L’architecture islamique, un art intérieur

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L’architecture islamique, un art « intérieur » L’architecture « islamique » désigne l’ensemble des techniques de construction développées dans le monde musulman, ensemble religieux s’étendant de la Méditerranée aux confins de l’Inde. Initialement basée sur des emprunts multiples aux cultures romaine, perse et byzantine, l’architecture islamique a rapidement développé ses propres spécificités, et évolué jusqu’au XXe siècle. Son héritage est considérable, notamment sur le plan religieux, et comporte de nombreux bâtiments emblématiques parmi lesquels le Dôme du Rocher (Israël), le Taj Mahal (Inde) ou la mosquée de Sultanhamet (Turquie), Cordoue (Espagne) et Kairouan (Tunisie). Si les bâtiments remarquables et l’architecture « monumentale » en terre d’islam ont fait l’objet de nombreuses analyses, les constructions et intérieurs plus humbles sont traditionnellement moins étudiés. Souvent moins poussés sur le plan technique, ils constituent pourtant un témoignage historique précieux et soulignent que l’architecture du monde musulman reflète une organisation sociale marquée par la religion. Si des distinctions et variations existent, la rémanence d’éléments-­‐clés de l’architecture islamique d’intérieur suggère l’existence de principes communs, particulièrement entre les mondes arabe, turc et persan. Il importe par conséquent de montrer dans quelle mesure ces principes architecturaux impactent les relations sociales au sein des communautés rurales et urbaines du monde musulman. L’architecture islamique présente de nombreuses spécificités, en dépit de l’influence architecturale occidentale et de l’adaptation des constructions à la croissance des villes. Les bâtiments étudiés dans cet article sont essentiellement localisés en Turquie, en Iran, en Algérie et dans la péninsule arabique, afin de bénéficier d’un ensemble de pays suffisamment large et culturellement hétérogène pour permettre de dégager des éléments de permanence.


Principes de l’architecture des habitations islamiques L’articulation entre fonction et identité est considérée par plusieurs analystes comme la clé de la compréhension des principes de l’architecture des maisons islamiques, et les éléments culturels affectant l’organisation des habitations sont multiples 1 . Amos Rapoport, Dans son ouvrage House, Form and Culture, Amos Rapoport recense ainsi une douzaine de facteurs liés au droit de la propriété, à la division agraire, aux habitudes sociales, religieuses, familiales, éducationnelles, voire nutritionnelles 2 . Leur intériorisation est telle qu’elle aboutit parfois à présenter un même élément comme typiquement persan chez un auteur iranien et typiquement arabe ailleurs3. Appuyée sur des « principes socio-­‐spatiaux », quelle que soit la provenance initiale des éléments qui la composent, l’architecture islamique a également un aspect performatif concourant à façonner les relations sociales des habitants, et renforçant finalement les normes sur lesquelles elle s’appuie4. De même que l’organisation urbanistique, l’architecture islamique d’intérieur vise à concilier fonctionnalité, esthétique et identité culturelle. Elle s’organise autour d’un schéma traditionnel de centralisation géographique de l’autorité par la dominance d’une pièce sur les autres, qui s’applique quels que soient le poids économique ou social des familles observées et la nature de l’environnement rural ou urbain 5. Cette dominance dépend du degré d’intégration, c'est-­‐à-­‐dire de la capacité de chaque pièce à communiquer avec un nombre plus ou moins important d’autres pièces de la maison, qui connaît des disparités considérables et souligne le rôle de l’espace dans la régulation et l’organisation des relations sociales au sein des habitations. La maison arabe traditionnelle est ainsi organisée autour d’une grande cour, couverte en hiver, donnant accès à un ensemble de pièces plus petites qui en constituent les dépendances. Que cette pièce soit placée sous une autorité masculine, comme en Iran, ou féminine, comme dans les 1

Abdel-­‐Moniem El-­‐Shorbagy, « Traditional Islamic-­‐Arab house: Vocabulary and syntax », International Journal of Civil & Environmental Engineering, 10:4, 2010, p 20 ; Nur Ayalp, « Cultural Identity and Place Identity in House Environment: Traditional Turkish House Interiors », Interior Architecture and Environmental Design Department, TOBB ETU University, 2011, p 64. 2 Amos Rapoport, House Form and Culture, Englewood Cliffs, N.J. Prentice Hall, 1969. 3 Par exemple l’interdépendance des habitations. Voir : Mohsen Asadi, MM. Tahir, « The social relationship of contemporary residants in Iranian Housing », Journal of Social Sciences and Humanities, 7 :1, 2012, p 91 ; Besim S. Hakim, Peter G. Rowe, « The Representation of Values in Traditional and Contemporary Islamic Cities », JAE, n°36, 1983, p 24. 4 Alan Colquhoun, Modernity at the Classical Tradition : Architectural Essays 1980-­‐1987, MiT Press, 1989 ; Omar Khattab, « Socio-­‐spatial analysis of traditional Kuwaiti houses », in Dick Urban Vestbro, Yonca Hurol, Nicholas Wilkinson, Methodologies in housing research, Urban International Press, 2005, p 144. 5 Nur Ayalp, op. cit., p 64.


villages berbères, elle reflète le « modèle patriarcal de la famille islamique », dirigée par une seule personne6. La stricte séparation entre les hommes et les femmes au sein de l’habitation constitue une autre caractéristique de l’architecture islamique et est associée aux règles de vie de la religion musulmane 7 . Les zones publiques et semi-­‐publiques sont ainsi dévolues aux hommes, en particulier l’entrée principale et les espaces dits « extérieurs » (biruni en persan) comme la pièce de réception et la salle à manger. Les espaces « intérieurs » (andaruni) comme les chambres, la salle de travail, la cave, le garage ou la salle de bain, sont en revanche réservés aux femmes et au propriétaire8. Dès l’entrée, divers éléments permettent d’éviter tout contact impromptu entre les deux sexes : la plupart des habitations résidentielles iraniennes possèdent par exemple une entrée réservée aux femmes, des systèmes de sonnettes séparés, et un vestibule attribuant des espaces distincts aux hommes et aux femmes9. Les salons de réception sont également divisés en plusieurs parties réservées à l’un ou l’autre sexe. Les maisons turques sont pour leur part divisées entre selamlık et harem, réservés respectivement aux hommes et aux femmes de la maison10. Plusieurs auteurs ont mis en évidence les correspondances entre la rigueur de la séparation entre hommes et femmes et le caractère plus ou moins conservateur d’une communauté. Dans le cas berbère, les habitations du M’zab présentent ainsi un fort cloisonnement entre le quartier masculin où sont reçus les hommes étrangers à la famille et le domaine réservé aux occupants, chaque domaine de la maison possédant un accès spécifique. A l’inverse, les habitations berbères des régions voisines (Aurès et Kabylie) proposent le même chemin à tous, une particularité que Frank Brown et Bellal Tahar lient aux usages des habitants de ces régions qu’ils considèrent « plus progressistes »11. La séparation des sexes dans l’architecture musulmane se double d’une recherche d’intimité vis-­‐à-­‐vis de l’extérieur. Les habitations sont habituellement organisées selon un plan tourné vers l’intérieur et comportent divers éléments visant à décourager les regards indiscrets (murs hauts ou épais, jalousies) ou à créer chez l’invité le sentiment de pénétrer un 6

Frank Brown, Tahar Bellal, « Comparative analysis of M'zabite and other Berber domestic spaces », Third International Space Syntax Symposium, Atlanta, 2001. 7 Abdel-­‐Moniem El-­‐Shorbagy, op. cit., p 15. 8 Abdolbaghi Moradchelleh, « Siranian Houses, Elements and the Link Between Them », Middle-­‐East Journal of Scientific Research, 10 : 5, 2011, p 553. 9 Darya Nosratpour, « Evaluation of Traditional Iranian Houses and Match it with Modern Housing », Journal of Basic and Applied Scientific Research, 2012, p 2205. 10 Nur Ayalp, op. cit., p 64 ; Nur Ayalp, Ayşe Muge Bozdayi, « Design Criteria for Staged Authentic Tourist Settings: Traditional Turkish House Interiors », International Journal of Energy and Environment, 1 : 6, 2012, p 103. 11 Frank Brown, Tahar Bellal, op. cit., p 13.


espace intime lorsqu’il est introduit dans la maison, par exemple par l’emploi d’un plafond bas dans le vestibule. La sanctuarisation de l’intimité est à la base du principe architectural d’introversion, utilisé aussi bien en Iran qu’en Afrique du Nord et s’expliquant par des raisons culturelles comme climatiques. S’appliquant à l’intérieur comme à l’extérieur des habitations, il suppose de limiter la communication visuelle directe de la maison avec les espaces extérieurs (rue, place, autres habitations), mais également entre les pièces d’une même habitation12. L’introversion demeure un principe fondamental de l’architecture des habitations, quoique des variations soient observables entre des régions voisines13. De même, la mise en œuvre de l’introversion s’effectue différemment d’un pays à l’autre : certains choix architecturaux restent relativement circonscrits (comme l’absence de fenêtres au niveau du sol qui caractérise l’habitat berbère) tandis que d’autres se sont progressivement répandus dans le monde musulman à l’instar des moucharabiehs égyptiens. Étendue à l’échelle d’un quartier, l’introversion a favorisé l’apparition d’espaces dit semi-­‐ privés, zones de transition entre le « territoire familial » et les espace publics situés dans l’environnement proche des habitations. Ils prennent souvent la forme d’un ensemble d’allées et de ruelles, officiellement non interdites aux visiteurs mais dans lesquelles il est difficile de se rendre sans interagir avec les habitants, ce qui diminue leur caractère public en restreignant les motifs de circuler. Mahomud Tavassoli a mis en évidence les relations sociales « emboîtées » qui se développent au sein de ces espaces particuliers, où les interactions sont facilitées par un sentiment de responsabilité commune vis-­‐à-­‐vis de l’espace et par le nombre restreint d’habitations14. Au quotidien, les occupants assurent ainsi l’entretien des zones semi-­‐publiques, au même titre que de leur propre logement 15 . Par ailleurs, si chaque famille conserve sa propre habitation et son indépendance vis-­‐à-­‐vis des autres, cette configuration encourage des contacts fréquents entre les habitants d’un passage collectif, qu’il s’agisse des jeux des enfants ou des discussions entre femmes durant la journée. Les relations qui se développent entre les habitants sont suffisamment fortes pour permettre des participations communes aux événements importants (naissances, mariages, décès) et aux célébrations religieuses, notamment par la distribution de nourriture aux 12

Darya Nosratpour, op. cit., p 2209. Frank Brown, Tahar Bellal, op. cit., p 12. 14 Mahomud Tavassoli, Principles and Techniques of Urban Design in Iran (Vol. 1), Tehran: Ministry of Housing & Urban Development of Iran, 1998. 15 Shahab Abbaszadeh, Rahinah Ibrahim, Mohamed Nasir Baharuddin, and Azizah Salim, « Identifying Persian Traditional Socio-­‐Cultural Behaviors for Application in the Design of Modern High-­‐Rise Residences », International Journal of Architectural Research, 2009, p 121. 13


voisins. Les espaces semi-­‐publics concourent finalement à renforcer l’introversion, en régulant les relations d’une habitation avec son extérieur proche, et en renforçant l’intimité vis-­‐à-­‐vis des espaces véritablement publics.

Schéma d’un passage semi-­‐public (figuré en jaune) assurant une transition entre les habitations privées (en bleu) et l’espace public de la rue (figurée en rouge). Source : Mahomud Tavassoli, 1998.

Les relations sociales qu’induit l’existence d’espaces semi-­‐publics encouragent la prise en compte de la rue comme espace en interaction avec les logements, liant « symbiotiquement » les résidents à leur environnement16. L’importance donnée à l’espace alentour permet de préserver l’équilibre entre intimité et vie de quartier, à la base des interactions sociales dans les communautés rurales et urbaines du monde musulman. Elle constitue à ce titre une constante de l’architecture islamique et se voit déclinée sous des formes différentes d’un pays à l’autre. Au gozar (« passage ») persan répondent diverses spécificités architecturales des pays arabes, visant à concilier intimité (couverture des espaces par de nombreux dômes et arches) et insertion des bâtiments dans leur environnement proche (usage répandu des toit plats, shukhshakhah – lanternes éclairant les toits-­‐, etc.)17. Quant aux villages anatoliens, la portion de rue faisant face à un logement est considérée comme un domaine personnel qui doit être entretenu par les occupants au même titre que leur habitation ; ceci n’empêche pas l’introversion de jouer un rôle fondamental dans l’architecture, les ouvertures vers l’extérieur étant souvent barrées par une succession d’écrans et de volets qui soulignent la séparation d’avec l’extérieur de manière aussi

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Ibid., p 129. Abdel-­‐Moniem El-­‐Shorbagy, op. cit., p 18.

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concrète que symbolique18.

Exemple de fenêtre intégrant divers éléments d’introversion dans le village de Safranbolu (Turquie). Source : Bilgi Denel, 1989.

Mise en œuvre des principes architecturaux

Les grands principes de l’architecture islamique (séparation des sexes, introversion, prise en

compte de l’environnement) se voient déclinés de multiples manières, notamment l’organisation d’un grand nombre d’habitations autour d’une cour intérieure couverte ou non, élément qui se retrouve dans l’ensemble du monde musulman. Inspirée pour partie des cours des villas romaines, cette particularité a essaimé au cours des siècles dans des environnements très divers (de nombreuses habitations d’Amérique latine sont ainsi organisées autour d’un patio présentant d’importantes similarités avec les cours intérieures des maisons musulmanes) et son importance est telle qu’elle a parfois dépassé celle de la porte. Les sites archéologiques de Çatalhöyük et Aslantepe (Turquie) sont ainsi composés de maisons entièrement articulées autour de cours intérieures et dépourvues de rues entre les bâtiments, l’accès aux habitations s’effectuant par les toits19. De même que les aménagements basés sur le principe d’introversion, la cour intérieure répond à des besoins culturels comme climatiques, ce qui explique son utilisation dans la plupart des maisons arabes20 : nécessaire à l’intimité, elle améliore le confort des habitations par un mouvement de convection lorsqu’elle est découverte. La présence d’une cour permet ainsi de rafraîchir la température en faisant s’élever l’air chaud du jour et en faisant circuler le vent. Elle permet en outre d’unifier les pièces du bâtiment et de contrebalancer le cloisonnement engendré 18

Bilgi Denel, « Safranbolu: Roots of Urban Form in an Anatolian Town », TDSR, Volume 1, 1989, p 57-­‐58. Ahmet Eyüce, « Interdependence of Traditional House Form and Settlement Pattern », Intercultural Understanding, Volume 2, Mars 2012, p 22. 20 Abdel-­‐Moniem El-­‐Shorbagy, op. cit., p 16. 19


par la division des espaces en fonction des sexes21. Il est dès lors compréhensible qu’elle constitue un lieu de distribution spatial et soit souvent la pièce la plus intégrée de la maison. Le caractère central et transitionnel de la cour intérieure ne menace pas pour autant l’intimité, la séparation des sexes ayant généralement lieu avant de pénétrer dans la cour centrale. Lorsque coexistent une cour réservée aux visiteurs étrangers à la famille et une dévolue aux occupants, l’architecture traditionnelle persane prévoit par ailleurs un vestibule particulier (hashty) menant à la cour familiale qui évite aux visiteurs de s’y aventurer par mégarde22, trait que l’on retrouve également en Algérie23.

Le rôle transitionnel de la cour est particulièrement fort dans les anciennes maisons arabes

où elle constitue une zone intermédiaire entre l’entrée et la zone réservée aux invités. Les rencontres avec les visiteurs mâles ont toujours lieu dans le takhtabash (pièce dont l’un des côtés est ouvert sur la cour), tandis que les hôtes de marque sont introduits dans les pièces de réception en passant par la cour centrale24. De même, les habitations du M’zab (Algérie) sont invariablement construites autour d’une cour couverte, le wast eddar, par laquelle il est nécessaire de passer pour accéder aux pièces de la maison depuis la rue et qui joue un rôle-­‐clé dans la liaison entre les différentes pièces. Habituellement couvert par une large grille, le wast eddar constitue la plus grande pièce de la maison et ouvre sur plusieurs pièces ainsi que sur le quartier réservé aux femmes (tisifri)25. De manière similaire, les maisons anatoliennes sont construites autour d’une pièce centrale, la salle de séjour, nommée le sofa (parfois appelé cardak), qui conditionne leur forme générale26. Espace de circulation entre les pièces, celui-­‐ci remplit également une fonction sociale puisqu’il intègre divers éléments permettant aux occupants de s’asseoir et constitue la pièce où sont reçus les invités27. Le cas turc est d’autant plus intéressant que les pièces des maisons anatoliennes sont, nous le verrons, multifonctionnelles et interchangeables

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:

l’attribution d’un rôle précis au sofa, rôle par ailleurs identique à celui que remplit la cour dans d’autres régions du monde musulman, souligne l’existence de permanences dans l’architecture islamique qui peuvent transcender les spécificités locales. 21

Abdolbaghi Moradchelleh, op. cit., p 551. Shahab Abbaszadeh, et al., op. cit., p 124. 23 Frank Brown, Tahar Bellal, op. cit., p 6. 24 Abdel-­‐Moniem El-­‐Shorbagy, op. cit., p 17. 25 Frank Brown, Tahar Bellal, op. cit., p 6. 26 Onder Küçükerman, Turkish House: In Search of Spatial Identity, Apa Ofset Press, Istanbul, 1985. 27 Nur Ayalp, « Identity Formation in Cultural Environments: Traditional Turkish House Interiors », International Journal of Energy and Environment, 4 : 6, 2012, p 473. 28 Alison B. Snyder, « Traversing an Anatolian Village: Views from the Inside », METU JFA, 22 : 1, 2005, p 14. 22


Exemples d’habitations construites autour d’une cour intérieure (désignée sous le terme « courtyard » ou « cardak »).

Maison Al-­‐Suhaymi, le Caire (Egypte).

Maison Dar Lajimi, Tunis (Tunisie).

Source : Abdel-­‐Moniem El-­‐Shorbagy, 2010.

Source : Abdel-­‐Moniem El-­‐Shorbagy, 2010.

Premier étage d’une maison de Safranbolu (Turquie).

Maison traditionnelle persane (Iran).

Source : Bilgi Denel, 1989.

Source : Mohammad Karim Pirnia, 2005.


Rez-­‐de-­‐chaussée de la maison Behbehani (Koweït).

Rez-­‐de-­‐chaussée de la maison Al-­‐Sadu (Koweït).

Source : Omar Khattab, 2005.

Source : Omar Khattab, 2005.

Les caractéristiques de l’architecture islamique peuvent être renforcées par des spécificités locales souvent issues d’un héritage historique anté-­‐islamique. Parmi celles-­‐ci, les habitations turques valorisent fortement les pièces épurées et multifonctionnelles multipliant les références au passé nomade des peuples anatoliens. L’architecture turque envisage chaque pièce comme un lieu de vie à part entière et une filiation directe est souvent établie entre la yourte nomade et la pièce principale des habitations turques (baş odası)29. De forme carrée afin de faciliter le passage d’une fonction à l’autre, celle-­‐ci comprend tous les éléments nécessaires à la vie quotidienne (repos, sommeil, restauration, travail, réception des invités dans certains cas). De telles références sont facilitées par la valorisation, dans la vie nomade, de pratiques similaires à celles prônées par l’éthique islamique, notamment le choix d’une vie simple que reflète la recherche de pièces et de mobiliers avant tout fonctionnels. Les principes de l’architecture islamique se voient par ailleurs appliqués différemment du fait des contraintes locales. Pour des raisons autant géographiques que culturelles, la tradition architecturale de la Mer Rouge, particulièrement celle du Hedjaz (Arabie Saoudite), concrétise ainsi l’introversion d’une manière particulière. La rareté des terrains constructibles engendrant une forte proximité des logements et rendant difficile l’usage d’une cour intérieure, les fonctions de cette dernière sont dévolues à de hautes terrasses entourées de murs, les kharjas. Celles-­‐ci permettent de concilier besoin d’intimité, contraintes du parc immobilier et organisation des habitations autour d’un espace transitionnel30. 29

Onder Küçükerman, op. cit. Ahmet Eyüce, op. cit.

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Ainsi, l’utilisation de techniques de construction moderne et la forte croissance des

communautés urbaines ont amené les architectes des grandes villes à délaisser en partie les principes de l’architecture islamique traditionnelle, au profit d’ensembles moins coûteux à construire et plus économes en espace. La conception « familiale » des bâtiments selon laquelle une maison constitue le lieu de résidence d’une famille, commune à de nombreuses habitations du monde musulman, a ainsi été évincée dans les années 1930 au profit d’immeubles plus modernes d’influence occidentale rassemblant un grand nombre de foyers31. L’urbanisation à marche forcée qui a caractérisé plusieurs pays du Moyen-­‐Orient et le manque de politiques de protection du patrimoine ont par ailleurs conduit à la démolition de nombreuses maisons traditionnelles. Les immeubles de grande hauteur qui représentent aujourd'hui l’essentiel du parc immobilier constituent des ensembles essentiellement physiques, n’incarnant aucun des principes spatiaux sous-­‐tendus par l’architecture islamique32. Restreignant la liberté de mouvement et supprimant les espaces de transition, leur configuration prive les résidents du contrôle psychologique de leur environnement et contredit leur capital socio-­‐culturel de multiples manières, suivant un processus analysé par Darya Nosratpour33. Une telle évolution provoque inévitablement des tensions et diverses initiatives ont été lancées afin de contrebalancer ce mouvement, soit de la part des habitants (construction d’habitations respectant les principes de l’architecture islamique par des familles possédant les moyens financiers suffisants), soit de la part des architectes eux-­‐mêmes. La critique du modernisme de l’architecture occidentale et la réhabilitation de techniques de construction traditionnelles par l’Egyptien Hassan Fathy, des années 1940 à sa mort en 1989 peut constituer à cet égard un exemple éloquent. Club du Millénaire : Louis-­‐Marie Bureau Comité de rédaction : Lara Deger, Sarah Laffon

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Nur Ayalp, Ayşe Muge Bozdayi, op. cit., p 105. Shahab Abbaszadeh, Rahinah Ibrahim, Mohamed Nasir Baharuddin, and Azizah Salim, op. cit., p 117. 33 Darya Nosratpour, op. cit., p 2211. 32


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