Réhabiliter les friches industrielles : le rôle de l’action culturelle et artistique

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Réhabiliter les friches industrielles : le rôle de l’action culturelle et artistique

On assiste depuis une trentaine d'années à un mouvement de réappropriation de friches1, notamment industrielles, par des artistes ou des porteurs de projets culturels. Si en France, les premières ont été réinvesties dans les années 1970, le phénomène s’est véritablement développé à partir du milieu des années 1980 et concerne aujourd'hui l’Europe comme d’autres régions du monde. En effet, le processus de désindustrialisation s’accompagne du bouleversement d’un style de vie rythmé par l’activité des industries, autrefois nerfs de ces villes et creuset d’une culture ouvrière forte.

La réhabilitation des friches industrielles en centres d’art procède d’une volonté multiple et renferme des ambitions diverses. Ces nouveaux espaces dédiés à l’art et à la culture sont l’occasion de recréer des lieux de vie locaux pour les habitants ou amateurs d’art issus d’autres quartiers. Toutefois, d’aucuns considèrent que nombre d’habitants ne sont pas en mesure de s’approprier ces lieux dans la mesure où les « formes esthétiques valorisées dans ces espaces, […] parleront essentiellement aux spectateurs détenteurs des codes d’accès à ces formes »2. Est-il néanmoins possible de valoriser ces centres d’art dans une dynamique de réduction de la fracture entre acteurs culturels et habitants d’un territoire, c’est-à-dire de les inclure dans le développement local des villes ? Les « friches culturelles » seront ici envisagées comme moyens de servir des enjeux économiques,

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Une friche est un espace inexploité, sous-utilisé, voire laissé à l'abandon, temporairement ou définitivement, à la suite de l'arrêt d'une activité agricole, portuaire, industrielle, de service, de défense militaire, de stockage ou de transport. Notre étude se concentrera sur le cas des friches industrielles, souvent situées en périphérie des centres urbains. 2 Lynne Rossi, « Friches culturelles : une renaissance culturelle et sociale ? », Ecorev n°8, Banlieue rouge Banlieues vertes, printemps 2002. Source : http://ecorev.org/spip.php?article402 (l’ensemble des ressources Internet était consultable au 25 septembre 2012).


sociaux, et culturels de développement territorial tant au niveau local qu’à une échelle régionale, nationale et internationale.

Au niveau local, la réhabilitation des friches industrielles ouvre la voie à une réflexion sur le lien social et le rôle que l’art peut y jouer. L’étude des centres d’art « atypiques » met en lumière la spécificité des projets culturels qui émergent actuellement et leur capacité à s’ancrer davantage dans les quartiers et dans les villes. Leur intégration progressive et diffuse aux dispositifs institutionnalisés de la politique de la ville invite à se demander comment utiliser l’action culturelle pour mener une véritable politique dans la ville, pour la ville et par la ville ? La culture est enfin l’occasion pour un territoire de s’inscrire dans un espace plus large. Les projets de réhabilitation des zones industrielles en centres d’art participent dans certains cas à la création d’une identité de la ville qui joue sur sa visibilité à l’échelle régionale, nationale, voire internationale. A ce titre, l’analyse des friches industrielles vise à exposer différents projets culturels qui recomposent les rapports de force entre les acteurs de la ville à l’origine de transformations urbaines.

Les « friches culturelles », un nouveau rapport de l’art à la société

D’après Frédéric Kahn et Fabrice Lextrait, en composant avec les espaces en friche, reflets des résidus d'une activité économique fertile, les artistes tentent de les transformer en nouveaux terrains d'expériences, en « lieux des possibles »3 :

L'art advient toujours à l'endroit où on l'attend le moins. Il n'occupe pas une place, au contraire, il libère des espaces, ouvre des horizons qui seront d'abord considérés comme marginaux, pour finalement renverser notre rapport à la norme.

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Les espaces délaissés semblent ici convenir, par leur nature même, aux besoins d’espace et d’organisation exprimés par les artistes5. Ce qui importe aux artistes et autres investisseurs 3

Fabrice Lextrait, Frédéric Kahn, « Nouveaux territoires de l’art », in Claude Renard-Chapiro et Laurence Castany, Nouveaux territoires de l’art, paroles d’élus, 2005. 4 Ibid. 5 « Les usines vides sont bien parce qu’elles sont vides et immenses et donnent la possibilité de travailler et de prendre des risques. » Source : Howard Becker, Les Mondes de l'art, Paris, Flammarion, 1988 ; trad. de Art Worlds, Berkeley, 1982.


de ces espaces est la configuration de ces lieux, mais également les circonstances historiques et les transformations sociales et urbaines qui les ont conduits à se trouver dans leur état actuel. Ce sont ainsi la composition architecturale du lieu et son environnement qui présideront aux décisions liées à l'élaboration d’un projet artistique et culturel. Celui-ci satisfera les aspirations personnelles des artistes, en même temps qu’il renforcera une offre culturelle dans des territoires dans lesquels, jusqu’alors, les initiatives culturelles n’avaient pas nécessairement été considérées comme prioritaires par les acteurs locaux.

Questionnant la place de la culture et des pratiques artistiques dans la ville, les friches culturelles symbolisent la volonté de concevoir de nouvelles manières de mettre l’art en lien avec la société. Les termes « lieux intermédiaires » ou « nouveaux territoires de l'art »,

également

utilisés

pour

désigner

ces

espaces,

caractérisent

des

lieux

d'expérimentation dans lesquels le choix peut être fait de développer une œuvre commune. Utiliser le territoire comme support de projets artistiques permettant de constituer des relations avec les habitants est une expérimentation sociale qui renouvelle alors les processus de fabrication de la ville comme les mondes de l'art6. Dès lors, ces démarches artistiques s’apparentent à une forme d'engagement citoyen. Pour les acteurs publics et les artistes, ces espaces singuliers apparaissent comme des lieux favorisant l’installation de structures faisant dialoguer les créateurs avec les autres acteurs de la cité. La friche La Belle de Mai (Marseille) a ainsi mis en place des programmes d’actions et de suivi de projets de développement sur un territoire de proximité. Depuis 1999, le « jumelage » y constitue un dispositif coordonné entre les artistes de la friche et les acteurs publics. Inscrit dans le cadre de la politique de la ville, il permet la création de projets autour de pratiques artistiques et de la relation aux œuvres, « à destination des enfants, des parents et des habitants du quartier Saint-Mauront Belle de Mai »7. La thématique choisie pour l’un des dispositifs, « Appréhender sa vie comme un projet urbain », développe l’idée selon laquelle toute personne, par le simple fait de cohabiter avec d’autres, participe à l’écriture du lieu qu’elle partage avec ses semblables. Par les multiples actions mises en œuvre, ces programmes œuvrent au développement d’actions transversales entre la Friche La Belle de Mai et le

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Idem. Site Internet de La friche La Belle de Mai : http://www.lafriche.org/friche/zdyn1/rubrique.php3?id_rubrique=74 7


quartier, ses habitants, ses structures associatives, éducatives et culturelles. La géographe Elizabeth Auclair souligne à cet égard :

Parmi les mutations importantes du paysage culturel, on remarque que les innovations se produisent désormais pour une grande part hors des institutions ou sous des formes nouvelles, au sein de structures associatives et de réseaux divers – friches, fabriques, collectifs d’artistes, coopératives… – considérés comme des lieux alternatifs, même si les liens avec les institutions et les collectivités existent généralement d’une manière ou d’une autre.

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Ces nouvelles actions culturelles encouragent une prise en compte des habitants, afin de comprendre l’environnement direct dans lequel ils s’inscrivent. Afin de faire « bouger les lignes », certains artistes fondent leurs œuvres « sur la participation ou l’interaction avec les habitants, sollicitant les spectateurs, et créant des spectacles avec des amateurs. »9 Ces « lieux des possibles » où se repensent de nouvelles manières de mettre en rapport l’art et la société, nous interrogent sur trois points : quelle ville voulons-nous pour demain ? Quelle participation des habitants au devenir des territoires ? Comment réduire la fracture entre l'art et la société ?

Renaissance culturelle pour une cohésion sociale locale

Un des points communs à l’ensemble de ces démarches est de laisser plus de place aux initiatives portées par la société civile et par la population, pour favoriser des démarches plus ascendantes, émanant non seulement des acteurs politiques ou culturels mais également des habitants des quartiers dans lesquels se situent les friches, ainsi que des approches transversales. Il s’agit en un sens de considérer les habitants comme coproducteurs de leur cadre de vie et d’encourager la mise en place de projets collaboratifs. La question du rôle des habitants dans les projets renforce leur prise de conscience des enjeux culturels. On observe également l’importance croissante de la culture au niveau local, « puisque les politiques culturelles constituent désormais un enjeu essentiel pour le 8

Élizabeth Auclair, « Revenir vers les habitants, revenir sur les territoires. L’articulation entre culture et développement durable dans les projets de développement local », in Développement durable et territoires, vol. 2, n°2, mai 2011, Culture et développement durable : vers quel ordre social ?, p 10. Source : http://developpementdurable.revues.org/8946#text. 9 Ibid.


développement des territoires »10. Les politiques culturelles ont longtemps centré leurs actions sur les questions sociales et éducatives. Elles s’ouvrent aujourd'hui à d’autres préoccupations plus transversales, telles que l’urbanisme et l’aménagement du territoire. Des méthodes de travail participatives innovantes inspirent les acteurs culturels, qui font entrer en résonnance la valorisation du patrimoine et la création artistique contemporaine avec de nouvelles modalités d’intervention sur le territoire. Les réflexions qui émergent aujourd’hui autour de l’ambivalence entre enjeux culturels et enjeux socio-urbains traduisent un renouvellement des formes d’art et des modes de transmission de la culture. Cette articulation s’inscrit dans un mouvement prêtant une attention particulière à la vie collective d’un territoire. De même, les ambitions d’une démocratie locale efficace sont caractéristiques des modalités actuelles de l’action publique.

Des projets culturels au service de l’action publique locale

Les friches industrielles se situent souvent dans des quartiers où les habitants sont confrontés à un cumul d’inégalités, sociales, économiques, urbaines (ségrégation spatiale et manques d’infrastructures et de services publics) voire écologiques. La concentration de ces difficultés suppose de s’interroger sur la méthode d’intervention des acteurs locaux. Ces quartiers en difficulté relèvent pour la plupart de dispositifs intégrés à la politique de la ville, que ce soit par des contrats liant État et collectivités territoriales (contrats urbains de cohésion sociale) ou par des dispositions législatives (comme le statut de zone urbaine sensible). La politique de la ville est née au début des années 1980 afin de réduire le fossé entre des zones définies et le territoire qui les entourait. Son objectif est d’allier le droit commun et une intervention publique renforcée en faveur de ces quartiers. Elle s’inscrit dans une recherche de cohésion sociale passant par la pratique d’un dialogue efficace avec les acteurs locaux, qu’ils soient institutionnels, associatifs, ou directement avec les habitants des quartiers concernés. La culture en constitue un des volets, même si elle n’en forme pas l’axe d’intervention principal. Dans ce cadre, le développement de projets culturels insérés dans les territoires et en lien avec les habitants s’inscrit dans la cohérence de la politique de la ville.

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Ibid, p. 6.


A leur manière, les initiatives artistiques et culturelles permettent aujourd'hui de mieux envisager la complexité de la situation de certains quartiers. Depuis la loi d'orientation et de programmation pour la ville et la rénovation urbaine du 1 er août 200311, les moyens alloués à la politique de la ville ont été essentiellement employés à la rénovation des quartiers concernés. Ces opérations de « démolition-reconstruction » constituent souvent des moments privilégiés pour recueillir la parole des habitants et se servir de l’évolution du quartier pour construire un projet artistique. Par exemple, le collectif d’artistes et d’architectes Cochenko12 a installé un conteneur dans la cité Joliot-Curie, pour y organiser des ateliers hebdomadaires de jardinage, de création de papiers peints ou de mobilier 13. Les membres invitent les familles de Joliot-Curie à participer à la décoration et à l’aménagement de leur logement. Alors que quatre cent trente-deux appartements sont actuellement en travaux, le collectif propose une opération d’auto-réhabilitation qui tente de relancer la vie collective, en développant un imaginaire collaboratif. Juliette Six, graphiste textile cofondatrice du collectif considère que le but du projet est d’apprendre aux habitants « des techniques et de faire ensemble du sur-mesure, mais pas de faire à leur place »14. Le collectif a également fait du grand trottoir de la rue du Buisson Saint-Louis, dans le 10ème arrondissement de Paris, un « espace de parole » avec les habitants du quartier15. Les membres ont aussi créé du mobilier urbain provisoire, dont l’étude des usages permettra d’envisager celui qui deviendra pérenne. Le rôle de la culture dans les dispositifs de la politique de la ville a longtemps été réduit à la portion congrue. Pourtant, l’attention grandissante en faveur de l’action culturelle interroge à son tour la capacité de la politique de la ville à articuler la diversité des champs dans lesquels elle doit s’investir pour atteindre les objectifs qui lui sont assignés. La culture constitue à la fois un volet de la politique de la ville et un domaine transversal, renforçant à tous points de vue le lien social.

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er

Loi n° 2003-710 du 1 août 2003. Source : http://legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000428979 12 Soutenu par la ville de Saint-Denis, l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU) et l’Agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances (Acsé) – instances nationales chargées de la mise en œuvre de la politique de la ville dans ses deux volets, urbain et social. 13 Site Internet du projet : http://cochenko.fr/Made-in-Joliot 14 S.A., « Les locataires invités à créer leur papier peint », in Le Parisien, 27 mars 2012. 15 Les habitants sont invités à investir la place et à s’approprier l’espace. Le collectif Cochenko, en collaboration avec Un sourire de toi et je quitte ma mère proposent des ateliers de travail sur différentes thématiques (mobilier urbain, graphisme…) ainsi qu’un laboratoire chargé d’évaluer l’intérêt du projet et son impact auprès des habitants. Pour plus d’informations, consulter : http://www.da-ta-place.com/le-projet-dataplace/


L’exemple de l’action culturelle est emblématique des critiques que l’on peut opposer à la politique de la ville. En se voulant transversale et en ayant pour objectif de réduire les inégalités entre une zone délimitée, incluse dans la « géographie prioritaire » et le territoire attenant, elle doit chercher à créer des passerelles entre les territoires, à l’instar de ces friches culturelles accessibles non seulement au quartier, mais également à la ville, à la région et même à l’international comme en témoigne La Belle de Mai. La politique de zonage qui consiste à concentrer des moyens d’intervention sur des territoires précis, vise à améliorer le cadre de vie et l’état des logements, ainsi qu’à remédier aux situations de suroccupation. Cependant, eu égard au rapport de la Cour des comptes de juillet 2012 sur la politique de la ville, celle-ci peine à réduire les écarts entre les quartiers prioritaires et villes environnantes. Le rapport note que la superposition d’une multitude de dispositifs complémentaires16 nuit à l’efficacité de la politique de la ville en diluant les moyens qui lui sont alloués et en compliquant son pilotage stratégique. Il souligne par exemple le manque d’articulation entre la rénovation urbaine et l’accompagnement social, dont l’insuffisance pérennise les inégalités entre quartiers. Les projets culturels pourraient participer de ce lien entre les opérations de démolition et l’impératif d’intégration des habitants à ces projets.

En outre, des défaillances sont constatées dans le choix du zonage de certains quartiers puisque les diagnostics préalables à l’établissement des contrats urbains de cohésion sociale se fondent rarement sur une analyse véritablement précise des quartiers prioritaires. Si les ménages relogés sont en majorité satisfaits de leur nouveau logement et si la rénovation urbaine est perçue comme bénéfique à l’ensemble de la commune, les objectifs de mixité sociale sont encore contrariés par l’insuffisance de politique de peuplement à l’échelle de l’agglomération et le manque de promotion privée ou de logements financés à l’aide d’un prêt locatif social17. La carence en infrastructures de transport reste un obstacle à la mobilité des personnes ainsi qu’à l’attractivité des territoires. Enfin, le système de délimitation de quartiers ou d’îlots peut engendrer une 16

On peut citer les zones urbaines sensibles (ZUS), définies unilatéralement par l’Etat ; les zones franches urbaines (ZFU) ; les zones de redynamisation urbaine (ZRU) ; les contrats urbains de cohésion sociale (CUCS) signés entre l’Etat et les collectivités territoriales ; les grands projets de rénovation urbaine pilotés par l’ANRU, etc. 17 Cour des comptes, « La politique de la ville, une décennie de réformes », rapport public thématique, juillet 2012. Source : http://www.ccomptes.fr/Publications/Publications/La-politique-de-la-ville-une-decennie-de-reformes


stigmatisation de ces territoires, qui limite les interactions possibles avec leur environnement immédiat. Par conséquent, les dispositifs permettant la mobilité urbaine, résidentielle et donc sociale font encore défaut. L’intérêt des projets d’appropriation par les « nouveaux territoires de l’art » est justement de disposer de nouveaux leviers d’action en faveur de ces territoires. Par exemple, la Délégation à la politique de la ville et à l’intégration de la ville de Paris a signé une Charte de coopération culturelle18, afin de favoriser l’accessibilité de la culture, que ce soit en termes financiers ou de compréhension. De manière générale, l‘écart entre de grandes ambitions sociales et la réalité du terrain invite à prêter une attention accrue au local et à accorder aux habitants une place dans la réflexion sur les projets, afin d’agir à la racine des inégalités. La politique de la ville réinvestit le champ urbain par la culture, considérée comme ressource favorisant le développement individuel et la participation à la vie collective de façon innovante. Toutefois, le risque est réel d’une instrumentalisation de la culture pour la mettre au service des politiques locales. La réussite de tels projets dépend de l’implication sur le long terme des divers acteurs culturels et politiques de ces projets.

Une dynamique de développement des villes postindustrielles

Dans une perspective de développement local, les friches culturelles sont au cœur d’un ensemble d’expérimentations et de réflexions poursuivant un idéal de reconfiguration des pratiques artistiques au plus près des personnes, des groupes sociaux et de leur territoire de vie19. Cependant, la culture est aussi l’occasion pour un territoire de poursuivre des objectifs d’une autre ampleur. Destinés à identifier un territoire et à dynamiser son économie, certains lieux culturels et créatifs s’inscrivent aujourd’hui dans une logique de « marketing territorial ». Les projets de réhabilitation abondent en France ou dans les anciens bastions industriels de l’étranger, visant par exemple à transformer des friches industrielles périphériques ou des docks des zones portuaires en centres d’art. En région parisienne, à Marseille, à Istanbul ou à Rotterdam, de tels projets ont été initiés depuis plusieurs années. 18

En collaboration avec la Direction des affaires culturelles et la Mission Cinéma de la mairie de Paris. Philippe Henry Quel devenir pour les friches culturelles en France ? D’une conception culturelle des pratiques à des centres artistiques territorialisés, mai 2010 Recherche menée dans le cadre du projet CPER 2008-2009 Haute Normandie. 19


Le passage d’une économie fondée sur la production industrielle à une valorisation du tertiaire invite les villes à restructurer l’aménagement des secteurs porteurs de croissance sur le territoire. Le développement économique s’appuie aujourd’hui sur des secteurs qui autrefois n’étaient pas perçus comme viables. Le fait de considérer des activités créatives comme un secteur économique à part entière, porteur d’emplois à long terme dans la métropole et plus seulement comme relevant du champ culturel, est un phénomène récent20,. Quoi qu’il en soit, les industries culturelles et créatives occupent désormais une place prépondérante dans l’économie de la connaissance, de l’information, de l’immatériel et du numérique. Elles constituent un outil de développement des villes, qui sont parmi les premiers espaces concernés par la mondialisation. Ces secteurs d’activités invitent à intégrer la culture dans les politiques urbaines des villes en mutation et font de la présence d’équipements et d’industries culturels un moteur de revitalisation urbaine. Dès lors, la reconversion des friches industrielles peut servir cette autre dimension de la culture, davantage centrée sur la consommation et sur une reconnaissance dépassant le niveau local ou régional.

Une tendance à la « clusterisation » La tendance à la création de clusters21 économiques dans des lieux anciennement occupés par les industries est un autre exemple de modèle de développement qui associe culture contemporaine et mobilisation des énergies locales pour transformer un handicap en atout. Les clusters sont des pôles d’attractivité accueillant les industries créatives, les

institutions de l’art contemporain et des arts numériques, les activités d’innovation urbaine. Les industries créatives peuvent être définies comme :

Les secteurs industriels qui trouvent leur origine dans la créativité individuelle, la compétence et le talent, [offrant] des potentialités de création de richesses et d’emplois à travers le soutien et l’exploitation de la propriété intellectuelle. Elles sont composées de plusieurs secteurs d'activité économique: architecture, publicité, cinéma/vidéo/audiovisuel/photographie, musique/spectacle

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Carine Camors et Odile Soulard, Les industries créatives en Île-de-France. Un nouveau regard sur la métropole, Institut d’Aménagement et d’Urbanisme d’Île-de-France, mars 2010. 21 Grappe d’activités.


vivant, design, marché de l'art/antiquités, mode, édition (livre et presse), jeux vidéo/logiciel, et artisanat d'art.

22

Faire des villes des métropoles créatives dynamiques s’inscrit dans les politiques de régénération des villes, qui rend leur attractivité plus nécessaire que jamais.

L’attractivité culturelle, un outil de marketing territorial

Dans un contexte de compétition entre les territoires, l’attractivité des villes devient fondamentale pour acquérir une reconnaissance à l’échelle locale, régionale, nationale voire internationale. Les actions culturelle et artistique s’articulent de plus en plus avec cet enjeu et donnent naissance à des stratégies de marketing territorial23. Dans cette optique, la ville de Boulogne-Billancourt a engagé un vaste programme à vocation internationale de réaménagement de l’île Seguin, sur le site des anciennes usines Renault. Il accueillera notamment un cluster d'art contemporain regroupant un ensemble d'activités liées aux arts plastiques et visuels, complété par une ou plusieurs fondations qui offriront des espaces d'exposition et par deux équipements valorisant la création numérique.24 Les stratégies de compétitivité encourageant l’investissement et l’emploi incitent désormais les collectivités à développer des atouts et des dispositifs permettant d’entretenir une identité territoriale forte.

Il est permis de s’interroger sur l’objectif de cette course à la notoriété entre métropoles culturelles, dont les logiques essentiellement économiques ou commerciales reposent sur des interventions urbaines souvent très onéreuses. Les stratégies de marketing participent de la reconnaissance du rôle des clusters culturels comme levier économique. Favorisant un milieu urbain dynamique, elles renforcent la régénération urbaine au sein des métropoles. Pourtant, la création de tels équipements culturels est sujette à controverse. En devenant un élément phare d’une stratégie urbaine, elle a souvent davantage pour objectif 22

Ibid., p 7, définition du Ministère britannique de la culture, des médias et des sports. L’Association francophone pour le savoir énonce clairement que « la restructuration des économies urbaines, mais aussi les effets et réels et attendus de la mondialisation amènent (à) concevoir les arts et la culture sous l’angle d’une ressource apte à fonder un avantage concurrentiel pour les territoires. » ème Source : 76 Congrès de l’Association francophone pour le savoir, Arts et territoires : vers une nouvelle économie culturelle, Québec, mai 2008. 24 Site Internet de l’Ile-Seguin : http://www.ileseguin-rivesdeseine.fr/ 23


de rendre la ville attractive que de correspondre aux besoins locaux et pratiques des habitants.25 Il n’est donc pas certain que les valeurs sur lesquelles s’appuient ces processus puissent répondre aux objectifs du « vivre ensemble »26, souvent invoqués aujourd’hui et dans la logique duquel s’inscrivent les friches culturelles. Ceci questionne les différentes logiques de la revitalisation urbaine par la culture, ainsi que leur imbrication. Les espaces atypiques sont souvent plus vulnérables aux tensions économiques et urbaines que les clusters culturels, dont les retours économiques assoient la viabilité. Par ailleurs, ces espaces ont besoin de garder une certaine marge de manœuvre vis-à-vis de telles réutilisations de la culture. L’Etat a d’ailleurs tenté d’en comprendre le fonctionnement, en lançant des études et réflexions concernant ces projets. Celles-ci rendent compte de la nécessité de considérer la singularité des friches culturelles pour ne pas leur faire perdre leur spontanéité, véritable moteur des initiatives artistiques :

La création artistique progresse dans les lieux institués mais aussi dans les marges. Nous sommes conscients qu’il y a un équilibre à trouver et que, dès lors que nous institutionnalisons ces friches ces ateliers, ces laboratoires, on risque de leur faire perdre une part de leur spontanéité. C’est dans cet équilibre, cette articulation que les collectivités locales ont un rôle à jouer.

27

La promotion des villes et les politiques de cohésion sociale réunissent des éléments dont les conséquences tendent vers des directions opposées.28Si le marketing territorial ne sert que partiellement les projets de société développés dans les « friches culturelles » évoquées dans ce rapport, il convient d’éviter d’en tirer des conclusions hâtives et de soutenir qu’une logique prend nécessairement le pas sur l’autre. Toutes deux se superposent et interagissent différemment selon les situations. Elles peuvent même se révéler complémentaires si des complexes culturels orientés vers la consommation parviennent à prendre en compte les besoins locaux et à encourager la production culturelle locale. Concilier des programmes stratégiques de régénération urbaine et de cohésion 25

Elsa Vivant, « L'instrumentalisation de la culture dans les politiques urbaines : un modèle d'action transposable ? », Espaces et sociétés, 2007/4 n° 131, p. 49-66. DOI : 10.3917/esp.131.0049. 26 Élizabeth Auclair, « Revenir vers les habitants, revenir sur les territoires ; L’articulation entre culture et développement durable dans les projets de développement local », in Dossier Culture et développement durable, vol. 2, n°2 (Mai 2011), Culture et développement durable: vers quel ordre social ? Source : http://developpementdurable.revues.org/8946#text 27 Fabrice Lextrait, Frédéric Kahn, « Nouveaux territoires de l’art », op. cit. 28 Examen territoriaux de l’OCDE : Villes et compétitivité, L’entrepreunarialisme urbain et les stratégies de promotion de la ville, p 49, 2007.


sociale est le principal défi de la revitalisation urbaine par l’action culturelle et artistique. Même si des projets sont en principe tirés par le marché et engagés sur une initiative privée, cette logique n’a pas toujours pour conséquence de négliger les intérêts de la population locale. Qui plus est, l’adhésion de la population locale est nécessaire à la réussite de ces projets et doit être la première concernée, même si ces lieux culturels favorisent la visibilité à une échelle supérieure. Il importe de prendre en compte les intérêts et besoins de la population, afin de favoriser l’appropriation de ces projets par les habitants. L’environnement physique joue un rôle crucial dans la stimulation de la vie sociale et la créativité culturelle. La création d’un espace public ouvert, accessible, agréable et psychologiquement accueillant vise à contrecarrer la tendance des complexes commerciaux à exclure tous ceux qui ne constituent pas le public visé par le type de biens et de services proposé. De même, proposer des lieux culturels accessibles aux artistes locaux aide à la production culturelle locale. Le soutien populaire renforce donc la viabilité à long terme du projet : cette approche entrepreneuriale doit emporter l’adhésion et l’engagement des résidents à la stratégie choisie. Pour ce faire, les méthodes inclusives permettant aux habitants de s’impliquer dans l’élaboration du projet donnent aux résidents l’occasion de prendre connaissance du point de vue des décideurs et de participer à des débats durant le processus de planification stratégique29. Enfin, la réussite de tels projets dépend beaucoup de l’investissement et de l’intervention des pouvoirs publics : mise à disposition de l’infrastructure de transport, acquisition et regroupement de terrains, etc.

Club du Millénaire : Victoire Bech, Sarah Laffon, Nermin Unlusoy

Comité de rédaction : Lara Deger, Louis-Marie Bureau

29

Idem.


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