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Roberto
ALAGNA Mon tour du monde de l’opéra DOSSIER SPÉCIAL
BAC 2018
Réussir l’option musique Steve Reich DANS L’INTIMITÉ
Anne Queffélec N°200 - Mars 2018
ET AUSSI : La chronique d’Éric-Emmanuel Schmitt • Écoute comparée : Études d’exécution transcendante de Franz Liszt • Un air de famille : Katia et Marielle Labèque
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ENTRETIEN EXCLUSIF
M 03813 - 200 - F: 7,90 E - RD
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CD, DVD, HI-FI & CONCERTS : TOUTE L’ACTUALITÉ CLASSIQUE & JAZZ
SOMMAIRE 40
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48 Q L’ACTUALITÉ 03 07 09 10 29 30 37 38 40 47
Éditorial Ça cartoon ! Sur des ères de musique La petite musique d’Éric-Emmanuel Schmitt Tout musicien vivant influence les morts Planète musique Les adaptations ciné des opéras de Verdi, L’Orchestre de Paris dans la tourmente… L’humeur d’Alain Duault La réputation Sortir Benvenuto Cellini à Bastille, Le Festival de Pâques d’Aix, Mars en Baroque à Marseille… À voix haute La chronique de Benoît Duteurtre Un air de famille Les sœurs Labèque On a vu Le Cercle de craie, Katia Kabanova, Rinaldo… Les carnets d’Emma La chronique d’Emmanuelle Giuliani
76 Q LE MAGAZINE 48 56 62 64 68 72
En couverture Le tour du monde de l’opéra de Roberto Alagna : sa carrière racontée à travers les plus grandes scènes du globe Musique au bac Toutes les clés pour réussir l’examen le jour J Passion musique Christophe Barratier L’entretien Steve Reich se confie L’univers d’un musicien Entrez dans l’intimité d’Anne Queffélec L’écoute comparée Douze Études d’exécution transcendante de Franz Liszt
Q LE GUIDE 76 88 114 116 118 130
Les CHOCS du mois Les disques du mois Le jazz Les DVD du mois Hi-fi : test de six amplificateurs Jeux 5 Q CLASSICA / Mars 2018
LA PETITE MUSIQUE
D’ÉRIC-EMMANUEL SCHMITT
Tout musicien vivant influence les morts u concert, l’autre jour, j’écoutais la musique la plupart des gens ». Quelle pirouette inattendue ! Le vieux Bach, de Bach. Lorsque le pianiste entama un mor- l’alpiniste de la tonalité, aurait fondé l’école de Vienne ! ceau à la pulsion rythmique irrésistible, aussi Bach n’est-il pas, comme le clament les historiens, le Père des trépidante qu’obstinée, ma voisine s’exclama, musiciens ? Celui, comme le rappelait Schumann, devant qui surprise : « Comme c’est moderne ! » Elle avait tous les autres ne sont que des enfants ? À peser sa postérité, raison : Bach faisait soudain du jazz, tels un il semble en effet que Johann Sebastian Bach a donné au monde autodidacte du Bronx ou un étudiant formé par Gershwin. davantage que quatre fils compositeurs ; il a continué à engenNon seulement Bach parlait américain, drer après sa mort… Maints novateurs se mais sa peau prenait des teintes noires ; sont réclamés de ce traditionaliste et nous vitalité, swing, rebonds, déhanchés, tout ont appris à entendre leur présent dans semblait appartenir au XXe siècle. Or, il ne son passé. Entendre en Bach plus que Bach. s’agissait pas d’un jazzman s’amusant à En sa musique, toutes les musiques… donner des tournures contemporaines à L’affaire, pourtant, ne me paraît ni si simple une page ancienne, l’interprète exécutait ni si miraculeuse. C’est nous qui engrosl’œuvre originale du XVIIIe siècle ! L’étonnesons le passé. C’est nous qui faisons des ment de cette auditrice me renvoyait à un rejetons à nos ancêtres. Par nos inventions, souvenir, celui du sulfureux Eddie Van nous nous découvrons soudain des précurHalen improvisant le morceau « Eruption » seurs sur les rayons de jadis. C’est le jazz à la guitare électrique sauvage. Indifférent à la joliesse du timbre, qui fait entendre le jazz de Bach, non Bach qui crée le jazz. bavard, acharné, inexorable, il me démontrait la proximité entre Tout artiste influence ses prédécesseurs, même à des le hard rock et Bach. Quoi ? Bach, aussi précurseur du métal ? siècles de distance. Aujourd’hui enfante autrefois. Chaque époque revendique Bach comme son ancêtre. Le Bach Ainsi Debussy et Ravel, avec leurs œuvres aquatiques, transexpressif des cantates et des passions fut redécouvert par les forment le Liszt des Jeux d’eaux de la Villa d’Este en préimpresromantiques, puis considéré comme prémonitoire de leur sensi- sionniste. Ainsi Messiaen désigne le Debussy de Pagode qui bilité, de leur volonté d’émouvoir. Plus tard, Bach, par sa réflexion combine les musiques d’Orient comme un annonciateur. Ainsi sur la tonalité, fut revendiqué par son exact contraire, la musique spectrale change ce même Messiaen et l’atonaliste Schoenberg : il y reconnaissait un intelses « couleurs de timbre » en initiateur. Fauré ÉRIC-EMMANUEL lectuel, fasciné par les jeux numériques, membre donne naissance à Chopin, Poulenc accouche de SCHMITT d’une société savante à laquelle il envoyait des Chabrier. La musique minimaliste de Steve Reich, contributions scientifiques, Variations canoniques, est écrivain, dramaturge Philip Glass et John Adams hausse Satie au rang et réalisateur. Offrande musicale et Art de la fugue. Et Webern de prophète, ce Satie qui répétait 840 fois le même Son dernier ouvrage, orchestra le Ricercare de cette même Offrande thème dans Vexations. Nos oreilles s’aiguisent et La Vengeance musicale afin de « réveiller ce qui sommeille encore le patrimoine s’enrichit. La vue du présent rend du pardon, est paru dans le secret de cette représentation abstraite voule passé visionnaire. Belle chaîne, non ? Tout chez Albin Michel. lue par Bach et qui reste […] insaisissable pour musicien vivant influence les morts. X
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Aujourd'hui enfante autrefois
CLASSICA / Mars 2018 Q 9
SORTIR
LES ESSENTIELS Notre sélection du 1er au 31 mars 2018 SAINT-GERMAIN-EN-LAYE THÉÂTRE ALEXANDRE DUMAS 23 au 25 mars Le Monde de Debussy
PARIS OPÉRA-BASTILLE 17, 20, 23, 26 et 29 mars, 1er, 4, 7 et 11 avril Benvenuto Cellini de Berlioz
T
erry Gilliam enrayera-t-il la malédiction ? Provoquant, lors de sa création à la salle Le Peletier en 1838, « une chute éclatante », selon le mot de Berlioz, Benvenuto Cellini, dit très vite « Malvenuto », reste un opéra foisonnant, mais problématique sur le plan scénique et aussi difficile à distribuer. Dans une 30 Q CLASSICA / Mars 2018
production venue de l’English National Opera, l’ex-pilier des Monty Python y joue la carte de la kermesse bariolée et déjantée, avec jongleurs, acrobates, masques, pluies de confettis, décors coulissant à vue : la Renaissance italienne plongée dans un décor de cartoons, sur le grand plateau de la Bastille sollicité à plein régime.
Le casting promet de jolies surprises : John Osborn dans le rôle-titre, Pretty Yende en Teresa, Michèle Losier en Ascagne et le retour de Philippe Jordan en fosse, à mi-chemin dans son cycle Berlioz – qui se conclura l’an prochain en apothéose avec Les Troyens. £ www.operadeparis.fr .
Philippe Cassard, Michel Onfray, Didier Lockwood, Éric Le Sage, Nicolas Dautricourt, Karine Deshayes, Gérard Caussé, Magali Mosnier… À 75 u, le Pass Debussy vous ouvrira toutes les portes. Autre point d’orgue le 2/05, avec Louis Langrée à la tête de l’Orchestre des Champs-Élysées pour La Mer, Prélude à l’après-midi d’un faune, les Nocturnes, et Danses sacrée et profane. £ www.saint . .germainenlaye.fr .
(C)_WILDUNDLEI
CLÄRCHEN & MATTHIAS BAUS
S
i l’année Debussy bat son plein, voici la manifestation qui manquait à cette célébration : un festival entièrement dévoué à « Claude de France », organisé dans sa ville natale de Saint-Germainen-Laye. Au sein d’un calendrier très chargé, on guettera tout particulièrement le week-end du 23 au 25/03 où concerts et tables rondes se succéderont pour éclairer le « Monde de Debussy » :
PARIS
SALLE GAVEAU 27 mars Ivo Pogorelich l a été discret pendant quelque temps, puis a fait son retour, inattendu, déroutant. Paris accueille de nouveau le pianiste croate qui fêtera
MARCO BORGGREVE
I
en octobre son soixantième anniversaire. Salle Gaveau, il jouera un programme Clementi, Chopin, Haydn, Liszt, Beethoven (« L’Appassionata ») et Ravel (La Valse). Un événement, et quoi qu’il en soit, une expérience hors du temps. £ www.sallegaveau.com .
AIX-EN-PROVENCE
GRAND THÉÂTRE DE PROVENCE
lap de départ pour la 6e édition du Festival de Pâques d’Aix-en-Provence : son directeur artistique, Renaud Capuçon, ouvre les festivités avec le Concerto n°2 de Bartók, entouré du LSO et de François-Xavier Roth (26/03). András Schiff et la Cappella Barca donnent une
C
MARSEILLE (DIVERS)
9 au 31 mars Mars en Baroque es motets, des cantates, et beaucoup d’amour. Mars en Baroque envahit la ville phocéenne (musée des Arts décoratifs, château
D
soirée Bach (27/03), Krivine et le National s’arrêtent dans un programme Debussy, Strauss, Franck (29/03). Les prodigieux Vadim Gluzman et Yefim Bronfman se succèdent à quelques heures d’intervalle (31/03), le premier dans Mozart, Bruch,
Schnittke, le second dans Schumann, Debussy, Stravinsky. Les festivités se referment le week-end du 7 et 8 avril, avec rien moins que le Quatuor Hagen, l’Orchestre national de Russie, Debargue et Pletnev, et un tout Debussy par Daniel Baremboim.
SDP
26 mars au 8 avril Festival de Pâques
PARIS
PHILHARMONIE 24 et 25 mars L’Or du Rhin et La Walkyrie de Wagner
£ 08 2013 2013 • www.festivalpaques.com .
Borély, musée des Beaux-arts, palais Longchamp) durant tout le mois de mars, déclinant à l’envi le thème « Amour, amours » tant dans la sphère profane que sacrée. Les ensembles Concerto Soave, Vox Luminis, Café Zimmermann,
et l’Armée des Romantiques se mêlent à la ronde, rejoints par l’écrivaine franco-canadienne Nancy Huston, qui présentera Erosongs en compagnie de peintres et de musiciens. £ www.marsenbaroque. . com .
P
our graver L’Or du Rhin et La Walkyrie dans son fief, à Saint-Pétersbourg, Valery Gergiev s’entoura, à l’époque, de la crème du chant wagnérien, Pape, Kaufmann, Stemme. Cette fois, histoire de faire briller ses troupes, il affiche pour cette demi-épopée wagnérienne
une distribution 100 % russe : Yuri Vorobiev et Evgeny Nikitin se succèdent dans Wotan, Roman Burdenko campe Alberich, Tatiana Pavlovskaya porte le casque de Brünnhilde et Mikhaïl Petrenko rugit dans Hunding. Suite et fin en 2019. £ www.philharmonie. deparis.fr .
CLASSICA / Mars 2018 Q 31
UN AIR DE FAMILLE PÈRES ET FILS, FRÈRES ET SŒURS… LA MUSIQUE SERAIT-ELLE INSCRITE DANS LES GÈNES ? EN TOUT CAS, ELLE EST SOUVENT AFFAIRE DE FAMILLE. TOUS LES MOIS, NOUS PRÉSENTONS LE PORTRAIT D’UN CLAN DE MUSICIENS.
Les Labèque
KATIA, MARIELLE ET LES AUTRES PAR ELSA FOTTORINO
arielle étale sur la table basse du salon ses photos jaunies par le temps : elle et sa sœur fillettes, arborant les traits du bonheur. Un soleil rasant perce à travers les fenêtres hautes de leur hôtel particulier du 4e arrondissement. Marielle me tend un cliché de Katia : « un de mes préférés ». On y voit son aînée de deux ans, cheveux taillés au ras de la nuque, le visage incliné dans un halo lumière. Et cette robe froncée sous la taille qui raconte une enfance d’autrefois. Nous avons continué d’égrener les photos. Le cocon familial d’Hendaye. Leur mère, Ada Cecchi, d’origine italienne, leur père, Pierre Labèque, passionné de rugby, les instantanés sur la plage. Il y a dans ce court tête-à-tête avec Marielle une forme de quiétude et de douceur. Un peu à son image. L’arrivée de Katia fait basculer l’instant dans une autre temporalité, peut-être, dans le présent. Il s’agit d’être efficace. Les deux sœurs me reçoivent à la faveur d’une courte escale parisienne entre deux tournées. Elles arrivent d’Italie avant de repartir aux États-Unis, c’est leur vie, « aucune année ne se ressemble », m’expliquent-elles. Katia, la plus volubile des deux, répond à toutes mes questions, les anticipe même. À moi de décrypter quelle Katia a la parole : celle qui dit « je », comme quand elle raconte son goût pour les esthétiques alternatives, celle qui dit « nous » quand elle évoque les options musicales du duo (« nous avons toujours eu l’appétit de monter des œuvres nouvelles ») et celle, plus profonde qui se fait la voix de Marielle : « Je gère l’agenda. Je suis capable de refuser
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une tournée pour que Marielle puisse retrouver Semyon (Bychkov, son mari, NDLR). Si elle ne le voit pas pendant trop longtemps, elle ne va pas être bien. Quand j’arrive à sauver huit jours, il faut que Marielle parte le retrouver à Prague. » Chacune veille sur l’autre. « Je gère la carrière, mais Marielle ne va jamais me laisser avec mon frigo vide ! » L’une papillonne dans les aigus du clavier (Katia), l’autre est ancrée dans les basses. L’une aime les opéras de Wagner (Marielle), l’autre adore Radiohead. « Katia ne fonctionne que si elle a chaud. Elle est du soir, moi, du matin. Elle répond tout de suite aux e-mails, moi, j’ai besoin d’un temps de réflexion beaucoup plus long », dit la cadette. Elles sont affables et attachantes l’une et l’autre, chacune à sa manière, toutefois. L’EAU ET LE FEU Et qu’en pensent les hommes qui partagent leur vie ? « Katia est un volcan, Marielle, l’harmonie intérieure, observe Semyon Bychkov. Elles sont comme deux moitiés qui forment un être à part entière. Mais l’une sans l’autre ne peuvent jamais fonctionner. » Mystérieuse alchimie de la fusion des contraires. David Chalmin, le compagnon de Katia, est musicien et ingénieur du son. Avec les sœurs, ils se retrouvent notamment autour de projets d’enregistrements. « Les séances de travail peuvent être assez animées ! Nous sommes très complices avec Marielle car nous avons des expériences communes par rapport à Katia. Elle est parfois difficile à suivre. Mais c’est ce qui fait son génie et qui la rend si inspirante ! »
« Même si parfois les rôles s’inversent, je suis la grande sœur », rappelle Katia. « Elle l’a toujours été », glisse Marielle. C’est l’aînée qui a inspiré à la cadette l’envie de jouer du piano. Katia avait sept ans et interprétait un concerto de Mozart au Théâtre des Champs-Élysées. « Marielle était dans la salle avec maman. C’est là qu’elle a exprimé son envie d’être elle aussi pianiste. » Les sœurs me parlent beaucoup de leur mère. Élève de Marguerite Long, elle était leur professeur. « Dans ces années-là, à Hendaye, il n’y avait pas de concerts, de retransmissions. Nous n’avions rien d’autre que la musique que nous écoutions à la maison. L’atmosphère était toujours très joyeuse avec maman. Mais elle nous a donné beaucoup de discipline. C’est peut-être de là que vient mon côté très maniaque du rangement. J’ai toujours vu maman sur une échelle avec des piles de draps », se souvient Marielle, qui confie collectionner les programmes de concert. UNE DÉTERMINATION SANS FAILLE Lorsqu’elles ont six et huit ans, Ada tente de les faire jouer à quatre mains : un échec retentissant. « Nous n’étions d’accord sur rien ! », s’amuse Katia. Cinq ans plus tard, elles entrent au Conservatoire de Paris. Alors qu’elle est admise en supérieur, Katia rejoint finalement sa sœur en préparatoire pour pouvoir l’accompagner depuis Boulogne où elles se sont installées avec leur grand frère. Mais elles développent jusqu’à leur prix un répertoire solo. C’est en perfectionnement que Katia force les portes pour intégrer avec sa sœur la classe de musique de chambre de Jean Hubeau. Malgré ses réticences, le directeur du conservatoire accepte, soufflé par leur aplomb. Il n’existe d’ailleurs toujours pas de classe de deux pianos au Conservatoire de Paris. Ces deux grandes musiciennes sont toujours là où on ne les attend pas. « Ce serait plus simple si nous avions joué la Rhapsody in Blue toute notre vie », plaisante Katia. Curieuses et aventureuses, elles n’hésitent pas à se mettre en danger, explorer tous les répertoires – avec toujours le même enthousiasme, le même talent. Elles racontent dans un élan partagé leur tournée avec Il Giardino Armonico et Giovanni Antonini – un rêve devenu réalité –, leur
exploration de Moondog, de la génération post-minimaliste, des musiques traditionnelles basques, de Poulenc et Debussy. Et se remémorent les débuts de leur carrière avec les Visions de l’Amen d’Olivier Messiaen. Ou l’arrangement de West Side Story réalisé par Irwin Kostal pour les deux pianistes, à la demande de Bernstein. « Nous avons commencé le piano avec la musique française. Et quand nous nous sommes mises au contemporain, les gens disaient à maman, “vos filles vont s’abîmer le son en allant voir Berio ou Boulez”. Notre problème à l’époque, c’était de convaincre maman ! », s’amuse Katia. Fascinantes personnalités que celles de ces deux sœurs, qui ont, semble-t-il, conservé ce côté « jeunes filles de bonne famille » que laisse deviner les photos. Qui à la maternité auront préféré l’indépendance, la musique, le mouvement, qui auront vécu dans un tourbillon rock’n’roll. Curieux hasard : pour le concours de sortie du Conservatoire de Paris, lors du tirage au sort déterminant l’ordre de passage, elles ont pioché deux numéros consécutifs. Un destin tout tracé ? X
Actualités £ 25 mars : Festival de Pâques de Salzbourg £ 13 avril : Création mondiale du Concerto pour deux pianos de Bryce Dessner, au Royal Festival Hall de Londres £ 18 juin : Théâtre des Champs-Élysées de Paris, avec Gaspard Proust et le Quatuor Modigliani
CLASSICA / Mars 2018 Q 39
EN COUVERTURE
48 Q CLASSICA / Mars 2018
AGATHE POUPENEY
LE TOUR DU MONDE DE L’OPÉRA DE ROBERTO ALAGNA Le ténor star peut s’enorgueillir de plus de trente ans d’une carrière hors norme, qui l’a vu investir les scènes les plus prestigieuses du globe. En exclusivité pour Classica, il livre son expérience de ces lieux d’exception et de magie lyrique… émaillée de savoureuses anecdotes. CLASSICA / Mars 2018 Q 49
EN COUVERTURE J’ai appris huit rôles dans ce laps de temps, puis je suis resté très proche d’elle durant les premières années de ma carrière ; elle m’a appris à déchiffrer et à apprendre, très vite, les personnages. Depuis, j’apprends toujours mes rôles seuls, avec les mots et les fantômes de Simone Féjard. Actuellement, je prépare Lohengrin de Wagner pour Bayreuth, cet été : mon épouse, Aleksandra Kurzak, m’aide dans la prononciation de l’allemand, mais je suis seul face à la partition. Et puis, l’Opéra-Comique est lié à un souvenir de spectateur : celui du Werther d’Alfredo Kraus, quelques mois seulement avant mon Roméo dirigé par Michel Plasson.
Paris OPÉRA-COMIQUE
Page précédente : Roberto Alagna en Rodrigue dans Le Cid de Massenet, au palais Garnier en 2015.
Ci-dessus : Roméo à l’Opéra-Comique en 1994.
Ci-contre : En Paolo Il Bello dans Francesca da Rimini, à l’Opéra-Bastille, en 2011.
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Que de souvenirs à l’Opéra-Comique ! Ce fut, autrefois, le siège de l’École de l’Opéra, et j’y ai côtoyé Béatrice Uria-Monzon, Natalie Dessay, tout un tas de chanteurs qui ensuite ont fait une belle carrière. C’est là que j’ai fait connaissance avec Ludovic Tézier qui venait auditionner devant Michel Sénéchal. Là aussi que j’ai croisé pour la première fois Gérard Depardieu, venu prendre des cours d’escrime en prévision du tournage du Cyrano de Rappeneau ; je me rappelle m’être retrouvé dans l’ascenseur avec ce monstre sacré, qui parlait avec le maître d’armes, osant à peine le regarder. Nous sommes amis aujourd’hui, et avons même enregistré ensemble un disque autour de Berlioz. L’École de l’Opéra, en 1988, constitua pour moi une période assez drôle : j’étais un élève qui n’était presque jamais là, car ma carrière avait déjà débuté. On m’y avait initialement refusé car je n’avais pas fait le conservatoire, et je dois mon audition puis mon engagement à José Todaro. Je me rappelle les tas de petites salles, dans les étages de Favart, affectées aux cours de solfège, d’italien, d’allemand, de maintien, de mise en scène, d’histoire de la musique. Il y avait des cours de chant avec Michel Sénéchal, Anna Maria Bondi mais surtout les séances avec la chef de chant Simone Féjard. Je n’ai jamais pris un seul cours de chant à l’École de l’Opéra, car la seule leçon qui m’intéressait était celle de ma chère Simone. Il m’arrivait d’échanger des cours traditionnels avec des collègues afin de passer plus de temps avec elle : au lieu de deux heures, je pouvais passer toute la journée en sa compagnie !
Encore élève de l’École de l’Opéra, j’ai participé aux essais acoustiques de l’Opéra-Bastille avant son ouverture ; j’ai donc été l’un des premiers ténors à chanter dans cette salle ! Au départ, on est presque déçu par la froideur de la Bastille, parée de couleurs tristes, mais, étrangement, une atmosphère chaleureuse se noue à chaque production. À Garnier ou au Comique, les chanteurs du passé vous parlent ; là, tout est encore vierge : c’est nous qui installons ceux du futur. La dimension de la scène et les dégagements à jardin et à cour gauche donnent l’impression qu’on est dans un navire énorme. J’ai parfois entendu dire que l’acoustique n’était pas idéale, mais j’avoue que je m’y suis toujours senti vraiment bien, y compris dans des rôles lourds ;
MIRCO MAGLIOCCA
SDP
OPÉRA-BASTILLE
je pense à Lancelot, dans le Roi Arthus de Chausson, dont l’orchestre est au moins aussi fourni que chez Wagner, avec une partie vocale à la française écrite une tierce au-dessus des héros wagnériens. Une épreuve ! J’ai également adoré Francesca da Rimini de Zandonai, une musique troublante dont les mots tirés de Dante m’ont transporté. J’aimerais un jour reprendre ce rôle, l’un de ceux qui m’ont le plus marqué, par sa musique, la richesse et la poésie de son livret. J’entretiens une belle relation avec l’Opéra-Bastille, qui reste ma maison principale en France. Mais il y a eu des ratés, aussi. Hugues Gall m’avait proposé Arnold dans Guillaume Tell, il y a une quinzaine d’années, mais je n’étais pas libre ; pour d’autres raisons, je n’ai pu non plus honorer une Manon avec Renée Fleming.
À Toulouse, j’ai été l’enfant du pays. J’y ai fait des tas de prises de rôles, Werther, le Duc de Mantoue dans Rigoletto… Le Capitole est une salle confortable, intime, dotée d’une bonne acoustique, d’un public gourmand et amateur, le tout dans une ville agréable. Tout est très professionnel. Lorsque j’ai été engagé au Capitole, Jacques Doucet en était encore le directeur. Avec Leontina Vaduva, j’ai chanté L’Élixir d’amour où, lors d’une soirée, j’ai bissé « Una furtiva lagrima » : le premier et dernier bis de ma carrière ! Bisser cet air ajoute un certain stress à la soprano, qui attend, attend, après s’être préparée à affronter la dernière scène, une vraie difficulté pour elle. Demandez-moi, dans un concert, tous les bis que vous voulez, mais pas dans un opéra ! c’est manquer de respect aux collègues. C’est facile de faire un « bis », il suffit d’installer trois ou quatre copains dans la salle qui commencent à crier « bis » et tout le monde reprend « bis ». Dans un théâtre de Madrid, pour Une fille du régiment avec un ténor qu’on ne doit pas nommer, on nous distribuait des tracts qui précisaient « Demandez le bis ».
Montpellier Je me suis produit partout à Montpellier, à l’Opéra-Comédie, au Corum, dans tous les endroits où l’on peut chanter ! J’y ai interprété l’une de mes premières Traviata, avec une soprano nommée Jenny Drivala – je me demande bien ce qu’elle est devenue… Ioan Holender, le directeur de l’Opéra de Vienne, était venu à Montpellier à cette occasion et m’avait glissé : « On te prend dans la troupe, tu vas rester trois-quatre ans avec nous, avec tant par mois et tant de spectacles à chanter ; tu vas bâtir ton répertoire. » J’ai refusé, je préférais ma carrière, encore balbutiante.
SDP
Toulouse
Et puis j’ai vécu des expériences passionnantes à Montpellier, je repense au Cyrano de Bergerac d’Alfano que j’avais moi-même produit, filmé à la Comédie dans des circonstances très difficiles car réalisé durant le conflit avec les intermittents. Et puis, il y a eu aussi cet Orphée et Eurydice de Gluck, dans la production de mon frère David, créé plus tôt à Bologne. Une anecdote ? Une dame, qui venait de perdre son petit chien, avait tenu à le faire incinérer dans ce spectacle ; ainsi, dans la scène au cours de laquelle je creuse la tombe avec le fossoyeur, les cendres du chien sont mêlées à la terre. Je ne le savais pas à l’époque, on ne me l’a dit qu’après !
Roberto Alagna interprète Cyrano de Bergerac d’Alfano à l’Opéra-Comédie de Montpellier, en 2003.
Orange Pendant presque dix ans de suite, le Théâtre antique d’Orange fut ma résidence d’été. Une sorte de rituel ! Un rendez-vous familial, avec mes proches, avec le public, avec toute la ville d’Orange et ses commerçants, qui convergeaient vers le théâtre et participaient à cette grande communion estivale. Il y a eu Faust, Paillasse, Turandot, Tosca, Otello, tant d’autres ! Je n’ai que de bons souvenirs. OOO CLASSICA / Mars 2018 Q 51
LES CONSEILS DU PROF
Le bac musique
ILLUSTRATIONS KEI LAM
LE PROGRAMME À TOUTE ÉPREUVE
Vous êtes élève en terminale et présentez la musique en option au baccalauréat ? Ouverte à toutes les séries, cette épreuve facultative se compose notamment d’une partie consacrée à la culture musicale. Un oral de trente minutes au cours duquel vous commenterez un extrait d’une des trois œuvres du programme. Pour la session 2018, la musique française est à l’honneur et le jazz égrène des notes électriques avec l’un des thèmes les plus célèbres des années 1970. Voici quelques clés pour briller, le jour J, devant le jury. 56 Q CLASSICA / Mars 2018
L’Affaire Tailleferre n 1955, la RTF – ancêtre de Radio France – commande à Germaine Tailleferre (18921983) cinq courts opéras d’une vingtaine de minutes chacun. Le 28 décembre de la même année sont diffusés ces opéras bouffes (c’està-dire mêlant scènes chantées et parlées afin d’en faciliter la compréhension), regroupés sous le titre Petite histoire lyrique de l’art français. Du style galant au style méchant, sur des livrets de la nièce de la compositrice, Denise Centore. Chaque œuvre pastiche un style ancien de l’opéra français : La Fille d’opéra, de « style galant », est écrit à la manière des tragédies lyriques de Rameau ; Le Bel Ambitieux, à la manière des opéras romantiques de Rossini ou Boieldieu ; La Pauvre Eugénie, dans le style naturaliste de Gustave Charpentier ; enfin, M. Petitpois achète un château fait référence aux opérettes d’Offenbach. Quant au dernier ouvrage, Rouille à l’arsenic, un polar influencé par les chansons populaires, sa partition a malheureusement été perdue. En 2014, l’Opéra de Limoges propose une création scénique des quatre opéras radiophoniques de Germaine Tailleferre, mis en scène par MarieÈve Signeyrole qui les relie sous forme de quatre faits divers jugés par un même tribunal : c’est L’Affaire Tailleferre (DVD Bel Air).
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£ QUELQUES CLÉS D’ÉCOUTE.
La Fille d’opéra Composée aux premières heures de la Renaissance baroque, l’œuvre témoigne de la part de Germaine Tailleferre d’une connaissance non parfaite, mais tout de même honorable de la musique de cette période. En témoignent les différents genres en vogue à l’époque de Rameau : l’ouverture à la française (00’06) au rythme pointé, l’air de tempête (scène VI, 8’25), mais surtout les danses comme la forlane (scène IX, 16’54), le menuet (scène XI, 23’26) ou le tambourin – danse provençale – à l’accompagnement en bourdon dans la scène V (5’43). On notera aussi l’emploi de récitatifs accompagnés au clavecin dans les scènes III (4’19) et VI (8’46). Quant à l’écriture, elle respecte le principe des carrures régulières et propose de nombreuses marches harmoniques, alors très prisées. En revanche, et malgré la présence du clavecin, l’instrumentation, tout comme l’ornementation, ne peut faire très longtemps illusion. La scène VII (9’46) est certainement la plus réussie : pastichant clairement le célèbre air de Rameau, « Tristes apprêts, pâles flambeaux », extrait de Castor et Pollux, Tailleferre l’écrit sur un rythme de sarabande en se rapprochant de la structure de l’aria da capo baroque (de structure ABA’). OOO CLASSICA / Mars 2018 Q 57
L’UNIVERS D’UN MUSICIEN
Anne Queffélec Des étagères remplies de livres, une imposante discothèque, deux pianos… littérature et musique ont voix au chapitre chez la pianiste française, fille et sœur d’écrivains. Et des bibelots, des photos, comme autant de souvenirs pour évoquer des pages de sa vie.
À RETROUVER SUR LE
CD CLASSICA 68 Q CLASSICA / Mars 2018
PHOTOS STÉPHANIE LACOMBE POUR CLASSICA
LE TEMPS RETROUVÉ
e matin glacial de décembre, Anne Queffélec, verbe facile, vocabulaire riche et précis, reçoit au salon où trône l’un des pianos de la maison. Ce demiqueue Yamaha est dédié aux répétitions de musique de chambre et aux rodages de nouveaux programmes. Respect et simplicité émanent de cet échange avec l’une des pianistes les plus attachantes du paysage musical français. Si elle vit à Maisons-Laffitte, dans les Yvelines, à une vingtaine de kilomètres de Paris, c’est à cause de son mari, cavalier aguerri. Cet inconditionnel d’équitation et de nature se serait bien vu investir la Sologne, mais Anne Queffélec était trop attachée à la capitale. Finalement, la Parisienne se plaît dans la cité du cheval. La pratique du piano y est facilitée à toute heure. Le Steinway, à l’étage, a été installé juste au-dessus du garage. Un emplacement stratégique qui permet à la pianiste de ne pas être entendue
C
dans toute la maison. Cachée derrière des feuillages, la demeure familiale à colombages est d’un style anglo-normand, inattendu en Île-de-France. La porte d’entrée fait face à un grand escalier en bois. À droite, la cuisine, « minuscule par rapport à la taille de la maison, mais ce n’est pas ma vocation première », s’amuse notre hôtesse. Sur le Frigidaire, une spectaculaire collection de vignettes aimantées, souvenirs de voyages à Munich, Vienne, Oxford, Ouessant, la Folle Journée de Tokyo, de diverses expositions aussi et, bien sûr, quelques portraits de Mozart. Café en main, nous passons au salon.
L’ÉCOUTE DE BRENDEL Anne Queffélec aime s’isoler quand elle est au piano et jouer à la tombée de la nuit, quand « le silence se fait et l’activité diminue. La vie prend une coloration différente. Elle invite au recueillement », nous explique la maîtresse des lieux. Assise au clavier dans sa salle de travail, elle voit défiler les saisons, « ce qui me
réjouit ! » s’exclame-t-elle. Autour de la fenêtre donnant sur le jardin sont disposées des photos de ses deux fils, de ses parents, de son grand-père, de sa grande amie Catherine Collard, de Sviatoslav Richter et une photo dédicacée d’Alfred Brendel. À dix-neuf ans, sa rencontre avec le pianiste autrichien a été déterminante. Anne Queffélec se souvient de son obsédante attention à la « grande ligne », « Die grosse Linie », disait-il en allemand. Il enseignait debout, en se promenant dans la pièce, dirigeant comme un chef d’orchestre, auscultant chaque phrase et prônant l’écoute analytique, subtile et complexe des harmonies et des modulations. Ils se sont revus au cours d’un dîner à Londres, en décembre. « Passer quatre heures en sa compagnie, c’était un cadeau précieux. Je ne voulais pas en perdre une minute », précise-t-elle. Pour ne rien oublier, elle avait même noté différentes questions qu’elle souhaitait lui poser. Anne Queffélec ne s’en cache pas, elle griffonne quantité de petits carnets : « J’en ai toujours un dans mon sac. » En tant que fille et sœur d’écrivains, elle confie que c’est une habitude familiale qui lui est indispensable.
« J’aime jouer à la tombée de la nuit, quand le silence se fait. La vie prend une coloration différente. Elle invite au recueillement » œuvre ». Ce besoin de rêver n’a jamais quitté Anne Queffélec. Elle a aussi gardé de son éducation un goût insatiable pour la lecture. « C’est une nécessité. La présence des livres m’est vitale. » Découvrir un nouvel auteur lui donne immanquablement envie d’acheter plusieurs de ses œuvres. « J’ai besoin de m’immerger, mais malheureusement, le temps n’est pas fourni avec le bouquin », regrette-t-elle. À y regarder de plus près, il semble bien que les livres pourraient remplacer le papier peint du foyer Queffélec ! Deux immenses bibliothèques : une dans le salon principal et une seconde à l’étage, autour du coin bureau où l’on remarque également la présence d’une imposante OOO
LA MUSIQUE DANS LE SANG Que le piano fasse partie de la vie d’Anne Queffélec n’est pas le fruit du hasard. Sa mère avait étudié le piano et le chant avec le baryton suisse Charles Panzera. Ce dernier avait tellement d’estime pour elle qu’il l’encourageait à devenir cantatrice. Quant à son père, l’écrivain Henri Queffélec, il possédait un piano droit dans la maison de famille brestoise. Il jouait des sonates de Mozart et aimait improviser. « La petite » – c’est ainsi qu’elle se nomme en plaisantant – devait évidemment apprendre l’instrument. Ses premières leçons, Anne Queffélec les a reçues de Blanche Bascourret, assistante de Cortot à l’École normale de musique de Paris. « C’était une pédagogue exceptionnelle d’intelligence, d’humanité, de culture. Elle m’a admirablement guidée jusqu’à mon entrée au Conservatoire, à seize ans », se remémore-t-elle. Elle donnait la priorité aux valeurs de son maître, « le développement de l’imagination, la recherche du juste caractère d’une CLASSICA / Mars 2018 Q 69