Revue Jules Verne n° 37 | Patrice Soulier

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Patrice SOULIER

P.-J. Hetzel : éditeur par excellence – Revue Jules Verne n° 37

Sur les contes de fées

La Préface de P. -J. Stahl à l’édition Hetzel des Contes de Perrault : prélude à l’invention de la politique éditoriale et de l’extraordinaire des Voyages.

S

Il décrit en ces termes élogieux les Contes de Perrault, édités par Hetzel pour les étrennes 1861. Ouvrage magnifique, illustré par l’immense Gustave Doré, il s’agit d’une édition de luxe au format in-4, à la couverture rouge et or, qui fait date dans l’histoire des éditions de Perrault. Or, pour les études verniennes, l’année de parution de cette édition n’est pas anodine : à la veille de 1862, l’année de la rencontre entre Hetzel et Verne autour du manuscrit de ce qui deviendra, en 1863, Cinq semaines en ballon, le premier des Voyages Extraordinaires2.

1 Article paru dans le Constitutionnel, le 23 décembre 1861. 2 Même si au départ, ils ne portent pas ce titre générique. 3 Hetzel, le bon génie des livres, Le Serpent à plumes, Collection Essais/Documents, 2005, p. 179 à 182.

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Cette édition est précédée d’une préface de la main d’Hetzel, sous son pseudonyme d’écrivain, intitulée Sur les contes de fée, et dont Jean-Paul Gourévitch a démontré qu’elle s’inscrivait dans ce qu’on nomme la « Querelle des contes de fées3 ». Ce n’est pourtant pas ce point qui retiendra, ici, notre attention.

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ainte-Beuve ne s’y trompe pas : « (…) voici une édition nouvelle qui laisse bien loin en arrière toutes les autres ; elle est unique, elle est monumentale ; ce sont des étrennes de roi. Chaque enfant est-il devenu un Dauphin de France ? — Oui, au jour de l’an, chaque famille a le sien. Je ne sais par quel bout m’y prendre, en vérité, pour louer cette merveilleuse édition qui a la palme sur toutes les autres et qui la gardera probablement.1 »


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La présence d’une telle préface, d’un tel texte théorique qui prend position sur la littérature à destination de la jeunesse et sur la question du merveilleux, donne à voir la pensée de l’éditeur quelques mois seulement avant la rencontre avec le manuscrit de Verne. Davantage, cette préface et l’ouvrage tout entier, se révèlent programmatiques de la politique éditoriale à venir et, plus précisément, de celle qui présidera, les trois années suivantes, à l’élaboration et l’édition des Voyages Extraordinaires et du Magasin d’Education et de Récréation. Cinq points étayent cette thèse : l’objet-livre, la question du destinataire, l’intervention offensive de l’éditeur, la dimension pédagogique qui associe déjà éducation et récréation et la redéfinition d’un merveilleux naturel et scientifique – celui à l’œuvre dans les Voyages. Ce texte semble bien prouver, comme le pense Mastaka Ishibashi, que les Voyages extraordinaires sont bien une œuvre à quatre mains. Structure de la préface de Stahl-Hetzel Afin de bien saisir les enjeux de ce texte, il convient – avant de développer les cinq points présentés ci-dessus – d’en présenter rapidement la structure. Le texte d’Hetzel se compose de quatre parties inégales dont les trois premières rapportent des anecdotes qui mettent en scène des enfants et des adultes et qui servent d’exemples argumentatifs à la thèse de l’éditeur-auteur : le merveilleux est inoffensif et nécessaire pour les enfants. La première, la plus longue, aborde le thème du merveilleux et la défiance positiviste face aux contes de fées. Elle rapporte trois anecdotes que nous nommerons : les grillons de la boulangerie, la bosse guérie du petit Jules ainsi que la petite Thècle et la galette du Petit Chaperon Rouge. Elle contient deux illustrations destinées à illustrer le Petit Chaperon Rouge4. La deuxième, qui traite du merveilleux comme source d’étonnement et d’amusement, rapporte deux autres anecdotes du même type : Marie et l’éclipse 4 Ces deux illustrations extrêmement célèbres sont celles du Loup qui s’apprête à dévorer la Mère-Grand et du Petit chaperon rouge dans le lit de la Mère-Grand avec le Loup.


puis Georges et les pommes frites. Elle contient également une illustration destinée au Petit Poucet5. La troisième justifie le choix éditorial et met en scène l’anecdote du petit Paul et de la montre. La dernière pose la question de la dimension pédagogique des contes et propose une notice sur Perrault et son œuvre.

Extérieurement, il annonce clairement les cartonnages des Voyages ; la couverture rouge et or, les cartouches dans lesquels apparaissent quelques éléments symboliques des récits, la place de l’éditeur associé étroitement à l’auteur et à l’illustrateur8, tout est en germe dès la couverture de percaline. Intérieurement, il contient 41 compositions de Doré qui utilisent les dernières techniques de gravure, dont 40 sont en pleine page et qui annoncent, à l’évidence, l’importance des illustrations au sein des romans verniens. 5 Elle représente l’Ogre et sa femme. L’Ogre est assis avec des reliefs de repas carnassier sur la table, à ses côtés. 6 p. 179, op. cit. 7 Le prix original est de 60 francs ! Pour comparaison, le salaire journalier d’un ouvrier en 1862 est approximativement de deux francs : le livre équivaut donc à un mois de salaire d’un ouvrier.

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8 Les noms de l’éditeur et de l’auteur sont associés sur toutes les parties de la couverture : sur la première, la quatrième et sur le dos, où est indiqué Préface de P. J. STAHL en plus de Collection Hetzel ! On distingue clairement dans les cartouches la quenouille de la Belle au Bois Dormant, l’épée et la clé qui évoque la BarbeBleue, le couteau de l’ogre du Petit-Poucet…

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L’objet-livre, un cartonnage avant l’heure Afin de réaliser cet ouvrage, véritable opération marketing philosophique et littéraire selon les mots de J. P. Gourévitch6, Hetzel ne lésine pas. L’objet, réellement « magnifique », est destiné à la bourgeoisie et sera un succès de librairie malgré son prix quasiment prohibitif7.


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Hetzel a parfaitement conscience du pari éditorial que représente cet ouvrage. Dans la troisième partie de la préface, il écrit : « L’édition des contes, à laquelle ces notes vont servir de préface, cette extraordinaire édition va coûter beaucoup d’argent… Aussi cher que la représentation d’un ballet à l’opéra, qu’un joujou moyen de chez Giroux ou de chez Tempier, qu’une boîte à bonbons de chez Boissier, qu’une fleur artificielle d’un prix modéré, que la fumée, enfin, de quelques cigares de choix.9 » Davantage, il écrit de l’ouvrage qu’il est une énormité apparente, un très-grand livre très-cher, pour les petits enfants plus encore un monument élevé à la gloire de Perrault. La politique du beau livre, du livre de prix, la qualité des illustrations, la beauté du cartonnage, tout ce qui fera le succès des Voyages est déjà en place. La question du destinataire : un livre pour les « petits-enfants » ? Cette édition est destinée aux enfants mais, à l’évidence, elle l’est aussi aux parents. Les frontispices de l’édition originale de 1697 et de l’édition Hetzel proposent exactement la même scène : une grand-mère, la fameuse mère l’Oye, lit les contes à un public enfantin. Or, si les auditeurs sont uniquement des enfants dans l’édition originale, on remarque que, dans l’édition Hetzel, la mère écoute avec autant d’attention la lecture de la grand-mère que les enfants – si passionnés qu’ils en ont délaissé leurs jouets. De même, lorsqu’il évoque le prix de l’ouvrage, comme nous 9 Les Contes de Perrault, dessins par Gustave Doré, Hetzel, 1862, Sur les contes de fées, p. XIX.


l’avons vu plus haut, Hetzel propose une comparaison qui encadre les objets à destination des enfants – jouets et bonbons – entre d’autres clairement destinés, eux, aux adultes – une place à l’Opéra, des cigares.

De plus, les anecdotes qu’Hetzel rapporte dans cette préface, anecdotes qui servent son argumentation, mettent toutes en scène un échange entre adulte et enfant. Cette préface s’adresse, en réalité, clairement aux adultes et, plus précisément, aux mères comme le montre l’usage dans la citation qui précède de l’appellatif affectif maman pour les mères, en concurrence avec le substantif dénoté pères. Ce que confirme l’adresse explicite à la chère lectrice quelques pages plus loin. Les illustrations, enfin, jouent plaisamment avec ce double destinataire, Doré insérant dans ses dessins des détails explicitement orientés en direction des adultes : la caricature de l’empereur au bal de Cendrillon, personnage immense et filiforme qui dépasse tous les autres ; les multiples connotations érotiques dans la scène du bain de Peau d’Âne11… 11 Sur cette illustration, Peau-d’Âne en baigneuse est entourée de signes fortement connotés : les ombres des moutons se transforment en voyeur, les nœuds sur les troncs d’un arbre ont des formes plus que suggestives, toutes les ramures sont étrangement dressées vers le ciel…

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10 Ibid., p. XX.

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Le discours se fait plus explicite encore trois paragraphes plus loin : « Il (l’éditeur) s’est dit que les pères et les mamans ne seraient pas fâchés de revoir et de relire, dans une forme saisissante et enfin digne d’eux, les contes aimés de leur enfance.10 »


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Ce double destinataire clairement revendiqué, ici, par Hetzel est bien celui des Voyages. Il s’agit de construire un livre familial, présage de ce qu’écrira l’éditeur en ouverture du premier numéro du Magasin d’Education et de Récréation : « Il s’agit pour nous de constituer un enseignement de famille dans le vrai sens du mot, un enseignement sérieux et attrayant à la fois, qui plaise aux parents et profite aux enfants. (…) Il fallait choisir enfin : ou faire une publication à l’usage des seuls bébés, ou parler et pour eux et pour les jeunes gens et les jeunes filles, et par suite, que les parents nous permettent de le dire, pour les jeunes pères et les jeunes mères aussi.12 » L’intervention offensive de l’éditeur sur le texte La consultation de la table des matières montre qu’Hetzel n’a pas édité tous les contes : on constate, en effet, la disparition de deux des trois contes en vers, Grisélidis et Les Souhaits Ridicules. Quant au troisième, Peau d’Âne, il est bien présent dans l’édition Hetzel mais sous une forme en prose datant du XVIIIe et qui n’est pas de la main de Perrault. Une autre modification de taille apparaît à la lecture des contes : Hetzel en a fait disparaître toutes les morales. Appropriation de l’œuvre par l’éditeur qui trouve son sommet dans l’illustration de la page titre : On peut y distinguer, à cheval sur le volume des Contes, les personnages de Perrault : une fée, la Barbe-Bleue – ou l’ogre – Riquet à la houppe, le Chat Botté, le Petit Chaperon Rouge et le Petit Poucet. Mais, la couverture du volume porte un monogramme où s’entrelacent les initiales, non de Perrault, mais d’Hetzel. Cette édition prend une autonomie par rapport au texte original et la formule Les Contes de Perrault devient le titre générique d’un ouvrage dont l’auteur est, à l’évidence, Hetzel. Cela est particulièrement remarquable si l’on s’arrête aux trois illustrations qui accompagnent le texte du préfacier : elles étaient 12 A nos lecteurs, Premier numéro du Magasin d’Education et de Récréation, 1864, p. 1 et 3.


Cet interventionnisme offensif est caractéristique du rapport qui liera Hetzel et Verne : il suffit pour s’en convaincre de lire les lettres d’Hetzel sur le manuscrit de Paris au vingtième siècle ou sur le tour à donner aux illustrations de Mathias Sandorf14. 13 Ainsi l’illustration qui montre le Petit Chaperon Rouge dans le lit avec le loup déguisé en Mère-Grand s’accompagne de la légende suivante : « Le Chaperon rouge fut bien étonné de voir comment sa grand’mère était faite en son déshabillé (Histoire de la galette du petit Chaperon Rouge) »; la deuxième qui représente le loup à l’assaut du lit de la Mère-Grand : « Cela n’empêche qu’avec ses grandes dents il avait mangé la bonne grand’mère (Histoire de la galette du Petit chaperon Rouge) » ; enfin, la dernière qui met en scène l’ogre et sa femme : « Les fées ont endormi dans leurs sourires plus d’enfants que les grotesques yeux des ogres n’en ont tenu éveillés ». Toutes ces légendes correspondent à des extraits de la préface.

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14 Olivier Dumas, Piero Gondolo della Riva et Volker Dehs, Correspondance inédite de Jules Verne et de Pierre-Jules Hetzel, Tome I et III, Genève, Slatkine, Lettres 6 et 603 d’Hetzel à Verne datées de fin décembre 1863-début 1864 et du 20 septembre 1884.

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originellement destinées à deux contes du recueil – Le Petit Chaperon Rouge et Le Petit Poucet –, pourtant les légendes qui les accompagnent sont tirées du discours préfaciel d’Hetzel13 .


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La dimension pédagogique : éducation et récréation La dernière partie du texte préfaciel aborde la dimension pédagogique, en particulier la question de la morale. « Tout ce qui amuse l’enfant sans lui nuire, livre ou jouet, dites-vous bien que c’est moral. La joie, la gaieté, l’éclat de rire, sont la santé de l’esprit des enfants. Tout ce qui entretient cette santé : la balle et le cerceau, la trompette elle-même et le terrible tambour (…) tout cela fait partie essentielle de la morale enfantine.15 » Hetzel dénonce ainsi les livres de plomb, à la morale de cent kilogrammes16. Il en prône une légère aimable et gaie comme [les enfants]. Surtout, il développe l’idée que l’enfant ne saisit que ce qui est de son âge lorsqu’il écrit que la morale ne doit grandir qu’à mesure qu’ils grandissent, et s’élever qu’à mesure qu’ils s’élèvent. Ainsi, point besoin de dévoiler, par exemple, la dimension sexuelle du Petit Chaperon Rouge que la morale de Perrault rend explicite : la suppression des morales n’a donc rien d’un caprice d’éditeur mais elle répond à un choix réfléchi et purement pédagogique. Mais l’éditeur développe surtout l’idée que seul ce qui amuse l’enfant va le marquer durablement : « Oui tout ce qui fait rire et sourire ces petits êtres est pour eux le commencement de la sagesse.17 » Hetzel, dans une grande tradition héritée de l’humanisme de la Renaissance, associe exercice du corps et de l’esprit : « Vous tous qui faites courir et jouer vos enfants, ne mettez pas plus leur cerveau à l’attache que leur cher petits corps.18 » Le manque de sérieux, tant reproché aux contes, est selon Hetzel contrebalancé par la postérité de Perrault et l’argument porte : 15 op. cit., p. XXII et XXIII. 16 op. cit., p. XXII. 17 op. cit., p. XXIII. 18 ibid.


« Il se peut qu’il se rencontre dans l’univers civilisé des gens qui ignorent les noms fameux de César, de Mahomet et de Napoléon. Il n’en est pas qui ignorent les noms plus fameux encore du Petit Chaperon Rouge, de Cendrillon ou du ChatBotté. Le lecteur le plus attentif a laissé tomber de sa mémoire les trois quarts des livres qu’il a lus ; le plus distrait n’a pas oublié Barbe-Bleue.19 » Il brosse un portrait élogieux de Perrault, qui a eu, écrit-il, l’heureuse fortune de se faire lire par l’enfance20, et le met au rang des auteurs de premier plan Homère, Virgile, Corneille, Shakespeare et Victor Hugo, auteurs dont il prétend qu’il partent du réel, de l’Histoire pour construire une œuvre universelle21. La réussite de ces contes, il la considère supérieure à Tristram Shandy et Gulliver, considérant que toute œuvre de l’esprit doit être courte22, pour mieux frapper.

« L’instructif doit se présenter sous une forme qui provoque l’intérêt : sans cela il rebute et dégoûte de l’instruction, l’amusant doit cacher une réalité morale, c’est-à-dire utile.23 » Comment ne pas songer aux Voyages dans lesquels le pédagogique est intégré au récit, tel le calcul de la hauteur de la falaise, par l’ingénieur Cyrus Smith, grâce à la technique du gnomon dans l’Ile Mystérieuse ? Hetzel pose les bases de cet émaillage pédagogique à l’œuvre dans les romans verniens et qu’il célèbrera dans la préface d’Hatteras : 19 ibid.

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Comment ne pas songer à la lecture de tels arguments aux deux termes qui vont conduire la politique éditoriale à venir, éducation et récréation? D’ailleurs, la préface au premier volume du Magasin poursuit et développe cette idée :

20 ibid. 22 op. cit., p. XXV. 23 op. cit., p. 1.

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21 op. cit., p. XXIV et XXV.


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« Ce que l’on promet si souvent, ce que l’on donne si rarement, l’instruction qui amuse, M. Verne le prodigue sans compter dans chacune des pages de ses mouvants récits.24 » Des contes du réel : pour un merveilleux naturel Chez Perrault, deux merveilleux sont à l’œuvre : un merveilleux surnaturel – celui des fées, des ogres, de la magie – et un merveilleux naturel, celui qui relève non du féérique mais de l’extraordinaire – les mandarines offertes par Cendrillon à ses sœurs, le miroir où l’on peut se voir en pied, signe extérieur de la richesse de Barbe-Bleue, objets rares s’il en est au dix-septième siècle. Le plus souvent, Doré met en scène le merveilleux sur le mode du naturel. Il suffit de s’arrêter à la transformation de la citrouille en carrosse par la marraine fée de Cendrillon pour en avoir le cœur net : Nulle trace de surnaturel, ici ; point de fée ailée, point de baguette magique mais une bonne vieille femme qui évide la monstrueuse cucurbitacée au moyen d’un couteau de cuisine. Même intention dans la préface d’Hetzel qui ne présentera jamais le merveilleux sur le mode du surnaturel. Pour l’auteur-éditeur, le merveilleux apparaît comme une façon de lire le réel, empreinte de naïveté enfantine, qui relève de la superstition familière et innocente. Ce discours sur le merveilleux est nourri d’exemples, tirés de la réalité, qui se présentent sous la forme d’anecdotes et s’apparentent à de petits contes : l’enfant qui croient que les grillons offerts par la boulangère ont apporté le bonheur chez lui, 24 Jules Verne, Voyages et aventures du capitaine Hatteras, Avertissement de l’éditeur, p. 1.


alors que ce sont les adultes qui, en secret, les sauvent lui et sa mère d’une situation financière particulièrement critique ; le baiser de la mère qui guérit la bosse du petit Jules ; la récolte miraculeuse d’une assiette de pomme-frites – placée là par les adultes facétieux – à l’endroit même où le petit Georges, qui en est si friand, en avait plantées dans le jardin … Non seulement, tous ces contes révèlent un véritable talent de conteur mais encore ils montrent une réelle attention à la psychologie enfantine, bien avant Mélanie Klein et l’invention de la pédopsychiatrie. D’abord, ils disent le caractère inoffensif et même nécessaire du merveilleux :

Il s’agit de rassurer les parents, inquiets de l’influence de ces mauvaises lectures sur leurs chères têtes blondes, comme la mère du petit Jules qui se défie des contes mais laisse croire à son fils que son baiser possède des pouvoirs curatifs.

25 op. cit., p. XIX.

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Ensuite, cette attention au merveilleux porte un discours sur la mécanique des contes et sur la lecture qu’en font les enfants. L’anecdote majeure de la préface, et sans nul doute la plus célèbre, est celle de la Galette du Petit Chaperon Rouge : Hetzel en personne se voit confier la garde de la petite Thècle à laquelle il va lire le conte et dont l’effet sur la jeune auditrice va être aussi surprenant qu’inattendu. Lorsqu’il lui demande ce qu’elle pense de l’histoire, la petite Thècle déclare : « Ah qu’il est gentil, ce petit loup ! » Estomaqué, Hetzel tente de démontrer à la fillette qu’elle a mal saisi le récit :

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« Non, il ne faut pas craindre le merveilleux pour les enfants. Outre que beaucoup s’en amusent, qui n’en sont pas plus dupes que nous le sommes des contes à dormir debout que nous faisons nous-mêmes alors que nous nous mettons à la recherche des causes et des effets, ceux qui en sont dupes pendant l’âge où ils peuvent l’être, et ce sont les mieux doués, en rabattent aussitôt qu’il le faut et tout ce qu’on doit en rabattre.25 »


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« Ce méchant loup ne peut pas te paraître intéressant, c’est le traître de la pièce, c’est un vil scélarat. Il a mangé la grand’maman du petit Chaperon, il a mangé le petit Chaperon, il a tout mangé… » À quoi, Thècle rétorque : « Non (…), pas la galette. »26 Cette anecdote suscite deux remarques. Premièrement, la réponse de Thècle met en relief un problème narratif inhérent à la mécanique des contes. Effectivement, que devient la galette dans le Petit chaperon Rouge ? De même, dans Riquet à la houppe, que devient la sœur laide et spirituelle du début du conte ? À vrai dire, l’oubli et l’invraisemblance importent peu dans le conte : l’important est qu’il avance, que le lecteur, l’auditeur soit emporté par le mouvement de l’histoire, même si des éléments se perdent en chemin. Deuxièmement, celle qui soulève ce problème est une enfant. Ce que cherche à prouver l’auteur-éditeur est que les jeunes ne reçoivent pas les textes à la façon des adultes. Ce pourquoi Thècle prend la défense du loup, c’est parce que sa mère lui avait promis une galette qui devait rompre une diète : la petite fille est donc heureuse que le loup ait épargné la galette promise… Hetzel prouve, ici, cette attention à la psychologie infantile, à ce que l’enfant prend, retient de ce qui lui est donné à lire ou à entendre. Hetzel développe un discours rassurant sur le merveilleux et son but est de démontrer que ce registre ne consiste pas à vendre des coquilles à la jeunesse. Le merveilleux, déclare Hetzel, loge en toute chose : « En vérité, les gens qui ont peur du merveilleux doivent être dans un grand embarras ; car, enfin, du merveilleux la vie et les choses en sont pleines.27 » Davantage, il est un mode de lecture du réel, une étape dans la connaissance de l’inexplicable, un processus cognitif propre à l’enfance de l’humanité et que les jeunes répètent : 26 op. cit., p. XIV. 27 op. cit., p. IX.


« Vous voulez supprimer les fées, cette première poésie du premier âge. Ce n’est pas assez : supprimez la poésie tout entière, supprimez la philosophie, supprimez jusqu’à la religion, jusqu’à l’histoire ; car en vérité le merveilleux est autour, sinon au fond de tout cela. (…) Rien, vous ne pourrez rien découvrir aux enfants, si vous prétendez leur cacher le merveilleux, l’inexpliqué, l’inexplicable, l’impossible qui se trouvent dans le vrai tout aussi bien que dans l’imaginaire. 28 » Plus encore, le merveilleux touche les adultes qui s’ébahissent pour les phénomènes scientifiques : « Que de choses nous émerveillent qui les (les enfants) laissent fort tranquilles ! les comètes, les éclipses qui nous mettent l’esprit à l’envers, tout cela leur est bien égal, je vous jure.29 »

« Vous êtes positif : pourquoi avez-vous cette bague au doigt ? Pourquoi cahez-vous ce médaillon qui renferme… quoi ? un chiffre, une initiale, une date, un symbole, une relique, un talisman, une superstition aussi ? 30 » La charge est forte et le positivisme, aussi, est un leurre. Rêver c’est aussi apprendre car tout ne peut s’expliquer et le mystère fait partie du réel, de la science : « L’histoire est pleine d’invraisemblances, la science, de prodiges ; la réalité abonde en miracles et ses miracles ne sont pas tous de choix, hélas ! le réel est un abîme tout rempli d’inconnu ; demandez-le aux vrais savants.31 »

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Adultes, tout aussi victimes que les enfants d’un merveilleux familier, que la psychanalyse appellera « rituels » :

28 op. cit., p. IX et X. 30 op. cit., p. IX. 31 op. cit., p. X.

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29 op. cit., p. XVII.


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Le merveilleux consiste donc, pour Hetzel, en une étape nécessaire à la découverte de la vérité. Or, c’est bien sur ce modèle que se construit le merveilleux vernien : celui du Sphinx des glaces, dont le mystère s’éclaircit à la toute fin du roman et dont le merveilleux réside en un prodige de la nature, une montagne magnétique… idée qui trouve son origine dans un conte des Mille et une nuit, intitulé dans la traduction de Galland, Histoire du troisième calender, fils de roi. Du merveilleux au réel, un réel merveilleux et naturel, telle est la dynamique de l’extraordinaire qui qualifie la série des Voyages verniens. De 1861 à 1864, cette édition des Contes de Perrault et sa préface fondent donc une tétralogie chronologique qui voit l’accomplissement d’une politique éditoriale à destination de la jeunesse. Il faut affirmer ici qu’Hetzel va trouver dans le manuscrit que lui remet Verne en 1862, l’œuvre et l’homme qu’il lui fallait pour accomplir ce qu’il avait planifié. Peut-être, au regard des dernières découvertes de Volker Dehs sur cette rencontre entre Verne et Hetzel, est-ce Verne qui a su donner à Hetzel ce qu’il attendait ? La rencontre, quoi qu’il en soit, est déterminante pour l’accomplissement du projet dessiné dès 1861 par Hetzel : une politique éditoriale qui cible la jeunesse bourgeoise du dix-neuvième siècle, celle aussi de l’Instruction publique et des distributions de prix. Hetzel qualifie d’ailleurs ce premier livre pour la jeunesse de « merveille », comme le seront les cartonnages des Voyages. La postérité de cette fabuleuse édition présagée par Sainte-Beuve n’a pas été démenti par le temps: l’édition Hetzel des Contes de Perrault a connu de nombreuses rééditions, facsimilés et a été inscrite, il y a six ans, au programme de littérature des classes de Terminale Littéraire.

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