La question minoritaire en europe et en turquie

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2010 CLUB DU MILLENAIRE.

LA QUESTION MINORITAIRE EN EUROPE ET EN TURQUIE

Rapport réalisé dans le cadre du Code d’application des critères de Copenhague élaboré par les Universités Bahçeşehir et Boğaziçi .


La question minoritaire en Europe et en Turquie

Sommaire : Titre 1 : Les modèles d’institutionnalisation des revendications minoritaires. p : 6 Chapitre 1 : La question minoritaire au Danemark : l’autonomie par la démarcation linguistique. p:6 Section 1 : Le statut d’autonomie des îles Féroé. p : 6 §1 : Les organes législatifs et exécutifs des îles Féroé. p : 7 A. L'assemblée locale ou Løgting. p : 7 B. Le gouvernement des îles Féroé, organe exécutif à dimension locale. p : 7 §2. La prise en charge des questions communes à la couronne Danoise et aux autorités féroïennes. p : 7 A. La division des compétences établie par le statut de 1948. B. L’implication des autorités féroïennes dans les organes du pouvoir central. Section 2 : Le statut d’autonomie du Groenland. P : 9 § 1 : Les organes législatifs et exécutifs du Groenland. P : 9 A. Le pouvoir exécutif. B. L'assemblée, ou Lansting. -

La compétence des autorités locales groenlandaises dans le cadre du statut de 1978.

C. Une politique linguistique propre au Groenland. Chapitre 2 : Les minorités dans le système espagnol : le compromis du modèle d’ « autonomie». P : 11 Section 1 : Le processus de régionalisation avancé : une réponse au problème territorial espagnol. P : 12 § 1. Le « Statut d’autonomie », pierre angulaire du système espagnol. P : 13 § 2. Les langues régionales et la reconnaissance de cultures spécifiques. P : 13 §3. Les minorités religieuses et ethniques. P : 14

Section 2 : Les limites du système et les conflits actuels. P : 15 § 1. Les difficultés de mise en pratique. P : 16 §2. Des revendications particulières. P : 16 Titre 2 : La question minoritaire en Allemagne. P : 18 Chapitre 1 : Un système fédéral compatible avec l’existence de minorités nationales ? p : 20

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La question minoritaire en Europe et en Turquie §1. Les dispositions de la Loi Fondamentale consacrant la reconnaissance des minorités nationales. p : 21

A) Les dispositions tenant aux droits fondamentaux. p : 21 B) Les dispositions portant sur l'autonomie des Länder. p : 22 §2. Le statut des minorités nationales selon les Länder. p : 23 A) La description détaillée des quatre minorités nationales. B) Les droits protégés ou octroyés aux minorités nationales. Chapitre 2 : La perception de nouvelles formes des minorités? p : 28 §1. Le cas des Aussiedler. p : 28 §2. Le cas des étrangers. p : 29 Titre 3 : Les modèles unitaristes d’intégration. p : 31 Chapitre 1 : Les minorités en France : entre indivisibilité et communautarisme. p : 31 Section 1 : La France, un pays à part dans l’étude des minorités. p : 31 §1 Comprendre la France pour comprendre la Turquie. p : 31 §2 Les refus français vis-à-vis des textes internationaux. p : 32 §3 Définir la minorité en France. p : 32 Section 2 : La perception des minorités par l’Etat. p : 33 §1 : Les fondements du mythe de l’« indivisibilité » républicaine. p : 33 §2 : Typologie des minorités. p : 34 A. Groupes vulnérables et minorités culturelles. B. L’Etat démuni face aux minorités. C. L’impossible neutralité de l’Etat. Section 3 : Interactions entre l’Etat et les minorités. p : 36 §1 : L’action étatique à destination des minorités. p : 36 §2 : Stratégies des minorités. p : 37 A. Revendications au niveau législatif. B. L’utilisation des ressources juridiques existantes. Chapitre 2 : Les minorités en Turquie : l’unitarisme français « turcisé ». p : 40 Section 1 : Présentation des groupes minoritaires de Turquie. p : 41

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La question minoritaire en Europe et en Turquie §1 : Les minorités officielles définies par le traité de Lausanne (24 juillet 1923). p : 41 §2 : Les minorités musulmanes non reconnues. p : 42 A. Les Kurdes. B. Les Alévis. Section 2 : Les discriminations de fait - Le statut des minorités de Lausanne. p : 44 A. La question linguistique. B. La participation aux activités politiques. C. La question de la liberté religieuse.

Conclusion :

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La question minoritaire en Europe et en Turquie

La question minoritaire dans les critères de Copenhague : analyse comparée des modèles turc et européen. Nous nous proposons d’aborder le chapitre de ce code d’application des Critères de Copenhague traitant de la question des minorités. L’objectif de ce rapport a été la mise en lumière des différences et similitudes entre pays européens représentatifs des régimes de traitement des minorités, et de les comparer avec le régime turc. Une importante réflexion est actuellement menée sur ce sujet en Turquie, et ce rapport entend contribuer utilement au débat, en fournissant une étude provenant d’universités et d’organismes de recherche habitués à traiter de questions juridiques et politiques. Analyser les réponses multiples apportées aux questions des minorités, comprendre l’« esprit » qui guide les politiques nationales européennes permet en effet de comprendre que les divergences d’attitude étatique quant aux minorités ne découlent pas d’une acceptation ou d’un refus des droits accordés aux individus, mais bien du niveau de représentation et d’autonomie des minorités considéré comme acceptable par les Etats. Au-delà des divergences de régimes existe donc un socle idéologique commun, attaché à la promotion des droits individuels. Dès lors, apprécier cet opinio européen à l’aune des approches développées par la Turquie nous a paru le meilleur moyen de proposer la ligne directrice d’une politique minoritaire à destination de la Turquie, autant en accord avec les principes européens reflétés par les critères de Copenhague que respectueuse de la spécificité et de la souveraineté turque. Notre approche entendra donc concilier une ouverture aussi large que possible vis-à-vis des revendications minoritaires, du moins au niveau privé, et l’idéal unitaire de la Turquie. Les réponses à la question minoritaire sont évidemment multiples, et la Turquie peut parfaitement considérer qu’un rapprochement avec les standards européens n’est pas souhaitable, et que leurs divergences de conception des minorités l’encouragent à ne pas diluer son indivisibilité dans un modèle européen laissant une large place aux revendications des individus. Elle peut de même agréer les conclusions du rapport, et se trouver en accord sur le principe mais pas sur le degré des réformes à mener pour accorder une place aux revendications minoritaires. Quoi qu’il en soit, la réponse qu’apportera la Turquie à la question des minorités sera représentative de la capacité de l’Europe à intégrer pleinement la Turquie, la reconnaissance des minorités et le respect de leurs droits correspondant au premier critère des critères de Copenhague. Groupes intermédiaires à mi-chemin entre individu et nation, les minorités révèlent souvent la conception qu’ont les Etats de leur rapport aux populations, ce qui concourt à expliquer l’importance de cette question pour appréhender le régime juridique d’un pays. Néanmoins, le caractère multiforme de ces entités rend difficile toute définition uniforme des minorités, leurs spécificités remontant souvent à l’histoire propre de chaque Etat : cette situation complique toute action multilatérale à destination des groupes minoritaires, l’absence de définition du terme de minorité dans la Charte européenne des langues régionales et minoritaires en offrant un exemple singulier.

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La question minoritaire en Europe et en Turquie Nous présenterons donc dans un premier temps les minorités « dans l’absolu », telles qu’elles peuvent être perçues au plan du droit international et au niveau européen. Nous étudierons ensuite la situation de pays européens représentatifs des différentes politiques minoritaires, à partir de leurs textes juridiques respectifs. Notre choix s’est porté pour ce faire sur les modèles espagnol, danois, français et allemand, illustrant chacun une perception des minorités porteuse d’enseignement dans l’étude du modèle turc. Notre analyse présentera en premier lieu les modèles traditionnellement perçus comme « souples » vis-à-vis des revendications minoritaires, et visera à montrer que les revendications minoritaires présentent des similarités qui se retrouvent également dans le régime turc. Nous présenterons ensuite le modèle français d’intégration, couplé à la situation allemande, et terminerons par une analyse de la situation en Turquie.

Titre 1 : Les modèles d’institutionnalisation des revendications minoritaires Chapitre 1 : La question minoritaire au Danemark : l’autonomie par la démarcation linguistique. Le Danemark est considéré comme une monarchie constitutionnelle depuis 1848, année de ratification d’une nouvelle Constitution. Le monarque est chef d’État de jure mais remplit dans les faits un rôle de représentation : le pouvoir exécutif réside entre les mains des ministres du cabinet, le ministre d’État, « premier d’entre ses pairs », dirigeant la politique du gouvernement. Le pouvoir législatif est exercé par le parlement, le Folketing, qui comprend 179 membres dont 4 représentent les îles Féroé et le Groenland, régions qui possèdent un statut particulier du fait de leur autonomie. Depuis le statut d’autonomie de 1948, ou loi sur l’autonomie interne des îles Féroé, ces territoires bénéficient en effet d’une grande autonomie, reconnue par la Constitution actuelle datant de 1953. Il en va de même pour le Groenland, également reconnu comme une province autonome aux prérogatives très avancées en vertu du statut d’autonomie de 1978. La spécificité des territoires autonomes du Danemark réside dans leur grand éloignement géographique, en sus de la place particulière du facteur linguistique. Cette autonomie, encadrée par la métropole, laisse les populations à même d’envisager leur avenir, voire leur indépendance. Section 1 : Le statut d’autonomie des îles Féroé. Les îles Féroé forment un archipel de dix-sept îles appartenant au royaume du Danemark, dont la population est évaluée à 45 000 habitants répartis sur 1400 kilomètres carrés. Il jouit d’une grande autonomie politique du fait de la mise en place en 1948 du Statut d’autonomie. L’archipel est ainsi représenté à Copenhague par deux députés mais dispose de prérogatives élargies, tels un passeport spécifique ou un drapeau. Le statut mis en place en 1948 par le pouvoir danois accordant une autonomie élargie pour ses iles, a mis en place une distinction entre les questions dont le champ de compétence ne relevait ou ne concernait que les prérogatives féroïennes et celles du pouvoir central. Il y est néanmoins prévu un mécanisme juridique permettant le transfert des questions concernant les îles Féroé, dès l’instant ou les autorités s’interrogent, ou sur demande des autorités locales compétentes en la matière. Ces dernières, juridiquement compétentes aussi bien sur le plan législatif

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La question minoritaire en Europe et en Turquie que réglementaire, se voient donc transférées toute les prérogatives nécessaires à la résolution de ces questions. § 1 : Les organes législatifs et exécutifs des îles Féroé. A. L'assemblée locale ou Løgting. Le parlement des îles Féroé est, selon le premier statut de 1948, détenteur du pouvoir législatif concernant les affaires féroïennes. Cette assemblée locale vote ainsi le budget et possède le pouvoir de nommer le gouvernement local. Il s’agit d’une assemblée élue à la représentation proportionnelle du territoire des îles, divisé en sept circonscriptions. Elle se compose de 27 députés, auxquels peuvent s’ajouter cinq membres supplémentaires. Les députés sont élus pour quatre ans la dernière élection ayant eu lieu en 2008. B.

Le gouvernement des îles Féroé, organe exécutif à dimension locale.

Le gouvernement des îles Féroé tel qu’il est nommé par l‘assemblée locale n’a pour prérogative que la gestion des affaires féroïennes telles qu’elles ont été définies dans le statut d’autonomie, ainsi que la prise en charge des affaires dont il aurait pu être saisi a la suite d’une délégation de compétences, en accords avec les autorités métropolitaines danoises. §2 : La prise en charge des questions communes à la couronne Danoise et aux autorités féroïennes. A. La division des compétences établie par le statut de 1948. Il convient ici de rappeler que la résolution de ces questions communes relève de fait de la compétence première du pouvoir métropolitain. Il dispose de toutes prérogatives et compétences pouvant résoudre ces questions. Le statut de 1978 prévoit cependant une possibilité de délégation à destination des organes locaux féroïens, si ces derniers, par le biais de négociations avec le pouvoir central, y voient la nécessité de mettre en place des mesures d’applications particulières, à condition qu’elles n’outrepassent pas leurs compétences juridictionnelles, soit le cadre normatif national. Ce mécanisme a surtout été appliqué dans les domaines sanitaires et sociaux, où ces questions sont désormais prises en charge par les autorités locales compétentes. Le pouvoir central se réserve néanmoins un certain nombre de domaines où exercer sa compétence, notamment dans le champ régalien. Le statut de 1978 refuse ainsi aux autorités féroïennes la compétence d’action dans le cadre de la régulation du transport aérien, dans le domaine religieux, la protection des milieux marins, l’inspection des pêches et celle des milieux maritimes, quoique la situation dans ces domaines semble appelée à évoluer. Par ailleurs, la protection civile, la justice, la police, la politique monétaire ou la politique internationale relèvent de la compétence exclusive de la métropole.

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La question minoritaire en Europe et en Turquie

B. L’implication des autorités féroïennes dans les organes du pouvoir central. Tout projet élaboré par le pouvoir central et n’ayant vocation à s’appliquer qu’aux îles Féroé doit obtenir préalablement l’aval des autorités locales compétentes en la matière, avant même d’être soumis au vote du Folketing. Pareillement, toute mesure décidée en métropole et dont le champ d’application concerne les îles doit impérativement être communiquée aux autorités locales avant leur mise en application. Ces deux impératifs, témoins de la situation particulière des îles, concernent également la ratification et l’application des traités et actes internationaux. Concrètement, les autorités féroïennes peuvent émettre une demande au ministère des affaires étrangères danois pour qu’un délégué, spécialiste des affaires féroïennes, accompagne le ministre danois des affaires étrangères dans toutes les négociations où les conséquences économiques présenteraient un intérêt ou des conséquences sur les îles Féroé. Les îles Féroé ont en outre toute compétence pour dépêcher des experts et délégués dans des régions ou pays où elles possèdent des intérêts distincts de ceux de la couronne. Le ministère des affaires étrangères danois peut enfin autoriser des experts des îles Féroé à mener des négociations sous l’égide et le concours du pouvoir métropolitain, comme c’est le cas dans le domaine de la pêche, sensible pour les îles. -

Une politique linguistique particulière liée au statut de 1948.

L’article 11 du statut d’autonomie du 23 mars 1948 dispose que « la langue des îles Féroé sera reconnue comme langue principale », mais précise que « le danois sera soigneusement enseigné et les deux langues pourront être employés dans les questions officielles ». Les débats au Løgting sont donc généralement effectués en féroïen, et il en est de même pour la rédaction et la promulgation des lois. Néanmoins, toute loi ayant une portée nationale est rédigée en danois, afin d’éviter toute confusion au niveau administratif. Cette prépondérance de la langue nationale se retrouve au niveau judiciaire, les jugements rendus en appel utilisant exclusivement le danois, conformément a l’article 11 paragraphe 2 du statut d’autonomie

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Cette dualité se retrouve dans tous les services

gouvernementaux où toute instruction émanant du pouvoir central est exprimée en danois, en dépit de l’utilisation du féroïen au sein de l’administration. Cette politique de préservation linguistique est due à une institution créée en 1985, le Conseil de la langue féroïenne ou Føroyska málnevndi. Son action vise à favoriser la conservation, la promotion et le développement de la langue féroïenne, ce qui l’encourage à favoriser la diffusion aux citoyens féroïens, aux organes institutionnels et gouvernementaux, des avis et informations sur la langue locale. Il a également pour mission de favoriser le choix et la création de nouveaux mots, afin de ne pas dénaturer la langue Cette volonté de développement s’illustre notamment dans le système scolaire où l’enseignement se fait en féroïen, le danois ne devenant obligatoire qu’au bout de trois années. 1

« Pour les pourvois en appel, tous les documents en féroïen seront accompagnés d'une traduction en danois. »

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Section 2 : Le statut d’autonomie du Groenland. Le Groenland est une île d’environ 2,2 millions de kilomètres carrés, dont le territoire est à 80% recouvert par la calotte glacière. Il est situé au nord-est du Canada mais rattaché a l’Europe en tant que « territoire d’outre-mer associé à l’Union européenne ». Il s’agit d’une province autonome du Danemark et sa population est évaluée à 56 millions d’habitants. En 1953, la nouvelle Constitution danoise a accordé au Groenland, colonisé depuis 1721, le statut de « province », lui permettant ainsi d’être représenté au Parlement. Dès 1972, les groenlandais ont d’ailleurs marqué leur distance avec la politique nationale en se prononçant contre l’entrée dans la communauté européenne. Au cours de l’année 1977, le parti nationaliste SIUMUT s’est fait le porte-parole des revendications autonomistes, qui aboutirent à l’acquisition de l’autonomie en janvier 1979. Le Groenland possède depuis le statut de « communauté particulière » au sein de la couronne danoise, et s’est retiré de la communauté européenne en 1985.

§ 1 : Les organes législatifs et exécutifs du Groenland. A.

Le pouvoir exécutif.

Le gouvernement groenlandais est une petite structure formé de sept membres, chacun étant responsable d’un département administratif. Ses compétences gouvernementales sont la prise en charge des chefs du gouvernement, la gestion des entreprises, le logement et les infrastructures, le domaine de la culture, de l’éducation et celui de la recherche. Il s’occupe également des affaires sociales et de l’emploi, de l’économie et du commerce, des affaires religieuses, de l’environnement et du domaine sanitaire. B.

L'assemblée, ou Lansting.

Celle-ci s’occupe de l’exercice du pouvoir législatif, dans le cadre des domaines groenlandais définis par le statut d’autonomie de 1978. Elle vote le budget, élit les membres du gouvernement et désigne à la fois son président. Il s’agit d’une assemblée élue à la représentation proportionnelle pour quatre ans, qui se compose de trente et un membres. Le 21 juin 2009 le Groenland a obtenu un nouveau régime d’autonomie, lui permettant de gérer un domaine juridictionnel plus large incluant les domaines régaliens de police, celui de la justice et celui de l’administration.

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La compétence des autorités locales groenlandaises dans le cadre du statut de 1978.

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La question minoritaire en Europe et en Turquie Le statut d’autonomie de 1978 concernant le Groenland établit une distinction permettant, à l’instar de la situation dans les îles Féroé, d’établir une distinction entre les domaines de compétence accessibles aux autorités locales et celles qui incombent traditionnellement à la métropole. Dans les domaines susceptibles d’être abordés à un niveau local se retrouvent l’emploi et ses extensions aux domaines de la pêche, de l’agriculture et de la chasse. S’y retrouvent aussi des domaines comme la fiscalité ou la sécurité sociale. Le reste des compétences réside dans le pouvoir central, comme la politique étrangère, la défense ou la politique monétaire. Néanmoins, cette répartition des compétences entre le pouvoir central et les autorités locales est évolutive. Des matières n’ayant pas été reconnus comme étant sous la compétence du Groenland ont ainsi été transférées aux autorités locales après négociation. En outre, certaines matières énumérées en annexe du statut de 1978 peuvent voir leur domaine de compétence transféré aux autorités locales, quoique cette décision doive faire préalablement l’objet d’une loi votée à Copenhague. Cette souplesse se retrouve aussi dans le fait que les autorités locales groenlandaises puissent, après négociation avec la métropole, prendre des mesures d’application particulières à destination du Groenland sous la seule condition de respecter le cadre normatif danois, ce y compris dans le cas de compétences qui ne leurs ont pas été transférées. Par le biais de ce transfert de compétence les autorités locales disposent donc de toute compétence juridique –législative et réglementaire. Toutefois le statut d’autonomie de 1978 souligne que même si les autorités ont un champ d’action étendu pour traiter des affaires groenlandaises, ce traitement doit en premier lieu prendre en compte les intérêts de la couronne danoise et ne pas se faire au détriment de l’unité du royaume. Concrètement le Groenland a aujourd’hui pleine compétence dans les domaines qui auraient pu lui être transférés statutairement, comme la gestion des ressources minérales et pétrolières. A l’instar des îles Féroé, le Groenland peut intervenir dans certains cas sur la scène internationale, cette intervention n’étant possible qu’à condition que les intérêts commerciaux spécifiques du Groenland soient concernés. Des experts peuvent donc accompagner les missions diplomatiques danoises pour veiller à la défense des positions du Groenland, l’île possédant ainsi une représentation permanente à Ottawa depuis 1998. Les autorités locales peuvent également participer à des négociations internationales si celles-ci représentent un intérêt particulier pour le Groenland, mais ces pourparlers se déroulent exclusivement sous l’égide du pouvoir métropolitain.

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C.

Une politique linguistique propre au Groenland.

L’autonomie du Groenland se caractérise par sa politique linguistique particulière. La loi 577 du 29 novembre 1978 dispose ainsi à l’article 9, paragraphe 1 que « le groenlandais est la langue principale du Groenland », quoiqu’elle souligne que le danois doive « être enseigné correctement». Cette politique linguistique est particulièrement poussée, le paragraphe 2 disposant que « les deux langues pourront être utilisées à des fins officielles». Les débats parlementaires se déroulent donc généralement en groenlandais avec une traduction simultanée en danois. Les lois sont, quant à elles, promulguées en groenlandais et en danois. En revanche, l’administration locale ne fait usage que du groenlandais. L’institution la plus significative relative à l’autonomie linguistique du Groenland réside dans la mise en place par la loi du 1

er

avril 1982 du Conseil de la langue groenlandaise, ou Commission

consultative sur la langue. Comme son homologue féroïen, sa tâche principale est l’enregistrement et la compilation des nouveaux termes groenlandais, dans un souci de préservation de la langue vis-àvis de l’influence de l’anglais et du danois. Elle doit en outre informer et diffuser à destination de l’opinion publique et des autorités locales toutes les questions relatives à la politique linguistique. A la suite des élections de 1998, le gouvernement local des îles Féroé, au travers d’un livre blanc, a émis une série de proposition à même d’offrir une autonomie accrue. Cette publication a précédé un débat au Løgting à l’automne 1999, amenant à présenter à la métropole les modalités d’un éventuel traité envisageant un accord d’association entre les îles Féroé et le royaume du Danemark, afin que les îles ne soient plus soumises a l’autorité de la Constitution danoise, tout en continuant à reconnaitre la reine Margrethe II comme chef de l’Etat et la couronne danoise comme monnaie nationale. Cette velléité d’indépendance de la part des îles Féroé serait néanmoins suivie de la fin de l’aide financière danoise à destination de l’archipel, contrairement aux volontés féroïennes qui souhaiteraient voir cette aide diminuer progressivement sur une période s’étendant de quinze à vingt ans.

Chapitre 2 : Les minorités dans le système espagnol : le compromis du modèle d’ « autonomie ». L’article 2 de la Constitution espagnole stipulant que « la Constitution espagnole est fondée sur l'unité indissoluble de la nation espagnole, patrie commune et indivisible de tous les Espagnols (…) reconnaît et garantit le droit à l'autonomie des nationalités et des régions qui la composent et la 2

solidarité entre elles » , est au fondement du système espagnol actuel. La Constitution espagnole de 1978 a en effet mis en place un régime de monarchie constitutionnelle de type fédéral, basé sur la 3

consolidation du système pluriel et participatif . Forcée de traiter avec ses disparités régionales, cette 2 3

Constitution espagnole de 1978 Robert Luis Blanco Valdés, La Constitución de 1978, Alianza editorial, 2003, Prologo, Parte 1 – La Constitución en su historia

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La question minoritaire en Europe et en Turquie dernière solutionne un contentieux historique et consacre le système des « autonomies » ou 4

« communautés autonomes » rompant avec le centralisme franquiste . Une structure étatique plus souple s’y rattache, prenant en compte les particularismes tout en voulant préserver l'unité nationale espagnole. Ce système décentralisé satisfait ainsi les revendications nationalistes et régionalistes à la base de la question territoriale espagnole. L'Espagne a ainsi inventé une gouvernance à trois niveaux, regroupant un échelon national (l'Etat central), des niveaux infranationaux (les communautés autonomes, les provinces, et les villes) et un échelon supranational (depuis 1986 et l'adhésion à 5

l'Union européenne) . A partir de la Constitution de 1978, deux points sont à élucider. D’une part, la reconnaissance des nationalités et des particularismes dans les différentes régions, d’autre part la protection des langages considérés comme « patrimoine culturel », thème cher à l’Espagne. L’instrument privilégié pour protéger et promouvoir les nationalités a été le système des « autonomies ». L’Espagne se compose actuellement de dix-sept communautés autonomes (Andalousie, Aragon, Asturies, îles Baléares, Communauté autonome Basque, Canaries, Cantabrie, Castille-La-Manche, Castille-et-León, Catalogne, Estrémadure, Galice, Communauté de Madrid, Région de Murcie, Communauté forale de Navarre, La Rioja, Communauté de Valencienne) et de deux villes autonomes (Ceuta et Melilla en Afrique du Nord). Ces autonomies s’organisent de manières individuelles, gérant des Parlements propres et bénéficiant de prérogatives exclusives, quoiqu’elles demeurent sous la férule d’un l’Etat central. Section 1 : Le processus de régionalisation avancé : une réponse au problème territorial espagnol. A partir des années 1970 la politique régionale a été l’objectif premier de la Communauté européenne et l’Espagne avait entamé son processus de régionalisation préalablement à son adhésion. Du fait de son approfondissement et de la mise en œuvre d’un accompagnement économique renforcé, l’Espagne se caractérise par l'une des décentralisations les plus importantes 6

dans la classification mondiale. D’après l’indice de Theil (mesurant un indice d’inégalité), l’Espagne fait partie des pays les plus « égalitariste » devant le Danemark, la France ou l’Irlande. L’Article 148

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Edurne Uriarte, Ciudadanos y partidos en el consenso y disenso sobre el estado de las autonomías, Page : 256

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Christine Delfour, Carlos Juste Hernandez (traduction), España, las autonomías y Europa, ensayo sobre la invención de nuevo modos de organización territorial y de gobernanza, 2007. 6

Juan Maria Bilbao Ubillos, El estado de las autonomías en la encrucijada cierre, evolución o desintegración, número extraordinario, revista jurídica de Castilla y León, enero 2004, page 79 7

Article 148 de la Constitution espagnole relatif aux pouvoirs délégués aux Communautés autonomes :

1. Les communautés autonomes peuvent assumer des compétences dans les matières suivantes : 1) l'organisation de leurs institutions d'autogouvernement ; 2) les modifications des limites des communes sises sur leur territoire et, de manière générale, les compétences qui incombent à l'administration de l'État sur les collectivités locales et dont le transfert est autorisé par la législation sur le régime local ; 3) l'aménagement du territoire, l'urbanisme et l'habitat ; 4) les travaux publics intéressant la communauté autonome sur son propre territoire ;

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La question minoritaire en Europe et en Turquie de la Constitution souligne les pouvoirs délégués aux Communautés autonomes, limités par l’article suivant décrivant les pouvoirs exclusifs de l’Etat central. L’accession à l’autonomie est prévue par l’article 151 de la Constitution, exigeant une « initiative autonome » et l’approbation des deux tiers des municipalités des provinces, ainsi que celle des députés provinciaux. Le referendum populaire n’est pas obligatoire mais a été utilisé par la Galicie, le Pays Basque et la Catalogne. Le système des autonomies est renforcé en 1983 et confirmé par la Réforme sur les Statuts de 1992, dans laquelle les 8

compétences des communautés autonomes se sont vues renforcées . La conscience d’appartenir à une autonomie a été renforcée dans les années 1980, pour aboutir à une « double appartenance », l’identité nationale et communautaire. La loi 9-1992 sur les transferts de compétences, les deux partis majoritaires, et la réforme de 1994, ont vu s’accroître les compétences des autonomies, évolution qui confirmée par les réformes entreprises en décembre 1996 par les Communautés autonomes d’Aragon et des Canaries. § 1. Le « Statut d’autonomie », pierre angulaire du système espagnol. L’Espagne consacre une « citoyenneté sociétale » et l’éloignement d’une citoyenneté vis-à-vis 9

de l’Etat, en privilégiant la relation à l’autonomie ou au groupe communautaire . En Espagne, une loi du Parlement connu sous le nom de « Statut d'autonomie » reconnaît en effet l'existence juridique d'un peuple, d'une nationalité ou d'une région. Une communauté acquiert donc son existence juridique dès lors que le Parlement espagnol et la majorité de la population la reconnaissent comme telle. Ce processus est donc une création juridique. Le système dit des «pré-autonomies» préexistait à la Constitution. Ce système se caractérise par la formation d’Assemblées parlementaires régionales formées de députés et de sénateurs élus

5) les chemins de fer et les routes dont le tracé se trouve intégralement sur le territoire de la communauté autonome et, dans les mêmes conditions, les transports assurés par ces moyens ou par câble ; 6) les ports de refuge, les ports et les aéroports de plaisance et en général, ceux qui n'ont pas d'activité commerciale ; 7) l'agriculture et l'élevage conformément à l'agencement général de l'économie ; 8) les forêts et les exploitations forestières ; 9) la gestion en matière de protection de l'environnement ; 10) les projets, la construction et l'exploitation des ouvrages hydrauliques, des canaux, des systèmes d'irrigation intéressant la communauté autonome ; les eaux minérales et thermales ; 11) la pêche dans les eaux intérieures, la conchyliculture et l'aquaculture, la chasse et la pêche fluviale ; 12) les foires locales ; 13) l'essor du développement économique de la communauté autonome dans le cadre des objectifs fixés par la politique économique nationale ; 14) l'artisanat ; 15) les musées, les bibliothèques et les conservatoires de musique intéressant la Communauté autonome ; 16) le patrimoine monumental intéressant la communauté autonome ; 17) l'aide à la culture, à la recherche et, le cas échéant, à l'enseignement de la langue de la communauté autonome ; 18) la promotion et l'aménagement du tourisme dans son ressort territorial ; 19) la promotion du sport et l'utilisation convenable des loisirs ; 20) l'assistance sociale ; 21) la santé et l'hygiène ; 22) la surveillance et la protection de ses édifices et de ses installations. La coordination et les autres tâches en relation avec les polices locales dans les termes établis par la loi organique. 8

José Cazorla Peréz, Indicadores y realidad sociopolítica de las autonomías, Estudios regionales numero 44, 1996, pages : 69 à 86. 9

Manuel Herrera Gomez, Rosa Maria Soriano Miras, De las bersiones modernas de la ciudadania a la ciudadania de las autonomas sociales de la post modernidad, page 43 et 44

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aux élections générales, constituant ainsi les premiers organes des futures Autonomies . Les préautonomies permettront ainsi une application plus aisée de la Constitution de 1978. Le Pays Basque, la Catalogne et la Galicie sont les premières régions à adopter rapidement les statuts, situation qui s’est traduite par l’adoption des lois organiques du 18 décembre pour le Pays basque (3/1979) et la Catalogne (4/1979). La Galicie a, elle, obtenu son statut de « pré-autonomie » le 6 avril 1981 (loi organique 1/1981). Le « statut des autonomies » incarne un moment crucial de l'histoire politique espagnole. La coopération intercommunale est inscrite dans la Constitution et confirmée par ratification de la Charte européenne de l’autonomie locale de 1985, laquelle stipule que « les collectivités locales ont le droit, dans l'exercice de leurs compétences, de coopérer et, dans le cadre de la loi, de s'associer avec 11

d'autres collectivités locales pour la réalisation de tâches d'intérêt commun » . Les autonomies peuvent donc permettre à leurs communes de correspondre entre elles, partager des informations, 12

gérer des services publics, tant qu’elles demeurent dans le cadre de leurs compétences . La 13

citoyenneté espagnole confère aux citoyens l'égalité devant la loi et interdit toute discrimination , les « minorités » apparaissent de fait comme facteur d'unité nationale. Le financement des Communautés repose sur le principe de « solidarité », terme récurrent dans la Constitution (il est par exemple cité aux articles 157 et 158). L’article 156 affirme l’autonomie financière des Communautés autonomes complété par la loi organique du 22 décembre 1980 sur le financement des Communautés autonomes créant le Conseil des politiques fiscales ayant pour objectif principal de coordonner les activités économiques des communautés, ainsi que la loi 7/1984 créant le fond de financement interterritorial 14

prévu par l’article 58 de la Constitution . § 2. Les langues régionales et la reconnaissance de cultures spécifiques.

Les langues régionales en Espagne ont la possibilité de pratiquer des politiques propres et sont reconnues officiellement par les articles 3 alinéas 1 et 2. Nous pouvons prendre pour exemple la loi sur l'usage du catalan en Catalogne et sur les îles Baléares de 1986. D'autres régions en ont également profité pour valoriser leur langue et mettre en place des politiques, comme en Galicie pour le galicien, le valencien pour Valence ou le basque pour le Pays Basque et la Navarre. Le décret royal du 12 février 1982 du Roi Juan Carlos concernant la signalisation des routes, aéroports, gares ferroviaires, gares d'autobus, gares maritimes et services publics d'intérêt général dans le territoire des Communautés autonomes ayant une autre langue officielle distincte du castillan, consacre « le régime de co-officialité du castillan avec les langues propres à certaines Communautés autonomes » et permet que la signalisation et les inscriptions diverses puissent être faites en Castillan, langue officielle de l’Etat, et dans la langue de l’autonomie. Par ailleurs, la loi 30/1992 du 26 novembre 10

Edurne Uriarte, op.cit page : 265

11

Article 10. Llovet Tomàs, La coopération intercommunale en Espagne, Annuaire des collectivités locales, 2000. La réforme de l'intercommunalité. p. 173-180 12

13

L’article 14 de la Constitution dispose ainsi que « les Espagnols sont égaux devant la loi, sans aucune discrimination fondée sur la naissance, la race, le sexe, la religion, l'opinion ou sur toute autre situation ou circonstance personnelle ou sociale ». 14 Op.cit.

14


La question minoritaire en Europe et en Turquie relative au régime juridique des administrations publiques et de la procédure administrative commune dispose que le registre civil doive « respecter le principe de la double officialité » pour les langues.

§3. Les minorités religieuses et ethniques. Le régime franquiste s’est caractérisé par l’application du « national-catholicisme », id est une gestion autoritaire de l’Etat et de l’Eglise, l’Espagne évoluant vers une confessionnalisation du 15

système qui enterre toute revendication minoritaire . La chute du franquisme et le début de la transition démocratique ont donc donné lieu à une ouverture du dialogue avec les minorités, à l’origine du système actuel espagnol. La Constitution de 1978, dans son article 6, a garanti « la liberté idéologique, religieuse et culturelle des individus », et assure qu’« aucune confession n’aura un caractère étatique », ce qui a donné le feu vert à la coopération lancée en février 1990 entre l’Etat et les représentants des trois principales communautés religieuses. La minorité religieuse musulmane est considérée comme « profondément enracinée » d’après un rapport de la Commission des affaires religieuses de 1989. Néanmoins cette religion pose d’importants problèmes à une partie de la population espagnole, corrélés au refus d’intégration de certains musulmans qui, soutenus par des 16

puissances financières islamiques, désirent le retour en terre d’Islam des terres d’Al-Andalus . La situation de la communauté juive est différente, celle-ci renvoyant un sentiment général de « bonne intégration » et construisant un certain nombre d’écoles et de lieux de rencontre culturels. Le Ministère de l’égalité (Ministerio de Igualdad) protège de son côté les individus des discriminations de tout genre, notamment ethniques et religieuses, et entend faire respecter la coexistence des minorités ethniques ou religieuses. La communauté gitane est la minorité ethnique la plus importante du pays. Celle-ci est dite « historique », puisqu’elle existe depuis le début du XVème siècle. Plusieurs épisodes violents, tel celui de Martos à la fin des années 1980, sont néanmoins révélateurs d’une discrimination à l’égard de cette minorité ethnique qui pose problème à plusieurs égards, par son nombre comme par son impact social et culturel. Section 2 : Les limites du système et les conflits actuels.

Nonobstant, le modèle espagnol n’est pas parfait et connaît des limites. Il est en effet remis en question par plusieurs groupes politiques nationalistes. Des problèmes se sont d’ailleurs posés dès la construction du modèle des autonomies. Les débats sont demeurés ininterrompus depuis le début de la transition démocratique et il est toujours impossible aujourd’hui de parler de consensus sur cette question. 15

Rozenberg Danielle, L'État et les minorités religieuses en Espagne (du national-catholicisme à la construction démocratique) - The State and Religious Minorities in Spain (From the National Catholicism to the Democracy Building) - Archives des sciences sociales des religions, numéro 58, avril-juin 1997, pages : 9-15 16

Aguer Béatriz, Résurgence de l'Islam en Espagne, Revue européenne de migrations internationales, Volume 7 numéro 3, pages : 59-76

15


La question minoritaire en Europe et en Turquie

§ 1. Les difficultés de mise en pratique.

Le

Pays

Basque,

la

Catalogne,

la

Galicie

réclament

une

« nouvelle

lecture

17

constitutionnelle » . La Constitution territoriale est en effet remise en cause et l'objectif primaire d'autonomie comme « point de rencontre » est rejeté

18

au profit d’une revendication de

confédéralisme et la réclamation d’un droit à l'autodétermination. Le système espagnol ne satisfait en effet pas ces deux communautés autonomes, et leurs revendications, se elles aboutissent, entérineraient l’échec de l’Etat espagnol à satisfaire pleinement les aspirations autonomistes. La conception espagnole du droit des minorités en fait en effet un instrument de mise en place de « paix sociale », c'est-à-dire d’une forme de cohésion nationale tendant vers la construction d'une structure harmonieuse, en dépit de l'existence de groupes différents. Le but de l'autonomie n'est donc pas d'avoir des effets négatifs sur la nation espagnole en général (comme le rappelle la décision du 5 avril 1990 du Conseil constitutionnel). En ce sens, les revendications de l'E.T.A dans la mesure où ils nuisent à l'unité de la nation et aux respects des droits fondamentaux doivent être proscrits. Les insatisfactions du système d’autonomie proviennent plus des élites que des citoyens espagnols eux-mêmes. Plusieurs sondages d’opinion démontrent en effet que les citoyens espagnols sont satisfaits de leur régime en matière de droit des minorités, l’insatisfaction découlant surtout des divergences entre les deux principaux partis, le PSOE (parti socialiste espagnol) et le PP (parti 19

populaire) . Le Centre d’investigations sociologiques espagnol estime en effet qu’en Décembre 2000, quinze années après la mort de Franco, 54% des espagnols considéraient que la société espagnole a changé, 40% considèrent que celle-ci a beaucoup changé. 29% considèrent par ailleurs que ce 20

changement est positif et 57%, qu’il est très positif . La perception des citoyens espagnols de leur 21

système est donc en grande majorité positive .

§2. Des revendications particulières.

Des différences notables existent entre les revendications, distinction

qui ressort

particulièrement dans le cas des nationalismes basque et catalan. L’autonomie basque remet en effet en cause le système actuel d’autonomie et ses revendications sont souvent violentes. La constitution espagnole de 1978 a par exemple été acceptée à 61,6% en Catalogne, et seulement à 42,3% au 17

Juan Maria Bilbao Ubillos, El estado des las autonomias en la encrucijada cierre, evolucion o desintegracion, numero extraordinario, revista juridica de Castilla y Leon, enero 2004, page 77 18

P. Cruz Villalón, La Constitución accidental», publicado en el libro colectivo El futuro del Estado autonómico. VII Jornadas de la AELPA, Aranzadi/AELPA, 2001, p. 25 19 20 21

Edurne Uriarte, Ciudadanos y partidos en el consenso y disenso sobre el estado de las autonomías, page : 255 Centro de Investigación español, estudio numero 2401, diciembre 2000 Edurne Uriarte, op.cit., page : 256

16


La question minoritaire en Europe et en Turquie Pays Basque, l’un voulant « assurer l’unité espagnole » (Jordi PUYOL), l’autre revendiquant une 22

souveraineté propre . Ces résultats, selon Juan Pablo FUSI expliquent ainsi la nature violente des revendications basques (notamment le terrorisme), qualifiées de « nationalisme radical », dont le plan 23

Lizarra ou le projet Ibarretxe sont des émanations . Ceux-ci réclament une indépendance réelle, par l’éloignement de l’Etat central des structures politiques de la région (célébration de referendum indépendamment des Cours Générales « Cortes »). La radicalisation des revendications basques de 24

ces dernières années ne reçoit néanmoins néanmoins pas le soutien des citoyens basques . Le plan Ibarretxe traduit la convergence du Parti nationaliste basque et de l’Eusko Alkartasuna. Ce plan propose la modification des relations entre l’Etat central et l’autonomie, préconisant des relations de « libre association ». Le discours s’appuie sur la théorie de l’irrédentisme, de légendes et de mythes promouvant un nationalisme basque aux visées séparatistes. Mais en proposant une solution, le projet Ibarretxe est devenu un réel problème. Ce projet ne revient pas sur le « statut d’autonomie » mais sur la Constitution elle-même. Il ne s’agit donc pas d’accorder des compétences accrues aux Communautés autonomes, mais bien de modifier la nature du texte constitutionnel. Le premier attentat mortel a eu lieu en 1968. Les activités terroristes se sont essentiellement développées dans la Navarre, le Pays Basque, et d’autres lieux convoités comme Madrid ou la Catalogne. L’année 1984 a marqué un tournant dans les actions des indépendantistes, en voyant le lancement de grandes offensives terroristes profitant de la crise institutionnelle de l’époque et donnant 25

une visibilité sans précédent aux indépendantistes . Le projet Ibarretxe – Lehendakari est l’expression la plus avancée des volontés séparatistes. Ses revendications se heurtent aux dispositions du droit international, qu’il s‘agisse des textes conventionnels européens ou de l’Organisation des nations unies. Le droit à l’autodétermination est en effet réglementé dans le droit international par la résolution 1514, de l’Assemblée générale, qui consacre le principe d’autodétermination, sur le fondement du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, sauf pour « toute tentative visant à détruire partiellement ou totalement l'unité nationale et l'intégrité territoriale d'un pays »,

situation « incompatible

avec

les

buts

et

les

principes

des

Nations

Unies ».

L'autodétermination n'est donc possible que si le peuple concerné est un peuple colonisé ou souffrant soumis à des traitements antidémocratiques dans le pays où il réside. Quoique rejetées par le Parlement espagnol, les revendications du Pays basque et la durée de leur action montrent que le problème est loin d’être résolu. Par ailleurs, la séparation du Pays Basque de l’Espagne supposerait également une séparation d’avec l’Union européenne, ce qui entrainerait des difficultés sans 26

précédent pour la région .

22 23 24

Juan Pablo Fusi, La Patria lejana, Taurus, Madrid, 2003, Page : 303 Edurne Uriarte, op.cit., page : 266 Edurne Uriarte, op.cit., page : 270

25

Consecuencias economicas del terrorismo nacionalista en el Pais Vasco, Documento trabajo numero 53, Instituto de analisis industrial y financiero. 26

Mikel Buesa, Economia de la secesion : los costes de la « No Espana » en el Pais Vasco

17


La question minoritaire en Europe et en Turquie De son côté, la Catalogne a publié des projets concernant un « nouveau statut » préconisant un approfondissement de l’autogestion. Ces revendications, à la différence du Pays Basque, ne privilégient pas la voie du conflit, et sont soutenues par la majorité des catalans. Dans le premier document intitulé « Bases de l’élaboration d’un statut d’autonomie de Catalogne », daté du 25 mars 2003, il est mentionné que « la Catalogne est une nation (…) faisant partie d’une Espagne plurielle reconnue par la Constitution (…) voulant approfondir le caractère fédéral, plurinational, pluriculturel et plurilinguistique de l’Etat espagnol ». L’institution organisant l’autogestion catalane a été instituée avec le statut d’autonomie de 2006, la Generalitat, reconnaissant une « nation catalane intégrée à l’Etat espagnol ». Plusieurs symboles accompagnent les demandes catalanes, qu’il s’agisse d’un drapeau spécifique ou d’une langue usuelle propre. Le texte constitutionnel n’est pas intangible mais il est néanmoins dangereux de rompre la dynamique enclenchée, le risque étant de nier la notion même de « nation espagnole » et d’anéantir les progrès concernant la vie en communauté pacifiée, provoquant un risque de désagrégation de la nation, voire de confrontation civile. L'Etat espagnole repose sur deux entités distinctes : la nation espagnole et le peuple espagnol. Le peuple espagnol, selon la Constitution, est « investi de la souveraineté nationale et de lui émanent les pouvoirs de l'Etat ». La nation est, quant à elle, la clé de voûte de l'Etat. La Constitution espagnole établit donc un compromis entre l'indivisibilité de la nation et la reconnaissance de pratiques particulières. Le statut d’autonomie, modèle d’articulation territoriale adéquat pour une majorité de citoyens espagnols, est à ce point d’équilibre mais des revendications autonomistes peuvent l’instrumentaliser pour en faire un outil d’indépendance politique. Titre 2 : La question minoritaire en Allemagne.

Dix ans après la chute du Rideau de fer, la nation allemande s’est vue questionnée sur ses fondements et a rompu dans une certaine mesure avec les conceptions de Fichte et Herder. Le débat a porté sur les inégalités résultant de différences de statuts au sein de la population, entre les citoyens allemands sans distinction des minorités nationales, les Aussiedler

27

et les étrangers, ou

28

Spätaussiedler . C'est également en 1999 que la coalition « rouge-verte », au pouvoir depuis 1998, a entrepris des réformes visant à harmoniser la législation allemande avec celle de la France. Cependant la réforme la plus significative, portant sur le Code de la nationalité et entraînant l’abrogation de la loi du 22 juillet 1913 a cristallisé les oppositions. Cette réforme a été perçue comme une révolution en ce qu’elle opérait une sorte de « reniement » d'une partie de l'identité allemande. A la fin de la Seconde guerre mondiale, l'Allemagne, perdante de la guerre et stigmatisée en raison des conceptions racistes du Troisième Reich, afficha une volonté de faire table rase du passé en promulguant la Loi Fondamentale (Die Grundgesetz) du 23 mai 1949. La transformation du principe ethnique - par lequel se détermine le droit de la nationalité par ascendance – en principe racial excluait les personnes non aryennes et les opposants politiques, et certains groupes se virent même 27 28

Communauté allemande de la Volga et de la Roumanie. C'est-à-dire les nouveaux immigrés tels qu'ils sont dénommés depuis 1993.

18


La question minoritaire en Europe et en Turquie retirer leur nationalité entre le 30 janvier 1933 et le 8 mai 1945. Tranchant avec cette approche, la Loi Fondamentale a consacré la dignité de la personne humaine et énuméré les droits universels (Jedermannsrechte) et droits garantis des citoyens, de l'article 1

er

29

à l'article 19 . Par ailleurs, la Loi

Fondamentale, lorsqu'elle porte sur le droit à la nationalité à son article 116, récuse la politique nazie en prévoyant la réintégration des personnes privées de la nationalité par les autorités allemandes, pour des raisons politiques, raciales ou religieuses. De même, l'article 16 de la Loi Fondamentale interdit la privation de nationalité. En dépit de cette volonté de rupture avec le passé nazi, la loi de 1913 sur « l'appartenance à l'État et au Reich » (Reichs-und Staatsangehörigkeitsgesetz) a perduré au-delà de la chute du Mur, ce en dépit de réformes partielles en 1991 et 1993. Par ailleurs, l'article 116 de la Loi Fédérale de 1949 telle qu'elle fut adoptée par la République Fédérale d'Allemagne, mise en pratique par une loi de 1953 qui a reprécisé les critères d'appartenance à la communauté allemande, définit selon les mêmes critères l’attribution de la nationalité allemande. La conception germanique du lien national divise ainsi nationalité et citoyenneté, pour des raisons historiques tenant à la partition du territoire allemand. Cette approche sera d’ailleurs reprise par le régime nazi, qui distinguait la citoyenneté de l'État (Staatsbürgerschaft) de celle du Reich (Reichsbürgerschaft). La Loi Fondamentale a donc entériné la situation particulière de cette Allemagne divisée jusqu'à la réunification, faisant de chaque ressortissant de la RDA un citoyen de ce pays et un national allemand à la fois. Cette perception d’une civilisation allemande transcendant les pays permettra aux citoyens est-allemands d'accéder à la citoyenneté allemande lors de la réunification des deux Allemagnes. Par ailleurs, cette loi tient compte d'une réalité géopolitique, celle du cas des Aussiedler en tant qu'ils sont des populations déplacées à la fin de la Seconde Guerre Mondiale. La loi de 1913, reprise par la Loi Fondamentale, s'adapte donc assez bien aux spécificités de l'Allemagne. Dans les années 1990, marquées par l’arrivée d’une importante communauté de travailleurs immigrés, principalement des Turcs, la situation est devenue plus difficile. Les enfants de ces travailleurs immigrés, nés sur le territoire allemand, ont en effet vocation à rester Turcs ou étrangers – les processus de naturalisation étant particulièrement restrictifs. Il importe néanmoins de souligner qu'avec la loi de 1913, et quoique l'Empire allemand semble orienter le droit à la nationalité vers une 30

forme de jus soli , les traditions politiques et intellectuelles ont rapidement rejeté cette idée. A travers le jus sanguinis, l’Etat cherche en effet à conserver les Allemands qui ne vivaient pas sur le territoire allemand mais en Europe centrale et occidentale, et l'étaient par filiation. La loi de 1913 accordera donc une importance capitale à l'origine (l'ascendance), en disposant qu’« est Allemand celui qui a des ascendants Allemands ». Par ailleurs, le nombre de naturalisations des étrangers reste infime et restreint, et ce jusqu'aux années 1990. Mais la loi du 15 juillet 1999, mise en application dès le 1er janvier 2000, introduit une forte proportion de jus soli dans l'obtention de la nationalité allemande. La principale innovation de cette loi est en effet de permettre aux étrangers de devenir Allemands à la naissance si leurs parents, ressortissants étrangers, résident sur le territoire allemand légalement 29

L'ordre selon lequel est établie l'organisation des institutions de la République dans une Constitution est révélatrice de l'importance accordée à tel ou tel principe. Consacrer les premiers articles aux « Droits Fondamentaux » avant d'établir l'organisation de l'appareil étatique démontre ici l'attachement à ces valeurs. 30 Dès lors qu’« est Allemand celui qui naît sur le territoire allemand ».

19


La question minoritaire en Europe et en Turquie depuis 8 ans. Cette disposition est également assortie de la réserve, traduite par « l'obligation d'option » (Optionsmodell). En effet, l’article 29 de la loi de 1999 permet à l'enfant né sur le sol allemand, dont les parents sont des ressortissants étrangers ou de parents étrangers nés sur le sol allemand, à sa majorité et jusqu'à ses 23 ans, de choisir entre la nationalité allemande ou la nationalité étrangère. S'il déclare vouloir garder la nationalité allemande, il doit prouver qu'il a renoncé à la nationalité étrangère, sinon la nationalité allemande lui sera automatiquement retirée au profit de la nationalité étrangère. Autrement dit, à l'exception des accords bilatéraux entre la République Fédérale allemande et un autre pays (par exemple, la France ou les autres pays membres de l'Union 31

Européenne), il n’existe pas de double nationalité . Les dispositions de la loi mise en vigueur dès le 1er janvier 2000 bénéficient également aux enfants de ressortissants étrangers âgés de moins de 10 ans et nés avant cette date. Avec la loi de 1999, les Aussiedler n'allaient plus avoir automatiquement la citoyenneté à leur arrivée, mettant fin de facto au processus de naturalisation automatique au nom 32

de la filiation, ou jus sanguinis, de millions d'Aussiedler . Toutefois, dans un contexte de construction européenne marqué par les débats sur la souveraineté portant sur les transferts de compétences et de prérogatives régaliennes, la nation, plus précisément le concept de nationalité, est fondée sur l'identité, cela avec la recrudescence des discours d'extrême-droite dans de nombreux pays européens. La communauté internationale a d’ailleurs assisté à l’explosion du nombre de crises liées aux revendications identitaires à partir de l'effondrement du Bloc Soviétique, y compris en Europe. La Fédération yougoslave a en effet explosé après l’effacement du cadre artificiel que formait le régime communiste. Nous nous trouvons donc face à une logique privilégiant classifications et catégorisations, qui favorisent les théories identitaires. La conception nationale allemande, fondée sur des postulats ethniques et culturels, se retrouve elle aussi dans ce paradigme. Il demeure néanmoins quatre minorités nationales, reconnues officiellement et bénéficiant d'une certaine protection juridique : les Danois, les Frisons, les Sorabes et les Tsiganes

.

De nouveaux enjeux s’imposent en outre à l’Etat allemand depuis la fin de la guerre, tels la gestion du retour des Assiedler ou le statut des travailleurs immigrés. Notre étude visera donc à analyser la réponse apportée par l’Allemagne à ces défis, sans remettre en cause les fondements sur lesquels elle a construit sa nationalité. Dans un contexte propice aux politiques d’intégration, la République allemande avait prévu au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale un système fédéral compatible avec l'existence de minorités nationales (Section 1). Par ailleurs, la loi du 15 juillet 1999 a favorisé la reconnaissance de nouvelles formes de minorités (Section 2). Chapitre 1 : Un système fédéral compatible avec l’existence de minorités nationales ? La compatibilité du système fédéral avec l'existence de minorités nationales dépend d'abord des dispositions de la Loi Fondamentale, qui octroient une certaine liberté aux Länder (§1.) Nous nous pencherons ensuite sur le rôle des Länder en terme de protection des minorités nationales (§2). 31

« Il ne peut pas exister de double loyauté. On est soit Allemand, soit Turc, et non les deux. » Theodor Waigel, Ministre des Finances. 32 La naturalisation de millions d'Aussiedler a connu deux pics : en 1960, période suivant la Seconde Guerre Mondiale, et dans les années 1990 -après la chute du Mur de Berlin.

20


La question minoritaire en Europe et en Turquie §1. Les dispositions de la Loi Fondamentale consacrant la reconnaissance des minorités nationales. Seize États fédérés, les Länder, composent l’Allemagne depuis la réunification de 1990. Il importe de comprendre, dans le cadre de la question des minorités en Allemagne, les arguments constitutionnels que peuvent avancer ces Länder dans leur optique de protection des minorités nationales résidant sur leurs sols, quoiqu'il n'existe pas des lois fédérales protégeant clairement les droits et statuts des minorités nationales. Il s'agit donc de s'appuyer sur les dispositions tenant aux droits fondamentaux (A), ainsi que sur celles consacrant l'autonomie significative des Länder (B).

A. Les dispositions tenant aux droits fondamentaux. L'article 3 de la Loi Fondamentale de 1949 prône l'égalité de chacun devant la loi et interdit la discrimination fondée sur la langue ou la religion. Par ailleurs, la ratification par l'État allemand des Charte européenne des langues régionales ou minoritaires et Convention-cadre pour la protection des minorités nationales confèrent force de loi. Dans une déclaration du 23 janvier 1998 transmise au Secrétariat général du Conseil de l’Europe, le gouvernement allemand reconnaissait le danois, le sorabe, le frison, ainsi que la langue romani des Tsiganes de nationalité allemande en tant que langues minoritaires au sens de la Charte de 1992. Mais il est notable que la Loi Fondamentale ne er

33

mentionne nulle part, à l'instar de l'alinéa 1 de l'article 2 de la Constitution française , que la langue de la République fédérale est l'allemand. Il est évident qu’en tant que « langue-mère » de la civilisation germanique et des sociétés germaniques, l’importance de la langue allemande est ancrée dans les mœurs et surtout sur le plan étatique et qu'il n'est pas nécessaire de réaffirmer la fidélité ou imposer ce qui caractérise l'appartenance à la nation allemande. Par ailleurs, le fait de ne pas inscrire dans la Constitution que l'allemand est la langue nationale laisse la possibilité aux Länder de sauvegarder leurs particularismes régionaux sans pour autant remettre en cause l'allemand comme langue administrative. Étienne BALIBAR écrit ainsi que la langue nationale d’un peuple donné ne peut être déterminée face à une autre communauté linguistique qu’en étant rattachée à un territoire délimité par des frontières, et qu’elle a besoin d’une ethnicisation spirituelle et biologique caractérisée par la notion de race, qui pallierait aux inégalités sociales que nous sommes susceptibles de retrouver 34

dans la communauté linguistique . Par ailleurs, ce dernier estime qu’il est impossible de confondre les termes d’« ethnicité fictive » et de « nation idéale », celle-ci étant fondée sur le patriotisme tandis que l’ethnicité se rattache au sentiment d’appartenance à une langue et une race communes. Le frison est proposé comme matière facultative dans certaines écoles primaires du 35

Saterland, qui dispose de cinq jardins d'enfants dispensant un enseignement en frison . Dans toutes

33

« La langue de la République est le français ». Etienne BALIBAR, Race, nation, classe : les identités ambigües, 1997. 35 On en compte deux à Ramsloh, un à Scharrel, un à Strücklingen et un dans le petit village de Sedelsberg. 34

21


La question minoritaire en Europe et en Turquie les écoles et jardins d’enfants, l’enseignement est gratuit, et les enseignants sont rétribués par les autorités du Land. Par ailleurs, des «programmes fondamentaux» (Kerncurricula) ont été mis en place pour les matières «allemand» et «anglais» dans tous les établissements d'enseignement de la BasseSaxe depuis août 2006. Il ressort du programme que le frison saterois doit être utilisé dans le cadre d'études et de comparaisons linguistiques. Les sorabophones disposent de plusieurs écoles primaires subventionnées par l’État libre de Saxe. L'article 4 du Règlement du ministère de la Culture de l'État libre de Saxe du 22 juin 1992 réclame un «nombre suffisant d'élèves pour former des classes avec le sorabe comme langue d'enseignement ». L’article 2 de la loi scolaire du 3 juillet 1991 révisée par la loi du 16 juillet 2004 affirme qu'il est obligatoire d’enseigner les bases de l'histoire et de la culture des Sorabes dans toutes les écoles de la Saxe. Dans les écoles maternelles du Schleswig-Holstein, le danois est la langue d’usage. Mais dans tous les cas, l’allemand demeure obligatoire comme langue seconde. L’enseignement dispensé dans ces écoles, ainsi que les équipements et les qualifications des enseignants, sont les mêmes que ceux des écoles publiques; les écoles danoises du SchleswigHolstein utilisent généralement des manuels édités au Danemark. En ce qui a trait aux frais d’inscription et fournitures scolaires, le Land du Schleswig-Holstein verse par élève une contribution d’un montant égal aux frais que celui-ci aurait encouru dans une école publique d’enseignement général. Par rapport à l'attachement à la communauté linguistique et à la nationalité allemande, le risque d’une confusion entre « ethnicité fictive » et « nation idéale » est donc limité au sein des Länder où sont établies les minorités nationales. Les citoyens des Länder, lorsqu'ils sont membres d'une minorité nationale, partagent des valeurs communes résultant d'un attachement à leur langue « maternelle », alors qu'ils sont des nationaux allemands attachés à l'État fédéral. Le développement ou le maintien du sentiment d'appartenance à une minorité n’apparaît donc pas automatiquement comme un obstacle ou une menace à la nation allemande. B. Les dispositions portant sur l'autonomie des Länder. L'article 28 garantit la libre administration des communes et détermine le cadre dans lequel elles peuvent exercer leurs compétences: « Aux communes doit être garanti le droit de régler, sous leur propre responsabilité, toutes les affaires de la communauté locale, dans le cadre des lois. Les groupements de communes ont également le droit d'auto-administration dans le cadre de leurs attributions légales et dans les conditions définies par la loi. La garantie de l'auto-administration couvre également les bases de l'autonomie financière ; ces bases comprennent une ressource fiscale qui est assise sur le potentiel économique et dont les communes bénéficiaires fixent le taux de perception. » Selon l'article 29 portant sur la restructuration du territoire fédéral, « Le territoire fédéral peut être restructuré en vue de permettre aux Länder d'accomplir efficacement les tâches qui leur incombent en fonction de leur dimension et de leur capacité. Ce faisant, on devra tenir compte des particularismes régionaux, des liens historiques et culturels, de l'opportunité économique, ainsi que des impératifs de l'aménagement du territoire et du développement régional. »

22


La question minoritaire en Europe et en Turquie Quoique « le droit fédéral prime sur le droit de Land » (article 31) et en vertu de l’alinéa 1

er

de

36

l'article 33 ,, l'article 30 qui se consacre à la « Répartition des compétences entre la Fédération et les Länder », énonce que « l'exercice des pouvoirs étatiques et l'accomplissement des missions de l'État relèvent des Länder, à moins que la présente Loi fondamentale n'en dispose autrement ou n'admette un autre règlement. » Les articles 28, 29 et 30 de la Loi Fédérale concourent ainsi à admettre une grande autonomie aux Länder. Cette autonomie est toutefois assortie de nombreuses réserves, concernant notamment le respect du principe d'égalité et de la primauté du droit fédéral. Les Länder, en tant qu'ils ont des spécificités propres tenant à leur région, à leur histoire, à leur position géographique peuvent ainsi composer une politique favorable aux minorités nationales à condition de ne pas porter atteinte à l'ordre constitutionnel fédéral et au principe d'égalité §2. Le statut des minorités nationales selon les Länder. La minorité danoise, le groupe ethnique des Frisons, les Tsiganes composés de Sinté et de Rom allemands, et le peuple Sorabe constituent les quatre minorités nationales. Ces quatre groupes sont les bénéficiaires juridiques de la Convention Cadre du Conseil européen pour la protection des minorités nationales – ratifiée par l'Allemagne en 1997. Par ailleurs, il est également important de souligner qu'il n'y a pas de revendication identitaire ni de nation, comme s'accordent à dire beaucoup d'auteurs modernes aujourd’hui, sans une langue commune. Les langues de ces minorités nationales se décomposent comme suit : le danois, le frison du nord et le frison oriental ( Saterfriesisch), le romanèche, et le bas et haut sorabe. Ces langues sont promues en vertu de la Charte européenne des langues régionales ou de minorités – Charte que l'Allemagne a ratifié en 1998. Une description détaillée des spécificités de chacune des minorités nationales (A) apparaît essentielle avant de procéder aux questions juridiques (B). A) La description détaillée des quatre minorités nationales.

Depuis la réunification des deux Allemagnes, la République Fédérale allemande compte sur son territoire près de 80 millions d'habitants. Environs 92% de la population parlent l'Allemand. L'Allemand est une langue germanique appartenant à la famille indo-européenne. Cependant, il n'est pas anodin de souligner qu'il existe de nombreux dialectes et que l'ensemble des Allemands ne parlent pas forcément un allemand standard. Par ailleurs, seuls 8% de la population parlant une autre langue. En effet, certains parlent une langue minoritaire nationale, c'est-à-dire le danois, le frison, le sorabe ou le polonais, et d'autres parlent une des langues de la population d'immigrés. Bien que les minorités nationales d'Allemagne sont, de facto, au nombre de cinq, les Polonais ont été volontairement omis par les lois fédérales. Ainsi, on ne compte que quatre minorités nationales reconnues : les Danois, les Frisons, les Sorabes et les Tsiganes. Ces dernières constituent l’ensemble de ceux qui ne font pas partie de la majorité et qui ont acquis une identité spécifique sur le territoire de la RFA. Elles ont également fondé en 2004 un Conseil des minorités sur la base d’une convention 36

« Tous les Allemands ont dans chaque Land les mêmes droits et obligations civiques ».

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La question minoritaire en Europe et en Turquie commune ; ce conseil poursuit des objectifs conciliant les intérêts communs des quatre minorités, notamment auprès du gouvernement fédéral et du Bundestag allemand. Par ailleurs, les Tsiganes et les Frisons sont des minorités ethnoculturelles en raison de l'origine de leurs langues ainsi que leurs religions. Conformément au souhait exprimé par une grande majorité de Frisons, ces derniers ne sont pas appelés une «minorité nationale», mais sont désignés officiellement par l’expression «groupe ethnique frison». Ce qui justifie le statut de ces quatre groupes reconnus en tant que minorités nationales c'est qu'elles sont des communautés culturelles historiques. Ce qu'il faut entendre par cela est que ces minorités sont des minorités historiques car elles se sont installées sur ce qui est aujourd'hui le sol allemand avant même que soit constitué l'Empire Allemand en 1871. Cependant, leur nombre exacte reste incertain. En réalité, il n'y a pas de véritable chiffre officiel et d'une source à l'autre, leurs nombres exacts varient. Les Danois allemands vivent dans le Schleswig-Holstein et cela avant même 1864, c'est-à-dire lorsque le Danemark avait perdu la guerre des Duchés face la Pusse et l'Autriche et où le Schleswig-Holstein a été annexé au Royaume de Prusse. Mais la frontière actuelle entre le Danemark et l'Allemagne fut fixée en 1920 sur la base des résultats des deux plébiscites prévus par le traité de Versailles de 1919. Parmi les 50 000 Danois allemands, il y a des catholiques et des protestants. Quant aux Frisons, ils sont connus comme les habitants de la côte allemande surplombant la Mer du Nord depuis le début de notre ère. Après avoir implanté leur civilisation en Frise occidentale néerlandaise et en Frise orientale allemande, les Frisons ont émigré vers la Frise du Nord vers le VIIe siècle puis dans le Saterland entre 1100 et 1400. Ce qui fait que le frison bien qu'étant une langue germanique et étroitement apparentée de par l’histoire au vieil anglais, existe sous trois formes, avec deux variantes en Allemagne : le frison septentrional ou frison du Nord et le frison oriental (ou frison de l'Est). Le frison du Nord (Nordfriesisch) est parlé dans le Land du Schleswig-Holstein par 9000 ou 10 000 personnes dans les îles de la mer du Nord (Sylt, Föhr, Amrum, Helgoland, etc.), ainsi que sur la côte ouest du Schleswig-Holstein.A priori il y aurait entre 50 000 à 60 000 de Frisons du Nord.Ils se déclarent ainsi en raison de leur ascendance ethnique et de leur sentiment d’identité personnelle. Il y aurait 10 000 qui parleraient le frison et 20 000 le comprendraient. Les Frisons du Nord représentent environs un tiers de la population totale dans leur région et même constituent la majorité dans les îles de la mer du Nord. Le frison oriental/de l’Est (également connu sous le nom de frison du Saterland ou «frison saterois» ou le Seeltersk) est parlé en Basse-Saxe. Le frison de l’Est parlé à l’extrémité nordouest du Land de Basse-Saxe. Seuls 2000 locuteurs en font l'usage, soit entre 17 et 18 % des membres de la communauté frisonne orientale l'utilisent, c'est à dire sur 11 000 ou 12 000 personnes. Étant donné que dans la vie quotidienne, les Frisons parlent généralement l’allemand, il y aurait une tendance allant vers l'extinction du frison de Saterland, notamment en raison de la modernisation survenant dans cette région agricole qui a un certain impacte sur le mode de vie traditionnelle des Frisons saterois. Le tsigane est reconnu par la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires de 1992. Le tsigane se décomposent se morcèle en deux groupes selon les origines de leurs locuteurs : Les Sinté et les Rom. Les Sinté et les Rom font l'objet de mentions expresses dans des documents historiques d'Allemagne depuis le XIVe siècle. Les Sinté et Rom de nationalité allemande dont le

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La question minoritaire en Europe et en Turquie nombre est estimé autour des 70 000 sont dispersés sur le territoire allemand dans les grandes agglomérations tels que les capitales des anciens Länders de la RFA, Berlin, Hambourg, Düsseldorf, Cologne, dans les autres villes de plus petite taille et dans les villes industrielles du Rhin. Certaines communautés tsiganes se sont également implantées, mais à moindre échelle, dans les Länder de Brandebourg, de la Basse-Saxe (Niedersachsen), de la Hesse, de la Rhénanie-Westphalie, du Baden et de la Bavière. Les Sorabes ont émigré dans le territoire se trouvant à l'Est de l'Elbe et de la Saale qui était pratiquement abandonné par les Germains. Ils sont répartis aujourd'hui entre le sud-est du Land de Brandebourg et le nord-est de la Saxe. Environs 20 000 Bas Sorabes qui habitent dans le Land du Brandebourg, plus spécifiquement en Basse-Lusace (Niederlausitz), et environs 40 000 Haut-Sorabes qui habitent en Haute-Lusace (Oberlausitz) situé dans l'État libre de Saxe utilisent le sorabe en tant que langue maternelle. Les Sorabes sont pratiquement tous bilingues allemand-sorabe. Le sorabe se décompose en deux variantes littéraires et chacune des variante a leur propre alphabet latin (avec des signes diacritiques différents). Ce qui fait qu'en dépit de la campagne assimilatrice de l'allemand et surtout en dépit de la campagne de germanisation menée par les nazis, le sorabe a su se conserver. Les quatre minorités mentionnées sont des minorités qui ont fait l'objet d'une reconnaissance officielle de la part de l'État allemand, ainsi les distinguant des autres minorités en Allemagne qui sont en quête de reconnaissance et de droits, telles que les Silésiens, et les Bas-Allemands ( Plattdüüsch). B.Les droits protégés ou octroyés aux minorités nationales.

Au plan fédéral, la Loi Fondamentale ne prévoit aucune disposition garantissant la protection des droits, ni la détermination du statut des minorités nationales. Les dispositions législatives régissant ces domaines sont celles prévues par la Charte de 1992 et la Convention-cadre de 1994, mais également les lois de l'ex-RDA qui ont été prorogées par le Traité d'Union de 1990. Lors de la ratification de la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales par l'Allemagne, le gouvernement n'a élaboré aucune mesure d’application visant un territoire délimité. Les dispositions ont donc vocation à s’imposer sur l’intégralité du territoire allemand. Nonobstant, elles ne sont effectivement appliquées dans les Länder qu’en direction des Danois, Frisons du Nord et Tsiganes du Schleswig-Holstein, des Frisons satérois de Basse-Saxe, des Sorabes et Tsiganes de Brandebourg et des Sorabes et Tsiganes de l'État libre du Saxe. En vertu de l'article 11 de la Convention-cadre, le gouvernement fédéral a dû adopter la Loi sur le changement de nom des minorités sur la base des dispositions de la Loi ratifiant la Convention-cadre. Celle-ci dispose que toute personne appartenant à une minorité nationale a le droit d'adapter son ancien nom, attribué en vertu du système juridique national, aux caractéristiques spécifiques de sa langue. Il suffit donc d’une déclaration au greffier du bureau de l'état-civil pour adapter un nom à consonance allemande aux caractéristiques identitaires. Par ailleurs, le gouvernement allemand a procédé, avec le consentement des Länder concernés, à l'énumération des territoires où seront appliquées les dispositions visant la protection des minorités nationales. Les Frisons, les Sorabes et les Danois bénéficient donc des droits

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La question minoritaire en Europe et en Turquie relatifs à l’enseignement (article 8), à la justice (article 9), aux services publics (article 10), aux médias (article 11), aux activités et équipements culturels (article 12), à la vie économique et sociale (article 13) et aux échanges transfrontaliers (article 14). La Constitution de 1993 de la Basse-Saxe ne traite pas de la langue. Elle ne se réfère qu’aux droits fondamentaux, tels qu'ils sont énoncés par la Loi Fondamentale. La protection du frison oriental ne fait pas mention d'un texte juridique spécifique concernant les Frisons, hormis les dispositions prévues dans la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires de 1992 et la Conventioncadre pour la protection des minorités nationales de 1994. Aucune législation en matière de droit des minorités nationales n'est en vigueur en Basse-Saxe. Néanmoins, en plus d'avoir reconnu le frison oriental comme l’«une des langues minoritaires de la région», cet État s'est engagé à préserver et à promouvoir la pratique du frison satérois sans pour autant lui conférer un statut officiel. La Charte européenne des langues minoritaires ou régionales ratifiée par le gouvernement de la Basse-Saxe est d’ailleurs le seul texte juridique dans lequel le frison oriental est mentionné explicitement. Au-delà des les lois fédérales et traités internationaux, le facteur déterminant des politiques visant les minorités linguistiques de la Basse-Saxe concerne surtout la pratique quotidienne de la langue minoritaire. Il n’existe pas de texte juridique fédéral ou national spécifique à l'égard des Sorabes, hormis dans les textes de loi adoptés par l’ex-RDA, tels la Loi protectrice des droits de la population sorabe de 1948. En revanche, le gouvernement fédéral a prévu des dispositions générales dans la Constitution allemande de 1949, ainsi que dans la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires et la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales. Le traité d’unification des deux Allemagnes de 1990 contient par ailleurs un article concernant les droits linguistiques des Sorabes. Ce sont les Länder eux-mêmes, en l’occurrence le Brandebourg et la Saxe, qui sont chargés de l’application de ces traités. Autrement dit, le Land de Saxe est partie prenante dans ces législations, et peut, s’il le désire, prévoir des dispositions législatives spécifiques à l’égard de ses minorités. Lors de l’unification des deux Allemagne en 1990, le gouvernement fédéral a reconnu les droits acquis de la minorité sorabe. L'article 35 du Traité d'union du 31 août 1990 prévoit en effet la liberté de confesser l'appartenance à la nation sorabe et à la culture sorabe, la garantie de conservation et de développement de la culture et des traditions sorabes, la liberté d’utilisation du sorabe dans la vie publique et le maintien de la répartition constitutionnelle des compétences entre la Fédération et les Länder. En outre, la section « Autres mesures d'adaptation » garantit que « le droit des Sorabes de parler le sorabe devant les tribunaux des zones d'implantation traditionnelles de la population sorabe n'est pas affecté par l'article 184. » L'article 35 du Traité d'union prévoit quant à lui que l'attachement aux traditions et à la culture sorabe est un acte volontaire, garantit leur préservation et leur développement. Il rappelle que les membres du peuple sorabe et leurs organisations sont libres de préserver et de parler la langue sorabe dans la vie publique, et que ces mesures ne remettent pas en cause pour autant la répartition générale des responsabilités entre le Gouvernement fédéral et les Länder. Enfin, la Constitution du 27

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La question minoritaire en Europe et en Turquie mai 1992 du Land de Saxe contient des dispositions juridiques aux articles 5 et 6 visant la protection de la langue sorabe. En ce qui concerne les droits des deux principales minorités du Schleswig-Holstein, le danois et le frison, ils sont consacrés dans plusieurs documents fondamentaux : la Déclaration du gouvernement du Land de Schleswig-Holstein du 26 septembre 1949, appelée aussi Déclaration de Kiel, et l’article 5 de la Constitution du Schleswig-Holstein de 1990, ainsi que la loi visant la promotion du frison dans le secteur public. Par ailleurs, la Déclaration de Bonn et de Copenhague, fut adoptée conjointement en 1955 par l’Allemagne fédérale et le Danemark. Cet acte bilatéral entendait reconnaître à la minorité danoise d'Allemagne des droits comparables à ceux dont jouit la minorité allemande au Danemark, et prévoit ainsi des mesures de protection de l’allemand au Danemark et du danois en Allemagne. Ce traité comprend deux articles et énumère une série de huit droits. L’article 2 de la Déclaration prévoit ainsi que l'appartenance à la communauté et à la culture danoises peut être librement professée et ne doit pas faire l'objet de contestation ou de contrôle administratif. Les membres de la minorité danoise et leurs organisations ne doivent subir aucune entrave dans l'usage parlé ou écrit de la langue qui leur convient. L'usage de la langue danoise devant les tribunaux et les pouvoirs publics est permis de même que l’enseignement dans les écoles de la minorité. Le gouvernement allemand accepte aussi que la minorité danoise bénéficie de facilités appropriées pour l'usage de la radiodiffusion. Les journaux de la minorité danoise peuvent dûment bénéficier de la publicité des annonces officielles. Enfin, l’intérêt particulier que possède la minorité danoise à entretenir des rapports religieux, culturels et professionnels avec le Danemark est reconnu. La Déclaration de 1949 mentionne que l’usage de la langue danoise devant les tribunaux et les pouvoirs publics est licite, de même que l’enseignement dans les écoles de la minorité. Le gouvernement du Schleswig-Holstein accepte aussi que la minorité danoise bénéficie de facilités appropriées pour l'usage de la radiodiffusion. Les journaux de la minorité danoise peuvent dûment bénéficier de la publicité des annonces officielles. Enfin, l’intérêt particulier que possède la minorité danoise à entretenir des rapports religieux, culturels et professionnels avec le Danemark est reconnu. Par ailleurs, l’article 5 de la Constitution du Land de Schleswig-Holstein reconnaît aux minorités nationales du Land l’«autonomie culturelle» ainsi le regroupement en «collectivités locales» et en «associations de collectivités locales». C’est là le fondement de la politique du Schleswig-Holstein à l’égard des minorités: 1) Se déclarer membre d'une minorité nationale est un acte volontaire qui n'exempte pas l'intéressé de ses obligations civiles générales. 2) L'autonomie culturelle des minorités nationales et des groupes ethniques ainsi que leur droit de participer à la vie politique sont protégés par le Land, les collectivités locales et les associations de collectivités locales. La minorité nationale danoise et le groupe ethnique des Frisons ont le droit d'être protégés.

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La question minoritaire en Europe et en Turquie Si l'article 184 de la Loi fédérale sur l'organisation des tribunaux précise que la langue officielle à utiliser devant les tribunaux est l'allemand, la Déclaration de Kiel sur le statut de la minorité danoise et de la Déclaration de Bonn de 1955 précisent que l'utilisation du danois devant les tribunaux est réglementée par la législation générale. Dans la mesure où les minorités danoise et frisonne du Schleswig-Holstein jouissent d’une protection juridique supérieure à la plupart des 16 Länder allemands, le Schleswig-Holstein est perçu comme « le Land le plus avancé en Allemagne » sur la question des minorités linguistiques. Cette protection apparaît néanmoins en-deçà des dispositions juridiques et des pratiques en usage dans les Länder de Brandebourg et de la Saxe à l’intention des Sorabes. Dans le Schleswig-Holstein, les droits linguistiques des danophones et des frisophones sont modestes, et l’emploi des langues dans les tribunaux et l’administration ne repose que sur le volontariat des fonctionnaires. Les représentants des communautés danoise et frisonne réclament donc une meilleure reconnaissance de leur langue dans l’Administration publique, les avis et les panneaux publics. En ce qui concerne les écoles et les médias, les droits linguistiques semblent plus importants pour les danophones que pour les frisophones, quoiqu’ils demeurent moins étendus que ceux des sorabophones du Brandebourg et de la Saxe. La politique linguistique du Schleswig-Holstein est donc une politique sectorielle liée surtout à la langue de l’enseignement. Alors même que les Constitutions du Schleswig-Holstein, de Brandebourg, l’État, les municipalités et les districts se portent garants de l’indépendance culturelle et de la participation politique des minorités nationales, vue le nombre des individus se disant appartenir à une minorité nationale et des locuteurs d'une langue minoritaire, face à la prédominance de l'allemand, il apparaît difficile pour ces minorités culturelles de conserver leurs spécificités linguistiques. Chapitre 2 : La perception de nouvelles formes des minorités? La chute du Mur de Berlin oblige l'Allemagne à relever un défi concernant l'intégration de nouvelles minorités. Celles-ci se caractérisent par des communautés immigrantes formant des minorités sociologiques. Ces minorités sont au nombre de deux : les Aussiedler (§1.) et les autres étrangers (§2.). §1. Le cas des Aussiedler. En vertu de l'article 116 de la Loi Fondamentale, « est Allemand quiconque possède la nationalité allemande ou a été admis sur le territoire du Reich allemand tel qu'il existait au 31 décembre 1937, en qualité de réfugié ou d'expulsé appartenant au peuple allemand, ou de conjoint ou de descendant de ces derniers. » Par conséquent, est considéré allemand, non seulement les nationaux, mais aussi toute personne ayant trouvé refuge sur le territoire de l'ancien Reich allemand en tant que réfugié ou expulsé de « souche allemande ». La Loi Fédérale sur les expulsés (Bundesvertriebenengesetz) définit pour sa part ce groupe comme des personnes issues des pays du

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La question minoritaire en Europe et en Turquie bloc de l'Est, en mesure de prouver qu'elles ont leur appartenance au « peuple » (Volk) allemand. La formidable croissance du nombre d'immigrants (réellement ou prétendument) « de souche allemande » en provenance d'Europe de l'Est, à partir de 1988, commence à soulever un sérieux problème aux yeux d'une partie des dirigeants politiques dans un contexte où ceux-ci vont rappeler la nécessité de fermer le pays à toute nouvelle immigration, puisque « le bateau est plein » (Das Boot ist voll). En ce qui concerne l'immigration des « allemands de souche », des restrictions sont mises en place afin de restreindre leurs possibilités de rejoindre la « mère-patrie » par l'adoption de diverses dispositions législatives et réglementaires. Après 1990 dite « l'année de tous les records », où le nombre des « allemands de souche » immigrant dans le pays a grimpé jusqu'à 400 000, le gouvernement fédéral (de centre-droit, sous le chancelier Kohl) introduit, en 1992, une réglementation par quotas. À compter de cette date, l'accueil de ces personnes a été limité à 200 000 par an. Ultérieurement, des examens linguistiques d'allemand furent rendus obligatoires afin de restreindre davantage ce type d'immigration. Au début de l'année 2000, le gouvernement Schröder a abaissé le 37

quota d'admission annuelle à 100 000 personnes . Cette évolution peut paraître totalement contradictoire avec la conception juridique qui veut que les personnes intéressées soient des allemands ayant droit, dès leur arrivée sur le sol allemand, à un passeport en tant que nationaux. Parallèlement, l'État allemand semble assez permissif sur la distribution de passeports à des personnes qui vivent en dehors de son territoire, notamment en Pologne, et qui disposent ainsi d'une double nationalité. Il existe actuellement, sur le sol polonais, environs 200 000 personnes dans ce cas. §2. Le cas des étrangers. Certains immigrés vivent en Allemagne depuis 1955. Pendant longtemps, ils ont été désignés comme Gastarbeiter (de Gast pour « hôte, invité », et Arbeiter signifiant « travailleur »), dont le séjour en Allemagne fédérale devait être temporaire. Mais le Anwerbestopp (la « fin du recrutement », c'està-dire la fermeture des frontières à l'immigration de travail) décidée par le gouvernement social-libéral de Willy Brandt le 23 novembre 1973 contribue à fixer durablement sur le sol allemand une population immigrée qui craint de ne plus pouvoir retourner en Allemagne en cas de départ temporaire. La présence, désormais définitive et stable, d'une population de plusieurs millions de personnes a nécessairement soulever la question de son intégration dans la citoyenneté allemande. Les étrangers constituent une minorité dite « sociologique ». À la fin de 1996, les statistiques officielles révélaient que plus de quatre millions d’étrangers séjournaient en Allemagne depuis plus de huit ans, dont 1,4 million de Turcs, 450 000 Italiens, 250 000 Grecs et 330 000 ressortissants de l’exYougoslavie (Bosniaques, Croates, Serbes, Albanais), sans compter les milliers de Roumains, Polonais, Hongrois, etc. Il existait alors quelque 7,3 millions d’étrangers en Allemagne, soit 9 % de la

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Unbehagen an der « Urheimat », in Die tageszeitung, 18 septembre 2000.

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La question minoritaire en Europe et en Turquie population totale. L’Allemagne était donc devenue, aux dires de plusieurs politiciens allemands, un «pays d’immigrants». Le Rapport sur les migrations de 2006, publié par le Ministère fédéral de l'intérieur, constate que la part des étrangers vivant en Allemagne reste stable et se maintient à 8,8 %. À 25,6 %, Les Turcs constituent toujours le principal groupe d'étrangers, suivi des ressortissants de l'Union Européenne dont le nombre est tout aussi important (24,4 %). Par conséquent, il s'avère qu'un étranger sur deux en Allemagne est soit un ressortissant turc, soit ressortissant d'un pays membre de l'Union. Il y a environs 15 millions de personnes issues de la migration qui vivent sur le territoire allemand, sept ressortissants étrangers sur dix sont installés en Allemagne depuis au moins huit ans. Ceci signifie que pour un grand nombre d'entre eux, ils sont bien intégrés à la société allemande. En dépit de leur intégration dans la société, certains de ces immigrants n’ont jamais acquis la nationalité allemande et n’ont par conséquent aucun droit civique reconnu par la loi. En effet, la nonintégration des jeunes allemands nés de parents étrangers constitue un souci majeur. Le Rapport de 2006 avance que 40% de jeunes citoyens allemands de parents étrangers demeurent sans qualification professionnelle. Force est de constater que la plupart de ces immigrants connaissent des difficultés à apprendre la langue allemande. Une diversité de langages sont utilisés en Allemagne par les minorités immigrantes comme par exemple le turc, l’arabe, le grec, l’italien, le polonais, le farsi, le russe, le néerlandais, le roumain, etc. Le droit à la nationalité fait partie de la compétence exclusive de l'Etat en matière de droit à la nationalité. Toutefois, il faut savoir que les Länder du Schleswig-Holstein et de Hambourg ont tenté d'intégrer les immigrés sur le plan politique, à bas échelle dans le cadre des élections communales dans un souci de faire participer les 20% ou plus de la population de ces 38

Länder dans le processus démocratique de l'expression de la volonté du « peuple » . En réalité, la démarche de faire participer les immigrés au processus démocratique a été soutenue par l'idée que le « peuple », tel qu'il a été historiquement défini de façon concrète et désigné par la Loi Fondamentale étant le détenteur du droit de vote, ne doit plus être assimilé qu'aux 39

nationaux allemands. Mais en 1990, le tribunal constitutionnel fédéral a annulé ces lois régionales . Elles n'ont jamais pu être appliquées, étant donné que la conception du « peuple » en vertu de l'esprit de la Loi Fondamentale fait référence aux seuls nationaux. Cependant, les juges du tribunal constitutionnel fédéral articulent dans ledit jugement que la faisabilité de la participation politique complète des immigrés sous couvert d'une loi ordinaire : « (…) en faisant en sorte que l'acquisition de la citoyenneté allemande soit facilitée aux étrangers installés durablement en République fédérale, qui y résident de droit et qui, par conséquent, sont soumis au pouvoir étatique allemand de la même façon que les Allemands. » Dans les années 1990, nous assistons au regroupement des communautés immigrantes selon leurs pays d'origine afin de leur donner plus de droits, notamment concernant les Turcs. Seulement, les ressortissants des pays étrangers ne sont pas tout à fait sur la même longueur d'onde et les réunir en un corps est une tâche très difficile, notamment lorsque nous prenons en considération les différentes caractéristiques des individus au sein des groupes. Par 38

Article 20, Fondements de l'ordre étatique, droit de résistance : « La République fédérale d'Allemagne est un État fédéral démocratique et social. », « Tout pouvoir d'État émane du peuple. Le peuple l'exerce au moyen d'élections et de votations et par des organes spéciaux investis des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. » 39 Jugement du Tribunal constitutionnel fédéral (2BvF 2/89, 2BvF 6/89), Chap.C.

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La question minoritaire en Europe et en Turquie exemple, dans la communauté turque, il existe des Alévis, des Chiites, des Sunnites, des Kurdes, des Kurdes Alevis – ces différences vont empêcher la formation d'une communauté sociologique homogène. La République fédérale allemande est un pays d'immigration. Le fait de scinder la population en groupes inégaux en droits ne fait que porter atteinte à la démocratie et rend inefficace l'action de l'État. Ainsi, il apparaît nécessaire de redéfinir le corps électoral, ce qui impliquerait la substitution du 40

principe de territorialité à celui de l'ascendance – comme l'a suggéré Klaus F.GEIGER . Par ailleurs, dans le Rapport sur les migrations de 2006, la déléguée du gouvernement fédéral à l'intégration, Maria BÖHMER arrive à la conclusion que la distinction entre « étrangers » et « citoyens allemands » ne correspond plus à la réalité sociale de manière satisfaisante.

Titre 3 : Les modèles unitaristes d’intégration Chapitre 1 : Les minorités en France : entre indivisibilité et communautarisme. Section 1 : La France, un pays à part dans l’étude des minorités. Dans l’Union européenne comme au sein de la société internationale, la France entretient un rapport particulier aux minorités. Son édifice juridique ne reconnaît officiellement pas l’existence de minorités, pour un certain nombre de raisons qui dépassent largement le cadre juridique pour remonter aux fondements historiques et philosophiques du « pacte républicain » mis en place par la Révolution. §1 Comprendre la France pour comprendre la Turquie. Au-delà même d’une compréhension du système français, intégrer la France à cette étude des minorités nous apparaît justifié du fait de sa relation singulière avec la construction de l’édifice républicain de Turquie. Son fondateur, Mustafa Kemal Atatürk, était un effet un francophile féru d’histoire de la Révolution, il n’est, pour s’en convaincre, que de constater le nombre de volumes traitant de cette période au sein de sa bibliothèque exposée au mausolée d’Ankara. Les références à 1789 ne se contenteront pas d’émailler ses discours – l’exemple le plus éloquent à cet égard est celui du Nutuk de 1927

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- mais marqueront en profondeur sa conception du régime républicain . Des

révolutionnaires français il adoptera la conception jacobine du pouvoir, l’idée de méritocratie, la laïcité, concepts qu’il repensera, « turcisera » pour les adapter à la réalité du pays. Il en sera de même pour les minorités, l’attitude adoptée face à celles non reconnues par le traité de Sèvres s’appuyant sur des fondements idéologiques qui remontent eux aussi à cet évènement-clé qu’est la Révolution française. Comprendre le système français dans son rapport aux minorités, c’est donc mieux appréhender le modèle turc. 40

Klaus F. GEIGER, Le débat actuel sur le code de la Nationalité en Allemagne, Regards Croisés FranceAllemagne n° 1223, Janvier-Février 2000. 41 Seçil DEREN, Le kémalisme aujourd’hui, 2005. 42 Georges DANIEL, Atatürk, une certaine idée de la Turquie, 2000.

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La question minoritaire en Europe et en Turquie

§2 Les refus français vis-à-vis des textes internationaux. A l’aune des traités internationaux traitant du rapport aux minorités, la France apparaît hostile à la reconnaissance de groupes minoritaires officiels au sein de son espace. Sur le fondement de l’article 1

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de la Constitution

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et en application de son article 54, réaffirmé dans plusieurs arrêts

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célèbres , la France à refusé de ratifier un certain nombre de textes et conventions internationales relatives au statut des minorités. Cette jurisprudence concerne en premier lieu les traités proposés par l’Union européenne. Le Conseil constitutionnel a ainsi refusé de reconnaître le droit des minorités, en dépit de l’avis favorable du Parlement, dans sa décision du 15 juillet 1999 relative à la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires. Il a de même rejeté le protocole n°12 de la Convention européenne des droits de l’homme, concernant le droit des minorités, et émis des réserve au regard de l’article 30 de la loi convention-cadre pour la protection des minorités, qui porte sur le droit des enfants des minorités linguistiques et culturelles. Mais l’attitude française concerne également les traités internationaux émis par les Nations unies, puisqu’elle a émis des réserves sur l’article 27 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, concernant les droits des personnes appartenant à des minorités. §3 Définir la minorité en France. La principale difficulté d’une étude des minorités en France est donc de savoir ce que ce terme entend ; l’Etat ne reconnaissant pas leur existence officielle, il n’en existe pas de définition juridique. La minorité, déjà difficile à définir en droit international puisqu’aucune définition ne fait consensus en dépit de l’écho favorable rencontré par celle du professeur CAPOTORTI, est un concept flou en France. Il n’est pas même possible de se référer à une hypothétique définition de l’UE, celle-ci ayant préféré ne pas en intégrer au texte de la Charte/convention-cadre plutôt que de buter sur des oppositions irréductibles. Le terme de « minorité » peut donc sous-entendre tout et n’importe quoi, les groupes se proclamant leurs représentants ajoutant encore à la confusion en présentant le sens qui leur sied. Nous nous proposons donc dans un premier temps d’étudier les causes historiques de ce refus de la reconnaissance des minorités afin de mieux en comprendre les fondements et enjeux. Nous essaierons ensuite de proposer une définition des minorités pertinente dans le cas de la France, et proposerons à partir de celle-ci une typologie des minorités en France. Dans un second temps, nous étudierons les interactions existant entre l’Etat et les minorités, à savoir l’attitude étatique envers les minorités existantes et les stratégies développées par les minorités pour obtenir une reconnaissance de la part du pouvoir.

Section 2 : La perception des minorités par l’Etat. 43

« La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. » Sur la prédominance de la Constitution sur les traités internationaux, voir l’arrêt « Mademoiselle Fraisse », 2 juin 2000. 44

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La question minoritaire en Europe et en Turquie

§1 : Les fondements du mythe de l’« indivisibilité » républicaine. L’idée de minorité s’oppose par définition à la notion de majorité, entendue dans le système juridique français au sens de nation. Construction idéologique, cette entité a été progressivement édifiée, aboutissant à la création d’un sentiment national. Comprendre l’origine de cette conscience nationale nous permet donc de comprendre le rapport qu’entretient la nation française à la minorité. Celle-ci ne provient pas de la Révolution, ni même de la formation de l’Etat : l’édification d’un sentiment national découle d’un processus historique de longue durée formé d’interactions entre Etat et nation. Ni l’un ni l’autre n’a été créé ex nihilo, leur apparition résulte autant de postulats culturels que de nécessité pratique. Colette BEAUNE illustre ce processus d’interdépendance par l’exemple de l’édit de Villers-Cotterêts, texte fondamental qui n’est pas qu’un produit idéologique mais résulte également d’un besoin d’efficacité du pouvoir. De même, 1789 n’a pas créé l’Etat-nation, la Révolution a surtout apporté à la France un Etat moderne en rupture avec l’obsolète monde féodal et correspondant

mieux

aux

nouveaux

rapports

45

sociaux .

Concernant

les

minorités,

l’Etat

révolutionnaire adoptera en revanche une attitude d’hostilité tranchant avec le corporatisme de l’Ancien régime. Les raisons de ce revirement tiennent aux principes mêmes sur lesquels s’est édifiée la République et au contexte dans lequel s’est déclenchée la Révolution. Celle-ci, nous l’avons vu, n’a en effet pas créé l’idée de nation, dont les bases avaient été posées par la monarchie (que l’on pense par exemple à l’acte d’annulation de l’édit de Marly de 1717, stipulant que si la « race régnante devait disparaître, (c’était) à la nation de se choisir un nouveau roi ») : elle s’est contentée d’en faire l’organe gouvernant du pays. La Révolution rencontrait donc un problème de légitimité, dès lors qu’il lui fallait affirmer le bienfondé du changement de régime, en d’autres termes, convaincre le peuple de la nécessité de remplacer la souveraineté royale par la souveraineté nationale, entité dont la formation remontait à plusieurs siècles et qui n’avait jamais, au cours de cette période, été présentée comme ayant vocation à gouverner. La solution trouvée par les théoriciens de 1789 fut de donner une définition de la nation différente de celle donnée par la monarchie, afin d’insister sur la rupture que constituait le la Révolution. La nation ne pouvait donc être définie sur des critères culturels ou religieux, référents qu’utilisait la monarchie. Elle ne pouvait pas plus être entendue au sens du territoire puisque l’unification territoriale avait été terminée sous Louis XV. L’influence des écoles du droit naturel aidant, l’idée de nation se construisit alors sur le terrain des idées et se conçut dans un sens essentiellement politique. La société se divisait donc entre les individus, représentatifs de la sphère privée au sein laquelle étaient affirmées les libertés, et la formation idéelle et transcendantale de la nation. La conséquence de ce revirement s’est traduite par l’exclusivité du projet politique comme moyen de cohésion des citoyens, multitude égale en droit et indifférenciée. Renvoyée dans la sphère du privé, les différences culturelles n’ont désormais plus eu droit de cité au sein de l’espace public : pour ce qui

45

Colette BEAUNE, Naissance de la nation France, 1985.

33


La question minoritaire en Europe et en Turquie concerne particulièrement les groupes d’intérêts intermédiaires, la logique corporatiste de l’Ancien Régime s’est vue récusée et abrogée in fine par la loi le Chapelier de 1791. Un facteur supplémentaire rendra plus difficile encore la reconnaissance publique d’identités culturelles alternatives, à savoir la construction d’une « culture publique ». Une nation ne peut en effet construire son identité à partir d’un projet uniquement politique. Si ce dernier peut en constituer le fondement idéologique, il lui faut utiliser des référents culturels communs à même de rassembler les citoyens, nécessité que ressentit Rousseau qui écrivait à propos du christianisme en France qu’il « ne 46

peut y avoir de société solide sans religion » . Dans le cas de la Turquie, certains auteurs attribuent d’ailleurs les difficultés rencontrées actuellement par le kémalisme à l’échec de la construction d’une 47

identité culturelle alternative à celle que propose l’islam . Le pouvoir républicain s’attachera donc à construire une culture nationale, unique identité culturelle reconnue dans l’espace public, dont le moyen de transmission privilégié sera l’école publique. Cette construction de référents culturels communs à chaque citoyen deviendra rapidement indispensable, au point de devenir indissociable de l’identité nationale. En outre, afin de ne pas remettre en cause l’universalisme républicain entendant intégrer n’importe quel individu, cette culture sera construite comme dite « d’adhésion ». Son appropriation sera ainsi condition de la citoyenneté française, situation qui fera dire à Renan que la nation « suppose un passé » et qu’elle est constituée par le « sentiment des sacrifices » (l’usage du terme « sentiment » a une valeur documentaire particulière puisqu’il sous-entend que cette culture n’est pas un donné mais un acquis : quiconque « éprouve » ce sentiment est apte à faire partie de la 48

nation) . L’attitude étatique envers les minorités s’est traduite in fine par l’autorisation de n’importe quelle culture dans l’espace privé, leur récusation dans l’espace public et l’inexistence de groupes intermédiaires entre individu et nation. Quoique bâtie sur un fondement politique, l’utilisation qu’a faite la République de la culture comme outil d’intégration nous permet de comprendre à quel point ce terrain idéel est devenu défavorable à l’affirmation dans l’espace public d’une identité culturelle alternative.

§2 : Typologie des minorités.

Ce cadre idéologique posé, nous nous proposons de dresser une typologie sommaire des minorités présentes en France, en précisant celles que nous traiterons dans cette étude. Nous nous appuierons pour ce faire sur les conclusions du rapport de José WOEHRLING traitant des trois 49

dimensions de la protection des minorités en droit constitutionnel comparé .

A.

Groupes vulnérables et minorités culturelles.

46

Intervention de Jacques-Olivier BOUDON, L’Etat napoléonien et les cultes, monarchie catholique ou modèle laïque ?, 2005. 47 Mardin Şerif, Ideology and religion in the turkish Revolution, 1971. 48 Conférence d’Ernest RENAN, Qu’est ce qu’une nation ?, 1882. 49 José WOEHRLING, Les trois dimensions de la protection des minorités en droit constitutionnel comparé, 2002.

34


La question minoritaire en Europe et en Turquie La première distinction à opérer est celle qui sépare groupes vulnérables et minorités culturelles. Ceux-ci forment une entité dont les revendications « sont plus d’ordre social que politique », tels les homosexuels ou les handicapés

50

; celles-là sont des groupes « ayant vocation à

obtenir une forme d’autonomie politique », au sein desquels on trouvera aussi bien les minorités 51

religieuses que linguistiques . Notre étude portant sur les revendications culturelles des groupes minoritaires, nous ne traiterons donc pas des revendications sociales qu’émettent les groupes vulnérables. La confusion fréquente entre ces deux groupes, de natures et d’objectifs différents peut s’expliquer par leur caractère commun de « non-dominance », mais si ces catégories peuvent avoir une action initiale convergente en demandant à exister au

sein de la société sans craindre de

discrimination, les minorités culturelles se distinguent des groupes vulnérables. Le droit à l’indifférence qu’elles peuvent demander dans le cas de traitement défavorable a en effet des chances de devenir, une fois l’égalité acquise, la réclamation d’un droit à la différence permettant la préservation des traits culturels. Celui-ci peut en outre évoluer vers la réclamation d’un traitement juridique spécifique, voire d’une autonomie politique.

Quoique diverses par nature, les revendications et référents des minorités culturelles ellesmêmes nous permettent d’en proposer une classification en deux catégories non exhaustives, dont les frontières sont parfois poreuses. Le premier type est celui que forment les groupes culturels linguistiques et régionaux, formant ce que nous pouvons qualifier de « minorités historiques » du pays. Elles s’attachent à la préservation de leurs caractères culturels et justifient cette démarche par 52

un souci de « conservation » . Le second type regroupe les groupes minoritaires réclamant une évolution de la société, dont un certain nombre se définissent eux-mêmes comme minorités visibles. Leur action vise à ce que soient reconnues et prises en compte leurs spécificités culturelles dans le fonctionnement de la société.

B.

L’Etat démuni face aux minorités. Le vocable de minorité désigne donc en France une kyrielle de groupes, de nature, nationalité

et objectifs divers, prenant régulièrement l’Etat à partie. Placé devant les revendications de communautés bien réelles en dépit de leur inexistence juridique, celui-ci connaît des difficultés à proposer une réponse claire, situation qui peut s’expliquer par la nature même de son rapport aux minorités. Ce handicap est d’abord perceptible dans l’action étatique elle-même. Afin de respecter le caractère indivisible de la République, l’Etat se doit en effet d’afficher une neutralité en matière de traitement des citoyens, envisagés « sans distinction d’origine, de race ou de religion ». Dans cette optique, l’absence de définition officielle des minorités est logique mais empêche une action étatique efficace. Ce vide juridique l’encourage en outre à envisager les revendications minoritaires en bloc, en dépit de leur diversité. Enfin, certains groupes minoritaires ont connu une évolution d’un type de 50

Op. cit. Idem. 52 Ivan BERNIER, La préservation de la diversité linguistique à l’heure de la mondialisation, 2001. 51

35


La question minoritaire en Europe et en Turquie revendication à un autre au cours des années, ce qui a pu concourir à « brouiller les cartes ». Riva KASTORYANO parle ainsi d’un processus de « politisation identitaire » dans le cas de l’immigration maghrébine. Celui-ci a d’abord pris la forme d’associations immigrées, permises par la libéralisation des associations d’étrangers de 1981. Par un effet d’entraînement, ces associations, censées mieux représenter les populations immigrées auprès des institutions étatiques ont fini par « intensifier le 53

sentiment d’appartenir à un groupe ethnique » . Elles ont de même contribué à catégoriser les populations immigrées, transformant leurs demandes sociales en demandes culturelles. De manière plus générale, José WOEHRLING relie ce phénomène au relativisme des sociétés européennes qui a encouragé la « disparition d’une conception hiérarchique des cultures », et entraîné une plus forte réticence de la part des populations migrantes à « abandonner leur héritage culturel pour s'assimiler à la société d'accueil. »

C.

54

L’impossible neutralité de l’Etat. Par ailleurs, l’Etat se trouve handicapé par la perception qu’il a de lui-même. Il envisage en

effet l’indivisibilité républicaine comme un tout, alors que sa posture n’est, par nature, pas la même suivant les revendications. A titre d’exemple, il se présente comme neutre et détaché des revendications communautaires, touchant notamment à la langue et à la religion. Mais dans les deux cas, sa neutralité est fictive : au niveau linguistique il prend nécessairement parti dès lors qu’il fait le choix de s’exprimer dans une langue plutôt qu’une autre, tandis qu’en matière religieuse, des auteurs comme Elizabeth ZOLLER ont souligné que le modèle de laïcité français tenait moins de la séparation 55

de l’Eglise et de l’Etat que de la constitution d’une forme de « religion civile » . Après avoir présenté la situation des minorités en France et leur existence dans le système constitutionnel français, nous nous proposons de mettre ces acteurs « en mouvement » et d’analyser les rapports qu’ils entretiennent.

Section 3 : Interactions entre l’Etat et les minorités. §1 : L’action étatique à destination des minorités.

Les politiques internes successives, la jurisprudence de la CEDH et les textes édictés par les instances internationales en général ont contribué à créer en France un climat accordant une importance accrue aux libertés individuelles. Quoique la question des minorités n’en fasse pas partie, cette atmosphère encourage l’Etat à adopter une attitude d’ouverture sur ce sujet qui tranche avec la

53

Riva KASTORYANO, José WOEHRLING, op. cit. 55 Elizabeth ZOLLER, intervention au colloque La laïcité française dans son contexte international : singularité ou modèle ?, 2005. 54

36


La question minoritaire en Europe et en Turquie 56

rigueur révolutionnaire . L’impossibilité d’une reconnaissance publique des minorités se voit dès lors compensée par un soutien inconditionnel aux initiatives culturelles susceptibles de promouvoir la diversité, qui peut s’exprimer par le biais de textes juridiques comme la loi Haby de 1975 ou l’amendement voté en mai 2008 par l’Assemblée nationale sur l’article 75-1 de la Constitution

57,58

.

Considérés comme fondamentaux pour la démocratie, les droits de l’homme restent néanmoins circonscrits au sein du champ politique et ne sont pas étendus au domaine culturel : la France se montre favorable aux minorités, soutient même leurs actions au niveau financier et promeut des lois les protégeant, mais à condition que leur représentation reste circonscrite à la sphère privée. Le désaccord entre la France et les textes relatifs aux droits des minorités proposés par les institutions internationales ne porte donc pas sur pas sur l’importance à accorder aux libertés des individus mais bien sur le seuil d’acceptabilité de représentation de ces libertés. Plus précisément, et en utilisant les trois dimensions de la protection des minorités établies par José WOEHRLING, nous pouvons avancer que l’Etat accepte de protéger les minorités par les « droits fondamentaux de la personne reconnus à tous » (première dimension), mais qu’il récuse l’adoption de « droits spécifiquement reconnus aux minorités », ainsi que les « aménagements institutionnels ou territoriaux » (deuxième et 59

troisième dimensions) . Il préserve ainsi les groupes minoritaires de toute oppression de la majorité, sans considérer pour autant que cette protection doive prendre la forme d’un exercice partagé du pouvoir, a fortiori d’une forme d’autonomie politique.

§2 : Stratégies des minorités.

Face à cette posture étatique, les minorités souhaitant une meilleure prise en compte de leurs spécificités culturelles ont mis en place des stratégies leur permettant de contourner ces barrières constitutionnelles. Celles-ci suivent deux types d’objectifs. Le premier est l’évolution du cadre juridique de la société, afin d’entériner officiellement une reconnaissance des caractéristiques des minorités dans l’espace public. Le second vise à exploiter les ressources juridiques existantes, entérinant provisoirement le statu quo de la société, afin de voir dans quelle mesure elles peuvent satisfaire les revendications des groupes culturels. Il va de soi que ces stratégies ne sont pas l’apanage de groupes précis, ni qu’elles soient exclusives l’une de l’autre : chaque minorité, quelle que soit sa spécificité culturelle, peut choisir d’utiliser l’une ou l’autre stratégie, voire les deux conjointement.

A. Revendications au niveau législatif.

56

Bertrand BARERE de VIEUZAC écrivait par exemple en 1794 : « Le fédéralisme et la superstition parlent basbreton ; l'émigration et la haine de la République parlent allemand… La Contre-révolution parle l'italien et le fanatisme parle basque. Cassons ces instruments de dommage et d'erreurs. » 57 Stipulant notamment qu’« un enseignement des langues et des cultures régionales peut être dispensé tout au long de la scolarité ». 58 « Les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France. » 59 José WOEHRLING, op. cit.

37


La question minoritaire en Europe et en Turquie Ce type d’action est sous-tendu par une volonté générale de faire évoluer la société dans le sens d’une approche plus globale de l’individu, en favorisant l’effacement de la démarcation entre espace public et espace privé. Une telle logique se heurtant de front à l’indivisibilité républicaine proclamée dans la Constitution, et n’ayant à ce titre aucune chance d’aboutir, elle a contourné cet écueil en proclamant agir au nom du respect des droits individuels. Les références au respect des libertés de conscience, d’expression, de religion se sont ainsi multipliées lors des débats touchant à des sujets sensibles comme le port du voile au sein des écoles, l’interdiction de la burka ou la 60

présence de menus halal dans les cantines . Loin de se limiter à l’espace public, ces revendications touchent également à l’organisation des champs culturel ou politique par le biais de propositions sur la 61 62

mise en place de « quotas » ou de statistiques censées refléter la diversité des citoyens , . A côté de ces revendications de communautarisation de la société, d’autres requêtes la présentent comme nécessaire pour parvenir à l’égalité réelle des citoyens. Ces dernières affirment que l’interdiction des discriminations appelle de la part de l’Etat des mesures positives, visant à réformer ses institutions dès lors que les revendications minoritaires sont appuyées par un nombre significatif de personnes. S’appuyant sur le concept de discriminations indirectes, elles sont particulièrement pressantes dans le domaine linguistique. B. L’utilisation des ressources juridiques existantes. Cette stratégie ne vise pas à modifier les lois mais à exploiter celles à disposition, afin d’obtenir une reconnaissance de facto et non de jure des minorités. Elle rencontre un bon accueil auprès des pouvoirs publics pour plusieurs raisons. Tout d’abord, un grand nombre de personnalités politiques ont déjà pris acte de l’existence de ces minorités et de l’intérêt électoral qu’elles représentent : accorder des avantages à ces dernières leur permet donc d’apparaître sous un jour favorable, sans courir les risques politiques d’une action en faveur d’une évolution législative. Les fortes pressions communautaires émanant de certains groupes ont en outre pu encourager ces actions, afin d’obtenir une paix sociale à peu de frais. Concernant les concessions accordées à des associations musulmanes telles la construction de « mosquées-cathédrales » ou l’organisation de prières

60

A titre d’exemple, voir sur le port du voile : Claude MONIQUET, La femme, Dieu, la burqa et le voile : signaux divergents de Paris et Bruxelles, 2009. http://www.esisc.eu/documents/pdf/fr/editorial-voile-444.pdf ; Pédagogie des droits humains, http://www.liguedh.be/pdf/10liberte_culte.pdf. 61

Charlotte ROUAULT, « Afin de remédier à la sous-représentation des minorités visibles dans le champ politique, le CRAN propose de conditionner le remboursement des dépenses électorales à des exigences minimales en matière de diversité et la signature par les partis d'une “Charte de la diversité en politique.“ » http://www.mediapart.fr/club/edition/europeennes/article/290509/l-ump-mauvais-eleve-de-la-diversiteselon-le-cran. 62

Patrick LOZES, intervention devant le forum des Gracques, 2009. « Depuis sa création, en 2005, le CRAN ne cesse de se battre pour des statistiques de la diversité, qui permettront de mesurer les discriminations en France. (Un) baromètre a permis de montrer qu’en 2009 les « non blancs » n’avaient constitué que 11% de la totalité des personnes représentées à la télévision française. (…) Cette étude du CSA démontre, par l’exemple, l’utilité des statistiques que nous appelons de nos vœux. » http://lecran.org/?p=874.

38


La question minoritaire en Europe et en Turquie collectives, Riva KASTORYANO postule ainsi que la « peur de l’islam » a conditionné pour une part la 63

prise de décision des pouvoirs publics . De même, lors du débat touchant aux caricatures de Mahomet publiées dans le magazine Charlie Hebdo, certains juristes ont critiqué le fait que

la

jurisprudence dépende moins du droit que de la pression sociale qu’exerce la religion offensée, situation d’ailleurs établie au point que certains juristes s’y réfèrent dans leurs plaidoiries

64

.

Au-delà du soutien apporté par l’Etat aux groupes minoritaires, par le biais de subventions allouées aux associations, immigrées comme religieuses, se mettent en place un certain nombre d’organismes censés représenter les communautés et jouer le rôle d’interlocuteur auprès de l’Etat. Ainsi en est-il du CORIF lancé par Pierre Joxe ou du CFCM créé en 2003 par Nicolas Sarkozy. Cette action étatique, pourtant clairement en rupture avec le principe d’indivisibilité, a été légitimée par la volonté de « contrôler la société », et indirectement « d’apprivoiser, voire d’homogénéiser les différences grâce à la socialisation politique assurée par leur biais ». Pourtant, cette justification a posteriori masque mal le caractère « réactif » de telles politiques. Quelles qu’aient été leurs motivations, Riva KASTORYANO souligne d’ailleurs leur échec, dans la mesure où elles n’ont, en définitive, pas empêché « la constitution de communautés » et à la réduction du rôle de l’Etat « à son utilité instrumentale », surtout chargée de fournir des subventions aux institutions communautaires ou identitaires. A ce titre, l’adoption progressive du concept de « médiation » dans les rapports entre communautés et pouvoirs publics est révélatrice de ce sentiment d’échec d’homogénéisation des différences et d’apaisement des rapports, l’utilisation de ce terme renvoyant à une situation potentielle 65

de conflit . Comment dès lors parvenir à concilier l’ouverture aux demandes de reconnaissance émanant des minorités culturelles, permettant la promotion d’une société diverse, et l’unité de la nation, condition d’un pacte républicain stable à même d’éviter un phénomène de balkanisation ? Cette conservation d’une indivisibilité de principe compatible avec une meilleure prise en compte des spécificités de l’individu peut s’effectuer par l’utilisation de la distinction qu’effectue la République entre sphère privée et sphère publique. Une telle approche reviendrait donc à satisfaire aux revendications effectuées à titre individuel, tout en maintenant une indivisibilité de la nation au sein de la sphère publique. Plusieurs exemples de cette politique ont été donnés, aux plus hauts échelons de notre ordre juridique. Il n’est que de rappeler la consécration par le Conseil constitutionnel d’une autonomie administrative accordée à la Corse au nom du principe du pluralisme, alors qu’il n’a pas reconnu la notion de peuple corse. Une telle action équivaudrait ainsi à accorder aux entités qui le souhaitent une marge de manœuvre accrue permettant une meilleure prise en compte de leurs spécificités et leur accordant une meilleure autonomie culturelle, tout en maintenant une unité de fonctionnement au niveau politique.

63

Riva KASTORYANO, La France, l’Allemagne et leurs immigrés : négocier l’identité, 2000. Patrice ROLLAND cite ainsi Maître SPIZNER, représentant Dalil BOUBAKEUR au procès de Charlie Hebdo, qui soulignait dans son réquisitoire, « par respect pour le tribunal, nous n’avons rassemblé personne pour venir nous soutenir ». Cité dans Joann SFAR : « Greffier », 2007, p. 92 65 Riva KASTORYANO, op. cit. 64

39


La question minoritaire en Europe et en Turquie Cette notion de minorité peut dès lors se rapprocher du pluralisme, présenté par le Conseil comme « fondement » de la démocratie. Mais celui-ci est aussi entendu par le Conseil comme essentiellement multiforme (en témoigne la variété des avis rendus sur ce sujet), ce qui justifie qu’il 66

appelle un traitement de même nature . Dès lors, celui-ci pourrait ne s’entendre que dans certains domaines, autorisant par exemple une autonomie administrative sur un certain nombre de points (notamment au niveau linguistique), tout en récusant la politisation de ces revendications. Le pouvoir accorderait ainsi son soutien aux associations culturelles promouvant les spécificités des minorités, tout en refusant l’institutionnalisation des communautés, la mise en place de représentants officiels de ces groupes, c'est-à-dire leur arrivée dans les champs politique et juridique.

Chapitre 2 : Les minorités en Turquie : l’unitarisme français « turcisé ». Il n'est pas aisé d'aborder la question des minorités au sein de la République de Turquie (fondée le 9 novembre 1923), la notion même de « minorités » renvoyant à la sédition, la division du territoire et la violence dans l'imaginaire politique. A l'instar de nombreuses institutions, pratiques et conceptions politiques turques, le modèle identitaire national de ce pays se rapproche du modèle français et ne reconnaît comme « Turc » que des citoyens, « sans distinction de race, religion, sexe ». Les dimensions ethniques, religieuses et linguistiques sont donc appelées à s'effacer devant la figure assimilationniste du citoyen, étendard du projet moderniste, laïc et nationaliste porté par Mustafa Kemal Atatürk. La notion de minorité rencontre par ailleurs un accueil défavorable en Turquie, car la plupart des groupes dits « minoritaires » récusent cette appellation. Elise MASSICARD note ainsi que « certaines catégories qu'elles (les institutions européennes) promeuvent risquent d'être mal interprétées ou mal acceptées en Turquie. On en a pour preuve l'important débat public, suscité par le rapport 2004 de la Commission européenne faisant des alévis une 'minorité musulmane'. Cette discussion a remis à jour la connotation très péjorative du terme 'minorité' en Turquie. Ce ne sont pas seulement les défenseurs d'une conception unitaire de la nation qui se sont élevés contre cette 67

qualification de 'minorité'. Dans leur immense majorité, les alévis l'ont également récusée » . Pour des raisons pratiques, nous utiliserons néanmoins le terme de « minorités », tout en gardant à l'esprit l'usage qui en est fait en Turquie. Comprendre la situation des minorités en Turquie, suppose une connaissance des bouleversements qui ont accompagné la naissance de la République de Turquie. Sur le plan 68

démographique, l'avènement de la République de Turquie correspond avec le départ -forcé

ou

progressif- des anciennes communautés non-musulmanes et à l'islamisation de la population, qui se 69

retrouve dans l'expression courante en Turquie de « nation musulmane à 99% » . Alors que les 66

Voir à ce sujet Lydie DORE, Le traitement jurisprudentiel du pluralisme par le Conseil constitutionnel : les enseignements d’une géométrie variable, 1997. 67

Elise MASSICARD, L'autre Turquie, le mouvement aléviste et ses territoires, 2005.

68

En 1923, un million de Grecs de Turquie ont dû partir vers la Grèce et cinq cent mille musulmans de Grèce vers la

Turquie. 69

Youssef COURBAGE et Philippe FARGUES, Chrétiens et Juifs dans l'Islam arabe et turc, 1992 : « Mille ans d'histoire

multiconfessionnelle furent balayés en 10 ans ».

40


La question minoritaire en Europe et en Turquie 70

« Grecs Orthodoxes », les Arméniens « apostoliques » , les Juifs (Séfarades et Ashkénazes), les Syriaques et autres minorités non-musulmanes occupaient des fonctions éminentes au sein de 71

l'administration ottomane , la première guerre mondiale et ses suites a vu leur extermination, leur déportation ou leur « turquification ». Une population nombreuse subsiste néanmoins durant les premières années de la République et leur administration ne rompt pas avec la tradition ottomane, 72

organisée autour des millets . A l'inverse, de nombreuses populations musulmanes non-turques 73

(Bosniaques, Grecs musulmans, Albanais, Tcherkesses... ) migrent vers la Turquie à l'issue de la première guerre mondiale, ce qui tend à renforcer le caractère massivement musulman de la population. Cette mutation d'envergure a profondément transformé la composition démographique de l'Anatolie et un nouveau territoire, dotée d'une nouvelle population a servi de cadre à la jeune République, rompant avec « l'Empire sur trois continents » de l'Empire ottoman. Le respect des minorités, la garantie de leurs droits fondamentaux se trouvant au fondement des critères de Copenhague, nous présenterons la situation actuelle des minorités de Turquie, en la comparant constamment à celle des autres pays étudiés. Nous présenterons en premier lieu les minorités, officielles ou non, de la République de Turquie et nous pencherons ensuite sur les discriminations dont elles font l'objet. Section 1 : Présentation des groupes minoritaires de Turquie. 74

§1 : Les minorités officielles définies par le traité de Lausanne (24 juillet 1923) .

Le traité de Lausanne, qualifié de « certificat de naissance »

75

de la République de Turquie,

76

77

remplaçant le traité de Sèvres de 1920 , définit de façon étroite la notion de minorité en Turquie . N’y sont reconnus que les Grecs orthodoxes (moins de 5 000 personnes), les Arméniens (entre 55 78

000 et 60 000) et les Juifs (environ 25 000 ), représentés respectivement par le Patriarcat orthodoxe de Fener, le Patriarcat arménien et le Grand Rabbinat d'Istanbul, bien que ces derniers soient dépourvus de personnalité juridique. Il importe de souligner le flou entourant la définition des ces « minorités non-musulmanes » dans le traité même, ces dernières n'étant pas nommément spécifiées.

70

Ceux-ci étaient qualifiés de Millet-i Sadika (la nation loyale) au XIXème siècle.

71

Toute l'histoire ottomane est une démonstration de cette alliance pragmatique et efficace.

72

Version ottomane de la « dhimmitude », tolérance des non-musulmans appartenant aux religions du livre en échange

d'une taxation discriminatoire et du refus d’un certain nombre de droits. 73

Qualifiés de mucahirlar (littéralement « immigrés »).

74

Section III: « protection des minorités », art 37 à 45.

75

Samim AKGÖNÜL, Reciprocity. Greek and Turkish minorities. Law, religion and politics, 2008.

76

Le traité de Sèvres est un document traumatique pour la nation turque, le pays se voyant largement occupé par les

puissances occidentales. Le Bosphore échappait en outre au contrôle de la Turquie et Istanbul obtenait le statut de « ville internationale ». On parle ainsi du « syndrome de Sèvres », élément important de la pensée politique turque, renvoyant à un sentiment obsidional et défensif. Voir Stéphane YERASIMOS, « L'obsession territoriale ou la douleur des membres fantômes » in La Turquie, Semih Vaner. 77

On parle alors « d'option passive », porteuse de discriminations envers les autres communautés non reconnues.

78

Les chiffres indiqués pour le Grecs orthodoxes, les Arméniens et les Juifs sont les chiffres actuels.

41


La question minoritaire en Europe et en Turquie L'usage ultérieur n'a retenu que les trois minorités précitées, il est donc juridiquement erroné de considérer les Kurdes, les Alévis, les Lazes, les Syriaques, les Géorgiens, les Tsiganes ou d'autres groupes de la population

79

comme des minorités de la République de Turquie. Le traité de Lausanne

constitue de fait un rempart contre les revendications minoritaires (identitaires, culturelles ou religieuses) de ces groupes, jugées a priori illégitimes car dépourvue de reconnaissance juridique. Lors de l'élaboration de ce traité, Ismet Pacha, le représentant turc, a sciemment écarté les références aux minorités musulmanes ou musulmanes non sunnites, afin d'écarter les Kurdes, Alévis ou tout autre groupe du statut de minoritaire. Ce dernier permet en effet une protection relative des droits et de la culture des populations concernées. §2 : Les minorités musulmanes non reconnues. Non reconnues comme des minorités juridiques, voyant leur existence tout bonnement niée, une frange importante de la population est formée de minorités existant de facto. A. Les Kurdes. 80

Représentant entre 15 et 30 % de la population totale , les Kurdes apparaissent souvent comme une minorité emblématique de la République. Il faut d'emblée mettre en avant le caractère plurinational, plurilinguistique et plurireligieux des Kurdes. Le « Kurdistan », aux contours flous et insaisissable, s’étend en effet sur quatre pays : la Turquie, l'Iran, l'Irak et la Syrie. On trouve également des Kurdes en Arménie et au Liban, mais de façon éparse. Au niveau linguistique coexistent trois grands idiomes kurdes – le kurmanci, le suranci et le zaza- correspondant à des aires géographiques différentes, auxquels s’ajoutent l’usage d'alphabets différents (latin, arabe, arabopersan). Par ailleurs, les kurdes n’ont pas d'homogénéité religieuse, certains étant de confession sunnite, d'autres alévie, d'autres yézidie. Le « peuple Kurde » se caractérise donc par une grande diversité, récusant les approches essentialistes. La relation des Kurdes de Turquie avec l'Etat central au cours du XX

ème

siècle, s’est traduite par

une prise de conscience progressive de la spécificité kurde et la montée des revendications identitaires et politiques. Les premières années de la République, correspondant à la phase dite « autoritaire » (de 1923 à 1938) correspondent à une phase de turquification forcée et de révoltes 81

kurdes d'importance, dont l'acmé réside dans les événements de Dersim/Tunceli de 1937-1938 . A leur suite, l'Etat turc s'est lancé dans une politique d'assimilation brutale, déplaçant massivement les

79

La tentative de typologie brossée par Peter ALFORD ANDREWS dans une étude de référence (Ethnic groups in

Turkey, 1989) présente un total de 47 minorités en Turquie. Cette classification souligne que la notion de minorités dépasse la stricte définition légale. 80

Les décomptes précis des minorités au sein de la République de Turquie sont malaisés depuis 1965, date de la

disparition des critères linguistiques et religieux des recensements. Les spéculations vont bon train sur le nombre de certaines minorités, allant du simple au triple. Nous nous contenterons de rendre compte des hypothèses hausses et basses pour chaque groupe. Le même problème de recensement se pose pour les Alévis. 81

L'ensemble des violences liés aux révoltes de cette période aurait fait plus de morts que la guerre d'indépendance.

42


La question minoritaire en Europe et en Turquie 82

populations , interdisant l'usage public et privé de la langue kurde, turquifiant les noms de villes et de 83

villages. Jusqu'en 1984, date de l'irruption sur la scène public du PKK , subsistent d’importantes tensions, n’ayant toutefois pas la dimension des années 20-30. La première et prudente évocation politique de la « question kurde » est faite par le « Parti des Travailleurs » (Isçi Partisi) entre 1961 et 1971, parti dissous en raison de son soutien à la cause kurde. Depuis 1984, l'assimilation entre cause kurde et PKK est récurrente et relève d’une démarche parfois simpliste. En effet, de très nombreux Kurdes ne se reconnaissent pas dans le PKK et ce dernier s'est

attaqué aux grands chefs tribaux kurdes, avant de prendre pour cible l'Etat turc.

Revendiquant à ses débuts l'autonomie du Kurdistan, le PKK ne plaide depuis 1992 que pour une autonomie au sein de la République de Turquie et pour une reconnaissance des droits culturels élémentaires, demandes synthétisées dans la formule de « République démocratique ». Le conflit entre le PKK et l'armée turque, qualifié officiellement de « guerre de basse intensité », a conduit au déplacement de centaines de milliers de personnes (400 000 selon l'Etat turc, entre 1,5 et 3 millions selon certaines ONG). Un rapport de la Grande Assemblée Nationale de Turquie estime à 300 le nombre de villages évacués. B.

Les Alévis. La minorité méconnue des Alévis

84

constituent entre 10 et 30% de la population de la

85

République de Turquie . Considéré officiellement comme une excroissance du sunnisme orthodoxe, 86

voire comme un « Sunnisme des montagnes » , l'alévisme échappe à une définition catégorique. Les divisions doctrinales et politiques au sein même des Alévis rendent d’ailleurs impossible toute approche officielle de cette religion. Ses divergences importantes d’avec le sunnisme, qu’elles se situent au niveau rituel (danse accompagnant la prière, usage de vin, participation des femmes à la prière, jeûne du Ramadan non suivi) ou théologique (adoration de Haci Bektas et de la figure chiite Ali, éléments trinitaires amènent certains auteurs à rapprocher l'alévisme du chiisme. Néanmoins, cette assertion ne fait pas consensus au sein des Alévis.

82

Cette politique de déplacements forcés trouve son expression juridique dans la Mecburu Iskân Kanunu (« loi sur

l'établissement forcé ») du 14 juin 1934. 83

Partiya Karkerên Kurdistan, ie « Parti des travailleurs du Kurdistan ». Inscrit sur la liste des organisations terroristes

de nombreux pays de l'OCDE et de l'UE. Depuis 1984, on estime le nombre de morts à 40 000, dont 30 000 membres du PKK. Le PKK a officiellement rendu les armes en 1999.

84 Signifiant « disciples d'Ali », gendre du prophète et figure majeure du chiisme. On peut également employer le terme « alévite », sans changement de sens. Le terme « alévisme », selon Elise MASSICARD, renvoie davantage à une mobilisation identitaire et politique, là où l'alévité correspond à une situation « objective » (notion glissante mais usitée). Le terme kızılbaşı (littéralement « tête rouge ») est vieilli et présente désormais un caractère injurieux.

85

Voir note n° 10.

86

Les alévis étaient, dans leur immense majorité, ruraux avant les grands exodes de la Turquie datant des années

1950. L'alévisme serait donc une version paysanne et montagnarde de l'Islam. Voir Elise MASSICARD, p162.

43


La question minoritaire en Europe et en Turquie Section 2 : Les discriminations de fait.

§1 : Le statut des minorités de Lausanne.

Les clauses du traité de Lausanne ont été régulièrement appliquées à reculons, quand elles n’ont pas été brocardées, particulièrement l'article 41 du traité prévoyant le secours matériel et financier de l'Etat turc pour la promotion des langues des minorités : depuis les années 1930, les subsides ont disparu et les minorités non-musulmanes se sont débrouillées seules. Les minorités de Lausanne ont été longtemps soumises à des mesures vexatoires, notamment pour ce qui concerne la 87

gestion de leurs édifices cultuels et culturels (azinilik vakfilari) . Néanmoins les paquets législatifs mis en œuvre depuis 2001 pour se rapprocher des acquis communautaires, la loi sur les fondations de 2007, ont amélioré partiellement la situation. Les épisodes douloureux

88

jalonnant l'histoire turque

contemporaine souffrent néanmoins d'un manque de reconnaissance, et pèsent sur les relations entre les communautés et l'Etat turc. Malgré le cadre législatif de Lausanne, ainsi que les définitions constitutionnelles du citoyen (égalitaire et proche de la mouture française), certaines lois et certains tribunaux turcs ont souvent rendu des avis comportant des mentions discriminatoires à l'encontre de citoyens turcs nonmusulmans. La distinction est assez souvent faite entre « Türk Vatandaslari » et « Rum Vatandaslari » (pour prendre l'exemple grec-orthodoxe), assertions non conformes au droit turc mais usitées. Le terme courant de « yerli yabancilar » (littéralement « les étrangers proches ») rend également compte, à travers la langue, de cette mentalité discriminatoire qui va à l'encontre de la conception juridique universaliste du citoyen en Turquie. A. La question linguistique.

La question linguistique en Turquie est d'une importance capitale et l'attachement à une langue officielle est prégnant. Les campagnes menées dans les années 1920

89

par l'Etat turc - « Vatandas,

Türkce konuş » (Citoyen, parle turc) - adressées aux Kurdes et aux non-musulmans non turcophones, témoignent de ce désir d'unité linguistique. Cette suprématie de la langue turque s'est caractérisée par les bouleversements toponymiques profonds concernant les noms des villages kurdes et de leurs habitants, rendus possibles par la loi sur l'administration provinciale, adoptée en 1949 et toujours en vigueur. Ces modifications se révèlent d’ailleurs souvent arbitraires et sans lien avec la culture ou l'histoire de la localité, l'exemple de Tunceli-Dersim, ville du Sud-Est de la Turquie est à cet égard emblématique. La loi sur les patronymes de 1934 interdit en outre, dans son article 3, « l'usage des 87

Voir Paul Dumont, Le statut des minorités non musulmanes et la notion de citoyenneté dans la Turquie républicaine,

communication faite au colloque de Pérouse, 15-17 décembre 2005. 88

Notamment le varlik vergisi (impôt sur la fortune) du 11 novembre 1942, destiné à tous les citoyens turcs mais qui

s'est révélé discriminatoire en pratique. On peut également noter la « nuit de cristal » du 6 au 7 septembre 1955 dont ont été victimes les Grecs orthodoxes d'Istanbul. 89

Et dans une moindre mesure dans les années 1960.

44


La question minoritaire en Europe et en Turquie noms de tribus, des races étrangères et de pays étrangers » comme noms de famille. Cette loi trouve un écho dans l'article 16 de la loi sur les populations de 1972, qui interdit de donner « des noms qui ne sont pas en accord avec la culture nationale ». Les minorités de Lausanne n'ont pas subi les mêmes pressions orthographiques que les populations musulmanes (les noms kurdes et arabes étant bannis) concernant leur nom, et ont pu appeler leurs enfants comme ils l'entendaient. En revanche, les autres non-musulmans, comme les Assyro-Chaldéens, ont été forcés de prendre des noms turcs. Néanmoins, par méconnaissance de la loi (il fallait faire une demande pour conserver un patronyme non-turc), par souci de discrétion ou par volonté d'intégration à la société, de nombreux Grecs, Juifs 90

ou Arméniens ont adopté un prénom et/ou un patronyme turc . L'Etat turc a longtemps nié toute réalité aux Kurdes, les qualifiant de « Turcs des montagnes » à partir de théories pseudo-scientifiques. La langue kurde, indo-européenne et non ourano-altaïque comme le turc, était également souvent présentée comme une version locale et paysanne de la langue turque. La langue kurde fut systématiquement proscrite depuis les débuts de la République et la Constitution de 1982 en comporte les éléments les plus répressifs. Néanmoins, cette interdiction a été levée en 1991 par le Premier ministre Özal (qui a reconnu avoir « du sang kurde »), son successeur Demirel ayant, la même année, reconnu à Diyarbakir (considérée officieusement comme la capitale kurde de Turquie), la « réalité kurde » au nom de l'Etat turc. En 2001, les articles 26 28

92

91

et

de la Constitution ont été modifiés pour être conforme à l'acquis communautaire. Néanmoins,

l'article 42.9

93

est resté en vigueur jusqu'en 2003, où a été publié le « Règlement sur l'enseignement

des divers dialectes et langues traditionnellement employés par les citoyens turcs dans leur vie quotidienne » permettant les cours privés enseignant une autre langue que le turc. La prudence des termes employés dans ce règlement, ne faisant jamais explicitement référence au kurde, rend compte de l'attitude sourcilleuse de l'Etat turc quant à la question linguistique. Le « Règlement relatif aux émissions de radio et de télévision dans les langues et dialectes traditionnellement employés par les citoyens turcs dans leur vie quotidienne » de 2004 a complété ces mesures, et une chaine de télévision en langue kurde sponsorisée par l'Etat a vu le jour au printemps 2009. Depuis quelques années, les noms kurdes sont en outre autorisés, à condition de ne pas utiliser les lettres n'existant 94

pas dans l'alphabet turc, le w le x et le q . Mais en dépit de ces réformes juridiques, la reconnaissance officielle, juridique et politique du multilinguisme n'est pas assurée en Turquie.

90

Samim AKGÖNÜL, Les Grecs deTurquie. Processus d'extinction d'une minorité de l'âge de l'Etat-nation à l'âge de la

mondialisation (1923-1991), 2004. 91

« Aucune langue interdite par la loi ne peut être utilisée pour diffusée une opinion. »

92 93

« Nul ne peut publier dans une langue interdite par la loi. »

« Aucune langue autre que le turc ne doit être enseignée dans les écoles maternelles et partout ailleurs. »

94

Voir Hamit BOZARSLAN, "Les minorités en Turquie", Pouvoirs, revue française d’études constitutionnelles et

politiques, n°115, 2005.

45


La question minoritaire en Europe et en Turquie B.

La participation aux activités politiques.

La participation des Kurdes et des Alévis (mais pas des non-musulmans) à la vie politique turque et leur intégration au sein des plus hautes fonctions de l'Etat (notamment l'armée) est un fait indéniable, mais se fait au prix d'une négation identitaire. Les individus kurdes ou alévis accédant à de tels postes ne mettent jamais en avant leur appartenance à ces minorités, voire cherchent à les 95

camoufler . Il n'existe donc pas de discrimination en Turquie, tant que l'on reste conforme à la définition étatique du citoyen. Néanmoins, l'expression politique légitime des minorités, qui compte parmi leurs droits, est rendue impossible par une série d'interdictions et de pratiques. La loi sur les partis politiques de 1983 dispose ainsi que « les partis politiques ne peuvent avancer qu'il existe sur le territoire de la République turque des minorités fondées sur une différence religieuse, ethnique, linguistique ou autre » et consacre l’interdiction de toute mention minoritaire dans leur appellation, programme ou discours. Les nombreux partis pro-kurdes qui se succèdent depuis 1990, interdits régulièrement en raison de leurs liens supposés avec le PKK usent ainsi de noms neutres

96

et restent

très prudents dans leurs déclarations. L'unique expérience de « parti alévi », le « Türkiye Birlik Partisi » (Parti de l'union de la Turquie-1966-1980) n’a pas été concluante et les Alévis préfèrent depuis s'inscrire dans le jeu partisan traditionnel. Néanmoins, les revendications alévies sont souvent prises par les députés à titre individuel, ces derniers ne trouvant que très rarement un soutien au sein de leur parti. Le seuil de 10% des voix au niveau national rend la représentation des partis pro-kurdes au Parlement difficile et limite ainsi leur expression politique. « La différence pour la différence est illégitime en Turquie ; malgré l'essor du registre de 97

revendication identitaire, la diversité en soi n'est ni reconnue, ni pourvoyeuse de ressources » . Prenant l'exemple alévi, Elise MASSICARD rend ici compte de la mentalité politique turque, qui récuse toute évocation identitaire, a fortiori minoritaire. Les suffrages des citoyens kurdes ne vont d’ailleurs pas automatiquement aux différents partis pro-kurdes. L'AKP, parti islamiste au pouvoir depuis 2002, a ainsi remporté de bons résultats au « Kurdistan », sans faire de la question identitaire une priorité.

C. La question de la liberté religieuse.

Cette question concerne surtout les Alévis, la liberté de culte étant en principe garantie aux minorités de Lausanne. La principale discrimination dont souffrent les Alévis est leur non-intégration à la Diyanet Isleri Bakanligi (Direction des Affaires religieuses ou DAR), organe créé au lendemain de la suppression du califat (le 3 mars 1924) et rattaché directement au premier ministre, qui organise et finance la vie religieuse en Turquie. La DAR finance donc les rénovations et les constructions de 95

Voir le cas du premier ministre Ozal, précédemment cité.

96

Le dernier en date se nomme le « Parti de la paix et de la démocratie ».

97

Elise MASSICARD, op cit., p149.

46


La question minoritaire en Europe et en Turquie mosquées, recrute les professeurs des lycées de prédicateurs (les imam hatip), les imams et les muezzins, édite les Corans et autre écrits religieux. L'alévisme n'étant pas reconnu par la DAR comme une religion autonome et légitime (mezhep), il ne peut se déployer sereinement et surtout il souffre de la concurrence avec le sunnisme officiel et bénéficiant des subsides d'Etat. Certains responsables alévis se plaignent de l'acharnement de l'Etat à construire des mosquées dans des villages alévis alors que celle des cemevi

98

ne bénéficient d'aucun soutien. L'inscription de l'alévisme à la DAR n'est

pas une revendication portée par l'ensemble des Alévis, certains plaidant pour la suppression de 99

celle-ci, ce qui permettrait l’édification d’une « véritable laïcité » . En 1963, la proposition d'un comité de réflexion mis en place par la junte militaire du coup de 1961 d'intégrer l'alévisme à la DAR provoqua un tel tollé que les autorités ont rapidement reculé. Néanmoins, les partis politiques turcs, notamment ceux de droite, jouent de cette inscription à la DAR comme d'une ressource électorale. En 1995, Tansu Çiller (Dogru Yol Partisi, « parti de la juste voie ») inclut dans son programme un financement des lieux de culte alévis par la DAR. Une fois élue, les tensions avec le parti de coalition (Refah Partisi, islamiste) ainsi que les divisions internes aux alévis l'en empêchèrent. Depuis, peu d'initiatives semblables ont été mises en œuvre et jamais la DAR n'a financé aucun projet de nature alévie Les Alévis souffrent également d'une certaine folklorisation et d'un déni d'identité, appuyés par les plus hautes instances de l'Etat. La DAR, reconnaît ainsi le fait alévi mais se borne à affirmer que l'alévisme n'est pas une religion mais une « culture ». Aussi, les dits éléments « culturels » de l'alévisme sont souvent récupérés par les instances officielles et incorporés à la définition officielle de la culture

turque, en

minimisant les

différences. Certains

groupes

d'extrême-droite (les

« Chamanistes ») ont, surtout dans les années 1960, tenté d'instrumentaliser l'alévisme en le qualifiant de « religion véritable de la Turquie », leurs écrits théologiques étant rédigés en langue turque, rompant ainsi avec l'islam « arabo-perse » disqualifié a priori. Conclusion : Afin de concilier le désir unitaire de son régime et les ouvertures aux revendications minoritaires réclamées par l’Union européenne afin de satisfaire aux critères de Copenhague, la Turquie pourrait mettre en œuvre une reconnaissance individuelle des droits des individus appartenant aux groupes minoritaires, évitant ainsi une reconnaissance collective et identitaire des minorités, politiquement délicate et par trop étrangère à la mentalité turque. La pratique minoritaire se verrait dés lors reconnue dans sa qualité de liberté de conscience et d'expression. Une reconnaissance constitutionnelle du fait minoritaire paraît également difficilement concevable en Turquie mais la protection des minorités pourrait transiter par une application stricte du principe de non-discrimination, assortie d'une répression de l'incitation à la haine raciale ou religieuse, comme dans le cas portugais. Les contreparties d'une protection des droits minoritaires par l'Etat, le devoir de loyauté et l'absence de

98

Littéralement « maison de cem », le cem étant la principale cérémonie des Alévis.

99

La laïcité turque est traditionnellement qualifiée de « laïcité de contrôle », l'Etat n’est pas séparé de la religion, mais

exerce une administration permanente de celle-ci.

47


La question minoritaire en Europe et en Turquie pratiques irrédentistes semblent assurés en Turquie, aucun groupe minoritaire ne semblant mener de revendications autonomistes d'importance. Le Club du Millénaire : Ingrid Appasamy, Louis-Marie Bureau, Thomas Dournon, Florent Gandois, deux contributeurs turcs anonymes.

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