Mémoire - contextualité et temporalité

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CONTEXTUALITÉ ET TEMPORALITÉ Casa Kalman Luigi Snozzi Casa Asencio Alberto Campo Baeza One ton prop et Shift Richard Serra

Claire Afarian - Séminaire S7 Espace et tectonique, encadré par Cyrille Faivre-Aublin -ENSAPVS- 2015/2016 1


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Je tiens à remercier M. Cyrille Faivre-Aublin pour ses conseils précieux et son dévouement tout au long du semestre, en souvenir du séminaire à Montecarasso. Egalement, l’agence de M. Alberto Campo Baeza pour l’ensemble des documents qu’ils m’ont très gentiment communiqués.

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CONTEXTUALITÉ ET TEMPORALITÉ

QUELLE EST LA FONCTION ET L’IMPACT DES FORMES ARCHITECTURALES INSÉRÉES DANS DE VASTES ET FORTS PAYSAGES ? étude de la Casa Kalman, de Luigi Snozzi, et la Casa Asencio, d’Alberto Campo Baeza référence artistique : Shift et One ton prop, Richard Serra

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SOMMAIRE

Introduction

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I. Écouter et tisser - intéraction de la forme avec le paysage

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II. Connecter - interaction des espaces internes avec le paysage

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III. L’homme, étalon du sculpteur, de l’architecte, du paysage

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Conclusion

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Bibliographie

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A travers ce bref mémoire, j’ai souhaité réfléchir au positionnement de deux architectes face au contexte dans lequel il leur avait été demandé de s’implanter. Les deux cas d’étude choisis sont deux maisons invidivuelles. Réalisée en 1975, la plus anciennes, la casa Kalman, a été dessinée et construite par l’architecte suisse Luigi Snozzi, fervant défenseur de l’architecture respectueuse de son contexte « naturel » et en constant dialogue avec le contexte urbain. Luigi Snozzi pratique toujours son métier à l’âge avancé de 83 ans. Il servira d’architecte « référent » au cour cette analyse. La seconde maison, la casa Asencio a été construite en 2001 par l’architecte espagnol Alberto Campo Baeza, admirateur, entre autre, de Mies Van Der Rohe. Son travail, marqué par la poésie et le minimalisme, s’oriente vers tout type de construction, de la maison individuelle aux bâtiments de bureaux, mais aussi aux musées. Ces deux maisons vont être comparées en parallèle avec deux œuvres du sculpteur américain Richard Serra, Shift (1972) et One ton prop (1969). Ce rapprochement est dû à un point commun avec les œuvres architecturales, celui de leur insertion et dialogue très particulier et rationnel avec leur site. Cette réflexion pourrait cependant porter sur n’importe quelle architecture, de n’importe quelle époque, lieu et style. De quelle spécificité mon étude va-t-elle se munir ?

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La volonté de rapprocher ces deux maisons repose sur une référence littéraire qui leur est commune, celle du philosophe allemand, Martin Heidegger. Dans son ouvrage Poetry Language Thougths (Poésie, langage, pensées)1 écrit en 1971, Heidegger évoque simplement l’architecture lié à l’homme et son environnement naturel. Son point de vue est ainsi clairement partagé par Luigi Snozzi et Alberto Campo Baeza, et démontré à travers les maisons Kalman et Asencio. Rapport « physique » et « social » au site Intégrer signifie « Insérer quelque chose dans quelque chose, l’y incorporer, le faire entrer dans un ensemble »2. En ce sens, nous pouvons comprendre l’intégration d’une architecture du point de vue de son rapport à la topographie, aux qualités plastiques du site. Au premier abord, on peut noter que la casa Kalman s’intègre parfaitement dans son site, dans le sens où elle épouse parfaitement la topographie en la sublimant. Une intégration physique et formelle donc. Snozzi emboite sa maison dans la pente, elle existe grâce à son socle naturel. En revanche, la casa Asencio semble s’abstraire du site dans lequel elle s’inscrit, de par la monochromie blanche de la maison, une forme carrée sans expression relative au site. Campo Baeza la dépose simplement, elle pourrait très bien exister ailleurs. 1. Martin HEIDEGGER, Poetry Language Thougth, Harper Perennial Modern thought, 2013 (1ère éd. 1971), 227 pages. 2. Définition du mot «intégrer», dictionnaire Larousse. 8


Il semblerait donc que ces deux maisons soient entièrement opposables. Mais lorsque l’on considère l’intégration au sens plus large, c’est-àdire l’intégration dans un contexte architectural, urbain, historique, le résultat n’est pas identique. Cependant, intégrer signifie aussi « Placer quelque chose dans un ensemble de telle sorte qu'il semble lui appartenir, qu'il soit en harmonie avec les autres éléments : l’architecte a essayé d'intégrer ces maisons dans le site ».3 Cette notion d’intégration est même explicitée à travers un exemple portant sur l’architecture, preuve même qu’il s’agit d’un positionnement essentiel et universel dans toute démarche architecturale. Suite à cet exemple, on peut commerncer à comprendre comment les deux architectures étudiées s’intègrent au site, mais pas comme on pourrait le croire. En effet, la casa Asencio s’intègrerait mieux au site dans lequel elle s’implante en utilisant un vocabulaire architectural déjà présent. La maison se trouve insérée dans un quartier résidentiel à Cadix, au milieu de villas typiquement andalouses. La couleur blanche, les volumes géométriques et simples, les ouvertures réduites sont en réalité une écriture existante, traditionnelle. Campo Baeza ne fait « que » les réinterpréter, en s’insérant subtilement dans un paysage architectural blanc et sobre. La forme carrée et l’enceinte sont également présentes 3. Op. cité.

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dans plusieurs maisons voisines. Campo Baeza s’intègre parfaitement au contexte architectural du lieu. Snozzi, au contraire, marque une rupture claire avec l’utilisation de volumes géométriques, en béton brut, très peu retrouvés dans les constructions proches (architectures typiques villageoises, toiture à double pente, tuiles…) Pourrait-on de ce fait dire que les deux architectes intègrent « bien » leurs deux maisons, en utilisant la richesse du contexte qui leur est offert ? Ce serait bien sur prématuré et simpliste de ne les juger seulement à partir de ce point de vue là. Lorsque nous évoquions la forme carrée de la villa de Campo Baeza, nous avions tout de suite associé cette forme à l’adjectif abstrait. Snozzi, lui, dessine une forme filante, abstraite aussi en fin de compte, prenant l’aspect d’un angle obtu habilement placé dans la pente. Se pose la question de l’orientation, du positionnement, du dimensionnement de ces figures à l’origine abstraites, qui prennent sens lorsqu’ implantées dans un contexte. Quelle valeur, quelle importance la forme achitecturale va-t-elle prendre dans le dialogue qu’elle va entretenir avec son contexte ? Comment réussir à se positionner face à un contexte marquant, puissant, qui prendra forcément le pas sur une maison, une des architectures les plus réduites ?

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Finalement, quelle va être la fonction et l’impact de ces formes insérées dans de vastes et forts paysages ?

Vue aérienne, casa Asencio, Cadix, Andalousie, Espagne, 2015

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Vue aĂŠrienne, casa Kalman, Brione sopra Minusio, Tessin, Suisse , 2015

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I . Écouter et tisser - interaction de la forme avec le paysage La Casa Kalman, construite de 1974 à 1976, s’implante dans la pente de Brione sopra Minusio, commune située au-dessus de Locarno, dans le Tessin, canton suisse accolé à l’Italie dans sa partie Sud. Brione sopra Minusio est implantée à flanc de coteau. Ses maisons, typiquement villageoises, sont faites de pierres, ou recouvertes d’enduit. Leur toiture restent traditionnelles, en tuile à double pente, pour la plupart. Luigi Snozzi, architecte tessinois, reçoit en 1974 la commande de Mme Kalman, souhaitant faire construire sa maison sur une parcelle exigüe, au relief très accidenté. Très contraint par cette pente, Snozzi décide d’en faire un atout dans son projet : ce sera la pente qui dictera l’organisation des espaces et le positionnement de la structure. Richard Serra parlera de ce travail d’implantation de la structure dans son ouvrage Notes from sight point road, cité par Yves Alain Bois 4 : « Le placement de tout élément structurel dans le site attire l’attention du spectateur vers la topographie du paysage lorsqu’il est parcouru. La sculpture pointe l’indétermination du paysage. Les éléments sculpturaux agissent en tant que baromètres afin de lire le paysage.»

4. Richard SERRA, Notes from sight point road, Perspecta n°19, Cambridge, The MIT Press, 1982, p. 180 in Yves-Alain BOIS, trad. John Shepley, A picturesque stroll around Clara-Clara, Cambridge MIT Press, 2014. 13


Plan masse 1/2000e

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Une forme filante On peut voir sur les plans l’orientation claire des murs et poteaux en direction de la vue, du cadrage souhaité, mais aussi en fonction des courbes de niveaux. La maison prend la forme globale d’un angle déformé par le terrain. Une pièce d’un puzzle constituant le site, mais aussi dialoguant avec celui-ci, modelé et modelant. Qu’il s’agisse de l’orientation générale de la maison, à flanc de coteau, (schéma) ou de ses espaces intérieurs, tout permet d’offrir un nouveau regard sur le paysage alentour.

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Coupe longitudinale

Coupe transversale

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Adaptation à l’architecture voisine Contrairement à la Casa Kalman, Alberto Campo Baeza opte pour une registre beaucoup plus poétique et abstrait. La majeure partie de ses réalisations mettent à distance le contexte dans lesquels elles s’implantent.

Bureaux à Zamora, Espagne, 2012 17


Le site étudié se situe en Andalousie, dans la province de Cadix. La maison s’implante plus précisément à Chiclana de la Frontera ; c’est en réalité au cœur d’une station balnéaire, Novo Santi Petri, que Campo Baeza dû construire la maison. Malgré un site peu valloné, relativement plat, peuplé de constructions relativement récentes, le contexte historique et climatographique demeure très présent. En effet, le paysage est aride en raison des fortes températures en été.

Vue aérienne

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Chiclana de la Frontera accueille de nombreux hotels et golfs dus à l’affluence touristique estivale. Le vocabulaire utilisé par Campo Baeza est tout compte fait déjà présent sur place lorsqu’il décide d’y implanter sa maison. En effet, l’enceinte, cette enveloppe de forme à la fois géométrique et organique, semble davantage abstraite que rationnelle. Or, lorsque l’on se penche sur la vue aérienne (ne m’étant pas rendue sur les lieux pour en témoigner directement) il se trouve qu’elle suit rigoureusement la parcelle où se situe le projet. L’enceinte prend alors à tour de rôle une forme concave, celle de la route (car la maison a pour particularité de situer dans un des rares virages du lotissement) et de l’autre coté, celui orienté vers l’Ouest, la vue la plus dégagée car la maison fait face à un vaste espace boisé.

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Plan masse 1/2000e

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Une forme que l’on pourrait ainsi presque qualifier de prédéterminée. La maison elle-même semblerait à première vue s’extraire de son contexte, mais une observation plus précise prouve le contraire : c’est une adaptation aux traditions constructives de la province de Cadix, et plus généralement de l’Andalousie. Campo Baeza parle lui-même de « la lumière, l’intense lumière de Cadix, est la matière première à partir de laquelle cette maison est construite, une maison qui est un espace diagonal percé par une lumière diagonale ». La lumière donc, mais aussi la chaleur qui en découle, ont clairement façonné l’enveloppe extérieure et son contenu. Comme évoqué plus haut, l’excavation des volumes internes, la création d’espaces communiquants, traversants, illuminés par le soleil, génère les quatre façades de la maison.

Elévation Nord, Casa Asencio 0

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Elévation Sud

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Ceci confère une qualité abstraite au volume perçé obtenu. De la même manière que la villa Muller d’Adolf Loos, l’extérieur est le résultat de l’intérieur. L’édifice obtenu possède cette même qualité presque sculpturale que la casa Asencio, perçé par endroits, de manière aléatoire, non sans composition aucune, car les façades sont harmonieuses, mais toutefois étonnantes.

Maison Müller, Adolf Loos, 1928

Elévation Est

Elévation Ouest

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Casa Asencio (en haut) et villas voisines

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II . Assembler et connecter - interaction des espaces intérieurs avec le paysage Intériorité : différentes manières de concevoir l’espace On peut en réalité classer les deux maisons dans deux types d’approches architecturale : la casa Kalman est construite selon la logique de l’espace-structure, écriture propre à son architecte Luigi Snozzi, ainsi que les architectes du Tessin comme Livio Vacchini ou encore Silvia Gmür. La casa Kalman offre un parcours des plus émouvants et intéressants et à son habitant. Dès son arrivée, il était invité à emprunter un passage enjambant un ruisseau qui longe la maison (ce chemin/passerelle n’a jamais été réalisé). Cette première approche donnait premièrement à voir le relief du site, montagnes façonnées par les ruisseaux et «cônes de déjection» se jetant dans le fleuve Tessin, traversant la plaine de Magadino. De nombreux cadrages se dévoilent au fil de l’ascension des trois niveaux : tantôt une fenêtre bandeau à l’Est se prolongeant au Sud pour souligner le panorama dans l’espace de vie, tantôt une autre fenêtre insérée dans le mur soutenant la pente, à l’Ouest, pour offrir une vision rapprochée du sol. La terrasse, élément clé du parcours, vient s’étirer tout en longeant et soutenant le terrain, jusqu’à atteindre le point de vue idéal, ponctué par une pergola, surplombant la ville de Locarno, les iles lointaines et les montagnes.

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IntĂŠrieur de la casa Kalman, FenĂŞtre bandeau - vue sur la chaine montagneuse du Tessin

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Casa Kalman Luigi Snozzi

Plan RDC 1/200e


Plan R+1 1/200e


En ce sens, les caractéristiques de cette approche décrite par Pierre Von Meiss dans son ouvrage De la forme au lieu + de la tectonique 5 nous permet de mieux la comprendre : « Il y a une concordance rigoureuse entre l’ordre de la structure portante et de la figure de l’espace. L’espace structure ne peut se passer de la précision géométrique, car elle apporte la rationnalité des rapports (dimensions, répétitions et proportions). Il favorise l’ordre, voire la symétrie spatiale, car le désir élémentaire des systèmes statiques est d’équilibrer les flux des forces. » Dans un article récemment publié, La pomme et la feuille 6, Alberto Campo Baeza évoque la structure rationnelle en architecture. Selon lui, il n’existe pas de vérité indiscutable en architecture, en ce qui concerne le choix de la structure notamment. Bien qu’à travers ses projets, Campo Baeza fasse le choix de la structure orthogonale la plus rationnelle, il affirme que les descentes de charges peuvent suivre d’autres parcours, obliques par exemple. Du moins c’est ce qu’il enseigne à ses propres élèves : « il n’y a pas de vérité unique en architecture ». Mais la critique des architectes «ennuyés par les structures rationnelles» demeure présente dans son discours. Selon ces architectes rationalistes cités, la rationnalité structurelle devient le pilier central, générateur du projet.

5. Pierre VON MEISS De la forme au lieu + de la tectonique, une introduction à l’étude de l’architecture, 1986, Lausanne : PPUR, 3e édition revue et augmentée, 2012, p. 155. 6. Alberto CAMPO BAEZA, The apple and the leaf, in Domus magazine, octobre 2015.

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D’un autre coté, il semblerait que la casa Asencio obéisse à d’autres modes de pensée, ceux du Raumplan (contrairement à d’autres réalisations de Campo Baeza, qui nous montre à cet égard la pertinence de son article cité au-dessus) . « La structure n’est plus qu’un support extérieur, un échafaudage destiné à servir une intention d’ambiance intérieure. Les hauteurs d’espaces, les ouvertures sont là pour la lumière et la vue. Elles ont à respecter les exigences de l’ambiance plutôt que de répondre à une volonté de composition de la façade. Loos fait « un projet de l’intérieur qui prime nettement sur celui de l’extérieur. Les espaces sont clairement définis mais au lieu de se juxtaposer, ils s’enchainent. Chaque espace regarde les suivants, et cela pas seulement à l’horizontale mais également en oblique grâce à des différences de niveaux et de hauteurs ».7 La maison Asencio peut en effet directement découler de ce mode de penser : si la composition de ses façades est le résultat d’une volonté spatiale interne, les espaces internes finement dessinés et calibrés communiquent entre eux de manière oblique et verticale. Mais si chacune obéit à des modes de pensée différents, à des critères parfois presque opposés, en quoi se rejoignent-elles ? Si l’espace-structure et le Raumplan dictent leurs propres règles, il n’en demeure pas moins que les deux maisons étudiées possèdent des qualités spatiales que l’on peut rapprocher les unes des autres. 7. Op. cité, Pierre VON MEISS, De la forme au lieu + de la tectonique, une introduction à l’étude de l’architecture, p. 158-159. 31


Casa Kalman - terrasse soulignant le relief, vue depuis le balcon

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Casa Kalman - double hauteur

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Casa Asencio - double hauteur

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Alberto Campo Baeza - croquis espaces traversants / coupe longitudinale 0

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La double hauteur La notion de double hauteur est par exemple commune aux deux projets et à l’écriture des deux architectes. Plus généralement, Snozzi et Campo Baeza à travers leurs projets, s’inspirent fortement des écrits de M. Heidegger dans Poetry Language Thougth 8. Il semblerait toutefois que l’architecte espagnol retienne davantage la pensée poétique de ses écrits, qui marquera plus ses projets que ceux de Snozzi. Heidegger développe la théorie du «quadruple», la terre, le ciel, les divinités, et les mortels. L’unité de ces d’éléments est qualifiée de « simple unité du quadruple », générée par le fait d’habiter. « Les mortels habitent dans le sens où ils recoivent le ciel en tant que ciel. Il laisse libre cour au déplacement du soleil et de la lune (...) aux saisons leurs bienfaits et leur inclémence ». On pense à ce titre à la lumière zénithale, celle horizontale, verticale mais aussi diagonale qui pénètrent presque mystérieusement la casa Asencio. Chacune d’entre elle traverse des percements placés à des endroits stratégiques du volume blanc. « Ce que nous prenons sous notre aile doit être préservé (...) L’habiter lui-même est toujours un état de présence avec les éléments. » 8. Op. cité, Martin HEIDEGGER, Building Dwelling Thinking in Poetry Language Thougth, p. 143. 36


Cette état de préservation des qualités d’un lieu, qu’il s’agisse de la lumière, du climat, du parcours du soleil, du contexte en général, est évidemment mise en application par Snozzi et Campo Baeza.

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Casa Asencio, plan RDC / patios sous-terrain grisĂŠe 0

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Casa Asencio, plan R+1 / double hauteur grisĂŠe 0

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III. L’homme, étalon du sculpteur, de l’architecte, du paysage Le mouvement, le temps, la perception Dans la revue Rue Descartes en 1994, Yves Vadé consacre un article 8 à quelques œuvres de Richard Serra ; il commente notamment Promenade pittoresque autour de Clara-Clara 10. Selon lui, « nul artiste contemporain n’insiste plus que Serra sur l’importance de l’accord entre l’œuvre et le site. » 11 « Yves Alain Bois montrait que l’élément commun à la sculpture de Serra et à l’architecture (permettant à la première d’avoir une fonction critique par rapport à la seconde) était le jeu des parallaxes, c’est a dire des déplacements apparents de l’objet dus au changements de position de l’observateur. » « De même, les six murs en béton de Shift (1970-1972), qui se dépoloient sur près de trois cents mètres dans un champ de la campagne canadienne, constituent autant d’horizons artificiels qui coupent l’horizon réel. Disposées de manière à ce qu’un marcheur puisse en permanence avoir une perception totale de l’œuvre, les sections de béton, comme l’écrit Serra, «peuvent élever l’espace, l’abaisser, l’étendre, le mettre en raccourci, le contracter, le comprimer et le tourner.»12» 9. Porte-à-faux, Yves VADÉ, extrait de la revue Rue Descartes, Modernités esthétiques, 1994. 10. Yves-Alain BOIS, Promenade pittoresque autour de Clara-Clara, in Richard Serra, catalogue de l’Exposition du MNAM, Centre Georges-Pompidou, 1983. 11. Op. cité, Porte-à-faux, Yves VADÉ, p. 60. 12. Cité par R. KRAUSS, L’originalité de l’avant garde et autres mythes modernistes, Macula, 1993, in Abaisser, étendre, contracter, comprimer, tourner : regarder l’œuvre de Richard Serra, pp. 319-334. 40


Richard Serra, Shift, bĂŠton, Ontario, Canada, 1972 ; et Schunnemunk Fork, acier corten, 1990-91

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Le vocabulaire utilisé par Serra incite à observer plus attentivement ses œuvres. Ce sont des verbes précis, des actions exercés sur la matière avec lesquels Serra joue. Il constitua d’ailleurs une liste de verbes, nommée la Liste de Serra, énumérant toutes les actions possiblement applicables aux matériaux sculptés. Plus qu’une action, Serra génère des sensations chez le visiteur. Invité à parcourir ses œuvres, car c’est bien là le but, on se sent oppressé, on regarde ce qui nous entoure, on observe par moments le ciel parce que l’on n’a plus le choix, on redoute la chute, on arpente un terrain, vallonné, accidenté.

Richard Serra, Verb list, 1968-1969

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Luigi Snozzi, Casa Kalman

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Richard SERRA, sketch for Schunnemunk fork La matière du temps, Musée Guggenheim, Bilbao, 2005

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Le parcours, ponctué d’arrêts, d’étonnements, de surprises, nous rappelle celui effectué dans la casa Kalman en Suisse. Gravissant les escaliers, notre regard glisse sur cette ouverture étirée, donnant sur l’herbe plus proche de nous, la montagne et les fleurs (p 42). Juste avant cela, la pergola en bout de terrasse, elle aussi étirée, cachée depuis la maison, nous offrait une vue éblouissante sur le lac, les montagnes et la ville surplombée.

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« On pourrait donc dire que la véritable matière de l’œuvre est l’espace lui-même (...) Le regard et le corps en mouvement du spectateur deviennent alors l’instrument de ce travail, l’équivalent, si l’on veut, du marteau des anciens sculpteurs.» 13 Enfin, la notion du parcours ascensionnel se retrouve dans les deux projets étudiés. Appuyé par la double hauteur, le parcours de la «terre» jusqu’au «ciel» s’effectue presque littéralement dans les deux maisons : chez Snozzi, du sous sol à moitié encaissé dans la pente, jusqu’au deuxième niveau cadrant sur un paysage dégagé sur le ciel en grande partie, l’habitant gravit les étages en suivant la topographie. Chez Campo Baeza, on accède à la pièce à vivre par l’entrée principale, mais le parcours du sous-sol jusqu’au toit terrasse est bel et bien présent. Les chambres, considérées comme faisant partie de la «grotte», allégorie utilisée à mainte reprise par l’architecte, se trouvent enterrées et éclairées par la lumière naturelle apportées par les deux patios. Ensuite, l’ascension s’effectue en passant par les pièces à vivre, les mezzanines et enfin, se termine par le toit terrasse, cadrant justement le bleu du ciel et le paysage lointain.

13. Op. cité, Porte-à-faux, Yves VADÉ, p. 68.

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PATIO

PATIO

Plan R-1 / patios grisĂŠs

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Plan toit terrasse

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La notion d’équilibre peut également lier les œuvres étudiées. La sculpture de Richard Serra, One ton prop (House of cards) (1969) cidessous parle cette fois-ci, davantage que celle citée précédemment, de l’équilibre intrinsèque au matériauxutilisé, similaire à un château de cartes, comme son nom l’indique, et de la dépendance. Chaque pièce de tôle est maintenue par sa voisine et ainsi de suite. Cette interdépendance, à la fois structurelle et plus conceptuelle se retrouve chez Snozzi : il y une continuité et une unité dans le dessin des plans, des façades, continuité des lignes du territoire, équilibre et maintien de la structure, ancrée dans le sol mais qui semble cependant légère et modérée. Il y a de plus une indépendance, un détachement complet du socle dans cette œuvre : la casa Asencio, à la fois liée et indépendante, questionne et dialogue avec One ton prop à propos de l’équilibre subtil entre ce qui l’entoure (contexte) et la constitue (sa propre architecture). Un équilibre, une projection hors du temps, qui nous amène à considérer l’avenir de ces «œuvres».

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Temporalité La «quatrième dimension» comme nommée par Bruno Zévi dans Apprendre à voir l’architecture 14, demeure un élément majeur pris en compte par Snozzi et Campo Baeza. Le parcours de l’Homme est essentiel à la compréhension de l’espace. Nous l’avons vu, Richard Serra sculpte ainsi un matériau unique, brut, simple, presque pauvre, qui à son tour fait parler l’espace. Avec Shift, ce sera des murs de béton ; Schunnemunk Fork sera fait d’acier corten. Le choix du matériau est déterminant (Richard Serra, pour financer ses études étant jeune, travaillait dans une aciérie, cette expérience le marqua à vie), et nous l’avons vu avec One ton prop, ses qualités intrinsèques le passionent. Snozzi, avec l’utilisation du béton brut, révèle la pente de manière neutre, évidente, en empêchant le matériau d’être trop «bavard» pour laisser pleinement s’exprimer l’idée. Avec Schunnemunk Fork, Serra intègre son œuvre non seulement dans le site, mais aussi dans l’Histoire, par le biais de son évolution naturelle dans le temps. En effet, l’acier corten a pour caractéristique de se patiner et changer de couleur au fil du temps. Campo Baeza, Snozzi, et Serra possèdent cette écriture commune, faisant partie prenante avec le temps. Luigi Snozzi dira lui-même, on suppose après la lecture de Poetry, Language, Thought de M. Heidegger, que le pont est l’élément qui crée la vallée. Une intervention architecturale qui génère donc un lieu, qui révèle quelque chose du site. 14.Bruno ZÉVI, Apprendre à voir l’architecture, les Éditions de Minuit, Paris, 1959, 135 p.

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Heidegger écrit « Les rives émergent en tant que rives seulement lorsque le pont traverse le fleuve » 15 . Ici avec ce cheminement au dessus du ruisseau, Snozzi avait l’intention de le révéler, on pourrait même dire le faire naitre de nouveau. D’autre part, Serra fut notamment marqué par les architectes baroques, comme Borromini et son église de Saint Charles aux Quatre Fontaines (1638-1667), ci-contre, utilisant des formes concaves et convexes mises en lumière : la texture donnée aux volumes architecturaux, la notion de déplacement, de glissement du visiteur dans l’architecture était déjà, il y a quatre siècles, au cœur des recherches architecturales.

15. Op. cité, Martin, HEIDEGGER, Poetry, language, thought, Harper Perennial Modern Thought, 2013, p. 150. 53


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Conclusion Suite à ces quelques réflexions, d’autres questions plus matérielles viennent à l’esprit : Quel avenir pour ces deux maisons ? Comment celle de Campo Baeza va-t-elle se transformer avec le temps ? Tandis que la casa Kalman fête ses quarante ans, celle de Campo Baeza, a été construite il y a seulement seize ans. On peut se demander comment ce blanc immaculé va bien pouvoir évoluer. Snozzi utilisant le béton brut comme matériaux, celui-ci a une très bonne capacité de résistance et de tenue dans le temps ; on croirait presque en la voyant qu’il s’agit d’une construction contemporaine. Comment cet enduit blanc va-t-il évoluer dans le temps ? La qualité architecturale restera-telle intacte avec le temps si l’objet architectural, si poétique et «parfait» se détériore? Alors que Richard Serra affirmait en 2001 qu’il fallait mieux dessiner que les architectes, car ce que l’on voyait en architecture était des idées de sculptures diluées ( « what you see in architecture are water-down ideas of sculptures who have come before » 16). Certes pessimiste, Serra pointe du doigt un problème éternel en architecture, celui de l’œuvre d’art-architecture. Comment réussir à intégrer des notions de beauté, de bien-être, d’habitabilité en somme, pour pouvoir «habiter en poète», comme dirait Holderlin (cité par Heidegger) ? 16. Richard Serra, Talk with Charlie Rose, 2001.

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Bibliographie Ouvrages / Articles BOIS, Yves-Alain, trad. John Shepley, A picturesque stroll around Clara-Clara, The MIT Press, 2014. CAMPO BAEZA, Alberto, La idea construida, penser l’architecture, Editions de l’Espérou, Paris, 2010, 184 p. DERRIDA, Jacques, Barbaries et papiers ou la petite monnaie de l’actuel, Lettre à un architecte américain, 1989, extrait de la revue Rue Descartes, Modernités esthétiques, 1994. HEIDEGGER, Martin, Poetry, language, thought, Harper Perennial Modern Thought, 2013. (1ère éd. 1971). DISCH, Peter, Luigi Snozzi, Costruzioni e progeti, Buildings and projects, 19581993, ADV Publishing house, Lugano, 1994. VON MEISS, Pierre, De la forme au lieu + de la tectonique, une introduction à l’étude de l’architecture, 1986, Lausanne : PPUR, 3e édition revue et augmentée, 2012, 377 p. VADÉ, Yves, Porte-à-faux, extrait de la revue Rue Descartes, Modernités esthétiques, 1994. ZÉVI, Bruno, Apprendre à voir l’architecture, les Éditions de Minuit, Paris, 1959, 135 p. Sites http://www.iaph.es/patrimonio-inmueble-andalucia/resumendo?id=i19441 http://chapuisroyer.com/images_svg_pdf/ATELIER_CR_la_figure_comme_ dispositif_architectural.pdf http://blocnotes.iergo.fr/breve/motsetphrases/theorie-de-la-gestalt/ Videos Richard Serra, Talk with Charlie Rose, 2001 https://www.youtube.com/watch?v=KEvklGKd6uE 58


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