Classica n°202 - Mai 2018

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France métropolitaine 7,90

- Belgique 8,10

- Luxembourg 8,10

- Espagne 8,10

- Italie 8,10

- Portugal 8,10

- Grèce 8,10

- Allemagne 8,40

- TOM/S 1 050 CFP - Canada 11,99 $C - Suisse 13,40 FS - Maroc 85 MAD

Maria Callas Franz Schubert

Sviatoslav Richter Frédéric Chopin

Madame Butterfly Ludwig van Beethoven

Le Trouvère Olivier Messiaen Yehudi Menuhin M 03813 - 202 - F: 7,90 E - RD

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M 03813 - 202 - F: 7,90 E - RD

20 ANS

N°202 - Mai 2018

- DOM 8,10

CD, DVD, HI-FI & CONCERTS : TOUTE L’ACTUALITÉ CLASSIQUE & JAZZ

NUMÉRO ANNIVERSAIRE

Herbert von Karajan


23.06 – 01.07 2018 usique & Vin au Clos ougeot ������� �� ���� ������� ������ ����� �� ������ ������� �� ���������

www.musiqueetvin-closvougeot.com


ÉDITO

CLASSICA Société éditrice :

EMC2

N°202 MAI 2018

SAS au capital de 600 000 a 18, rue du Faubourg-du-Temple, 75011 Paris Tél. : 01 47 00 49 49 RCS 832 332 399 Paris Président et directeur de la publication : Jean-Jacques Augier Directeur général : Stéphane Chabenat Adjointe : Sophie Guerouazel Directeur de la rédaction Jérémie Rousseau jrousseau@classica.fr Chef de rubrique disques et hi-fi Philippe Venturini pventurini@classica.fr Secrétaires de rédaction Valérie Barrès-Jacobs, avec Evelyne Fossey-Mignot vjacobs@emc2paris.fr Éditorialistes : Alain Duault, Benoît Duteurtre, Emmanuelle Giuliani, Jean-Charles Hoffelé, Éric-Emmanuel Schmitt Grand reporter : Olivier Bellamy Directrice artistique Isabelle Gelbwachs igelbwachs@emc2paris.fr Service photo Cyrille Derouineau cderouineau@emc2paris.fr Ont collaboré à ce numéro Jérémie Bigorie, Jacques Bonnaure, Vincent Borel, Jean-Luc Caron, Michel Fleury, Pierre Flinois, Elsa Fottorino, Xavier de Gaulle, Romaric Gergorin, Jean-Pierre Jackson, Aurore Leger, Laurent Lellouch, Michel Le Naour, Sarah Léon, Franck Mallet, Pierre Massé, Antoine Mignon, Yannick Millon, Aurélie Moreau, Clément Serrano, Dominique Simonnet, Sévag Tachdjian, Thomas Zingle Publicité Team Media Pôle musique 10, boulevard de Grenelle, CS 10817, 75738 PARIS Cedex 15 Tél. : 01 87 39 75 18 Présidente Corinne Mrejen Directrice générale Cécile Colomb Directrice commerciale Emmanuelle Astruc eastruc@teamedia.fr Directrice adjointe de la publicité Stéphanie Gaillard Courriel : sgaillard@teamedia.fr Chef de publicité musique vivante Judith Atlan Courriel : jatlan@teamedia.fr Chef de publicité hi-fi/instruments Clémence Maury Courriel : cmaury@teamedia.fr Service abonnements 4, route de Mouchy, 60438 Noailles Cedex Tél. : 01 70 37 31 54. Courriel : abonnements@classica.fr Tarif d’abonnement 1 an, 10 numéros : 49 u Ventes au numéro Tél. : 04 88 15 12 40 Diffusion : Presstalis Prépresse Maury Imprimeur Imprimerie : Roularta Printing, 8800 Roeselare Imprimé en Belgique/Printed in Belgium

N

Vingt ans plus tard…

ous voici déjà en mai 2037. Sous les yeux, la nouvelle saison de l’Opéra de Paris. Et quelle surprise ! Alors que la maison se l’interdisait jusque-là, elle affichera, au sein d’une saison 2037/ 2038 dominée par les cycles Cavalli et Fénelon, une vaste rétrospective des productions déclassées de Krzysztof Warlikowski, sous la pression d’abonnés nostalgiques du metteur en scène polonais et de la mode sans cesse plus répandue du vintage (il n’est qu’à voir l’envolée spectaculaire du marché du 78-tours). Si certains critiques louent un sain retour aux sources de l’art lyrique, d’autres condamnent des choix conservateurs, avançant les mêmes arguments qu’à l’été 2030, lorsque le Festival de Bayreuth entreprit la résurrection du Ring de Chéreau, cinquante ans après sa destruction. « Mais où est passée la modernité subversive de l’opéra ? » fustige, de son côté, Florent Jovial, promu récemment à la tête du Metropolitan Opera. À New York, l’insolent Français entend renouer avec les chefs-d’œuvre du répertoire dans leur version non expurgée,

notamment les Mozart/Da Ponte « présentés sans leur cache-sexe » : on annonce ainsi un nouveau Cosí fan tutti et, surtout, le retour, dans Bad Giovanni, de l’air du catalogue, interdit sur le sol américain depuis dix ans. L’ambitieux projet du nouveau directeur ne se fera pas sans les stars toujours chéries du public new-yorkais : Max Emanuel Cencic fera, par exemple, ses adieux dans La Dame de pique. Mais l’événement de la saison new-yorkaise sera sans nul doute la création mondiale du premier opéra d’Alexandre Desplat, The Map and the Territory d’après le roman de Michel Houellebecq. Interrogé sur sa participation à l’ouvrage, le vieil écrivain aurait ri cyniquement, parodiant le mot de Victor Hugo à Verdi : « Pas de musique le long de mes verres. » Classica est impatient de vous faire vivre l’événement. Lequel, hasard du calendrier, coïncidera avec ses quarante ans. Quarante ans, donc deux fois vingt ans : l’âge de la raison ou, peut-être, celui de la double insolence. Mille mercis, en tout cas, à nos lecteurs et, d’avance, joyeux anniversaire, Classica ! X Jérémie Rousseau

Dépôt légal à parution N° de commission paritaire : 1120 K 78228 N° ISSN : 1966-7892 Classica est édité par EMC2 SAS. © EMC2

Retrouvez votre magazine Classica sur tablettes et smartphones. L’application Classica est disponible sur App Store. Illustrations des portraits de Jérémie Rousseau, Philippe Venturini et des éditorialistes : Dominic Bugatto. Ce numéro comporte un encart La Croix sur l’ensemble des abonnés France. CLASSICA / Mai 2018 Q 3


Carmen The Beggar’s Opera (L’Opéra des Gueux)

Boris Godounov Viva la Mamma! Der Ring des Nibelungen Médée Un ballo in maschera Wahada

(Messe en Ut de Mozart)

Sombras Entre réel & illusion théâtrale La Belle au bois dormant Luca Pisaroni Piotr Becza¯a Liebeslieder Walzer Sarah Connolly Christian Gerhaher Patricia Petibon Il Pirata Messa da Requiem (Verdi) L’elisir d’amore (Jeune public)

geneveopera.ch


SOMMAIRE 36

10 84

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64 Q L’ACTUALITÉ 03 07 09 10 25 26 33 34 36 47

Éditorial Ça cartoon ! Faire bonne impression La petite musique d’Éric-Emmanuel Schmitt Vie courte, vie pleine Planète musique Mathieu Romano de l’ensemble Aedes, le programme radio et télé, livres… L’humeur d’Alain Duault Le français tire la langue Sortir GerMANIA à Lyon, Le Printemps de la Grange d’Évian, Messager à Nantes… À voix haute La chronique de Benoît Duteurtre Un air de famille Le clan des Cuiller On a vu Don Carlos et Macbeth de Verdi, Le Ring, Hérodiade, Le Pavillon d’or… Les carnets d’Emma La chronique d’Emmanuelle Giuliani

76 Q LE MAGAZINE 48

64 70 72 76 80

En couverture Classica a vingt ans ! L’occasion de célébrer la jeunesse des compositeurs, des interprètes d’hier et d’aujourd’hui et de quelques personnages d’opéra L’entretien Esa-Pekka Salonen se confie Passion musique Gérard Garouste Bonnes feuilles Les Bienfaits de la musique sur notre cerveau L’univers d’un musicien Entrez dans l’intimité de Patricia Kopatchinskaja L’écoute en aveugle Concerto pour piano n°1 de Béla Bartók

Q LE GUIDE 84 94 122 124 126 138

Les CHOCS du mois Les disques du mois Le jazz Les DVD du mois Hi-fi : test de six casques autour de 200 1 Jeux CLASSICA / Mai 2018 Q 5


SORTIR

LES ESSENTIELS Notre sélection du 1er au 31 mai 2018 ÉVIAN LA GRANGE AU LAC Du 18 au 20 mai Le Printemps de la Grange

LYON OPÉRA 19, 21, 23, 26, 28, 30 mai et 4 juin GerMANIA de Raskatov

F

ort du succès de Cœur de chien d’après une nouvelle de Mikhaïl Boulgakov, dont Lyon a assuré la création française en 2014, Alexander Raskatov revient à l’Opéra avec GerMANIA. Son second opéra est une commande dont la création mondiale a été confiée au metteur en scène John Fulljames, avec

26 Q CLASSICA / Mai 2018

l’Argentin Alejo Pérez à la baguette, bien connu sur cette même scène, notamment dans Pelléas, Les Stigmatisés et Le Rossignol. Une farce macabre, non linéaire, en dix « scènes dramatiques » et tirée de deux ouvrages du dramaturge allemand Heiner Müller, mélange d’humour noir et de réflexions sur

le pouvoir et la tyrannie. D’ailleurs, parmi la cohorte de ses personnages, on distingue Staline, dont le rôle a été confié à une basse – russe, forcément – à l’élocution plombée, clin d’œil à l’ancien séminariste qu’il avait été, et Hitler, ténor héroïque – wagnérien, bien sûr – suspendu dans le suraigu. Le compositeur prédit une partition encore plus provocante que celle de Cœur de chien… Avec un tel sujet, on peut le craindre ! X £ www.opera-lyon.com.

Désert, Grigory Sokolov… Quant aux Rencontres musicales, s’articulant autour de la musique de chambre, elles se dérouleront entre les 30 juin et 7 juillet, avec pour invités de marque les Quatuors Hagen, Ehnes, tandis qu’Esa-Pekka Salonen viendra clôturer la manifestation avec un programme Beethoven/Strauss à la tête du Sinfonia Grange au Lac, phalange réunissant les instrumentistes de quelques-uns des meilleurs orchestres européens. Après l’été, une saison lyrique se profile. X £ www.lagrangeaulac.com.

EVIAN RESORT

BEN MCDOUGAL

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ourquoi une salle aussi magique que celle de La Grange au Lac d’Évian n’accueillerait-elle pas davantage de concerts pour former une véritable saison ? Ainsi, de nouvelles manifestations viendront chaque année enrichir les fameuses Rencontres musicales d’Évian, conçues par le Quatuor Modigliani. Et c’est l’instrument roi que sacrera ce Printemps de la Grange 2018 : du 18 au 20 mai se succéderont Jean-Yves Thibaudet, Julien Gernay, Florent Boffard, Emmanuel Strosser, Frank Braley, Claire


METZ ARSENAL 25 et 26 mai Voces8 al connu dans l’Hexagone, l’ensemble anglais Voces8 débarque pour trois soirées en France : l’équilibre, la pureté d’intonation, le son planant que ces huit chanteurs exceptionnels ont

SDP

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su créer (écoutez leur Lux Aeterna d’Elgar !) servent un vaste répertoire, depuis les polyphonies anciennes jusqu’aux standards de jazz. Avant ces deux dates à Metz, la Maison des arts et des loisirs de Laon les accueille le 23 mai dans le cadre d’un programme pédagogique rassemblant cent cinquante collégiens. On y va ! X £ www.arsenal-metz.fr .

PARIS ORANGERIE DU PARC DE BAGATELLE 25, 26 et 27 mai Les Musicales de Bagatelle

I

découvrir les pépites de demain. Trois rendez-vous se succéderont (du jazz le 26, puis Bach, Schubert, Debussy, Chausson ; un conte musical le 27) suivis de dates à Guebwiller (7 juin), Lavaray (16 septembre) et enfin Valmagne (26 septembre). X

d’une soirée où tous défileront, le 25 mai, au parc de Bagatelle, coup d’envoi des Musicales du même nom, dirigées depuis bien des années par Marielle Nordmann et soutenues par la Fondation d’entreprise Banque Populaire, qui ont tant fait pour

£ www.lesmusicalesdebagatelle.com .

ANDY STAPLES

ls et elles s’appellent Hermine Horiot, Justine Metral, Laure-Hélène Michel, Louise de Ricaud, Astrig Siranossian, Adrien Bellom, Ivan Karizna et Bumjun Kim, et sont de jeunes violoncellistes : c’est François Salque qui les parrainera au cours

PARIS MAISON DE LA RADIO 28 mai Symphonie n°9 de Beethoven

BOULOGNE-BILLANCOURT SEINE MUSICALE

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du compositeur : la Finlandaise Susanna Mälkki s’en empare pour un soir, à la tête de l’Orchestre philharmonique d’Helsinki dont elle est la directrice musicale. X

SIMON FOWLER

ar sa profondeur, son déchirement et la tonalité pourtant sereine de l’adieu à la vie et à l’amour, la Symphonie n°9 de Gustav Mahler est le chant du cygne

ous ne deviendront sûrement pas professionnels, mais quelle expérience pour ces dizaines et dizaines d’étudiants de baigner dans la musique et de faire partager au public leur joie de jouer la Symphonie n°9 de Beethoven. C’est à l’Auditorium

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27 mai Susanna Mälkki dirige Mahler

£ www.laseinemusicale. . com .

de Radio France que les Chœurs et l’Orchestre des universités de Paris fêtent leur 25e anniversaire : Carlos Dourthé dirige et Gilles Cantagrel présente cette soirée placée sous le signe de la jeunesse, de la fête et du partage. X £ www.maisondelaradio.fr . CLASSICA / Mai 2018 Q 27


ON A VU

Verdi à bout de souffle

STOFLETH

JEAN-LOUIS FERNANDEZ

À LYON, LE DON CARLOS FRANÇAIS DE CHRISTOPHE HONORÉ ET LE MACBETH 2.0 D’IVO VAN HOVE MANQUENT D’INSPIRATION : DÉCORS SANS FASTES, ABSENCE DE DRAMATURGIE ET DISTRIBUTIONS EN APNÉE.

riplé Verdi, avec comme thématique : le pouvoir, partagé entre un Don Carlos original en français, signé par Christophe Honoré, un Macbeth 2.0 d’Ivo van Hove, déjà vu ici en 2012, et une version de concert d’Attila, confiés à la baguette de Daniele Rustioni, désormais chef permanent de l’orchestre maison. Passionnant, le détail, chez Honoré, qu’il prête au rire (effet de détente dans la scène de l’Inquisiteur) comme à la réflexion (cet enfant qu’on porte en terre au début de l’œuvre), à l’exaspération (la sexualisation du ballet, aussi pauvre que sa partition) comme à l’interrogation (une chaise roulante pour Eboli). Mais une

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36 Q CLASSICA / Mai 2018

production d’opéra, c’est aussi un effet global, ici décevant. Côté visuel, c’est noir, sans décor vrai, sauf celui d’un autodafé qui montre la hiérarchie sociale mais tue l’effet, et achoppe sur les tortillements des quatre victimes, insupportables… Des rideaux, un mur escalier, deux immenses tableaux, un Christ en croix, auquel répondra une Madone de compassion pour le finale, et des chaises de bistrot, trop présentes, lassantes : c’est minimaliste, mais pauvre. Acteurs attifés, mais très investis. Si tout cela dit l’impossible relation entre un père – ce roi qui ramasse les chaises – et un fils – qui les a renversées –, entre l’ordre et le désordre, cela manque de souffle, sent son petit théâtre, et non cette Espagne de

mort, de sang, de feu, et nous fait regretter ce grand opéra qui est l’œuvre même. La place reste alors ouverte à une leçon musicale. Quelques coupures (Eboli absente de la révolte, c’est la rendre incompréhensible), quelques maladresses, qui font le disparate du genre et que Rustioni n’a pas réussi à unifier, font alors critique de l’œuvre, comme la tuent d’interminables précipités, pour changements de décors avec public bavard en diable. La distribution ne convainc pas : moyens, Sergey Romanovsky, aigu à la peine, Sally Matthews, timbre sans magie, Michele Pertusi sans l’aplomb de Philippe, Roberto Scandiuzzi sans le noir absolu de l’Inquisiteur. Très au-dessus, deux merveilles, l’Eboli d’Eve-Maud

Hubeaux, en pleine défonce, et plus encore, le Posa royal, absolu, de Stéphane Degout, seuls à montrer qu’il s’agit là de chant français. Macbeth, malmené par son concept de salle des marchés de la finance d’aujourd’hui frisant l’incongruité, manque aussi d’interprètes majeurs. Elchin Azizov a le ton et l’ampleur, mais pas les vertiges de l’usurpateur, Susanna Branchini, grosse voix indisciplinée, sans souplesse, doit forcer pour s’imposer. Chef et chœurs sont alors seuls à faire merveille. X Pierre Flinois

MACBETH Lyon, Opéra, le 5 avril

DON CARLOS Lyon, Opéra, le 6 avril


Péplum moderne

JULIEN MASMONDET Hors des sentiers battus,

UN CAST DE HAUT VOL

h énoménal Sexto du contre-ténor ukrainien, Yuriy Mynenko. Carnation du timbre, puissance, aisance, registres d’airain. Le public parisien l’avait acclamé, la saison dernière, dans La Fille de neige. Lausanne lui fait une ovation, ainsi qu’au jeune Titus de Paolo Fanale. Diction impeccable, timbre de rossinien romantique et une forte présence mise en évidence scénique par Fabio Ceresa. Sa Rome de marbre vert évoque Hadrien et Mussolini, les costumes chic dégagent un érotisme feutré, chaque geste fait sens. La Vitellia de Salome Jicia, malgré un aigu parfois tendu, est impériale de timbre et d’émotion. L’Annio de Lamia Beuque

ALAN HUMEROSE

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évoque un Cherubino scéniquement hyperactif et vocalement d’une belle facture. La mezzo suisse est d’ailleurs la seconde révélation de cette belle production. Dégager de sa gangue marmoréenne l’ultime opéra de Mozart, savoir en surligner la modernité secrète n’est pas

donné à tous les chefs. Diego Fasolis, à la tête de l’Orchestre de chambre de Lausanne, lui offre un dynamisme rarement entendu. Ce rêve d’un pouvoir bienveillant auquel aspire ce livret de 1791 n’en paraît que plus fascinant. X

ORCHESTRE DE PARIS Sous la baguette de Wayne Marshall, l’Orchestre de Paris, renforcé d’un chœur superlatif et d’un Ensemble Aedes ébouriffant, traduit avec une énergie contagieuse la puissance, la ferveur, la folie de Mass de Leonard Bernstein. Mention spéciale pour le charismatique Jubilant Sykes dans le rôle du célébrant. Public en état de choc (Paris, Philharmonie, 21/03).

Vincent Borel

LA CLÉMENCE DE TITUS DE MOZART, Lausanne, Opéra, le 25 mars

LA SCÉNOGRAPHIE PLEINE DE FANTAISIE

près un siècle d’absence, Auber ne pouvait espérer un retour plus convaincant pour son Domino noir sur la scène qui l’avait vu triompher près de 1 200 fois. Valérie Lesort et Christian Hecq ont considéré le contexte de la création (1837) non comme une prison, mais comme un espace de liberté où pourrait s’épanouir leur fantaisie. Avec le concours des décors de Laurent Peduzzi et des costumes de Vanessa Sannino, ils ont ainsi conçu un

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LE DOMINO NOIR D’AUBER, Paris, Opéra-Comique, le 26 mars

spectacle d’une douce folie où l’on croise des créatures zoomorphes, où les murs bougent, où les couleurs semblent manipulées par un pâtissier extravagant. Pour rendre justice à cette musique savoureuse et à cette histoire d’amour improbable, l’Opéra-Comique (et l’Opéra de Wallonie) a réuni la fine fleur du chant français (ou francophone). Anne-Catherine Gillet endosse le rôle-titre et son fameux domino noir à capuche avec un aplomb et une aisance vocale réjouissants. Cyrille Dubois, son Horace amoureux transi et romantique, lui offre des bouquets de phrases aussi intelligibles que charmeuses et parfumées. Juliano désinvolte à souhait de François Rougier, Brigitte haute

en couleur d’Antoinette Dennefeld, Jacinthe délicieusement caricaturale de Marie Lenormand, Accentus et Orchestre philharmonique de Radio France stimulés par la baguette aérienne de Patrick Davin : partie gagnée ! X Philippe Venturini

CORRESPONDANCES

VINCENT PONTET

Retour gagnant

le programme de l’Orchestre national d’Île-de-France intitulé « Sporting Club » montre le jeune chef français non seulement élégant (Jeux de Debussy et Rugby de Honegger), mais surtout audacieux technicien dans la conduite de la pièce Ricochet de l’Américain Andy Akiho, mettant en jeu, outre les musiciens, deux pongistes de haut niveau qui se livrent à un match percussif devant nos yeux (Alfortville, POC, 7/04).

Camaïeu de cordes, étoffe rare du continuo, clair-obscur des voix, texte ciselé : l’ensemble de Sébastien Daucé ressuscite les Histoires sacrées de Marc-Antoine Charpentier avec poésie et ardeur. L’intimité de ce théâtre sacré épouse comme un gant la mise en scène épurée et essentielle de Vincent Huguet (Versailles, chapelle royale, 7/04).

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EN COUVERTURE

LE BEL ÂGE DE LA MUSIQUE CLASSIQUE

QUAND ILS AVAIENT

20 ANS Classica fête ses vingt ans ! L’occasion de célébrer la jeunesse des compositeurs, des interprètes d’hier ou d’aujourd’hui et de quelques héros d’opéras. Vingt ans ou l’âge de tous les possibles, l’âge des hésitations ou de la réalisation.

LES COMPOSITEURS

’avais vingt ans et je ne laisserai dire à personne que c’est le plus bel âge de la vie. » La célèbre phrase de Paul Nizan s’appliquet-elle aussi aux compositeurs ? Cela dépend de plusieurs choses : du destin personnel et du milieu, mais aussi de l’époque, et, puisqu’il s’agit de compositeurs, et non d’ouvriers métallurgistes ni de médecins, de l’état de l’institution musicale. Ainsi, à vingt ans, Bach était-il déjà un professionnel. Provincial, certes, mais on requérait son expertise pour établir l’état des orgues. Alors que Debussy ou Messiaen étaient encore élèves du Conservatoire de Paris, en attente de lancement. On pourrait donc s’amuser, à la manière de Plutarque dans ses Vies parallèles, à mettre en miroir divers musiciens en percevant des constantes et des variantes. Certains, parmi les plus grands, avaient déjà une œuvre, d’autres à peine ; certains étaient heureux, d’autres pas. Curieusement, le plus ancien de notre sélection, celui qui a laissé l’image mythique d’un homme

J «

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Certains avaient déjà constitué une œuvre, d’autres n’avaient pas encore trouvé leur style. Une question de personnalité, de milieu et d’époque.

austère est à vingt ans le plus indiscipliné et le plus fantaisiste. De 1703 à 1707, Johann Sebastian Bach (1685-1750) vit à Arnstadt, petite ville de Thuringe, où il tient l’orgue de la nouvelle église. C’est là que fut rédigé le plus ancien manuscrit dont nous disposons de sa main, le prélude de choral Wie schön leuchtet der Morgenstern BWV 739. La composition la plus connue de la période d’Arnstadt est le Caprice sur le départ de son frère bien-aimé BWV 992, fantaisie programmatique pour clavecin évoquant les adieux à la famille. Certaines cantates de la période de Mühlhausen pourraient avoir été écrites à Arnstadt, ainsi qu’une série de préludes de chorals pour orgue. Ce séjour n’est cependant pas de tout repos et lui cause quelques soucis, ainsi qu’à ses employeurs : un soir, au coin d’une rue, il en vient aux mains avec un jeune bassoniste, un dénommé Geyersbach. On tire même l’épée, ce qui lui vaudra des remontrances du conseil paroissial. Mais ce n’est pas tout, le jeune Bach demande un congé d’un mois et part pour Lübeck où il compte rencontrer le grand Buxtehude, dont il envisage de OOO


CLASSICA / Mai 2018 Q 49


prendre la succession. Une fois arrivé, la négociation tourne court, car le contrat de travail prévoyait qu’il épousât la fille du célèbre organiste, et il n’en avait apparemment pas envie. Le voyage dure beaucoup plus longtemps que prévu – quatre mois en tout. Enfin, air connu, on lui reproche des improvisations trop savantes pendant les offices ; on ne reconnaît plus les chorals dans le fouillis de la polyphonie et de l’ornementation, et les fidèles s’en plaignent. En sus, on l’a vu se diriger une fois vers la cave à vin, et même – horreur – il a laissé monter à la tribune de l’orgue… une jeune fille. Aussi, quand en 1707, alors qu’il atteint les vingt-deux ans et qu’un poste d’organiste

De gauche à droite : Mozart, Mendelssohn et Poulenc dans leur vingtaine.

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ARBARA KRAFFT

J. WARREN CHILDE

EN COUVERTURE

se libère à Mühlhausen, non loin d’Arnstadt, il ne laisse pas passer l’occasion. Il peut le faire. Il est déjà « quelqu’un ».

UN OPÉRA TRÈS SOMBRE Natif de Leipzig, Richard Wagner (1813-1883) vit sa jeunesse non loin des lieux où Bach avait débuté. De même que chez les Bach on était souvent musicien d’église, la famille Wagner est vouée au théâtre. Son père avait été acteur amateur, son frère Albert est chanteur et metteur en scène, ses sœurs actrices, son beau-père, Ludwig Geyer, comédien. Le jeune Richard, de manière assez brouillonne, se lance

LUDWIG VAN BEETHOVEN (1770-1827)

AKG-IMAGES / SCIENCE SOURCE

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50 Q CLASSICA / Mai 2018

vingt ans, Beethoven est loin d’être un inconnu, mais sa relative renommée se limite à sa ville de Bonn. Depuis deux ans, il exerce la modeste fonction d’altiste à l’Orchestre du Théâtre – il faut bien faire vivre sa famille : la mère est morte en 1787, le père est à peu près incapable, et Ludwig

doit pourvoir à l’éducation de ses frères. Lors de la mort de l’empereur Joseph II en février 1790, il compose une Cantate funèbre qui reste dans ses cartons. À la fin de la même année, à l’occasion de l’élection du nouvel empereur Leopold II, il en écrit une autre, qui ne sera pas davantage jouée.

Le comte Waldstein, l’un de ses principaux patrons à Bonn, lui commande un Ballet des chevaliers (Ritterballet WoO1), une musique fort agréable, évocatrice des murs chevaleresques du Moyen Âge germanique. Plus intéressant, il publie au cours de l’été une série de 24 Variations sur Venni

Amore de Righini WoO65. Peu de temps après, il s’embarque sur le Rhin avec son prince-électeur de Bonn, Max-Franz, dans un déplacement politique. Au cours de ce voyage, il a l’occasion de montrer ses talents de pianiste, mais semble avoir également fait fonction de cuisinier. X J. B.


MUSIQUE GALANTE Au même âge, d’autres étaient réellement plus avancés : Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) avait déjà plus de deux cents œuvres à son catalogue, dont plusieurs opéras (Mitridate, Lucio Silla, La finta giardiniera, Il re pastore…), et était tout à fait bien intégré dans la société salzbourgeoise : la production de 1776 peut être qualifiée de mondaine ou de galante et l’on n’y retrouve pas certaines tensions expressives des années antérieures, comme s’il faisait une pause avant de reprendre la route vers des sommets plus ardus, donnant parfois l’impression d’un aimable gazouillement d’un jet d’eau dans un beau jardin. Ce sont des pièces pour violon et orchestre (Adagio en mi K. 261, Rondo en si bémol K. 269), la célébrissime Serenata notturna K. 239 avec trompettes et timbales, deux Concertos pour piano en si bémol (K. 238) et ut (K. 246), le Concerto pour trois pianos en fa K. 242, conçu pour les salons OOO

FRANZ SCHUBERT (1797-1828) our Schubert, l’année de ses vingt ans, 1817, sera déterminante. Certes, sa vie sociale n’a rien d’exaltant. Professionnellement, il reste aide instituteur et revient habiter la maison paternelle. Musicalement, il se produit pour la première fois en public : que l’on n’imagine pas un grand récital soliste pour autant, il participe à une soirée avec d’autres pianistes. Il semble également gagné par une certaine influence italienne, comme en témoignent plusieurs ouvertures pour piano à quatre mains ou pour orchestre. Puis

BRIDGEMAN IMAGES

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il quitte la demeure familiale, s’installe chez son ami Schober et fait bientôt la connaissance du chanteur Michael Vogl qui sera le « créateur » de nombreux Lieder : enfin Schubert trouvait pour ses œuvres un véritable interprète ! 1817 est aussi une grande

année pour le piano, qui verra naître huit sonates plus ou moins complètes. Vers la fin de l’été, après avoir écrit les célèbres Variations sur un thème de son ami Hüttenbrenner (D. 576), il délaisse cet instrument jusqu’au début de 1818. D’ailleurs, il compose moins. X J. B.

FRÉDÉRIC CHOPIN (1810-1849) hopin a commencé à composer très jeune, mais sa renommée a longtemps été circonscrite à la Pologne. Sa situation évolue à partir de l’année

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M. WODZINSKA

en autodidacte dans la composition. À dix-neuf ans, sa Symphonie en ut est jouée à Prague et une Ouverture de concert connaît un certain succès à Leipzig. Il s’attaque alors à l’écriture d’un opéra très lugubre, Les Noces (Die Hochzeit), dont ne subsiste que l’acte I et, sans plus tarder, le voici attelé à son premier ouvrage achevé. Rarement représenté, celui-ci n’est pas plus « wagnérien » que ne le sera le suivant, La Défense d’aimer (Das Liebesverbot), qui chute après trois soirées en 1836. L’un est marqué par Weber, l’autre par Auber et Donizetti, les deux manquent de mesure, débordent d’inspiration généreuse et un peu désordonnée. Si les débuts de Bach semblent bien dénoter le style futur du compositeur, parce qu’il maîtrise déjà le fonds commun de la musique d’orgue ou de clavier dans les pays luthériens, le cas Wagner montre bien à quel point au XIXe siècle, face à des langages très divers, le style propre d’un musicien ne se révèle pas tout de suite, loin de là. Un demi-siècle après Wagner, la production du jeune Claude Debussy (1862-1918) en donne un autre exemple. On s’accorde généralement à considérer que sa première œuvre qui soit du « vrai » Debussy est le Prélude à l’après-midi d’un faune (1894), composé la trentaine bien passée. Ce n’est pas que certaines partitions antérieures soient sans intérêt – de fait, le Quatuor à cordes ou même la suite symphonique Printemps sont très réussis, mais c’est comme s’ils avaient été composés par un élève surdoué de Franck ou de Massenet. Ainsi, à vingt ans, à l’époque où son professeur de piano l’adresse à des dames très riches pour accompagner leurs soirées, Mme Wilson-Pelouze en son château de Chenonceau, Mme von Meck, l’« égérie » de Tchaïkovski, en ses pérégrinations européennes, Debussy compositeur existe à peine et n’a laissé que quelques mélodies, des pièces pour piano et un agréable Trio d’un style agréablement mondain et peu personnel.

de ses dix-huit ans. En 1828, il se rend à Berlin, un an plus tard, ce sera Vienne. C’est alors qu’il livre le Concerto en fa mineur, chef-d’œuvre qui lui assure un énorme succès lors de sa création à Varsovie, le mois même de ses vingt ans ; avant celui de décembre, il aura écrit le Concerto en mi mineur qu’il créera en octobre 1830. Ces deux concertos trahissent certainement des influences diverses et, comme d’autres pages contemporaines, se situent à la jonction du classicisme et du

romantisme, mais le matériau mélodique, qui emprunte à l’occasion à la musique populaire polonaise, est déjà très personnel. Bientôt, le décor va changer. Quittant définitivement sa patrie, Chopin s’installe à Vienne pendant huit mois, de l’automne 1830, quelques jours avant l’insurrection de la Pologne, jusqu’à l’été suivant. Et c’est à distance qu’il vivra les tragiques événements survenant dans son pays. Une autre histoire commence, une seconde vie. X J. B. CLASSICA / Mai 2018 Q 51


L’ENTRETIEN

Esa-Pekka Salonen

À LA POINTE DE LA CRÉATION Applaudi pour ses interprétations des pages des XXe et XXIe siècles, salué pour ses propres œuvres, inspiré par les nouvelles technologies, le chef et compositeur finlandais, toujours en quête de renouveau, mène la danse sur les scènes internationales. Rencontre avec un des plus grands maestros actuels.

’est à Paris, en novembre dernier, que le chef et compositeur finlandais nous recevait à l’OpéraBastille, peu avant la première de La maison des morts de Leos Janácek et quelques heures seulement après avoir dirigé, au palais Garnier, des ballets de George Balanchine, Pina Bausch et Saburo Teshigawara, sur des musiques d’Igor Stravinsky… et d’un certain Esa-Pekka Salonen.

C

Lorsque vous dirigez Stravinsky non au concert mais en fosse, cela change-t-il votre conception ?

Il faut réagir à la dynamique impulsée par ce qui se passe sur scène. Lors de ces représentations du Sacre du printemps, j’ai été surpris du peu d’ajustements que j’avais eu à faire, en tout cas moins que je ne le pensais au début. J’ai d’abord dû ralentir certains passages, mais les danseurs étaient tellement bons qu’après avoir débuté le spectacle sur des tempi assez lents, je suis revenu peu à peu à un tempo aussi rapide qu’en concert, et ce sont les danseurs qui se sont adaptés ! Ce sont des sacrés professionnels ! Agon, qui ouvrait le programme, est une pièce particulière, abstraite, complexe mais passionnante, que Stravinsky a composée en étroite collaboration avec Balanchine, lui-même très musicien. Si les danseurs suivent des mouvements compliqués, s’ils doivent compter 64 Q CLASSICA / Mai 2018

BIOGRAPHIE EXPRESS 1958 Naissance à Helsinki 1992 Devient directeur du Los Angeles Philharmonic jusqu’en 2009 1997 Création des LA Variations 2005 Dirige Tristan et Isolde à l’Opéra-Bastille 2009 Leila Josefowicz crée son Concerto pour violon 2013 Dirige Elektra à Aix, mise en scène par Patrice Chéreau 2017 Yo-Yo Ma crée son Concerto pour violoncelle

À RETROUVER SUR LE

CD CLASSICA

– c’est beaucoup de géométrie –, il faut également qu’ils captent une humeur dès les premières mesures. Pour en revenir au Sacre du printemps, quand on a sous les yeux la chorégraphie de Pina Bausch, une pure merveille, on ne peut que sentir l’énergie qui émane de la danse et cela affecte nécessairement la façon dont nous jouons. C’est un échange constant. Entre ces deux Stravinsky s’insérait Grand Miroir de Saburo Teshigawara sur votre propre Concerto pour violon… qui n’a pas du tout été composé pour le ballet. Comment réagissez-vous dans ce cas ?

Cela fait maintenant huit ans que j’ai composé ce concerto : je peux le diriger comme si quelqu’un d’autre l’avait écrit, cela ne m’affecte pas personnellement. Bien sûr que c’est mon œuvre, mais j’ai assez de distance pour le voir objectivement en tant qu’interprète. C’était passionnant de le diriger dans cette étrange mais fascinante chorégraphie ; en m’ajustant à la scène et aux danseurs, j’ai découvert dans ma musique des choses que je n’imaginais pas du tout. Et c’est ce qui peut arriver de mieux à un compositeur ! Écrire une pièce, s’en souvenir dans les grandes lignes, mais en redécouvrir le sens quand l’imagination d’un autre artiste ajoute sa propre « couche ». Lorsqu’on crée, on invente un espace de liberté sans définir de ligne narrative interne : cette chorégraphie parachève en quelque sorte le processus de composition. Saburo Teshigawara a-t-il travaillé avec vous en amont ?

Non ! Je l’ai rencontré pour la première fois au filage, quand tout était déjà réglé ! Ce fut tout sauf une collaboration. Lors d’une répétition, quelqu’un m’a dit que le tempo était trop rapide et j’ai répondu que j’étais précisément l’expert pour diriger cette œuvre [il sourit]. Mais l’orchestre a joué bien sûr en suivant cette recommandation. J’étais content du résultat, en ce sens que la chorégraphie de Teshigawara et ma musique évoluaient dans un univers assez semblable, sans venir de deux mondes opposés. Si vous deviez composer un ballet, quel pourrait en être le sujet ?

Pas évident. Les ballets ont souvent du mal à raconter une histoire complexe à cause des relations OOO


ÉRIC GARAULT

CLASSICA / Mai 2018 Q 65


Bonnes feuilles

LES

BIENFAITS DE LA

MUSIQUE SUR NOTRE CERVEAU PUBLIÉ AUX ÉDITIONS BELIN, CET OUVRAGE DIRIGÉ PAR EMMANUEL BIGAND MONTRE LES VERTUS THÉRAPEUTIQUES DE LA MUSIQUE GRÂCE AUX NEUROSCIENCES. EXTRAITS.

Facteur de cohésion sociale Aujourd’hui, le caractère universel des émotions musicales est au cœur de nombreuses recherches. Si l’émotion dépendait uniquement des contextes d’écoute, une œuvre donnée évoquerait autant d’expressions différentes qu’il y a d’auditeurs et chacun en aurait une expérience particulière. Lors d’un concert, son voisin de droite pleurerait, tandis que celui de gauche se délecterait joyeusement de la soirée. Or, il est évident que cela ne se produit jamais. Les œuvres musicales ont une structure expressive suffisamment puissante pour imposer des états émotionnels communs à un grand nombre d’auditeurs. La musique peut mettre à l’unisson émotionnel une foule entière. Ce pouvoir lui confère une force de cohésion sociale essentielle dans la plupart des cultures du monde. Il s’exerce déjà chez le nourrisson par l’intermédiaire des comptines qui lui sont chantées. Le bébé est d’ailleurs plus fasciné par la voix de sa mère quand elle chante que quand elle parle. Il existe manifestement des universaux expressifs puisque les comptines du monde entier partagent de nombreux traits structuraux.

72 Q CLASSICA / Mai 2018

La fonction de cohésion sociale s’exerce ensuite tout au long de la vie, et plus particulièrement au moment de l’adolescence. À ce stade, la musique traduit les états émotionnels traversés par les adolescents, ce qui facilite les regroupements par affinité. Même si elle est relativement stable chez une même personne, l’émotion que procure une œuvre diffère un peu d’un jour à l’autre, en fonction de l’humeur et du contexte, et elle évolue tout au long de la vie. Une telle variété est souhaitable, sinon l’expérience musicale deviendrait très vite répétitive. Toutefois, ces variations restent centrées autour d’une même expérience émotionnelle. Si tel n’était pas le cas, choisir un disque dans sa discothèque relèverait plus du jeu de hasard que d’un choix volontaire. Or, il est rare que nous fassions de nombreux essais avant de trouver le morceau qui correspond à l’émotion recherchée. Lorsque nous connaissons bien une base de données musicales, nous savons très précisément quel type de musique s’ajuste le mieux à l’état psychologique du moment. Ce savoir n’est possible que dans la mesure où les émotions musicales obéissent à des régularités.


Les recherches ont confirmé la stabilité des réponses émotionnelles. Quand on utilise des œuvres connues et bien caractérisées du point de vue expressif qui évoquent des émotions de gaieté (le Printemps des Quatre Saisons de Vivaldi), de colère ou de peur (la Nuit sur le mont Chauve de Moussorgski), de tristesse (l’Adagio d’Albinoni) et, dans une moindre mesure, de sérénité, les réponses sont très reproductibles d’un auditeur à l’autre. Cette régularité est mise en évidence lors d’études où l’on demande à des auditeurs d’écouter des pièces qu’ils ne connaissent pas et d’exprimer leurs émotions. Dans l’une de ces expériences, nous avons demandé à des auditeurs musiciens et non musiciens d’écouter vingt-sept extraits musicaux et de regrouper ceux qui exprimaient des émotions similaires. L’analyse de ces groupements permet de définir une distance émotionnelle entre les œuvres : si deux œuvres ne sont jamais regroupées, c’est qu’elles déclenchent des émotions très différentes, et que leur distance émotionnelle est importante. Qui plus est, dans ce type d’expériences, les distances

émotionnelles évaluées à partir des réponses sont quasi identiques lorsque les auditeurs refont l’expérience trois semaines plus tard. Plus surprenant encore, ces distances sont très similaires pour des groupes d’auditeurs différents et elles ne changent presque pas avec l’expertise musicale (que le sujet soit familier ou non de la musique). Suzanne Filipic et Philippe Lalitte, dans notre laboratoire, ont exposé des auditeurs n’ayant pas de formation musicale et des instrumentistes spécialistes de musique contemporaine à des œuvres de ce type. Ils ont comparé leurs réactions émotionnelles (tristesse, gaieté, anxiété, etc.). Malgré la difficulté stylique de ces œuvres, ils ont observé que les émotions sont similaires. Les émotions perçues sont-elles réellement vécues ? Autrement dit, les auditeurs identifiant bien les émotions exprimées par les œuvres les ressentent-ils vraiment ? Les auditeurs pourraient identifier les mêmes émotions sans pour autant les ressentir de la même façon. Cette différence entre émotion « perçue » et émotion « vécue » reste un sujet de débat. Pour certains, on peut reconnaître le caractère triste d’une musique que l’on écoute sans OOO

CLASSICA / Mai 2018 Q 73

DESSINS SÉBASTIEN HARDY

Des réactions émotionnelles stables


ILLUSTRATION : FRANÇOIS OLISLAEGER


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