L'intervention militaire française en Libye - Conférence de l'amiral Coindreau

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L’intervention militaire française en Libye Compte rendu de la conférence du contre-­‐amiral Philippe COINDREAU1, commandant du groupe aéronaval français (TF 473). Organisée par le Club du Millénaire, avec le soutien de la Mission Lille Eurométropole Défense et Sécurité (MLEDS : http://www.missionleds.eu/), la conférence a été prononcée le 13 décembre 2011 à la Maison d’Education Permanente de Lille. Je suis heureux de vous rencontrer à Lille ce soir. Cette ville représente un terrain de jeu peu familier aux marins, mais important et où la défense est fortement représentée. La France s’est grandement investie au cours de l’opération l’Harmattan -­‐ « Unified Protector »2,3 à la fois politiquement et militairement (avec un engagement de la marine, de l’armée de Terre et de l’armée de l’Air). Il est important d’avoir à l’esprit que cette opération était une opération interalliée et interarmées par essence. Nous traiterons de l’opération sous un angle maritime, comme les couleurs de mon uniforme peuvent l’indiquer. J’ai commandé la Task Force française entre le 20 mars et le 24 août dernier, date à laquelle mon adjoint a pris la relève jusque la fin octobre et qui marque la fin de l’opération Harmattan4. 1

Biographie : http://consilium.europa.eu/Content/Others/file/CV%20bio%20CA%20Coindreau%20FR.pdf Pour aller plus loin : http://www.defense.gouv.fr/operations/autres-­‐operations/operation-­‐harmattan-­‐ libye/actualites/operation-­‐unified-­‐protector-­‐une-­‐mission-­‐de-­‐nuit-­‐en-­‐libye-­‐avec-­‐une-­‐patrouille-­‐de-­‐gazelle 3 Pour aller plus loin : http://www.meretmarine.com/article.cfm?id=116478 4 Pour aller plus loin : http://www.defense.gouv.fr/marine/a-­‐la-­‐une/l-­‐operation-­‐harmattan-­‐vue-­‐par-­‐l-­‐amiral-­‐ coindreau 2


Introduction à l’opération en Libye Lorsque l’on parle d’une opération il convient de revenir sur le théâtre auquel elle se rattache. Pour les militaires que nous sommes, nous ne pouvons pas faire une opération sans nous intéresser à la population, à l’économie etc. Concernant la Libye, ces éléments d’appréciation sont fondamentaux pour comprendre l’issue du conflit. A ce titre, quatre points sont importants à retenir : (1) l’environnement terrestre, (2) les ports commerciaux et pétroliers, (3) le pétrole à la fois à travers les raffineries, (4) les ports d’embarquement et de débarquement. Une des caractéristiques principales du théâtre libyen est la richesse du pays en ressources pétrolières, avec un bassin d’exploitation immense et une zone d’extraction aux nombreux terminaux pétroliers. La Tripolitaine et la Cyrénaïque, deux des trois provinces de la Libye, dispose chacune de gisements importants, de raffineries et de terminaux. Pendant les premiers mois du conflit, certains ont émis l’idée que si l’issue du conflit devait conduire à une partition de la Libye, les entités pourraient être autonomes sur le plan des ressources. Deux forces ont été en confrontation constante durant le conflit : celles loyales à Kadhafi et celles de l’opposition. Les forces de Kadhafi, du fait de l’embargo, n’ont plus eu accès à la manne pétrolière pendant le conflit et ont entamé une véritable « course pétrolière ». Par ailleurs l’aspect géographique est important. La Libye est un grand désert, hormis une petite partie à l’ouest du pays. La partie nord de la Tripolitaine et toute la zone qui sépare les deux régions ont bénéficié de grands travaux d’irrigation et représentent la seule partie boisée du pays. La côte qui relie le sud de Misrata à la zone de Marsa El Brega est une zone totalement désertique Cet élément n’est pas sans importance puisque les espaces de végétation seront utilisés par les forces de Kadhafi pour dissimuler son armement et gêner la composante aérienne de la coalition de frapper ces forces. L’action de la coalition sera difficile dans les zones denses en végétation et plus facile dans les zones désertiques. Kadhafi a logiquement exploité cette situation. Le tissu économique et les principaux axes de communication de la Libye sont situés en bordure de côte. Il en est de même de la plupart des installations militaires et des routes logistiques, ce qui permettra notamment aux marines française et de l’OTAN d’intervenir à partir de la mer. Ce n’aurait pas été possible si les intérêts de Kadhafi avaient été placés au sud. Ainsi les frégates ont pu


intervenir dans les zones de Marsa El Brega, Misrata et Taourga ainsi que sur l’axe Marsa El Brega -­‐ Ras Lanouf puisque ce sont des zones quasi-­‐désertiques (pas d’engagement dans les zones habitées ou boisées) le long de la côte . Les forces de Kadhafi ont profité des axes logistiques et tactiques vers l’Algérie pendant une grande partie du conflit et d’autres lignes logistiques vers le sud auront une importance considérable. Sur le plan maritime, Kadhafi a disposé pendant tout le conflit des ports commerciaux de Tripoli et Sirte, qui ont vu leurs activités économiques ralentir puis reprendre mais avec un contrôle réalisé par l’OTAN de la nature des cargaisons en application de l’embargo. Les ports de Misrata, Benghazi et Tobrouk resteront aux mains de l’opposition. Un conflit géré par des résolutions onusiennes et les commandements nationaux La résolution 1973 de l’ONU impose dès le départ la mise en place d’un embargo maritime et aérien. Cet embargo a été appliqué à la lettre pour ce qui concerne les bâtiments commerciaux à destination, notamment les ports de Tripoli et Syrte tenus par les forces de Kadhafi. L’OTAN s’est montrée attentive à ne pas faire de cet embargo un facteur de ralentissement des denrées de première nécessité. Cet embargo sera appliqué avec plus de souplesse pour les bâtiments au départ ou à l’arrivée dans les ports tenus par l’opposition. A ce titre, l’exemple de Misrata est révélateur. La ville est assiégée au début du conflit par l’armée de Kadhafi et bombardée quotidiennement. Elle ne devra son salut qu’au maintien du libre accès à son port. Les multiples tentatives de blocage échoueront et il restera ouvert pendant toute la durée du conflit, ce qui permettra au gouvernement de transition d’alimenter la ville en produits de première nécessité et de survivre, voire d’extraire les blessés et les familles. Notons l’importance considérable du Benghazi Express (flux de bâtiments faisant la navette entre Benghazi à Misrata). Les forces militaires libyennes reposent globalement sur une armée de Terre, formée à la soviétique et possédant du matériel russe. Cette armée, grâce à l’argent du gouvernement libyen, bénéficie de nombreux mercenaires venant du Tchad, du Soudan, présents sur l’ensemble des fronts. La plupart de ces mercenaires restera fidèle au régime jusqu’au dernier jour du conflit. Les autres composantes des forces armées de Kadhafi, air et marine, seront moins représentatives. L’armée de l’Air, confrontée à la mise en place de la zone d’interdiction aérienne au dessus de la Libye, cessera quasiment toutes ses activités dès le


début du conflit. S’agissant de la marine, regroupée principalement dans les ports de Syrte, Al Khoms, Tripoli et Benghazi, elle sera de fait scindée en deux au début du conflit avec une partie aux mains des forces d’opposition. La partie de la marine restée fidèle à Kadhafi, après avoir conduit des opérations de bombardements dans les zones où la population s’était soulevée, rejoindra ses ports et finira par être détruite par la coalisation. Seuls les commandos marine libyen poursuivront leurs actions sur la côte entre Misrata et Zlitan. Pour résumer, les forces de Kadhafi possèdent une armée de Terre puissante, très bien équipée et formée à la soviétique (artillerie sol-­‐sol). L’armée de l’Air est équipée de manière plus modeste, clouée au sol dès les premiers temps et la marine, détruite par un raid de l’OTAN, ne sortira pas des ports. Après la résolution 1970 du 26 février 2011 prévoyant un embargo sur les armes, l’interdiction de sortie du territoire d’un certain nombre de hauts dignitaires du régime de Kadhafi et le gel d’un certain nombre d’avoirs, la résolution 1973 constituera la base légale de l’intervention de l’OTAN. Portée par la France et l’Angleterre qui proposent une version (« draft ») de la résolution, elle sera finalement votée par le Conseil de Sécurité des Nations Unies (la Chine et la Russie ne s’y opposent pas). La résolution 1973 comporte trois volets : un volet embargo maritime et aérien sur les armes en provenance ou à destination de la Libye, un volet No Fly Zone au dessus du territoire libyen et un volet protection des populations civiles et des zones occupées par la population, appelé également NFZ +. L’interprétation de ce dernier volet a fait et fait encore aujourd’hui débat. La résolution interdit par ailleurs toute empreinte de forces d’occupation, ce qui consistera un véritable défi : lorsqu’on sait la difficulté de terminer un conflit sans faire appel à des forces au sol on comprend mieux une des complexités de l’opération en Libye. Le 16 septembre 2011 est votée la dernière résolution permettant d’alléger l’application de la résolution 1973 et de faciliter le redémarrage économique pour la suite. Au total, quatre opérations ont été déclenchées après la résolution 1973 : l’opération américaine « Odyssey Dawn » sera la première et servira de support à la coalition dans les premiers jours. Ainsi les Américains seront les organisateurs de la campagne aérienne au début du conflit et conduiront une partie des premières frappes. Un transfert de responsabilité entre les Etats-­‐Unis et l’OTAN s’opère à la suite de la décision américaine de ne pas avoir une forte visibilité dans le conflit. En une semaine, toute la conduite de la campagne aérienne a été transférée à l’OTAN,


représentant un véritable challenge pour Anders Fogh Rasmussen. L’opération Harmattan, volet français de l’opération, débutera le 19 mars par des raids de l’armée de l’Air à partir de la métropole pour stopper la progression des forces de Kadhafi vers Benghazi, menacée de répression sanglante. Elle comprendra rapidement l’engagement d’un groupe aéronaval, puis par la suite d’un groupe aéromobile. Au bilan, Harmattan verra les trois armées engagées en Libye. L’opération Ellamy, volet britannique de l’opération, sera déclenchée au cours de la même période. La Royal Air Force et la Royal Navy seront engagées au sein de la coalition dans les mêmes conditions mais avec un volume de moyens, pour la Royal Navy, bien inférieur au volume des forces navales françaises. Le mandat de l’opération « Unified Protector » correspond au mandat de la résolution de l’ONU avec les trois volets (embargo maritime aérien, application d’une zone d’interdiction aérienne, protection de la population). Au cours de l’opération, ces volets ont été appliqués avec des lignes stratégiques nationales données au moment de l’opération et partagées par de nombreuses nations, suite aux discussions de la France avec ses alliés. Le consensus sur les lignes stratégiques a permis d’affaiblir le pouvoir central et d’écarter in fine Kadhafi, ce que souhaitaient plusieurs pays de la coalition. Car si Kadhafi a réussi à se maintenir au pouvoir sur la durée, c’est notamment grâce au premier cercle très puissant au sein du pays. Organisation des commandements La Task Force 473 était placée sous commandement national en soutien associé de l’OTAN. Le groupe aérien français embarqué sur le Charles De Gaulle, puis plus tard le groupe aéromobile opèreront sous le commandement de l’OTAN. La chaîne de l’OTAN s’appuyait sur la NATO command structure (Structure de commandement de l’OTAN) et en particulier le Joint Force Command de Naples, commandé par l’amiral américain Samuel Locklear. Au moment où les Etats Unis ont décidé de se retirer de l’opération, l’amiral Locklear a désigné son adjoint canadien pour prendre le commandement de celle-­‐ci. Le Général Bouchard disposait de deux grands adjoints, le général américain Ralph Jodice qui commandait la composante aérienne et l’amiral italien Rinaldo Veri la composante maritime. Le CEMA français, l’amiral Guillaud, assurait le commandement opérationnel de la chaîne nationale et le commandant de la TF 473 se trouvait directement sous ses ordres. Le volume de moyens déployés par la marine était très conséquent : jusqu’à 11 bâtiments, dont le


Charles De Gaulle, un groupe aérien d’un vingtaine d’aéronefs, 18 hélicoptères. Tous les bâtiments de la TF 473 opéraient sous commandement national mais en soutien permanent de l’OTAN. L’intégration du groupe aérien dans la campagne aérienne s’est faite sans difficultés. A l’entrée du théâtre, la marine a projetté un certain nombre de moyens articulés autour d’un groupe aéronaval. Plusieurs frégates assurant la protection du porte-­‐avions seront déployées ainsi qu’un sous-­‐marin, un pétrolier ravitailleur assurait une noria entre la France et le théâtre de l’opération (deux jours en moyenne entre la France et la zone). Un avion de patrouille maritime a opéré à partir de Sicile puis de Crète. Au total 28 bâtiments de la marine se sont succèdés au cours de cette opération, ce qui représente un effort considérable de la marine sur une période relativement longue (du 20 mars au 31 octobre 2011), avec la période de l’été toujours délicate à gérer. Tous les moyens évoqués seront relevés successivement à l’exception du Charles de Gaulle. Au moment du déclenchement de l’opération, le Charles De Gaulle n’était de retour à Toulon que depuis trois semaines après un déploiement de plusieurs mois en océan Indien. Sur l’année, il aura été absent de son port base plus de dix mois, ce qui est remarquable avec un seul équipage et un seul groupe aérien. Le retrait du porte-­‐avions en août a été décidé au plus haut niveau et compensé par une participation supplémentaire de l’armée de l’Air. Mais la contribution de la marine est restée importante jusqu’à la fin de l’opération avec notamment le bâtiment de projection et le commandement qui abrite, outre le groupe aéromobile, l’Etat-­‐major qui basculera du Charles de Gaulle au Mistral. La composante navale de l’OTAN est forte de 16 bâtiments au démarrage de l’opération puis de 10 à la fin de cette dernière, représentant la contribution de 9 nations. Ces bâtiments sont régis par des règles d’emploi nationales dont certaines peuvent être limitatives au regard de la mission fixée. Une règle prévaut en effet dans l’OTAN : chaque nation fixe les limites d’emploi de ses moyens et le commandement tient compte des réserves mises par les uns et les autres dans son idée de manoeuvre. L’armée de l’Air française s’est également déployée rapidement sur le théâtre en stationnant ses aéronefs sur les bases avancées de Sicile et de Crète après accord de l’Italie et de la Grèce. Les autres pays de la coalition feront de même. C’est le cas des pays du nord de l’Europe, du Canada et des pays arabes (Qatar, Emirats Arabes Unis), qui participent à l’opération au côté de l’OTAN. La campagne aérienne a compté de 150 à 200 vols de coalition par jour, ce qui est


modeste si on la compare à la campagne du Kosovo qui a compté plus de 1 000 sorties par jour. Il est à noter que si les Etats-­‐Unis ne participent plus aux missions offensives à partir de fin mars, leur contribution aux missions aériennes de soutien (avions ravitailleurs, AWACS,…) reste très conséquente. Les évolutions notables et les différents fronts du conflit Quatre fronts ont été actifs pendant la durée du conflit. Le premier à Marsa El Brega-­‐ Adjabiya, qui correspond à la limite de l’avancée des forces de Kadhafi vers Benghazi après des reconquêtes et des pertes de terrain par les forces d’opposition à la fin du mois de mars 2011. Le second front se situe au niveau de la ville de Misrata. Bombardée au quotidien par les forces de Kadhafi, la reconquête de la ville représente un objectif majeur pour le régime. Le troisième front est situé à Djebel-­‐Neffousa, dans la zone berbère. Cette région montagneuse qui domine Tripoli et qui s’est toujours montrée hostile au régime a fait l’objet d’un long siège par les forces de Kadhafi. L’accès difficile et la résistance des combattants locaux n’ont pas permis à Kadhafi d’en venir à bout. Le quatrième front est celui de Syrte. Il oppose les forces pro-­‐Kadhafi, concentrées dans la ville, et les forces d’opposition qui par leurs actions à l’est et à l’ouest parviendront à emporter la ville. Entre fin mars, début de l’opération et le 15 juillet 2011, aucun gain territorial n’est réalisé par les uns ou par les autres. Du côté de l’opposition, les forces terrestres sont composées principalement de civils en armes peu organisés, dont l’équipement et l’entraînement sont alors insuffisants pour affronter les forces de Kadhafi. Les forces de Kadhafi de leur côté subissent la pression quotidienne de l’OTAN et des pertes régulières dès lors qu’elles se mettent en mouvement. A partir du 15 juillet 2011, le front de Brega, statique jusqu’alors, évolue avec le mouvement des forces d’opposition vers Marsa El Brega Elles mettent beaucoup de temps à déloger les forces de Kadhafi retranchées dans la ville. Ces dernières n’emploient leur matériel lourd qu’au moment des dernières avancées de l’opposition. Les fronts de Misrata et du Djebell Nafoussa s’animent à la même période mais, à la différence de Marsa El Brega, la ville de Tripoli résiste très peu et les forces d’opposition y entrent avec une relative facilité. Cette facilité s’explique sans doute par le fait que les forces de Kadhafi ne sont plus alors capables de traiter les trois fronts en même


temps. Le 14 octobre 2011, le confit est quasiment terminé et il ne reste plus que quelques quartiers à libérer pour les forces d’opposition. Les difficultés rencontrées lors des opérations Une des caractéristiques de l’ordre de bataille libyen au début de la campagne est le nombre considérable de systèmes de missiles sol-­‐air. Une partie d’entre eux, les systèmes fixes, sera traités dans les premiers jours de la campagne par les missiles de croisière et l’arme aérienne. En revanche, les systèmes mobiles, difficiles à localiser et donc à détruire, resteront une menace pendant toute la durée de l’opération. Pour échapper à cette menace les aéronefs volaient entre 15 000 et 20 000 pieds et les pilotes, à cette altitude, avaient du mal à acquérir le visuel sur les cibles mobiles. Les règles d’engagement étaient très strictes. Elles interdisaient, par exemple, tout dommage sur l’outil industriel libyen, sur les habitations,… Nous savions que les Libyens allaient avoir besoin de leur tissu industriel après le conflit, il était donc nécessaire de ne pas le détruire. Le travail du pilote était rendu d’autant plus délicat. Le groupe aérien embarqué sur le Charles de Gaulle a effectué un total d’environ 1700 missions. Cette opération a démontré que l’armée de l’Air et l’aéronavale françaises sont aujourd’hui capables d’opérer avec la même efficacité et la même précision de jour et de nuit ; ce n’était pas le cas lors du conflit au Kosovo une dizaine d’année auparavant. L’autre volet important de cette opération a été l’action du groupe aéromobile. Cela a été une première pour la marine et l’aviation légère de l’armée de Terre, de mettre en œuvre et d’opérer avec un tel volume d’hélicoptères de combat à partir d’une plateforme mobile, le bâtiment de projection et de commandement Tonnerre, puis Mistral (les raids étaient menés à partir de ces plateformes). Le groupe aéromobile a apporté une capacité complémentaire à la composante aérienne et s’est montré d’une efficacité remarquable. La faible altitude de vol permettait en effet aux pilotes de détecter les forces de Kadhafi dissimulées sous la végétation ou dans les mouvements de terrain. Pour des raisons tactiques, les opérations étaient menées par nuit noire, sans lune. Les raids des hélicoptères seront conduits sous jumelle de vision nocturne, sans aucun feu ni émission radio et à très basse altitude pour minimiser la menace représentée par les missiles sol-­‐air. Ces raids


bénéficiaient par ailleurs de l’appui des composantes maritime et aérienne. Il s’agissait par conséquent de véritables opérations interarmées combinées. Le cadre fixé en termes de dommages collatéraux était le même que pour la composante aérienne. De ce point de vue, l’OTAN, dès le début de l’opération, a marqué son souci de minimiser les dommages collatéraux et, en parallèle, a adopté une politique de transparence vis-­‐à-­‐vis de l’extérieur. Il importait en effet de pouvoir réagir rapidement à la campagne de désinformation menée par Kadhafi. Rappelons pour terminer l’importance de la logistique dans l’opération. Pour pouvoir durer sur zone, les forces maritimes ont bénéficié du soutien d’un pétrolier ravitailleur qui a été assuré les navettes entre Toulon et la zone d’opération acheminant aussi bien le carburant, les pièces détachées et les vivres, que les rotations de personnel, ce qui a permis, grâce à l’effort de toute la marine, de rendre quasiment imperceptibles les traditionnels changements d’affectation du personnel pendant l’été. Echange suivant l’exposé (questions des participants et réponses de l’amiral Coindreau) : -­‐ Colonel Moulin : J’ai vu dans les médias que pour certaines missions on a fait cohabiter deux pilotes, un français et un autre anglais. Il fallait pour tirer un accord des deux participants. Comment cela s’est il passé ? Je n’ai pas souvenir de pareils cas de figure. En revanche, s’agissant de l’appui feu naval, quand la force maritime sous commandement de l’OTAN a débuté ses opérations d’appui feu, les bâtiments tireurs (français et britanniques) ont bénéficié d’un officier conseiller pour le guidage du tir, et il s’est trouvé que les officiers qui ont assuré ces fonctions étaient britanniques. Au sein de la TF 473, sous commandement français je le rappelle, nous étions autonomes.

-­‐ A combien est estimé le coût de l’opération ? Je n’ai pas de réponse précise à cette question. Je peux simplement évoquer le fait

que cette opération a entraîné des coûts supplémentaires, liés en grande partie aux munitions qui ont été tirées, aux indemnités particulières versées aux militaires engagés sur


le théâtre d’opérations et au soutien logistique complémentaire auquel il a fallu faire appel. Le reste du coût correspond au coût d’activité normal des moyens qui est identique quelque soit l’activité réalisée (opération ou entraînement). Cependant nous pouvons estimer que le coût de l’opération a été sans commune mesure avec celui correspondant à l’engagement en Afghanistan.

-­‐ Un point a été développé dans la presse : le manque de munition et de moyens,

notamment pour les avions. Les Etats-­‐Unis avaient d’ailleurs délivré des munitions pour aider la France et l’Angleterre. Une telle situation est-­‐elle simplement conjoncturelle ou est-­‐ce qu’en cas de conflit grave l’armée française aurait du mal à monopoliser les moyens suffisants ? Effectivement, ce sujet a été soulevé à plusieurs reprises dans la presse mais à une période précise, au mois de juillet, où cette même presse évoquait les risques d’enlisement. Concrètement, pour la partie maritime que je maîtrise, je peux affirmer que je n’ai pas été gêné par la manque de munition. Si le conflit avait duré au-­‐delà du 31 octobre avec l’intensité que nous avons connu en juillet, nous aurions pu rencontrer des difficultés pour certains types de munition, aéronautique en particulier mais probablement aussi pour les munitions des bâtiments admis récemment au service actif comme le Chevalier Paul par exemple, pour lequel nous n’avions pas encore constitué de stocks suffisants. Cependant, il est vrai que les Etats-­‐Unis ont été sollicités pour renforcer les stocks de l’OTAN. Je ne pourrai pas répondre pour l’armée de l’Air française.

-­‐ J’ai plusieurs questions. Concernant le rôle de l’OTAN, quel était le droit de regard de

pays comme l’Allemagne par exemple ? La marine britannique pourrait-­‐elle fournir les mêmes efforts que pour la Libye à l’horizon 2015 ? Enfin, quel a été le rôle des forces spéciales ? L’Allemagne, ne participant pas à cette opération pour des questions de politique, a bénéficié des comptes-­‐rendus adressés à Bruxelles comme pour toutes les opérations menées par l’OTAN. L’Allemagne avait par conséquent connaissance du déroulement de l’opération, par ces rapports provenant du terrain.


Pour la marine britannique, je crois qu’hélas, la situation dans laquelle elle se trouve aujourd’hui n’est pas un très bon signe pour nous et pour l’Europe de la défense. La réduction du budget du ministère de la défense britannique a eu un lourd impact. La Grande-­‐Bretagne a perdu la capacité d’engager ses bâtiments porte-­‐aéronefs, et sa participation est restée modeste dans ce conflit. Pour en avoir discuté avec mon homologue britannique, il nous a souvent envié. Concernant le volet des forces spéciales, la Task Force 473 disposait de commandos marine qui avaient vocation à intervenir lors des opérations de visite de bâtiments que nous pouvions être amenées à faire dans le cadre de l’exécution de l’embargo. Notre représentant diplomatique français à Benghazi disposait également d’une petite équipe pour le conseiller.

-­‐ Sous quel statut travaillaient les Etats arabes ? Plusieurs Etats arabes (Qatar, Jordanie, Emirats), qui ne sont pas membres de l’OTAN,

ont été associés à cette opération. Si vous vous souvenez bien, pour cette opération particulière et compte tenu de cette singularité, la direction politique de l’opération était assurée par un groupe de contact réunissant les pays contributeurs.. Ces nations ont ainsi eu une visibilité et un droit de regard au niveau de la direction politique de l’opération. Par ailleurs, les missions aériennes réalisées par les pilotes qataris et emiratis répondaient aux mêmes règles et conditions d’emploi que celles du reste de la coalition .

-­‐ Le dernier volet de la Résolution 1973 prévoit la protection des populations. Aviez-­‐

vous des contacts avec les forces de l’opposition ou des ONG humanitaires sur place ? Les décisions qui ont été prises étaient-­‐elles celle de l’armée française ou de l’ensemble de la coalition ? Concernant la protection des populations, nous avons effectivement eu des contacts avec des représentants locaux. A Misrata en particulier, nous avions un correspondant de l’opposition avec lequel nous avions des échanges par internet et par téléphone portable presque quotidiennement et il nous renseignait notamment sur l’ambiance générale à Misrata. Les informations étaient par la suite transmises à l’OTAN. Cet homme a été un acteur important de cette période. L’autre moyen d’obtenir des informations passait par les


représentants diplomatiques, par exemple le représentant à Benghazi, car ce dernier avait des contacts avec les forces d’opposition au quotidien. Mais tout au long de cette campagne, nous avons néanmoins rencontré une difficulté que j’ai déjà mentionnée : la désinformation pratiquée par Mouammar Kadhafi et ses troupes. Il a souvent fallu trier les informations qui nous parvenaient et convaincre nos interlocuteurs qu’il était fondamental qu’ils vérifient eux-­‐mêmes la véracité des informations qu’ils nous transmettaient, sinon il nous était impossible de les exploiter. Les règles adoptées étaient celles fixées par les grands traités internationaux. Elles étaient imposées à l’ensemble de la coalition. Par exemple, tout tir donnait lieu à un compte-­‐rendu pour pouvoir intervenir à la fin du conflit, afin de dépolluer la zone. Les règles concernant les délivrances d’armement ont été appliquées par tous les pays de la coalition, avec des conseillers juridiques excessivement sourcilleux.

-­‐ Comment expliquer les carences de renseignements au niveau de l’OTAN ? Quelle est

l’origine des différences entre les fronts Est et Ouest ? L’OTAN ne dispose de renseignements qu’à partir du moment où les nations acceptent de le fournir. Cela repose sur le bon vouloir des nations à informer leurs homologues. Il s’agit d’un sujet délicat, épineux, qui repose sur la confiance entre nations, sur les réseaux de renseignements entre eux. Certains pays échangent naturellement les renseignements comme les anglophones (Canadiens, Américains, Britanniques, Australiens, etc.). Le renseignement a globalement bien fonctionné mais, à titre personnel, je n’aurais pu commander la TF 473 comme je l’ai fait si je n’avais pas disposé d’un renseignement national supplémentaire de qualité. Les différences de comportement entre les forces d’opposition à l’Est et à l’Ouest du pays sont difficiles à expliquer. Les combattants de l’opposition en Tripolitaine sont issus de tribus berbères historiquement résistantes, c’est peut-­‐être une explication. L’avancée des forces d’opposition est intervenue tardivement sans doute parce que les civils qui en constituaient les rangs n’étaient pas encore prêts. De nombreuses discussions ont eu lieu entre Londres, Paris et le CNT – et sans doute avec d’autres -­‐ pour que les forces de l’opposition se mettent en mouvement car il fallait faire bouger les lignes pour gêner l’action des forces de Kadhafi. Sur le front de Brega, les forces d’opposition ont progressé à partir de la mi-­‐juillet mais les


premières pertes les ont à nouveau ralenties et il a fallu attendre encore quelque temps pour qu’elles se remettent en mouvement. -­‐ Quel était l’impact de la reconnaissance par les sous-­‐marins et que pensez vous de l’emploi des drones dans la préparation des frappes, notamment Syrte ? Les sous-­‐marins, essentiellement des lanceurs de missiles, ont été présents dans la première partie du conflit, fin mars/début avril. Ensuite les sous-­‐marins français et britannique ont été positionnés très près des côtes, en « sonnettes », pour la détection et l’alerte des mouvements de la marine de Kadhafi. Nous avions positionné notre sous-­‐marin face à un port libyen avec comme consigne de reporter tout départ de bâtiment militaire libyen et, si nécessaire, de le couler. Les sous-­‐marins nous ont fourni aussi des renseignements précieux sur ce qui se passait à terre et la manière de communiquer des forces de Kadhafi. Pour l’emploi des drones, l’ensemble des forces françaises, armée de Terre, de l’Air, marine, serait unanime pour affirmer que le drone constitue aujourd’hui un outil essentiel dans les crises et les conflits, Les drones stratégiques, les drones tactiques, tous permettent d’avoir une source d’information quasi permanente, localisée mais très bien positionnée, et l’information dans une opération est capitale. Par-­‐dessus tout, cela permet de ne pas risquer la vie d’un pilote. Dans cette opération, les drones ont été utilisés essentiellement par les Américains mais Italiens et Français ont également mis en œuvre les leurs un peu plus tard dans le conflit. Les drones Predator étaient pilotés à partir des Etats-­‐Unis. -­‐ Est-­‐ce que les drones français sont réellement opérationnels dans la constitution de leurs objectifs ou annexes ? Aujourd’hui en France, les drones sont prioritairement utilisés pour ce que l’on appelle l’établissement de « pattern of life », les mouvements sur le terrain, l’observation de lieux particuliers ou de personnes particulières. Ils ne sont pas utilisés pour l’élaboration de dossier de ciblage. Le second emploi des drones, qui ne vaut pas pour le cas français, est la délivrance d’armement dès lors qu’elle entre dans le cadre fixe, c'est-­‐à-­‐dire pas de dommages collatéraux, de destruction de l’outil industriel ou de risque pour la population.


Le drone français actuel n’a pas cette capacité de tir de bombe, mais a la capacité de report et de permanence sur une zone.

-­‐ Quelles étaient les techniques de communication employées ? Nous communiquions entre nous sauf lors des opérations de raid aéromobiles, qui se

faisaient dans un silence radio complet, c'est-­‐à-­‐dire qu’aucun bâtiment, qu’aucun hélicoptère n’émettait. Tout était planifié au départ et ne nécessitait plus d’échange de communication. S’il l’avait fallu, celui-­‐ci serait passé par satellite, avec des faisceaux fins dont l’interception est difficile à réaliser. Toutes les marines de l’OTAN possèdent des systèmes de cryptage de fréquence, d’évasion de fréquence, permettant aujourd’hui de ne pas être intercepté. Ces dernières sont bien sûr utilisées. Je vous remercie de votre attention. Comité de rédaction : Lara Deger, Sarah Laffon


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