N°203 - Juin 2018
ET AUSSI : La chronique d’Éric-Emmanuel Schmitt • Jean-Claude Malgoire par Olivier
Bellamy • Les confessions de Maria João Pires • Écoute comparée : The Fairy Queen de Purcell
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M 03813 - 203 - F: 7,90 E - RD
- Belgique 8,10
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Leonard Bernstein, les cent ans d’un génie/The Fairy Queen de Henry Purcell/L’univers de Pablo Heras-Casado/Test enceintes Bluetooth
France métropolitaine 7,90
Numéro 203 - Juin 2018
CD, DVD, HI-FI & CONCERTS : TOUTE L’ACTUALITÉ CLASSIQUE & JAZZ
LA MUSIQUE RACONTÉE PAR
LEONARD
BERNSTEIN
Son portrait par Tom Wolfe Les héritiers Ses meilleurs CD
PORTFOLIO.
Klimt, peintre mélomane
FESTIVALS 2018.
Notre sélection
mécène principal
uvre, Lo de s en ici us M s Le , ich el ng A as ol Nich Vox Luminis, Gilles Binchois... re sur: 24 août: Captation en direct d’Exosphè
ÉDITO
CLASSICA Société éditrice :
EMC2
N°203 JUIN 2018
SAS au capital de 600 000 a 18, rue du Faubourg-du-Temple, 75011 Paris Tél. : 01 47 00 49 49 RCS 832 332 399 Paris Président et directeur de la publication : Jean-Jacques Augier Directeur général : Stéphane Chabenat Adjointe : Sophie Guerouazel Directeur de la rédaction Jérémie Rousseau jrousseau@classica.fr Chef de rubrique disques et hi-fi Philippe Venturini pventurini@classica.fr Secrétaires de rédaction Valérie Barrès-Jacobs, avec Chantal Ducoux vjacobs@emc2paris.fr Éditorialistes : Alain Duault, Benoît Duteurtre, Emmanuelle Giuliani, Jean-Charles Hoffelé,Éric-Emmanuel Schmitt Grand reporter : Olivier Bellamy Directrice artistique Isabelle Gelbwachs igelbwachs@emc2paris.fr Service photo Cyrille Derouineau cderouineau@emc2paris.fr Ont collaboré à ce numéro Jérémie Bigorie, Louis Bilodeau, Jacques Bonnaure, Fabienne Bouvet, Vincent Borel, Jean-Luc Caron, Damien Colas, Michel Fleury, Pierre Flinois, Elsa Fottorino, Romaric Gergorin, Pascal Gresset, Lou Héliot, Jean-Pierre Jackson, Pauline Lambert, Aurore Leger, Laurent Lellouch, Michel Le Naour, Sarah Léon, Franck Mallet, Pierre Massé, Antoine Mignon, Yannick Millon, Aurélie Moreau, Clément Serrano, Dominique Simonnet, Sévag Tachdjian, Marc Vignal, Thomas Zingle Publicité Team Media Pôle musique 10, boulevard de Grenelle, CS 10817, 75738 PARIS Cedex 15 Tél. : 01 87 39 75 18 Présidente Corinne Mrejen Directrice générale Cécile Colomb Directrice commerciale Emmanuelle Astruc eastruc@teamedia.fr Directrice adjointe de la publicité Stéphanie Gaillard Courriel : sgaillard@teamedia.fr Chef de publicité musique vivante Judith Atlan Courriel : jatlan@teamedia.fr Chef de publicité hi-fi/instruments Clémence Maury Courriel : cmaury@teamedia.fr
Janus moderne et universel ans le panthéon hindou, l’image la mieux connue du dieu Shiva est celle de la créature à plusieurs bras, symbole démultiplié de sa puissance et de son omniscience : un attirail qui sied bien au génie protéiforme de Leonard Bernstein, pianiste, chef, pédagogue et compositeur. Cent ans après sa naissance, le charisme de Lenny rayonne toujours, intact (Hollywood vient d’annoncer le tournage de deux biopics, avec Jake Gyllenhaal et Bradley Cooper), et West Side Story continue de conquérir les foules. Pourtant, ce musical emblématique n’est qu’une des facettes de son œuvre, œuvre complexe quoique décomplexée, longtemps mal comprise, notamment en France. Verrait-elle toutefois son heure enfin sonner ? L’impact récent de Mass à la Philharmonie de Paris, page mal accueillie à sa création en 1971, souvent considérée comme ratée ou datée, permet de saisir avec quelle puissance et quelle universalité la musique de Bernstein s’adresse à nous dans sa démesure
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et son éclectisme fou. Comme si, par son accumulation d’influences, elle entrait en étroite résonance avec notre époque et nos sociétés, ellesmêmes bariolées d’excès, de brassages et de violents paradoxes : derrière le swing et les mélodies, les doutes existentiels, les combats contre la mort, l’espoir d’une réconciliation, des angoisses de Kaddish aux aspérités de Dybbuk en passant par les ambivalences de Songfest : il est urgent de redécouvrir ce legs foisonnant, et bien moderne. Et puis, Shiva lui-même n’était pas à un paradoxe près, dieu danseur impénitent arborant autour du cou les attributs de la mort, dieu pur esprit et maître de l’abstinence dont le symbole est le lingam, dieu ravageur et destructeur, créateur d’un monde nouveau et harmonieux d’où l’ignorance aurait été bannie… X Jérémie Rousseau N.B. : c’est avec une immense tristesse que nous avons appris la disparition de Xavier de Gaulle, collaborateur de longue date de Classica. De Haendel à Britten, Xavier savait partager ses passions et sa culture avec érudition et générosité. Toutes nos pensées vont à sa famille et à ses proches.
Service abonnements 4, route de Mouchy, 60438 Noailles Cedex Tél. : 01 70 37 31 54. Courriel : abonnements@classica.fr Tarif d’abonnement 1 an, 10 numéros : 49 u Ventes au numéro Tél. : 04 88 15 12 40 Diffusion : Presstalis Prépresse Maury Imprimeur Imprimerie : Roularta Printing, 8800 Roeselare Imprimé en Belgique/Printed in Belgium Dépôt légal à parution N° de commission paritaire : 1120 K 78228 N° ISSN : 1966-7892 Classica est édité par EMC2 SAS. © EMC2
Retrouvez votre magazine Classica sur tablettes et smartphones. L’application Classica est disponible sur App Store. Illustrations des portraits de Jérémie Rousseau, Philippe Venturini et des éditorialistes : Dominic Bugatto. Photo de couverture : Jack Mitchell / Getty Images Ce numéro comporte un tiré à part Festival Berlioz sur l’ensemble de la diffusion France et un encart Linvosges pour les abonnés France. CLASSICA / Juin 2018 Q 5
Moisson 2018 Du 15 au 24 juin
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Fêtes musicales en Touraine –
2018 – Crédits photos : Getty Images, iStock – Siret : 775.593.700.00013.
Rencontrez les plus grands musiciens dans un lieu unique
SOMMAIRE 46
28 86
38 Q L’ACTUALITÉ 05 09 11 12 27 28 35 36 38 46 53
Éditorial Ça cartoon ! L’esprit de chapelle La petite musique d’Éric-Emmanuel Schmitt Ces mimes qui chantent Planète musique Le Centre Européen de Musique à Bougival, Milos Forman… L’humeur d’Alain Duault Une bêtise lourde Sortir Don Pasquale à Garnier, Sokhiev à Toulouse… À voix haute La chronique de Benoît Duteurtre Un air de famille Sarah et Deborah Nemtanu Spécial Festivals - 1re partie Les cahiers d’été de juin et juillet On a vu Tristan, Lohengrin, Werther, King Arthur… Les carnets d’Emma La chronique d’Emmanuelle Giuliani
54 Q LE MAGAZINE 54
70 76 78 82 86
En couverture Les cent ans d’un génie : le chef d’orchestre et compositeur américain Leonard Bernstein a révolutionné le monde de la musique L’entretien Les confidences de Maria João Pires et Julien Brocal Passion musique Jean-Claude Malgoire Portfolio L’exposition Gustav Klimt en son et lumière L’écoute en aveugle The Fairy Queen de Henry Purcell L’univers d’un musicien Entrez dans l’intimité de Pablo Heras-Casado
Q LE GUIDE 90 100 124 126 128 138
Les CHOCS du mois Les disques du mois Le jazz Les DVD du mois Hi-fi : test de six enceintes Bluetooth Jeux 7 Q CLASSICA / Juin 2018
SORTIR
LES ESSENTIELS Notre sélection du 1er au 30 juin 2018 VERSAILLES CHÂTEAU
Jusqu’au 12 juillet Fêtes royales n grand bal masqué toute la nuit à l’Orangerie ? Le très rare Phaéton de Lully par le tandem Vincent Dumestre/ Benjamin Lazar à l’Opéra Royal ? L’Orfeo de Gluck relu par Jaroussky, Petibon et Carsen ? Marie-Antoinette en version feu et lumière dans les jardins ? Un week-end violon avec Renaud Capuçon ? Une journée dans la vie de Louis XIV, du lever du roi, à 11 h, au concert de luth dans sa chambre à coucher, quelques minutes avant minuit ?
PARIS
OPÉRA-COMIQUE 2, 4, 6, 8, 10, 12 et 14 juin La Nonne sanglante de Gounod
C
’est le Gounod d’avant Roméo et Juliette et d’avant Faust. Le jeune Charles, 35 ans, s’est déjà aventuré dans le grand opéra en 1851 avec Sapho, mais décide de réitérer autour d’un roman gothique de Lewis, Le Moine, adapté par deux grands manitous du drame romantique, Scribe et Delavigne. Hélas, à sa création en octobre 1854, 28 Q CLASSICA / Juin 2018
cette Nonne sanglante sera accueillie avec scepticisme. Dans un compte rendu, Hector Berlioz (à qui le sujet fut d’abord destiné) soulignera « la rude tâche de mettre en musique un pareil livret, à cause de sa couleur trop constamment sombre et bien plus encore à cause du peu de variété des malédictions ». Le Festival Palazzetto Bru Zane et l’Opéra-
Comique profitent du bicentenaire de la naissance du compositeur pour ramener à la vie cette partition maudite, ici portée par Laurence Equilbey, Michael Spyres, Vannina Santoni, avec David Bobée à la mise en scène. Tout cela pendant que Paris continuera ici et là à faire la fête à notre Gounod (Faust au TCE, le 14/06, Gala à Radio France, le 16/06), « un moment de la sensibilité française », dira ce cher Debussy. X £ www.opera-comique.com..
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SDP
GOOGLE ART PROJECT
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Des cantates de Bach par John Eliot Gardiner à la chapelle royale ? Des concerts de Franco Fagioli, Valentin Tournet, Jean-Christophe Spinosi ? Voici quelques rendez-vous parmi les dizaines proposés par le Festival de Versailles en ce mois de juin, avec des Fêtes royales qui se tiendront jusqu’au 12 juillet dans les lieux les plus magiques du palais du Roi Soleil. Quant aux Grandes eaux nocturnes, elles seront prolongées jusqu’au 15 septembre, de même que la Sérénade royale dans la Galerie des Glaces, tous les samedis en soirée, à cinq reprises entre 18 h 30 et 19 h 50. X
PARIS PALAIS GARNIER 6, 9, 11, 13, 16, 19, 22, 26, 29 et 2, 6, 9, 12 juillet Don Pasquale de Donizetti ela paraîtra étrange, mais Don Pasquale, chef-d’œuvre buffo de Donizetti, créé pourtant en France en 1843, fera son entrée en juin au répertoire de l’Opéra de Paris. Aussi n’a-t-on pas lésiné sur les moyens : en barbon pris au piège, le vétéran
CORENTIN FOHLEN
C OPÉRA 25, 27, 29 juin, 1er, 3, 5, 7, 9 et 11 juillet Don Giovanni de Mozart déjà Don Giovanni l’été dernier au Festival d’Aix, s’arrête à Lyon pour investir la nouvelle
vant d’incarner le rôle l’an prochain au Palais Garnier, le baryton Philippe Sly,
A
scène d’opéra de l’année ». On suivra particulièrement l’équipe de jeunes chanteurs embarqués dans l’aventure, tels Eleonora Buratto en Donna Anna, ou encore Julien Behr en Don Ottavio. X
production de David Marton, avec Stefano Montanari en fosse. Sans nul doute, le metteur en scène hongrois fera le choix d’une certaine radicalité, neuf ans après son Don Giovanni. Keine Pause qui lui valut, outre Rhin, le titre de « metteur en
£ www.opera-lyon.com..
TOULOUSE
THÉÂTRE DES CHAMPS-ÉLYSÉES
HALLE AUX GRAINS
20 juin Christian Zacharias
2 juin Tugan Sokhiev dirige Ravel et Debussy
ui, Mozart a son roi, et dans les sonates comme dans les concertos, Christian Zacharias fait merveille : à la fin
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c’est toujours lui qui gagne. Le voici, pour un soir, face à l’Orchestre de chambre de Paris, dans le 27e Concerto, la 91e Symphonie de Haydn, et, plus inattendu, une Suite des Indes Galantes de Rameau, dont il a ordonné lui-même les numéros qui le passionnent. X £ www.theatre. champselysees.fr..
ne fois à Toulouse, la seconde à Paris : Tugan Sokhiev et Nicholas Angelich se donnent rendezvous autour du Troisième Concerto
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MARCO-BORGGREVE
F. ANDREA
PARIS
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LYON
de Prokofiev, avant que l’Orchestre du Capitole, seul, se lance dans La Mer de Debussy puis Daphnis et Chloé de Ravel, après avoir débuté la soirée avec Quasi lento, création mondiale de Bruno Mantovani. Reprise du programme dans la capitale, à la Philharmonie, le 5 juin. X
Michele Pertusi, en docteur roublard le baryton endiablé de Florian Sempey (photo), et dans le couple de tourtereaux, la soprano Nadine Sierra et le ténor Lawrence Brownlee, sans doute l’un des belcantistes les plus raffinés du moment. Espérons que Damiano Michieletto n’en fasse pas trop sur scène. X
£ www.onct.toulouse.fr..
£ www.operadeparis.fr.. CLASSICA / Juin 2018 Q 29
LES CAHIERS D’ÉTÉ I JUIN-JUILLET 2018 Dossier réalisé par Clément Serrano
Orange, Aix, Baugé
Paradis lyriques Un Mefistofele diablement loufoque à Orange, une Ariane céleste à Aix et un Orphée d’enfer en Anjou. ifficile de ne pas faire le rapprochement entre une actualité dont on fêtait le cinquantenaire le mois dernier et le Mefistofele d’Arrigo Boito, présenté pour la première fois aux Chorégies d’Orange. Adapté du célèbre Faust de Goethe, l’œuvre subit à sa création – l’année 1868 – un échec désastreux. Son avant-gardisme, que l’on serait tenté de qualifier de « nouvelle vague », fragmentait un récit maîtrisé en une série de scènes longues et hasardeuses tandis que la partition faisait état de nombreuses dissonances. Rendu aigri par
P.VICTOR / ARTCOMPRESS
D
cette expérience de jeunesse, Boito s’en alla tel un Faust signer un pacte avec le fleuron de la musique romantique italienne, abandonnant son statut d’auteur pour celui de librettiste. La Gioconda de Ponchielli (1876), Simon Boccanegra de Verdi (1881), Otello (1887) et Falstaff (1893) : c’était lui.
FAUST ÉCOURTÉ En guise d’ouverture (5 et 9/07), le festival a donc choisi la version remaniée de Mefistofele (1875), soit une durée de deux heures cinquante contre les cinq heures proposées dans la version originale. Celle que
défendirent, au cours du mythiques Chaliapine, Treigle ou autre Ramey. Côté interprètes, on ne pouvait rêver mieux : Erwin Schrott dans le rôle du Diable facétieux, Jean-François Borras dans celui de Faust, ainsi que Béatrice Uria-Monzon dans la belle et vénéneuse Margherita. Dans la fosse, l’Orchestre philharmonique de Radio France sera dirigé par Nathalie Stutzmann et la mise en scène signée Jean-Louis Grinda, désormais aux commandes des Chorégies. La seconde moitié du festival sera consacrée au Barbiere di Siviglia de Rossini (31/07 et 4/08), mis en scène par Adriano Sinivia, avec Michael Spyres en terrible Comte Almaviva, Florian Sempey en intrépide Figaro et Olga PeretyatkoMariotti en douce Rosina. La direction reviendra à
XXe siècle, les
Giampaolo Bisanti aux côtés de l’Orchestre national de Lyon et des Chœurs des Opéras d’Avignon et de Monte-Carlo. À Aix-en-Provence, pour la dernière édition du festival sous l’égide de Bernard Foccroulle, la soprano Sabine Devieilhe (Zerbinetta) chantera en compagnie de Lise Davidsen (Ariane) et d’Eric Cutler (Bacchus) dans le bariolé Ariane à Naxos de Richard Strauss (Théâtre de l’Archevêché, 4 au 16/07), dans une production de Katie Mitchell (qu’on retrouvera l’an prochain au Théâtre des Champs-Élysées). Raphaël Pichon, l’Ensemble Pygmalion et Simon McBurney seront, quant à eux, aux commandes de La Flûte enchantée de Mozart (photo), avec Kathryn Lewek (la Reine de la Nuit), Stanislas de Barbeyrac (Tamino), Dimitry Ivashchenko (Sarastro), Thomas Oliemans (Papageno) et Mari Eriksmoen (Pamina) (6 au 24). Toujours au Grand Théâtre de Provence, Kazushi Ono tiendra la barre de l’imposant Ange de feu de Prokofiev avec l’Orchestre de Paris (5 au 15). À noter également la création mondiale de deux opéras : Seven Stones d’Ondrej Adámek (7 au 17) et Orfeo et Majnun de Martina Winkel et Airan Berg (8). Côté fresques, le discret Opéra de Baugé n’est pas en reste : Idomeneo de Mozart (22/07 au 3/08) et Rigoletto de Verdi (29/07 au 4/08). Côté frasques, c’est la fête, avec le rafraîchissant Orphée aux enfers d’Offenbach (26/07 au 5/08). X
En savoir plus : £ www.choregies.fr £ www.festival-aix.com/fr £ www.operadebauge.fr 38 Q CLASSICA / Juin 2018
Moissac, Lauzerte, Fontfroide
Musiques d’un autre temps et Histoire. Y participeront les musiques chypriotes, syriennes, afghanes, indiennes et bulgares (16 au 19/07, à 17 h 30). Les soirées seront dédiées aux thématiques humanistes chères à Jordi Savall : « Chemins de l’Exil et de l’Espoir » (16), Les Nations de François Couperin (17), « Le Temps retrouvé : dialogues entre l’Ancien et le Nouveau Monde » (18) et « Guerre et Paix: dans le Saint-Empire romain germanique » (19). X
epuis trente-cinq ans, l’Ensemble Organum crée l’événement à Moissac et Lauzerte (Tarn-et-Garonne) avec Les Diagonales d’Été. Un rendez-vous incontournable pour les amoureux de musique ancienne et pour ceux qui souhaitent vivre au rythme du calendrier solaire, accompagné des chants et des rituels d’un autre temps. Improvisation, voix bulgares et musiques occitanes seront au cœur de cette édition. À l’abbaye de Fontfroide, carte blanche sera donnée aux échanges interculturels lors du 13e opus du Festival Musique
G. PROUST
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Lille, Meslay, Nohant, Lyon
En savoir plus : £ www.organumcirma.com £ www.fontfroide.com/ festival-musique-histoire
FESTIVAL MUSIQUE HISTOITE
À l’ombre d’un piano Grands noms et jeunes talents apporteront leur touche de douceur à l’été qui s’approche.
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À Nohant, le domaine de George Sand se met aux couleurs de la 52e édition du Festival Chopin. Le programme, dédié à ses héritiers, est présenté par un casting intergénérationnel : Alexandre Kantorow (17/06), Fanny Azzuro (24), Michel Dalberto (30), Marc-André Hamelin (1er/07) et Fazil Say (18). Aux abords de Lyon, la 13e édition des Pianissimes mettra à l’honneur la jeune garde pianistique : Clément Lefebvre et Alexandre Lory (22/06), Aurèle Marthan (23), Fred Nardin et Pierre Mancinelli (24), sous l’œil bienveillant de Jean-Marc Luisada (23). X En savoir plus : £ http://lillepianosfestival.fr £ www.festival-la-grangede-meslay.fr £ www.festivalnohant.com £ www.pianissimes.org
Corse, Oise, Auvergne
Chambristes en balade our sa 3e édition, le festival CorsiClassic fête Beethoven et Debussy sur l’île de Beauté, avec le Quatuor Agate et ses artistes invitées, Marie et Sylvie Laforge. Dans l’Oise,
le Festival des Forêts (photo) vous propose une balade entre Laigue et Compiègne, en compagnie d’artistes de renom : JeanClaude Pennetier (23/06), Dana Ciocarlie (24), Camille et Julie Berthollet (26), pour ne citer qu’eux. Du côté de l’Auvergne, le festival Osez le Classique convoquera, entre autres, Thierry Escaich (30/06), le Duo SalquePeirani (13/07) et le Trio GrossoMaselli-Goudin (21). X
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LUDOVIC LELEU
n ce mois de juin, les festivals sont légion. Parmi eux, un régiment de pianos, l’instrument-roi ! Vedette incontournable des saisons chaudes, sa musicalité apporte un vent de fraîcheur aux quatre coins de la France. Au Nord, Claire-Marie Le Guay inaugurera la 15e édition du Lille Piano(s) Festival avec le Concerto pour piano de Schumann (8/06), suivi du Duo Jatekok ou encore d’Abdel Rahman El Bacha (10)… En Touraine, au Festival La Grange de Meslay (photo), on assistera à un défilé de couples stars : Arcadi Volodos et Schubert (15/06), Nelson Goerner et Chopin (16), Yulianna Avdeeva et Dvorák (17), Seong-Jin Cho et Mozart (23), Alexandre Tharaud et Bach (24)…
En savoir plus : £ www.facebook.com/corsiclassic £ www.festivaldesforets.fr £ www.musiquesvivantes.com CLASSICA / Juin 2018 Q 39
ON A VU
e tt re en s c è n e Wagner ? Le débat semblait vivifiant (Classica n°201), voici deux mois encore, avec le Tristan et Isolde de Tcherniakov. Trois productions plus tard, il fait usé : entre Parsifal à BadenBaden (photo ci-dessus) et à Bastille, et Lohengrin à Bruxelles (photo de droite), on n’a nulle part ressenti le frisson de ces productions qui marquent, trouvant alors dans la fosse ce premier plan bienvenu que le chant n’aura pas
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46 Q CLASSICA / Juin 2018
Wagner mené à la baguette PRODUCTIONS INÉGALES, PLATEAUX DÉCEVANTS, MAIS HEUREUSEMENT, LA FOSSE TRIOMPHE.
toujours magnifié. À Baden (2/04), on a laissé Parsifal à Dieter Dorn, quatre-vingtdeux ans, vieux routier de la scène allemande, qui n’a rien à en dire de neuf. C’est lisible, respectueux, mais d’une grisaille totale. Entre praticables de bois qui, levés, deviendront les échafaudages d’un pauvre Temple, et cubes abstraits façon Appia en guise de jardin magique, avant un Vendredi saint triste à pleurer, la direction d’acteurs laisse chacun à lui-même, le sens n’émergeant guère. C’est aussi qu’entre les promesses non tenues (Stemme, puis Herlitzius annoncées) et
un fort bon Gurnemanz, c’est Gerald Finley, Amfortas saisissant, qui domine la soirée. Dans la fosse, si Tristan voici deux ans avait ébloui, Parsifal a laissé froid : Simon Rattle s’y enferme dans un hédonisme tel que la recherche obsessionnelle du son suscite l’absence totale d’impact dramatique. Quoi, un Vendredi saint aussi terne, aussi froid, quand l’Orchestre philharmonique de Berlin règne en splendeur ? Quel ennui ! Olivier Py, qui nous a laissé, lui, le souvenir d’un Tristan majuscule à Genève, ne renouvelle pas le miracle à Bruxelles : cherchant dans Lohengrin le nationalisme et ses méfaits, il l’installe à Berlin année zéro, sur une tournette déjà trop vue, entre ruines et vagabonds. UN RECYCLAGE IRRITANT Esthétisme noir, mais tellement recyclé désormais. Avec un héros réduit au mensonge politique, c’est insuffisant pour la transcendance de la partition. Là encore la fosse triomphe, sans réserve. Alain Altinoglu est un magicien qui métamorphose l’Orchestre et les Chœurs de la Monnaie à chaque production. La distribution, hors Elena Pankratova, Ortrud de grande classe, ne lui vole pas la vedette. Eric Cutler manque de brillant, Ingela Brimberg fait plus Senta qu’Elsa, Andrew FosterWilliams brille peu, Gabor Bretz laisse froid… Irritant. À l’Opéra-Bastille, Richard Jones manie le second degré et l’ironie : redoutable pour
Parsifal (13/05). Transformer la communauté du Graal en secte moribonde, anecdotique, c’est réducteur, et tellement vu déjà qu’on ne remarque plus que les maladresses voulues, les chœurs mal dirigés, les solistes perdus dans un décor coulissant bien inutile, qui du tropplein passera au trop vide pour des filles fleurs caricaturées en épi de maïs aux formes féminines outrées. Heureusement, la battue de Philippe Jordan, même si elle peine à porter les
THE BEGGAR’S OPERA L’Opéra des gueux de Gay et Pepusch, c’est l’original des Quat’sous de Weill, voulu pour moquer les opéras de la Cour à Londres, aux années Haendel. Réminiscences et airs populaires, la partition coule joyeuse avec Christie et les Arts Florissants. Carsen et son équipe la font vivre aujourd’hui. Épatant! Tournée à ne pas manquer (Paris, Bouffes du Nord, 22/04).
de défonce, ridicules de jeu, mais essentiels. Le Gurnemanz de Günther Groissbock, superbe, reste un peu jeune encore pour exprimer son immense humanité, tandis que Peter Mattei, handicapé par le personnage qu’on lui impose, reste un Amfortas majeur. Evgeny Nikitin répète comme à Baden son Klingsor inoxydable. Une fête pour l’oreille, avec la tentation permanente de fermer les yeux : inexcusable. X
MÂROUF, SAVETIER DU CAIRE Pour faire revivre le chefd’œuvre si injustement oublié d’Henri Rabaud, Jérôme Deschamps règle une mise en scène loufoque et poétique, créée dans les mêmes lieux, en 2013, avec, déjà, le formidable JeanSébastien Bou. Dommage que la direction floue et tonitruante de Marc Minkowski, à la tête de l’Orchestre de l’Opéra de Bordeaux, écrase l’ensemble (Paris, Opéra-Comique, 25/04).
Pierre Flinois
MATTHIAS GOERNE
INGELA BRIMBERG
MONIKA RITTERSHAUS
Décor coulissant la réalité, la distribution grands récits de Gurnejoue l’inégalité. Certes manz et le duo du II, bien inutile qui, Stephen Gould tient s’impose en magie encore bien son pure pour l’onction du trop-plein, passera héros, même si les du Graal. Et la distrimerveilles d’allégebution fait splendeur : au trop vide pour ment, de tenue, ont de Berlin, on retrouve vécu. Mais Ruxandra Anja Kampe et Andreas des filles fleurs Donose s’époumone Schager, formidables, lui en Kundry sans captiver. presque stentor désorcaricaturées mais, Si Franz-Josef Selig reste elle manquant un rien
Par son timbre sombre et son incarnation sublime de lieder de Wolf, Pfitzner, Wagner (les Wesendonck) et Strauss (dont Im Abendrot), le baryton allemand accompagné avec délicatesse et profondeur par le jeune pianiste Seong-Jin Cho (vainqueur du dernier Concours Chopin de Varsovie) atteint des sommets d’intensité dans un récital exigeant qui plonge au tréfonds de l’âme allemande (Opéra Garnier, 22/04/2018).
CLASSICA / Juin 2018 Q 47
EN COUVERTURE
100 ANS
LES
d’un génie Pédagogue surdoué, chef d’orchestre charismatique, compositeur à la fois populaire et profond, Leonard Bernstein a révolutionné le monde de la musique. Et une manière de la raconter qu’a immortalisée la télévision.
Ses prestations télévisuelles relèveraient du dionysiaque, « comme chez ce dieu grec étranger et gourmand, grand buveur et fêtard » et seraient aussi, selon Joseph Horowitz, de l’ordre de « la chutzpah, mot dérivé de l’hébreu et du yiddish, qui signifie le dérèglement, la distanciation critique, l’insolence, l’hilarité et l’ironie, mais aussi la poésie mystérieuse et la profondeur ténébreuse de l’être ». Et ce dernier de comparer les performances de Bernstein à celles d’un Woody Allen, « ludiques et graves tout à la fois ».
Q 54 Q CLASSICA / Juin 2018
À RETROUVER SUR LE
CD CLASSICA
Ci-contre : « Je lutte sur tous les fronts à la fois. » Ici, en 1962.
La télévision américaine immortalise Leonard Bernstein à l’époque de ses premiers triomphes de jeunesse. Il participe d’abord au programme « Omnibus » (1954-printemps 1961), puis entame avec CBS la longue série des « Young’s People Concerts », cinquante-trois numéros entre 1958 et 1972. Ces émissions, estime leur réalisateur Roger Englander, furent « probablement les plus empreintes de liberté à la télévision. Chacune ressemblait à un reportage sur un événement, lequel était diffusé auprès de quatre millions de spectateurs qui partageaient la même expérience que les trois mille personnes assises dans la salle ». Durant les années 1970, Bernstein se détache des États-Unis pour l’Europe, Vienne principalement : il signe en 1971 un contrat avec Unitel pour de nouvelles manières de raconter la musique. Une autre période commence. Il donnera sa dernière leçon le 26 juin 1990 au Japon, à Sapporo. Voici quelques morceaux choisis de l’opéra télévisuel de Jérémie Rousseau Leonard Bernstein. X 1. Cité par Renaud Machart (Actes Sud). 2. Réal La Rochelle dans L’Œuvre télévisuelle de Leonard Bernstein (PUL).
HERB SNITZER/MICHAEL OCHS ARCHIVES / GETTY IMAGES
VENT DE LIBERTÉ ue fut-il le plus ? Compositeur ? Chef d’orchestre ? Pianiste ? Pédagogue ? Essayiste ? Tout ça à la fois, et retrancher l’un ou l’autre reviendrait à le nier : « S’il s’était concentré sur un seul de ses dons, ce don se serait fané », résume Ned Rorem1. L’envie de partager et de convaincre de Leonard Bernstein, son goût immodéré du contact et de la transmission s’étendaient bien au-delà de ses rapports aux musiciens et aux orchestres qu’il dirigeait : son œuvre télévisuelle, destinée à expliquer la musique au plus grand nombre et riche de centaines de titres, compose un legs unique où tous les styles musicaux, populaires et savants, sont abordés, de même que « toutes les dimensions de la réalité musicale, techniques, esthétiques et socioculturelles »2. Norman Lebrecht voit en lui un héritier « de la tradition juive de la parole et du prêche, tenant le rôle du professeur prosélyte, figure traditionnelle de la mythologie juive, dans laquelle la parole non écrite de Dieu passe de bouche à oreille grâce à de vénérables sages ».
CLASSICA / Juin 2018 Q 55
SPENCER GRANT / GETTY IMAGES
EN COUVERTURE
Une superstar du petit écran Tout au long de sa vie, ce producteur virtuose de scénarios audiovisuels se doubla d’un écrivain et essayiste. En 1973, il marie les deux aspects et donne, à Harvard, ce qui sera sa plus grande performance télévisuelle, les Norton Lectures, six conférences intitulées « La question sans réponse », où alternent cours magistraux, exemples donnés au piano et écoute d’œuvres préenregistrées. Le cadre : un large hémicycle, une table, un fauteuil et un tapis persan pour le professeur Lenny et, sur le fond (noir), le blason de Harvard, VE/RI/TAS. Voici deux extraits emblématiques des Ve et VIe chapitres. 56 Q CLASSICA / Juin 2018
otre siècle est le siècle de la mort, et Mahler est son prophète musical. En quoi notre siècle est-il si spécifiquement hanté par la mort ? Ne pourrions-nous pas en dire autant d’autres siècles ? Qu’en est-il du xixe, si préoccupé poétiquement par la mort, que ce soit tardivement comme la Liebestod de Wagner ou précocement comme le Rossignol de Keats ? I have been half in love with easeful Death Call’d him soft names in many a mused rhyme (J’ai été à demi-amoureux de la Mort secourable Lui donnant des noms tendres en mainte poésie de rêve) Oui, c’est vrai ; c’est vrai poétiquement, symboliquement. Et tous les siècles, toute l’histoire
N
humaine, n’ont-ils pas été un long récit de la lutte pour survivre, pour résoudre le problème de la mortalité ? Oui, toujours oui. Mais jamais encore l’humanité n’avait été confrontée au problème de survivre à une mort globale, à une mort totale, à l’extinction de la race tout entière. Et Mahler ne fut pas le seul à prévoir cela. Il y eut d’autres grands prophètes de notre lutte : Freud, Einstein et Marx l’ont prophétisée eux aussi, ainsi que Spengler et Wittgenstein, Malthus et Rachel Carson – tous ces Esaïe et ces saint Jean modernes, prêchant tous le même sermon en des termes différents : « Repentezvous, l’Apocalypse est proche. » C’était bien ce que disait Rilke, lui aussi : « Du mußt dein Leben ändern (“Tu dois changer de vie ”). » Dès le début, le xxe siècle a été un mauvais drame. Acte I : avidité et hypocrisie menant au génocide de la Première Guerre mondiale, injustice et hystérie de l’après-guerre, prospérité, crise, totalitarisme. Acte II : avidité et hypocrisie menant au génocide de la Seconde Guerre mondiale, injustice et hystérie de l’après-guerre, prospérité, crise, totalitarisme. Acte III : avidité et hypocrisie… je n’ose pas poursuivre. Et quels ont été les antidotes ? Le positivisme logique, l’existentialisme, une technologie galopante, la conquête de l’espace, un scepticisme absolu et, par-dessus tout, une paranoïa de bon goût, affichée très récemment dans les hautes sphères de Washington D.C. Et nos antidotes personnels : l’arrivisme, la drogue, les cultures parallèles, les contre-cultures, planer, flipper ; piétiner et faire de l’argent ; une épidémie de nouveaux mouvements religieux, des gourous à Billy Graham ; et une épidémie de nouveaux mouvements artistiques, de la poésie concrète aux silences de John Cage. Une détente par-ci, une purge par-là. Et tout cela sous la même égide, celle de l’ange de la mort planétaire.
L’ANGOISSE, SOURCE D’INSPIRATION Que faire en 1908, lorsque l’on sait tout cela, que l’on est un être hypersensible comme Mahler, qui sentait instinctivement tout ce qui allait arriver ? On prophétise, et les autres suivent votre trace. Ainsi Schoenberg comme Stravinsky, les deux prophètes qui prirent la succession de Mahler, malgré toutes leurs différences, passèrent leur vie à lutter, de manière opposée, pour maintenir en vie l’évolution musicale, pour prévenir le jour funeste. En fait, toutes les véritables grandes œuvres de notre siècle sont nées du désespoir ou de la protestation, ou encore d’un refuge devant les deux. Mais l’angoisse les inspire toutes. Pensez à La Nausée de Sartre, à L’Étranger de Camus, aux
La musique ne se rapporte à rien. Elle n’est que musique. Beaucoup de belles notes et des sons mis ensemble pour le plaisir de l’écoute. […] La signification de la musique se trouve dans la musique elle-même, ses mélodies, ses harmoniques, ses rythmes, ses couleurs orchestrales, et surtout dans la manière dont elle se développe elle-même. […] Le sens de la musique réside dans la musique, nulle part ailleurs1 Page de gauche : Bernstein dans le Sanders Theatre de Harvard, en 1974.
Faux-monnayeurs de Gide, au Soleil se lève aussi, à La Montagne magique et au Dr. Faustus, au Dernier des justes et même à Lolita. Et à Guernica de Picasso, à Chirico, à Dalí. Et à la Cocktail Party, au Meurtre dans la cathédrale, à la Terre vaine et aux Quatre Quatuors d’Eliot. À The Age of Anxiety d’Auden et à son œuvre suprême, For the Time Being. À Pasternak et Neruda, à Sylvia Plath. Et, à l’écran, à La Dolce Vita ; et, sur scène, à En attendant Godot. Et àWozzeck, à Lulu, à Moïse et Aaron, et à Mère Courage de Brecht. Et même, oui, même à « Eleanor Rigby », à « A Day in the Life » et à « She’s Leaving Home »2. Ce sont également de grandes œuvres en miniature, nées du désespoir, marquées au sceau de la mort. Et Mahler avait prévu tout cela. C’est pourquoi il mit tant de mauvaise volonté à entrer dans ce xxe siècle, l’âge de la mort, la fin de la foi. Et une ironie amère voulut qu’il ne parvînt pas à éviter ce siècle qu’en mourant lui-même prématurément en 1911. La manière dont les pièces du puzzle s’agencent est fort troublante. Mahler et son message se répandent dans tout ce qu’il touche. Songez aux Kindertotenlieder : la mort des enfants de Rückert, puis de la fillette de Mahler luimême. Et Alban Berg, qui adorait Mahler, dédia Wozzeck à Alma, la veuve de Mahler, et son Concerto pour violon à la mémoire de la merveilleuse fille d’Alma, Manon Gropius. Tout semble lié par OOO
Richard Wagner, je te hais, mais je te hais à genoux. Est-ce que le docteur Freud peut m’aider à résoudre cette contradiction ?
CLASSICA / Juin 2018 Q 57
L’ENTRETIEN
Maria João Pires / Julien Brocal
SERVIR LA MUSIQUE OU DIVERTIR, IL FAUT CHOISIR Inquiète de la confusion des genres qui gangrène le monde de la musique et les médias, la pianiste portugaise lance un cri d’alarme alors même qu’elle quitte la scène sur la pointe des pieds pour mieux se consacrer à son projet Partitura avec de jeunes musiciens talentueux et engagés, comme Julien Brocal dont le CD Chopin a été couronné d’un Choc de Classica.
V
ous donnez ce soir, à la Philharmonie de Paris, votre dernier concert à Paris * et, dans deux mois, vous cesserez de vous produire sur scène. C’est peut-être un jour de joie pour vous, mais c’est un jour triste pour tous ceux qui vous aiment. Maria João Pires : Ce n’est ni un jour de joie ni un
jour triste, j’ai voulu que ce soit un jour normal, comme tous les autres, sans en faire une célébration. Il y a sans cesse des changements dans la vie qu’on ne remarque même pas. J’ai passé soixante-huit ans sur scène, et là, j’arrête. C’est dans l’ordre des choses, il faut l’accepter. Toute chose a une fin naturelle ou une fin artificielle. J’ai fait de mon mieux pour que cette fin soit la plus naturelle possible. Longtemps j’ai voulu mettre un terme à ma carrière, j’y pense sérieusement depuis quinze ans, et ça m’a pris du temps. Je ne peux me plaindre de rien, mais le moment est venu, c’est bon. Je vais avoir le temps de me consacrer entièrement aux projets que j’ai initiés depuis pas mal d’années. Comme Partitura qui est une sorte d’utopie à l’intérieur du système puisque vous jouez ce soir avec Julien Brocal, séparément, ensemble et à égalité, sans qu’il y ait un maître et un disciple. M. J. P. : Oui, merci d’avoir compris le sens du pro-
jet. Je vais poursuivre ce travail d’une autre manière 70 Q CLASSICA / Juin 2018
BIOGRAPHIE EXPRESS 1944 Naissance à Lisbonne 1986 Débuts à Londres 1989 Schubert, Mozart (DG). Débuts aux États-Unis 1990 Joue à Salzbourg, avec le Philharmonique de Vienne et Claudio Abbado 1991 Intégrale des sonates de Mozart (DG) 1999 Se consacre à la création du Centre artistique Belgais au Portugal 2003 Achève le cycle Beethoven avec Augustin Dumay 2012 Résidence de maître à la Chapelle musicale Reine Elisabeth de Waterloo, en Belgique. Lance le projet social Partitura 2014 Concertos pour piano nos3 et 4 de Beethoven (Onyx)
pour répondre à des préoccupations qui, elles, n’ont pas changé. Comme vous le savez, j’ai un souci de l’humain, de la planète, un souci très profond de la souffrance humaine, et j’ai consacré ma vie à la musique ; c’est-à-dire qu’à travers la musique je n’ai cessé de chercher une Vérité. Je ne l’ai pas trouvée [rires], mais disons que j’ai fait de mon mieux pour ne pas agir de façon superficielle et ne jamais attenter à la dignité de la musique. J’ai l’impression qu’aujourd’hui, les choses se délitent. Je ne dis pas qu’autrefois tout était parfait, mais il me semble que, depuis quelque temps, le chemin sur lequel évolue la musique est dangereux. Comment cela ? M. J. P. : Actuellement, il y a deux voies radicalement
opposées qu’on a tendance à mélanger : d’un côté, la recherche musicale et le travail du musicien qui dédie sa vie à la musique, à Beethoven, à Schubert, à Boulez, indépendamment du succès, de l’argent, de la volonté de plaire ; de l’autre côté, ce que les Américains appellent l’« entertainer », qui est en train de ronger les consciences et de prendre toute la place. Il n’y a pas de traduction valable de ce phénomène en français, mais force est de constater que la France et les pays francophones ont embrassé l’idée sans prendre la peine d’inventer un mot qui aurait l’avantage de distinguer les cdeux approches. Servir la musique ou s’en servir, comme disait Dinu Lipatti ? M. J. P.: Exactement. Et l’on ne peut pas faire les deux.
Je n’en veux pas à ceux qui recherchent le succès,
M. COOREMAN
c’est un métier en soi qui doit avoir son utilité, mais qui est incompatible avec ce qui s’apparente davantage à une vocation et qui se définit par une recherche exigeante et patiente d’une source authentique de vérité, sans souci de séduction. Je ne juge rien ni personne, je ne dis pas qu’un chemin est bon et l’autre mauvais, mais simplement qu’il faut séparer nettement les deux. Je m’adresse aux musiciens, aux mélomanes, aux organisateurs de spectacles, aux maisons de disques, aux musicologues, aux écrivains,
À RETROUVER SUR LE
CD CLASSICA
aux critiques, et j’essaie de mettre tout le monde en garde sur les dangers d’une confusion des genres. Sans dénigrer le glamour, l’attraction physique et le divertissement, je m’attache à expliquer que l’approche de la musique d’une façon pure et consciente est essentielle et qu’il faut la préserver à tout prix. On nous fait croire que divertir est une condition pour sauver la musique ou la démocratiser, mais c’est une erreur et, lorsqu’on s’en rendra compte, beaucoup de choses auront été perdues. OOO CLASSICA / Juin 2018 Q 71
PORTFOLIO I GUSTAV KLIMT
CULTURESPACES / E. SPILLER
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Son & lumière
VARIATIONS SUR UN THÈME XXL À Paris, les toiles, dématérialisées, de la figure de proue de la Sécession viennoise et de deux de ses successeurs valsent en musique sur d’immenses surfaces de projection. Couleurs et notes y chantent en (dé)mesure. Féerique. 78 Q CLASSICA / Juin 2018
CULTURESPACES / E. SPILLER
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Ci-dessus à gauche : Sept saints (détail), 1904-1907, de Koloman Moser, vitrail, église Saint-Léopold am Steinhof, Vienne. Judith I, 1901, de Gustav Klimt.
CULTURESPACES / E. SPILLER
Ci-dessous : Serpents aquatiques II (Les Amies), 1904-1907, de Gustav Klimt.
AKG-IMAGES / ERICH LESSING
AKG-IMAGES / ERICH LESSING
Ci-contre : La Mort et la Vie (détail), 1911-1915, de Gustav Klimt.
CLASSICA / Juin 2018 Q 79
© Fondation Louis Vuitton/Marc Domage.
CONCERTS – RÉCITALS – MASTER CLASSES
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