Le traitement des libertes fondamentales en france

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2010 CODE D’APPLICATION DES CRITERES DE COPENHAGUE Le Club du Millénaire

LE TRAITEMENT DES LIBERTES FONDAMENTALES EN FRANCE

Rapport réalisé dans le cadre du Code d’application des critères de Copenhague élaboré par les Universités Bahçeşehir et Boğaziçi .


Le traitement des libertés fondamentales en France

Sommaire : Titre 1 : Le régime juridique français relatif à la limitation des libertés fondamentales. p : 5 Chapitre 1 : Les dérogations aux libertés. p : 6 Section 1 : Les dérogations d’égales valeurs. p : 6 §1 Les dérogations constitutionnelles. p :7 A. Les dérogations issues de l’article 16. p :7 B) Les dérogations issues de l’article 36. p : 8 §2 Les dérogations conventionnelles. Section 2 : Les dérogations de valeur inférieure. p : 9 §1 Les dérogations législatives. p : 9 §2 Les dérogations jurisprudentielles. p : 10 Chapitre 2 : La conciliation des libertés. p : 10 Section 1 : La conciliation avec un impératif concurrent. p : 11 §1 La conciliation avec la recherche de l’intérêt général. p : 11 A. Le droit interne. p : 11 a. La conciliation avec la recherche de l’intérêt général par le juge constitutionnel. b. La conciliation avec la recherche de l’intérêt général par le juge administratif. - Les composantes traditionnelles de l’ordre public. - Les composantes additionnelles de l’ordre public. B. Le droit international. p : 14 - La conciliation avec le respect d’un engagement international. Section 2 : La conciliation avec une liberté concurrente. p : 15 Titre 2 : Le régime juridique français relatif à la violation des libertés fondamentales. p : 17 Chapitre 1 : Les mécanismes internes de protection abstraite résultant de la violation des libertés fondamentales. p : 17 Section 1 : Le contrôle de constitutionnalité. p: 17 §1 Le contrôle de constitutionnalité des normes nationales. p : 17

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Le traitement des libertés fondamentales en France A. La consécration jurisprudentielle. p : 17 B. Conséquence de la reconnaissance de la valeur constitutionnelle des droits et libertés figurant dans le Préambule de la Constitution de 1958. p : 18 a) Le contrôle de constitutionnalité des lois opéré par le juge constitutionnel. p : 19 - Le contrôle de constitutionnalité des lois ordinaires - Le contrôle de constitutionnalité des lois organiques. b) Le contrôle de constitutionnalité des normes non législatives opéré par le juge ordinaire. p : 20 - La condition négative d’absence de loi écran. §2 Le contrôle de constitutionnalité des normes internationales. p : 21 A. Le contrôle effectué devant le juge constitutionnel. p : 21 B. Le contrôle effectué devant le juge ordinaire. p : 22 a) Les engagements internationaux en général. b) Les engagements communautaires en particulier. Section 2 : Le contrôle de conventionalité. p : 23 §1 Les conditions relatifs au contrôle de conventionalité. p : 24 A. Les conditions de forme. p : 24 B. Les conditions de fonds. p : 24 - Le principe de l’applicabilité directe. §2 Les complications résultant du contrôle de conventionalité. p : 25 A. La compétence du contrôle de conventionalité. p : 26 B. Les limites résultant de l’autorité de contrôle. p : 27 - La position des juges nationaux. Chapitre 2 : Les mécanismes internes de protection inhérents à la violation des libertés fondamentales. p : 28 Section 1 : Les garanties constitutionnelles. p : 28 §1 L’exception d’inconstitutionnalité de l’article 61-6 de la Constitution. p : 29 A. Un domaine de contrôle limité. p : 29 B. Les modalités du contrôle strictement encadrées. p : 30 §2 La protection de la liberté individuelle consacrée par l’article 66 de la Constitution. p : 31 A. L’identification de la notion de liberté individuelle. p : 31 B. Sanction de l’atteinte à la liberté individuelle. p : 32 Section 2 : L’indépendance du pouvoir judiciaire p : 33 §1. La consécration textuelle de l’indépendance du juge judiciaire. p : 33

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Le traitement des libertés fondamentales en France A. Un statut constitutionnel protecteur L’article 64 de la Constitution de 1958 pose le principe de l’indépendance de l’autorité judiciaire. p : 34 B. Une indépendance accrue à l’égard des magistrats du siège. p : 34 Section 3 : Le rôle du dualisme juridictionnel dans la protection des libertés fondamentales.p :35 §1 Le juge judiciaire et la protection des libertés. p : 35 A. Le juge civil et pénal contribuant à la garantie des droits. p : 36 - Le juge civil. - Le juge pénal. B. La réserve de compétence du juge judiciaire face au juge administratif. p : 37 a. La théorie de l’emprise irrégulière. b. La théorie de la voie de fait. - L’exécution de la décision - L’adoption de la décision. §2 Le juge administratif dans la protection des libertés. p : 40 A. La création de PGD par le juge administratif. p : 40 B. Les pouvoirs de référé du juge administratif. p : 41 a. La création du référé liberté. b. Les conditions au référé liberté. - La nature de la liberté invoquée. - Les circonstances de l’atteinte. Chapitre 3 : La garantie internationale des libertés fondamentales. p : 45 Section 1 : La Convention européenne des droits de l’homme de 1950 et le contrôle de la Cour. p : 46 §1 Le contenu de la Convention EDH. p : 46 A. Les garanties procédurales. p : 47 B. Les droits substantiels. p : 47 §2 La portée de la jurisprudence de la Cour EDH. p : 48 Section 2 : La protection par la Cour de Justice des Communautés Européennes. p : 49 §1 Les étapes de la protection des libertés fondamentales par le droit communautaire. p : 49 §2 Une protection accrue des libertés fondamentales. p : 50 Conclusion : p : 51

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Le traitement des libertés fondamentales en France Titre 1 : Le régime juridique français relatif à la limitation des libertés fondamentales. Le bloc de constitutionnalité comprend le terme de « droits de l’homme » mais intègre également les «libertés publiques», citées à l’article 34 de la Constitution. Le nouvel article 61-1 de la Constitution française protège en outre les «droits et libertés que la Constitution garantit». Ces subtilités sémantiques sont porteuses de sens et résultent d’un choix réfléchi des auteurs, pouvant s’expliquer par deux raisons principales. D’une part, le rôle des libertés fondamentales a évolué dans le temps, et dans l’espace. Elles diffèrent ainsi d’un continent, voire d’un pays à l’autre. Cette situation peut poser problème, les libertés fondamentales étant par définition inhérentes à tous les individus. Par exemple, comment expliquer que le droit à choisir sa religion soit considéré comme une liberté fondamentale dans certains Etats et pas dans d’autres ? D’autre part, les notions de liberté, de caractère fondamental sont relativement vagues. A titre d’exemple, Jean-Jacques Rousseau explique dans le Contrat social que « l’homme est né libre et partout il est dans les fers », ce qui signifie que la liberté a besoin du droit pour être protégée. Il faut donc définir ce qui doit être protégé. Mais la question se pose de savoir à partir de quand l’individu est libre, ce qui permet d’expliquer l’émergence de courants qui ont défini la liberté selon des approches différentes. Si l’on se réfère à John Locke ou Adam Smith, auteurs majeurs de la théorie du droit naturel, la liberté est définie comme une faculté d’autodétermination. La vision rousseauiste postule que la liberté peut également être envisagée comme une faculté de participation, au sens politique, la liberté étant garantie par l’aliénation collective d’une part de la liberté puisque «chacun obéissant à tous, n’obéissant qu’à lui même reste aussi libre qu’avant». La consécration juridique la plus aboutie de la définition de la liberté est sans doute celle donnée par les révolutionnaires de 1789, dans l’article 4 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 (DDHC) qui dispose que « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi ». Par ailleurs, il importe de différencier les libertés positive et négative, c'est-à-dire les libertés fondamentales des droits fondamentaux. La différence repose sur la notion positive ou négative de la prérogative. Le droit signifie en effet la « prestation » et la liberté l’« abstention ». La liberté entrainerait ainsi l’obligation d’abstention et le droit l’obligation de prestation. Pour un certain nombre d’auteurs, la liberté s’exercerait donc contre l’Etat et le droit grâce à lui. Ainsi, la notion de droits fondamentaux serait plus large que celle de liberté fondamentale parce que précisément elle inclurait ces droits de créance dans la matière. Dans la liberté, la dimension positive est facultative ou accessoire cependant que dans la prestation elle est consubstantielle. En effet, la prestation fait exercer le droit alors que dans la liberté elle ne fait que la conforter, ce qui peut expliquer que seules les libertés soient justiciables, id est qu’elles puissent faire l’objet d’une prétention devant les tribunaux comme le relève l’ordonnance dite « Mr Michel » du 8 décembre 2005 rendue en matière de référé par

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Le traitement des libertés fondamentales en France le Conseil d’Etat, considérant que le requérant ne pouvait se prévaloir du droit à la santé devant la Cour suprême de l’ordre administratif car ce dernier n’est pas une liberté fondamentale mais un droit de créance. Le caractère fondamental peut, quant à lui, s’apprécier selon une vision formelle ou matérielle, la première vision s’appréciant selon le rang hiérarchique de la norme qui lui est supérieure alors que la seconde touche au contenu de la prérogative. Le Conseil d’Etat consacre des libertés fondamentales en se référant à des dispositions législatives - comme le droit de consentir aux soins médicaux dégagé par le juge des référés dans l’ordonnance «Mmes Feuillety» de 2002-, le critère formel n’est donc pas seul suffisant. Par conséquent, les « libertés fondamentales » peuvent se définir comme des prérogatives reconnues à l’individu en sa qualité d’être humain ou nécessaire à son épanouissement faisant ainsi l’objet d’une protection particulière. Celle-ci l’est à deux égards, puisqu’elle induit une limitation des libertés fondamentales pour pouvoir être pleinement efficace mais s’inscrit dans le cadre d’un Etat donné.

Dans quelle mesure les limitations des libertés fondamentales sont-elles envisagées en France ? Nous envisagerons dans un premier temps les dérogations aux libertés admises à un temps donné et au regard de certains motifs (I). Nous verrons ensuite que, les libertés n’étant pas absolues, elles nécessitent une certaine limitation pour protéger des intérêts supérieurs de la vie en communauté : la conciliation des libertés (II).

Chapitre 1 : Les dérogations aux libertés. L’idée de dérogation va plus loin que celle de restriction. Elle désigne, au sens strict, une situation où la liberté n’est plus applicable. Relativement rare du fait de la menace pour la démocratie qu’elle représente, elle est admise dans certaines dispositions, à un temps donné et au regard de certain motif. Les dérogations sont généralement prévues par des normes de même valeur (section 1) mais certaines le sont par des normes de valeur inférieure (section 2). Section 1 : Les dérogations d’égales valeurs.

Notre système prévoit lui-même des dérogations au système des libertés. Elles sont rares en droit constitutionnel ; le peuple rédigeant en principe la Constitution (§1), il ne permet normalement pas aux dirigeants de restreindre ses libertés. Elles sont en revanche plus fréquentes dans les traités, ceux-ci étant ratifiés par les Etats eux-mêmes (§2).

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Le traitement des libertés fondamentales en France §1 Les dérogations constitutionnelles.

En France, la Constitution de 1958 a été adoptée par le Général de GAULLE et non par le peuple. Elle s’inscrit dans le contexte de la crise algérienne, ce qui explique la présence de l’article 16 (A) et de l’article 36 (B) de la Constitution. A. Les dérogations issues de l’article 16. L’idée inspiratrice de l’article 16 réside dans le cas où la France devrait se retrouver un jour dans des circonstances aussi dramatiques que celle de juin 1940. Ainsi, le président de la République doit pouvoir se faire le garant de l’indépendance nationale et de l’intégrité du territoire et des traités en vertu de l’article 55 de la Constitution, et par ailleurs qu’il puisse disposer de pouvoirs suffisamment étendus pour faire face à toute éventualité sans qu’on puisse lui reprocher de sortir de la légalité constitutionnelle. L’article 16 de la Constitution dispose que « lorsque les institutions de la République, l’indépendance de la Nation, l’intégrité de son territoire ou l’exécution de ses engagements internationaux sont menacées d’une manière grave et immédiate et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu, le président de la République prend les mesures exigées par ces circonstances, après consultation officielle du Premier Ministre, des présidents des assemblées ainsi que du Conseil constitutionnel. Il en informe la Nation par un message. Ces mesures doivent être inspirées par la volonté de s’assurer aux pouvoirs publics constitutionnels, dans les moindres délais, les moyens d’accomplir leur mission. Le Conseil constitutionnel est consulté à leur sujet. Le Parlement se réunit de plein droit. L’Assemblée Nationale ne peut être dissoute pendant l’exercice des pouvoirs exceptionnels ». Deux conditions de fonds sont donc nécessaires : d’une part, une menace grave et immédiate ; d’autre part, l’interruption du fonctionnement régulier des institutions. En droit, rien n’empêche le président de la République de considérer qu’il a les pleins pouvoirs si les deux conditions sont remplies. Le Conseil d'Etat ne contrôle pas cette décision de recourir aux pleins pouvoirs, il contrôle seulement certaines mesures prises au nom des pleins pouvoirs mais uniquement les mesures qui correspondent au domaine du règlement en vertu de l’arrêt « Rubens de Servans » du 2 mars 1962. Comme le soulignent les professeurs Francis Hamon et Michel Troper dans Le droit constitutionnel, «elle autorise le président de la République à prendre des mesures qui, en temps normal, ne relèvent absolument pas de sa compétence. Il pourrait fort bien, par exemple, s’il l’estimait nécessaire, limiter la liberté d’expression en instituant pour la presse un régime de censure. De même, il pourrait limiter la liberté individuelle en prévoyant des mesures d’internement administratif ou d’assignation à résidence. Enfin, il pourrait également suspendre les garanties des fonctionnaires afin de révoquer ou de mettre en disponibilité d’office ceux dont la loyauté ne lui paraitrait pas suffisamment garantie». La révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 a inséré un nouvel alinéa à l’article 16 qui permet de saisir le Conseil constitutionnel après 30 jours d’exercice de plein pouvoir pour vérifier que les conditions de recourir au plein pouvoir sont bien réunies.

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Le traitement des libertés fondamentales en France B. Les dérogations issues de l’article 36. L’article 36 de la Constitution prévoit le régime de l’état de siège qui organise la défense de la nation en période de guerre ou de troubles. Celui-ci est fixé par une ancienne loi du 9 août 1849 codifiée en 2004 dans le nouveau Code de la Défense. En vertu de l’article 2121-1 du Code de la Défense, « l’état de siège ne peut être déclaré (…) qu’en cas de péril imminent résultant d’une guerre étrangère ou d’une insurrection armée ». Il se différencie de l’article 16 de la Constitution en ce qu’il vise à la sauvegarde des institutions et de l’ordre constitutionnel démocratique. Au plan formel, l’article 36 de la Constitution dispose que « l’état de siège est prononcé par décret en Conseil des ministres. Sa prorogation au-delà de douze jours doit être autorisée par une loi ». Pierre-Henri Prelot résume ainsi que l’état de siège emporte plusieurs conséquences « et notamment le transfert à l’autorité militaire de pouvoirs de police et de maintient de l’ordre, l’élargissement des compétences des tribunaux militaires en matière pénale, ou encore l’octroi à l’autorité militaire de pouvoirs de police spécifiques (perquisitions domiciliaires de jour et de nuit ; éloignement des personnes, interdiction des publications et des réunions de nature à menacer l’ordre public…)». Cette décision revient au président de la République avec le contreseing du Premier ministre. Ce n’est donc pas un pouvoir autonome du président de la République et il peut s’avérer complexe à mettre en place en cas de cohabitation. Depuis la naissance de la Vème République en 1958, il n’a jamais utilisé.

§2 Les dérogations conventionnelles. En vertu de l’article 15 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme (Convention EDH), ce sont les Etats eux-mêmes qui ont prévu qu’ils pouvaient déroger aux obligations prévues par ladite Convention en cas d’état d’urgence. L’alinéa 1er de l’article 15 de la Convention européenne des droits de l’homme stipule qu’en « cas de guerre ou en cas d’autre danger public menaçant la vie de la nation, toute haute partie contractante peut prendre des mesures dérogeant aux obligations prévues par la présente Convention, dans la stricte mesure où la situation l’exige et à la condition que ces mesures ne soient pas en contradiction avec les autres obligations découlant du droit international». La Cour Européenne des Droits de l’Homme (Cour EDH) contrôle néanmoins les raisons de cette dérogation, ce qu’elle a fait au début du fonctionnement de la Cour avec la question du terrorisme en Irlande. La France étant partie à l’ensemble de la Convention EDH, cet article s’applique de plein droit dans le droit interne, ce qui a pour conséquence que la Cour EDH pourra contrôler les raisons et les motifs d’un éventuel recours à l’article 16 ou à l’article 36 de la Constitution.

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Le traitement des libertés fondamentales en France Section 2 : Les dérogations de valeur inférieure. Il s’agit de l’hypothèse dans laquelle une norme de valeur inférieure autorise la dérogation aux libertés fondamentales qui, par définition, sont des normes placées au sommet de la hiérarchie. Ces dérogations peuvent être législatives (§1) ou jurisprudentielles (§2).

§1 Les dérogations législatives. Le Conseil constitutionnel a reconnu au législateur le pouvoir d’établir des régimes d’exception dans une décision du 25 janvier 2001, «Etat d’urgence en Nouvelle Calédonie», dans la perspective de protéger l’ordre public en cas d’état d’urgence. Cette possibilité législative remonte en réalité à une loi de la IVème République du 3 avril 1955, adoptée pour faire face aux événements algériens précédant le changement de régime, c'est-à-dire avant la Constitution de 1958 et son article 16. Les conditions en sont assez souples puisqu’il suffit aux termes de l’article 1er de la loi d’« un péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public, soit en cas d’évènements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique. » L’application de ce régime entraine une extension considérable des pouvoirs de police. L’article 5 de ladite loi donne ainsi pouvoir aux préfets «d’interdire la circulation des personnes ou des véhicules dans les lieux et aux horaires qu’ils fixent ; d’instituer des zones de protection ou de sécurité où le séjour des personnes est réglementé ; d’interdire le séjour dans tout ou partie du département à toute personne cherchant à entraver, de quelque manière que ce soit, l’action des pouvoirs publics». Plus important encore, l’article 8 dispose que «le ministre de l’Intérieur et le préfet peuvent ordonner la fermeture provisoire des salles de spectacles, débits de boisson et lieux de réunion de toute nature (…) Peuvent être également interdites, à titre général ou particulier, les réunions de nature à provoquer ou à entretenir le désordre». Par ailleurs, l’article 11 prévoit la possibilité d’habiliter les autorités administratives « à prendre toutes mesures pour assurer le contrôle de la presse et des publications de toute nature ainsi que celui des émissions radiophoniques, des projections cinématographiques et des représentations théâtrales». Enfin, l’article 12 de ladite loi dans sa rédaction issue de la loi du 15 juin 2000 prévoit la possibilité d’un transfert de compétences pénales aux autorités militaires. Cette loi a été exhumée dans le but de valider un décret confiant au préfet des pouvoirs exceptionnels afin de maintenir l’ordre dans les banlieues, (décret du 8 novembre 2005). Des professeurs de droit ont saisi le Conseil d'Etat pour contester la validité de ce décret au regard des libertés fondamentales, mais ce dernier l’a validé en s’appuyant sur la loi du 3 avril 1955 dans un arrêt d’assemblée « Rollin » du 24 mars 2006, et a bien qualifié les émeutes en banlieue de périls imminents pour l’ordre public. La loi a été utilisée à quatre reprises : en 1955 durant huit mois, en 1961 en même temps que l’article 16 pendant deux ans, en 2001 en Nouvelle Calédonie, en 2005 lors des émeutes de banlieue. Cette situation peut paraître surprenante au regard de la hiérarchie des normes mais se justifie par les circonstances exceptionnelles auxquelles doit faire face la Nation. En outre, le juge administratif permet de contrôler

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Le traitement des libertés fondamentales en France les mesures de police prises au titre de l’état d’urgence depuis l’arrêt « Dagostini » du Conseil d'Etat le 25 juillet 1985.

§2 Les dérogations jurisprudentielles. L’arrêt fondateur autorisant les « circonstances exceptionnelles » est l’arrêt du Conseil d'Etat « Heyriès » du 28 juin 1918. Il s’agit d’une construction jurisprudentielle autonome, qui peut être mise en œuvre indépendamment des cas de figure précédents. L’essentiel des décisions rendues par le Conseil d'Etat en la matière résulte d’événements liés à la Première et à la Seconde Guerre Mondiale. L’existence de circonstances exceptionnelles permet à l’administration de prendre dans l’urgence les mesures qui semblent nécessaires et que le juge tiendrait pour illégales en temps ordinaire, soit parce qu’elles dérogent à des règles de compétence ou de forme, soit parce qu’elles portent atteinte à des droits ou libertés. L’exercice du pouvoir de police peut notamment justifier l’adoption de « mesures plus rigoureuses » comme l’a affirmé le Conseil d'Etat le 28 février 1919 dans l’arrêt « Dol et Laurent », « les limites des pouvoirs de police (…) ne sauraient être les mêmes dans le temps de paix et pendant la période de guerre où les intérêts de la défense nationale donnent au principe de l’ordre public une extension plus grande et exigent pour la sécurité publique des mesures plus rigoureuses. » Le Conseil d'Etat exerce néanmoins un contrôle des circonstances invoquées. Il en va par exemple de la Première Guerre Mondiale ou de la rupture d’un volcan. Les événements de mai 1968 n’ont ainsi pas été considérés comme des évènements exceptionnels. De plus, le juge administratif apprécie le caractère nécessaire et proportionné des mesures prises au regard des circonstances. Ainsi, en vertu de l’arrêt « Rodes » du Conseil d'Etat le 18 mai 1983, le risque d’éruption d’un volcan peut justifier «eu égard aux circonstances exceptionnelles de temps et de lieu» une interdiction de naviguer et l’évacuation de la zone menacée. Le second aspect du contrôle repose sur l’atteinte portée aux libertés. Ces dérogations ne doivent pas aller jusqu’à ce qu’il soit nécessaire de maintenir l’ordre selon une décision du 19 octobre 1962 « Canal, Robin et Godot » rendue à propos de l’instauration d’une Cour militaire de justice en raison de la guerre d’Algérie.

Chapitre 2 : La conciliation des libertés. A l’approche strictement hiérarchique se superpose une approche dite de conciliation (et plus de dérogation) lorsque les libertés sont confrontées à des impératifs de même valeur. L’un des impératifs va donc se superposer par rapport à l’autre, mais les décisions seront prises au cas par cas. En outre, l’issue de ce type d’affaires n’est pas connue d’avance. Ces deux impératifs peuvent être la conciliation avec un impératif concurrent (section 1) ou avec une liberté concurrente (section 2), qui serait de nature à limiter l’applicabilité des libertés fondamentales.

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Le traitement des libertés fondamentales en France Section 1 : La conciliation avec un impératif concurrent. Deux hypothèses existent : d’une part la conciliation avec l’intérêt général (§1) qui se retrouve au niveau national, d’autre part la conciliation avec le respect d’un engagement international (§2). §1 La conciliation avec la recherche de l’intérêt général. La conciliation avec la recherche de l’intérêt général impose de distinguer la situation dans le droit interne (A) de celle du droit international (B).

A. Le droit interne. a. La conciliation avec la recherche de l’intérêt général par le juge constitutionnel. Pour le Conseil constitutionnel, l’intérêt général est en soi une norme constitutionnelle. La poursuite de l’intérêt général est un objectif de valeur constitutionnelle susceptible de limiter des libertés elles-mêmes constitutionnelles. Le Conseil constitutionnel doit donc pouvoir permettre la conciliation entre la liberté et la poursuite de l’intérêt général. L’absence d’une telle alternative impliquerait en effet que la liberté l’emporterait automatiquement. On retrouve cette idée de conciliation dans la décision du 8 janvier 1991 portant sur la loi relative à la lutte contre le tabagisme et l’alcoolisme, lors de laquelle les auteurs de la saisine dénonçaient une limite à la liberté d’entreprendre, en matière de publicité relative au tabagisme et à l’alcool. Un autre exemple figure dans la décision du 20 janvier 1993 relative à la loi portant sur la prévention de la corruption et à la transparence de la vie économique et des procédures publiques. De par l’autorité absolue des décisions du Conseil constitutionnel fondée sur l’article 62 de la Constitution disposant que les décisions du Conseil constitutionnel « s’imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles », le Conseil d'Etat a repris ce raisonnement. Dans ces hypothèses, le juge raisonne au moyen d’une technique dite « de la proportionnalité ». On a bien deux objectifs de même valeur qu’il importe de concilier en s‘assurant que la mesure est strictement nécessaire pour atteindre l’objectif. Il s’agit d’une appréciation délicate et relativement subjective. Par exemple, la mise en place d’un service minimum au nom du principe de continuité du service public porte atteinte au droit de grève et cette atteinte est disproportionnée si le service minimum mis en place est très proche d’un service normal. La décision du Conseil constitutionnel du 25 juillet 1979 relative au droit de grève à la radio stipule donc que la mise en place d’un tel service revient à nier le droit de grève ou à réduire sa portée de manière trop importante. L’idée maîtresse est que la restriction ne puisse porter atteinte à la préservation de la liberté même.

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Le traitement des libertés fondamentales en France b. La conciliation avec la recherche de l’intérêt général par le juge administratif. La notion d’ordre public est une notion fluctuante dans le temps et dans l’espace et est synonyme d’intérêt général. C’est néanmoins la notion d’ordre public qui caractérise les finalités de la police administrative qui sont de nature à limiter certaines libertés fondamentales. Il n’y a pas de définition exacte de la définition de l’ordre public. Elle peut être définie à partir de ses composantes mais celles-ci sont elles mêmes variables. Certaines sont traditionnelles, tandis que d’autres sont venues s’ajouter plus récemment. On distingue donc les composantes traditionnelles, des composantes additionnelles, plus variables. - Les composantes traditionnelles de l’ordre public. Les composantes traditionnelles de l’ordre public se trouvent énumérées dans la première grande loi qui date de 1884 codifiée à l’article L 2112-2 du Code général des collectivités territoriales qui dispose que « la police municipale a pour objet d’assurer le bon ordre, la sureté, la sécurité et la salubrité publique ». Le même article précise que la sécurité publique est le fait d’éviter les accidents ou d’assurer la commodité de passage dans les rues, ou encore l’interdiction de ne rien exposer aux fenêtres qui puisent nuire à sa chute, etc. Aujourd’hui, la question du bon ordre moral est récurrente de même que la question de savoir si l’ordre public peut justifier la protection des individus contre eux mêmes. - Les composantes additionnelles de l’ordre public. La moralité peut elle justifier l’édiction de mesures de police ? En dépit du caractère subjectif des questions d’ordre moral, la jurisprudence admet que des considérations relatives à la moralité publique justifient des mesures de police. Il s’agit d’une jurisprudence datant du milieu du 20ème siècle, lors de laquelle le juge administratif a admis l’interdiction d’un combat de boxe contraire à l’hygiène morale, le refus d’autoriser un spectacle forain dans l’intérêt de la moralité publique ou encore la fermeture de lieu de débauche du bon ordre moral comme l’illustre l’arrêt « Jaufret » du Conseil d'Etat du 30 septembre 1960. Ce problème de bon ordre moral a pris une tournure nouvelle avec de la décision de certains maires d’interdire la projection de films dans des salles de cinéma de leur territoire, en dépit d’un visa d’exploitation en règle. Cette décision a été justifiée par les maires par l’invocation de circonstances locales particulières, et le juge administratif a admis qu’un maire pouvait interdire la projection de ces films au nom de ces dernières. Parmi les circonstances locales particulières, les maires ont pu invoquer le caractère immoral du film admis dans un arrêt de principe du 18 décembre 1959 « Société des Films Lutecia », au sein de laquelle le Conseil d'Etat a considéré qu’un maire, responsable de l’ordre dans sa commune, pouvait interdire la représentation d’un film sur son territoire en cas de risques de troubles sérieux ou du caractère immoral du film et des circonstances locales

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Le traitement des libertés fondamentales en France préjudiciables à l’ordre public. La menace de troubles sérieux rappelle les composantes traditionnelles de l’ordre public, par exemple le désordre matériel provoqué par la projection d’un film. Le caractère immoral du film ne peut en revanche s’apprécier qu’au regard des circonstances locales particulières. Autrement dit, il faut que le maire ait des raisons particulières d’interdire la projection du film. La jurisprudence est très stricte et il existe très peu de cas pour lesquels le juge administratif ait admis la légalité de l’interdiction de la projection de film dans une commune. Le plus souvent, les interdictions sont annulées. La question du bon ordre moral a connu un nouveau retentissement lors d’une attraction foraine de lancer de nain. En l’espèce, le maire de Morsang-sur-Orge prend, dans le cadre de son pouvoir de police générale, un arrêté le 25 octobre 1991 par lequel il interdit le spectacle du « lancer de nain » qui devait se dérouler dans une discothèque de la commune. La société productrice du spectacle et le nain qu’elle employait ont saisi le Tribunal administratif de Versailles pour contester l’arrêté. La juridiction a fait droit à la demande des requérants en annulant l’arrêté et en condamnant la commune à verser une indemnité à ladite société et à son employé aux motifs que l’interdiction d’un spectacle, en dehors des circonstances locales exceptionnelles, n’est pas légale, à même supposer qu’il porte atteinte à la dignité humaine. Les juges ont donc dû apprécier la légalité de l'arrêté du 25 octobre 1991. La société et son employé ont invoqué la violation de l’arrêté comme contraire à la liberté du travail et à la liberté du commerce et de l’industrie. Or, les mesures générales de police administratives ne sont régulières que si elles sont prises pour maintenir l'ordre public. Il existe tout de même une trilogie au sein de l'ordre public : la sécurité, la sûreté et la salubrité publiques. Le Conseil constitutionnel considère que «la sauvegarde de l'ordre public est un objectif de valeur constitutionnelle». En l'espèce, la notion centrale de l'arrêt est le respect de la dignité de la personne humaine. Or, cette notion a une valeur constitutionnelle. Ainsi, le respect de la dignité humaine autorise-t-il le maire à interdire un spectacle qui y porte atteinte, même en l'absence de circonstances locales particulières? Le Conseil d'Etat a affirmé d'une part, que le respect de la dignité de la personne humaine était une nouvelle composante de l'ordre public et que, d'autre part, l'autorité administrative investie du pouvoir de police municipale pouvait interdire une attraction qu'elle estimait porter atteinte à ce principe, et ce même en l'absence de circonstances locales particulières. De plus, le Conseil d'Etat affirme que « la liberté du travail, du commerce et de l’industrie ne fait pas obstacle à ce que l’autorité investie du pouvoir de police municipale interdise une activité même licite si une telle mesure est seule de nature à prévenir ou faire cesser un trouble à l’ordre public». Or, si les mesures de police peuvent se traduire par des interdictions d’activités qui sont par hypothèse licites, il est donc logique que l’atteinte portée à la liberté ne soit légale que si elle est nécessaire. La mesure doit donc être adaptée et proportionnée au risque de trouble à l’ordre public.

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Le traitement des libertés fondamentales en France C’est le contrôle de l’adéquation du dispositif au motif dégagé dans l’arrêt « Benjamin » du Conseil d'Etat du 19 mai 1933. La juridiction suprême de l’ordre administratif affirme dans un considérant de principe que « s’il incombe au maire de prendre des mesures qui exigent le maintient de l’ordre, il doit concilier l’exercice de ses pouvoirs avec le respect de la liberté de réunion garantie par la loi ». Ainsi, en présence d’une atteinte potentielle à l’ordre public, l’autorité de police doit choisir parmi les mesures susceptibles d’y parer, la moins contraignante pour l’exercice des libertés. L’autorité de police ne doit pas prendre une mesure excessivement restrictive de liberté. Depuis lors, le Conseil d'Etat a toujours maintenu le principe de cette jurisprudence suivant laquelle le souci du maintient de l’ordre public doit être mis en balance avec le nécessaire respect de l’exercice des libertés.

B. Le droit international. Nous retrouvons le même problème puisqu’en matière conventionnelle la technique utilisée par la Convention EDH est la même, avec la spécificité que certaines dispositions de la Convention EDH sont insusceptibles de limitation : les libertés dites « intangibles », comme seraient par exemple les interdictions de la torture, de l’esclavage et du travail forcé, de même que la non-rétroactivité de la loi pénale. En revanche, pour les autres cela est possible, notamment pour celles figurant aux articles 8, 9, 10 et 11 qui comportent un §2 prévoyant expressément que l’autorité publique peut limiter ces libertés au nom d’un impératif supérieur comme le maintien de la sécurité publique. Cet article est une longue liste limitative. Pour que ces libertés puissent faire l’objet d’une limitation, on retrouve la nécessaire conciliation entre ces libertés. La Cour EDH raisonne ici en trois temps : il faut tout d’abord que l’ingérence dans la liberté soit prévue par la loi, au sens de la Convention, c’est à dire prévue au sens du droit. Il faut ensuite une légitimité du but poursuivi ; et là encore, la Cour EDH est très souple puisqu’il suffit que la mesure poursuive un des objectifs de cette longue liste limitative pour admettre une limitation. Dans un arrêt de la Cour EDH, au regard de l’article 18 de la Convention EDH précisant que « les restrictions qui, aux termes de la présente Convention, sont apportées auxdits droits et libertés ne peuvent être appliquées que dans le but pour lequel elles ont été prévues », la Cour EDH considère donc qu’il n’est pas possible d’invoquer un autre but. Jusqu’en 2004, la Cour EDH ne l’avait jamais fait sauf à cette date où elle opère un revirement de jurisprudence en raison de l’emprisonnement de journalistes en Russie. Ici, elle s’est assurée de la réalité du but poursuivi qui ne constituait pas en l’espèce un but légitime. Il faut que l’ingérence soit nécessaire dans une société démocratique, c’est donc la conciliation et le problème de proportionnalité. Est-il pour autant nécessaire dans une société démocratique d’interdire un parti politique antidémocratique ? Il est en un sens anti-démocratique de ne pas tolérer un parti anti-démocratique. Par un arrêt « Refah Partisi c/ Turquie » du 31 juillet 2001, la Cour EDH, au regard du contexte particulier de la Turquie et notamment de l’importance du mouvement islamiste lui-même dangereux pour la démocratie, a estimé que l’interdiction de ce parti fondamentaliste n’était pas disproportionnée. Il s’agissait donc d’une atteinte grave à la liberté d’association. Quels sont dès lors les critères qui

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Le traitement des libertés fondamentales en France permettent de mesurer cette proportionnalité ? Le premier est l’importance du droit en cause. En effet, s’il s’agit d’un droit physique lié à l’intégrité physique, la Cour aura une position stricte. En revanche, il en va différemment si la liberté en cause est un droit économique ou social. Le deuxième critère est l’importance du but poursuivi, qui peut être légitime mais moins qu’un autre. Le troisième est l’existence ou non d’un consensus européen sur la question. Tel est le cas sur le droit de l’embryon la faculté d’ingérence de l’Etat se trouve élargie. Dans le cas contraire, et comme l’illustre notamment la question sur le mariage transsexuel, la Cour constate une évolution de l’état du droit des pays membres et considère qu’il y a un opinio juris, c’est à dire un consensus ayant pour conséquence une faculté d’ingérence plus faible de l’Etat. a. La conciliation avec le respect d’un engagement international. En vertu de l’article 55 de la Constitution, les deux normes ont en théorie la même valeur, mais en pratique c’est la liberté qui va l’emporter. L’hypothèse est assez rare mais elle a pu donner lieu à une jurisprudence. C’est le cas à propos d’un accord bilatéral entre la France et le Maroc et d’un autre accord bilatéral entre la France et l’Algérie en matière du droit de la famille, plus particulièrement du droit de répudiation. Selon ces accords, la France s’engageait à reconnaître par l’exequatur les jugements de répudiation rendus au Maroc et en Algérie à certaines conditions mais ici, c’est seulement le mari qui pouvait faire cette répudiation. Une requérante a soulevé à l’encontre de ces traités bilatéraux la Convention EDH, notamment l’article 5 du protocole n°7 prônant l’égalité entre époux. Une requête a été déposée contre la France devant la Cour EDH et la requérante a obtenu gain de cause par l’arrêt « Dédé c/ France » du 8 novembre 2005. La Cour EDH a donc fait prévaloir la Convention EDH par rapport aux traités bilatéraux qui étaient postérieurs à la Convention EDH. Ainsi, les éventuelles limitations apportées aux libertés fondamentales contenues dans un traité ne doivent pas porter atteinte aux normes contenues dans une autre convention, notamment à celle de la Convention EDH.

Section 2 : La conciliation avec une liberté concurrente.

La conciliation avec une liberté concurrente présente un des cas les plus délicats. Le droit positif tel qu’il est proposé est incapable de donner la solution du litige puisque le juge doit faire appel à des principes supérieurs. La question qui se pose est donc de savoir si l’on peut limiter l’effectivité d’une liberté fondamentale au nom d’un autre principe fondamental. C’est le fameux exemple de la décision « IVG » du Conseil constitutionnel de 1975 où l’on était en présence d’un conflit de libertés, puisqu’était en cause l’intégrité de l’embryon contre la liberté de la femme qui découlent chacun de deux articles de la Convention EDH. De même, il existe bien souvent un conflit entre la liberté d’entreprendre proclamée par l’article 4 de la DDHC de 1789 et le droit au travail consacré par le Préambule de 1946 dont la première confère la possibilité de licenciement et le deuxième qui l’interdit comme l’illustre par exemple la décision du Conseil constitutionnel du 12 janvier 2002 relative à la loi de modernisation sur le licenciement économique.

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Le traitement des libertés fondamentales en France En outre, c’est l’exemple de l’arrêt « Von Hannover c/ Allemagne » de la Cour EDH rendu le 24 juin 2004 où était en conflit la liberté d’expression face au respect du droit à la vie privée. En l’espèce, des photos avaient été prises à l’encontre de la princesse de Monaco, qui relevaient de son intimité privée. Elle a alors attaqué un magazine pour atteinte à la vie privée. Les juges allemands ont considéré que cela relevait de la liberté d’expression, ce qui réduisait sa sphère privée. Cependant, pour la Cour EDH, l’Etat avait une obligation positive de condamner les journalistes pour atteinte à la vie privée. La Cour EDH a donc donné raison à la princesse de Monaco. Mais que faire puisque dans les deux cas il y un risque de condamnation, soit de la part de la Cour EDH pour atteinte à la vie privée, soit de la part des juges allemands pour atteinte à la libre expression ? C’est aussi l’exemple de l’arrêt de la Cour EDH « Evans c/ Royaume Unis » du 10 avril 2007 qui oppose le droit à la vie privée de procréer face au droit à la vie privée de ne pas procréer. La Cour EDH a considéré qu’il y avait absence de consensus en matière de valeur du consentement à procréer et que le Royaume Unis avait donc une marge d’appréciation sur la valeur du consentement. Dans ce cas, le juge se retranche le plus souvent derrière la volonté du législateur et des autorités nationales. Le juge n’a pas un pouvoir d’appréciation identique à celui du législateur, c’est donc à ce dernier de trancher. Dans ce cas, le Conseil constitutionnel se contente de vérifier que la conciliation des libertés n’est entachée d’aucune erreur manifeste, action que l’on désigne sous le terme de « contrôle restreint ». Ce contrôle de l’erreur manifeste se traduit par une certaine inconstance au gré des changements de majorité au sein des Cours suprêmes, notamment dans un arrêt récent de la Cour suprême des Etats- Unis de 2007 qui est revenue sur sa position concernant les discriminations positives à l’université. La majorité républicaine est ainsi revenue sur l’application des quotas, aujourd’hui interdits. Lorsqu’une liberté est invoquée pour faire obstacle à une autre mais dans une perspective contraire aux libertés en général, le juge peut se retrancher derrière l’abus de droit, prévu notamment à l’article 17 de la Convention EDH, qui est également une notion autonome en droit français. L’hypothèse principale est celle de la liberté d’expression utilisée pour exprimer des propos racistes. Ici, la Cour EDH va considérer sa position au regard de la liberté d’expression mais également au regard du principe d’égalité. La Cour va ainsi faire jouer le principe d’égalité et l’abus de droit pourra être utilisé lorsque la violation de la liberté invoquée est contraire à l’esprit démocratique des libertés, en application de l’arrêt « Garaudy c/ France » du 24 juin 2003. Deux critères sont néanmoins nécessaires : un critère matériel -il faut une atteinte au droit d’autrui, en l’occurrence au principe d’égalité- ; un critère intentionnel -plus délicat puisqu’il correspond à la volonté de détruire des droits et libertés reconnus par la Convention EDH. Les conciliations de libertés et entre libertés laissent une assez marge de manœuvre aux juges, voire aux autorités nationales, pour limiter l’effectivité des libertés fondamentales. Cependant, dans le modèle français, ces dérogations et limitations ne peuvent qu’intervenir qu’à des conditions strictes et nécessaires dont le non-respect est sanctionné aussi bien par le juge (national et européen) que par le Parlement, qui permettent de contribuer au modèle français d’un état de droit.

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Le traitement des libertés fondamentales en France Titre 2 : Le régime juridique français relatif à la violation des libertés fondamentales. Le nouvel article 66-1 issu de la réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008 a introduit en droit français l’exception d’inconstitutionnalité pour « les droits et libertés que la Constitution garantis ». Le constituant a ainsi voulu renforcer la protection juridictionnelle des citoyens en cas de violation à une liberté fondamentale, volonté qui se retrouve dans l’introduction du référé liberté par le juge administratif, née de la loi du 30 juin 2000. Aussi, parallèlement à l’existence de voie de recours spécifique à la violation d’une liberté fondamentale (II), le droit français conçoit des mécanismes abstraits qui favorisent l’effectivité de la protection des libertés fondamentales en cas de violation (I), que cette dernière résulte du législateur, du gouvernement ou des particuliers eux-mêmes. Cependant, le juge international et notamment le juge européen, à travers des textes contraignants, concourent à la protection des citoyens français en cas d’atteinte ou violation aux libertés fondamentales (III). Il s’agira donc d’étudier sont les différentes voies de recours du système juridique français applicables en cas de violation des libertés fondamentales et qui peuvent constituer un modèle de protection.

Chapitre 1 : Les mécanismes internes de protection abstraite résultant de la violation des libertés fondamentales. Il importe d’envisager les voies de droit incluant également une protection en cas de violation des libertés fondamentales. A ce titre, nous distinguerons le contrôle de constitutionnalité (section 1) du contrôle de conventionalité (section 2).

Section 1 : Le contrôle de constitutionnalité.

A travers le contrôle de constitutionnalité des normes nationales (§1) et des traités (§2), le juge constitutionnel et le juge ordinaire œuvrent à la protection des libertés fondamentales en cas de violation.

§1 Le contrôle de constitutionnalité des normes nationales.

A. La consécration jurisprudentielle.

Les Constitutions de 1946 et 1958 ont en commun leur référence directe aux libertés, notamment dans leurs Préambules. Néanmoins, alors que la 4ème République met en place un contrôle très limité, la 5ème République innove en instaurant pour la première fois un véritable contrôle de constitutionnalité des lois. Apparaît alors l’idée que la loi ne peut tout faire, voire qu’elle peut mal faire. Mais dans l’esprit des rédacteurs des Constitutions de 1946 et de 1958 et plus particulièrement de

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Le traitement des libertés fondamentales en France notre Constitution actuelle, ce sont des questions de formes, c’est à dire de respect du droit parlementaire. Ces conditions de procédure respectées, le législateur reste en principe souverain. Néanmoins, la jurisprudence a progressivement récusé cette position. Dans les premiers temps, le juge constitutionnel est resté très prudent du fait de l’arrivée pour la première fois dans l’histoire constitutionnelle française d’un contrôle constitutionnel autorisé par certaines autorités comme le Président de la République, le Premier ministre ou les Présidents des deux assemblées. Il faut attendre 1970 pour que le juge aborde enfin la question de savoir si la loi doit respecter le Préambule de la Constitution, en sus du corps même de la Constitution. En 1970, apparaît une première référence au Préambule à propos du contrôle des engagements internationaux - le Conseil constitutionnel exerçant conjointement le contrôle de la constitutionnalité des lois et celle des traités, selon l’article 54 de la Constitution. Dans le cadre de la décision du 19 juin 1970, le Conseil constitutionnel fait référence à l’alinéa 15 du Préambule de 1946, lui-même cité par le Préambule de 1958. Le Préambule de 1958 acquiert donc la même valeur que la Constitution : l’ensemble des droits et libertés qui y sont cités indirectement ont dès lors valeur constitutionnelle. Le pas est clairement franchi dans la décision « Liberté d’association » du 16 juillet 1971. En l’espèce, le Parlement voulait réviser la loi de 1901 pour soumettre à autorisation la création d’association. Le Conseil constitutionnel a estimé cette loi contraire aux Principes Fondamentaux Reconnus par les Lois de la République (PFRLR). Le Conseil constitutionnel va donc à l’encontre de la volonté de ses géniteurs constituants qui, en 1958, avaient expressément réclamé que la compétence du Conseil constitutionnel ne vaille que pour le corps de la Constitution. L’erreur du Général de GAULLE est de n’avoir pas expressément limité ce contrôle, à l’instar des constituants de 1946, dans le corps même de la Constitution. Quoi qu’il en soit, la décision du 16 juillet 1971 est fondatrice et sera rapidement suivie d’autres décisions jurisprudentielles allant dans son sens. La décision « Taxation d’office » de 19173 reconnaît ainsi la valeur constitutionnelle de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, les Principes Particulièrement Nécessaires à Notre Temps (PPNT) consacrés par le Préambule de la Constitution de 1946 étant, eux, consacrés par la décision du 15 janvier 1975 relative à l’IVG. Concernant la Charte de l’environnement, c’est la décision relative aux OGM du 19 juin 2008 qui confère valeur constitutionnelle à l’ensemble des droits et devoirs contenus dans ladite Charte. L’absolutisme du législateur prend donc fin au profit d’une participation du juge constitutionnel à ce que Dominique Rousseau qualifie de « démocratie continue », qui s’exerce au-delà des opinions majoritaires pour encadrer ces décisions et s’oppose à « la démocratie majoritaire ».

B. Conséquence de la reconnaissance de la valeur constitutionnelle des droits et libertés figurant dans le Préambule de la Constitution de 1958.

Le fait que les libertés soient reconnues comme ayant valeur constitutionnelle a pour conséquence d’habiliter le juge à en contrôler le respect, ces deux étapes étant fusionnées dans la pratique. Ce contrôle s’exerce non seulement à l’égard des normes nationales mais aussi à l’égard des normes internationales, ce qui va poser un certain nombre de questions dans les deux cas.

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Le traitement des libertés fondamentales en France Néanmoins, le contrôle de constitutionnalité diffère selon qu’il soit effectué par le juge constitutionnel (a) ou par le juge ordinaire (b).

a) Le contrôle de constitutionnalité des lois opéré par le juge constitutionnel. - Le contrôle de constitutionnalité des lois ordinaires Cette compétence du Conseil constitutionnel est fondée sur l’article 61 alinéa 2 de la Constitution disposant que « les lois peuvent être déférées au Conseil constitutionnel, avant leur promulgation, par le Président de la République, le Premier ministre, le Président de l’Assemblée nationale, le Président du Sénat ou soixante députés ou soixante sénateurs ». En vertu de cet article, la saisine du Conseil constitutionnel n’est qu’une faculté des autorités compétentes, non un devoir. Il s’agit d’un contrôle très limité dans un premier temps puisqu’initialement c’est un contrôle a priori, avant l’adoption de la loi en vertu de l’article 61 de la Constitution. Une fois adoptée, la loi ne peut donc plus être remise en cause au regard des libertés constitutionnelles, du moins jusqu’en 2008 où la réforme du 23 juillet introduit pour la première fois, à l’article 61-1, un contrôle a posteriori, c'est-àdire postérieur à l’adoption et qui s’établit uniquement à l’aune des libertés. Ce contrôle était aussi limité rationae personae puisque seules certaines autorités pouvaient l’actionner avant 1974, notamment le Président de la République et le Premier ministre. Désormais, depuis la réforme constitutionnelle du 29 octobre 1974, la saisine du Conseil constitutionnel dans le cadre du contrôle de constitutionnalité des lois est ouverte à soixante députés et/ou soixante sénateurs, ce qui permet d’accroitre le pouvoir de l’opposition en période de fait majoritaire. L’opposition parlementaire joue alors pleinement un rôle de défenseur des libertés. Le contrôle n’est ici qu’abstrait puisque le contrôle de constitutionnalité des lois ne s’opère pas qu’à l’aune des droits et libertés mais au regard de toutes les dispositions constitutionnelles. En effet, le juge constitutionnel est garant du respect de la Constitution dans son ensemble : le contrôle de constitutionnalité effectué en cas de violation des libertés fondamentales n’est donc qu’un aspect de sa compétence.

- Le contrôle de constitutionnalité des lois organiques. L’article 61 alinéa 1er dispose que « les lois organiques, avant leur promulgation, et les règlements des assemblées parlementaires, avant leur mise en application, doivent être soumis au Conseil constitutionnel qui se prononce sur leur conformité à la Constitution. » Le Conseil constitutionnel se voit donc automatiquement saisi pour les lois organiques, ce qui permet ainsi de censurer celles qui ne seraient pas conforme à la Constitution, notamment aux droits et libertés qu’elle garantit. L’avantage d’une telle disposition est qu’en principe, aucune loi organique ne contient de lois portant atteintes aux libertés fondamentales, ce qui n’est pas le cas des lois ordinaires : une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61 de la Constitution ne peut, en vertu de l’article 62 de la Constitution, être ni promulguée ni mise en application. Il importe enfin de souligner que depuis une décision du Conseil constitutionnel du 6 novembre 1962, celui-ci se refuse à vérifier de la constitutionnalité des lois référendaires. Par conséquent, le peuple reste toujours

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Le traitement des libertés fondamentales en France souverain et le Conseil constitutionnel ne pourrait censurer une loi référendaire qui violerait manifestement les droits et libertés fondamentales.

b) Le contrôle de constitutionnalité des normes non législatives opéré par le juge ordinaire.

Comme conséquence de cette reconnaissance de la valeur constitutionnelle des libertés les libertés constitutionnelles s’imposent à l’égard des normes nationales non législatives puisque seul le Conseil constitutionnel procède à ce contrôle. En ce qui concerne les autres normes, le juge ordinaire s’est retrouvé compétent pour effectuer ce contrôle mais à deux conditions. La condition positive qu’a posé le Conseil d'Etat notamment l’exigence, contrairement au Conseil constitutionnel, d’un effet direct de la norme invoquée, c‘est à dire qu’elle doit être suffisamment précise pour servir de base à une action en justice. Il rejoint en cela la position de juge ordinaire de certains Etats -notamment le Portugal et l’Allemagne- qui prévoient, au sein des droits et libertés de leur Constitution, que certaines d’entre elles puisse faire l’objet d’un recours. Les droits et libertés dits « de la première génération » sont particulièrement concernés. La difficulté en France est que rien n’est dit sur les dispositions pouvant ou non faire l’objet d’un contrôle puisque c’est au juge qu’il revient d’apprécier l’effet direct de la norme. Dans son arrêt du 27 septembre 1985 « France Terre d’asile », le Conseil d'Etat refuse ainsi de se prononcer sur la compatibilité d’un acte administratif au regard de l’alinéa 4 du Préambule de 1946 relatif au droit d’asile, estimant que cette disposition n’est pas autosuffisante en elle-même. Il s’agit d’une démarche inverse de celle du Conseil constitutionnel, qui ne fait pas de différence entre les droits et libertés et accepte d’effectuer un contrôle au regard du même alinéa. - La condition négative d’absence de loi écran. Dès 1936, dans l’arrêt « Arrighi », le Conseil d'Etat a estimé qu’il était incompétent pour contrôler la constitutionnalité des lois lorsqu’il était saisi de l’application d’un acte administratif par rapport à cette loi. Sous la Vème république, la décision du Conseil constitutionnel de 1971 a alors posé la question de savoir si le Conseil d'Etat pouvait vérifier qu’un acte administratif soit conforme à la Constitution, même si cet acte administratif avait été adopté en vertu d’une loi pour pouvoir l’appliquer. Le Conseil d'Etat a réitéré sa position de principe dans l’arrêt « Roujansky » du 20 octobre 1989 et, plus récemment, dans l’arrêt « Depretz et Paillard » du 5 janvier 2005. Ainsi, en cas d’allégation de la violation de la Constitution par un acte administratif, le juge n’effectue pas le contrôle puisqu’il s’estime incompétent si cet acte administratif est pris en application d’une loi car cela reviendrait à contrôler sa constitutionnalité, qui reste de la compétence du juge constitutionnel. La Cour de cassation conserve une position similaire depuis l’arrêt de la Chambre criminelle du 24 juillet 1946. Quoique logique, cette alternative est de plus en plus difficile à mettre en œuvre, notamment depuis les arrêts « Jacques Vabres » de la Cour de cassation en 1975 et « Nicolo » du Conseil d'Etat en 1989 puisque, dans ces deux décisions, le juge ordinaire a accepté d’écarter la loi au profit d’une convention internationale : non seulement la loi n’est plus souveraine au regard du juge constitutionnel mais elle ne l’est plus non plus à l’égard du juge ordinaire qui peut décider de faire primer un

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Le traitement des libertés fondamentales en France engagement international. La loi est de fait mieux protégée à l’égard des conventions internationales puisqu’au regard de la Constitution elle ne peut être remise en cause qu’a priori alors qu’à l’égard des conventions la loi peut être remise en cause à tout moment par le juge ordinaire. Il est donc paradoxal que les conventions internationales soit, en droit, inférieures à la Constitution puisque le traité est inférieur à la Constitution et s’impose à la loi alors que la Constitution ne s’impose pas à la loi dans le contrôle a posteriori -le juge constitutionnel n’étant compétent qu’a priori. Il faudra attendre la loi organique de mise en œuvre de la réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008 pour qu’existe un tel contrôle a posteriori. Il y aurait donc plus de lois potentiellement contraires à la Constitution que de lois contraires aux conventions internationales. Intervient alors le problème de la conformité des normes internationales à la Constitution.

§2 Le contrôle de constitutionnalité des normes internationales. A. Le contrôle effectué devant le juge constitutionnel. Les traités que la France ratifie doivent respecter les libertés constitutionnelles. L’article 55 de la Constitution parle de la valeur supra-législative des traités mais ne dit rien quand à la valeur des traités par rapport à la Constitution. Les problèmes de compatibilité entre les traités et la Constitution sont censés être résolus en amont dans l’article 54 de la Constitution, prévoyant que c’est le juge constitutionnel, toujours dans un contrôle a priori, qui doit vérifier la conformité du traité à la Constitution, avant que celui-ci ne soit ratifié. L’article 54 de la Constitution dispose en effet que « si le Conseil constitutionnel, saisi par le Président de la République, par le Premier ministre, par le Président de l’une ou l’autre Assemblée ou par soixante députés ou soixante sénateurs, a déclaré qu’un engagement international comporte une clause contraire à la Constitution, l’autorisation de le ratifier ou d’approuver l’engagement international en cause ne peut intervenir qu’après la révision de la Constitution. » Le Conseil constitutionnel s’assure donc que ce traité respecte les dispositions constitutionnelles, comprenant notamment les droits et libertés prévus par la Constitution. Ce schéma particulier découle de deux jurisprudences du Conseil constitutionnel, la première découlant d’une décision du 10 juin 2004 relative à la « Loi sur l’économie numérique » effectuée sur le fondement de l’article 88-1 de la Constitution qui consacre le principe de l’immunité des lois de transposition des directives communautaires. La seconde remonte à la décision du 30 novembre 2006 issue de la « Loi relative au secteur d’énergie », affirmant que les directives cèdent uniquement, et sont donc contrôlées exclusivement, à l’aune des règles ou principes inhérents à l’identité constitutionnelle de la France. Cette posture « ajoute » un étage à la pyramide des normes, contenant des règles ou principes plus importants que les autres puisqu’eux seuls peuvent faire obstacle à un traité.

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Le traitement des libertés fondamentales en France B.

Le contrôle effectué devant le juge ordinaire.

Il importe de distinguer ici un engagement international classique (a) d’un engagement communautaire (b).

a) Les engagements internationaux en général. On pouvait douter du fait que le Conseil d'Etat accepte de contrôler qu’un traité soit conforme à la Constitution. Il s’est reconnu compétent dans un arrêt « Moussa Koné » du 3 juillet 1996 dans lequel le juge administratif était saisi afin de savoir si un traité bilatéral (donc une norme supralégislative) était conforme aux libertés fondamentales, notamment en matière d’extradition. Le juge a écarté le traité et l’a déclaré contraire à un « principe fondamental reconnu par les lois de la République » (PFRLR). Deux innovations ont entraîné ce choix. Tout d’abord, le Conseil d’Etat s’est reconnu compétent, ce qui peut surprendre puisque le juge ordinaire s’est toujours refusé à ce que la loi respecte la Constitution et qu’il acceptait ici qu’un traité soit conforme à la Constitution. In concreto, la loi et le traité l’emportent en cas de conflit avec la Constitution. Cela reflète donc un paradoxe puisque le traité est censé être supérieur à la loi. La seconde innovation est que le Conseil d'Etat considère que les traités ont une valeur infra-constitutionnelle : une liberté posée par la Constitution l’emportera toujours sur un traité et c’est, en cela, la solution de principe. La solution est différente dans le cas des engagements communautaires. Quid en effet lorsqu’une norme communautaire est contraire à une liberté fondamentale ?

b) Les engagements communautaires en particulier.

La situation a longtemps été la même que pour les engagements internationaux classique, la norme communautaire devant respecter la norme de valeur constitutionnelle. Par exemple, dans un arrêt « Olziibat » du 3 juin 2005, le Conseil d'Etat a subordonné l’application d’un règlement communautaire au respect de la Constitution en matière de droit d’asile. Il a donc consacré la suprématie de la Constitution sur les normes communautaires. S’est alors posé la question des directives communautaires, dont le Conseil d'Etat a pris en considération la position du juge constitutionnel afin de singulariser le conflit entre une liberté issue de la Constitution et une directive communautaire. L’arrêt « Arcelor » du 8 février 2007 entérine cette particularité des directives communautaires. Cette affaire mettait en cause un acte administratif de transposition d’une directive en matière de quota de gaz à effet de serre. La société Arcelor a attaqué l’acte administratif, transposant lui-même une directive qui a valeur de traité et qui soulève une contradiction entre trois libertés proclamées par la Constitution, en l’espèce le droit de propriété, la liberté d’entreprendre et le principe d’égalité. Conformément à la jurisprudence « Moussa Koné », le Conseil d'Etat a estimé que le traité contrairement à la loi ne faisait pas écran, et il a accepté de vérifier que l’acte administratif (donc indirectement la directive) était conforme à la Constitution mais uniquement (et c’est là la spécificité de cet arrêt) à l’aune de certaines normes de la Constitution, celles qui n’ont pas

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Le traitement des libertés fondamentales en France d’équivalent en droit communautaire ; ceci afin de tenir compte du fait que la Cour des Justices des Communautés Européennes (CJCE) protège également les libertés fondamentales. L’examen de savoir si cette liberté fondamentale a un équivalent en droit communautaire se fera donc au cas par cas, le Conseil d'Etat renvoyant à la CJCE ou opérant un contrôle de constitutionnalité. En l’occurrence, au regard du droit de propriété, de la liberté d’entreprendre et du principe d’égalité, le Conseil d'Etat vérifie bien qu’il s’agit de normes constitutionnelles, ce qui est le cas en l’espèce. Ainsi, si elles ont un équivalent communautaire c’est la CJCE qui est compétente, à la condition qu’il y ait un doute manifeste (ce qui est le cas pour le principe d’égalité). En revanche s’il n’y a pas d’équivalent (par exemple pour le principe de laïcité ou la liberté des enseignants chercheurs), le Conseil d'Etat s’assure que l’acte administratif (et donc la directive) est bien conforme à ce type de norme. Nous pouvons alors remarquer ici l’importance que revêt la valeur constitutionnelle des libertés, notamment par rapport à ses conséquences, dans la protection conférée aux justiciables en cas d’atteinte ou de violation. A ces libertés constitutionnelles placées au sommet de la hiérarchie des normes s’en ajoutent d’autres découlant de traités, notamment de la Convention EDH. Il apparaît donc que le contrôle de constitutionnalité participe à la protection des justiciables en cas d’atteinte aux libertés fondamentales par le contrôle de constitutionnalité des lois -effectués par le seul juge constitutionnel- ou la ratification d’une convention internationale -ce qui relève de la compétence du juge constitutionnel a priori et du juge ordinaire a posteriori. Enfin, lorsqu’un acte réglementaire est pris en violation de la Constitution et dans les conditions posées par la jurisprudence du Conseil d'Etat, seul le juge administratif est compétent pour sanctionner cette violation. Il importe également de préciser que ce contrôle est de nature abstraite et ne porte pas uniquement sur la violation des libertés fondamentales : il en va de même pour le contrôle de conventionalité.

Section 2 : Le contrôle de conventionalité. Depuis le Préambule de 1946 et son alinéa 14, ainsi que l’article 26 de la Constitution de 1946, le droit international est intégré à la pyramide des normes internes. Il devient d’une certaine manière une forme de droit interne, traduit dans le Titre 6 de la Constitution actuelle, dont il en résulte les articles 52 à 55. L’article 52 fait relever de la compétence du Président de la République la négociation et la ratification des traités tandis que l’article 53 traite de la forme et de l’effet de la ratification d’une norme internationale dans l’ordre interne français. Les articles 53-1 et 53-2 résultent d’une révision de la Constitution, rendue nécessaire pour ratifier un traité notamment en matière de protection des libertés. L’article 53-1 est relatif à l’asile et l’article 53-2 concerne la ratification des traités relatifs à la Cour Pénale Internationale, notamment le fait que ce traité prévoit que le Président de la République puisse faire l’objet de poursuite, ce qui était initialement interdit par la Constitution. Enfin, les articles 54 et 55 de la Constitution introduisent respectivement le contrôle de constitutionnalité des traités et des précisions sur l’autorité des traités dans le droit interne par rapport à la loi. La Convention EDH et les Pactes de 1966 font partis du droit conventionnel. Mais ce contrôle des libertés conventionnelles est néanmoins soumis à certaines conditions (§1) qui impliquent une action spécifique (§2).

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Le traitement des libertés fondamentales en France §1 Les conditions relatifs au contrôle de conventionalité. Ces conditions sont essentiellement regroupées dans l’article 55 de la Constitution, disposant que « les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication une autorité supérieure à celle des lois, sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l’autre partie. » On distingue donc dans cet article les conditions de fonds (A) des conditions de forme (B).

A. Les conditions de forme. C’est d’abord la forme du texte lui-même, sa nature précisément, qui conditionne son contrôle en droit national et les questions relatives à sa publication. L’article 55 précise ainsi « seuls les traités ou accords régulièrement ratifiés (…) ». Cette formulation exclut donc les actes unilatéraux des organisations internationales classiques, qui ne sont pas formellement des traités, ainsi que la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948 (DUDH) qui est une résolution de l’Assemblée générale de l’ONU et se situe de facto hors du champ d’application de l’article 55, en vertu de l’arrêt «Roujansky» du Conseil d'Etat du 23 novembre 1984. La Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne est elle aussi exclue de l’application de l’article 55 de la Constitution du fait de l’arrêt «Mlle Deprez» rendu le 5 janvier 2005, dont le Conseil d’Etat considère « qu’en l’état actuel du droit » ladite Charte est dépourvue de la force juridique. Mais, de par la récente ratification irlandaise au Traité de Lisbonne, le Conseil d'Etat risque d’effectuer un revirement de jurisprudence. Il faut préciser que le droit dérivé des communautés européennes est assimilé aux traités. La publication du texte est une deuxième condition qui tient à la publication officielle du traité dans un Journal officiel.

a. Les conditions de fonds. Pour que l’article 55 de la Constitution soit applicable, la norme invoquée doit être d’effet direct et d’application réciproque. - Le principe de l’applicabilité directe. Les normes internationales ne sont pas dotées en principe d’effet direct, mais l’exception est que les normes internationales dont le contenu est relatif aux libertés fondamentales sont quant à elle d’effet direct puisque par définition elles s’adressent aux individus. Cependant, le juge national contrôle quand même cette position et refuse l’effet direct aux normes internationales qui ne s’adressent pas aux individus en tant que tels mais destinées aux Etats. Ici repose tout le problème du Pacte International relatif aux Droits Economiques Sociaux et Culturels (PIDESC) de 1966 puisque celui-ci n’est pas considéré comme disposant d’effet direct. Par exemple, le droit au travail affirmé dans le PIDESC de 1966 n’est pas invocable devant le Conseil d'Etat comme l’illustre l’arrêt «Zheng» du 8 février 2002. Il en est de même pour la Charte Sociale Européenne en vertu de l’arrêt «Valton» du Conseil d'Etat du 20 avril 1984. Est-ce que la norme internationale doit être suffisamment

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Le traitement des libertés fondamentales en France conditionnelle ? C’est ce qui explique tout du moins une certaine divergence en matière de protection des droits de l’enfant de la Convention de New York et notamment de son article 3-1. Le Conseil d'Etat reconnaît son effet direct depuis un arrêt « Cinar » de 1987 alors que la Cour de cassation le refusait jusqu’à un revirement de jurisprudence effectué par la 1ère Chambre civile dans un arrêt de cassation du 18 mai 2005 dont elle déclare, au visa de l’article 3-1 de la Convention de New York que « dans toutes les décisions qui concernent les enfants, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale. » - Le principe de l’application réciproque. Pour que l’article 55 de la Constitution soit applicable, une condition de réciprocité de la norme internationale est nécessaire : elle découle du fait qu’un traité est un contrat, pouvant appeler une réserve de réciprocité. En principe, pour les traités relatifs aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales, cette condition ne devrait pas être exigée, c’est ce que du moins pense la doctrine puisque dans ses contrats internationaux, l’objet cause de l’obligation est la protection de l’individu. Néanmoins, les juridictions internes sont loin d’être claires sur cette situation. Le Conseil constitutionnel a estimé dans sa décision du 22 janvier 1999 « Statut de la CPI » que la réserve de réciprocité était inapplicable au statut de cette Cour au regard de l’objet du traité qui est ici de protéger les droits fondamentaux appartenant à toute personne humaine. La Cour de cassation ne fait pas jouer la condition de réciprocité de l’article 55 de la Constitution, mais cette position est au bénéfice exclusif du droit communautaire puisqu’en l’état actuel de la jurisprudence celle-ci ne s’est pas réellement prononcée concernant le reste des traités. Néanmoins, ce contrôle doit être exercé par le juge ordinaire et bénéficie du rang « sujet à polémique ».

§2 Les complications résultant du contrôle de conventionalité.

Trois hypothèses peuvent se présenter : - Il peut arriver que la coexistence d’une source constitutionnelle et d’une source conventionnelle soit complémentaire, par exemple dans le cas où la convention ajoute une liberté qui ne figure pas dans la Constitution, tel le droit à la vie. Il y a donc ici complémentarité entre les deux sources, ce qui ne pose aucune difficulté. - L’autre hypothèse est celle d’un regroupement entre les niveaux constitutionnel et conventionnel. Une liberté est ainsi protégée à ces deux niveaux, comme l’illustre par exemple la liberté d’expression qui figure à la fois dans le bloc de constitutionnalité et dans la Convention EDH. Il s’agit de l’hypothèse la plus fréquente et une concurrence peut avoir lieu entre les deux normes, notamment si elles sont interprétées de manière différente par les juges ordinaires et internationaux. Le choix de la primauté d’une source par rapport à l’autre se fera selon le juge. Par exemple, si une loi est en cause, en fonction du litige et du moment, le conflit sera porté devant soit le juge constitutionnel soit devant le

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Le traitement des libertés fondamentales en France juge ordinaire. L’hypothèse la plus délicate est celle d’une contradiction entre des libertés figurant dans un traité avec d’autres normes de droit interne comme la Constitution, ou d’autres normes du droit international comme le droit communautaire. Deux questions se posent au regard de cette situation intermédiaire, à savoir celle de l’autorité compétente pour apprécier le contrôle de conventionalité (A), et celle des limites à ce contrôle (B).

A. La compétence du contrôle de conventionalité. Ces normes contenues dans le traité tirent leur autorité dans le droit interne de l’article 55 de la Constitution, mais le juge compétent pour faire respecter cet article de la Constitution n’est pas le juge constitutionnel mais le juge ordinaire, du fait de la non-acceptation de sa compétence par le Conseil constitutionnel. En effet, c’est dans la décision « IVG » du 15 janvier 1975 du Conseil constitutionnel dont les requérants soulèvent l’incompatibilité de la loi avec l’article 2 de la Convention EDH qui est ici applicable à l’embryon que le Conseil constitutionnel, au lieu de se prononcer sur la question, s’estime incompétent pour opérer le contrôle de conventionalité de la loi. Le juge constitutionnel se désengage de la question, ce qui a pour conséquence une compétence du juge ordinaire. A partir de cette décision s’effectue une distinction entre ce qui relève du contrôle de constitutionnalité des lois et ce qui touche au contrôle de conventionalité. Le juge ordinaire n’a pas accepté tout de suite d’exercer ce contrôle au nom de la séparation des pouvoirs. En effet, n’effectuant pas un tel contrôle sur le fondement de la Constitution, il envisageait difficilement de le faire sur le fondement de la Convention? Le juge ordinaire va pourtant s’ériger en protecteur de la loi dans un souci de veiller à ce que la loi respecte les droits et libertés contenues dans les conventions internationales. La Cour de cassation, accepte facilement dans les mois qui suivent la décision «IVG» de contrôler la conformité d’une loi à un traité par l’arrêt «Société des cafés Jacques Vabres» du 24 mai 1975. Le Conseil d'Etat va adopter une position plus nuancée. Il n’accepte en effet ce contrôle qu’en 1989 avec l’arrêt «Nicolo». Dans la foulée, un an après, le Conseil d'Etat est saisi de la question à laquelle le Conseil constitutionnel avait refusé de répondre en 1975 à propos de la compatibilité de loi avec l’article 2 de la Convention EDH. Le 21 décembre 1990, par l’arrêt « Confédération nationale des associations familiales catholiques » rendu à propos d’un décret portant sur la loi IVG dont le Conseil d'Etat constate que ce décret est pris en application de la loi IVG, le juge administratif va devoir se prononcer sur la question de savoir si l’avortement constitue une atteinte au droit à la vie. Ainsi appelé à apprécier si la même loi ne méconnaissait pas les stipulations de la Convention EDH aux termes desquelles « le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi », le Conseil d'Etat s’est prononcé par la négative en s’appuyant sur les dispositions législatives qui garantissent le respect de tout être humain dès le commencement de la vie et qui spécifient qu’il ne saurait être porté atteinte à ce principe qu’en cas de nécessité et selon les conditions et limites définies par la loi. A partir de 1989, le juge ordinaire devient également le juge des libertés à l’encontre de la loi et peut alors contrôler la volonté du législateur, notamment ses conceptions politiques des droits fondamentaux, au regard des traités et de la Convention EDH. Par l’arrêt « Gardedieu » du 8 février 2007, le Conseil d'Etat a pour la première fois prononcé la responsabilité de l’Etat du fait d’une loi

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Le traitement des libertés fondamentales en France contraire à un traité et en l’occurrence contraire à la Convention EDH. Auparavant, la responsabilité du fait des lois ne se faisait que sur le fondement de la rupture de l’égalité devant les charges publiques. Désormais, cette responsabilité peut se faire pour « manquement à une obligation internationale » dont découle alors un nouveau régime de responsabilité. Le juge devient donc gardien de la loi en cas de violation des traités. Dans ce schéma, la loi doit donc respecter les libertés constitutionnelles a priori c’est à dire avant son adoption mais c’est ici le juge constitutionnel qui est seul compétent. Ensuite, la loi doit respecter les libertés conventionnelles a posteriori et c’est alors le juge ordinaire qui est seul compétent. Deux juges opèrent donc des contrôles différents à des moments différents. La réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008 ajoute un élément, puisque les lois doivent à présent respecter les libertés constitutionnelles a posteriori. Ces deux contrôles de conventionalité et de constitutionnalité, au fondement du système juridique français de vérification des lois, entretiennent donc une concurrence assurant pour le citoyen une protection accrue des libertés fondamentales. B. Les limites résultant de l’autorité de contrôle.

La liberté contenue dans un traité doit elle-même être conforme à la Constitution et la Constitution l’emporte en cas de conflit. Cette position est celle des juges nationaux (1) mais en ce qui concerne les libertés fondamentales et notamment la Convention EDH, le juge supranational a une conception différente puisqu’il considère qu’en cas de conflit la norme internationale doit s’imposer (2).

La position des juges nationaux. Concernant la position des juges nationaux, c’est le Conseil d'Etat qui a le premier estimé que les traités devaient respecter la Constitution et qu’en cas de conflit entre une liberté contenue dans un traité international, en l’occurrence dans le PIDCP de 1966, et la Constitution, c’est la Constitution qui l’emporte en vertu de l’arrêt « Sarran et Levacher » du 30 octobre 1998 rendu à propos des modalités de consultation électorale en Nouvelle Calédonie. Le décret qui met en oeuvre cette consultation en Nouvelle Calédonie est « l’exacte application de l’article 76 de la Constitution » selon le Conseil d'Etat dont on ne peut alors par conséquent pas invoquer le PIDCP de 1966. Ainsi, la norme constitutionnelle s’impose. La Cour de cassation, pour des faits similaires, adopte la même position dans l’arrêt « Melle Fresse » du 2 juin 2000. Cette position va à l’encontre des juges européens. Le juge interne protège la norme dont il tire sa propre existence. Il protège la Constitution puisque c’est elle qui fonde son existence. Le juge européen va en faire de même et la Cour EDH est claire puisqu’elle privilégie la norme européenne, comme l’illustre l’arrêt « Zielinski, Pradal et Gonzales c/ France » du 28 octobre 1999, où la Cour EDH a récusé la position du Conseil constitutionnel français à propos des lois de validation : ce dernier avait autorisé ces lois de validation de par leur conformité à la Constitution, la Cour EDH considérant qu’elles étaient contraire à la Convention EDH. L’hypothèse ne s’est pas encore présentée d’un conflit entre une disposition constitutionnelle et une disposition de la Convention EDH mais pourrait survenir au regard de l’article

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Le traitement des libertés fondamentales en France 1er de la Constitution de 1958, eu égard au principe de laïcité et notamment à la réforme de 2004 sur le port des signes religieux ostensibles. La CJCE a adopté la même position puisqu’elle considère que le droit communautaire l’emporte sur le droit national. On peut citer comme exemple l’article 12 de la Constitution allemande qui interdisait aux femmes l’accès à certaines fonctions militaires. Dans un arrêt du 11 juillet 2000, la CJCE a déclaré qu’il était contraire au principe d’égalité des sexes protégé par une loi communautaire : un dialogue se noue donc entre les juges européens et le juge national sur les interprétations des libertés fondamentales, comme le montre l’arrêt « Arcelor » du Conseil d'Etat du 8 février 2007 et plus particulièrement sur le renvoi préjudiciel à la CJCE. Ainsi, le contrôle de conventionalité participe, à l’instar du contrôle de constitutionnalité, à la protection des libertés fondamentales en cas de violation, protection accrue par la concurrence des deux contrôles et par celle existant entre jurisprudence interne et jurisprudence de la Cour EDH.

Chapitre 2 : Les mécanismes internes de protection inhérents à la violation des libertés fondamentales. Nous assistons aujourd’hui à une judiciarisation des rapports sociaux, la figure du juge dans notre démocratie contemporaine apparaissant de manière croissante comme plus à même de résoudre un conflit. Bien souvent, le juge dicte sa volonté au législateur, particulièrement dans le cas des libertés, qu’il s’agisse du juge constitutionnel depuis 1971 ou du juge ordinaire depuis qu’il s’est reconnu compétent pour contrôler le respect de la loi aux conventions internationales. Le juge occupe donc une place particulière parmi les organes de protection et apparaît comme le gardien des libertés. Ce personnage n’est pourtant pas l’unique moyen de protection des libertés dans la mesure où, selon l’article 4 de la DDHC, les bornes de la liberté sont fixées par le législateur. De même, l’article 34 de la Constitution de 1958 prévoit bien que le législateur est une source de protection des droits fondamentaux puisqu’il dispose que « la loi fixe les règles concernant les droits civiques et les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques. » En outre, un bouleversement du rôle des juges internes a eu lieu en matière de protection des libertés. Avant 1958, seul le juge ordinaire protégeait les libertés, particulièrement le juge judiciaire puisqu’une certaine méfiance régnait à l’égard du juge administratif, soupçonné d’être a priori favorable à l’administration puisqu’il était à l’origine le conseiller du gouvernement. Nous envisagerons dans un premier temps les garanties constitutionnelles (section 1) et analyserons ensuite le rôle du dualisme juridictionnel (section 2), notions qui permettent de sanctionner et réparer les violations des libertés fondamentales.

Section 1 : Les garanties constitutionnelles.

Des dispositions du corps de la Constitution prévoient des mesures spécifiques permettant de renforcer la garantie des droits des citoyens en cas de violation. L’article 66 prévoit ainsi que seul le juge judiciaire est compétent pour la protection de la liberté individuelle (§2) qu’elle provienne d’une personne privée ou de l’administration, tandis que le nouvel article 61-1 issue de la réforme constitutionnelle de 2008 introduisant dans le droit français l’exception d’inconstitutionnalité (§1).

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Le traitement des libertés fondamentales en France §1 L’exception d’inconstitutionnalité de l’article 61-6 de la Constitution. La réforme du 23 juillet 2008 vient mettre fin à la prééminence de la loi en adjoignant l’article 61-1 introduisant le contrôle de constitutionnalité a posteriori, sans toutefois en préciser les modalités. L’article 61-1 dispose que « lorsque, à l’occasion d’une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu’une disposition législative promulguée postérieurement à l’entrée en vigueur de la présente Constitution porte atteinte aux droits et libertés que celle-ci garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d'Etat ou de la Cour de cassation, dans les conditions et sous les réserves fixées par une loi organique. » La rédaction de la loi organique relative à cet article est intéressante et a donné lieu à de vives réactions. Il ne s’agit donc pas d’un contrôle de constitutionnalité a posteriori puisqu’il n’est autorisé qu’à l’égard de certaines dispositions et après avoir franchi certaines étapes. Non seulement le domaine du contrôle est limité (A) mais les modalités mêmes de ce contrôle sont assez strictement encadrées (B).

A. Un domaine de contrôle limité. Le Conseil constitutionnel pourra juger a posteriori qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit. En revanche, si le Conseil en a déjà contrôlé la constitutionalité il n’est plus possible de déférer la loi, en application du principe d’autorité de la chose jugée, au regard notamment de l’article 23-2 2° du projet de loi organique. L’objet du contrôle est l’ensemble de la Constitution, ce qui comprend également les droits et libertés figurant dans le Préambule. Il intègre également les droits et libertés rattachés à la Constitution par le juge comme les PFRLR et les principes à valeur constitutionnelle, comme l’illustre par exemple le principe de dignité. Plus généralement, ce sont l’ensemble des normes constitutionnelles dégagées par le juge dans son pouvoir d’interprétation, tel le droit à la vie privée et familiale résultant de l’interprétation faite par le Conseil constitutionnel comme se rattachant à l’article 2 de la DDHC de 1789. De même, les objectifs à valeur constitutionnelle pourraient faire l’objet d’un contrôle a posteriori au même titre que les grandes libertés, à condition que la disposition prévoie un droit ou une liberté. Lorsque le constituant affirme que sont protégés par cette procédure les droits et libertés que la Constitution garantit, il exclut nécessairement les libertés conventionnelles, ce qui rend plus délicates les modalités du contrôle. Ainsi, les droits et libertés de la Convention EDH ne pourront pas faire l’objet de cette procédure puisqu’ils ne sont pas garantis par la Constitution. Le contrôle a posteriori porte bien sur la constitutionnalité de ces libertés et non pas sur la conventionalité. Se pose alors la question de l’articulation de ces normes qui suppose un risque de concurrence entre ces deux contrôles pouvant réduire la portée de cette réforme. Le requérant aura en effet plus d’intérêt à invoquer la violation de la loi à la Convention EDH que d’invoquer la violation de la loi à la Constitution, eu égard aux conditions et aux modalités de ce contrôle.

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Le traitement des libertés fondamentales en France B. Les modalités du contrôle strictement encadrées. L’article 61-1 de la Constitution ne prévoit pas la faculté de saisir directement le Conseil constitutionnel pour le justiciable comme c’est le cas en Allemagne ou en Espagne. L’action prévue est la « question incidente », aussi appelée « renvoi préjudiciel ». Dans la mesure où il ne s’ahit pas d’une voie de recours directe, le mythe de la loi est donc préservé. « Seules les juridictions suprêmes peuvent saisir le Conseil constitutionnel a posteriori. » Ces juridictions suprêmes, la Cour de cassation et le Conseil d'Etat, jouent un rôle de « filtre ». Des conditions de forme sont donc à remplir, dès lors la question préjudicielle doit, selon la loi organique, faire l’objet d’un moyen à part, motivé et distinct. Sur le fonds, la question doit être importante pour la solution du litige et ne pas être dépourvue de caractère sérieux. Ainsi, le juge va devoir apprécier le caractère sérieux pour pouvoir renvoyer devant le Conseil constitutionnel, ce qui pose des problèmes, eu égard à la concurrence des juges en matière de protection des libertés fondamentales. La question ne doit en outre pas avoir fait l’objet d’un contrôle a priori, sauf changement de circonstance en fait ou en droit. Ces conditions sont appréciées par la juridiction ordinaire. C’est même parfois un double filtre puisque le juge d’instance ou d’appel va vérifier que ces conditions sont remplies pour saisir le Conseil d'Etat ou la Cour de cassation qui décideront eux même du renvoi devant le Conseil constitutionnel. Il existe donc prolongement des procédures, qui dissuade le requérant de soulever le Conseil constitutionnel, d’autant plus qu’il peut trouver dans les conventions internationales des supports similaires dont le juge ordinaire est compétent. Le juge ne peut pas soulever d’office la question de la violation de la Constitution. Ce n’est pas un moyen d’ordre public. C’est une procédure qui est laissée à l’arbitraire de l’individu et qui n’est donc pas instituée pour assurer la suprématie de la Constitution. Cette nuance dans la finalité de la procédure a donc toute son importance. En effet, il marque bien la volonté du constituant de protéger l’individu dans l’exercice de ses libertés fondamentales. Désormais, le Conseil constitutionnel passe également d’un contrôle in abstracto à un contrôle in concreto. Le contrôle de constitutionnalité des lois est opéré a priori par le juge constitutionnel et le contrôle de conventionalité des lois est effectué par le juge ordinaire a posteriori mais le problème en définitive est que le second contrôle semble plus efficace que le premier. Finalement, les conventions internationales sont mieux protégées que la Constitution. Le seul avantage du contrôle de constitutionnalité par rapport à celui du contrôle de conventionalité tient à ce que la loi est purement et simplement annulée. Ainsi, dans le contrôle de conventionalité, la loi est simplement écartée dans le cas d’espèce et celle-ci continue d’exister dans l’ordonnancement juridique, mais cette distinction reste accessoire en pratique. La conséquence immédiate de la réforme de 2008 est qu’un choix s’impose désormais au requérant : lorsqu’il estime sa liberté bafouée, il a le choix entre invoquer une convention telle que la Convention EDH et invoquer la Constitution, voie ouverte par l’article 61-1. Le projet de loi organique débattu à l’Assemblée nationale tranche le problème clairement puisqu’il propose un droit de priorité du contrôle de constitutionnalité. Cette priorité s’explique par la supériorité de la Constitution sur les traités. C’est donc la conformité à la Constitution qui doit l’emporter face au contrôle de conventionalité. Mais est-ce vraiment l’objet de la réforme ? Quelle a été l’esprit dans lequel la réforme a été pensée ? S’agit-il de conférer la suprématie de la Constitution

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Le traitement des libertés fondamentales en France en assurant une meilleure protection qu’elle ne l’ait été avant ou de mieux protéger les droits du justiciable ? Cette dernière perspective est très différente. A la lecture du texte, beaucoup d’indices montrent que ce n’est pas la supériorité de la hiérarchie des normes qui a guidé cette réforme mais bien une meilleure protection des droits et libertés des justiciables. Seules les libertés peuvent ainsi faire l’objet d’un contrôle a posteriori et non l’ensemble des dispositions constitutionnelles. Aussi, le fait que l’exception d’inconstitutionnalité ne puisse être soulevée d’office par le juge et seulement par le justiciable montre bien cet aspect. §2 La protection de la liberté individuelle consacrée par l’article 66 de la Constitution. Elle provient de l’article 66 de la Constitution qui prévoit que « nul ne peut être arbitrairement détenu. L’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi. » Cette disposition, confirmée par l’article 136 du Code de procédure pénale, fait que seul le juge judiciaire est compétent pour la protection de la liberté individuelle qu’elle provienne d’une personne privée ou de l’administration. Mais que recouvre la notion de liberté individuelle ? Sur ce point, la jurisprudence n’est pas claire, particulièrement celle du Conseil constitutionnel qui a d’abord interprété l’article 66 de la Constitution d’une manière très large, avant de privilégier une perception plus étroite. A cette apparente imprécision s’ajoute la jurisprudence du Tribunal des conflits qui a distingué dans la sanction des atteintes à la liberté individuelle le contentieux de leur réparation, de la compétence exclusive du juge judiciaire, du contentieux de l’annulation, qui peut relever du juge administratif. A. L’identification de la notion de liberté individuelle. Le juge constitutionnel a dû traiter cette question à travers une série de décisions et l’idée maîtresse de ses jurisprudences était de savoir si la liberté individuelle se limite ou va au-delà du droit à la sûreté. L’article 66 de la Constitution comporte en effet deux alinéas, le second alinéa devant être lu à la lumière du 1er. Est-ce une référence au principe de l’alinéa 1er, qui se confondrait alors avec le droit à la sûreté ? La notion de liberté individuelle se limite-t-elle ou va-t-elle au delà du droit à la sûreté de l’article 66 de la Constitution ? Dans un premier temps, le juge constitutionnel a choisi la seconde hypothèse, considérant que la liberté individuelle recouvre le droit à la sûreté mais comporte aussi la référence à d’autres libertés, comme l’illustre la décision « Fouille des véhicules » du 12 janvier 1977. De même, la liberté d’aller et venir et la liberté du mariage sont considérées comme relevant de la liberté individuelle, notamment à l’égard des étrangers et en application de la décision « Loi relative à la maitrise de l’immigration et aux conditions d’entrée, d’accueil et de séjour des étrangers en France » du 13 août 1993. De même le droit au respect de la vie privée est confondu avec la liberté individuelle dans la décision du 18 janvier 1995 portant sur la « loi relative à la sécurité». Dans un premier temps, la liberté individuelle semble donc se rapporter à tout ce qui concerne la personne ou la sphère de liberté personnelle. La compétence du juge judiciaire est donc très étendue. Dans la décision « Bioéthique » du Conseil constitutionnel du 27 juillet 1994, celui-ci a

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Le traitement des libertés fondamentales en France même confondu la notion de liberté en général avec la notion de liberté individuelle en énonçant que « la liberté individuelle est proclamée aux articles 1, 2 et 4 de la DDHC de 1789 » qui pose la notion générale de liberté. De cette solution naît un risque d’hypertrophie de la notion de liberté individuelle qui pourrait rendre toujours compétent le juge judiciaire en cas d’atteinte à une liberté. Mais cette situation verrait le concept de liberté individuelle perdre son sens. Cette issue a poussé le Conseil constitutionnel à revenir sur sa jurisprudence et s’employer à restreindre le champ d’application de l’article 66 de la Constitution en excluant du champ de la liberté individuelle certaine liberté qu’il avait rattachée auparavant. Deux fondements de la loi ont été modifiés. C’est le cas d’une part de la vie privée qui ne relève plus de l’article 66 de la Constitution mais de l’article 2 de la DDHC : la liberté individuelle est donc distinguée donc de la vie privée. D’autre part, la liberté d’aller et venir est désormais rattachée à l’article 4 de la DDHC de 1789 et plus à l’article 66 de la Constitution. De manière plus ambiguë, le droit au mariage n’est plus visé comme composante de l’article 66 de la Constitution mais résulte de la combinaison des articles 2 et 4 de la DDHC de 1789. Ces évolutions découlent de plusieurs décisions datant de 2003. Par conséquent, toutes les questions de la vie privée relèvent de certains articles de la DDHC, et plus de l’article 66 de la Constitution. Enfin, la protection du domicile semble elle aussi ne plus relever de la notion de liberté individuelle depuis une décision « Loi portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité » du 2 mars 2004. Ce resserrement de la question est le bienvenu mais se confond-il avec le droit à la sûreté ? Cela n’est toujours pas explicite en jurisprudence mais l’idée qui semble dominer est que qu’une atteinte à la liberté individuelle doit impliquer un emprisonnement, donc une privation totale des libertés, ou une atteinte particulièrement grave à la sphère d’autonomie personnelle de l’individu. B. Sanction de l’atteinte à la liberté individuelle.

Le Tribunal des conflits a adopté une solution en apparence plus complexe sur la question de la compétence du juge judicaire en cas d’atteinte à la liberté individuelle. Il considère notamment que cette compétence du juge judiciaire n’est automatique que dans le contentieux de la réparation, c'està-dire quand l’objet de la requête est d’obtenir des dommages et intérêts qui découlent d’une atteinte à la liberté individuelle. C’est donc dans ce contentieux de la réparation que le juge judiciaire est compétent, non pour celui de l’annulation, c’est à dire lorsque l’objet de la requête a pour but de mettre fin à une mesure contraire à la liberté individuelle. L’idée émise par le Tribunal des conflits dans sa décision « Clément » du 16 novembre 1964 est que le juge judiciaire est seul compétent pour octroyer la réparation, l’idée sous-jacente étant est que le juge administratif remplit bien son travail de respect de la légalité c’est à dire du contentieux de l’annulation mais qu’il est plus nuancé et soucieux des deniers publics au moment de statuer sur la réparation. Il n’y a donc pas cohérence au regard de la protection des libertés puisque l’intervention du juge judiciaire se fait uniquement dans le cadre de la réparation. Cette disposition constitutionnelle est pourtant un moyen efficace d’éviter toute violation de la liberté individuelle.

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Le traitement des libertés fondamentales en France Section 2 : L’indépendance du pouvoir judiciaire

En Italie, le Premier ministre a déclaré en 2005 que "les juges sont mentalement dérangés, pour faire un travail de juge, il faut avoir des troubles psychiques, et si les juges font ce travail, c'est parce qu'ils sont anthropologiquement différents du reste de la race humaine". Il ne se limitait d'ailleurs pas aux seuls magistrats italiens. Des réformes de procédure pénale ont été votées, pour permettre à des membres de la majorité d'échapper à certains risques judiciaires. L'indépendance des magistrats du parquet est remise en cause. En France, une loi du 9 mars 2004, dite « Perben II », a été l'occasion de réaffirmer la subordination hiérarchique des membres du parquet au ministre de la justice. La Déclaration des droits de l'homme de 1789 dispose que "toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de constitution". Cet article rappelle la nécessité de l’existence d’un équilibre entre les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. L’indépendance du juge judiciaire bien qu’elle soit en apparence consacrée n’est pas toujours une évidence comme l’illustre tout récemment les polémiques issues de l’Affaire Clearstream ou du rapport de la Commission Léger relatif à la réforme des Codes pénal et de procédure pénale préconisant, à la demande du Président de la République, la suppression du juge d’instruction. L’intérêt ici n’est pas d’étudier l’indépendance de la puissance judiciaire en général mais l’indépendance de ses membres, à savoir les juges, qui participent à l’effectivité de la protection des libertés fondamentales. Nous entendons par juges judiciaires l’ensemble des magistrats qui forment l’unité du corps judiciaire. Ce sont d’une part, les magistrats du siège qui exercent la fonction même de juger et, d’autre part, les magistrats du parquet dont la fonction est de requérir, c’est à dire de demander l’application de la loi. Poser la question de l’indépendance du juge, c’est s’interroger sur l’éventuelle autorité, pouvoir voire souveraineté dont dispose ce dernier de nos jours. Ce problème sémantique trouve son origine dans la tradition française caractérisée par une crainte historique à l’égard du juge. Depuis la Révolution française, on accorde de plus en plus d’indépendance à la puissance judiciaire et donc par conséquent à ses membres. Aujourd’hui encore, on hésite à reconnaître une souveraineté aux juges, la preuve même en est le titre VIII de la Constitution du 4 octobre 1958 qui parle « de l’autorité judiciaire » et non pas du « pouvoir judiciaire ». L’indépendance du pouvoir judiciaire fait l’objet d’une consécration textuelle et notamment constitutionnelle (I) qui doit également s’avérer effective à l’égard des justiciables (II). §1. La consécration textuelle de l’indépendance du juge judiciaire. Si l’indépendance du juge judiciaire est un principe garanti par la Constitution du 4 octobre 1958 (A) en réalité, les garanties de cette indépendance sont plus fortes à l’égard des magistrats du siège qu’à l’égard des magistrats du Parquet (B).

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Le traitement des libertés fondamentales en France A. Un statut constitutionnel protecteur L’article 64 de la Constitution de 1958 pose le principe de l’indépendance de l’autorité judiciaire. Il dispose que « le Président de la République est garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire. Il est assisté par le Conseil Supérieur de la Magistrature (CSM). Une loi organique porte statut des magistrats. Les magistrats du siège sont inamovibles ». La formulation retenue par l’article 64 ne manque pas de surprendre puisque c’est le Président de la République qui est désigné comme le garant de l’autorité judiciaire. Nous pouvons donc fortement s’étonner de cette disposition qui confie une telle mission au chef de l’exécutif. Néanmoins, cela participe de l’idée que le chef de l’Etat est un arbitre constitutionnel et non un acteur du jeu politique. Mais si cette approche était acceptable dans l’esprit des constituants de 1958, elle devient contestable avec l’évolution de la pratique constitutionnelle qui a conduit à faire du chef de l’Etat le principal décideur publique. Or, sauf durant les périodes de cohabitation, le Président de la République apparaît en fait, sinon en droit, comme le véritable chef du gouvernement. Comme le relève Francis Hamon et Michel Troper, « on peut donc se demander s’il n’est pas lui même trop profondément engagé dans la vie politique pour jouer un rôle d’arbitre entre l’autorité judiciaire et les autres pouvoirs de l’Etat ». En effet, on assiste au phénomène de la présidentialisation du régime de la Vème République comme en témoigne les propos de l’ancien Président de la République Jacques Chirac à son ministre de l’intérieur, Nicolas Sarkozy : « je décide, il exécute ». Il faut néanmoins se rassurer car le Président de la République est assisté dans cette mission d’un organe, le Conseil Supérieur de la Magistrature. C’est un organe essentiellement composé de magistrat et, depuis la révision du 23 juillet 2008, le Président de la République et le Garde des Sceaux n’en sont plus membres de droit.

B.

Une indépendance accrue à l’égard des magistrats du siège

L’autorité judiciaire comprend deux sortes de magistrats. Il y a d’une part, les magistrats du siège qui rendent les jugements ou les arrêts, et qui détiennent donc le pouvoir de décision au sein de l’ordre judiciaire. D’autre part, il existe les magistrats du parquet qui représentent, auprès des tribunaux, l’intérêt collectif de la société, et dont le rôle consiste notamment à prendre des réquisitions en matière pénale. Ils ne participent pas au jugement des affaires, et la décision judiciaire appartient exclusivement aux magistrats du siège. Comme le relève les professeurs Hamon et Troper, « d’un point de vue constitutionnel, c’est surtout l’indépendance des magistrats du siège qu’il convient de garantir, car c’est d’eux que dépend en dernier ressort la liberté des personnes. Ainsi, l’article 64 de la Constitution vient préciser que « les magistrats su siège sont inamovibles ». Par conséquent, cela signifie qu’ils ne peuvent être déplacés sans leur consentement, même si c’est en avancement. Nous assistons là à une garantie « relativement » importante puisqu’un magistrat du siège ne peut pas faire l’objet d’une mutation d’office qui serait destinée à l’empêcher de participer au jugement d’une affaire. Cependant, l’inamovibilité n’est pas une garantie suffisante pour assurer l’indépendance des magistrats. En effet, selon F.Hamon et M.Troper « ceux‐ci, comme les autres fonctionnaires, ont vocation à faire une carrière, c’est à dire à occuper des postes de plus en plus élevés à l’intérieur de la

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Le traitement des libertés fondamentales en France hiérarchie judiciaire. Pour toutes ces raisons, les pouvoirs du CSM ont été considérablement renforcés surtout en ce qui concerne les magistrats du siège. Pour ces derniers, il dispose désormais d’un véritable pour de décision tel que les nominations, les promotions qui doivent être faites tantôt sur proposition, tantôt sur avis conforme, ce qui signifie donc que son accord est toujours indispensable. Quant aux magistrats du parquet, son rôle demeure assez limité puisque le CSM ne donne que des avis sur les nominations ou les promotions et, lorsqu’il s’agit d’un emploi auquel il est pourvu en Conseil des ministres, il n’est même pas consulté. De même que le pouvoir de nomination, le pouvoir disciplinaire ne s’exerce pas de la même manière selon qu’il s’agit des magistrats du siège ou du parquet. A l’égard des premiers, le pouvoir disciplinaire est juridictionnalisé, c’est à dire que les sanctions ne peuvent être prononcées que par la formation compétente du CSM. En ce qui concerne les seconds, le pouvoir disciplinaire reste entre les mains du ministre de la Justice et la formation du CSM n’a alors qu’un rôle consultatif.

Section 3 : Le rôle du dualisme juridictionnel dans la protection des libertés fondamentales.

Le dualisme juridictionnel est une particularité du modèle français, soit une distinction claire entre contentieux administratif et judiciaire, chacun bénéficiant d’une autonomie propre et de leur juge suprême. Les questions de compétence respective sont résolues par le Tribunal des conflits. Plusieurs critères ont été dégagés, notamment celui de service public ou la prérogative de puissance publique qui permettent, au cas par cas, de confier le litige à la juridiction administrative ou à la juridiction judiciaire. La question des libertés bouscule cette distinction du fait d’une conception faisant du juge judiciaire l’autorité prioritaire lorsqu’une liberté fondamentale est en cause. Ce présupposé se retrouve dans la jurisprudence même du Conseil constitutionnel, considérant que certains contentieux relèvent « par nature » du juge judiciaire, dérogeant ainsi à la règle traditionnelle inspirée de la séparation des pouvoirs selon laquelle le juge administratif est compétent pour juger des actes administratifs, comme l’illustre la décision « Conseil de la concurrence » du 23 janvier 1987. Le juge constitutionnel y a consacré le raisonnement tenu par le juge administratif dans l’arrêt « Blanco » en y admettant des exceptions par nature, notamment dans le domaine des libertés fondamentales. Le juge judiciaire bénéficie donc d’une réserve de compétence, dans la mesure où il est a priori plus compétent que le juge administratif : le litige aurait dû être déféré au juge administratif mais comme il s’agissait d’une liberté fondamentale, le juge judicaire a été désigné comme compétent. Cette situation est néanmoins contrebalancée par la montée en puissance des juridictions administratives en la matière, qui essayent d’apparaître aussi protectrices que le juge judiciaire.

§1 Le juge judiciaire et la protection des libertés. Le juge civil et le juge pénal contribue individuellement à la garantie des droits (a) mais elle s’exerce aussi contre l’administration (b).

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Le traitement des libertés fondamentales en France

A.

Le juge civil et pénal contribuant à la garantie des droits.

-

Le juge civil.

« L’existence d’une liberté fondamentale entraine la reconnaissance au profit des individus de droits subjectifs qui en sont la réalisation effective ». Nous pouvons citer à titre d’exemple la garantie du droit de propriété comme droit fondamental, qui implique que chacun puisse y accéder et que les prérogatives du propriétaire soient efficacement protégées par le juge, en vertu de l’article 544 du Code civil affirmant « le droit de jouir et de disposer des choses de manière la plus absolue ». La théorie des droits fondamentaux, inscrits dans le mouvement de constitutionnalisation du droit, aboutit à ce que l’invocation d’un droit subjectif devant le juge mette en cause l’exercice d’une ou de plusieurs libertés fondamentales même si nous pouvons relever que celles-ci ne soient pas toujours sollicitées directement. Ainsi, lorsque le Conseil des prud’hommes sera chargé de statuer sur le licenciement d’un délégué syndical à raison des faits liés à une grève, le juge sera appelé à se prononcer sur le fondement des dispositions légales qui sont la mise en œuvre de principes constitutionnels comme le droit de grève, la liberté syndicale, la liberté d’entreprendre ou la liberté contractuelle. Le juge judiciaire est ainsi, pour reprendre l’expression de Pierre-Henri Prelot, « le gardien de la liberté parce qu’il est le gardien du droit ». Par ailleurs, une des conséquences de l’arrêt Jacques Vabres du 24 mai 1975 rendu par la Cour de cassation et qui se différencie du contentieux administratif, est l’étendue des obligations découlant des droits de la Convention EDH, celles-ci ne concernant désormais l’Etat exclusivement. Un « effet horizontal » des droits consacrés survient, dans la mesure où ceux-ci s’appliquent également aux rapports de droit privé, que la Cour de cassation doit ainsi appliquer. Enfin, c’est pour l’essentiel l’action visant à faire cesser le trouble qui permet d’assurer la garantie des droits devant le juge civil, qui dispose à cet égard des pouvoirs d’injonction et d’astreinte. Le juge civil peut également être saisi, en vertu de l’article 809 du Code civil, par la voie du référé afin de remplir une fonction préventive de l’atteinte aux libertés indispensables dans certaine matière, notamment en matière de protection de la vie privée. L’article 9 du Code civil, dans sa rédaction issue de la loi du 17 juillet 1970 permet au juge judiciaire de « prescrire toutes mesures (…) propres à empêcher ou à faire cesser une atteinte à la vie privée. » Mais l’action en réparation du préjudice subi, notamment sur le fondement de l’article 1382, remplit également une fonction essentielle de protection.

-

Le juge pénal.

« En veillant au respect de la loi dans son sens le plus fort, à savoir sous le risque non seulement de la réparation mais également de la sanction, le juge pénal apparaît ainsi comme la figure emblématique de la protection juridictionnelle des libertés. » Ainsi, des libertés telles que la liberté d’expression, de travail, d’association, de réunion ou de manifestation sur la voie publique sont protégées par le Code pénal, qui réprime le fait d’entraver leur libre exercice en vertu de l’article 431-

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Le traitement des libertés fondamentales en France 1. Nous apercevons le rôle essentiel de la répression pénale en matière de protection des droits et libertés à un double égard. D’une part, par la pénalisation renforcée d’un certain nombre d’atteintes aux personnes, notamment dans le domaine des discriminations. D’autre part, à travers la possibilité d’exercer l’action civile en lieu et place des victimes, donnée dans un certain nombre de cas aux associations de défense.

B. La réserve de compétence du juge judiciaire face au juge administratif.

La conséquence en est que le juge judiciaire est non seulement compétent pour les litiges entre particuliers mais également pour des litiges à l’égard de l’administration dérogeant de cette manière aux règles traditionnelles de la répartition des contentieux instituée par la loi du 16 et 24 août 1790. Le problème principal pour les requérants est que même si le juge judiciaire doit être plus compétent que le juge administratif en cas d’atteinte à une liberté, il ne sera totalement compétent qu’en cas d’atteintes graves aux libertés. Il importe donc d’identifier les hypothèses d’une atteinte de l’administration devant le juge judiciaire et non devant le juge administratif. Outre la réserve constitutionnelle découlant de l’article 66 de la Constitution, deux grandes théories construites par la jurisprudence ont pour objet de réserver certain contentieux au juge judicaire en cas d’atteinte aux libertés. La première s’attache à la nature de la liberté en cause, à savoir le droit de propriété : l’emprise irrégulière (a). La seconde privilégie le degré de violation d’une liberté et non la nature de la liberté : la voie de fait (b). a. La théorie de l’emprise irrégulière. L’emprise irrégulière est constituée lorsque l’administration dépossède un particulier de sa propriété immobilière sans titre juridique valide. Dans le cadre de cette violation du droit de propriété, la jurisprudence estime que le juge judicaire est seul compétent pour fixer le montant de la réparation et que le juge administratif reste compétent pour statuer sur la validité de la mesure en vertu d’un arrêt « Consort Perrin » du Tribunal des conflits du 17 février 1947. A côté du principe existent des conditions pour relever de cette emprise irrégulière : une condition d’effet et une condition d’objet. La condition d’effet implique que la mesure ne porte pas seulement au droit de propriété mais doit le nier et le supprimer complètement. Une restriction à l’usage de la propriété ne suffit pas, cette condition réclame une totale dépossession du droit de propriété par l’administration sans titre. En outre, la condition d’objet est que seule la propriété immobilière puisse déclencher l’application de la théorie et de la compétence du juge judiciaire. Le juge judiciaire compétent qu’en cas d’emprise irrégulière alors qu’il n’est pas compétent pour juger de la régularité : ce paradoxe est la principale critique adressée à cette théorie. Par exemple, si le juge judiciaire est directement saisi sans savoir si la dépossession est régulière ou non, celui-ci ne peut pas se prononcer et doit alors renvoyer l’appréciation de la régularité de l’emprise au juge administratif par question préjudicielle et c’est en fonction de l’appréciation du juge administratif que le juge judiciaire pourra ou non statuer et être compétent pour fixer les dommages et intérêts. Nous pouvons citer ici les arrêts « Werquin » du

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Le traitement des libertés fondamentales en France Conseil d'Etat du 15 février 1961 et « Préfet de Saône et Loire » du Tribunal des conflits du 29 octobre 1990.

b.

La théorie de la voie de fait. La théorie de la voie de fait a plus d’influence que celle de l’emprise irrégulière et a longtemps

constitué une justification à l’idée d’un droit autonome des libertés fondamentales. Elle ne porte pas sur une liberté particulière comme l’emprise irrégulière mais concerne l’ensemble des libertés. Dans cette hypothèse, les pouvoirs du juge judiciaire sont très étendus. Ils couvrent notamment le contentieux de la réparation mais aussi, et contrairement aux deux acceptions précédentes (la liberté individuelle de l’article 66 de la Constitution et la théorie de l’emprise irrégulière), le contentieux de l’annulation, donc celui de la légalité. Il s’agit d’un des rare cas où le juge judiciaire peut contrôler la légalité d’une décision administrative. C’est ce qu’a exprimé le Tribunal des conflits dans l’arrêt «Epoux Barinstein» du 30 octobre 1947 où le juge judiciaire s’est vu reconnaître la compétence de prononcer des injonctions à l’égard de l’administration, en vertu de l’arrêt «Veuve Puget» du Tribunal des conflits du 28 février 1948. Cette plénitude de juridiction accordée au juge judiciaire s’explique par le contentieux quitte le domaine administratif. L’atteinte à la liberté est en effet tellement grave que l’administration perd son statut spécifique et est alors considérée comme un particulier : elle est déchue du privilège de juridiction conféré au juge administratif. Le contentieux devient alors privé. Il s’agit donc d’une dérogation importante à la règle de séparation des contentieux. L’administration a agi hors du droit d’où l’intitulé de la « voie de fait ». De facto, s’agissant d’un litige entre personnes privées, c’est le juge judiciaire qui est pleinement compétent. Quelles sont les conditions de la voie de fait ? Il faut tout d’abord être en présence d’une liberté fondamentale, concept resté longtemps mal défini. Le juge judiciaire a eu tendance à considérer de manière très large la notion de liberté fondamentale. Par exemple, il a estimé que suspendre un abonnement téléphonique portait atteinte à une liberté fondamentale mais le Tribunal des conflits a refusé une telle interprétation dans un arrêt du 15 avril 1991. Aussi, un refus de permis de chasse n’atteint pas à une liberté fondamentale. La deuxième condition tient au fait que l’atteinte soit particulièrement grave. Cela ne pose pas de problème lorsqu’il y a privation totale de la liberté. Cette deuxième condition s’évalue au regard des pouvoirs dont dispose l’administration. A l’aune de ses pouvoirs, il est possible d’identifier deux formes de voie de fait. La première concerne l’exécution d’une décision, qui serait constitutive d’une voie de fait. La seconde forme concerne l’adoption de la décision. - L’exécution de la décision. C’est l’hypothèse où l’administration procède à l’exécution forcée alors qu’elle n’en avait pas le droit. Cette hypothèse est posée dans l’affaire « Action française » de 1935. L’administration a interdit la publication du journal « Action française », engendrant une atteinte grave à la liberté d’expression. La voie de fait est entendue car l’administration a saisi les journaux alors qu’elle n’avait

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Le traitement des libertés fondamentales en France pas droit à l’exécution forcée. Par un arrêt « Société immobilière Saint Juste » du 2 décembre 1902, le Tribunal des conflits considère qu’il peut être procédé à l’exécution forcée d’une décision sous trois conditions cumulatives, à savoir si la loi le permet, si aucune autre voie de droit n’est permise et s’il y a urgence. Si ces trois conditions ne sont pas réunies l’administration ne peut pas procéder à l’exécution forcée et celle-ci devient irrégulière. De plus, si cette exécution forcée porte gravement atteinte à une liberté fondamentale, il s’agit d’une voie de fait puisque l’administration a agi hors du droit, dès lors qu’on ne lui permettait pas d’exécuter sa décision. - L’adoption de la décision. La deuxième forme est liée à l’adoption même de la décision et non à son exécution. Ici, l’administration n’a même pas le pouvoir d’adopter cette décision. C’est donc l’hypothèse de l’acte « manifestement insusceptible de se rattacher à l’exercice d’un pouvoir appartenant à l’administration. » Ce sera le cas lorsque l’administration aura agi sans en avoir le droit, par exemple en détruisant des biens, en exhumant un cadavre, en confisquant des passeports, etc. Qu’est-ce qu’une mesure insusceptible de se rattacher à un pouvoir de l’administration ? Deux hypothèses existent où l’administration agit au delà de ses pouvoirs. La première est lorsque l’administration agit sans pouvoir. La seconde hypothèse est celle d’une administration agissant en vertu de l’un de ses pouvoirs mais dans une fin autre que celle en vue de laquelle ils lui ont été confiés. Dans cette hypothèse, peut-on considérer que l’acte est constitutif d’une voie de fait ? Instinctivement, il ne s’agirait pas d’une voie de fait puisqu’il y a bien un pouvoir et simplement détournement. Dans un premier temps, dans l’affaire « Eucat » du 9 juin 1986, le Tribunal des conflits estime que constitue une voie de fait, et relève donc de la compétence exclusive du juge judiciaire, le fait de retirer le passeport d’un contribuable afin de le retenir sur le sol français pour éviter qu’il s’en aille. Il y a là une atteinte grave à la liberté de circulation. Pour autant, est-ce que la mesure est manifestement insusceptible de se rattacher à un pouvoir de l’administration ? L’administration a bien le pouvoir de retirer les passeports mais uniquement en cas d’infraction pénale ou d’atteinte à l’ordre public, non en raison de circonstance fiscale. Le Tribunal des conflits juge que dans cette hypothèse, l’acte est manifestement insusceptible de se rattacher au pouvoir de l’administration et n’est donc plus susceptible de fonder la mesure. Notion assez large que retient le Tribunal des conflits pour constituer la voie de fait. De nombreuses critiques ont conduit à infléchir sa position du Tribunal des conflits dans la décision « Préfet de Paris » du 12 mai 1997. En outre, la particularité de cet arrêt est que la décision a été adoptée par la voie prépondérante du Ministre de la justice rendue à propos de la rétention à bord d’un navire de deux étrangers. Le Tribunal des conflits considère qu’il n’y a pas voie de fait parce que l’administration disposait bien d’un pouvoir de rétention la mesure n’étant manifestement pas insusceptible de se rattacher à un pouvoir de l’administration. L’autre particularité de cette décision est qu’elle a conduit à la démission de l’un des juges, celui-ci considérant qu’il était inadmissible de ne pas qualifier une telle hypothèse de constitutive d’une voie de fait. La dernière décision date du 19 novembre 2001 dans un arrêt « Mlle M. » où le Tribunal des conflits semble revenir à la jurisprudence Eucat pour des faits similaires de confiscation de passeport envers une

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Le traitement des libertés fondamentales en France personne soupçonnée cette fois de fraude afin d’éviter son évasion. Cependant, contrairement à l’affaire Eucat, le Tribunal des conflits juge qu’il n’y a pas voie de fait car l’administration n’a pas fait un usage manifestement excessif de son pouvoir. A contrario, si le pouvoir avait été utilisé de manière manifestement excessive, la mesure était manifestement insusceptible de s’y rattacher. La mauvaise utilisation d’un pouvoir existant entraîne donc voie de fait. Nous revenons a contrario à la jurisprudence Eucat, avec la condition supplémentaire du critère d’excessivité. Cette décision du Tribunal des conflits du 19 novembre 2001 s’inscrit ainsi dans un contexte de revalorisation du juge administratif comme organe de protection juridictionnel des libertés.

§2 Le juge administratif dans la protection des libertés.

Le juge administratif devient au fil des réformes, notamment par la reforme du référé liberté, un protecteur important des droits et libertés fondamentaux. Le Conseil d'Etat a probablement mal vécu le fait d’être considéré comme moins protecteur des libertés que le juge judiciaire. L’arrêt « Blanco » affirme en effet que l’administration ne peut être jugée, ce principe étant au fondement de la séparation des juges administratif et judiciaire. Le Conseil d'Etat s’est donc érigé en institution protectrice, alors que rien ne l’y obligeait et a récusé les accusations de protection inférieure à celle que garantissait le juge judiciaire et qui justifiait sa compétence exclusive. Le tournant majeur, outre l’arrêt « Benjamin » de 1993, est la création des principes généraux du droit (A) ainsi que la réforme du 30 juin 2000 qui introduit plusieurs nouvelles voies de droit en urgence, c'est-à-dire des référés (B).

A. La création de PGD par le juge administratif.

Les principes généraux du droit (PGD) ont été définis par BOUFFANDEAU comme des « règles de droit non écrites (…) qui (…) s’imposent au pouvoir réglementaire et à l’autorité administrative (…),oeuvre constructive de la jurisprudence, réalisée pour des motifs supérieurs d’équité, afin d’assurer la sauvegarde des droits individuels des citoyens. » Jean RIVERO soulignait en outre que « le juge a fait triompher cette idée qu’au dessus des volontés changeantes des gouvernements et des administrations, un corps de principe existe, stables, permanentes, liés à l’existence même de notre conception de l’homme et de la société. La décision de l’exécutif qui les violera est, par là même, irrégulière. » Ces principes apparus dès 1944 se sont progressivement intégrés au contrôle de légalité de l’action administrative. On peut citer le respect des droits de la défense, premier PGD dégagé par le Conseil d'Etat le 5 mai 1944 dans l’arrêt « Dame Veuve Trompier Gravier », celui de non-rétroactivité des actes administratifs (Conseil d'Etat, Ass, 25 juin 1948, « Société du journal l’Aurore »), la liberté de conscience (Conseil d'Etat, Ass, 1er avril 1949, « Chaveneau »), la liberté du commerce et de l’industrie (Conseil d'Etat, Ass, 22 juin 1951), le droit au recours pour excès de pouvoir (Conseil d'Etat, Ass, 17 février 1950, « Dame Lamotte »), l’égalité dans le fonctionnement des services publics (Conseil d'Etat, 9 mars 1951, « Société des concerts du conservatoire »), le respect du caractère contradictoire de la procédure (Conseil d'Etat, 12 mai 1961, « Société La Huta »), le respect des principes généraux du droit pénal (Conseil d'Etat, Ass, 19 octobre

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Le traitement des libertés fondamentales en France 1962, « Canal, Robin, et Godot »). C’est également à travers la qualification de PGD que le Conseil d'Etat s’est référé, après 1946 aux principes inscrits dans le Préambule de 1946 ou la DDHC avant que le Conseil constitutionnel ne leur confère valeur constitutionnelle dans la décision « Liberté d’association » du 16 juillet 1971. On y trouve ainsi l’arrêt « Barrel » du 24 mai 1954 qui consacre le principe de l’égalité de l’accès aux emplois et fonctions publics ou celui du 26 juin 1959 « Syndicat général des ingénieurs conseils » où le Conseil d'Etat affirme que « les règlements autonomes doivent respecter les PGD résultant notamment du Préambule de la Constitution. » Plus récemment, le Conseil d'Etat a inscrit le principe de sécurité juridique comme PGD dans l’arrêt « KPMG » du 24 mars 2006. De même, il a rattaché aux « principes généraux qui gouvernent le fonctionnement des juridictions administratives » le droit à être jugé dans un délai raisonnable présent dans l’article 6§1 de la Convention EDH (Conseil d'Etat, 25 janvier 2006, « SARL Potchou »). Aujourd’hui encore le Conseil d'Etat se réfère régulièrement aux PGD qu’il a lui même dégagés. A partir des années 1970, il en a d’ailleurs étendu le champ en créant des PGD à caractère social comme l’interdiction pour un employeur de licencier, sauf dans certains cas, une salariée enceinte (Conseil d'Etat, Ass, 8 juin 1973, « Dame Peynet ») ou le droit à une vie familiale normale (Conseil d'Etat, 8 décembre 1978, « GISTI ») ainsi que le droit des agents non titulaires à un rémunération au moins égale au SMIC (Conseil d'Etat, 23 février 1982, « Ville de Toulouse »). On peut noter récemment le principe d’accord des parties pour toute modification des éléments essentiels du contrat de travail (Conseil d'Etat, Ass, 29 juin 2001, « Berton »). Comme le relève Pierre-Henri PRELOT, « il est significatif que le Conseil d'Etat soit particulièrement attaché à sa jurisprudence des PDG, et qu’il préfère manifestement, antériorité oblige, s’en tenir à sa propre production prétorienne plutôt que de se référer aux principes constitutionnels que le Conseil constitutionnel tient à sa disposition, et dont il pourrait parfaitement faire usage. A titre d’exemple, le droit à la sécurité juridique a été consacré par le Conseil d'Etat en tant que principe alors que le Conseil constitutionnel l’avait quant à lui rattaché à l’article 16 de la DDHC. »

B. Les pouvoirs de référé du juge administratif. Ces procédures de référés introduisent une nouvelle voie de droit qu’est le référé liberté, dont l’unique objet est la protection des libertés fondamentales. Celui-ci est crucial puisqu’il induit désormais un indice matériel de singularisation de ces libertés fondamentales, soulignant la nécessité d’une meilleure protection de ces prérogatives, par la création de procédures spécifiques. Il ne s’agit en revanche pas de faire concurrence au juge judiciaire, puisque l’idée qui préside à l’instauration de cette procédure n’est pas d’établir une concurrence entre le juge judiciaire et le juge administratif. Les libertés fondamentales permettent de substituer son appréciation aux autorités administratives, judiciaires, voire législatives. L’idée de la réforme est plutôt d’instaurer une complémentarité entre la protection qu’offre le juge judiciaire et celle que pouvait offrir désormais le juge administratif. Cette complémentarité se dégage notamment des circonstances qui ont entrainé la création du référé liberté mais aussi et surtout des conditions nécessaires à son utilisation. Dans le GAJA, le commentaire classique de l’arrêt « Benjamin » soulignait que les décisions d’annulation du Conseil

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Le traitement des libertés fondamentales en France d'Etat dans le cadre d’un recours pour excès de pouvoir « perdent une grande partie de leur valeur, lorsqu’elles interviennent plusieurs années après la mesure d’interdiction (…) seule une décision ordonnant qu’il soit sursis à l’exécution de la décision attaquée pourrait renforcer efficacement le contrôle de la légalité : mais jamais une telle décision n’a été prise en cette matière. » Une des conséquences de cette situation était la sollicitation accrue du juge civil des référés au bénéficie de la théorie de la voie de fait. C’est la loi du 30 juin 2000 qui est venu remédier à cette situation, en édictant deux dispositions essentielles du point de vue des libertés. En premier lieu, la création de la procédure du référé suspension, codifié à l’article L 521-1 du Code de justice administrative, qui autorise le juge administratif à suspendre l’exécution de toute décision, « même de rejet », contestée devant lui, si l’urgence le justifie et si le requérant fait état d’un moyen propre à créer « un doute sérieux quant à la légalité de la décision ». Autrement dit, l’inexécution de la décision suspendue dans l’attente du jugement au fond préserve la liberté du requérant. En second lieu, en matière de protection des libertés fondamentales, l’originalité de la loi du 30 juin 2000 réside dans la création du référé liberté (a) dont il sera nécessaire d’étudier les conditions (b) pour pouvoir mettre la procédure en œuvre.

a. La création du référé liberté.

La réforme du 30 juin 2000 établit une réforme en profondeur du contentieux administratif, qui permet au juge administratif de statuer à juge unique en situation d’urgence à propos d’une violation manifeste des droits. Deux critères sont donc nécessaires, l’urgence de la violation d’une part, la violation manifeste de ce droit d’autre part. En principe, le juge rend une ordonnance qui est, par principe, provisoire. Cette procédure induit donc un pré-procès qui, en théorie, n’influence pas le fonds de la solution mais désamorce le conflit dans la pratique. Concernant les libertés, elle fait l’objet d’un nouvel article, à savoir l’article L 521-2 du Code de justice administrative, qui oblige le juge saisi à statuer dans un délai de 48 heures sur la violation d’une liberté émanent de l’administration. A cette fin, le juge bénéficie pour la première fois d’un véritable pouvoir d’injonction permettant de mettre un terme à la violation ou au risque de violation qu’il constate. Dans ce cas, le juge peut alors imposer certain comportement à l’administration : il fait presque oeuvre d’administrateur, ce qui avait toujours été refusé auparavant. En pratique, ces mesures d’injonction peuvent devenir définitives. A titre d’exemple, une association se plaignait d’avoir été interdite de réunion par le maire dans une ordonnance du 30 mars 2007, « Ville de Lyon ». Le juge a constaté une violation de la liberté de réunion et enjoint au maire d’autoriser la réunion. C’est donc une décision en théorie provisoire mais le temps de la saisie au fonds, la réunion a eu lieu : de facto, l’ordonnance est devenue définitive. Plusieurs conditions sont néanmoins nécessaires pour introduire un référé liberté devant le juge administratif.

b.

Les conditions au référé liberté.

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Le traitement des libertés fondamentales en France Celles-ci sont précisées à l’article L 521-2 du Code de justice administrative, qui dispose que « saisi d’une demande en ce sens justifiée par l’urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public aurait porté, dans l’exercice de l’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. » Six conditions vont donc subordonner la possibilité d’introduire le référé et laisseront au juge le rôle de statuer. Ces conditions sont d’inégale importance, l’une d’entre elle tenant à la nécessaire invocation d’une liberté fondamentale tandis que les autres sont relatives aux circonstances de l’atteinte à la liberté invoquée.

- La nature de la liberté invoquée.

Il importe ici que le droit revendiqué par la personne soit une liberté fondamentale, celle-ci n’ayant pas de définition claire et précise. Dans le cadre du référé liberté, le Conseil d'Etat a été amené à délimiter ce qu’il entendait par liberté fondamentale, mais ne l’a pas fait de manière conceptuelle en livrant son propre concept de liberté fondamentale. Il a adopté une démarche casuistique, laissant une large marge de manœuvre à l’appréciation du juge mais induisant une certaine insécurité juridique. La doctrine s’est alors efforcée d’en dégager les indices en identifiant un critère formel et en a conclu que la qualification de liberté fondamentale ne s’effectue pas au regard du rang hiérarchique de la norme. Un critère matériel est nécessaire, la connaissance du contenu de la prérogative. Ce critère concourt à exclure les droits de créances des libertés fondamentales, c’est à dire ceux qui imposent une prestation de la part de l’Etat, comme le droit au travail, à la santé, etc. On s’est cependant rendu compte par la suite que le Conseil d'Etat n’avait pas réservé la qualification de liberté fondamentale aux normes figurant dans la Constitution. Il a admis logiquement que des libertés fondamentales figurant dans une convention puissent être invoquées et a même affirmé qu’une liberté fondamentale figurant dans une loi pouvait servir de fondement à un référé. C’est l’ordonnance du 16 août 2002, « Mmes Feuillety » rendue à propos du droit de consentir aux soins qui résultait alors de la loi du 4 mars 2002. Le Conseil d'Etat a alors considéré que, bien que ce droit soit consacré par une loi, il n’en demeurait pas moins une liberté fondamentale. Le Conseil d'Etat a également restreint la notion de libertés fondamentales aux seules libertés d’abstentions, c’est à dire aux obligations de ne pas faire à l’égard des pouvoirs publics. Il a refusé cette qualification aux droits de créance ou de prestations imposant des obligations de faire parce qu’il refusait une utilisation trop fréquente son pouvoir d’injonction reconnu pour des droits de créance. Tous les droits sociaux ont donc été écartés presqu’immanquablement de la qualification de liberté fondamentale. L’arrêt du 31 janvier 2001, « Commune de Saint Laurent du Var » a ainsi affirmé que le principe d’égalité n’était pas considéré comme liberté fondamentale, décision pouvant apparaître surprenante puisque le principe d’égalité peut requérir, voire établir, la liberté et peut incorporer une obligation de faire mais aussi une obligation de ne pas faire, comme le principe de non-discrimination. Dans une ordonnance du 3 mai 2002 « Association de réinsertion du Limousin et autres », le Conseil d'Etat a également considéré que le droit au logement n’est pas une liberté fondamentale. Il en est de même dans une ordonnance

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Le traitement des libertés fondamentales en France « Mr Michel » du 8 septembre 2005 rendue à propos du droit à la santé, stipulant qu’un détenu ne peut s’en prévaloir pour obtenir un changement de cellule dans le cadre de la procédure du référé liberté. La frontière entre liberté d’abstention et droit de prestation est parfois ambiguë. C’est ce que la doctrine a essayé de dégager depuis les séries de décisions rendues depuis 2001. Par exemple, le droit d’asile est considéré comme une liberté fondamentale, alors qu’il est à la frontière des droits sociaux et politiques. L’essence même de ce droit est une obligation de faire puisqu’il s’agit en l’occurrence d’octroyer la nationalité. Le droit d’asile est donc à la frontière entre libertés politiques et droit de créance. Il n’y a donc pas de définition claire et nette d’une liberté fondamentale. - Les circonstances de l’atteinte. Les cinq autres conditions peuvent être regroupées en deux catégories : d’une part, l’origine de l’atteinte à la liberté, d’autre part la gravité de cette atteinte. L’origine de l’atteinte doit émaner de l’administration ou d’une personne privée chargée d’un service public ou disposant de prérogative de puissance publique. Pour l’identification de ces critères, il est nécessaire de se reporter à l’arrêt « APREI » du Conseil d'Etat du 22 février 2007. L’article L 521-2 du Code de justice administrative ajoute en outre une condition, celle que l’administration ait agi en vertu d’un de ses pouvoirs. Cette exigence permet en réalité l’articulation entre la théorie de la voie de fait, qui est maintenue, et la création du référé liberté. A travers cette mention apparaît la preuve d’une conservation de la théorie de la voie de fait. En revanche, si la personne publique a agi dans le cadre de ses pouvoirs, il n’y aura pas voie de fait mais le référé liberté pourra s’appliquer : cette condition est donc nécessaire. Il n’y a donc pas concurrence des deux voies de droit puisqu’elles s’excluent l’une de l’autre. La gravité de l’atteinte concerne la gravité au sens strict, à savoir le préjudice, mais comporte également le caractère manifestement illégal et la gravité temporelle, c’est à dire l’urgence. L’appréciation de cette gravité au sens de l’évidence et de l’urgence n’obéit pas à des critères prédéfinis et repose sur une interprétation du magistrat. Généralement, le caractère de proportionnalité permet d’établir le caractère grave et manifestement illégal. En revanche, pour l’urgence, le critère est plus objectif puisque c’est la situation qui est jugée irréversible. Cette distinction peut apparaître ambigüe puisqu’est rajouté aux conditions la mention « ou immédiatement préjudiciable », qui renvoie à l’appréciation de la gravité. Cependant le caractère irréversible permet d’exclure le critère d’urgence. Ainsi, la négligence de la victime peut participer à l’appréciation d’urgence. A de nombreux égards, les libertés font donc l’objet d’une protection spécifique renforcée par le juge judiciaire mais aussi par les pouvoirs du juge, ce qu’illustre le référé liberté. Mais cette ambigüité relative à l’identification des libertés fondamentales constitue une menace pour la sécurité juridique des particuliers, sentiment renforcé par l’irruption d’un troisième juge en matière de liberté fondamentale, à savoir le juge constitutionnel.

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Le traitement des libertés fondamentales en France Chapitre 3 : La garantie internationale des libertés fondamentales. L’après-Seconde guerre mondiale s’est caractérisé par une prolifération de textes internationaux en matière de droit de l’homme -vision objectiviste qui s’impose aux Etats. On y trouve des textes à vocation générale ou spéciale comme la Convention des Nations Unies de 1965 relative à la discrimination raciale ou celle de 1979 relative aux discriminations à l’égard des femmes, la Convention européenne de 1984 traitant de la question de la torture la Convention de New York de 1989 relative aux droits de l’enfant, de même que la Convention de l’Organisation Internationale du Travail (OIT). Comme toute norme internationale, les effets de ces sources sont variables certaines n’étant que déclaratoires et seules un petit nombre ayant une valeur contraignante. Nous nous concentrerons ici sur les sources contraignantes assurées par un mécanisme juridictionnel de protection en cas de violation. Dans le cadre du droit applicable à la France, ces mécanismes se retrouvent uniquement dans le droit de source régionale, plus précisément celui de l’Europe. Cette « superposition » de catalogues régionaux de protection des libertés s’explique par le fait que les libertés fondamentales sont le fruit d’un consensus sur des valeurs fondatrices et premières censées irriguer tout l’ordre juridique. Il est plus efficace d’édicter de telles normes à des échelles réduites, dans la mesure où elles reflètent elles-mêmes un patrimoine commun, religieux ou historique. Les sources juridiques régionales sont donc plus faciles à faire accepter par les Etats et d’application plus aisée. Parmi tous les systèmes internationaux, les organisations européennes adoptent une démarche spécifique, du fait de leur approche supranationale. Elles ambitionnent de dépasser la souveraineté des Etats pour les soumettre à des obligations, en mettant en place un mécanisme de contrôle juridictionnel comme le Conseil de l’Europe. La particularité des ordres juridiques européens est qu’ils sont dotés de juges entendant imposer le respect de cet ordre juridique aux Etats en s’adressant directement aux ressortissants de ces Etats, individus qui vont agir en vecteurs d’exécution des normes européennes. Ces deux ordres juridiques, aujourd’hui, par la voie de leur juge entendent revêtir une dimension constitutionnelle comme l’illustre l’arrêt « Parti politique les Verts c/ Parlement européen » de la CJCE du 23 avril 1986, déclarant que « les actes du Parlement peuvent faire l’objet d’un recours en annulation. » D’autre part, s’agissant de la Cour EDH, elle déclare solennellement dans un arrêt « Loizidu c/ Turquie » du 23 mars 1995 qu’elle est un « instrument constitutionnel de l’ordre public européen. » Ce sont, en l’espèce, des formules rhétoriques au pouvoir symbolique très fort. Concernant la Convention EDH, la protection des droits fondamentaux est chose naturelle, démarche qui a rencontré plus de réticences dans le cas de la CJCE. L’incorporation des droits fondamentaux dans le droit communautaire s’est faite progressivement, par étape successive, jusqu’à l’adoption en 2000 de la Charte européenne des droits fondamentaux, devenue contraignante après l’adoption du Traité de Lisbonne par l’ensemble des Etats membres de l’Union Européenne. L’idée-maîtresse du mode de protection de ces droits devant la Cour EDH et devant la CJCE est qu’ils diffèrent entre eux, ce qui milite pour la complémentarité des deux systèmes plus que pour leur concurrence. Il demeure néanmoins un rapport d’autorité entre les Cours. Deux grands textes ont été adoptés à cet égard, dans le cadre de deux institutions européennes. Le premier est la Convention

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Le traitement des libertés fondamentales en France EDH de 1950 issue du Conseil de l’Europe (section 1) et le second est la Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne adoptée en 2000, issue de l’Union Européenne (section 2). Le premier texte est pleinement contraignant avec un mécanisme élaboré de contrôle alors que le second texte ne l’a été que récemment, après la ratification irlandaise du traité de Lisbonne dont les contours seront à déterminer par la CJCE et par le juge national.

Section 1 : La Convention européenne des droits de l’homme de 1950 et le contrôle de la Cour. La Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales est un traité international en apparence classique, conclu par dix Etats dans le cadre du Conseil de l’Europe, organisation qui découle elle-même du traité de Londres du 5 mai 1949. Il s’agit d’un texte fondamental du Conseil de l’Europe, puisqu’il contient des droits mais institue également une Cour spécialisée dans leur protection. Cette Convention est entrée en vigueur en 1953 et la Cour EDH en 1959, une fois que huit Etats ont accepté sa juridiction de cette Cour. Initialement, les Etats pouvaient ratifier le traité et accepter ou non l’autorité de la Cour. Le caractère innovant de ce texte est l’intégration d’un droit de recours individuel, les juridictions de droit international n’étant traditionnellement compétentes que pour des litiges entre Etats. Un Etat assigné devra donc faire face aux griefs de n’importe quel individu, ce qui aboutit à brouiller la frontière entre le droit international, relevant des relations entre Etats, et le droit interne, c'est-à-dire la relation entre un Etat et son ressortissant. La Cour EDH peut donc condamner un Etat sur demande de l’un de ses ressortissants pour ne pas avoir respecté telle ou telle obligation. Cette originalité et ce caractère coercitif pour l’Etat expliquent notamment que la France n’ait accepté le droit au recours individuel devant la Cour EDH qu’en 1981, notamment sous la pression du juge français à la Cour René Cassin, et au regard de la légitimité de l’objectif. Comment un Etat pourrait-il en effet justifier de ne pas se soumettre au respect des droits fondamentaux ? Nous étudierons dans un premier temps le contenu de la Convention (§1) avant de nous pencher sur la portée des arrêts rendus par la Cour EDH (§2).

§1 Le contenu de la Convention EDH. Il s’agit essentiellement d’un texte de droits civils et politiques, puisqu’il n’était pas envisageable d’y insérer des droits économiques et sociaux : aucun Etat n’aurait accepté aussi tôt cette démarche supranationale. Les droits sociaux font l’objet d’un texte séparé, à savoir la Charte sociale du 18 octobre 1961. Au texte de la Convention EDH s’ajoute l’œuvre de la jurisprudence, qui a élargi le contenu du texte au-delà de la lettre et lui a donné une autorité supérieure. Ce texte comprend 13 droits et libertés, compris aux articles 2 à 14, auxquels s’ajoutent des protocoles qui enrichissent progressivement le texte de nouveaux droits, tels le droit de propriété ou le droit à l’instruction. On peut les regrouper en deux grandes catégories : les droits dits procéduraux (A) et les droits substantiels (B).

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Le traitement des libertés fondamentales en France A. Les garanties procédurales. Elles revêtent une importance essentielle. La principale garantie procédurale est l’article 6§1 consacrant le droit à un procès équitable et insistant sur le devoir d’impartialité du juge, son indépendance, l’égalité des armes ainsi que la rapidité de la procédure, c’est à dire le droit à un délai raisonnable. Les articles 6§2 et 6§3 posent les principes de la présomption d’innocence et du respect des droits de la défense, notamment en matière pénale ; l’article 7 consacre les principes de légalité des délits et des peines et de la non rétroactivité de la loi pénale ; l’article 13 affirme le droit au recours effectif. L’article 2 du protocole n°7 érige le droit à un double degré de juridiction en matière pénale tandis que l’article 4 du protocole n°7 proclame le principe de non bis in idem. Elles ont donc comme objet la protection de la procédure, de l’accès au juge ou à des organes capables d’assurer la protection des libertés.

B. Les droits substantiels. Ces droits entendent conférer une sphère d’autonomie ou de protection, comme l’illustre l’article 2 qui consacre le droit au respect de la vie et interdit, par exemple, le recours de l’Etat à la force meurtrière sans nécessité. A ce titre, cet article a été complété par le protocole n°6 qui vient interdire la peine de mort, complété en plus par l’article 13 qui proscrit la peine de mort même en temps de guerre. L’article 3 stipule l’interdiction de la torture, des traitements inhumains et des traitements dégradants, plus particulièrement pour les personnes privées de liberté et les détenus. L’article 4 vient lui, compléter ce principe en prohibant l’esclavage, la servitude et le travail forcé. L’article 5 affirme l’interdiction des emprisonnements arbitraires ou droit à la sureté ; l’article 8 protège le droit au respect de la vie privée et familiale, ce qui comprend en particulier le droit au secret des correspondances, le droit à l’intimité, à la vie de famille, à l’adoption ou à l’autorité parentale. L’article 9 consacre la liberté religieuse, l’article 10 pose le principe de la liberté d’expression. L’article 11 énonce la liberté d’association et l’article 12 proclame le droit au mariage. Parmi les protocoles additionnels, l’article 1er du protocole n°1 protège le droit au respect des biens (de la propriété) ; l’article 2 du protocole n°1 consacre le droit à l’instruction et l’article 3 du protocole n°1 consacre le droit de vote et le droit à des élections libres. Aussi, l’article 14 affirme le principe d’égalité et de nondiscrimination, principe un peu particulier puisqu’il ne peut être invoqué qu’avec une autre liberté. C’est par exemple le cas de la discrimination dans le respect du droit à la vie. S’ajoute enfin un protocole n°12 qui interdit toutes les discriminations, même si elles ne sont pas rattachables avec les autres libertés (comme un licenciement discriminatoire). Il s’agit donc d’un système assez complet, qui s’est enrichi par l’action de la jurisprudence.

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Le traitement des libertés fondamentales en France §2 La portée de la jurisprudence de la Cour EDH. L’idée qui anime la Cour de Strasbourg est qu’elle doit protéger des « droits concrets et effectifs et non théoriques ou illusoires. » Elle seule peut se le permettre par rapport aux autres juridictions internationales, puisque suite à l’accord des Etats, ils ne peuvent plus refuser l’autorité de la Cour EDH, ce qui constitue un avantage. Politiquement, il est d’ailleurs devenu difficile de s’écarter de l’autorité de celle-ci. Elle développe sans cesse sa jurisprudence et obtient ainsi la sympathie de l’opinion publique, ce qui lui permet de dépasser la volonté des Etats. Elle développe le contenu de la Convention, souvent favorable aux victimes par le biais d’une part de l’interprétation, mais aussi par le biais de véritables constructions jurisprudentielles. Depuis 1998, et après ratification de la Convention, un Etat est obligatoirement partie à l’autorité de la Cour, qui n’a pas à ménager les susceptibilités. La Cour EDH a développé des notions autonomes, interprétant le texte de la Convention indépendamment des qualifications nationales. C’est par exemple le cas de l’article 6§1 qui consacre le droit à un procès équitable et qui ne vaut, si on suit la lettre de l’article, qu’en matière civile et pénale, ce qui exclut en principe le contentieux administratif. La Cour EDH considère que tout ce qui est civil est patrimonial, donc que la responsabilité administrative pour la Cour EDH relève du contentieux civil. Elle considère également que la matière pénale touche tout ce qui est sanction. Ainsi, une sanction administrative relève de la compétence pénale. Il en est de même pour l’article 8 qui consacre le droit au respect de la vie privée. Progressivement, la Cour EDH a étendu le droit au Dans un arrêt du 12 novembre 2008 « Demir Baykara c/ Turquie », la Cour EDH a considéré que l’article 11 qui consacre la liberté d’association protège un droit de négociation collective. Le juge européen arrive donc à intégrer à son contrôle des droits qui en étaient exclus à la base et c’est en cela, qu’il permet une protection des droits au-delà des textes qui lui sont applicables. Ces interprétations extensives s’expliquent par le caractère figé du texte de la Convention EDH, qui rend nécessaire son adaptation aux circonstances actuelles. Les juges européens arguent de cette spécificité pour l’adapter à l’évolutivité des mentalités et anticipent, contredisent même parfois ouvertement le texte de la Convention comme l’illustre par exemple l’arrêt « Ozalan c/ Turquie » du 12 mars 2003. Cela amène également la Cour EDH à opérer de véritables revirements de jurisprudence, donc à aboutir à des contradictions dans sa propre jurisprudence. Un des revirements les plus spectaculaires, effectués en à peine 10 ans d’écart, est celui de l’affaire Christine Goodwin du 11 juillet 2002 où 10 ans plutôt, les juges de Strasbourg jugeaient que les transsexuels, sous le visa de l’article 8 n’avaient pas le droit au changement d’état civil. Dans l’affaire Christine Goodwin, la Cour EDH, sous l’angle désormais des articles 10 et 12 leur a reconnu ce droit, allant jusqu’à leur adjoindre le droit au mariage. Ce système du droit de recours individuel et d’interprétation aboutit donc à une influence de la Cour EDH sur l’ensemble du droit national. En outre, la Cour EDH a opéré de véritables constructions jurisprudentielles qui ont approfondi, alourdi encore les obligations des Etats. Non seulement l’Etat doit s’abstenir de violer les droits de la Convention mais il doit aussi s’imposer de tout mettre en oeuvre pour les rendre effectifs. L’Etat a donc une obligation d’action, à défaut de laquelle il est condamné alors même qu’il n’est pas à l’origine de la violation de la liberté. Par exemple, dans l’Affaire « Renolde c/ France » du 16 octobre 2008, la France s’est vue condamnée du

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Le traitement des libertés fondamentales en France fait du suicide d’un prisonnier, la Cour EDH considérant que si les personnels administratif et social avaient bien fait leur travail, le suicide aurait pu être évité. La France a donc été condamnée puisqu’elle n’a pas mis les moyens nécessaires pour protéger ce droit à la vie alors même que la personne est responsable de l’atteinte portée à son propre droit. Par ailleurs, en ouvrant l’accès de son prétoire aux individus, le système européen dépossède les Etats de la maîtrise de l’interprétation et de l’application du droit. C’est pour cette raison que ce recours du droit individuel constitue, selon l’arrêt « Mamatkulov c/ Turquie » du 6 février 2003 rendu à propos des mesures provisoires, « la clé de voute du mécanisme de sauvegarde des droits. » Si l’Etat ne suspend pas la mesure déférée à la Cour pendant le temps qu’elle se prononce, il met donc en cause l’effectivité du droit de recours individuel. Ce mécanisme connaît donc un succès relatif, ayant encouragé l’Europe à se doter de son propre catalogue de droits et libertés, qui rend progressivement bicéphale la protection européenne des libertés fondamentales.

Section 2 : La protection par la Cour de Justice des Communautés Européennes. A l’origine, rien ne prédisposait la CJCE à connaître des droits fondamentaux. Il s’agit d’une Cour chargée de faire respecter le droit communautaire, lui-même conçu comme projet d’intégration économique dans un marché intérieur aussi proche que possible de celui d’un marché national. En 1950 se distinguaient clairement le Conseil de l’Europe, chargé du respect des libertés, et la Communauté européenne, chargée de l’intégration économique qui poursuivait la paix par une intégration économique. Progressivement, la Communauté européenne et l’Union Européenne sont devenues les gardiennes des libertés fondamentales, évolution ayant abouti à la signature de la Charte des droits fondamentaux, le 7 décembre 2000. Cette intrusion de la CJCE dans la protection des libertés créée naturellement de nouvelles questions, concernant notamment l’articulation de son contrôle et des rapports qui peuvent exister avec la Cour EDH. Nous étudierons donc les étapes successives de cette protection (§1), qui s’est achevée par l’adoption de la Charte des droits fondamentaux du 7 décembre 2000 mais permet d’accroître la protection des droits des citoyens puisqu’il s’agit d’un contrôle complémentaire à celui de la Cour EDH (§2).

§1 Les étapes de la protection des libertés fondamentales par le droit communautaire. Il importe de souligner que l’attribution de la protection des droits fondamentaux à la CJCE ne découle pas de l’importance qui leur est accordée, mais bien en raison de la primauté du droit communautaire sur les ordres internes. En outre, si cette protection s’est élargie progressivement, elle ne l’est pas totalement puisqu’elle ne protège les libertés que dans les situations relevant du droit communautaire. A l’origine, la protection des droits fondamentaux par la CJCE répond à un ultimatum posé par les juridictions nationales sur la question de la primauté du droit communautaire. Le premier stade de cette évolution est l’arrêt « Costa c/ ENEL » de 1964, dans lequel la CJCE affirme la primauté du droit communautaire sur le droit interne. Elle la confirmera à l’égard des Constitutions nationales dans l’arrêt « Internationale Handelgesselschaft » du 17 décembre 1970. La

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Le traitement des libertés fondamentales en France CJCE entend donc imposer la primauté absolue du droit communautaire, mais ce dernier n’est pas censé respecter les droits fondamentaux puisque rien ne le prévoit dans les traités communautaires. Or, certaines Constitutions prévoient un noyau dur supra-constitutionnel indérogeable dont fait partie la protection des droits de l’homme, notamment en Allemagne et en Italie où ils sont inviolables par n’importe quel pouvoir. Les juges nationaux sont donc face à un problème puisqu’en toute hypothèse, les droits fondamentaux doivent l’emporter. Les juges nationaux, notamment par la voie des Cours constitutionnelles vont donc déclarer qu’ils n’accepteront pas la primauté du droit communautaire, aussi longtemps que n’existera pas une protection des droits fondamentaux à l’échelle communautaire équivalente à celle de la Constitution nationale. Cette posture est celle de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle allemande « Soleingueeiz (Solange) » du 29 mai 1974. La CJCE considère alors qu’elle s’assurera, en tant que juge communautaire, que les normes communautaires respectent bien les droits fondamentaux. Dès lors, il n’y aura plus de raison de ne pas respecter la primauté du droit communautaire. La CJCE va donc créer son propre catalogue en ayant recours aux normes non écrites, à savoir les principes généraux du droit (PGD). Ainsi, au même niveau hiérarchique existent des PGD qui s’imposent à l’ensemble du droit communautaire et qui contiennent le respect des droits fondamentaux. Les droits fondamentaux sont donc des PGD et la CJCE est compétente pour faire respecter ce principe. Ainsi, les jurisprudences nationales n’auront plus de raison de ne pas respecter le droit communautaire. La CJCE a recours à deux sources d’inspirations. D’une part, les traditions communes constitutionnelles, qui réincorporent donc les droits constitutionnels nationaux, et la Convention EDH, l’ensemble des Etats-membres de la communauté étant membres du Conseil de l’Europe, ce qui évite une condamnation indirecte à travers les Etats membres si ces derniers sont condamnés par la Cour EDH en raison d’une norme communautaire. Cette démarche a été consacrée par la jurisprudence « Rutili » du 28 octobre 1975 et sera codifiée dans le traité de Maastricht de 1992, avant de devenir l’article 6§2 du Traité sur l’Union Européenne de 1997, qui stipule que « l’Union respecte les droits fondamentaux tels qu’ils sont garantis par la Convention EDH et tels qu’ils résultent des traditions constitutionnelles communes des Etats membres en tant que PGD communautaire. » Les droits fondamentaux ont donc pénétré les normes communautaires et ont été incorporés aux traités communautaires en 1992 et 1997, ce qui a abouti à un catalogue commun des Etats membres de l’Union Européenne et à la ratification de la Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne.

§2 Une protection accrue des libertés fondamentales.

Il existe désormais une protection européenne bicéphale des droits fondamentaux, offrant une garantie supplémentaire en cas d’atteinte ou de violation des libertés fondamentales, qui risque d’entraîner une concurrence des pouvoirs au détriment du justiciable, notamment en cas de divergence d’interprétation entre ces deux Cours. Par exemple, la CJCE estimait que le local professionnel n’est pas un domicile au sens de l’article 8 de la Convention EDH. Les perquisitions du local professionnel étaient donc possibles sans autorisation judicaire. En revanche, la Cour EDH a jugé le contraire puisque le local professionnel est considéré comme un domicile, ce qui nécessitait

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Le traitement des libertés fondamentales en France l’autorisation d’un juge pour effectuer une perquisition. Le risque est donc que l’Etat choisisse sa propre intervention puisqu’il s’exposera dans les deux cas à une condamnation. Cette double protection est donc problématique, situation à laquelle le Traité de Lisbonne a tenté de remédier par deux moyens. Le premier est d’affirmer que l’Union Européenne a sa propre protection autonome des droits fondamentaux, son propre catalogue, ce qui implique de rendre la Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne contraignante, donc de la conventionnaliser. Cette proposition a été retenue, et la charte a été ratifiée par l’ensemble des Etats-membres. Le second moyen est de considérer que la CJCE doit respecter la jurisprudence de la Cour EDH, notamment en faisant adhérer l’Union Européenne au système de la Convention EDH, ce qui ferait participer l’Union européenne en tant que telle au Conseil de l’Europe.

Conclusion : De nouvelles voies de droit sont donc constamment créées, afin d’assurer la protection des droits fondamentaux par le juge. Cette démarche peut être positive, tant que la multiplication des procédures spéciales (référé liberté, voie de fait, exception d’inconstitutionnalité, protection par la Cour EDH et protection par la CJCE,…) ne pose pas un problème de cohérence et fait de la protection des libertés fondamentales un terrain de lutte d’influence entre juridictions, aux dépends du justiciables. Néanmoins, les procédures instituées pour prévenir ou faire cesser la violation des libertés fondamentales sont une garantie de l’effectivité de leur protection et confirment l’intérêt du modèle français de protection des droits fondamentaux.

Club du Millénaire : Laurent Bonin.

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