, géographiques, techniques transmises par les Voyages extraordinaires1. On n’y détecte pratiquement aucune faute ni jugement d’auteur… Jules Verne transmet la chose exacte, telle qu’elle est connue à son époque, en épousant l’idéologie qui la domine, il la transmet comme telle, confronte différents points de vue comme autant d’hypothèses dès ses premiers romans, comme on en a l’exemple dans Voyage au centre de la Terre à propos de la chaleur. Régis Debray – C’est une probité morale de la part de Jules Verne que de ne pas vouloir tromper son monde et c’est aussi au fond une garantie de longévité parce que ce qui est flou s’évapore très vite et ce qui est exact se survit mieux, et au fond, trop faire dans le nébuleux c’est prendre le risque d’une évaporation précoce.

eee

fgg

1 De la science à l’imaginaire (Larousse, 2004) ouvrage collectif rassemblant des scientifiques (Préface de Michel Serres, direction Philippe de la Cotardière, collaborations de Michel Crozon et Gabriel Gohau) et les spécialistes de l’œuvre de Jules Verne (Jean-Paul Dekiss – ancien président et directeur et Alexandre Tarrieu, actuel président du Centre international Jules Verne).


Cinq

semaines en ballon

Chapitre

VII

« Le docteu r Fergusson longtemps de s’était préo s détails de ccupé depuis son expéditi que le ballon on. On compre , ce merveill nd transporter eux véhicule par air, fû t l’objet de destiné à le sollicitude. sa constante Tout d’abord, et pour ne pa dimensions à s donner de l’ trop grandes du gaz hydrog aérostat, il résolut de le gonfler av ène, qui est ec quatorze fois léger que l’ air. La prod et demie plus uction de ce et c’est celu gaz est faci i qui a donné le, les meilleurs les expérien ces aérostat résultats dans iques. Le docteur, d’après des ca que, pour le s objets indi lculs très exacts, trou va spensables à pour son appa reil, il deva it emporter un son voyage et mille livres ; il fallut po id s de quatre donc recherch la force asce er nsionnelle ca pable d’enleve quelle serait par conséque nt, quelle en r ce poids, et serait la ca , pacité. Un poids de qu at re mille livr déplacement es est représ d’air de quar enté par un an quarante-sep t pieds cube 1 te-quatre mille huit ce s , ce qui re nt quarante-qua vient à dire tre mille hu que it cent quar cubes d’air ante-sept pi pèsent quatre eds mille livres environ. En donnant au ballon ce quatre mille tte capacité huit cent qu de quarantearante-sept en le rempli pieds cubes ssant, au li et eu qui, quatorze d’air, de ga fois et demi z hydrogène, deux cent so e pl us lé ger, ne pèse ixante seize que livres, il re d’équilibre, ste une rupt so ure cent vingt-qu it une différence de tr ois mille se atre livres. pt C’est cette le poids du différence en gaz contenu tre dans le ball l’air environn on et le poid ant qui consti s de de l’aérostat tue la force . ascensionnel le Toutefois, si l’ on in trod quarante- qu atre mille hu uisait dans le ballon les it de gaz dont no us parlons, il cent quarante pieds cube s or cela ne do serait entièr it pas être, ement rempli; monte dans le car à mesure s couches mo que le ballon ins denses de qu’il renfer me l’air, le ga z crever l’enve tend à se dilater et ne tarderait pa loppe. On ne s à remplit donc ballons qu’a généralement ux deux tier s. » les

J

ules 1 1661 mètr es cubes (not e de l’éditio n originale)

Verne



Seconde conversation

Conversations sous influence| Revue Jules Verne n° 35

Temps technique Temps culturel ean-Paul Dekiss – Pour mieux saisir les thèmes sur lesquels nous pourrions questionner avec vous Jules Verne, nous avons choisi principalement cinq ouvrages que vous avez écrits. D’abord Critique de la raison politique où l’inconscient religieux (Gallimard 1981), qui est une somme des pensées sur lesquelles vous fondez votre critique du gouvernement des hommes ; puis Un Candide en Terre sainte (Gallimard, 2008), qui est le récit d’un voyage, mais aussi un travail sur le temps, sur le thème de la frontière que vous reprenez en 2001 avec Éloge des frontières ; puis votre avant-dernière publication La Jeunesse du sacré (Gallimard, janvier 2012) ; enfin votre Introduction à la médiologie (Presses Universitaires de France, 2000), ouvrage après lequel vous lancez, en 2004, la revue Médium... Vos livres soulèvent autant de thèmes qui sous-tendent ou traversent l’œuvre de Jules Verne et nous resterons dans la comparaison des registres qui vous sont communs (Idées de l’humain, de ses progrès, de ses techniques, voyage, géographie…). Auparavant, je voudrais résumer ce qu’on peut dire sur la religion et les idéologies à propos de Jules Verne.

19

Entre l’âge de 20 et 30 ans, avant qu’il ne soit romancier, Jules Verne garde vis-à-vis de la religion catholique dans laquelle il a été élevé une position distanciée et ironique. C’est ce qu’atteste sa correspondance comme certains de ses articles critiques. Ces écrits de jeunesse marquent un anti dogmatisme et une ironie constante envers tout ce qui serait de l’ordre des certitudes. Position dont il ne se départira plus. Il affirme par exemple : « […] je suis par raison, par raisonnement, par tradition de famille chrétien et catholique romain. Rien dans mes ouvrages ne peut

Conversations sous influence

J


Temps technique, temps culturel

faire supposer le contraire. »1 La formule, on le voit, est plutôt prudente. Jules Verne par ailleurs s’élève contre le matérialisme, cette maladie de l’esprit humain, écrit-il dans un discours en 1889, dont M. de Tocqueville a si justement dit qu’elle est particulièrement redoutable chez un peuple démocratique2 et ses dernières œuvres seront largement consacrées à la critique du rôle de l’argent comme valeur dans la société, jusqu’à la farce boursière de La Chasse au météore. De même, apparaît très tôt chez lui la critique d’une science sans conscience. Ces deux aspects du matérialisme, l’aspect financier et l’aspect scientifique le conduisent à faire transgresser par ses personnages et par le moyen de la technique, de la conquête géographique et de la maîtrise de la nature, les limites imposées aux hommes par leurs dieux. Son éducation catholique l’a suf-fisamment marqué pour qu’il tente de consacrer au sujet religieux plusieurs projets de théâtre ou de roman vers l’âge de vingt ans. Il les a tous abandonnés ou mis de côté. Enfin on remarquera que même s’il fut reçu en 1884 par le pape Léon XIII, les Voyages extraordinaires vont à l’opposé des thèses anti modernistes et anti progressistes du Syllabus et de l’encyclique Quanta Cura du pape Pie IX. Concernant la politique, on a dit parfois, Jules Verne royaliste pour avoir fréquenté le Comte de Paris au Yacht-club du Tréport. On l’a dit républicain pour avoir siégé comme conseiller municipal d’Amiens parmi les républicains pendant presque vingt ans. On sait que pendant la Commune de Paris, il adopte les positions de son éditeur et de Victor Hugo renvoyant dos à dos ces deux folles atroces, les Versaillais et la Commune. Plus précisément dans En Magellanie, vers la fin de sa vie, Jules Verne revient sur un ordre républicain, mais garde pour légitime la révolte d’un anarchiste contre un système démocratique toujours menacé par la cupidité. Quant à l’idéologie, les éléments concrets sont moins flagrants mais ils mènent, comme l’a justement démontré Jean Chesneaux3, 1 «Amiens, le 28 Octobre 1875» Lettre adressée à Marie Magnin. In Cahiers du Musée Jules Verne (Nantes) n° 13, 1996, p. 5. 2 Discours à la Caisse des Écoles (1889). 3 Une lecture politique de Jules Verne, Maspero, 1971.


vers un progressisme résolu. Le moteur principal en est certes l’expansion « civilisatrice » occidentale sur la planète, mais il dénonce les exactions et la corruption du colonialisme (Un capitaine de quinze ans, 1878) et pour finir, sans ambages, les excès de la finance lorsque celle-ci vise l’enrichissement personnel et sans frein au détriment du bien envers la collectivité (Sans dessus dessous, 1889).

21

Régis Debray – D’abord l’idée que le Contre Sainte Beuve de Marcel Proust est tout à fait pertinent parce que l’écrivain n’est manifestement pas le notable, le bon bourgeois, le conseiller municipal centre-gauche centre-droit, que pourrait donner cette impression biographique de Jules Verne, de l’homme extérieur, dans sa société. Il a toutes les apparences d’un conformiste et il ne l’est pas du tout. Donc il y a un moi profond qui s’est exprimé dans ses œuvres plutôt que dans sa vie. Alors je ne sais pas quelle est l’idéologie de Jules Verne et je m’en moque parce qu’on ne lit pas les idéologues mais on lit encore Jules Verne. On ne lit pas beaucoup Proudhon. On ne lit pas beaucoup Auguste Comte. On ne lit pas beaucoup Renouvier et on lit Michel Strogoff et les Aventures du Capitaine Hatteras. Donc ce qui est important, ce sont les personnages, ce sont les intrigues, c’est le cadre, le dépaysement, c’est l’aventure. Cela étant dit, même si Jules Verne, grâce à Dieu, n’a pas été un fabricant d’opinions, il avait sa petite idée et elle était, au fond, religieuse. Cette opinion était ostensiblement scientiste et correspondait à son temps, où une religion en chassait une autre. Il fait sienne une religion de type confessionnel, catholique, chrétienne en l’occurrence, parce que c’est un homme qui, très sagement, ne veut pas se mettre en porte-à-faux avec son milieu et avec son époque. Et dans le même temps, il introduit une nouvelle foi qui est la foi dans le progrès scientifique : tout par la vapeur et par l’électricité ! D’où, fascination pour l’Amérique comme terre à la fois du progrès matériel et donc d’une promesse de liberté ; fascination du colon pris au bon sens du mot : le colon, c’est l’homme du progrès. Je crois que quand ils arrivent dans l’île mystérieuse, Cyrus Smith, Gédéon Spilett et les autres perçoivent la possibilité d’une petite Amérique, c’est-à-dire un petit paradis.

Conversations sous influence

Que vous inspire ce résumé rapide des positions de Verne ?


Temps technique, temps culturel

L’ingénieur Cyrus Smith est formé à l’idée qu’en construisant des chemins de fer ou des canons ou des fusées, on va transformer non seulement le monde, mais l’homme. C’est l’idée du progressisme originel. Ça nous paraît un peu naïf. D’abord par la superstition de la ligne droite. Je crois que dans la nature il n’y a pas de ligne droite. « Enfin Dieu écrit droit avec des lignes courbes. » Je ne sais plus qui disait ça ! On pose des rails, on perce des voies, on trace des routes, on lance des fusées pour aller droit au but.. On ne va jamais droit au but ! La réalité, c’est qu’il y a des sentiers, des chemins, des escarpements, qu’il faut prendre son temps, et puis il y a des retours aussi. Le progressisme, au fond, consiste à confondre deux temporalités : la temporalité technique et la temporalité culturelle. La temporalité technique est marquée par deux choses : elle est cumulative et elle est irréversible. Quand vous avez une télé couleur, vous n’allez pas acheter une télé noir et blanc ; quand vous avez un tracteur, vous ne revenez pas ensuite à la charrue avec le cheval et les bœufs. Quand vous avez l’électricité, vous ne revenez pas à la bougie, sauf pour vos soupers amoureux, mais c’est en plus. Bref ! Oui le progrès technique est remarquable, mais en déduire qu’il est garant d’un progrès culturel ou politique, c’est une naïveté et l’histoire nous le rappelle. Après la République de Weimar, vous avez Hitler, après le tracteur vous n’avez pas la charrue. Le temps social, politique et culturel est réversible. Rien n’y est garanti. D’autre part, la technique unit les hommes, un même objet technique peut circuler partout. C’est 110 V ou 220 V, mais si vous avez un rasoir électrique, vous pouvez vous raser aussi bien à Pékin qu’à Lisbonne ; si vous avez un ordinateur, il fonctionne aussi bien ici ou là et un avion survole tous les cieux. Le fait technique, l’objet technique, unit les hommes. Mais le fait culturel les divise. Une langue, fait culturel numéro un, divise les hommes et l’espéranto ne marche pas. Vous pouvez vous raser dans votre chambre d’hôtel à Pékin, mais vous ne pouvez pas lire le journal parce que ce sont d’autres caractères d’écriture. Et curieusement, vous auriez pu aller à Pékin il y a dix siècles et vous seriez tombé sur les mêmes caractères d’écriture et vous n’auriez pas eu le rasoir électrique. Le fait culturel est assez invulnérable au temps qui passe. Il est variable dans l’espace et à peu


23

Jean-Paul Dekiss – Jules Verne et bien d’autres devaient avoir l’intuition, à la fin du XIXe siècle de ces deux plans. Cela explique peut-être l’évolution de Verne d’un positivisme conquérant inspiré des progrès techniques vers un point de vue plus critique de nos mœurs. Il voit que le progrès technique ne rend pas les hommes plus sages. Il est attentif à l’émergence des sciences de l’homme qui expliquent mieux qui nous sommes mais qui ne nous améliorent pas pour autant. Il me semble que cette dualité, chez Jules Verne, le fait moins naïf, au fond, que vous l’imaginez. Dès le départ, la conquête lunaire (1865) est lancée comme une farce résultant des premiers massacres d’artillerie de la guerre de Sécession. Le retour exterminateur de ces « héros » dans Sans dessus dessous (1889) montre que, sans l’analyser comme vous le faites, Jules Verne avait peut-être l’intuition que superposer les deux plans technique et culturel n’avait guère de sens et il traite le sujet avec humour.

Conversations sous influence

près invariant dans le temps. Ce sont deux modes d’être, si vous voulez, deux modalités de l’Être que l’on ne peut absolument pas confondre. Lorsque je dis que la croyance inconditionnelle dans le progrès, c’est ce qui nous sépare non seulement d’avec Jules Verne mais d’avec toute son époque, ma conviction est que nous avons appris cette chose étrange, que le progrès technique s’accompagne souvent d’une régression culturelle. Nous avons appris que plus l’univers des objets et des appareils se mondialise, plus le monde des sujets et des humains se tribalise. Nous avons appris qu’il ne faut pas déduire l’anthropologique du technique. C’est en quoi, si vous voulez, nous ne sommes pas américains au sens où il pouvait voir en l’Amérique le paradis des ingénieurs et des inventeurs. Excellent, Edison, excellent, Bell, mais ils n’ont pas modifié la structuration des communautés humaines ni leur façon de se constituer en tant que communauté, de traverser le temps. Ces groupes humains stables, que ce soient des nations, des fédérations, ou des tribus, obéissent à des règles que je crois relever d’un inconscient politique… Et l’inconscient, chacun le sait, n’a pas d’histoire. Nous sommes beaucoup plus modestes, me semble-t-il, que pouvait l’être Jules Verne, même si nos façons de faire peuvent apparaître plus arrogantes.


Temps technique, temps culturel

Régis Debray – Nous avons appris simplement à ne pas être dupe de l’éblouissement technologique, même si nous en profitons, et nous faisons bien car s’il y a le progrès technique, l’homme, c’est aussi du symbolique, c’est aussi du politique et de ce côté-là les rythmes sont tout à fait différents. Non pas qu’il y ait étanchéité complète, mais disons qu’il y a une viscosité du politique et une agilité du technique qui relèvent de deux univers différents. Nous pouvons dire avec Michel Serres qu’il y a Hermès, Dieu de l’invention, Dieu du commerce, qui est la mobilité même – il bouge tout le temps. Et il y a Prométhée, fixé sur son rocher, immobile ; Prométhée, l’homme qui se révolte contre les dieux, disons l’homme qui s’adresse aux hommes pour leur dire de se passer de Dieu, qui est accroché à son rocher, il ne peut pas aller partout, il ne peut pas faire ce qu’il veut. Ce que j’ai appelé l’inconscient politique, c’est un ensemble de contraintes qui me semblent se vérifier et se répéter à travers toutes les sociétés depuis que nous avons traces de ces sociétés, c’est-à-dire à peu près depuis 100 000 ans… peut-être jusqu’à 300 000 ans, date que donnent les paléontologues à la première sépulture, soit à l’apparition du symbolique.

nc i ne dit Pe ce qu la s, lui la – u t e r o c y l C î r ’ u sieur t, po sur l ur, e ar faire s, mon e fer ? e r i o n l é A d « l’ing ncerons p nerai vers ondit le mi comme nant , rép s i u m o a n etour u fer ? n r , o – e m s s , in en abriquer d – Oui éplaira pa s. e mar d hoque ria l que pour f p c vous é x ’ u s e a pho […] es ! chass ter. f phoqu nc du repor ncrof e aux Il faut do e s l s a t a. Pe èrent h i p c d p . n a o t o L l t p e – le dév » ré e jet aux, n Spi in se ons s dit ! Gédéo u mar x compagn e ces anim les d us le r y e C l tail sque s deu s. Deux d ble, mais – Pui et se haute sa que p, la ’ingénieur t les pho s sur le u o c e à t L r r o t . arge. e m i l m n r t Tou c a e n l l e rin e tre dre a un stèr le ma pouss te hâte en appés, re r et pren t i d e r u m ! en to eusement f agner la Cyrus g r sieur ts de n vigou purent re o m ouffle , s andés ur. des s m autre e s d n o es fer énie phoqu l’ing us en « Les çant vers h. No t i m S n >>> yrus s’ava dit C répon , n e – Bi ! forge

L’Île

Premièr

ti e par

e

itr - Chap

e XV

e

rieus

iller

a s trav

llon nous a roff,

mysté


25

– Des voilà soufflets d des p hoque e forge ! Le l s qui s endem ont d ’écria Pe d’Har ain, e ncr la ch b ance off. Eh b ancie ert, all 21 avri ! » [ ien ! a rec nne s l, C …] u de mi h nerai r lesquel ercher c yrus Smi s il a presq es te th, . Il u v latér e aux so rencontra ait déjà rrains de accompagn u é t a form miner le de l’ rces même le gisem rouvé un échan ation ent à ai, un d d u c til e ce t fusib fleur s co reek, au le, c rès rich de te lon ntref e en que pied rre, o l’ing onvenait r d f t e e s r, la d métho é p de ca nieur co arfaitem enfermé u nord-es base e en Co t m t. C d e rse.[ alane, ma ptait em nt au mo ans sa de de gangu …] is si ploye e mplifi r, c Ainsi r é d uc ée, a ’ insi est-à-dir tion et no que le mi qu’on n e n le m loin, à erai, la h l ’empl la i l o oie à la nerai en a surface uille fut Puis, main des petits m du sol. O récoltée, n c or s impur couch charbon etés ceaux, e assa pré ans peine e e du b s succes t minerai qui soui t on le alablemen o s t llaie débar furen l’infl is qu’il ives, – ainsi t dispos nt sa su rassa uence v e u t é r le ch s en f carbo que de l a tas e ace. puis rbon dev ’air proj niser. D fait le charb t par ait s e ce en ox eté p tte onnie fer, e tra y ar la r c’est de de ca machi façon, rbone nsformer -à-di sous n e , e r s n La p e o c u h a d f a c ’ fl r i en dé a r g d gager é de réd e carbon nte, marte emière l uire ique, oupe, a l’oxy l grani u pour ’ g o e è x mma ne. [ yde d forge t …] e r la nchée d’ utili , et on arriv u sable a à o seconde n bâton, . b sur tenir servi Enfin, une un mé enclu t de 25 av après bi tal g en d ril, r ossie me de es e se tr plusi r, ma ff a is pioch nsformai eurs barr orts, bi ent e en d es, e es de es f vrais n out tc., f e r at i que P é bijou encro ls, pince taient f igues, le x. org ff et s, te Mais n ce mé N aille ées, et ab dé pouva tal, c l a i raien s, pics, c l’éta t rendre e n’étai t êtr t pas t d’ e de d e gr a fer e à l’é t de cier. Or ands ser t a t de , enlev v c i h ces, l’a arb f a c’éta er pur qu en aj nt à cel on que l’ cier est ’il it su l o o une rt premi utant à e-ci l’e n tire, xcès soit combinais out à er, o celui l’aci de ch de la btenu on d -ci l e e carbu r nature par la dé e charbon arbon, so fonte, e l ou i ratio carbu t q du fe n puddl n du ratio ui lui r, é m fer, n C’éta donne ; le sec de la fo anque. Le i nte, ond, à fab t donc ce l’aci don pro r er de à l’é iquer de dernier q cémen duit par ne t ue Cy préfé tatio la du c at pur. r r u ence n. s S h I réfra arbon en l y réuss , puisqu mith deva i ’ ctair i t che il po poudr t en e. r e da ns u chauffant ssédait l cher n cr e l e euset métal fer fait a en t vec erre

Jules

Verne



Troisième conversation

Conversations sous influence| Revue Jules Verne n° 35

L'Élémentaire et les horizons d'attente J

27

Régis Debray – Eh bien, vive l’instituteur ! Michel Serres a tout à fait raison. Instituer, c’est donner commencement et permettre par la connaissance du commencement de prendre la suite et d’aller jusqu’à la pointe avancée du savoir. J’aime beaucoup l’élémentaire au sens école élémentaire, école primaire. Pour moi primaire, c’est un mot élogieux. Il évoque la nécessité d’un progrès méthodique de l’esprit qui fait que chaque science doit s’appuyer sur celle qui la précède et qu’il faut pour un édifice avoir une base à chaque étage. Autrement dit, on ne fait pas de physique si on ne fait pas de mathématiques et on ne fait pas de mathématiques si on ne fait pas d’arithmétique. On ne fait pas de critique littéraire si on n’a pas d’abord la grammaire en tête et on ne fait pas de la grammaire si on ne connaît pas son orthographe. Réhabiliter le primaire aujourd’hui, c’est se dresser contre la manie de commencer par le dernier cri, de commencer par ce qui fait nouvelle, de mettre l’aboutissant avant le tenant quand on devrait en tout procéder par éléments et principes. C’est en quoi l’enseignement

Conversations sous influence

ean-Paul Dekiss – Vous avez déclaré récemment à propos de votre livre Eloge des frontières que nos sociétés ont oublié l’élémentaire. La légende s’attache aux choses élémentaires qui ont pour qualité de pouvoir être comprises de tous. Pour ma part, accepter de faire crédit aux choses élémentaires est une condition essentielle pour comprendre Jules Verne dans sa manière de maîtriser ou de structurer le monde. Il n’est ni grand érudit, ni professeur des universités et apparaît comme un grand instituteur, dit Michel Serres. Pouvez-vous revenir sur ce que serait pour vous l’élémentaire ?


L’Élémentaire et les horizons d’attente

primaire est la base de tout, et quand il n’y a plus d’enseignement primaire, le secondaire et le supérieur périclitent comme on le voit aujourd’hui où règne ce qu’Auguste Comte appelait l’idiotie dispersive, c’est-à-dire la spécialisation qui fait l’impasse, qui a oublié les fondamentaux que sont les choses élémentaires. Tout cela n’apparaît pas par hasard aujourd’hui, au moment où l’information a pris le pas sur la connaissance. Qu’est-ce qu’une connaissance ? C’est une information pour laquelle on peut reconstituer la démarche qui a abouti à cette information. Une info, c’est l’absence d’une connaissance. On a l’aboutissant mais pas le tenant. Une connaissance est réduite à une information quand on ne sait pas par quelle démarche on y est arrivé. Autrement dit, là où il y a de la connaissance, il y a toujours la possibilité de passer du primaire au secondaire et ainsi de suite. Je crois que Jules Verne a été, en ce sens, un remarquable instituteur au sens le plus républicain du mot, c’est-à-dire celui qui met les éléments à la disposition des hommes et des femmes pour leur permettre d’aller plus loin. Jean-Paul Dekiss – Dans l’introduction à votre Critique de la raison politique ou l’inconscient religieux, vous écrivez : « […] le réellement advenu n’est pas toute la réalité. Il n’est même pas sûr qu’il joue le rôle principal de la pièce. La somme intégrée du possible et de l’imaginé fait peut-être du réel effectif un simple résidu. » C’est assez provocateur… De quelle réalité parlons-nous ? Régis Debray – Le réel effectif, ce qui est réellement advenu, c’est l’historien après-coup qui peut le dire. Mais le réel pour celui qui le vit en temps réel, comme on dit, c’est un résidu, c’est un reste décevant par rapport à une virtualité exhubérante. Je veux dire par là qu’une action, c’est toujours une projection ou l’horizon d’attente est plus présent que l’instant immédiat. Le réel, c’est ce qui nous est resté sur les bras une fois que nos mythes de convocation se sont évaporés. C’est pourquoi le réel est toujours à douleur. Qu’est-ce que c’était le réel, pour moi, en 1960 ou 1962 ? C’était la réalité de l’an 1980 telle que je l’imaginais, c’està-dire : révolution mondiale, soulèvement du tiers-monde, fin du capitalisme. Arrivent les Vietnamiens au Trocadéro, les Congolais sur les Champs-Élysées avec leurs Kalachnikovs et on instaure un


ordre juste. C’étaient des fantasmes, bien sûr, même des billevesées. Mais c’est cela qui m’a permis de faire ce que je faisais, autrement dit, si je n’avais pas déliré, je n’aurais jamais rien fait. Évidemment, quand le délire se révèle comme délire, cet imaginaire s’écroule ou s’enfuit, se rabougrit… Le mythe ne se connaît pas comme mythe. Ce que je vous décris comme un imaginaire, pour moi, à ce moment-là, était une imminence, plus qu’une possibilité. Donc oui, le réel est un résidu, c’est la soustraction, c’est ce qui reste quand on a enlevé tout ce qui nous émeut et nous meut, tout ce qui nous électrise, tout ce qui scintille dans notre tête et qui nous permet de prendre un risque, de brûler ses vaisseaux, de franchir le Rubicon.

Régis Debray – Le rêve est moteur bien sûr, mais le rêve ne se vit pas comme rêve. Quand vous rêvez, vous ne savez pas que vous rêvez. Dès que vous le savez, le rêve est fini. Les hommes agissent ainsi dans le monde. Lorsque je suis parti pour la Bolivie rejoindre le Che, pour moi c’était évident que la Cordillère des Andes allait se transformer en la Sierra Maestra de l’Amérique du Sud, que le nord argentin allait se soulever à brève échéance, qu’il y aurait un foyer péruvien, que Marighella allait prendre le pouvoir à San Paolo… enfin je vais très vite, c’était ce rêve-là, si vous voulez… Si on m’avait parlé réalité en historien : ah bon ! et bien dîtes-moi, cinquante mecs dans une jungle perdue comme ça, c’est pas très sérieux, c’est un peu pauvre. Oui ! D’accord ! Si vous réduisez l’avant à l’après ! C’est pourquoi je dis, ce réel- là, le réel de l’historien, c’est un résidu, c’est de la cendre. Quand ça brûle, quand ça vit, c’est une flamme. C’est une flamme où l’imaginaire est presque plus important que le réel.

eee

Conversations sous influence

Jean-Paul Dekiss – C’est le rêve qui nous fait agir, qui fait agir le capitaine Hatteras, Nemo, Phileas Fogg, qui fait reconstituer l’univers des connaissances techniques sur l’Île mystérieuse.

fgg 29


L une

tion, ppari son a -Club. Il t fi an un t l Ard bres du G bicane, e e la Miche m ar le e , B m s e e u t x r q n u de heu ux ipa prési rois radie princ lant. « À t agné des it au ton, plus ussi ruti elle o r d p s accom t le bras J.-T. Ma presque a t de laqu aux i à ape hau et donna s gauche de ch idi, , du il a ein m e estrade un océan arrassé; l p le br n n e b i, r u m a u e g l s r i u Sole ta s tendaient ucunement chez lui, n o m a é mme ait Ardan gards s’ raiss là co e ou ses r Il ne pa il était . ation noirs ait pas; . […] pprob nu, je a ’ d s e nve que ne po er, aimabl avez i co e mar i aucun dite. Cec as, vous , si l famil i p a r t v e i z t d e n e i i oranc ’oubl onc eurs, n n’est n l d i g s i a s e e n on «M , io lui , de abord ais s . Il robat d’imp ce. Et d’ norant, m ifficultés le, facile our d p g n l i e e s comm e à un e le le, natur de partir rd, e mêm r ta u o affai u’il ignor chose simp ectile et j e tôt uit tout q s loin ue c’était ans un pro t se fair ar , il i d q é a t v e u p e g ncé p r pa passa yage-là d motion ado e a comme r deux e r d m n su co hom pre e vo de lo jour, s. L’ ne. C s en la Lu nt au mode du progrè s, un beau oche, pui ; eh i i a c r o u u e l p q n f e , a t e s l e ment patte te, puis n chemin d r, et, à e e l r p t m ua si rret , puis e , veni er à q e e l’a n cha tiles voyag uis e n diligenc voiture d des projec in du p , s pied e, puis e le est la que a ma sont i par l h patac Le project anètes ne n lancés l o bien! ire, les p ts de can ation d affirm oule b e vrai t t s e e c mpl ute de si ur. […] en do e ins ttre e m Créat t certa paru oire i leur e r n c n e nn l, à e catif qu ercle Perso hel Ardan. c fi rit-i c , rep le quali e dans un amnée s r de Mi u e ermé cond cer audit – c’est f n t s e e r r e , t ch serai t franchir oir s’élan On «Mes s bornés anité ai t uv rien! ux espri nt –, l’hum le ne saur jamais po a n est l e convi ilius qu’e globe sans s! Il n’e s, on ira New e e p de Po ter sur ce planétair aux planèt verpool à éan i c é s à vég es espace e, on ira d’hui de L t, et l’o ans n é l n r u c e u L o m o s e j n a l au da e les , sûr et n va ler à ement versé comm relatif, d i va al s, comme o p a r a t r o , t e m t l n t eme étoi entô u’un facil ra bi est q os York, hérique se stance n’ o.» u hér i r p eur d cette v atmos Lune! La d menée à zé a f a nt e en de la par être r monté dite deva très er e t u n finira q i i o eu e, qu un p erne emblé L’ass is, resta e. » ules i a r ç o n é th fra ieuse audac

L’Élémentaire et les horizons d’attente

C h a p i tr

X e XI

D

à la Terre

J

V




Quatrième conversation

Conversations sous influence| Revue Jules Verne n° 35

Destin individuel Destin collectif J

Régis Debray – La destinée est une notion théologique, non anthropologique. Dans destinée, il y a prédestination ou destination, il y a l’ombre d’une finalité fixée par une puissance supérieure, par une entité surnaturelle. Une destination, c’est un appel un peu mystérieux qui vous est adressé. C’est une vue finalement assez optimiste. La destination, c’est ce pour quoi une chose est faite, un but. Autrement dit, je ne crois pas en la causalité par la fin. La fin n’est pas motrice parce que je ne sais pas s’il y a une fin, et, s’il y en a une, je ne sais pas quelle est cette fin. Pour moi, je ne parle que de nécessités, de contraintes, de choses que vous ne pouvez pas ne pas faire. Je sais bien que c’est une vue un peu sobre, peut-être plus rabat-joie que la grandiose et lyrique destinée mais… le profil de Dieu est derrière le mot de destinée et je n’ai pas la fortune de croire en ce Dieu-là. C’est la version pudique de la Providence et je ne crois pas en la Providence.

33

Jean-Paul Dekiss – Avec le personnage de Michel Strogoff, contrairement au capitaine Nemo qui le précède, Jules Verne semble aller dans votre sens. Dans l’odyssée de Michel Strogoff, il n’y a ni destinée, ni fatalité, même si leur ombre reste présente dans l’esprit russe et au travers de la guerre. C’est un monde réel et souvent cruel qui prend le dessus. Il ne reste que l’odyssée du

Conversations sous influence

ean-Paul Dekiss – Dans les Voyages extraordinaires, l’action tisse le lien permanant entre la destinée personnelle et la destinée collective. La destinée est d’ailleurs un terme que vous n’avez pas utilisé dans votre essai récent sur le sacré… Comment situezvous l’œuvre de Jules Verne par rapport au sacré ?


Destin individuel, destin collectif

devoir, une réalité concrète, une mission à accomplir. Quel serait selon vous le vocabulaire du lien entre l’action personnelle et l’action collective ? Régis Debray – Que voulez-vous dire exactement ? Jean-Paul Dekiss – Destinée, fatalité, mission, sont des termes dans lesquels vous ne vous retrouvez pas… L’action individuelle des personnages de Jules Verne n’est jamais totalement individuelle, et lorsqu’elle le devient, avec Phileas Fogg par exemple, autour du monde, Jules Verne le fait caricatural, il se moque de lui comme d’un voyageur ne sachant pas voyager et s’il l’aime c’est pour d’autres raisons, parce qu’il porte le temps accéléré qui est le temps nouveau. De ce point de vue un nouveau Prométhée. Mais à l’exception de Robur le nihiliste et de ce que sont devenus les financiers de la conquête lunaire vingt ans après, ses personnages principaux restent attachés à ce que leur action souvent très personnelle serve la collectivité. Leurs défis les plus fous correspondent à un progrès pour l’humanité. Régis Debray – Oui, c’est très juste ! Jules Verne, au fond, a des héros mais ces héros ne sont pas individualistes. Nous avons, nous, des individualistes qui ne sont pas des héros (rires)… Ça s’est renversé un peu… Ce serait peut-être d’ailleurs une bonne définition du héros : celui qui ne détache pas son sort personnel du sort collectif. En ce sens, c’est vrai, il y a une idée de solidarité et de communauté, au fond de responsabilité sociale, chez Jules Verne, qui est quelque chose d’assez chrétien, parce qu’au fond il faut être chrétien pour refuser l’idée qu’on peut tirer seul son épingle du jeu, et en quelque sorte entrer sur la scène de l’histoire pour en sortir en Suisse, comme cela, à la dérobée, pour aller planquer son argent quelque part… Il y a un fonds altruiste chez Jules Verne. Mais c’est l’idée du socialisme même. Jules Verne n’était sans doute pas un socialiste au sens doctrinal du mot mais il avait cette idée qu’on ne doit et qu’on ne peut pas s’en sortir tout seul et ce qu’on fait, on doit le faire avec et pour les autres… Vous êtes d’accord ? Jean-Paul Dekiss – On la sent fortement, à la lecture, cette racine chrétienne de Verne, et dans le même temps il décrit un


temps nouveau qui s’en échappe, d’autres formes de religion, au sens d’un partage, une pensée qui se cherche où l’action individuelle n’est jamais dissociée de… je n’ai pas envie de dire l’utilité parce qu’il n’y a pas d’utilitarisme chez lui, au sens où l’entendent les Anglo-Saxons avec Bentham, mais… Régis Debray – … Mais il y a en toile de fond une épopée collective Jean-Paul Dekiss – Qui est la légende de la modernité. Régis Debray – Il y a derrière le lyrisme vernien, une épique de l’humanité, c’est-à-dire que l’aventure individuelle ne vaut que si elle opère sur fond d’aventure collective. Aujourd’hui, on ne pense plus cela, du tout, du tout ! Les deux sont séparés. Jean-Paul Dekiss – Mais c’est très récent.

Jean-Paul Dekiss – Pas une destinée mais un destin ! Régis Debray – Oui, parce qu’encore une fois, il s’agit d’une aventure, d’un risque, d’une histoire tout simplement… Vous savez, avoir une destinée, c’est vraiment être en rapport avec une puissance supérieure qui en quelque sorte vous dessine un chemin, vous ne savez pas lequel mais vous savez qu’il est là, qu’il vous attend. À mes yeux, rien ne nous attend au bout du chemin, c’est à nous de définir ce qui nous attend.

Régis Debray – Mais Strogoff ne devient pas aveugle… Non ! Il passe par l’épreuve de l’aveuglement pour retrouver la lumière et

35

Jean-Paul Dekiss – C’est très drôle parce que le seul personnage de Jules Verne qui se lie par devoir à ce qui fait figure de destin, c’est Michel Strogoff, et il devient aveugle…

Conversations sous influence

Régis Debray – Oui, depuis l’avènement de l’hyper-individu qui refuse toute loi, toute règle, tout devoir qui puissent le précéder ou lui survivre. Il doit se débrouiller seul. Le but c’est d’être le chef, d’avoir plus d’argent que les autres, une bagnole plus belle ! L’hyper individu met entre parenthèses la dimension communautaire alors que Jules Verne avait encore cette foi en l’homme qui supposait que ce qui se passe ici se répercute là, qu’il y a une prise en charge nécessaire d’un destin collectif par tout un chacun.


Jean-Paul Dekiss – Il s’en sort ! Vous voyez, vous partagez un certain optimisme avec Verne, Strogoff n’est pas aveugle et Jules Verne trouve au phénomène une explication scientifique, de plus, il sort de l’épreuve en ayant trouvé l’amour… Et ce n’est pas la force du destin…

eee

partie

- Chapitre XVII

L’Île

Troisième

Destin individuel, destin collectif

retrouver le regard et retrouver l’autre. C’est une ordalie, c’est une épreuve de passage, mais il s’en sort…

fgg

mystérieuse

Cyrus Smith et ses compagnons s’étaient rapprochés du divan, et ils en disposèrent les coussins de telle sorte que le mourant fût mieux appuyé. On put voir alors son regard s’arrêter sur toutes les merveilles de ce salon, éclairé par les rayons électriques que tamisaient les arabesques d’un plafond lumineux. Il regarda, l’un après l’autre, les tableaux accrochés aux splendides tapisseries des parois, ces chefs-d’œuvre des maîtres italiens, flamands, français et espagnols, les réductions de marbre et de bronze qui se dressaient sur leurs piédestaux, l’orgue magnifique adossé à la cloison d’arrière, puis les vitrines disposées autour d’une vasque centrale, dans laquelle s’épanouissaient les plus admirables produits de la mer, plantes marines, zoophytes, chapelets de perles d’une inappréciable valeur, et, enfin, ses yeux s’arrêtèrent sur cette devise inscrite au fronton de ce musée, la devise du Nautilus : Mobilis in mobili.

Jules Verne


37



Cinquième conversation

Conversations sous influence| Revue Jules Verne n° 35

La Jeunesse du sacré ean-Paul Dekiss – En lisant votre dernier livre, La Jeunesse du sacré, une question n’a cessé de me travailler concernant Jules Verne. Vous démontrez la pérennité du sacré dans les besoins de l’être humain et le fait que le sacré exhausse le comportement humain, mais dans le même temps, vous constatez sa versatilité. Je me dis, j’ai toujours eu le sentiment, en lisant Jules Verne, que par son style comme dans le déroulement des aventures qu’il décrit, les gestes de ses personnages paraissent comme exhaussés, tout devenant dès lors sacré, sans versatilité, sans ambiguïté, comme une vision claire du monde... C’est ce réel-là et pas un autre qui rend les choses possibles et c’est tellement fort dans l’action des personnages et dans le déroulement de leurs histoires que la vision du monde qui passe par là en devient lumineuse. C’est-àdire que si l’humanité était comme sont ces personnages, nous serions dans quelque chose de tout à fait limpide, dans une humanité sinon parfaite, en tout cas, dans une humanité qui avance vers son émancipation. Et cela tient au fait que les personnages de Jules Verne agissent avec une forte dose d’individualité, mais qu’ils consacrent leur créativité à l’ensemble collectif. C’est une constante chez lui.

39

Régis Debray – Les personnages de Jules Verne sont un peu des techniciens hallucinés. Ils ont une vision, un projet, une anticipation, une attente ; ils sont transcendés par quelque chose qui les dépasse, c’est vrai ! Et pas seulement leur énergie mais… ce sont des hommes de foi, qui allient le doigté scientifique, l’acuité d’un regard objectif avec une sorte de flamboiement à l’intérieur d’euxmêmes... Oui, cela confirme que nous nous référons au réel sur un mode hallucinatoire. Chez Jules Verne, cela en devient grandiose par le fantastique des projets.

Conversations sous influence

J


La Jeunesse du sacré

Cela dit, je m’inscris un peu en faux quant à l’idée que vous me prêtez sur le sacré. Non, je ne dis pas que le sacré est versatile. Je veux simplement dire qu’il n’y a pas de sacré pour toujours mais qu’il y a toujours du sacré. La fonction est invariante, les organes sont variables. C’est pourquoi dans mon livre La Jeunesse du sacré, le premier chapitre c’est la pierre, les lieux, et le deuxième chapitre c’est le vent, car ce ne sont jamais les mêmes pierres que nous construisons ou que nous vénérons. Il y a toujours du sacré, cela veut dire qu’il y a toujours de la frontière, de la transcendance, du mythe, de la hiérarchie, enfin ce que j’appelle les conditions a priori du groupe stable, ce qui permet de passer d’un tas à un tout. En ce sens, le sacré est de toujours, c’est vrai. Où que vous alliez aujourd’hui, vous trouverez un rond-point, un piédestal, une statue, une fête nationale, un héros local, une date fondatrice, enfin vous trouverez un mythe de fondation, de convocation, une majuscule. Vous trouverez un emplacement qui n’est pas comme les autres, entouré d’une grille, d’un parvis dans lequel on ne peut pas entrer à toute heure du jour : c’est une crypte, c’est un sanctuaire, c’est un mausolée, une tombe… Bref ! Cela, vous le retrouvez toujours, mais ce n’est pas toujours la même tombe, ce n’est pas toujours le même héros. Par exemple, à partir du XXe siècle en France, ce n’est plus le tombeau du roi, c’est le tombeau du


Jean-Paul Dekiss – Ce qui expliquerait non la versatilité du sacré, mais sa mobilité. Le sacré est un élément constant, mais il se déplace au gré des besoins de telle ou telle société à un moment donné. Régis Debray – Absolument ! Lorsqu’une sacralité est détruite, une autre la remplace et comme disait je crois Danton : on ne détruit que ce que l’on remplace. Dès que vous détruisez en 1792 la sacralité du roi, qu’est-ce qui est sacralisé ? c’est le corps de la Nation. C’est la Nation, c’est le sol de la Nation qui légitime le sacrifice et interdit le sacrilège c’està-dire qu’on se fait tuer non plus pour le Roi mais pour la Nation. C’est Valmy. Le sacré est métamorphose et permanence. Il faut penser les deux à la fois. Jean-Paul Dekiss – Justement, à propos de Nation, Jules Verne insiste dans le roman Famille

Conversations sous influence

soldat inconnu qui rassemble les foules… et puis, après la Seconde Guerre mondiale, les foules ne se rassemblent plus vraiment à l’Arc de Triomphe, devenu un lieu sacré dès qu’on y a déposé le cadavre du soldat inconnu symbolisant tous les soldats tués pendant la guerre de 14. Il y a sans doute désormais plus de sacralité au Mont-Valérien, peut-être parce que les morts sont plus jeunes. Et il y a aujourd’hui beaucoup plus de sacralité à Auschwitz qu’il n’y en a au Mont-Valérien. Aujourd’hui, le lieu sacré de l’Europe, c’est le portail d’Auschwitz, Arbeit macht frei. C’est le seul endroit où se rassemblent tous les chefs d’État et de gouvernement de l’Europe de l’Est et de l’Ouest. Il n’y a pas d’autres lieux en Europe qui ait cette faculté d’aimantation, de regroupement de toutes les nations européennes. Vous voyez, un lieu sacré c’est fédérateur, un lieu rassemblement. Mais ce n’est pas toujours le même lieu, d’un pays, d’une société ou d’une civilisation à une autre. Sans lieu de rassemblement, sans un référentiel à la verticale, vous ne trouverez pas de société constituée, fût-ce aux Vanuatu ou dans les îles Fidji.


La Jeunesse du sacré

sans nom, sur le fait que dans la société de l’histoire le pardon est impossible, dans la société de l’Histoire, la rédemption est impossible. Qu’est-ce qui remplace la rédemption dans la société de l’Histoire ? Qu’ont apporté en France les laïcs, après la séparation des Églises et de l’État ? Qu’ont-ils inventé en termes de morale pour la société de l’histoire ? Et là, Jules Verne n’a pas de réponse, au point que pour la seule fois dans les soixante-deux Voyages extraordinaires, il fait mourir ses héros frappés de fatalité. Ils ne peuvent que mourir parce que Jules Verne ne sait répondre à la question : que deviennent le pardon et la rédemption dans la société de l’Histoire ? Il ne reste que l’expiation qui devient dès lors totalement cruelle. Régis Debray – Je ne connais pas le roman dont vous parlez mais j’ai envie de vous répondre que ce que les laïcs ont fait, ce sont des lois d’amnistie qui n’ont peut-être pas la profondeur morale d’une absolution mais qui ont les mêmes effets pratiques. Quand je dis les laïcs, il y a belle lurette que les lois d’amnistie ont été prises, notamment dans le monde grec, pour permettre la cohabitation entre des gens qui s’étaient entre-déchirés et mettre fin à la vendetta des familles. Jules Verne a sans doute raison de noter un effet pervers de la déchristianisation, qui peut signifier un ensauvagement, le retour à la loi du talion, au crime impardonnable, à la vendetta et à toutes ces manifestations de haine tribale qu’on voit resurgir ici ou là. C’est vrai qu’il ne faut pas assimiler le christianisme à la civilisation, bien entendu, mais le christianisme a incontestablement permis le passage de la loi du plus fort à des formes assouplies de négociation, de tempérance, de compromis. En ce sens la déchristianisation va poser un problème à nos sociétés, si nous ne trouvons pas une morale de remplacement. Et apparemment on ne l’a pas trouvée. Jules Verne a raison. On a essayé au XIXe un produit de substitution avec le catéchisme positiviste, avec le progressisme laïc, cette morale plus ou moins évangélique fondée sur l’instruction et l’enseignement des droits de l’homme. Mais c’est peut-être une couche assez superficielle dans la morale collective, qui n’a pas la résistance qu’avaient les inculcations chrétiennes. Jean-Paul Dekiss – Là où, quand même, il est fort dans le paradoxe, c’est que ceux qui sont porteurs de cette impossibilité du


pardon sont les Québécois, qui sont des chrétiens ! Ce sont des chrétiens dans la société de l’Histoire. Régis Debray – Effectivement. Jean-Paul Dekiss – Des chrétiens qui sont eux-mêmes incapables d’aller au-delà de leurs propres bases morales et qui les oublient même lorsqu’elles se situent dans le cadre de la patrie. Régis Debray – Disons que les passions politiques ou ethniques peuvent occulter les vertus théologales.

1 Une lecture politique de Jules Verne, Maspero, 1971.

43

Régis Debray – J’ai lu son livre et il m’a convaincu. De quoi ? Que Jules Verne était de son temps et néanmoins un homme à paradoxe. On en a déjà parlé. C’est un homme dont le conformisme social apparent, celui du citoyen Jules Verne, ne correspond pas vraiment au Jules Verne des créations romanesques, beaucoup plus avancé, nuancé et un peu réfractaire aux opinions consensuelles de son temps voire même en avance sur elles. Son attitude à l’égard de la Commune est assez symptomatique. Il faut se rappeler que, de Flaubert à George Sand, de Barbey d’Aurevilly à Ernest Renan, tout le monde a condamné les communards qu’ils ont considérés comme des sauvages qu’il fallait éliminer. Jules Verne, comme Victor Hugo, n’a pas eu cette attitude. Le fait qu’il prenne fait et cause pour toutes les minorités en lutte pour leur indépendance dans le monde – vous parliez du Québec mais on pourrait parler des Grecs, des Hongrois et d’autres – prouve un homme de progrès, qui a compris, au fond, la question nationale mieux que d’autres. Et c’était à l’époque une question révolutionnaire.

Conversations sous influence

Jean-Paul Dekiss – Dans Critique de la raison politique, vous avez analysez la manière dont certaines idées de Karl Marx ont été transformées par les différentes variantes du marxisme qui se sont succédées. À propos de Karl Marx, il est impossible lorsqu’on parle de Jules Verne de ne pas penser à Jean Chesneaux, marxiste, qui est le seul critique ayant appliqué le matérialisme historique à la critique de Jules Verne1 pour démontrer combien Jules Verne était progressiste. Vous connaissez sa lecture politique de Jules Verne. Que vous inspire-t-elle ?


La Jeunesse du sacré

Jean-Paul Dekiss – Vous terminez La Jeunesse du sacré sur l’arbre, le feu et l’eau alors que vous l’avez commencé sur la pierre et le vent... Pour finir, n’est-ce pas la nature plutôt que nos idéologies qui représente le tout ? Qu’elle soit une puissance supérieure, comme chez Jules Verne, ou qu’elle soit considérée comme la manifestation d’une puissance supérieure comme chez les réductionnistes chrétiens, la nature n’est-elle pas le référent ultime ? Régis Debray – Oui ! C’est l’alpha et l’oméga. Si vous restituez le mot à sa racine qui vient de naciscor, naître en grec, la nature c’est la phusis (φύσις) du verbe phuein qui veut dire croître, grandir. La nature, c’est simplement l’affirmation de la croissance, de la germination, de la reproduction donc de la vie. S’il y a constamment des symboles empruntés à la nature – l’eau, le feu, la fleur, l’arbre… – dans toutes les cultures humaines et si ces symboles sont sacralisés, c’est qu’ils sont l’expression en images d’une pulsion vitale. Le sacré est ce qui permet à un être de persévérer dans son être, c’est-à-dire de se prolonger dans le temps. Les cultures ont besoin de sacré pour se reproduire. C’est là un réflexe très égoïste. Nous avons besoin de sacraliser la nature, de créer des symboles à partir d’elle parce qu’elle est l’expression de la vie, de la reproduction, de la croissance etc. Et qu’une société se donne un sacré pour pouvoir à la fois se protéger des autres (c’est mon mur des lamentations, ce n’est pas le tien, toi tu n’y viens pas, moi j’y viens !...) et pour se donner la pérennité (…Et puis c’était le mur de mon aïeul et ce sera le mur de mon petit-fils). Une collectivité sublime et sanctuarisée, ce qui lui permet de se proroger dans le temps. Peut-être pas de devenir immortel, mais en tout cas de survivre à la mort de ses membres. Ce n’est pas bête du tout. C’est un instinct de conservation.


Famille

sans nom

Deuxième

partie

- Chapitre X

Tout ce que l’infamie de son nom a fait souffrir à ma mère, dit-il, il est inutile que j’y insiste. Mais, ce qu’elle a fait pour racheter cette infamie, il faut que vous le sachiez. Ses deux fils, elle les a élevés dans l’idée du sacrifice et du renoncement à tout bonheur sur terre. Leur père avait livré la patrie canadienne : ils ne vécurent plus que pour lui rendre son indépendance. Après avoir renié un nom qui leur faisait horreur, l’un alla à travers les comtés, de paroisses en paroisses susciter des partisans à la cause nationale, tandis que l’autre se jetait au premier rang des patriotes dans toutes les insurrections. Celui-ci est devant vous. Celui-là, l’aîné, c’était l’abbé Joann, qui a pris ma place dans la prison de Frontenac, qui est tombé sous les balles des exécuteurs... […] Voici ce que nous avons fait, non dans le but de réhabiliter un nom qui est à jamais flétri, un nom que le hasard vous a fait connaître et que nous espérions ensevelir dans l’oubli avec notre famille maudite ! Dieu ne l’a pas voulu ! Et, après que je vous ai tout dit, répondrez-vous encore par des paroles de mépris ou des cris de haine ? » Oui ! Telle était l’horreur provoquée par le souvenir du traître que l’un des plus forcenés osa répondre : « Jamais nous ne souffrirons que la femme et le fils de Simon Morgaz souillent de leur présence le camp des patriotes ! – Non !... Non !... répondirent les autres, dont la colère reprit le dessus. – Misérables ! » s’écria Clary. Bridget s’était relevée. « Mon fils, dit-elle, pardonne !... Nous n’avons pas le droit de ne pas pardonner ! – Pardonner ! s’écria Jean, dans l’exaltation qui suscitait tout son être contre cette injustice. Pardonner à ceux qui nous rendent responsables d’un crime qui n’est pas le nôtre, et malgré ce que nous avons pu faire pour le racheter ! Pardonner à ceux qui poursuivent la trahison jusque dans la femme, jusque dans les enfants, dont l’un leur a déjà donné son sang, dont l’autre ne demande qu’à le verser pour eux ! Non !... Jamais ! C’est nous qui ne resterons pas avec ces patriotes, qui se disent souillés par notre contact ! Viens, ma mère, viens !

Jules Verne



Sixième conversation

Conversations sous influence| Revue Jules Verne n° 35

Une Identité chrétienne J

Régis Debray – Nul ne peut sauter par-dessus son temps et l’ethnocentrisme est la chose du monde la mieux partagée. Le XIXe siècle de Jules Verne est un monde occidentalo-centré où la modernité est un train qui a une locomotive. C’est l’Europe, ou l’Occident si vous voulez, l’Europe plus les États-Unis, l’Europe du Nord plus le monde américain. Jules Verne épouse naturellement cette conviction qui est pour lui une certitude et qui peut d’ailleurs s’étayer historiquement. Les innovations majeures, les machineries, les organisations, les banques font de l’Europe le centre du monde et ce centre a une religion, c’est la religion catholique, on devrait dire chrétienne… Jean-Paul Dekiss – Il se moque des évangélistes, harangueurs prosélytes comme dans Les Mirifiques aventures de maître Antifer (1894) et ne partage pas le goût pour la société de l’argent des protestants.

47

Régis Debray – Dans l’ensemble, la religion chrétienne, pour quoi se donne-t-elle à l’époque ? Pour l’expression de la vérité, d’une vérité révélée. La vérité est une, l’erreur est multiple, donc la vérité est pour l’ensemble du monde. L’ensemble du monde doit

Conversations sous influence

ean-Paul Dekiss – Parcourons, si vous le voulez bien, le trajet du Candide en Terre Sainte, qui me semble éclairer l’écart entre la question religieuse telle qu’elle se posait à Jules Verne et telle qu’elle se pose pour vous aujourd’hui. Pour Jules Verne, il n’y avait qu’une seule religion au centre, la catholique romaine et sa mise en scène des hommes s’organise autour de ce socle qu’il n’imagine pas remettre en question alors qu’aujourd’hui nous sommes dans un monde très différent.


Une identité chrétienne

devenir chrétien, cela va de soi à l’époque. Au fond, ce que nous avons appris, nous les occidentaux, face aux autres civilisations, ce n’est pas que nous sommes mortels, c’est que nous sommes pluriels et évidemment, à l’époque du chemin de fer, du bateau à aube, à voile, à hélice et à vapeur, du télégraphe électrique, il y a la civilisation et les sauvages, le centre et les périphéries. Aujourd’hui, nous découvrons que l’Europe est une périphérie, culturellement, du monde américain, et géographiquement de l’Asie. Nous apprenons la modestie, nous voilà relativistes. Verne n’est pas relativiste. Ce sont les ingénieurs instruits qui sortent d’un club de Londres et qui vont sauver les sauvages, sauver la veuve Hindoue du bûcher, ici, lutter contre l’esclavage, là-bas, bref ce sont les porteurs du flambeau. C’est une vision d’époque, bien sûr, et qui se reflète dans le christianisme de l’époque. Pensez au Syllabus, aux Encycliques de Pie IX que vous évoquiez tout à l’heure : les droits de l’Homme sont une insulte aux droits de Dieu. Aujourd’hui la même église se réclame des droits de Dieu et des droits de l’homme. Avant, quand la Chrétienté était l’organisation de la vérité sur Terre, elle pensait en termes de cohésion et faisait de toute dissidence une hérésie. Le pluralisme était un stigmate d’erreur. Aujourd’hui, pour défendre sa place dans le monde, l’église catholique invoque le droit des minorités, le droit au pluralisme. Et elle fait bien. C’est notre argument pour défendre les chrétiens d’Orient face à ceux qui, au Proche-Orient, au Moyen-Orient, au Maghreb, veulent avoir une cohésion sociale fondée sur une religion unique. Nous leur opposons le droit à la dissidence, à l’hérésie, à la pluralité. Bref ! En un siècle ou deux notre raisonnement s’est inversé. La chrétienté exigeait de l’unité : hors de l’Eglise point de salut et hors de la chrétienté point de survie. Aujourd’hui le monde chrétien exige de la pluralité. « Tout dépend des circonstances » disait Lénine. On ne va pas le contredire sur ce point. Jean-Paul Dekiss – Il est frappant de constater que Jules Verne dans L’Archipel en feu, roman consacré à la lutte d’indépendance des Grecs contre l’Empire ottoman et seul cas où dans ses romans s’affrontent chrétiens et non chrétiens, c’est la question de l’esclavage (donc une question historique-sociale) et non celle des croyances religieuses qui est au centre de l’histoire. Comment


Régis Debray – Je crois que Marx aurait eu la même vision des choses que Jules Verne, sauf que Marx aurait parlé de l’affrontement des classes sociales. Jules Verne, qui n’est pas marxiste mais quarante-huitard, épouse la cause des nationalités. Il voit le printemps des peuples. Il pense en termes nationaux sans que soit encore apparu le socle religieux des personnalités nationales qui n’était pas encore venu à la conscience de cette époque où le religieux était encore vu comme quelque chose du passé, quelque chose d’accessoire. Marx disait une superstructure, Jules Verne évoquait des mœurs locales qui ne sont pas structurantes, essentielles. Au fond, nous, nous savons que si la Pologne existe, c’est parce qu’elle est catholique face aux orthodoxes russes et aux luthériens allemands. Nous savons que s’il y a eu une Algérie indépendante, c’est que cette Algérie était musulmane. Nous savons qu’il y a une tradition catholique en Écosse… Bref nous savons qu’il n’y a pas de Chine sans Confucius et qu’après le communisme chinois il y a le confucianisme chinois. Ce que nous avons découvert, c’est le sens exact du mot archaïque. Archè en Grèce veut dire ce qui est au commencement et aussi ce qui commande – Archonte, c’est le chef n’est-ce pas ? Autrement dit, l’archaïsme ce n’est pas le révolu, c’est le refoulé ; l’archaïsme ce n’est pas l’antériorité, c’est aussi l’autorité. L’archaïsme, c’est le déterminant en dernière instance et c’est ce qui remonte en période de crise. C’est le socle géologique, qu’on n’aperçoit pas en temps normal mais qui, en période de chaos, affleure à la vue. Ce que nous avons découvert, c’est que l’archaïsme n’est pas derrière mais devant nous et que plus avance la modernisation techno économique plus vont remonter les archaïsmes culturels et religieux. C’est ce à quoi nous assistons dans le monde entier. Jean-Paul Dekiss – Jusqu’à la barbarie ?

49

Régis Debray – Eventuellement. C’est bien là le drame. Les archaïsmes identitaires sont à la fois vivifiants et meurtriers. C’est l’ambiguïté du religieux, n’est-ce pas ? Il maintient, il assure une transmission, il assure la pérennité d’une culture à travers les

Conversations sous influence

interprétez-vous une telle mise à distance à cette époque-là par Jules Verne ?


Une identité chrétienne

générations, donc c’est un formidable outil de reproduction des communautés humaines dans le temps ; et c’est aussi ce qui les ferme aux autres, ce qui les replie sur elle-même. Personne n’a dit que l’archaïsme est poli, doux et gentil. Ni que le réel historique est d’une gaieté folle. Jean-Paul Dekiss – Vous parliez à l’instant des minorités au Moyen-Orient, de la minorité chrétienne. Dans Un candide en Terre sainte (Gallimard 2008), l’une des questions que vous posez et à laquelle aucune politique ne semble répondre, est celle des chrétiens du Moyen orient. Après avoir rappelé que les subsides pour les musulmans se calculent en dizaines de millions, pour les juifs en millions et pour les chrétiens en milliers de dollars, vous dites des chrétiens d’orient1 : Cette peau de chagrin mérite qu’on veille à son avenir et pas seulement pour des raisons morales. La question des minorités va être la grande question du siècle. Plus la planète se resserre, plus les distances se creusent entre ses habitants. Vous expliquez ensuite les raisons pour lesquelles vous attachez tant d’importance à cette question de la minorité religieuse, parce que c’est un baromètre dites-vous. Elle dit le temps qu’il fait et fera. Les chrétiens d’Orient sont à l’islam ce que furent les juifs à la chrétienté d’antan : des catalyseurs de modernité et des ouvreurs de fenêtre. Quel contraste à un siècle de distance avec Jules Verne pour qui la culture chrétienne paraissait former un socle spirituel et culturel inaltérable, universel, éternel… Régis Debray – Oui, c’est une observation sur place et de même qu’il y a eu un antisémitisme en Europe il y a un antichristianisme dans le monde musulman. D’un siècle à l’autre, on voit de nombreuses analogies. Vous allez me dire que je suis un maniaque de l’analogie mais je ne crois pas qu’on puisse comprendre sans comparer. Cette minorité chrétienne aujourd’hui en voie d’exclusion, de perdition, de disparition, suscite les mêmes hostilités que les minorités juives en Europe occidentale au XIXe siècle. C’est très étonnant. Ce n’est pas inexplicable parce que, de même que la minorité juive était vécue comme un ferment de dissolution, comme un élément de décomposition des sociétés homogènes traditionnelles, les minorités chrétiennes au Proche-Orient qui 1 P. 227.


Jean-Paul Dekiss – Et en quoi peut-on considérer ce phénomène comme ouvreur de fenêtre ?

51

Régis Debray – Parce que ce sont des communautés qui font une interface entre le dedans et le dehors, qui ont une instruction généralement donnée par les lycées chrétiens ou américains, qui traduisent, qui importent des livres, qui ont de la famille à l’étranger. C’est le cas au Liban, en Syrie, en Irak, en Jordanie, et même en Égypte avec les coptes. Ce sont des passeurs de modernité et des agents de circulation des idées, des images et des sons. C’est important, les fenêtres, aujourd’hui parce qu’il y a de plus en plus de portes qui se ferment. On assiste à ce phénomène curieux, que la fièvre migratoire provoque la fièvre obsidionale. On arrive

Conversations sous influence

sont très diverses, très différentes les unes par rapport aux autres, ont tout de même en commun d’être les plus instruites, les plus mondialisées, mentalement, culturellement, les plus ouvertes à l’Occident. Elles ont engendré à la fois les intelligentsias et les banques, les journaux et les orchestres, des activités économiques les plus en pointe et également des innovations intellectuelles. Le nationalisme arabe, ce sont elles qui l’ont inventé. Les partis laïques tel le Baas d’antan, il y a cinquante ans, ont été fondés par des chrétiens. Les grands journaux, les grands éditeurs… On retrouve le même positionnement imaginaire que les minorités juives dans l’Occident capitaliste. Ce sont à la fois les riches et les intelligents, ceux qui remettent en cause les acquis traditionnels, les gens incontrôlables, les termites qui rongent les bases de l’édifice : on a les mêmes fantasmes dans le monde arabomusulman. J’espère que cela ne se terminera pas sur la Shoah, sur l’équivalent d’une liquidation, d’un assassinat de masse, mais, en tout cas, les assassinats existent. Ils ne sont pas de masse, mais ils sont de plus en plus fréquents. Le paradoxe étant que c’est une nation chrétienne comme les États-Unis qui, en lançant cette croisade sur le Proche-Orient au nom des valeurs chrétiennes, a déclenché la ruine des minorités chrétiennes dans ces mêmes pays puisque, comme vous le savez, les deux tiers des chrétiens d’Irak ont dû partir. Les chrétiens sont vus aujourd’hui comme les alliés de l’Occident agresseur, donc des traîtres virtuels. M. Bush a fait un travail de liquidation assez… comment dirais-je ?… assez remarquable…


Une identité chrétienne

à ce paradoxe, qui n’en est pas un d’ailleurs, que plus il y a de mouvements d’immigration, d’émigration, de phénomènes migratoires, moins on crée de mixité et plus on suscite du verrouillage. Chaque communauté tend au contact des autres à se refermer sur elle-même, à se verrouiller mentalement, à se « ghettoïser ». C’est le phénomène communautariste. On a tort de s’imaginer que, parce que les gens circulent de mieux en mieux, ils se comprennent de mieux en mieux. Non ! Les gens circulent de mieux en mieux et donc se frottent les uns aux autres au sens physique et surtout au sens culturel. Ce frottement crée de l’eczéma, provoque des réactions allergiques et libère des mécanismes immunitaires de défense. Repli culturel, repli religieux, repli identitaire. On aurait bien tort de s’imaginer que l’intégration économique et que l’interdépendance commerciale ou industrielle signifie une merveilleuse intégration morale, mentale, une nouvelle harmonie entre les cultures, entre les peuples, entre les continents. Non non ! Pas du tout ! Cette intégration forcée peut provoquer de la désintégration avec une multiplication d’isolats qui ne se posent qu’en s’opposant. Les séparatismes identitaires, ce à quoi on assiste un peu partout dans le monde.


xXIV

Vingt

mille l ieues

sous

Première

partie

- C hapitr e

les mer « Ned L s regardi and et Consei l étaie ons, et nt près i assiste r a une l me vint à l de moi. a s je vis N qu’il é cène étrange. pensée que j’a ous tait go l En obse par de rvant l lais nflé, en légères e sol, calcair de cert extumes es c a trahiss , et disposé ences encroûté ins points, e ait la main de s avec une r es de dépôts égulari l’homme Au milie té qui . grossiè u de la clairi rement ère, sur entassé corail, un piéde s, q stal de faits d ui étendait s se dressait ’un san une cro rocs e s longs b g pétri ix de ras qu’ fié. on eût Sur un dit s i g n e du ca s’avanç pita a, et à quelq ine Nemo, un commenç de ses ues pie a à cre ho ds de us détacha la croi mmes de sa c er un trou av x, il einture e c u n e . pioche Je com qu’il p cimetiè ris tout! C re, ce ette c t l ro airière corps de l’homme u, une tombe, c’était et les c un siens v mort dans la nu et objet oblo n enaient it ! Le cette d capitai g, le enterre emeure ne Nemo r leur commune Océan ! , au fo c nd de c ompagnon dans e t inacces Non ! ja sible ! Jamai mais mon espri t ne fut s idées mon cer s p urexcit lus imp ve mes yeu au ! Je ne vou ressionnantes é à ce point lais pa x ! s voir c n’envahirent e que vo Cependa yaient nt, la poisson t o m b e s fuyai s e c r e en us J’enten dais ré t çà et là le ait lentement ur retr so du pic aite tr . Les qui éti nner, sur le oub s n silex p erdu au celait parfois ol calcaire, l lée. e fer f s’élarg en heur issait, ond des eaux. Le trou tant quelque et bien recevoi tôt il r le co fut ass s’allongeait, rps. ez prof Alors, ond pou r envelop les porteurs pé dans s ’ a p p rochère un tiss dans sa nt. Le u de by humide corps, ssus bl croisés tombe. anc L sur la poitrin e capitaine Ne , descendit qui les e, et t avait ai m o , les b ous les més s’ag de la p ras a rière… Mes deu enouillèrent d mis de celui étions x compa a religie n s l ’ a gno tti usement incliné ns et moi, nou tude s. » s nous

Jules Ver ne



Septième conversation

Conversations sous influence| Revue Jules Verne n° 35

L'Incomplétude J

1 P. 61.

55

Régis Debray – Oui, vous avez raison, c’est le point nodal de ma réflexion sur le collectif. Je ne sais pas si c’est une découverte, mais c’est devenu pour moi une certitude. Commençons par écarter l’acception ordinaire du mot. Écartons le pathétique, le romantique, liés à l’idée d’inachevé, d’indéterminé, du grand large, ce que Romain Rolland appellera le sentiment océanique de la vie. Non, l’incomplétude, c’est l’antithèse de cela. Le sens a plus à voir avec le fameux théorème de Gödel selon lequel aucun système logique ne peut suffire à sa propre description. On ne va pas entrer dans les complexités d’une démonstration logique du fait que le vrai est plus vaste que le démontrable, alors qu’on pensait jusqu’alors que tout ce qui est vrai pourra un jour être démontré. D’autant que, dans mon cas, l’incomplétude ne serait au mieux qu’un axiome et non un théorème. Je n’ai rien décalqué, mais il se

Conversations sous influence

ean-Paul Dekiss – Dans votre essai qui me paraît rassembler ce qui fait le socle de votre vision du monde, Critique de la raison politique ou l’inconscient religieux, vous suggérez une discipline plutôt qu’une morale, et vous écrivez : Cette discipline s’articule sur un canon de la raison politique – entendant par là un ensemble de principes a priori, au premier rang desquels l’incomplétude, fixant aux groupes humains l’usage légitime (possible) de leur aptitude à agir et s’organiser collectivement.1 Voici l’incomplétude, au centre de votre critique de la raison et de l’action politiques. Les personnages de Jules Verne semblent illustrer cette incomplétude en repoussant toujours les limites de l’aventure humaine… Ils vont toujours au-delà, toujours plus loin, ils semblent repousser les limites de façon à transformer cette incomplétude en un début de complétude, d’une certaine façon.


L’Incomplétude

trouve que je suis tombé un jour sur un exposé de mathématicien qui m’a offert ce mot commode. Dans quel sens, donc, je le prends ? Dans le sens qu’aucun système social ne peut se clore à l’aide des seuls éléments de ce système. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que toute territorialisation est contrainte à une référence située au-dessus de son plan d’immanence. L’incomplétude, cela veut dire que si vous voulez un ensemble humain viable et durable, vous devez le clore, lui donner une frontière, une démarcation, que cette frontière soit physique ou doctrinale ou dynastique ou linguistique. Autrement dit, tout ensemble n’existe que par une discontinuité, une ligne de séparation. Mais pour qu’il y ait une frontière, donc pour qu’il y ait un ensemble clos - pas d’ensemble qui ne soit pas clos - il faut que cet ensemble s’ouvre à la verticale, à un point de référence, un point focal, un point de mire de l’ordre de l’imaginaire, du mythe, de la majuscule. Que ce soit une Constitution, un héros fondateur, un héros éponyme, une date fondatrice, un mythe souverain, une devise, un modèle, que ce soit Moïse ou Lincoln, ou De Gaulle ou Clovis ou Lénine au Mao Tsé Toung… Bref le point de sacralité… Autrement dit, l’incomplétude c’est la nécessité, pour qu’il y ait une cohésion, de l’ouvrir à un point exogène. De là vient, à mes yeux, la pérennité du sacral dans l’ordre du collectif. Cela permet de dépasser l’opposition traditionnelle du clos et de l’ouvert, morale close - morale ouverte. Le clos à l’horizontale appelle une ouverture à la verticale, quelle que soit la nature de la frontière, qui n’est pas nécessairement une ligne inscrite sur le sol, qui peut être doctrinale, religieuse ou linguistique. Par exemple, quel est le point d’unité du monde arabe ? C’est la langue arabe : celui qui parle arabe fait partie du monde arabe. Il n’y a pas d’autre définition. La clôture délimite l’ensemble. Et cette langue, elle est sacralisée, par la référence au Coran, vérité révélée s’il en est, parole plus qu’inspirée : dictée par Dieu. Donc oui, je crois que cette idée de l’incomplétude comme contrainte a priori, intemporelle, transcendantale est nécessaire à toute prise de corps, à tout vivre ensemble. Une communauté organisée, c’est un dedans avec un dehors, une horizontale avec une verticale, un plan d’immanence et un point fiduciaire, un point de foi, un point


J’ai découvert en Union Soviétique que ce n’était pas une affaire de religion. Je m’étais dit : je vais arriver dans une société matérialiste, c’était dans les années 60 et 70, société matérialiste, société athée, ils sont libérés de toutes ces vieilleries. Qu’est-ce que je constate sur la Place rouge ? Je n’ai pas le droit de fumer ! Ah tiens ! Eh bien oui, c’est un endroit qui est sacré ! Et puis qu’est-ce que je vois sur la Place rouge ? je vois un mausolée et une momie, et les gens font la queue pour aller regarder les restes d’un demi-dieu. Et là, je me suis dit : tiens…le religieux déborde la religion, dites-moi ? Et pourquoi on appelle cela le religieux ? Moi j’appelle ça les communions humaines. Voilà ! Et j’ai dit à mes amis soviétiques : faites attention, gardez le bien votre mausolée parce que le jour où Lénine deviendra un homme comme un autre, il n’y aura plus d’Union Soviétique, toutes vos républiques vont prendre la poudre d’escampette parce que le point de cohésion de votre prétendue union, de votre fédération impériale, c’est la divinisation de ce personnage. C’est absurde mais si vous l’humanisez, vous perdez votre point de sacralité qui est votre point de cohésion, et c’est ce qui s’est passé. Le jour où le mausolée de Mao sera fermé, la Chine se disloque. Le jour où les figures de Washington et de Lincoln, le jour où les pères fondateurs ne seront plus ce qu’ils sont aux États-Unis, c’est-à-dire des personnalités mythiques, intouchables, les États seront désunis. Pourquoi la France se disloque-t-elle aujourd’hui et pourquoi il n’y a plus de France, pourquoi il n’y a plus que des communautés ? Parce que nous n’avons plus de point de sacralité. Jean-Paul Dekiss – L’ensemble n’est plus un ensemble !

57

Régis Debray – Voilà ! Prenez le cas européen qui est la démonstration a contrario de l’incomplétude. Voilà une prétendue Union Européenne qui ne s’est pas donné de frontières. Pourquoi ne veut-elle pas poser de frontières ? Parce qu’elle n’a pas de point transcendant d’accroche. Elle en a une qui est négative et qui n’est pas mobilisatrice, mais préventive : c’est Auschwitz. Pourquoi la Shoah, qui est certainement le sacré en négatif de l’européen d’aujourd’hui, ne suffit pas à créer une communauté ? C’est un

Conversations sous influence

d’adhésion, un point qui est à la fois incritiquable et inobservable. C’est un invérifiable et un indémontrable qui soude l’ensemble.


L’Incomplétude

autre problème. Quoi qu’il en soit, pourquoi ne sait-on pas où sont les frontières de l’Europe ? Parce qu’on ne sait pas à quoi l’Europe est subordonnée. On ne sait pas à quoi elle accepte de se soumettre, à quel principe intangible elle accepterait de se soumettre. L’Europe en tant que chrétienté, ça fonctionnait. Il y avait des frontières très nettes, ô combien, avec les infidèles, les barbares au nord, etc.… Mais il y avait Jésus-Christ qui était commun à tous les royaumes de la chrétienté et même par la suite aux protestants, aux catholiques et aux orthodoxes. Vous voyez comment ma réflexion sur la frontière naît de ce que je vous dis là ? Jean-Paul Dekiss – Cela éclaire l’incomplétude et votre conception des frontières. Vous définissez en quelque sorte une conception globale des relations que les groupes humains entretiennent entre eux dans un temps qui est le nôtre, où l’émancipation planétaire a pris le pas sur l’émancipation sociale représentée par l’idée de progrès. Dans l’esprit de Verne, ces deux formes de l’émancipation ne s’opposaient pas. Seulement, il lui suffisait pour transmettre sa vision planétaire de l’humanité, de procéder roman après roman, par collage d’éléments documentaires, continent après continent, pays par pays, thème après thème. Les frontières étaient perméables mais les démarcations culturelles étaient fortes. Régis Debray – Ce qu’on peut ajouter, c’est que là il n’y a pas seulement la nécessité logique d’une discontinuité, d’une démarcation, d’un seuil, mais il y a également une donnée biologique : c’est que tout organisme vivant a une peau, une enveloppe, ce qui distingue cette table de moi. Elle a une surface et moi j’ai une peau. Ce n’est pas la même chose. J’ai une peau qui absorbe et qui exsude, c’est une interface mais ça délimite une individualité. Je ne suis pas sécable. Si vous me coupez en deux je n’existe plus. Si vous coupez cette table en deux, elle continue d’exister matériellement : vous aurez deux morceaux au lieu d’un, ce sera toujours du bois. Mais moi je ne serai plus de la chair vivante. Au fond, une cellule c’est quoi ? C’est une vésicule. Une cellule, c’est une membrane. Tout commence par la membrane. Et là où il n’y a pas constitution d’un dedans et d’un dehors, une polarité entre un dedans et un dehors, il n’y a pas de vie. Il faut


toujours une cuticule, une membrane, une peau, une écorce, que ce soit végétal, animal ou humain. D’où l’idée que la frontière est une nécessité vitale et que vouloir se passer de frontières, c’est simplement hypocritement remplacer une frontière par une autre.

Régis Debray – Vous savez, toutes les utopies ont un tropisme insulaire. Pourquoi ? Parce que les îles vous permettent de ne pas vous poser la question de la frontière. Les frontières y sont données, elles ne sont pas à conquérir ni à défendre. Donc, là où vous avez une île, vous recevez en cadeau un espace étanche qui vous permet de vous passer d’armée et de police, de constituer un territoire sans introduire un principe de démarcation qui, en soi, est toujours arbitraire et violent. Ce n’est pas un hasard si tous les grands projets utopiques ont une affinité avec les îles. Soit on crée un phalanstère sur la terre entouré de barbelés, comme les réductions jésuites au Paraguay, avec des enceintes pour les isoler de la contamination extérieure, soit on prend pied à Cuba, à Taïwan ou à La Réunion. Cela évite toutes les choses désagréables que la géographie ordinaire vous impose.

eee

fgg

Conversations sous influence

Jean-Paul Dekiss – Vous démontrez dans L’éloge des frontières que les îles ont une position particulière dans la question des territoires. Chez Jules Verne, le rôle de ces lieux isolés, par la mer ou sur les continents par le relief et la végétation, sert de métaphore à l’aventure humaine, c’est constant dans son œuvre… comment analysez-vous le phénomène ?

59


L’Incomplétude

du

XIXe

siècle

« Ainsi donc, tout est connu, classé, catalogué, étiqueté ! Mais le résultat de tant de nobles travaux va-t-il être enterré dans quelque atlas soigneusement classé, où n’iront le chercher que les savants de profession ?

Chapitre

III

Les Voyageurs

Non ! Ce globe conquis par nos pères, au prix de tant de fatigues et de dangers, c’est à nous qu’il appartient de l’utiliser, de le faire valoir. L’héritage est trop beau pour n’en point tirer parti ! À nous, par tous les moyens que le progrès des sciences met à notre disposition, d’étudier, de défricher, d’exploiter ! Plus de terrains en jachère, plus de déserts infranchissables, plus de cours d’eau inutiles, plus de mers insondables, plus de montagnes inaccessibles !


Les obstacles que la nature nous oppose, nous les supprimons. Les isthmes de Suez et de Panama nous gênent : nous les coupons. Le Sahara nous empêche de relier l’Algérie au Sénégal : nous y jetons un railway. L’Océan nous sépare de l’Amérique : un câble électrique nous y relie. Le Pas de Calais empêche deux peuples, si bien faits pour s’entendre, de se serrer cordialement la main : nous y percerons un chemin de fer ! Voilà notre tâche, à nous autres contemporains. Est-elle donc moins belle que celle de nos devanciers, qu’elle n’ait encore tenté quelque écrivain de renom ? »

Jules Verne

61



Huitième conversation

Conversations sous influence| Revue Jules Verne n° 35

Une Approche médiologique J

Régis Debray – Je regimbe devant un mot beaucoup trop prétentieux, un honneur que je décline, c’est le terme de science. La médiologie, c’est un outil, non une doctrine et encore moins une science. C’est une façon de penser, un style, une grille d’enquête. Sur quoi ? Sur les faits de transmission. Cela consiste à articuler le matériel au spirituel, le fait technique et le fait culturel. Le médiologue est celui qui abaisse le débat. Toujours à un moment donné dans une discussion, vous marquez un point si vous dites : « il est temps, chers amis, d’élever le débat ! » Le médiologue fait le contraire. Quand un sage lui montre la lune, on dit que l’idiot regarde le doigt : le médiologue est un idiot, il regarde le doigt ! Dans un musée, il ne regarde pas directement le tableau, il regarde le cadre du tableau, le cartel, la disposition des lieux, la mise en scène, tout l’appareil technique qui offre à un visiteur une délectation possible devant une œuvre d’art. Il demande : « mais depuis quand y a-t-il une œuvre d’art ? Qu’est-ce que c’est qu’une œuvre d’art ? Qu’est-ce qui la distingue d’une œuvre industrielle ? »

63

Il n’y a pas d’un côté les choses, de l’autre côté les esprits ; il n’y a pas les petits faits techniques et puis les grandes idées. Non, toute grande idée cache un petit fait technique décisif ! Et nous, médiologues, nous allons dénicher le bon petit diable. Nous l’avons fait plusieurs fois : la grande idée du féminisme, eh bien oui,

Conversations sous influence

ean-Paul Dekiss – Depuis une dizaine d’années, la médiologie, science des transmissions du savoir, prend dans votre réflexion une part essentielle. N’est-ce pas ce qui pourrait vous rapprocher le mieux de Jules Verne ?


Une approche médiologique

ça commence avec la bicyclette. La prééminence de l’individuel, eh bien oui, l’automobile y est pour beaucoup ! Cela a modifié la configuration des villes, mais sans doute les réflexes politiques, les façons d’être ou de ne pas être ensemble… Enfin bref ! Nous référons les grandes bascules morales, idéologiques ou artistiques à des innovations techniques ou à des anecdotes matérielles. Pour nous il n’y a pas de haut et de bas, il faut penser les deux ensemble et l’un par l’autre. Jean-Paul Dekiss – Vous dites : « le médiologue est celui qui abaisse le débat », mais abaisser le débat ce n’est pas le réduire ; l’abaisser, ce n’est pas le rabaisser. Régis Debray – C’est le déplacer. C’est matérialiser le spirituel. Ce n’est pas parce que Dieu a été inventé à partir des caractères d’écriture et du nomadisme semi pastoral, au croisement de l’alphabet et du chameau, qu’il n’a pas droit à l’existence. C’est dire qu’il y a eu des conditions techniques pour l’émergence d’un Dieu portatif. C’est reconnaître qu’à partir d’un certain moment


on a eu les moyens de quitter son acropole sans perdre son Dieu. Cela suppose de pouvoir s’abstraire de ce qu’on voit et de ce qu’on entend avec un outil d’abstraction, une machine formelle qu’on appelle un alphabet. C’est daté dans l’Histoire : à peu près 2500 ans avant Jésus-Christ. Dire cela ne signifie pas du tout prendre une position athée ou mystique, c’est simplement repérer les conditions d’émergence de cette idée sublime mais qui ne va pas sans danger, d’un Dieu unique pour l’humanité toute entière.

65

Régis Debray – Je ne suis nullement technophobe, puisque la médiologie, c’est l’étude des techniques culturelles. Je suis loin de mépriser, en bon humaniste à l’ancienne, l’ordinateur, l’automobile, les plus lourds que l’air, etc. Je dis simplement : ne confondons pas l’outillage avec l’opération. Le temps des outillages est un temps effectivement ouvert, ouvert à l’infini. On ne dépassera pas la vitesse de la lumière, mais on peut aller très loin dans la conquête de l’espace. Ce n’est toutefois pas parce que le trajet par avion de Paris à Moscou en deux siècles a permis de diviser par 100 le temps du voyage, que vous pouvez diviser par 100 le temps de l’apprentissage du russe. Pour lire Guerre et Paix de Tolstoï, même en français, cela vous demandera toujours le même temps. Ce n’est pas parce que vous allez à Madrid en 3 h 00 de vol que vous pouvez lire Cervantès en 3 h 00 ou apprendre l’espagnol en avalant une petite pilule. Le temps de formation d’un être humain, c’est neuf mois. Ce n’est pas compressible. La maîtrise de l’espace qui est le grand truc de Jules Verne, oui ça, c’est formidable ! On avance. La maîtrise du temps, non seulement on n’avance pas, mais j’ai l’impression qu’on recule. Nos mnémotechniques, nos capacités de stockage sont extraordinairement cumulatives, mais notre mémoire personnelle et sociale est en peau de chagrin. Distinguons bien les ordres des choses. Cela fût un très beau moment d’ailleurs quand on a cru pouvoir les confondre. Ce fut le XIXe siècle !

Conversations sous influence

Jean-Paul Dekiss – La question de l’incomplétude vous a mené à la question des frontières, ou peut-être vice versa puisque votre premier titre, publié en 1967, est La Frontière, et puis incomplétude et frontière vous ont mené à la question du sacré. Comment tout cela se conjugue-t-il avec l’évolution des techniques dont vous dites qu’elle conditionne l’évolution des mœurs ?


Une approche médiologique

Jean-Paul Dekiss – La culture, l’émancipation et la science semblaient aller du même pas. Régis Debray – Oui, et comme le pensait Victor Hugo, une école qui s’ouvre, c’est une prison qui se vide et une église qui se ferme… Eh bien non ! Aujourd’hui les meilleurs fondamentalistes religieux sortent des écoles techniques, ce sont des ingénieurs et des scientifiques qui sont à la pointe de la régression intégriste. Que ce soit à Bombay pour l’intégrisme couleur safran, hindouistes, que ce soit aujourd’hui à Alger, où ce sont des écoles de technologies qui font des intégristes. Autrement dit, c’était très naïf de penser que la religion allait partir avec l’obscurantisme et l’illettrisme. Victor Hugo et Jules Verne, pour moi, ça va ensemble. Alors ils n’avaient peut-être pas le même éditeur, peut-être que Hetzel a essayé d’avoir les deux, il a raté Hugo il a eu Verne mais… Il y a un mot de Victor Hugo, qu’il appelle d’ailleurs la loi de la liberté, qui dit (je crois que c’est dans de Notre-Dame de Paris) « toute civilisation commence par la théocratie et finit par la démocratie ». Eh bien excusez-moi ! je peux vous donner le cas de démocraties qui sont en train de devenir des théocraties, cela n’était pas prévu ! Et je crois que ce n’est pas par hasard car plus avance le progrès technique, plus il crée un déficit d’appartenance, plus il crée un désarroi qui suscite comme un appel aux retrouvailles avec les origines, avec les identités, avec les idiosyncrasies. Renaissance des langues sacrées ! Comment se fait-il que l’hébreu qui était une langue liturgique soit devenu la langue d’une nation, Israël. La renaissance du médiéval, la renaissance du patrimonial, cette volonté de retrouver ses marques, des marques perdues : ça frappe tout le monde. Quel est le pays le plus traditionaliste au point de vue religieux ? C’est l’Amérique, mais ce n’est pas l’Amérique de Jules Verne. Il n’y a pas un autre pays que les États-Unis d’Amérique ou neuf américains sur dix, neuf citoyens sur dix, disent croire en un Dieu unique et personnel. Et quand je dis neuf, en fait c’est neuf virgule huit sur dix ! Si vous êtes athée aux États-Unis, il faut vous ranger des voitures comme on dit. Il n’y a jamais eu autant de sectes. Où sont les cultes new age, où sont toutes les mythologies païennes de Gaïa, etc. c’est à la Silicon valley. Donc cette idée dix-neuviémiste que l’émancipation par le savoir allait provoquer la disparition des croyances et des mythes, c’est une idée qu’on est forcé de considérer comme un peu bébête aujourd’hui, parce que plus il y a de savoir plus il y a de croyances.


Jean-Paul Dekiss – Pour Jules Verne, l’évolution de la science ne signifiait pas la disparition des croyances et des mythes. Son œuvre participe à la mythologie du progrès et il croit aux acquis chrétiens. Pour lui ce progrès signifie une émancipation qui est la liberté possible d’une façon générale, dont vous avez précisément défini les termes tout à l’heure. C’est un rêve libertaire que portent Nemo, Ardan, mais déjà moins Fogg ou Strogoff qui viennent après. Toutefois, tous ont le sens d’appartenir à une collectivité, qu’elle soit de cinq personnes comme dans L’Île mystérieuse qui finit par exploser, ou qu’elle soit plus brouillonne quand on passe à mille personnes comme dans En Magellanie (1897) où le sage, face aux tracasseries politiques, et après avoir plusieurs fois évoqué le suicide, ne peut finir que solitaire dans le phare qu’il fait construire. Le rêve de Jules Verne, celui du progrès possible se brise sur les réalités sociales.

Jean-Paul Dekiss – Je ne sais pas s’il croit en un grand émancipateur, dans En Magellanie, c’est un homme qui soigne les hommes, un médecin… Jules Verne est plutôt sceptique et, par rapport à ce que vous disiez sur le progrès technique et l’évolution morale, plus il avance, plus il se moque de la finance mondiale jusqu’à supposer qu’elle peut provoquer la destruction de la planète dans Sans dessus dessous où son collapse boursier définitif dans La Chasse au météore. Même si les ingénieurs apportent le progrès technique, il n’y a guère d’issue, et c’est là me semble-t-il que vous permettez une lecture plus approfondie des Voyages extraordinaires par la médiologie en distinguant le rythme des progrès techniques du rythme des progrès sociaux.

67

Régis Debray – J’ai lu cette attitude de Jules Verne dans Chesneaux en particulier, et chez vous aussi, dans votre travail. C’est vrai que notamment vis-à-vis de l’Amérique, il n’a plus cette fascination devant la terre où tout est possible, où les ingénieurs vont domestiquer la nature. Mais enfin, puisque vous avez bien voulu m’interroger sur Jules Verne, me mettre en face de lui, je vois tout de même un homme fasciné par le monde anglo-saxon alors que j’ai plutôt été fasciné par l’Amérique du Sud. Chez lui, ça va ensemble. D’ailleurs, la fascination envers le progrès, c’est la

Conversations sous influence

Régis Debray – Oui, vous avez raison, mais le grand émancipateur, à ses yeux, c’est le polytechnicien !


Une approche médiologique

fascination envers les moteurs et agents de l’exploration du monde, c’est-à-dire Londres, les Anglais, qui, il est vrai, sont beaucoup plus aventuriers et plus ouverts au monde extérieur que les Français. Jules Verne a bien raison et je lui donne totalement raison dans son scepticisme envers les capacités françaises à sortir de soi. Mais enfin, moi, mes romans d’aventures se passent plutôt aux Antilles, dans les Andes ou dans la pampa que dans le Middle-West. Jean-Paul Dekiss – Donc, du côté des Enfants du capitaine Grant ! Régis Debray – Dans ce roman, les personnages sont des Écossais et Jules Verne n’avait pas tort. C’est par le Nord que le XIXe a fait le plus d’innovations. C’était le pôle lumineux de l’époque, c’est évident. eee

Chapitre I

Sans

fgg

dessus dessous

« Il y avait bien aussi les Samoyèdes de la Sibérie asiatique, les Esquimaux, qui sont plus particulièrement répandus sur les territoires de l’Amèrique septentrionale,les indigènes du Groenland, du Labrador, de l’archipel Baffin-Parry, des îles Aléoutiennes, groupées entre l’Asie et l’Amèrique, enfin ceux qui, sous l’appellation de Tchouktchis, habitent l’ancienne Alaska russe, devenue amèricaine depuis l’année 1867. Mais ces peuplades -- en somme les véritables naturels, les indiscutables autochtones des régions du nord -- ne devaient point avoir voix au chapître. Et puis, comment ces pauvres diables auraient-ils pu mettre une enchère, si minime qu’elle fût, lors de la vente provoquée par la North Polar Practical Association ? Et comment ces pauvres gens auraient-ils payé ? En coquillages, en dents de morses ou en huile de phoque ? Pourtant, il leur appartenait un peu, par droit de premier occupant, ce domaine qui allait être mis en adjudication ! Mais, des Esquimaux, des Tchouktchis, des Samoyèdes !... On ne les consulta même pas. Ainsi va le monde ! »

Jules Verne


71



Neuvième conversation

Conversations sous influence| Revue Jules Verne n° 35

L'Aventure contemporaine

Régis Debray – J’ai un tempérament bizarre, à la fois très introverti et mélancolique, mais aussi très désireux de sortir de ma nasse.

71

ean-Paul Dekiss – Julien Gracq disait que l’aventure contemporaine résidait dans l’art de la rencontre. Il accordait beaucoup d’importance à la rencontre. Il y mettait la rencontre des lieux qu’il aimait décrire avec l’attention que l’on sait, la rencontre d’événements culturels ou de civilisation qui croisent votre vie de façon marquante ou la rencontre de certaines personnes comme, dans son cas, la rencontre avec André Breton par exemple, et il insistait sur la rencontre des personnes, des conversations que l’on peut entretenir. Les plus beaux passages de votre Candide en Terre Sainte sont pour moi les moments de rencontre où vous vous attachez à transmettre avec un maximum de nuances et d’humanité les pensées de vos interlocuteurs, depuis le père Émile Choufani, directeur d’une école privée chrétienne, jusqu’à la disgrâce du frère Marcel, je vous cite : un prêcheur couvert de médailles, grand prix d’Israël, prix de la Knesset, doyen de philosophie de l’université hébraïque, à qui l’officialité a tourné le dos et l’ami des Arabes devint un marginal aux limites de l’infréquentable sinon de l’indignité civique. Ces rencontres nous parlent des engagements dans la vie, en particulier dans ce voyage de Candide en Terre Sainte, mais aussi dans Loués soient nos seigneurs (Gallimard, 1996), d’une façon générale vous aimez la rencontre humaine et vous mettez le lecteur dans une grande proximité avec les personnes dont vous parlez, le Père Choufani, par exemple. Quand vous parlez de ces personnes en Terre Sainte, plongées dans des contradictions épouvantables, dans un monde en état de guerre, vous les rendez lumineux parce que vous tentez de chercher au fond ce qu’ils sont réellement.

Conversations sous influence

J


L’Aventure contemporaine

Le voyage pour moi est vital et la découverte aussi. J’ai toujours aimé rencontrer des gens qui ne pensent pas comme moi et qui m’amènent à prendre du recul par rapport à ce que je vis et à ce que je pense. Donc, au grand effroi de beaucoup d’amis ou des diplomates quand on me confie une mission au Proche-Orient, je vais voir le Hezbollah à un moment où ça ne se faisait pas ; je vais voir les Frères musulmans à un moment où ils étaient dans la clandestinité, et je le fais pour me confronter. C’est ce que je raconte dans le livre auquel vous faites allusion : Un candide en Terre Sainte. Jean-Paul Dekiss – Vous passez volontiers de l’essai au récit de voyage, du roman au théâtre, vous écrivez un opéra... Régis Debray – On peut tout à fait me critiquer en parlant de haine de soi, d’idéalisation de l’autre, du sanglot de l’homme blanc. Bon, laissons cette interprétation idéologique de côté. Reste que j’ai besoin de dépaysement, et donc de romans. La philosophie m’ennuie parce qu’au fond on n’y rencontre jamais l’autre. On reste toujours à l’intérieur d’une pensée, à l’intérieur des livres, on peut changer de pensée mais on reste penseur plutôt que pensif. Alors que la littérature, pour moi, c’est l’expérience de l’altérité, c’est le roman de formation. Et le roman de formation est nécessairement un roman d’aventure et une aventure est nécessairement une éducation. Qu’est-ce que cela veut dire éduquer ou s’éduquer ? Cela veut dire être conduit en dehors de la maison : educere. Education c’est ex ducere, quelqu’un vient vous prendre par la main, c’est votre précepteur votre professeur, et vous fait sortir, comment dirais-je ? Jean-Paul Dekiss – Il vous entraîne... Régis Debray – … il vous exfiltre. Vous étiez dans votre petite maison, dans votre petite famille et tout d’un coup vous allez à l’école. C’est déjà une petite aventure. Un début de voyage et c’est en quoi tout roman et tout déplacement un début de roman. C’est ce que fait Jules Verne tout le temps. C’est là où le médiologue intervient, car au fond le roman est né avec la diligence. Il y a eu toujours évidemment les grands voyages de formation : Ulysse qui voyage sur son navire en Méditerranée… le roman picaresque, que ce soit avec Don Quichotte où il y a le tandem boitillant du cheval


et de l’âne, avec Diderot, avec Sterne…c’est toujours se lancer sur une route. Même le roman de chevalerie, cela suppose qu’il y ait un cheval et un chemin. Le médiologue s’intéresse beaucoup à la route et aux véhicules, aux voies et moyens de transport, alors qu’on a très peu réfléchi en France à la locomotion et aux moyens de locomotion. Jean-Paul Dekiss – Jules Verne !

eee

fgg

Conversations sous influence

Régis Debray – Précisément ! C’est là où il est extraordinaire. Il nous a fait découvrir ce que c’est qu’un dirigeable, ce que c’est qu’un bateau, ce que c’est qu’un chemin de fer. C’est formidable ! Jules Verne, c’est peut-être le passage du carrosse au dirigeable. Qu’est-ce que, non pas le carrosse au XVIIe siècle, mais la diligence, transport public au XVIIIe ? Vous montez dans une diligence et vous rencontrez des gens, des inconnus, et à partir de là tout se noue : vous avez à la fois Jacques le fataliste, avec Diderot et Tristram Shandy avec Sterne, vous avez, oui, la rencontre inopinée avec des gens qui ne sont pas de la même origine, du même pays, qui n’ont pas la même classe sociale, le même vocabulaire. Le roman commence là. Balzac, c’est la rencontre sur une route de Rubempré et de Vautrin. Je suis reconnaissant à Jules Verne de faire l’épopée du voyage comme découverte de soi en même temps que découverte de l’autre.

73


L’Aventure contemporaine

Deuxième

partie

- Chapitre VIII

Un Capitaine

de quinze ans

« – Du 11 au 15 mai. – La caravane continue sa marche. Les prisonniers se traînent de plus en plus péniblement. La plupart laissent sous leurs pas des marques de sang. Je calcule qu’il faut encore dix jours pour atteindre Kazonndé. Combien auront cessé de souffrir d’ici là ! Mais moi, il faut que j’y arrive, j’y arriverai ! C’est atroce ! Il y a dans le convoi de ces malheureuses dont le corps n’est plus qu’une plaie ! Les cordes qui les attachent entrent dans leur chair !... Depuis hier, une mère porte dans ses bras son petit enfant mort de faim !... elle ne veut pas s’en séparer !... Notre route se jonche de cadavres. La petite vérole sévit avec une nouvelle violence. Nous venons de passer près d’un arbre... À cet arbre, des esclaves étaient attachés par le cou. On les y avait laissés mourir de faim. – Du 16 au 24 mai. – Je suis presque à bout de forces, mais je n’ai pas le droit de faiblir. Les pluies ont complètement cessé. Nous avons des journées de « marche dure ». C’est ce que les traitants appellent la « tirikesa » ou marche de l’après-midi. Il faut aller plus vite, et le sol s’élève en pentes assez rudes. »

Jules Verne


77



Dixième conversation

Conversations sous influence| Revue Jules Verne n° 35

La Maison d'un écrivain ean-Paul Dekiss – Puisque nos conversations se déroulent dans la maison où Jules Verne a vécu dix-huit ans et où il a écrit exactement la moitié de ses 62 Voyages extraordinaires, j’aimerais revenir sur un passage de Jeunesse du sacré où vous écrivez sur la différence, voire l’opposition entre sainteté et sacré. La sainteté fait fi des lieux, dites-vous, le sacré au contraire n’existe en partie que par eux. Vous notez comment, au contraire des vœux du Christ, son église s’est édifiée en des lieux sans lesquels la chrétienté n’aurait pu s’imposer comme force organisée, avec ses reliques pour fixer la matérialité du sacré. Or vous démontrez avec la médiologie qu’il nous faut inventer des modes et des moyens adaptés à notre temps pour transmettre les connaissances. Dans la maison d’un écrivain, transmettre une œuvre littéraire. C’est ce que j’ai fait ici en programmant cette maison puis en la faisant vivre. L’étude exhaustive de Paul Bénichou sur le sacre de l’écrivain au XIXe siècle m’avait entre autre inspiré. Que pensez-vous du sacre de l’écrivain aujourd’hui ?

77

Régis Debray – La sacralité de l’écrivain relève d’un moment assez particulier. On la retrouve peut-être à l’origine, avant même l’imprimerie, chez le Vates, chez le poète inspiré, parce que l’inspiration est divine, elle vient d’en haut. Mais en fait, la véritable sacralisation de l’écrivain, en Europe et en France, c’est le dix-neuvième siècle. C’est le moment où le prêtre s’en va et l’écrivain arrive pour faire fonction de prophète. Il porte sur ses épaules l’avenir de l’humanité toute entière. C’est l’homme des prémonitions, qui montre la voie. Ce sacerdoce littéraire se profile avec le romantisme et fait de l’écrivain un être à part dont la mission sociale est telle que l’on se tourne vers lui en cas de malheur. Pensez à Lamartine, à la consécration posthume de Jean-Jacques Rousseau. Est-ce qu’on élève des statues à des écrivains aujourd’hui ? Je n’ai pas l’impression... On se tourne vers lui en 1848, C’est Lamartine qui proclame la République et si

Conversations sous influence

J


La Maison d’un écrivain

Victor Hugo avait voulu se présenter en 1871 à la Présidence de la République, il était élu... Sénateur, sénateur à vie, etc. c’était le père de la nation. Cette sanctuarisation s’est maintenue jusqu’à l’avènement de la vidéosphère. Aujourd’hui, on assiste à ce phénomène bizarre que l’écrivain compte non par ses livres mais dans la mesure où il est vu dans la mesure où c’est un joueur de foot ou un chanteur. Il a le même type de notoriété aujourd’hui. Je ne pense pas qu’il lui soit ajouté une valeur particulière dans l’esprit public. Jean-Paul Dekiss – On constate en même temps quand on se promène en France que si on vous demande ce que vous faites et que vous répondez «je suis écrivain», cela déclenche presque toujours une attitude de reconnaissance qui n’existe plus au niveau des médias, qui est minoré au niveau politique, mais qui reste présent au niveau populaire. Quelque chose est ancré. Je prenais un jour des notes dans la campagne sur un chemin bordé de jardins, un vieil homme vient vers moi et me dit d’un ton un peu agacé, Qu’est-ce que vous faites là, Monsieur ? Ce sont des jardins privés ! Je suis sur un chemin communal et je ne sais que lui répondre et je dis : « Je suis poète ». Il me dévisage, reste ébahi et s’excuse de m’avoir dérangé. Mes voisins arboriculteurs sont heureux de voir qu’un couple d’écrivains s’est s’installé près de chez eux et ils nous couvrent de services et de cadeaux en tout genre. Régis Debray – C’est peut-être un respect perplexe, poli mais embarrassé, devant la survivance d’un type d’être humain un peu désuet dont on a appris à l’école qu’il avait été très important dans notre histoire. Jean-Paul Dekiss – Ce n’est bien sûr pas de la dévotion, c’est de l’approbation. Régis Debray – C’est vrai qu’il y a cette petite aura rémanente dont vous parlez, mais si vous dites que vous êtes journaliste à la télévision, et que vous vous appelez Poivre d’Arvor, là je vous promets que le paysan, d’abord il va se faire prendre en photo avec vous, il appellera son fils pour se faire tirer le portrait à vos côtés. Si vous êtes un chanteur et si vous êtes un footballeur, alors là évidemment vous avez droit à un déjeuner gratuit et toute la famille est convoquée… Mais l’écrivain, il est un peu comme le hobereau. Dans la hiérarchie sociale, c’est une dignité du temps passé, une


79

Jean-Paul Dekiss – Non, pas envers ce vieux monsieur qu’on croise dans la rue, mais quand ce monsieur est abordé et dit écrire, je veux croire qu’il reste envers lui une certaine reconnaissance. En tout cas, cette idée m’a inspirée lorsque j’ai conçu le programme de cette maison où Jules Verne a vécu. Laissons de côté, si vous voulez, la question des maisons d’illustre et son projet de dilution médiatique. Cela vient d’une opération politique, cela n’appartient pas à la littérature. À partir du moment où, une Maison d’écrivain comme celle de Jules Verne, transmet un écrivain par l’image, par des objets, par un décor, une scénographie étudiée pour donner à voir ce qu’est une vie consacrée à l’écriture, ce qu’est une création écrite par un homme ou par une femme, ce que signifie encore cette œuvre aujourd’hui, vous réorientez le public vers la lecture. Nous avons développé une librairie internationale qui proposait tout ce qu’on peut trouver en librairie de Jules Verne et sur lui, y compris un rayon d’ouvrages épuisés. Sur un total de 32 000 visiteurs par an, la librairie vendait au sortir des visites plus de 3500 livres. Cela signifie que pratiquement chaque groupe, chaque famille ou chaque personne venant visiter la maison, sortait en moyenne avec un livre de ou sur Jules Verne. C’est donc un nouveau médium

Conversations sous influence

gentilhommière un peu délabrée. Mais celui qui imprime comme on dit, celui qui rayonne c’est l’homme qu’on voit et non pas l’homme qu’on lit. L’homme qu’on voit sur son écran et non pas l’homme qu’on met sur une étagère sur laquelle on ne va plus, parce qu’on n’ouvre plus les livres aujourd’hui. D’ailleurs les maisons d’écrivain ont été rebaptisées aujourd’hui par un nouveau label, invention du Ministère de la culture, les Maisons d’Illustre. « Pourquoi ? » ai-je demandé aux responsables de la culture ? Un illustre, ça veut dire quoi ? Et bien, c’est quelqu’un de connu ! Pourquoi a-t-on trouvé cette appellation ? Parce qu’on veut diluer l’écrivain et l’artiste dans le grand sportif, la chanteuse de variétés, le grand homme d’affaires, et le dernier humoriste salarié qui s’est fait un nom à la radio ou à la télévision. Disons que l’écrivain peut se recycler dans cette illustration médiatique. S’il va faire le clown à la télévision, il aura un visage, un prestige, ce sera Jean d’Ormesson ou Pierre Musso. Moi, quand je me promenais avec Julien Gracq, en dehors de son village, que ce soit à Angers, à Nantes ou à Sion, je n’ai pas noté une considération particulière envers ce vieux monsieur.


La Maison d’un écrivain

parce que l’émotion et la curiosité qui se dégage du lieu donnent envie de lire, de retourner vers l’œuvre d’une certaine façon. Régis Debray – Ce que vous dites est vrai, mais pourrait être complété par d’autres observations. Pensons à la vogue de la biographie. Nous lisons passionnément des biographies de gens dont nous n’avons aucune envie de lire les œuvres. Vous faites une biographie de Vallès ou de Zola, vous trouverez des lecteurs, mais je doute que les Rougon-Macquart ou le Bachelier aient beaucoup de lecteurs. Nous assistons à un transfert d’intérêt, d’attention, je dirais, de l’œuvre à l’homme. On disait avant : les œuvres survivent aux hommes. On disait Ære perennius pour l’œuvre de Virgile, plus pérenne que l’airain. J’ai l’impression aujourd’hui que ce sont les hommes qui survivent à leurs œuvres. D’où d’ailleurs le nombre croissant d’écrivains ou de philosophes qui n’ont pas d’œuvre mais une figure qui devient une marque commerciale. Ce transfert du regard de la page imprimée vers la photo, vers une vie qu’on a envie de palper, de regarder, je dirais que cela réhabilite considérablement la valeur, non seulement patrimoniale mais symbolique de la maison, de l’endroit où il a vécu. On va beaucoup plus voir la maison de George Sand qu’on ne va lire George Sand. Je ne connais pas beaucoup de lecteurs de la Petite Fadette mais il y a beaucoup de gens qui vont à Nohant. Et ceux qui vont visiter le moulin d’Aragon, je les connais un peu, j’y vais souvent, je vous assure qu’ils n’ont pas lu Aurélien. Par contre chez Aragon, il y a des photos, c’est très important d’avoir des portraits, des photos, un visage. Nous passons du symbole à la trace. Un mot, c’est mort ! le mot chien ça n’aboie pas, le mot amour ça ne bande pas. Mais vous voyez un chien en photo, un écrivain en photo, là vous l’avez. C’est bien lui ! Le primat de la notoriété médiatique sur l’excellence artistique ou littéraire, c’est le primat des gens qui ont une image sur ceux qui n’en ont pas. Racine n’a pas beaucoup d’images, de portrait de Racine, on ne sait pas comment il était fait donc j’imagine que la maison de Racine n’est pas très fréquentée. Et puis penser à des écrivains qui n’ont pas de maison, ça ce sont des malheureux ! Peut-il y avoir une maison de Jean Genet ? Non il vivait à l’hôtel ! Peut-il y avoir une maison de Sartre ? Non Sartre s’en foutait complètement. Je dirais qu’à la limite la maison de Gracq n’a aucune importance même si elle va être remise dans le


circuit, mais ce ne sera pas un musée. Est-ce que Georges Bataille avait une maison ? On s’en fout ! Donc : les gens à images, les gens à maison, les gens chez qui peuvent s’exprimer une région, une ville, une identité locale, Loti à Rochefort ou Rostand au Pays basque, ou Verne à Amiens, oui cela a et gardera une signification, et d’abord pour les gens du cru !...

81

Régis Debray – D’accord, mais j’en reviens à une bascule très simple… Elle est simplette, fausse donc, me direz-vous. C’est le fameux chapitre de Notre-Dame de Paris. Vous vous rappelez : l’archidiacre Frollo tient une petite bible imprimée qu’il vient de recevoir de Mayence… Mayence, Gutenberg, etc. il brandit son livre de papier et dit « ceci tuera cela ! »… la cathédrale. Le livre de pierre, si solide et si durable, va laisser place au livre de papier. Victor Hugo dit : c’est le fait majeur de la réforme et de l’art renaissant, on ne construit plus de cathédrale, on imprime des bibles… Poursuivons un peu le propos : le livre de papier s’en va, revient le livre de pierre et on regarde la pierre comme du papier, avec cet avantage que la pierre garde trace. C’est vrai, je suis ici et je suis un peu animiste, je crois que les choses inanimées ont une âme et de la mémoire : ces murs, cette verrière ont vu Jules Verne. Je m’imbibe de sa personne par un phénomène magico-religieux. En entrant dans son lieu je peux entrer dans son esprit, dans son âme, parce que je touche un peu à son corps. Vous faites une biographie de Simone de Beauvoir, vous en vendrez 30 000. Qui a envie de lire le théâtre de Simone de Beauvoir ? Qui a envie de lire les romans de Simone de Beauvoir ? Plus grand monde ! La vogue de la maison répond à cette nouvelle suprématie de la trace d’un vivant sur sa production symbolique qui reste inerte et qui ne nous chante plus à l’oreille. On peut faire survivre la chose littéraire à travers ce subterfuge, ce retour aux sources vivantes incarnées, matérialisées dans des lieux très singuliers qui nous mettent en communication avec un être qui nous est devenu étrange par la langue mais qui nous reste proche par ses objets familiers, le lit ; le parapluie, le fauteuil… Je ne suis pas du tout critique envers la notion de maisons d’écrivains, simplement je suis forcé de la mettre en rapport avec un certain déclin de l’écriture.

Conversations sous influence

Jean-Paul Dekiss – Dans un rayon assez vaste tout de même, ici, les visiteurs sont pour 30 à 40 % extérieurs à la région…


La Maison d’un écrivain

Jean-Paul Dekiss – Ce que vous dites est très réel. Il y a deux choses là-dedans : il y a, d’une part, ce que je dis moi-même depuis longtemps, que dans un lieu de mémoire comme ici, L’écrivain est le premier à faire écran à son œuvre, on transpose l’intérêt pour une œuvre vers l’intérêt pour la personne qui, par ailleurs, n’est pas nécessairement si intéressante que cela ; et il y a d’autre part, la maison, conçue d’une certaine façon, restaurée, reconstituée, scénographiée afin de rendre compte de l’esprit d’une œuvre (non pas l’œuvre qui est dans les romans, sur le papier, évidemment ce n’est pas possible, il faudrait être en train de lire pour cela) mais pour inciter à la lecture – et cette mise en présence de l’esprit d’écriture et de lecture peut donner envie d’aller ou de retourner vers la lecture de cette œuvre. Bien sûr, on ne pouvait pas savoir comment étaient lus les 3500 livres qui sortaient de cette librairie après les visites. Etaient-ils achetés simplement comme une relique ou étaient-ils réellement lus par la suite ? J’imagine que s’ils étaient achetés une bonne partie était lue. Plaisent-ils encore pour autant ?... Ce qui est certain, c’est que les livres achetés ici n’auraient jamais été achetés ou lus par ailleurs. Régis Debray – Définition du pis-aller. Jean-Paul Dekiss – Nous avons là le lien avec ce que vous disiez sur la médiologie. Il me semble que nous sommes toujours dans la médiologie en parlant de technique culturelle, lorsque nous parlons de diffusion littéraire par une maison d’écrivain. Même comme pis-aller, ce mode de transmission qui cherche à transformer un public en lecteur est une technique littéraire de notre temps médiatique. C’est le propre d’un moment transitoire. On en est là aujourd’hui, on fait comme cela parce que c’est un médium pis-aller d’un moment dans l’histoire où les hommes, pour se sentir plus libres, ne veulent plus vivre avec leur histoire. Un pis-aller, mais aussi une piste inédite si l’on veut bien y voir l’histoire littéraire dans un sens dynamique ainsi que l’entendait Roland Barthes qui, sans être historien, a bataillé dur pour une histoire littéraire critique et actuelle1. 1 Roland Barthes, Sur Racine (Editions du Seuil, 1963) ; Critique et vérité (Editions du Seuil, 1966).


Régis Debray – Le premier médiologue, c’est Victor Hugo , avec sa réflexion sur le monument, la cathédrale, la pierre, l’édifice public… Jean-Paul Dekiss – C’est Voltaire, à ce moment-là, il a été le premier à se sanctuariser…

83

Une science a un inventeur. Il n’y a pas d’inventeur de la médiologie. Il faut remonter jusqu’à Platon pour trouver une première réflexion médiologique quand Platon dit que l’invention de l’écriture, c’est une catastrophe. Il y a un passage célèbre sur l’invention de l’écriture considérée comme un cadeau maléfique. Pourquoi ? Parce que si vous consignez la connaissance sur un objet inerte, votre esprit, votre mémoire, vont se rétrécir, diminuer et l’autorité du savoir qui est l’autorité des patriarches, l’autorité des anciens, l’autorité des sages va disparaître parce que l’on n’aura plus besoin d’eux dans la mesure où l’on consultera ces choses inertes à la portée de tous, que sont des papiers avec des signes d’écriture. On peut rire de Platon pour qui l’écriture, c’est le début de la fin. Mais il a une réflexion déjà médiologique en se demandant comment une innovation technique considérable comme l’écriture change, non seulement un état de la société, mais aussi la psychologie individuelle. Ensuite, vous avez Diderot, Balzac et ses vues sur l’imprimerie. Chez Balzac, le début des Illusions perdues vous explique ce qu’est la démocratie d’opinion. C’est le passage du papier de chiffon au papier de bois, du papier rare et coûteux au papier mécanique et abondant. Cela permet de faire le journal et le journal, c’est le départ de tout. C’est la société de pensée, c’est le club, c’est le parti. Le parti politique du XIXe se fonde à partir d’un journal. Non pas une gazette, mais un journal à grande circulation qui diffuse des idées et qui permet bientôt de constituer des rassemblements d’idées, des rassemblements sur une idée. C’était

Conversations sous influence

Régis Debray – Oui, mais Victor Hugo s’est intéressé aux engendrements et aux générations symboliques dans le temps et Jules Verne fut le premier médiologue de l’espace. Il s’est concentré sur les véhicules, les moyens de transport, les façons de domestiquer l’espace. L’un est l’homme de l’histoire, l’autre est l’homme de la géographie. Sans faire abstraction des conditions concrètes du voyage chez l’un ou de la mémoire chez l’autre.


La Maison d’un écrivain

horrible pour Balzac. Il préférait le rassemblement sur une lignée, sur une dynastie, etc. Nous avons là au fond la naissance de l’idéologie en tant que principe directeur. Impensable sans le papier de pâte de bois. Voilà un bon raccourci médiologique. Quand Proust vous explique Albertine par la bicyclette, il a tout compris : il y a un changement dans la condition féminine dès lors qu’une femme met un pantalon. Enlève sa jupe pour un pantalon, c’est très prometteur et aussi très embêtant. Jean-Paul Dekiss – En évoquant le journal et Balzac vous avez soulevé une idée de Jules Verne qui me revient et que je vous livre comme telle en guise de conclusion. Elle me semble prolonger votre raisonnement, même s’il reste plus idéaliste que vous : « Je ne pense pas que d’ici cinquante ou cent ans on publie encore des romans, du moins en volumes. Ils seront complètement supplantés par le journal quotidien, qui a déjà pris une telle emprise sur l’existence des nations qui progressent. (...) Les journalistes ont si bien appris à donner des événements un récit coloré qu’en lisant ce qu’ils ont décrit, la postérité y trouvera un tableau plus exact que celui que pourrait donner un roman historique ou descriptif ; quant au roman psychologique, il cessera bientôt d’exister et il mourra d’inanition dans le cours de votre existence. Aucun homme vivant n’admire plus que moi le plus grand psychologue que le monde ait jamais connu : Guy de Maupassant. Comme tous les vrais génies, il a prévu la tendance des idées et des besoins humains (...) Les Maupassant qui dans les années à venir, feront les délices du monde le feront dans les journaux du jour (...) ils cristalliseront la psychologie du monde dans lequel ils vivent en rendant compte des faits au jour le jour. La véritable psychologie de la vie est dans les nouvelles, et on peut tirer plus de vérité d’une histoire de tribunal, d’accident de chemin de fer, des actes quotidiens de la foule, des batailles de l’avenir que d’une tentative d’habiller une morale psychologique d’un travesti de fiction. »2 eee

fgg

2 Entretien non signé du journaliste, Pittsburgh Gazette 1902


R e v u e

J u l e s

V e r n e Avec nos remerciements Ă RĂŠgis Debray



Mais encore…

Un artiste à l’œuvre Tiré à part Cabinet de curiosités Chroniques verniennes Zone critique


par Marc SAYOUS Prendre l’image à la lettre avec Laurent PFLUGHAUPT C’était en 2002, au cœur d’un évènement que j’organisais, consacré à la culture scientifique et technique. La manifestation se nommait Sous le signe du sens et je n’avais pas l’intention de disséquer le savoir en parties anatomiques dévitalisées pour le présenter au public. L’astronomie se marie naturellement à la poésie et les sciences du vivant offrent d’esthétiques modèles à qui veut bien s’en inspirer. Je laissais donc les spécialités s’associer pour construire la richesse de l’exposition. Marianne Auricoste, poète de son état – état d’âme, s’il en est – recevait des groupes d’enfants, pour les emmener par la parole sur la piste polysémique du signe. Elle me proposa d’ajouter la calligraphie à l’aventure pour illustrer ses dialogues. J’acceptais. Ainsi Laurent Pflughaupt fit-il son apparition dans le cercle des artistes susceptibles d’illustrer la Revue Jules Verne. Je ne le savais pas encore. Durant quatre jours, il recouvrit les murs nus de cet espace spécialement construit au cœur de l’exposition, par des transcriptions calligraphiques toutes plus élégantes les unes que les autres. Une illumination du Verbe au jour le jour. Il faut dire que Laurent Pflughaupt n’a pas son pareil pour transposer dans l’immédiat la beauté des songes qui se cryptent sous la courbe voluptueuse d’une voyelle ou la splendeur capitale. Toute personne qui découvre son nom de famille se dit immédiatement qu’une majorité de consonnes peut prédestiner un homme à l’art du tracé de la lettre. Mais bien au-delà des facéties orthographiques, cet art doit se vivre comme une recherche encrée autant qu’ancrée dans la vie. La lettre, cette image stylisée, il en a raconté l’histoire latine dans un livre qui est un autre grand voyage1. Il l’a observée dans la rue, sur les murs « graphés » qu’il voit comme des fontaines d’invention. Il l’a sublimée en peintures et exposée là où l’image se 1 Lettres Latines, rencontre avec des formes remarquables, Ed. Alternatives, 2003.


U

n artiste  à  l’œuvre

2 Le blog est consultable à cette adresse : revuejulesverne.over-blog.com

89

mêle au texte, là où le papier est souvent épargné, tandis que le bois et le verre se font supports balayés par ses plumes spéciales et autres techniques mixtes. Depuis le n°33|34, notre revue offre sa couverture à un artiste pour qu’il exprime la vivacité de Jules Verne, père de l’imaginaire contemporain. Une autre façon d’appréhender l’œuvre d’un regard expert. Après Chris Falaise qui avait ouvert le bal par une photographie monochrome si mystérieuse, Laurent Pflughaupt s’est engagé sur cette voie pour traduire « l’émotion Verne. » Prendre le sillon fertile d’une œuvre littéraire et le féconder à sa manière mais aussi s’imprégner des Conversations sous influence entre Régis Debray et Jean-Paul Dekiss pour créer une vision en fusion : voilà un cahier des charges artistiques bien délicat ! Laurent Pflughaupt a choisi de réaliser deux pièces, sur bois, deux œuvres comme des bouquets de rêves surgissant sur des ondes de mots. A l’automne, au moment où les feuilles sèches d’octobre s’envoleront dans la fraicheur grise, le site de la Revue Jules Verne (www.revuejulesverne.com) verra le jour pour créer un nouvel horizon culturel. Il proposera bien sûr des informations sur la revue, un catalogue complet, des archives et une histoire reprenant le travail précis déjà élaboré par Alexandre Tarrieu dans le blog2 de la revue. Il sera aussi une source d’information sur les auteurs qui ont contribué aux 35 premiers numéros. Il proposera des actualités en temps « vraiment » réel au sujet de Jules Verne, des maisons d’écrivains, de la muséographie et de la scénographie littéraires mais aussi à propos de l’actualité artistique et culturelle. Certaines pages seront réservées aux adhérents. C’est précisément avec Laurent Pflughaupt que nous inaugurerons cette voie nouvelle, haute en couleur, d’un article de la revue, se prolongeant sur son site internet, et ce par un entretien complémentaire, par des images et des documents, des sons, permettant d’approfondir sous toutes ses nuances un texte, une publication, un numéro. Rendez-vous en octobre.


Lauric GUILLAUD

Directeur du CERLI| Université d’Angers

L’influence du roman vernien

dans les pays anglo-saxons et en union soviétique 1864|1930 Seconde partie

Dès 1876, le romancier hongrois Mór Jókài (1825-1904), contemporain de Verne, s’est intéressé aux mondes souterrains des pôles. Cet auteur prolifique publia plus de deux cents récits d’imagination. Attiré par l’exotisme et l’extraordinaire, il écrivit des romans d’anticipation témoignant d’un imaginaire technique autant que de préoccupations sociales (Les Diamants noirs, 1870 ; L’Homme d’or, 1872 ; Le Roman du siècle futur, 1872). Dans 20 000 lieues sous les glaces (Bucarest, 1876)1, dont le titre est à lui seul référence vernienne, l’auteur livre un curieux syncrétisme de matériaux folkloriques et scientifiques. Dans l’Arctique, un explorateur hongrois explore une zone peuplée 1 La seule référence à propos de ce livre se trouve dans G. Guadalupi et A. Manguel, Le Guide de nulle part et d’ailleurs, Paris, Ed. du Fanal, 1981, p. 246. Mór Jókài a apparemment publié un autre roman polaire, Egész az északi pólusig! (Up to the North Pole!, London, 1875). Son roman de science-fiction, His jövő század regénye (The Novel of the Coming Century, 1872), qui prophétise une révolution russe totalitaire en Russie, sera évidemment interdit dans les pays communistes jusqu’à la chute du mur.


Tiré à part d’ours polaires d’une intelligence supérieure et découvre un grand nombre d’animaux préhistoriques congelés. Il trouve au sein d’une immense caverne un lac de cuivre vitriolé sur lequel il navigue sur un radeau d’amiante. Dans une grotte de cristal, il trouve les corps d’une jeune fille et de son père, qui hibernent depuis plus de vingt mille ans, et les ramène à la vie, anticipant Haggard (Le jour où la Terre trembla, 1917). Notre explorateur, possédé par une frénésie expérimentale typique de l’époque, finira par provoquer une gigantesque éruption de naphte qui détruira le sanctuaire souterrain. Une déflagration vernienne, en quelque sorte. Un peu plus tard, d’autres pays s’emparent de l’œuvre de Jules Verne. Ainsi, Władysław Umiński (1865-1954), surnommé le « Jules Verne polonais », auteur de Unknown World (1897) et To the South Pole (1898), ou Jerzy Zulawski (1874-1915) qui, en s’inspirant de Verne, écrit en 1903 Le Globe en argent – première partie de sa trilogie lunaire (Le Conquérant, 1910, et La Vieille Terre, 1911)2. Je m’intéresserai maintenant à la sphère soviétique qui s’est réappropriée Jules Verne en en faisant le chantre du progrès scientifique et de la libération des peuples. Il faut noter que la popularité de Verne en Russie était antérieure à la Révolution. Ainsi, Anton Chekhov écrivit une version parodique d’Un Billet de loterie en 1886 et Konstantin Sluchevsky publia Captain Nemo in Russia (1898) : dans la zone arctique de la Russie se rencontrent Nemo et un savant australien qui inventent de nouveaux procédés techniques comme le « micro-phonographe ». Threat to the World (1914) d’Ivan Ryapasov (qui se définissait lui-même comme le « Jules Verne de l’Oural ») est ouvertement inspiré, voire démarqué, des Cinq cents millions de la Bégum, mais on remarque que dans la version russe, le « méchant » est un Anglais. Vladimir Semyonov écrira de son côté des récits de guerre future de facture vernienne (Queen of the World, 1908 ; Kings of the Air, 1909).

2 Voir Dieter Wuckel, Science-Fiction, RDA, Ed. Leipzig, 1988, pp. 82-83.

91

Les premiers ouvrages de SF soviétique étaient pour la plupart des récits interplanétaires. Dès 1893, le père de la conquête


spatiale, Constantin Edouardovitch Tsiolkovski (1857-1935), écrit Sur la Lune, puis deux autres romans, Rêves de la Terre et du Ciel (1895) et Au-delà de la Terre (1920), où l’on retrouve la marque vernienne. C’est aussi le cas de Grigori Adamov (1886–1945) qui, à partir des années 1930, publie des romans d’anticipation comme Les Vainqueurs des sous-sols (1937) – un voyage en « souterramobile », sorte de machine extraordinaire pouvant aller sous terre –, et Le Secret de deux océans (1938) – qui narre les aventures d’un mystérieux sous-marin sophistiqué inspiré du Nautilus. Le paléontologue et écrivain Ivan Antonovitch Efrémov (1907-1972) avouera lui aussi avoir été influencé par ses lectures d’enfant de Jules Verne3. Vladimir Afanasévitch Obroutchev (1863-1956) est probablement l’un des plus « verniens » des écrivains soviétiques. Ce géologue de réputation internationale, après avoir écrit de nombreux ouvrages scientifiques consacrés en particulier à la Mongolie, la Sibérie et la Chine, a écrit sur le tard deux récits d’aventures au premier plan desquels il faut citer le récit de monde perdu La Plutonie (1915, 1924), à la fois inspiré du Monde Perdu de Doyle et du Voyage au centre de la terre. Des explorateurs découvrent un monde souterrain (comme chez Verne) peuplé d’animaux préhistoriques. On doit également à Obroutchev La Terre de Sannikov (1926), autre récit de monde perdu se déroulant dans un cadre préhistorique, ainsi qu’un voyage fantastique, Dans la brousse de l’Asie centrale (1950). L’approche d’Obroutchev est avant tout pédagogique : le récit vise d’abord à instruire les jeunes lecteurs. Cela l’inscrit ainsi dans la tradition de Verne, de G. A. Henty ou de R. M. Ballantyne. L’auteur se réclame explicitement du modèle vernien dans la préface tardive à La Plutonie, datée de 1954 : « Ce voyage est une fiction que j’ai créée pour faire connaître aux lecteurs la nature, la flore et la faune des ères géologiques révolues, et l’ambiance qui leur était propre. J’y ai été incité lorsque, après avoir acquis une 3 Voir par exemple La nébuleuse d’Andromède (1957), La lame du rasoir (1957-59) ou L’heure du Taureau (1968).


Tiré à part certaine expérience en matière d’explorations, je relus le Voyage au centre de la terre »4. L’originalité d’Obroutchev vient de ce que ses œuvres sont postérieures à celles de ses modèles. S’il se confirmait que La Plutonie a été publiée en revue dès 1915, comme le suggèrent certaines sources5, il faudrait alors rechercher l’influence la plus directe chez Doyle, voire chez Edgar Rice Burroughs6. Mais on sait qu’eux-mêmes s’inscrivent dans le sillage de Verne. Dans la même préface, Obroutchev précise : « La Plutonie est basée sur une hypothèse, discutée dans la littérature scientifique à l’étranger, il y a plus d’un siècle, et qui à l’époque trouva de nombreuses adeptes. Ils affirmaient que le globe terrestre est creux, et que cette cavité, éclairée par un petit astre, est peuplée » (p. 8). Obroutchev ajoute que cette hypothèse, la théorie de Simms [sic], « a depuis longtemps été réfutée par la science […] Je dois dire que jamais le voyage dont j’ai fait la description n’a eu lieu, ni ne peut avoir lieu, car à nul endroit de notre écorce terrestre, il n’existe d’orifice par lequel on pourrait pénétrer dans les tréfonds de la terre. Notre planète ne comporte, ni ne peut comporter de cavité interne…» (pp. 8-9). Dans le chapitre intitulé « Causerie scientifique » (pp. 293-305), cette hypothèse exposée en détail, est défendue par Troukhanov, organisateur de l’expédition en Plutonie. Ce parti pris, notons-le, est la marque d’un type de SF qui commence à dater : il s’agit de faire de théories scientifiques (voire pseudo-scientifiques) le point de départ de rêveries romanesques, mais toujours dans un cadre pédagogique ou didactique. Pas question de céder par exemple à un quelconque vertige lovecraftien. La précision scientifique est de rigueur, dissimulant 4 V. Obroutchev, Plutonia, Moscow, Foreign Languages Publishing House, s.d., pp. 7-9 [notre trad.]. La préface est absente de la version française, La Plutonie, Moscou, Éditions Radouga, 1982 [notre édition de référence]. 5 G. Costes et J. Altairac, Les Terres creuses, Amiens, Encrage, 2006, p. 297. 93

6 Dans le roman de William R. Bradshaw, The Goddess of Atvatabar (1892), qui a pu influencer E.R. Burroughs, le soleil central éclaire la face concave de la Terre creuse, baptisée « Pluto » (la dernière planète du système solaire n’a pas encore été découverte, notons-le). Obroutchev aurait-il eu connaissance de ce roman ?


à peine la dimension idéologique du projet (la colonisation future de la Plutonie, p. 104). L’omniprésence volcanique renvoie évidemment à l’imaginaire « plutonien » de Verne (« Au pays des colonnes fumantes »), de même que les « monstrueux glaçons » (p. 23), la « descente interminable » (p. 38), la confrontation avec des « fossiles vivants » (p. 63). Les titres mêmes des chapitres semblent tirés de Verne : « Au pays des colonnes fumantes », « À la recherche de la terre inconnue », « La descente interminable », « Le pays de la lumière éternelle » ou « À travers les glaces ». « La Mer des Reptiles » est un démarquage à peine voilé de la mer intérieure du Voyage au centre : on y trouve la scène de la baignade, de la traversée en radeau, de la pêche qui s’ensuit, l’apparition des dinosauriens classiques que sont l’ichtyosaure et le plésiosaure (pp. 135-140), le « réveil du volcan » (p. 199) et le retour qui se solde par la perte des preuves du voyage (p. 313). « En bon disciple de Jules Verne, nous dit Emmanuel Hussenet, Obroutchev tente d’apporter à son œuvre une caution scientifique, et explique comment une météorite gigantesque a pu percer l’enveloppe terrestre, l’intérieur de notre planète étant creux, excepté son centre matérialisé par une boule gazeuse dense et très chaude pourvoyeuse de lumière »7. En revanche, un intertexte s’est glissé entre Verne et Obroutchev : le Monde perdu de Doyle. Les échos les plus évidents sont les combats récurrents contre les « rois du Jurassique », les « ébats des iguanodons » (p. 155), la sordide « Gorge des ptérodactyles » (p. 157), 7 E. Hussenet, Rêveurs de pôles, Paris, Seuil, « 7e Continent », 2004, p. 121.


Tiré à part le thème de l’emprisonnement chez les Australopithèques (« nous avons été faits prisonniers par des sauvages », p. 267), la comparaison des lieux avec l’enfer (« Royaume de la mort », « Désert du diable », p. 193), les scènes gore impliquant des ptérodactyles (« charnier », « festin sanglant », « lambeaux de chair et entrailles », p. 255) et surtout la carte imaginaire de la Plutonie qui rappelle celle du plateau de Maple White chez Conan Doyle. On retrouvera ce procédé de vraisemblance dans La Terre de Sannikov (1926). Ce roman relate la découverte, vers le Pôle Nord, dans le cratère d’un volcan présumé éteint, mais qui se réveillera à la fin, d’un « monde perdu » fertile, où survivent les Onkilons, peuple que l’on croyait disparu à la suite d’une migration, ainsi qu’une faune archaïque8. Cette terre est une île fantôme de l’Océan Arctique, une terre imaginaire, un des mythes de la colonisation dans la Russie du XIXe siècle. Un certain Yakov Sannikov fut le premier à mentionner l’existence d’une nouvelle terre au nord de l’Île Kotelny, d’où l’appellation « Terre de Sannikov ». Au cours de 1902, on poursuivit les recherches au-delà des îles De Long. Le baron Édouard Toll et ses trois compagnons, abandonnant le navire en novembre 1902, disparurent sans laisser de trace alors qu’ils tentaient de s’éloigner de l’île Bennett en se réfugiant sur des icebergs isolés dérivant vers le sud. Obroutchev, une fois encore dans le sillage de Verne et de Doyle, se fonde sur ces prémices historiques et propose dans son roman une justification plausible des phénomènes décrits. L’île se révèle être le cratère d’un volcan ce qui explique son climat tempéré, dû à la chaleur du volcan. Elle abrite aussi une tribu de néanderthaliens (appelés « Vampous ») et des mammouths du Quaternaire. À la fin du roman, comme dans les romans de mondes perdus de la fin du XIXe siècle, une éruption détruit l’île, conformément à une prophétie (p. 218). Au moment où se renouvelle précisément le genre, Obroutchev le maintient en respiration artificielle, 95

8 V. Obroutchev, Zemlia Sannikova, translated from the Russian by David Skvirsky. illustrated by Y. Krasny. Moscow. Foreign Languages Publishing Co. (Moscow : Raduga Publishers 1988). La Terre de Sannikov, Paris, Ed. de la Farandole, 1957 (notre édition de référence).


continuant d’exploiter un inconnu géographique de plus en plus improbable. Le souvenir de Verne est présent, se manifestant dans « la banquise dérivante » (p. 50), la présence d’un « lac intérieur » (p. 85) ou d’un geyser (p. 93), et l’inévitable cataclysme final – souvenir qui se manifeste jusque dans l’illustration. L’existence de deux ethnies primitives rivales, ainsi que l’« expédition punitive » (p. 119) conduite contre les Vampous, tous pratiquement massacrés, ainsi que l’exaltation lyrique de ce paradis voué à la disparition (pp. 240 et 260), rappellent évidemment Le Monde perdu de Doyle. Au terme de ce modeste et succinct échantillonnage vernien, plutôt axé sur l’imaginaire des romans souterrains et des mondes perdus polaires, il convient d’évaluer l’impact de Jules Verne avec une certaine prudence car notre auteur s’est lui-même inscrit dans une filiation séminale où l’on remarque notamment l’éminente figure de Poe. En ce qui concerne les mondes perdus postérieurs à 1912, il faut les replacer, en termes d’influence, dans une filiation globale Poe-Verne-Doyle, à laquelle on peut même ajouter l’influence des voyages imaginaires du XVIIIe siècle, les ouvrages scientifiques (Flammarion ou Figuier) et pseudo-scientifiques (Symmes), les utopies comme Symzonia ou L’étrange manuscrit trouvé dans un cylindre de cuivre, les lost-race tales de Haggard et bien d’autres éléments comme le zeitgeist de l’époque, voire un inconscient collectif encore perçu avec circonspection dans les cercles académiques. Plagié, récupéré ou instrumentalisé, Jules Verne continue de projeter son ombre féconde, non seulement sur la littérature mais sur le cinéma, pour le meilleur comme pour le pire, voire sur la création artistique (les « Machines de l’île » à Nantes). Il est plaisant de noter que les pays de l’Est se sont plutôt intéressés à la rationalité vernienne (la science, le progrès), tandis que le monde anglo-saxon a puisé chez Verne tout un potentiel imaginaire qui a servi de base aux rêves les plus délirants. Le secret de la pérennité de l’influence de Verne gît probablement dans cet entre-deux imaginatif, cette coincidentia oppositorum d’essence mythique où les contraires, loin de s’annihiler, sont sources d’une création sans cesse renouvelée. eee

fgg


36

Décembre 2012

Un sourire à la mort

à la vie, à la mort... R e v u e J u l e s V| e r n e


Philippe BURGAUD


C

abinet  de

uriosités

Le Bal Jules Verne L’affiche annonçant le BAL JULES VERNE, composée à partir d’une peinture de Giorgo de Chirico, a été présentée à l’exposition de Dinard Jules Verne à Dinard, Visionnaire et Universel, juinseptembre 2000, quand elle faisait encore partie de la collection de Piero Gondolo della Riva1. En revanche l’affichette, format 17 x 43, qui accompagnait cette annonce publicitaire pour le Bal Jules Verne n’était, à notre connaissance, pas encore connue, et nous avons trouvé intéressant de la présenter ici. Mais auparavant, petit aparté vers la salle Bullier dans laquelle va se tenir ce grand bal costumé auquel les artistes russes nous ont convié. Créée en 1847 par François Bullier, à la place d’un autre établissement, il est situé au 31 avenue de l’Observatoire dans le Ve arrondissement de Paris. Ce nouvel établissement s’appellera d’abord La Closerie des Lilas, car le nouveau propriétaire en avait garni le jardin, puis le Jardin Bullier et enfin le Bullier. Le bal est ouvert toute l’année et il est surtout fréquenté par les étudiants. On y danse le quadrille, la valse, puis la mazurka et la polka. Réquisitionné pendant la guerre de 14-18, le bal rouvre en 1920. On peut alors y entendre du jazz et la décoration s’inspire du mouvement Dada. Ce mouvement, né au cours de la première guerre mondiale, se caractérise par une remise en cause complète de toutes les conventions dans les domaines littéraires et artistiques2. Comme nous le verrons plus loin, le programme du 1 Catalogue de l’exposition, Jules Verne à Dinard, Visionnaire et Universel, Mairie de Dinard, 2000, p. 104

99

2 « Ce mouvement a mis en avant l’esprit d’enfance, le jeu avec les convenances et les conventions, le rejet de la raison et de la logique, l’extravagance, la dérision et l’humour. Ses artistes se voulaient irrespectueux, extravagants, affichant un mépris total envers les " vieilleries " du passé comme celles du présent qui perduraient. Ils recherchaient la plus grande liberté de créativité, pour laquelle ils utilisèrent tous les matériaux et formes disponibles. Ils recherchaient également cette liberté dans le langage, qu’ils aimaient lyrique et hétéroclite. » Wikipédia, l’encyclopédie libre.


Bal Jules Verne s’en ressent. Le Bullier quant à lui disparaît juste avant la deuxième guerre mondiale3. En avril 1929 la grande crise économique n’est pas encore d’actualité, aussi la corporation des Artistes Russes peut organiser sans crainte ce grand bal au profit de sa caisse de secours. Alors quelles réjouissances proposent cette affichette pour une entrée à 30 francs (17 € d’aujourd’hui) ?4 : « Après avoir été rêvé, lu et vécu, Jules Verne doit être dansé. cet hommage lui était dû depuis longtemps : danses enfantines, mécaniques et principalement sous-marines. les orchestres ( grandes natures mortes animées) seront disposés à tous les étages. l’un d’eux se déplacera dans l’atmosphère au moyen d’un procédé pressenti par Jules Verne mais inutilisé à ce temps. enfin il y aura un orchestre spécial ( situé dans la quatrième dimension) pour les esprits de la nature et les revenants en chapeau haut de forme. pendant de temps, au-dessus du bal passeront les étoiles sonores, grands fleuves roses de direction inconnue. plusieurs horreurs seront commises publiquement, notamment : une femme sera transformée en squelette électrique et un homme mangé par un ange en commençant par les extrémités. dans le public socrate en caleçon rayé, l’obélisque de louqsor pris d’une débauche lamentable, la tour eiffel en costume 1900 et parfumée au patchouli, marcel proust, complètement chauve et souriant. nota : tous ceux qui s’étant présenté au contrôle, pourront réciter par cœur « à la recherche du temps perdu», seront récompenser par un buste de Jules Verne en chocolat au lait ; soleil voyageur, panama du monde astral, Jules Verne revenant de la lune en uniforme complet, écrira publiquement un roman de 10.000 pages en n’utilisant que des points d’exclamation ! ensuite il sera coupé en deux et son organisme distribué à l’assistance (publique) sous forme de fleurs lumineuses. parti de la terre à 3 Histoire du Bullier, d’après le site de la famille Bullier. 4 Nous respectons la graphie de l’impression de l’affichette.


C

abinet  de

uriosités

10 heures du soir, le bal débarquera à la lune à 5 heures du matin sous un fracas discontinu de ses 4 moteurs orchestres. plusieurs pays, climats et états d’esprit seront visités en passant, notamment : celui de l’extase immobile, celui de gérard de nerval (vénus), celui de l’alcool solaire et lunaire, celui de l’outrage aux mœurs, celui de cocagne, la salle sera décorée exclusivement par des enfants nés entre 1870 et 1929. Tous les visiteurs auront la tête coupée au contrôle, laquelle leur sera aimablement rendue à la sortie contre un remboursement dérisoire ( la maison ne répond pas des objets échangés) machines complètement inconnues, chantantes et dansantes à volonté, à noter : femmes mécaniques en location, coups de pied au derrière complètement gratuits par charlie chaplin en personne, avis aux amateurs :100 corps astraux tout nus à enlever de suite, évanouissement général et facultatif, travesti presque obligatoire. » Le programme, tant dans sa graphie que dans le détail des attractions présentées est bien dans le style du dadaïsme, en jouant avec les convenances. Pas de majuscule aux noms propres, ou en début de phrase, par exemple, et humour décalé pour faire passer extravagance et dérision. Le Jules Verne des Onze sans femmes aurait sans doute apprécié l’hommage que la corporation des Artistes Russes lui a ainsi rendu.

101


Alexandre TARRIEU

Les mille yeux de Tarrieu « M. Dulcifer tira un petit livre de sa poche et le tendit à Thierry. – Connaissez-vous ceci ? dit-il. – Histoire des Fi-li-fers, lut Thierry… Non, dit-il, j’ai lu seulement Les Malheurs de Sophie, Les Vacances, et Vingt mille lieues sous les mers. » (André Maurois, Patapoufs et Filifers, Paul Hartmann Editeur, 1930, chap.V, p.36). Le sombre personnage Sandgoïst (avec tréma) du Billet de loterie, tient son nom d’un homme nommé Sandgoist (sans tréma), trouvé dans le récit de De Saint-Blaise : Voyage dans les Etats scandinaves (Tour du Monde, 2ème semestre 1862, p.136). (Olivier Dumas, « Les Mystères du Billet de Loterie », in BSJV n°174, 2010, p.36). « Dans la maison de mes parents, menue fillette de six ans, je m’absorbais pendant de nombreuses heures dans la lecture de récits de voyages de Jules Verne. Leurs héros peuplaient de leurs exploits mes rêveries enfantines : Philéas Fogg, Passepartout, les enfants du Capitaine Grant, le Capitaine Hatteras et d’autres m’étaient devenus des compagnons familiers. Ma résolution était prise… Comme eux, et mieux encore si possible, je voyagerais ! » (Alexandra David-Neel, L’Inde où j’ai vécu, Plon, 1951). La prison de Mathias Sandorf à Pisino existe réellement. Non loin de cette forteresse se trouve l’actuelle Société Jules Verne croate ! (Samuel Sadaune, in « Les 60 Voyages extraordinaires de Jules Verne », Ouest-France, 2004, p.140). « J’étais sur le point de poser quelques questions à propos de ces bouteilles quand Jorkens intervint. –Vous connaissez ma théorie concernant Jules Verne et les hommes sur la lune ? demanda-t-il. – Non, répondis-je.


Chroniques verniennes

– Il décrit tant de choses, dit Jorkens, qui ont été réalisées depuis, et sont devenues banales – les dirigeables, les sous marins, et bien d’autres inventions – et il les décrit avec une telle précision, un tel luxe de détails… J’en ai déduit, et je ne sais pas ce que vous penserez de ma théorie, que Jules Verne avait réellement vécu les expériences dont il parle, particulièrement le voyage à la lune, puis les avait relatées sous forme de fiction. – Non, dis-je, je n’avais jamais entendu cette théorie. – Et pourquoi ne serait-elle pas vraie ? poursuivit Jorkens. Pourquoi Jules Verne n’aurait-il pas choisi cette solution ? Il y a d’innombrables façons de rendre compte des événements : l’histoire, le journalisme, les ballades, et beaucoup d’autres. Le public ne croit aveuglément à aucune d’entre elles. Il reste parfois sceptique, aussi, devant ce que racontent les œuvres d’imagination. Mais n’entend-on pas souvent dire : « C’est là qu’habitait la Petite Dorritt, voici la maison de Sam Weller, voilà Bleak House » ? Ce qui montre bien que les lecteurs accordent plus de crédit à la littérature romanesque qu’à la plupart des autres récits. En ce cas, pourquoi Jules Verne n’aurait-il pas choisi le roman pour laisser son témoignage ? » (Lord Dunsany, « Encore un whiskey, monsieur Jokens ? », in Nos cousins éloignés, Néo, 1985. [cf. Claude Lengrand] ). Le petit canon du Saint-Michel I, qui n’était pas une arme de guerre contrairement à ce qu’écrit Margueritte Allotte de la Fuye pour accréditer la thèse que Jules Verne fut garde-côtes au Crotoy, fut perdu en mer le 1er août 1879 lors d’une promenade en canot sur la rade de Brest (Philippe Valetoux, Dans le sillage de Jules Verne… au Crotoy, plaquette établie au profit de la Société Nationale de Sauvetage en Mer, juillet, 2009). 103

Staline ordonna à Conrad Schlumberger d’aller prospecter du pétrole entre Irkoutsk et le lac Baïkal parce qu’il l’avait lu dans Michel Strogoff. Bien sûr, Schlumberger ne trouva rien (d’après Michel Serres, Revue Jules Verne n°13/14, p. 97).


Dictionnaire des personnes citées

par Jules Verne

Albaret Bernard Auguste (1824-1891) : Une Ville idéale. Ingénieur et inventeur français, né à Dax. Ancien élève des Arts et Métiers (1843), il devint ingénieur en chef aux chemins de fer espagnols et portugais puis, succéda au fondateur Duvoir à la tête d’une entreprise spécialisée dans le matériel de battage à Rantigny. On lui doit la construction de moissonneuses, de tracteurs, de faucheuses et l’invention de la première batteuse à céréales. La société produisit aussi des wagons de chemin de fer, du matériel automobile, des rouleaux compresseurs etc. et s’établit à Liancourt. [† Rantigny, Oise] Albret, duc d’ : Jédédias Jamet (I). Jules Verne écrit : « Il ne croyait pas aux cruautés du fameux duc d’Albret ». Il s’agit vraisemblablement du baron des Adrets (La Frette 1513-Id. 1587), célèbre chef de guerre, lieutenant dévoué et impitoyable du Prince de Condé, qui ravagea le Languedoc, le Forez, le Beaujolais etc. et terrorisa les campagnes du Dauphiné, en incendiant, violant, torturant et massacrant. Extrêmement cruel et sadique, ses propres alliés finirent par se retourner contre lui mais il parvint, de circonstances en circonstances, à finir sa vie dans son château natal. Alexander James Edward (1803-1885) : Aventures de Trois Russes et de Trois Anglais (I). Naturaliste et explorateur britannique, né à Powis (Clackmannanshire, Ecosse). Entré dans l’armée de la Compagnie des Indes Orientales en 1820, lieutenant (1823), il servit en Perse et dans les Balkans (1826-1829). Capitaine (1830) au Portugal, il fut chargé en 1834 par la Royal Geographical Society d’explorer l’Afrique Orientale à l’ouest de la Baie Delagoa. En 1836, il parcourut ainsi la rivière Orange et recueillit des spécimens botaniques. De 1841 à 1855, il servit au Canada et en Crimée. Colonel (1858), il joua un rôle important en 1877 dans le transfert des trois obélisques de Louksor à Londres. Il fut nommé


Chroniques verniennes

Général à titre honoraire en 1881. Une plante porte son nom : Catophractes alexandri. [† Ryde, île de Wight].

Alexandre François Dominique Amand (1797-1881) : Une Ville idéale. Médecin français, né à Amiens. Directeur de l’Académie d’Amiens (1855), professeur adjoint de pathologie interne à l’École préparatoire de médecine et de pharmacie d’Amiens, dont il devint titulaire en 1865, président de la Société médicale, il fit des études sur les dangers du tabac. [† Amiens] Alexandre le Grand (356-323 av. J-C) : Robur-le-Conquérant (X), Claudius Bombarnac (IX), Le Mariage de M. Anselme des Tilleuls, Un prêtre en 1839 (XXI), Paris au XXe siècle (X), La Maison à vapeur (1, XIII), L’Invasion de la mer (VIII), Kéraban-le-Têtu (2, X), L’Archipel en feu (III). Roi de Macédoine, né à Pella (Macédoine), fils de Philippe II et d’Olympias. Elève d’Aristote, il soumit la Grèce révoltée, se fit décerner à Corinthe le titre de chef des Grecs contre les Perses, et franchit l’Hellespont. Il vainquit les troupes de Darios III au Granique en 334 et à Issos, prit Tyr et l’Egypte. Il fonda Alexandrie, puis, passant l’Euphrate et le Tigre, remporta sur les Perses la victoire décisive d’Arbéles (331). Il s’empara de Babylone et de Suse, brûla Parsa (Persépolis) et atteignit l’Indus. Mais son armée étant épuisée, il revint à Babylone, tandis que Néarque ramenait la flotte par le Golfe Persique. À Babylone, il travailla à organiser sa conquête, en fondant en un seul peuple vainqueurs et vaincus ; mais l’Empire qu’il avait créé ne lui survécut pas et fut, aussitôt après sa mort à Babylone, partagé entre ses généraux.

105

Ali de Tebelen (v. 1744-1822) : L’Archipel en feu (III). Pacha de Ioannina (1788), né à Tebelen (auj. Tepelenë, Albanie). Fils du bey dépossédé de Tebelen, il reconquit les possessions de son père, se débarrassa de son frère et de sa mère, s’empara de l’Albanie et de l’Epire et se rendit célèbre par ses cruautés. Il réprima sévèrement la révolte des Souliotes et développa l’économie de la Roumélie. Toléré par le sultan ottoman jusqu’en 1819, celui-ci l’assiégea dans Ioannina où il périt égorgé.


Claude LEPAGNEZ

Le Verne est-il encore Vernal ? Quand Jules Verne a bonne presse ! La lecture de la presse, quelle que soit sa spécificité ou sa périodicité, se révèle une source, inépuisable, ou presque, pour mesurer l’impact, voire la popularité de Jules Verne, actuellement. En effet, à des occasions, parfois inattendues, le nom de Jules Verne apparaît, soit en pleine lumière et au premier plan, soit à l’arrière-plan, comme en filigrane. Par exemple, dans Le Monde, il s’agissait de constituer une collection d’instruments scientifiques, à usage éducatif, contemporains de Jules Verne. De même, dans un autre quotidien, Le Figaro, un documentariste américain, ayant travaillé sur le Titanic, avouait avoir contracté sa passion au contact de 20.000 lieues sous les mers. Simultanément, Le Courrier Picard, quotidien régional, apprenait à ses lecteurs que le Marché de Noël 2012 serait russe et vernien, en compagnie, notamment, de Michel Strogoff. En outre, dernièrement, j’ai eu plaisir à accueillir, dans les colonnes du semestriel Le Musicien Picard, que je codirige, avec quelques collègues des Fédérations de la Somme et de Picardie, un article sur une création musicale inspirée de Jules Verne, point de vue donné par un instrumentiste de société orphéonique. Enfin, tout dernièrement, encore dans Le Courrier Picard, au détour de ses pages dominicales, j’ai pu apercevoir Jules Verne, perché sur L’arbre des Dumas ! Plus de précisions ci-après. Du cabinet des antiques… La chronique parue dans le numéro précédent était déjà rédigée, quand mon attention fut attirée, dans le supplément « Science et techno » du Monde, en date du samedi 17 décembre dernier, par un


Chroniques verniennes

article intitulé « Dans les labos, des instruments de physique élevés au rang de patrimoine », sous la plume de Michel Labussière, correspondant en Dordogne. Il ne s’agissait pas moins que de protéger et valoriser les instruments scientifiques et techniques anciens, encore présents dans les collections des établissements relevant de l’Education nationale, et ce en quatre étapes : l’initiative d’un professeur dans un petit collège privé de Dordogne ; la création de l’Association de Sauvegarde et d’Etude des Instruments Scientifiques et Techniques de l’Enseignement (ASEISTE) ; la création, en 2007, d’une mission officielle sur le sujet ; le projet du premier Musée des instruments d’enseignement de la physique. 3.000 fiches ont, déjà, été mises en ligne, sur un site Internet, concernant 40 établissements, dont les lycées : Louis le Grand (Paris), Ampère (Lyon), Guez de Balzac (Angoulême/Charente), ainsi que ceux de Bourges (Cher) et Périgueux (Dordogne). Cet enseignement, d’abord de rayonnement modeste, connut son âge d’or de 1850 à 1900, quand cette discipline devint expérimentale, dès 1852 : nous sommes donc bien au cœur de l’époque vécue par Jules Verne.

107

Cette démarche est intéressante, dans la mesure où elle rejoint celle initiée par le « Mundaneum », de Mons (Wallonie/Belgique), au sein duquel une collection d’appareils scientifiques, à usage scolaire, a été réunie par les deux grands humanistes que sont : Paul Otlet (1868/1944) et Henri La Fontaine (1854/1943). Elle a servi de base, du 2 novembre 2010 au 22 janvier 2011, à une exposition ainsi titrée


Savoir rêver|savoirs rêvés, et présentée à l’Espace culturel Camille Claudel, Pôle Universitaire Cathédrale, à Amiens. Il reste à espérer que la récente opération, évoquée ici, soit officiellement associée au nom de Jules Verne, ce qui ne manquerait pas de créer une synergie inédite en la matière, car elle illustrerait, d’excellente manière, le dessein, bien connu, de l’auteur : « Résumer toutes les connaissance géographiques, géologiques, physiques, astronomiques, amassées par la science moderne, et refaire, sous la forme attrayante et pittoresque, qui lui est propre, l’Histoire de l’Univers. » Initiative à suivre… et à encourager ! … au « Titanic »… J’ai aussi trouvé, dans Le Figaro, du jeudi 22 décembre 2011 (supplément « Télévision & vous »), mon avant-dernière découverte de l’année. L’auteur d’un documentaire télévisuel sur le Titanic, Robert Duane Ballard confie avoir trouvé sa vocation en faisant de Vingt mille lieues sous les mers son livre de chevet. Jusqu’où la « vernitude » ne va-t-elle pas se cacher, parfois ? … via Amiens : son marché de Noël… Le 31 décembre, les Amiénois apprenaient, par la presse locale, Le Courrier Picard, en l’occurrence, rapportant les propos du maireadjoint aux animations, Jacques Goffinon, ce que serait le cru 2012. Axé sur la Russie, il n’en sera pas moins éminemment « vernien », avec, bien sûr, une évocation de Michel Strogoff. De plus, le fameux courrier du Tsar se trouvera en compagnie de nouveaux manèges, eux aussi inspirés par des romans de Jules Verne. Rendez vous l’an prochain ! … sa Maison de la Culture… Le Musicien Picard, organe officiel de la Fédération Musicale de la Somme, que j’ai l’honneur de codiriger, avec quelques collègues, revient, dans une pleine page (15) de son numéro 58, paru en juin, sur un concert, éminemment vernien, et ce, sous la plume de Sébastien Gaudefroy :


Chroniques verniennes

« L’ Orchestre d’Harmonie de Roye (OHR) a eu le privilège de travailler à la création d’un double concerto pour trombone, tuba et orchestre d’harmonie. Celui-ci, composé par Denis Leloup, tromboniste et jazzman de renom, est une pièce descriptive évoquant un discours prononcé par Jules Verne à l’Académie des Sciences, Belles Lettres et Arts d’Amiens, en 1875. Ce texte, sous le titre : « Une ville idéale : Amiens en l’an 2000 », nous fait voyager dans les rues amiénoises imaginées, remaniées et modernisées par le regard visionnaire de l’auteur. Dans l’esprit créatif de Denis Leloup, l’idée se compose comme suit : Un premier soliste, en la personne de François Thuillier, au tuba, incarnant musicalement Jules Verne. Un second soliste, incarnant un médecin que rencontre Jules Verne lors de son périple.Ce rôle est tenu au trombone par Denis Leloup lui-même. Ensuite, l’Orchestre d’Harmonie de Roye accompagne les deux artistes dans une succession d’images musicales. En effet, lorsque que la composition est signée Denis Leloup, on peut, sans crainte, parler d’images musicales. Dans cette œuvre, les solistes dialoguent entre eux, puis avec l’orchestre. Dans un autre passage, c’est un monologue explicite et virtuose qui est donné. Les interventions de l’orchestre sont composées pour que chacun soit soliste. Comment définir cette pièce ? Les superlatifs ne suffisent plus , mais osons : festive, descriptive, envoûtante, entraînante, novatrice… Bref, une œuvre qu’aurait plu imaginer le père de la sciencefiction. » Suit, dans une agréable et originale mise et page, le texte intégral de « Jules’s Dream » 109

… et son cirque Ce numéro était en train de se boucler quand j‘ai découvert, ce


dimanche 8 juillet, dans Le Courrier Picard, en page 39, une nouvelle inédite, qui évoque Jules Verne de manière originale. L’auteur en est Didier Daeninckx, né en 1949 à Saint Denis, qui s’inspire de faits divers et de scènes de la vie quotidienne, dans ses nombreux récits, au nombre d’une cinquantaine. Il a obtenu, pour cela, de nombreuses récompenses, dont le Prix Paul Féval, décerné par la Société des Gens de Lettres en 1994, et le Goncourt de la nouvelle, en 2012, donc, cette année même. Ce texte peut se lire de deux manières : l’une, chronologique, l’autre, linéaire, qui s’enchevêtrent savamment dans le cadre du récit. Pour le locuteur, il s’agit d’un certain Henry Bauër, qui se présente comme un demi-frère d’Alexandre Dumas fils, mais non reconnu par son père, le romancier, alors que l’autre, le dramaturge l’avait été. En fonction de son action au cours de la Commune de Paris, en 1871, il passe en conseil de guerre, qui le déporte en Nouvelle Calédonie, comme, hélas ! de nombreux autres. Ce qui ne l’empêche pas de devenir, plus tard, mais à une date indéterminée, un journaliste connu, au point de pouvoir couvrir l’Exposition Universelle de Paris, pour commémorer et célébrer le centenaire de la Révolution française. Dans ce cas d’analyse, Jules Verne, comme vous avez pu le constater, n’apparaît en aucune manière. Il n’en est pas de même dans l’écriture linéaire du récit. Le locuteur se trouve, en 1889, à l’Exposition Universelle, afin d’y effectuer des reportages. Mais, lassé de toutes ces festivités, il préfère accepter une invitation à Amiens, pour y écouter Jules Verne, en train d’inaugurer le Cirque d’Amiens. Mais, un accident ferroviaire, à Longueau, lui fait apercevoir le Général Céret, président du Conseil de guerre qui l’avait condamné. D’où une rétrospective de cet épisode dramatique. Le locuteur arrive donc trop tard pour l’allocution inaugurale. Et il repart, en train, le lendemain. Sans avoir revu ce fameux Général, d’où l’incertitude finale… Ou sa gare !... Donc deux fragments d’anthologie : Au début :


Chroniques verniennes

« C’est donc avec un certain soulagement que j’ai accepté l’invitation lancée par la municipalité d’Amiens et son écrivain d’élection, Jules Verne, de participer à l’inauguration du Cirque Municipal, place Longueville. » Et à la fin :

« La nuit était déjà bien avancée, et le Cirque inauguré, quand le convoi entra en gare picarde. Je pris une chambre à l’Hôtel des Voyageurs, pour repartir par le premier train du matin, après avoir acheté le Journal d’Amiens, où figurait le discours prononcé la veille par Jules Verne : " Si cela ne vous déplait pas, transportons nous par la pensée à travers le champ des visions et des rêves, où l’imagination se donne libre carrière… " » D’où la chute : « Je cherchai le Général Céret du regard, mais, il n’était pas du voyage. Il allait falloir continuer à vivre avec l’incertitude. » Bis repetita placent ! Je ne résiste pas au souhait de réitérer mon appel conclusif de la dernière livraison, en espérant qu’il sera entendu : L’esprit (ou l’instinct) vernal, tout en continuant d’explorer son champ d’investigation habituel, c’est-à-dire la galaxie Gutenberg, tel que développé ci-dessus, se doit aussi d’investir la galaxie Mac Luhan, celle des médias (radio, télévision, autres moyens audiovisuels), ainsi que l’univers des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC). C’est à ce prix que, grâce à des « vernologues » avertis, attentifs, curieux, et assidus, la veille documentaire vernienne pourra escompter de nombreux beaux jours devant elle et espérer, encore et toujours, des surprises inattendues, pour le plus grand bonheur des fervents admirateurs de Jules Verne

111

Si vous avez des pistes, n’hésitez pas à m’en faire part. Car c’est avec plaisir que je les insérerai dans cette chronique avec, bien sûr, la mention de votre participation personnelle. A bientôt, donc, dans ces colonnes désormais interactives !


Par Renoir Bachelier

Renoir BACHELIER « Introduction » de Jean-Luc Steinmetz Jules Verne, Voyages extraordinaires. Les Enfants du capitaine Grant. Vingt mille lieues sous les mers, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2012, pp. IX-LIV. Jules Verne entre dans la Pléiade ! La prestigieuse collection littéraire ouvre ses portes aux Voyages extraordinaires avec la volonté de leur donner une nouvelle légitimité. Se défiant que la « charité [soit la] clef »1 de cette parution, Jean-Luc Steinmetz2 y voit un « geste lourd de conséquences pour les destinées encore à venir de l’œuvre » (p. X) qui permettra à Verne de figurer au panthéon des auteurs « littéraires ». Il est vrai que le chemin de la reconnaissance semble bien long pour celui qui fut longtemps cantonné à la littérature pour la jeunesse. 1 Arthur Rimbaud, « Prologue », Une Saison en Enfer, édition Pierre Brunel, Paris, Livre de poche, p. 48. 2 Peu connu des spécialistes de l’œuvre de Verne, Jean-Luc Steinmetz a publié, à notre connaissance, au moins un article sur Verne (« La plus dangereuse figure de rhétorique », in François Raymond & Simone Vierne (dir.), Jules Verne et les sciences humaines, Paris, UGE, 1979, pp. 172-198). Poète et universitaire, il est l’auteur de nombreux travaux sur Rimbaud, Mallarmé ou Lautréamont (dont il a publié les Œuvres complètes dans la Bibliothèque de la Pléiade en 2009).


Zone cr i t i q u e Dans cette perspective, Jean-Luc Steinmetz entreprend au cours de son introduction de valoriser le « moi littéraire » (p. XXX) de Jules Verne. Et il y réussit à merveille. S’appuyant moins sur la critique vernienne de ces dernières décennies3 que sur les témoignages d’écrivains du XXe siècle (Jaccottet, Sartre, Perec, Proust, Butor, Jarry, Roussel), il donne une lecture personnelle et nourrie de Verne, à l’image de celle d’un Jean-Yves Tadié (Regarde de tous tes yeux, regarde !, Gallimard, 2005.) Après être revenu sur les différents romans parus jusqu’en 1874, J.-L. Steinmetz signale la « substance » des livres de Verne qui le distingue de la production contemporaine et tente d’isoler quelques-unes des spécificités de l’auteur : « Quoique écrits pour un âge déterminé, ses romans en dépassent largement les limites (la postérité le prouvera). De sorte que, au sein des bienheureuses lectures d’enfance, il occupe une place à part, la seule, pour ainsi dire, à marquer d’une durable empreinte nos souvenirs. En un mot, l’aventure qu’il narre et le style dont il use forment un univers fondateur, désormais ineffaçable. » (p. XXXII.) C’est à travers la combinaison d’un style passe-partout, permettant « d’assure[r] une communication optimale » (p. XXXVI), que Verne peut enchanter des générations de lecteurs. Ainsi, J.-L. Steinmetz remarque que « l’écart, chez Verne, se trouve dans le sujet du récit qui revendique l’exceptionnel, s’élève au dessus du commun, fait rêver. » et non dans les écarts de langue si chers aux écrivains « classiques »4. Contrairement à un Flaubert qui rêve d’un roman capable de tenir par la seule force de son style, l’écriture blanche, neutre de Jules Verne permet d’élargir le champ des lecteurs et révèle que « l’énigme », qui nous tient en haleine, « est ailleurs » (p. XXXVI). En effet :

4 Paul Claudel déclare que « Les grands écrivains n’ont jamais été faits pour subir la loi des grammairiens mais pour imposer la leur, et non pas seulement leur volonté, mais leur caprice. » (Positions et propositions, Paris, Gallimard, I, 84, 1928).

113

3 Celle-ci est mentionnée de manière plutôt complète dans la bibliographie générale située à la fin du tome 2, comprenant L’Île mystérieuse et Le Sphinx des glaces, pp. 1229-1237.


« Tout voyage imaginé par Verne programme – on le sait – une découverte ; le romancier ne se contente pas d’un vague fil du récit pour relier entre eux divers matériaux descriptif pris ailleurs et resservis selon les exigences d’une visée didactique à peine dissimulée. » (p. XXIX.) Ainsi, la « tension narrative5 » générée par le texte vernien trouve son origine dans les nombreux mystères qui parcourent ses romans : manuscrits à déchiffrer, hypothèses à vérifier, personnages mélancoliques du type Nemo. Nous pourrions même ajouter que cette « découverte » qui crée la curiosité du lecteur débouche sur un autre mystère dû aux fins souvent déceptives des romans : on ne marche pas sur la lune, pas plus qu’on ne voit le centre de la terre. Il y a là un désenchantement, comme le remarque Jean Delabroy6, qui laisse un goût « amer », celui de l’énigme non résolue. Mais ces mystères participent d’un jeu dont les règles (celle du vraisemblable notamment) garantissent le succès des romans de Verne. Le mythe se mêle à l’histoire, l’imagination aux rigueurs de la science, créant ainsi un monde secondaire (autrement qualifié, « univerne »), résolument fictif et profondément vraisemblable : « Nemo, individu fictif, acquiert l’intensité d’un être vrai. Verne lui accorde un brevet d’existence pour des siècles (il en ira de même pour Phileas Fogg ou Michel Strogoff). Avec lui, les Voyages extraordinaires entrent définitivement dans la zone du plus-que-réel. Désireux de montrer la variété des mondes, Verne offre là le monde supplémentaire de sa fiction. » (p. XXIV.) Cet univers, créé par Verne dès Cinq semaines en ballon, provoque une lecture « avide », « avec une envie renouvelée », sans « aucune lassitude » (p. XLVII). Ainsi, le lecteur qui reprend Verne loin de son adolescence se voit « échoi[r] une seconde jeunesse » (p. XXXV). À travers un éloge de l’effet Verne, J.-L. Steinmetz s’interroge sur 5 V. Raphaël Baroni, La Tension narrative : curiosité, suspense, surprise, Paris, Seuil, 2007. 6 Jean Delabroy, « Jules Verne, ou le procès de l’aventure et de son livre », in Roger Bellet (dir.), L’Aventure dans la littérature populaire au XIXe siècle, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1985, pp. 127-137.


Zone cr i t i q u e les raisons d’une telle emprise et avance plusieurs explications. Outre les facilités dues à l’écriture (« Son très inattendu génie combine l’extraordinaire du récit […] et la neutralité singulière d’un style dépourvu des marques traditionnelles qui en relèveraient exagérément la teneur. » p. XXXV), Verne innove en introduisant à sa façon la science au texte littéraire7 mais également en se faisant l’écho de la modernité à travers la polyphonie (reporters, notices encyclopédiques, etc.), chère à Daniel Compère8. Tous ces éléments créent une littérarité spécifique au texte vernien et dont l’intertextualité constitue le « tissu placentaire qui dans ses livres ne fait pas dépôt, mais connaît une existence fertile, malgré le cliché qui guette. » (p. XLIII). Bien que contestant l’idée qu’il y aurait une « méthode » Verne (p. XL), J.-L. Steinmetz est conscient que le contrat passé avec Hetzel, l’appellant à « récidiver » la formule de Cinq semaines en ballon, suppose une résurgence de thèmes et structures narratives, d’une matrice opérationnelle et sûre : « Sur un canevas soigneusement établi, avec des moyens narratifs qui traduisent son ingéniosité plus que son excellence, il a forgé, pièce après pièce, en profitant d’une belle opportunité à laquelle il sut adapter son intelligence, une forme de roman ultra-lisible, dépourvu en apparence d’attraits complexes. Il a organisé une règle du jeu très vite assimilable et que, pour notre plaisir, nous n’avons nulle envie de remettre en cause. Au-delà des conditions qui lui furent imposées, il en a construit d’autres, ouvertement formelles, auxquelles il a su prêter vie et qui, coïncidant plus tard avec l’évolution de la littérature, sont apparues comme fondatrices à l’heure où triomphait la passion structurale. Avec une certaine innocence (non dépourvue du sens très fort de la séduction qu’il exerçait), il a conçu des ensembles fonctionnels auxquels il a transmis une énergie agrémentée, au besoin, d’humour. […] Les péripéties refusent le simple rocambolesque ; les affects sont mis à bonne

8 Voir Daniel Compère, Jules Verne. Parcours d’une œuvre, Amiens, Encrage, 2005, p. 73 et sq.

115

7 Voir par exemple Jacques Noiray, « L’inscription de la science dans le texte littéraire : l’exemple de Vingt mille lieues sous les mers », in Christophe Reffait & Alain Schaffner (dir.), Jules Verne ou les inventions romanesques, Amiens, Encrage université & CERR, « Romanesques », Hors-Série, 2007, pp. 29-50.


distance, la psychologie évincée au profit du tempérament et des forces expressives. » (p. XLVII.) Dans cette brillante synthèse des différentes pistes de réflexion sur l’œuvre de Jules Verne, J.-L. Steinmetz évoque encore la relation avec Hetzel en soulignant la nécessité d’équilibrer sa perception, la lecture vernienne d’Edgar Poe, les contraintes de Jules Verne (« Pas de psychologie. Pas de sexe. », p. XVIII), les enjeux psychocritique et analytique de son œuvre, la politisation de sa réception ou encore son écriture totalisante. Avec la plume de poète que nous lui connaissons, J.-L. Steinmetz mentionne à de nombreuses reprises l’attractivité du roman de Verne en soulignant sa dimension plastique (« son œuvre étant […] cette conjugaison de lignes imprimées et de gravures insérées là comme pour attester la vérité du texte. », p. X) voire cinématographique : « Le lecteur pénètre dans une aire de fascination que tout artifice littéraire plus visible rendrait inopérante. À l’avance, il entre là dans une salle de cinéma et s’abandonne au mystère. Il est tout entier à l’écran de la page. » (p. XLII.) Le lecteur, séduit par la diversité du personnel romanesque et par les qualités narratives du conteur, participe à un jeu maîtrisé de bout en bout par un auteur au moi littéraire aussi ingénieux que soucieux d’affirmer son indépendance. Le « spectacle » de l’œuvre, assuré notamment par ses nombreuses réminiscences dramaturgiques, provoque chez le lecteur une « gratitude infinie » (p. XXXV). Espérons que cette initiative de la Pléiade permettra à d’autres Voyages extraordinaires d’être imprimés sur papier bible. Si le choix de placer la trilogie Les Enfants du Capitaine Grant (édité par Jacques-Rémi Dahan), Vingt mille lieues sous les mers (Henri Scepi) et L’Île mystérieuse (Marie-Hélène Huet) trouve son explication dans le retour des personnages, celui de publier Le Sphinx des glaces dans la volonté de célébrer les réminiscences poesques, chères à Jean-Pierre Picot, d’autres (tous ?) des romans phares doivent à présent trouver leur place dans la collection.

eee

fgg


rs r e i u t m é u a m é R t e ts eanche de 10h à 18h 60 ru r a s e d Musée Ouvert du maordctui arnuedleimjeudi jusqu’à 21h30

Paris

N

www.arts-et-metiers.net

ault e Fouc Pendule d à 12h et 17h jours on tous les ti a tr s n o m dé h45 s jours à 14 le s u to e é s rale du mu Visite géné

© Gaël Kerbaol/Musée des arts et métiers-Cnam


CENTRE INTERNATIONAL JULES VERNE 7, rue Duthoit 80 000 Amiens Tél. : 03 22 45 37 84 Fax : 03 22 45 32 96

géo-localisation : 49°53'23"N 2°17'57"E

Conseil d'administration (mars 2012) Alexandre Tarrieu Samuel Savreux Piero Gondolo della Riva Bernard Nemitz Paul Personne Bertrand Cuvelier Patrice Soulier Philippe Blondeau

www.jules-verne.net

Président Vice-Président Vice-Président Vice-Président Vice-Président & trésorier Trésorier adjoint Secrétaire général Secrétaire adjoint


Membres administrateurs :

Renoir Bachelier, Alain Braut, Jacques Davy, Jean-Paul Dekiss, Gilbert Desmée, Denis Dormoy, Pierre Gévart, Arnaud Huftier, Claude Lepagnez, Marie-Françoise MelmouxMontaubin, Ariel Pérez, Jean-Pierre Picot, Philippe Sturbelle.

Direction :

Délégué général - Marc Sayous Assistante - Véronique Simard

marc.sayous@jules-verne.net v.simard@jules-verne.net

www.revuejulesverne.com


merciement e r sa s ux no GELIER N c A   s i a ve Franço Jean ER AL

ur te

A

u

ELI s BE LAY que OU ACH c Z B a J r A i o ard  RT Ren UD Gér AYA IS E B B e L RGA I r r U O A e i B B D   ph  P ON ippe Jose Phil ier B AUD v i C l RG N O IA iel ri BA BOU ARC E NET Dan L E G   E B Hen   o H t k N t i I c C AN i r  B OL nn an ERM HE Luis eC risti ie-A T M r u h A a q M C i I C M in -T SSIS RTI EHS ppe AU ERE Dom  CU o BO R Phili MP er D Y ENE e i n k T r l O N u I a o N r C B V O FF -M ile IVER r U-FO ue CO BUT Jean RAY Céc DER PEA hel  B q i s c C E i i M n ) E i Pete M N m HA is D E(† nço o N g a C R r   D D é E O F e R R T P n ini UA C EN OM  CO Alai IN Virg  ELO OUS naïs RLIA GU LAM urice C e E A A C d   M l u L D   he Cla  DE Ma  FEL line RAT ierre Mic Jean ouis  Cé SSE in-P UY L ERE a O P l n P S R C A U a E IS M e  Je K el D RNI CO nett DEK Jean SZE Lion AGO rre GA son aul  A R A P B m A V a n S I e U S  F Pi Jea UPA ajnalka f CZ LA R D AO in D DEL szto EKE   R H y a l A z U O LAU r A K K O (†) NS OL UIL M A  DE S   D REL e G V S A i   N E r A e 'A   i a . M T O r I H B U M ur  Lau FRE Zvi O G ier D Arth do DE  PIER  (†)  NE Oliv Y R T  Q l Z E a C U AYA RA N-V HA RHA Ron H E G   O   O T L c n T NIN IL ES l G Eri Julie GU e JA AUL Gabrie D l n B i L ë t E s a H i h FR ARO Chr CK Mic VITC ON ter H COB e KE R URE e h GIT E I P p O L to IL JA l G LD hris GU ois  Pau ent RPO an-C ER ranç c e F A J n i H V y N ER RT Terr UCH LIVI  IVA e O O J r   r  K y e n Pi ard Fan Bern

s


d

TH UE RAU  K AY d ARG r F a E h A LE L L n   r e r t e t URI ie B e ALA Did Col M PAUL AUJean CHE E T O T R GALDOSH EZ CE LA ENE A ent  AGN ès MAR M r   P s o E l e w N F ill gn e L dre G d ATY A n u A l P • A Cla R che T i E A M ETEL AN RZOUKI MOTT e P A ud o M MA a e l n   u u R(†) liq Br RSENN EZ C é ssam I g O   n A ER Erik RVOYEU HLIK OT  l P R ARG Arie  POU Jan RYC M rt OLLIE   e l  NEVEU UGE he sM AUNE Rob Jean -Mic ean-Yve ICHÉ uel SAD EAU EDA OT R P Jean   J   C e e I l R eP Sam ASONI Mireil Pierr -Pierr LITE es N SAUZE MAN R qu er  ean OSSI i J IE v A R ac i   R -J is Ol UM CHUL RET Jean Jack -Lou  PA rS aul ves ete P Y ENNE P n R  SUD R REVEL BIN Jea nce NTU se P RDT O A ure A R S a érè RGE   L y h ian rr ie-T R hie rist E ar HEINH I T UDSO h L IO M A C  SC IS BEL SOU ie THEB ippe hil IEN T-BR CO ice P r B A t ar IN a S O A M P R UX  R RE e S de  INE C SSA ar T l V agu A les  i VES l z i A P V A n   G ia ier  SC Go SISOVI rian T Mar RNE elle or B  Did R Isab X Dav e VIE E I U L IEU on L O I R m T i ES T S R e  TT LE  TAR ud SER CO R  VA dre Cla hel DJA ppe i xan WOL l A e i   l Mic L h n A T SON N P IDA MP Norma ZANO O iel V H n HO J e a I T C n   A U  D Irè Ian s W n TR  Kee Lilia YON IES e R d  de V an-Clau Je Garmt

e

la

depuis vue re

199 6



Remerciements

Le Centre international Jules Verne reçoit de précieux soutiens pour réaliser ses différentes missions culturelles. Nous tenons à remercier chaleureusement, pour leur fidélité et leur bienveillance, les partenaires qui nous accompagnent tout au long de l'année et qui contribuent durablement à nos travaux. Sans eux, cette publication ne pourrait voir le jour :

•Amiens Métropole •Le Conseil régional de Picardie •La Direction régionale des affaires culturelles de Picardie •Le Centre National des Lettres et bien sûr les adhérents du centre.

Nos remerciements à Séverine Montigny, Directrice des Bibliothèques d’Amiens Métropole et à Bernard Sinoquet, Responsable de la Collection Jules Verne des Bibliothèques d’Amiens Métropole et de la Maison de Jules Verne. Marc Sayous remercie Vannina Olivesi, Archibald Dekiss, Parmis Parki et Ariel Pérez pour leurs contributions à ce numéro. Les entretiens entre Régis Debray et Jean-Paul Dekiss ont été enregistrés le 20 mars 2012 par Le Sémaphore production au sein de la Maison Jules Verne avec l’aimable autorisation d’Amiens Métropole. Des extraits seront en ligne sur le site de la revue :

e.com

www.revuejulesvern


Crédits photographiques En couverture : Calligraphie, Laurent Pflughaupt - Droits réservés.

69 Radio portable dans un chapeau de paille, Nationaal Archief/Spaarnestad, 1931.

5 & 6 La Tour de la Maison Verne et Régis Debray par Marc Sayous.

70 Une Ville flottante, Jules Verne, ill. Jules Férat, grav. Pannemaker et Hildibrand, Cijv.

8 Le Tour du Monde en 80 jours, Jules Verne, ill. De Neuville & L. Benett, CIJV. 10 à 16 Visite de la Maison de Verne, par Marc Sayous et Photogrammes, par Archibald Dekiss. 17 Cinq semaines en ballon, Jules Verne, ill. Édouard Riou & Henri de Montaut, CIJV.

75 De la Terre à la Lune, Jules Verne, ill. Henri de Montaut, Cijv. 76 & 85 Maison Verne, Marc Sayous, 2012. 86-87 Sombrero Galaxy, NASA Hubble Space Telescope Collection.

18 Le Testament d’un excentrique, Jules Verne, ill. George Roux, Cijv.

88 - 89 Extrait d’un des tableaux réalisés par Laurent Pflughaupt pour la couverture de ce numéro, photographie de l’artiste.

25 L’Île mystérieuse, Jules Verne, ill. Jules Férat, Grav. Charles Barbant, Cijv.

90 Jókai Mór, Korabeli litográfia.

26 Les Éléments, par Marc Sayous.

92 Vladimir A. Obruchev, timbre émis le 10 octobre1963, Почта СССР.

31 De la Terre à la Lune, Jules Verne, ill. Henri de Montaut, Cijv.

94 Le monde perdu d’A. C. Doyle.

32 Prodromus Astronomia, volume III : Firmamentum Sobiescianum, sive Uranographia, table QQ : Orion, Johannes Hevelius, 1690. 37 Vingt mille lieues sous les mers, Jules Verne, ill. Alphonse de Neuville & Édouard Riou, Cijv. 38 Régis Debray, Archibald Dekiss. 40 La Mosquée Sepahsalar, Téhéran, juillet 2012 par Parmis Parki. 41 La Tour de la Maison Jules Verne, Cijv. 44-45 Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle, Eugène Viollet-le-Duc, sélection d’illustrations,1856. 46 Identité chrétienne, Marc Sayous, 2007. 52 Vingt mille lieues sous les mers, op. cit. 53 Père Lachaise, Marc Sayous, 2007. 54 Mausolée de Lénine, coll. part. 60-61 Plans du Titanic, The shipbuilder, 1911. 62 Radio-Electronics, vol. 20, n° 9, 1949. 64 Bertha Benz et ses fils, auteur inconnu, 1888.

97 Sculpture et photographie par Marc Sayous, 1997 et 2012. 98 Le Bal Jules Verne, affichette pour la salle Bullier, coll. Philippe Burgaud. 100 Le Bal Bullier, coll.Philippe Burgaud. 101 Salle du bal du « Bal Bullier » à Paris, auteur inconnu. 102-103 Bureau de Jules Verne, Maison de Jules Verne à Amiens, Marc Sayous. 104-105 Plaque de la Sociëtat der studentenvereniging Phileas Fogg, par Alexandre Tarrieu. 106 Le Testament d’un excentrique, Jules Verne, ill. George Roux, Cijv. 107 Sans dessus dessous, Jules Verne, ill. George Roux, Cijv. 112 Les ouvrages de la Pléiade, (avec l’aimable autorisation des Éditions Gallimard) par Marc Sayous, 2012. 118-119 La Lune, 15 janvier 1999, European Southern Observatory (ESO). 122 123 La Mosquée Nasir al-Mulk, Shiraz, juillet 2012 par Parmis Parki. 125 Rolleicord, par Marc Sayous, 2012. 127 Revues JV, par Marc Sayous, 2012.


se développe

Le Centre international Jules Verne

Adhérez Aidez Bénévolez Participez Contribuez 03 22 45 37 84


Revue Jules Verne éditions du

Centre international Jules Verne

mers éant des G ent 1 e et l’arg rn e V s le éconnu Ju bre et m 2 lè é c in a v Un écri ntaire? 3 r ou séde u e g a y o V 4 L’or noque 5 tique Oré a m ig n ’É L é 6 e et la cit rn e V s le Ju mages 7 siècle d’i e m è ti g Un vin inin 8 e au fém rn e V s le cq Ju 9 Julien Gra c e v a n e Entreti esse 10 e de jeun tr â é th e L on 11 ’une mais ’est-ce qu u Q 12 ? d’écrivain erres Michel S c e v a n e nis Entreti 13|14 les Etats-U t e e rn e Jules V ce 15 de l’espa s e ir o it rr Les Te zy 16 r Estérha les pôles te t e e P e t e rn r e Jules V hel Buto 17 avec Mic n o ti a rs Conve erne 18 ial Jules V d n o M 19|20 nomique ciel astro e L 21 les Verne année Ju , 5 0 0 2 ue 22|23 t la musiq e e rn e V Jules 24 n drame critique science e a L e, édition n g 25 li n e e Jules Vern ie 26 t la poés s Verne e le Ju 27 table s Verne à le Ju rial 28 u Canada ène édito a m e o n rn é e h V p Jules er : un 29 à l’étrang s e g a y o enevois Les V orloger g h , s 30 u ri a h ac Maître Z 31 e l’autre biograph n ’u D entation 32 la représ e d s rt A Les fluence 33|34 ns sous in is Debray o ti a rs e v Rég Con 35 l Dekiss Jean-Pau


t

La Revue

ne es r e V s e Jul ns o i t i d ĂŠ aux

e en vent du

nal o i at n inter e tr n e C rne e V s e l Ju comma s e t u o Pour t dons* s o v r ou pou 4

ndes

8 7 3 com 5 . e 4 n r 2 e 2 v s e 3 0 vuejul re

des@ n a m m o c al ternation Centre in e L * lucratif Ă but non

est une les Verne

n

associatio

Ju

m

www

.co e n r e v s e l .revueju


R e v u e

Ju l e

V

s|

e

35

r !

n 36

>

à

rt o

v à ie, la m

la

à

su

iv r

e…

e - Achevé d'imprimer en août 2012 par l'imprimerie Pulsio Paris & Sofia




Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.