L'ensemble scolaire Saint-Adrien à Villeneuve d'Ascq

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L’ensemble scolaire Saint-Adrien à Villeneuve d’Ascq Du local à l’international, récit d’une modernité renouvelée: 1955-1975

Séminaire d’initiation à la recherche Histoire de l’architecture contemporaine Sous la direction de Richard Klein Martin Cobb



L’ensemble scolaire Saint-Adrien à Villeneuve d’Ascq Du local à l’international, récit d’une modernité renouvelée 1955-1975 Martin COBB Mémoire d’initiation à la recherche Sous la direction de Richard Klein

Séminaire «Histoire de l’architecture contemporaine»

2016-2017 École Nationale Supérieure d’Architecture et de paysage de Lille



« Dans le cours de l’histoire, il y a des périodes où les hommes pensent en même temps les mêmes formes. L’influence n’est alors que le moyen des affinités, et l’on peut dire qu’elle ne s’exerce pas en dehors de ces dernières. Pour comprendre comment se font et se défont ces unanimités instables, peutêtre ne serait-il pas inutile de reprendre une vielle distinction saint-simonienne entre époques critiques et époques organiques, les unes étant caractérisées par la multiplicité contradictoire des expériences, les autres par l’unité et par la constance des résultats acquis. Mais il subsiste toujours des précocités et des retards dans toute époque organique, qui reste, en sous-œuvre, critique.» Henri Focillon, Vie des formes.



REMERCIEMENTS Je tiens tout d’abord à un rendre un chaleureux hommage à Richard Klein, qui aura animé avec passion et humour les nombreuses séances de séminaires durant l’année et qui, même face aux assemblées muettes, aura toujours su nous divulguer un contenu riche en découvertes. Je remercie également Philippe Lepère pour m’avoir accordé l’attention que son travail mérite à bien des égards, Étienne-Marie Dhalluin, Jean-Marie Ballenghien et Pierre-Marie Deleersnyder pour m’avoir reçu et partagé leurs expériences de directeurs. Rodolphe Vanbaevinckhov, pour m’avoir permis d’accéder à l’établissement quand bon me semblait. Tous les membres du séminaire, ma famille et mes amis pour leurs relectures avisées, particulièrement Marine et Sahar pour leur aide précieuse.

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INTRODUCTION «Il n’y a pas de différence entre ce dont un livre parle et la manière dont il est fait .» 1

Gilles Deleuze et Félix Guettari

L’ensemble scolaire Saint-Adrien à Villeneuve d’Ascq : son parc, son ancien noviciat, sa chapelle, ses extensions. Situé en plein cœur de l’une des communes historique de la ville nouvelle, la morphologie du site interroge sa destination d’usage. Pensionnat ? École ? Maison de retraite ? La dimension religieuse du lieu n’échappe pourtant pas au visiteur. L’histoire de l’établissement est par essence liée à la congrégation laïque des frères des écoles chrétiennes2 qui, en 1877, ouvre dans le village d’Annappes une maison provinciale destinée aux frères ainsi qu’une petite école de campagne. L’exemple étudié est représentatif d’un type de site architectural mêlant édifices à destination scolaire et bâtiments religieux, typologie qu’il partage avec d’autres sites lasalliens situés partout en France. Ces ensembles se caractérisent par un ou plusieurs bâtiments historiques implantés dans un parc autour desquels s’articulent différentes phases d’extensions conçues lors de la seconde moitié du XXème siècle. En effet, la massification de la scolarisation en France et en Europe après la seconde guerre mondiale ainsi que les réformes gouvernementales de l’éducation nationale donneront naissance à partir des années 1950 à une vague de construction scolaire sans précédent. En 1960, il faut construire « un collège par jour ». L’histoire de l’école Saint-Adrien sera principalement marquée par trois extensions 3 réalisées durant la période qui s’étale de 1955 à 1975. Cet intervalle historique fournis d’emblée un repère symbolique aisé pour traiter des phénomènes qu’il recouvre. En 1953, la ville d’Aix-en-Provence accueille le neuvième Congrès International d’Architecture Moderne. En 1958, la France entre dans la Vème République, marquée par un climat de croissance effréné et une confiance en l’avenir inébranlable. En 1979, l’enthousiasme général des trente-glorieuses est stoppé net par un second choc pétrolier historique. À Saint-Adrien, la première génération d’extensions enveloppant la période 19551966 permet à l’école d’effectuer une entrée remarquée dans la modernité d’aprèsguerre. Les édifices alors construits seront les dignes témoins de la diffusion nationale d’une architecture scolaire reprise en main par l’État suite à l’urgence née du dévelop-

1- DELEUZE, Gilles, GUATTARI, Félix, Capitalisme et Schizophrénie, Mille plateaux, Les éditions de Minuit, Paris, 1980, Introduction: «Rhizome»., p.11 2- Autrement appelée «congrégation lasallienne». . 3- Ces trois extensions ont l’avantage historique indéniable d’avoir été, dans l’ensemble, conservés dans leur apparence originelle.

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pement français des années 1950-1960. En 1972, Philippe Lepère, jeune architecte de la région, signe à Saint-Adrien un nouveau collège tandis que la ville nouvelle de Lille-Lest commence à peine à sortir de terre. Cet édifice se verra notamment confier de nouvelles missions: démocratiser l’enseignement, humaniser l’architecture scolaire dans un cadre de verdure qui se veut plus favorable au bien-être des élèves. La même année, l’architecte achevait à peine la construction de l’ensemble monastique du Carmel de Villeneuve d’Ascq. Deux ans plus tard, Lepère est de nouveau missionné par l’école pour réaliser une maison communautaire destiné aux frères âgés de l’établissement. A partir d’un principe pavillonnaire, l’architecte réussira à créer, plus qu’une maison de repos, un véritable lieu de retraite spirituelle. Les deux édifices se démarquent par leurs plans complexes et leurs élévations reconnaissables entre toutes, ainsi que par leurs principes de compositions intrinsèques. La confrontation entre cette seconde génération d’extensions et la première, construites à quelques années d’intervalle, est saisissante. Les édifices conçus par Lepère à Saint-Adrien, en plus de leur intérêt architectural indéniable, interrogent. Si ces bâtiments sont capables de nous interroger, c’est parce qu’ils sont issus de principes architecturaux qui ne nous semblent pas inconnus ; ceux-ci sont d’autant plus mis en valeur par leur juxtaposition directe avec des bâtiments dont la construction s’étale sur plus de cent ans. Même si l’établissement n’est ni une déclaration d’architecture grandiloquente, ni un modèle célèbre et médiatisé, les différents projets qui le caractérisent font partie de ces architectures méconnues qui présentent un intérêt historique non négligeable. Elles ont cet avantage subtil de faire partie d’une production nationale non pas exceptionnelle mais quotidienne, production la plus à même de mettre en évidence de grandes convergences quant aux manières de penser un type d’architecture, à un moment donné. Selon William J.R Curtis, qui écrivait en 1982 dans sa fameuse Histoire de l’architecture moderne depuis 1900, « l’un des objectifs principaux de l’histoire de l’architecture est d’expliquer pourquoi certaines configurations et solutions techniques ont paru conformes à une tâche particulière et d’en étudier les significations et les intentions profondes4.» Il s’agit ici de considérer le projet architectural dans son sens le plus pur comme la réponse systématique d’un certain architecte à un certain programme, durant une certaine période historique, sans en exclure les histoires communes et respectives. Ce point de vue se rattache inévitablement à la propre vision partielle de l’historien qui, dans sa quête de vérité, choisira d’exhumer les événements historiques selon des critères qu’il aura lui-même élaboré. N’étais-ce pas Paul Veyne qui, dans son ouvrage Comment on écrit l’histoire, expliquait que «tout au plus peut-on penser que certains faits sont plus importants que d’autres, mais cette importance elle-même dépend entière-

4- CURTIS, William J.R, L’architecture moderne depuis 1900, Éditions phaidon (3ème édition), Paris, 2004 (1982), p. 14

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ment des critères choisis par chaque histoire et n’a pas de grandeur absolue5»? En exprimant la rencontre entre doctrines architecturales, urbaines, personnalités individuelles et microcosmes liés à l’établissement, le mémoire aura pour objectif de démontrer les relations topologiques intrinsèques à l’élaboration d’une architecture ancrée dans son milieu et son époque ; et plus généralement dans un contexte national et international. Le travail de Philippe Lepère, architecte à l’œuvre prolifique et intelligente, occupera à cet effet une place de choix dans sa structure générale. A l’image du phénomène qu’il tente de décrire, ce mémoire s’efforcera d’entretenir un rapport étroit entre une analyse scientifique de l’histoire de l’établissement et une série d’événements choisis, «dont la proximité et la juxtaposition renforcent leur significations distinctes6». Le récit sera construit à l’opposé d’une logique qui voudrait organiser l’histoire de manière centripète, de l’international vers le local, pour privilégier l’étude historique des milieux locaux et la description précise des architectures dans le but de comprendre leur manière unique de s’insérer dans un contexte architectural plus vaste. Loin de s’inscrire au sein d’une page vierge, la ville nouvelle de Villeneuve d’Ascq se constituera sur la base d’un territoire préexistant qui influencera d’autant plus la construction de l’école Saint-Adrien. Les architectures de Philippe Lepère démontreront ensuite, au travers de leur description, l’interprétation personnelle de principes architecturaux devenus fondamentaux durant la seconde moitié du XXème siècle.

5- VEYNE, Paul, Comment on écrit l’histoire, Seuil, Paris, 1971, p. 25 6--KOOLHAAS Rem, New York délire, un manifeste rétroactif pour Manhattan, éditions parenthèses, Paris, 2002 (1978), p. 11

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TABLE DES MATIÈRES REMERCIEMENTS

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INTRODUCTION

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La congrégation des frères des écoles chrétiennes et la maison Saint-Jean d’Annapes

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1- SAINT ADRIEN ET LILLE-EST: STATUT D’UNE ÉCOLE DE CAMPAGNE DANS LA

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1.1_La première phase d’extension [1955-1969]: standards de la construction scolaire d’après-guerre.

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1.1.1_ L’école aux mains de l’État: l’architecture scolaire après 1945. 1.1.2_ Les extensions de 1955 et le CEG de 1966: entre architectures-types et constructions artisanales.

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FUTURE VILLE NOUVELLE

1.2_ Annapes avant Lille-Est: prémices d’une nouvelle identité de ville. 1.2.1_ Les quartiers de Résidence et Poste à Annappes: symboles locaux d’un urbanisme en bout de course. 1.2.2_ Le quartier de Brigode: la ville verte aux portes d’Annappes

1.3_ Mises en formes locales de tendances sociétales nationales.

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1.3.1_ Ville nouvelle,vie nouvelle: Villeneuve d’Ascq ou le rejet du grand ensemble. 1.3.2_ Renouveau pédagogique et innovation de l’architecture scolaire dans les années 1970

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2- LA SECONDE PHASE D’EXTENSION [1972-1975]: LE MODERNISME HYBRIDE DE

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2.1_ Le CEG de 1972: développement spatial d’une architecture systémique.

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PHILIPPE LEPÈRE.

2.1.1_ La fabrication du milieu et la rupture de la forme close. 2.1.2_ La salle de classe comme unité de volume.

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2.2_ La maison de repos Saint-Jean: le système pavillonnaire moderne au service d’une vie en communauté.

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2.2.1_ Une architecture-rhizome au cœur de la nature 2.2.2_ La maison Saint Jean et le Carmel d’Ascq: déclinaison et approfondissement d’une typologie d’habitat en communauté.

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2.3_ Composition, non-composition et décomposition: dialogue et rencontre de logiques conceptuelles opposées.

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2.3.1_ Culture de composition et vérité constructive. 2.3.2_ Le principe de prolifération organique, ou la mise en œuvre d’une flexibilité conceptuelle. 2.3.3_ L’expansion des bâtiments: entre compréhension et négation des logiques architecturales initiales.

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3- PENSÉE INTERNATIONALE ET CONVERGENCES ARCHITECTURALES: VERS UN RENOUVELLEMENT DE L’ARCHITECTURE MODERNE

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3.1_ Ruptures et continuités de la pensée architecturale moderne en France après 1945.

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3.1.1_ Dans l’ombre du mouvement moderne: la difficile émancipation des architectes français après la Seconde Guerre mondiale. 3.1.2_ Le neuvième Congrès International de l’Architecture Moderne à Aixen-Provence: ambiguïtés d’un écart générationnel.

3.2_ Le renouvellement des formes modernes dans les années 1970 : un processus de légitimation.

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3.2.1_L’esthétique du grand nombre. 3.2.2_Formes complexes et formes primitives

OUVERTURE

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CORPUS BIBLIOGRAPHIQUE

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ANNEXES

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LA CONGRÉGATION DES FRÉRES DES ÉCOLES CHRÉTIENNES ET LA MAISON SAINT JEAN D’ANNAPPES

Il ne sera jamais permis à aucun frère non pas même au frère Directeur d’aller enseigner en ville pour quelque raison que ce soit Les frères seront exacts à ne pas quitter leur place dans l’école, à moins qu’il n’y ait une grande nécessité. Lorsqu’on ouvrira la porte, on aura égard que les écoliers ne s’empressent point pour entrer en foule, mais qu’ils entrent modestement l’un après l’autre. En entrant dans l’école, tous les écoliers marcheront si légèrement et si posément qu’on ne les entende pas ; ayant leur chapeau bas, ils prendront de l’eau bénite, et faisant le signe de la sainte croix, ils iront ensuite droit à leurs classes1.» [Saint Jean Baptiste de la Salle]

Comment écrire l’histoire architecturale de l’ensemble scolaire lasallien d’Annappes durant la seconde moitié du XXème siècle sans en évoquer brièvement les origines? La congrégation des frères des écoles chrétiennes est une association religieuse masculine fondée à Reims en 1684 par Jean Baptiste de La Salle. Prêtre et docteur en théologie, J.B de La Salle entreprend dès 1679 la création d’écoles gratuites destinées aux enfants pauvres qui doivent, grâce à la religion, se soustraire à la corruption et s’initier aux bonnes mœurs. Tandis que l’éducation du XVIIème siècle est encore destinée aux élites et s’effectue par le biais de maîtres personnels provenant du clergé, J.B de La Salle formalise certaines expériences éducatives en cours en prônant une école ouverte aux plus démunis et indépendante des rangs du clergé. La structure de l’école telle que nous la connaissons aujourd’hui fait partie des innovations qui lui sont attribuables: l’apprentissage se décloisonne et s’organise autour d’un unique professeur chargé de transmettre un savoir précis (histoire, géographie, calcul, français ou latin) enseigné à un groupe d’élèves du même âge, simultanément et durant une période dictée par l’intervalle entre deux sons de cloches. La préoccupation de faire fonctionner l’école correctement est alors très présente, notamment à travers l’écriture de différents textes comme La conduite des écoles chrétiennes, véritable manuel pratique énonçant de manière précise l’ensemble des règles scolaires et comportementales à appliquer au sein des écoles chrétiennes. La congrégation va développer dans ce sens un véritable savoir-faire pragmatique destiné à former le plus efficacement possible des jeunes qui nécessitent d’être intégrés à la société. Cette pensée pragmatique est également visible dans l’architecture produite par les différents bâtiments destinés à l’œuvre lasallienne. Dès le XVIIème siècle, les édifices se doivent d’être fonctionnels et aérés pour garantir la circulation de grands groupes d’élèves dans le calme tandis que les pensionnats s’ins-

1- Texte tiré de l’ouvrage La conduite des écoles chrétiennes, rédigé en 1706 par Jean Baptiste de La Salle et régulièrement réédité pour correspondre à l’évolution de la langue française.

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Ecole élémentaire Saint Adrien, plan de rez-de chaussée. Archives lasalliennes de Lyon.

pirent du modèle d’organisation monastique et intègrent dans la configuration globale des édifices une chapelle destinée aux résidents permanents. Les professeurs laïcs2 qui rejoignent la congrégation s’unissent dans un mode de vie religieux et communautaire au travers d’un vœu d’association qui les engage à consacrer leur vie à la «mission éducative» lassalienne. Chaque école se structure grâce à l’élection d’un frère directeur qui supervise l’ensemble de la vie de l’établissement. Ceux-ci sont directement formés à l’enseignement et à la vie religieuse par l’intermédiaire d’un schéma classique de noviciats regroupés dans des maisons de formations destinés à la vie communautaire entre futurs frères et frères enseignants. La maison de formation construite en 1877 à Annappes en est un exemple. Au cours du XIXème siècle, la congrégation s’organise en France par l’intermédiaire de districts associés aux grandes capitales de région ainsi que de frères «visiteurs» chargés de l’animation d’une province attitrée. Le district de Lille-Cambrai, constitué en 1867, compte alors une première maison de formation implantée dans la ville de Cambrai. Sous l’impulsion du frère Eleutherius qui voit en la région lilloise un terrain de développement plus prometteur, la congrégation fait l’acquisition en 1875 d’une surface de quatre hectares située sur l’ancienne propriété du château d’Annappes, petit village de 2300 habitants distant d’à peine quelques kilomètres de Lille. Le terrain est alors cédé par la comtesse de Clercy, sœur du défunt maire d’Annappes Adrien de Brigode, en échange de la construction d’une école destinée aux enfants du village. Celle-ci ouvrira deux classes dans l’ancien patronage paroissial d’Annappes construit en 18723

2- La congrégation des frères des écoles est une congrégation religieuse laïque dans le sens qu’elle ne dépend pas directement du clergé et constitue un ordre catholique indépendant. Les hommes qui y font vœux endossent le statut de frère et prononcent des vœux simples en opposition aux vœux solennels destinés aux futurs prêtres. . 3- Voir photographies en annexe.

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Chapelle du noviciat Saint Jean, Paul Vilain Arch. ©Delcampe cartes postales

Noviciat Saint Jean, plan d’étage courant. Paul Vilain Arch. Archives lasalliennes de Lyon.

à proximité de la place centrale du village et de l’église Saint Sébastien. La maison de province Saint Jean, qui doit abriter un pôle régional composé d’un noviciat destiné à la formation des jeunes frères ainsi que d’une maison de retraite pour les frères âgés, est quant à elle réalisée en 1876 par le jeune architecte Paul Vilain. Cette construction précoce lui donnera accès par la suite à de nombreuses commandes d’ordre religieux4. Le bâtiment d’origine, imposant parallélépipède de brique aux planchers en bois et à la toiture mansardée, sera complété en 1885 d’une imposante chapelle de béton armé habillé de briques. A cause du terrain marécageux sur lequel s’implante la propriété, celle-ci devra être soulevée du sol d’un niveau entier à moitié enterré qui sépare le lieu de culte d’un sol humide et instable. Deux travées supplémentaires seront même abandonnées pour ces mêmes causes.

4- Paul Vilain sera notamment nommé à la direction du chantier de Notre-Dame de la Treille à Lille en 1887. Il réalisera également quelques églises dans la région et de nombreux édifices scolaires religieux comme l’institut Catholique des Arts et Métiers (1898) ou le pensionnat lasallien Saint Pierre (1887)à Lille. La fin de sa carrière sera marquée par la construction en béton armé du Grand Séminaire de Lille (1931)

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Pratique et fonctionnel, le plan du bâtiment est très révélateur d’une pensée lasallienne pragmatique et de son mode d’organisation communautaire. Un large couloir central destiné à l’évolution des pensionnaires permet de desservir dans le calme des rangées de chambres juxtaposée en façade et éclairées naturellement par de grandes baies, tandis que la chapelle, loin d’organiser un ordre fermé avec la grande bâtisse d’origine, s’érige au centre d’un dispositif en T totalement ouvert sur le parc environnant. La force symbolique du positionnement de la chapelle est totale: ancienne et nouvelle génération se retrouvent unifiées dans une vie consacré à la prière et à l’enseignement. L’édifice d’origine sera détruit par un grand incendie en 1896 mais la chapelle préservé grâce à la rupture des connexions en bois qui la reliait au bâtiment principal. Un nouvel édifice sera reconstruit par Paul Vilain sur la base du précédent. L’entièreté de la structure horizontale, la plus sensible au feu, est alors réalisé en plancher de béton armé, tandis que l’ancienne toiture mansardée se transforme en terrasse accessible par les frères, couronné d’un imposant fronton décoré d’une mosaïque visible depuis le village d’Annappes. L’édifice s’impose comme un remarquable précurseur au travers du choix d’un matériau encore très peu utilisé à la fin du XIXème siècle, confirmant la pensée pragmatique qui va caractériser l’identité architecturale de la congrégation jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

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1_SAINT ADRIEN ET LILLE-EST: STATUT D’UNE ÉCOLE DE CAMPAGNE DANS LA FUTURE VILLE NOUVELLE.

1.1_La première phase d’extension [1995-1969]: standards de la construction scolaire d’après-guerre. 1.1.1_L’école aux mains de l’État: l’architecture scolaire après 1945. Le secteur de la construction scolaire reste de la fin du XVIIème siècle jusqu’à la seconde moitié du XXème siècle un domaine rarement perméable à l’innovation architecturale. L’école est alors par essence contrainte par le schéma binaire salle de classe/ couloir fonctionnel et s’organise en plan autour d’un mobilier savamment étudié pour assurer l’ordre et la discipline. En ville, les bâtiments s’adaptent aux parcelles de manière linéaire en libérant un espace clos destiné à une cour de récréation. D’un point de vue architectural et typologique, les grands collèges ne font que suivre le plan traditionnel des édifices conventuels déjà adoptés par les établissements d’enseignement à la fin du Moyen Age. Cette typologie n’a rien de spécifique aux établissements scolaires, puisqu’on la retrouve dans des édifices comme la caserne, le couvent, l’hôpital ; elle est transposée par la suite aux lycées construits au XIX° siècle et produit une grande diversité d’édifices. A la campagne, les écoles modestes suivent le plus souvent un schéma de maison traditionnelle lorsqu’elles ne sont pas directement issues d’un réemploi. Il faudra attendre la fin de la seconde guerre mondiale et l’écriture des instructions de 1949 et de 1952 relatives aux nouvelles normes de construction scolaire pour constater une modification massive du paysage architectural scolaire français, comme nous l’explique l’architecte Clément Keller: «Dans un objectif de normalisation et d’industrialisation des constructions, sont déterminés des quota de surfaces et des plafonnements des prix et des subventions. La conception des écoles doit respecter des normes strictes dont, selon une circulaire ministérielle de 1952, une trame orthogonale de 1,75 mètres de côté, générant ainsi une surface de salle de 7 mètres X 8,75 mètres, soit environ 60 m², pour un effectif de 40 élèves et une largeur de couloir de 1,75 mètres1.»

L’Etat va alors cesser de divulguer de simples conseils qui peuvent être respectés ou non par les architectes pour leur promulguer de véritables ordres. Le domaine de l’architecture scolaire avait déjà été source d’un série d’expérimen-

1- KELLER, Clément, L’architecture scolaire à Strasbourg, de l’entre-deux-guerre à nos jours, Base numérique du patrimoine d’Alsace, Académie de Strasbourg, consultable sur le lien http://www.crdp-strasbourg.fr/data/ histoire/ecole-alsace/archi_2.php?parent=9, publié le 1er Octobre 2010..

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L’ensemble scolaire Karl Marx, Villejuif, France, 1933 Tiré de Histoire de l’architecture moderne depuis 1900 William J.R Curtis

L’école tramée conçue comme un programme situé au cœur des opérations de logements. Groupe scolaire Albert Camus à Mulhouse, Z.U.P de Dornach, 1962 Marcel Lods arch. Base numérique du patrimoine d’Alsace www. crdp-strasbourg.fr

tations durant la première moitié du XXème siècle, notamment par l’intermédiaire du mouvement des écoles à aire ouverte qui prévoyait «d’associer l’institution scolaire à une politique d’hygiène publique2» en combinant le dispositif pavillonnaire moderne à des innovations techniques permettant d’ouvrir largement les salles de classe sur la nature. Pour Gérard Monnier, c’est le projet «fondateur» d’André Lurçat réalisé en 1933 pour l’école Karl Marx à Villejuif qui transformera l’école en un bâtiment «fonctionnel pourvu de vastes baies vitrées, bien orienté, accompagné de préaux donnant sur des terrains rectangulaires bordés d’arbres3.» Il ne paraît pas incongru que la réalisation sur pilotis de Lurçat, qui occupe une place de choix4 dans l’Histoire de l’Architecture moderne depuis 1900 de William J.R Curtis, aie servi de base à la définition gouvernementale d’un modèle d’école tramée, fonctionnelle et moderne. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, les écoles sinistrées se comptent par milliers5. Aux nécessités dictées par la reconstruction s’ajoutent au début des années

2- LUC, Jean-Noël, L’école de plein air, une expérience pédagogique et architecturale dans l’Europe du XXe siècle, Anne-Marie Châtelet, Dominique Lerch, Jean-Noel Luc (dir.), Editions Recherches, 2003, p. 7 3- 4- L’historien évoque le groupe scolaire Karl Marx comme «l’une des réalisation les plus convaincantes et les plus inventives du début des années 1930 en France». 5- Pour Michel Lainé, «au lendemain de la Libération, 4000 classes sinistrées du premier degré étaient à reconstruire, 2600 à réparer. En 1950, on prévoyait qu’il faudrait reconstruire dans les quatre années à venir

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1950 une forte reprise de la natalité (850 000 naissance chaque année jusqu’à 1965) ainsi que d’importants mouvements démographique des campagnes vers les centres urbains. A partir des premiers prototypes d’écoles provisoires préfabriquées en usine et basées sur le modèle de répétition linéaire d’un principe structurel, le gouvernement s’engage dans une politique de construction scolaire centralisée. Longtemps indécis au sujet de la forme architecturale que devaient adopter ses écoles, l’État semble désormais avoir trouvé une solution applicable sur l’ensemble du territoire et va conserver de manière inédite a main mise sur la production architecturale scolaire du pays. Les édifices, onéreux à l’origine, vont progressivement céder à un climat d’austérité, à une radicalisation des typologies et à un abaissement de la qualité architecturale au profit d’une politique «visant l’économie maximale dans la peur de l’innovation6.» Les principes des écoles-types, pensées à l’origine pour un déploiement provisoire, s’appliquent également aux constructions permanentes ; l’école perd progressivement son caractère d’édifice public au profit d’une répétition systématique d’un modèle décontextualisé. Le développement d’une architecture scolaire et de systèmes constructifs «types» est alors intimement lié à l’aménagement urbain des périphéries françaises, l’école occupant généralement une place importante au sein des Zones d’Urbanisation Prioritaire (ZUP) des années 1950-1960. Les instructions du ministère de l’éducation publiés au journal officiel en 1965 dictent très précisément les normes relatives à tous les aspects de la construction des écoles, de la forme du bâtiment au volume de classe nécessaire jusqu’au détail des ouvertures. L’école de 1965 devient un bâtiment «équipé d’accessoires multiples à l’entretien facile et économique et répondant à des normes techniques précises7». Il serait une erreur de penser que la préfabrication lourde des écoles a réussi à atteindre l’ensemble du territoire français uniformément. L’urbanisation massive des périphéries des différents centres urbains français s’oppose encore aux centres ruraux bien lointains des préoccupations relatives à l’industrialisation de la construction. La modernisation du secteur initié par le gouvernement marque cependant tout le secteur de la construction scolaire d’une manière irrémédiable, qu’il soit sujet d’une industrialisation ou non. Les architectes, même lorsqu’ils sont éloignés des idéaux modernes du moment, doivent se contraindre aux règles dictés par les différentes instructions ministérielles lorsqu’il conçoivent des édifices publics. Les édifices privés, qui ne sont alors pas tenus d’appliquer à la lettre les normes gouvernementales, seront tout de même profondément transformés par la modernisation ambiante du domaine scolaire.

8500 classes primaires de garçons, 8500 classes primaires de filles, 1500 classes mixtes et 500 classes de cours complémentaires.» 6- LAINE, Michel, Les constructions scolaires en France, Presses universitaires de France, 1996, p. 182 7- Ibid, p. 186

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Ci-contre: Vue principale de l’ensemble primaire de Saint Adrien, 1977. A gauche, les classes de l’extension 1955-1969. Au fond le bâtiment 1966. L’ancienne école, démolie en 1966, prenait place à l’emplacement de l’actuel fronton de l’édifice. Brochure annuelle de Saint Adrien, 1997.

Inauguration du nouveau CEG par le Cardinal de Lille Achille Liénart, 1966. Brochure annuelle de Saint-Adrien, 1997.

1.1.2_L’école élémentaire de 1955 et le CEG de 1966: entre architectures-types et constructions artisanales. De son ouverture en 1877 jusqu’en 1955, l’école élémentaire Saint Adrien se contente des quatre classes qui répartissent quelques 170 élèves au sein de l’ancienne bâtisse du patronage paroissial. La population d’Annappes, qui avait stagné de la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu’au début des années 1950 aux alentour de trois mille habitants, connaît un important sursaut démographique en 1954 et voit son nombre accroître d’un millier de personnes. Sur la base de cette augmentation, la possibilité d’agrandir l’école est envisagée par le curé de l’église d’Annappes Charles Catrice alors directeur de Saint Adrien ; ainsi que par l’association des parents d’élèves qui reste encore la principale source de financement d’une école catholique gratuite n’étant pas entretenue par l’État. Un premier projet d’extension est déposé à la mairie d’Annappes en Août 1955 par le bureau d’étude de l’ingénieur lillois E. Rousseau. Implanté le long de la limite de clôture de la cour de récréation existante, le projet se déploie sur deux niveaux et sur une longueur totale de quarante mètres. L’ingénieur base son édifice sur une trame structurelle d’une largeur de quatre mètres qui permettra la construction par 23


Couverture Eternit

4

Partie vitrée avec verre ondulé

3 Cloison briques ordinaires

2

1

Murs parpaings creux Murs creux

parpaings

1. École historique 1872 2: Extensions 1955-1960 3: Extension 1966 4 : Salle des fêtes 1912

Achelets béton armé sous poutre 0.22x1.00x0.45

Bon sol

Coupe transversale du bâtiment 1955, Bureau d’études Rousseau Archives municipales de Villeneuve d’Ascq, consultées le 15 Février 2017

Plan d’étage courant, extension 1966 Chenal&Lenglart arch. Archives municipales de Villeneuve d’Ascq, consultées le 15 Février 2017

tranche de quatre classes de 8x7 mètres éclairées bilatéralement. La construction des premières classes démarre la même année tandis que quatre nouvelles seront ajoutées au dispositif en 1959 et en 1960, alors même que la loi Berthoin vient de faire passer la période obligatoire de scolarisation de quatorze à seize ans et ainsi créer les premiers Collèges d’Enseignement Général (CEG). L’’établissement se dote de sa première classe de collège à cette occasion La structure du rez-de-chaussée se compose d’une série de poutres bétons reprises à une extrémité par un mur de parpaing simple et à l’autre extrémité par une série de poteaux en béton armé, permettant l’ouverture de larges baies adaptées à l’éclairage des classes. La charpente est quant à elle réalisé grâce à un modèle de fermette industrielle recouverte de plaques de fibre-ciment Eternit. Même s’il n’est pas concerné par le volet de la circulaire de 1952 qui contraignait les édifices publics à appliquer la trame «éducation», le bâtiment est profondément marqué par la rationalisation des constructions scolaires et suit les plans-types de l’époque qui «proposaient une organisation en barre, avec des classes orientées à l’Est et un éclai-

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rage unilatéral8». L’édifice s’autorise tout de même un principe de coursive couverte par un débord de toiture qui dessert les différentes classes situées au premier étage et anime la façade rythmée par la répétition des baies et de leur division menuisée. Le principe architectural répétitif de l’édifice permettra pendant une dizaine d’années d’ajouter des classes supplémentaires reprenant à l’identique le vocabulaire existant. L’ensemble est achevé en 1969 par quatre dernières classes couronnées d’un fronton en brique signalant le caractère scolaire de l’édifice. Celles-ci prendront place sur l’emprise de l’ancienne école, détruite pour l’occasion. Au milieu des années 1960, la construction récente des nouveaux quartiers Résidence et Poste à proximité d’Annappes amplifie la forte croissance démographique que connait le village depuis dix ans9 et permet à l’école d’envisager une nouvelle fois son extension. Ce besoin est d’autant plus prononcé qu’en 1963, la réforme Fouchet-Capelle va une nouvelle fois allonger la durée minimum de scolarité en instaurant un cycle secondaire de quatre ans répartis de la sixième à la troisième et en unifiant autour d’un CES (Collège d’Enseignement Secondaire) les précédents cycles de collège. CEG et CES vont alors coexister en fonction des capacités des écoles. Le frère directeur Chatelain, qui avait succédé à l’Abbé Catrice en 1960, fait appel en 1965 au jeune cabinet d’architecte lillois Chenal&Lenglart pour la réalisation d’un nouveau bâtiment CEG destiné à supporter le développement de la partie collège de l’établissement. Michel Lenglart, futur président d’honneur du conseil de l’Ordre des architectes du Nord-Pas-de-Calais, accompagné par son frère, signe la construction d’un édifice fonctionnel à deux étages illustrant largement les préoccupations de l’architecture scolaire contemporaine. Implanté à la limite Nord de la cour de récréation du primaire, le bâtiment remplace un ancien préau et boucle la configuration parcellaire triangulaire de la cour de récréation qui avait également accueillie une salle des fêtes en 1913. Le bâtiment présente les signes évidents d’une modernité standardisée aux construction scolaires, comme le démontre l’historien des sciences de l’éducation Michel Lainé: «L’école de 1965 est un bâtiment équipé d’accessoires multiples à l’entretien facile et économique et répondant à des normes techniques précises [...] C’est une construction sûre, toujours protégée contre humidité, parce qu’elle en serait détériorée ; on pense moins ici à la santé des enfants, mais on pense davantage à leur sécurité en cas d’incendie ; le choix des matériaux ainsi que l’emplacement et la dimension des issues sont dictés par cette crainte.»

On peut alors facilement comprendre la volonté de l’architecte de libérer le bâti-

8- DEROUET-BESSON, Marie-Claude, Les murs de l’école, éléments de réflexion sur l’espace scolaire, Éditions Métailié, 1998, p. 55 9- Entre 1954 et 1968, la population d’Annappes croît de 3751 à 11618 habitants.

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ment de l’emprise du sol d’une propriété réputée marécageuse en perchant le volume des classes sur une structure pilotis en béton, permettant simultanément d’organiser un préau spacieux et couvert. L’édifice apporte avec lui son lot de modernité technique caractéristique de la période: un bloc sanitaire qui constitue la seule emprise au sol du bâtiment, permettra aux écoliers d’abandonner les traditionnelles latrines encore situées à l’air libre. Le plan du CEG est parfaitement représentatif d’une volonté de rationalisation des déplacements dans le but d’évacuer les locaux aussi rapidement que possible. Les classes, orientées au Sud et éclairées au Nord grâce à un second jour, sont desservie de part et d’autre par deux escaliers et un couloir permettant l’évolution rapide des écoliers. Le choix des matériaux est également synonyme des normes de sécurité en vigueur: à l’opposé du bâtiment de 1955, l’édifice exclu toute trace de bois dans la structure porteuse de l’édifice. Les planchers réalisés en béton armé, les maçonneries de façades, les escaliers de béton, la couverture en charpente métallique, les cloisons séparatrices en brique pleine et les sols carrelés illustrent constamment la crainte de l’incendie. L’organisation linéaire du bâtiment est mise en valeur par un traitement de façade basé sur l’alternance entre d’élégants bandeaux étirés de briques et des plans vitrés ininterrompus qui amplifient la présence de l’édifice situé en face de l’entrée principale de l’école. Le détail extrêmement fin des appuis de fenêtre et des linteaux continus le long de la façade renforce l’horizontalité de l’édifice, tandis que la division des baies, dictée par la soumission générale de l’édifice à une trame de 1.50 mètres, est ponctuée d’une série de trumeaux en béton armés qui viennent rythmer le plan vitré des salles de classe. Même si Annappes est encore situé dans un contexte rural au milieu des années 1960, la construction du CEG de 1966 démontre avec une efficacité redoutable l’impact qu’ont pu avoir les différentes instructions prônant la rationalisation des écoles et l’emploi de systèmes constructifs standardisés sur des constructions qui n’ont pourtant pas accès aux modes de préfabrication industrielle: «Notons que certains constructions en traditionnel ont donné parfois des résultats semblables à ceux des systèmes constructifs lorsque, par exemple, les éléments étaient fabriqués sur place (éléments de façades répétitifs moulés). On renonçait ainsi aux caractéristiques spécifiques du traditionnel qui permettait une plus grande variété de volumes, un choix plus vaste de textures et de combinaisons plastiques.»

Les constructeurs, qu’ils aient déjà pratiqué le domaine de l’architecture scolaire ou non, doivent composer avec la standardisation d’écoles qui ne semblent plus être capables de se concevoir autrement, industrialisés ou non. La standardisation des constructions scolaires n’est cependant pas le seul facteur qui permet de lire l’architecture de ces édifices. A Saint Adrien, les deux extensions de la période 1950-1960 s’inscrivent également dans un territoire en profond bouleversement.

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1.2_Annapes avant Lille-Est: prémices d’une nouvelle identité de ville. 1.2.1_Les quartiers de Résidence et de Poste à Annappes: symboles locaux d’un urbanisme en bout de course. Dans les années 1950, l’agglomération Lilloise connait, comme dans le reste de la France, une importante poussée démographique. L’immense réservoir foncier que constitue l’Est de la conurbation Lille-Roubaix-Tourcoing va être mis à profit dès 1958 pour absorber un baby-boom en plein épanouissement. Souvent écarté des entreprises d’urbanisation à cause de nombreuses contraintes de sites peu propices à la construction, le secteur connait un rapide regain d’intérêt grâce aux prix dérisoires de surfaces foncières situées à proximité immédiate de la capitale des Flandres. A Annappes, les terrains sont alors majoritairement possédés par un nombre restreint de propriétaires terriens, facilitant d’autant plus leur éventuelle exploitation. L’entrée du village dans la Vème république est marqué comme dans tout le pays par un enthousiasme général, une croissance persistante et une confiance en l’avenir inébranlable. Le climat est alors tout à fait propice au développement, tandis que les impératifs liés à la modernisation des habitats deviennent prioritaires: «possesseur d’un patrimoine immobilier parmi les plus vétustes de France, le Nord doit construire1». La nécessité de contenir l’explosion démographique de l’agglomération lilloise va engager en 1956 les première réflexions sur la création d’un quartier de grande envergure à Annappes, proposant aux nouveaux arrivants des habitations de type «familial et économique». L’urbanisation sera

Élévations type D, côté séjours, Élévations type C, côté jardins, Ensemble de la résidence, Annappes, 1966, Jean Vergnaud, Etienne Maes arch. Archives municipales de Villeneuve d’Ascq, consultées le 12-04-2017

1- STIEVENARD, Jean-Michel, Le grand changement, dans Histoire de Villeneuve d’Ascq, Alain Lotin (dir.), Presses universitaires de Lille, 1982, p. 278

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Urbanisation du Golf de Brigode [1966] École et noviciat Saint Jean

Quartier de la Poste [1966]

Centre historique d’Annappes

Quartier de résidence [1958]

Cité scientifique d’Annappes [1964]

Urbanisation du secteur Est de l’agglomération Lilloise Photographie aérienne historique, 1969

Site Web IGN: remonter le temps, consultation Février 2017.

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Village d’Ascq


Place de Verdun dans le quartier Résidence, 1975. Carte postale historique. ©Delcampe cartes postales.

Tours de l’Europe à Mons-en-Barœul Henri Chomette Arch, 1962. Extrait de Villeneuve d’Ascq,la conquête de Lille-Est, documentaire audiovisuel, Déborah Raimbault, Dominique Regueme (réal.), Les productions Cercle Bleu, 2010.

considérable et déjà qualifiée de «ville nouvelle» par les résidents du village d’origine: le Comité Interprofessionnel du Logement (C.I.L) de Lille engage la construction de 1600 logements qui seront réalisés en trois tranches de 1958 à 1967 par les architectes Jean Vergnaud, André Lys et Étienne Maës. Le modèle alors adopté est une réponse caractéristique d’un urbanisme dense et orthogonal constitué d’immeubles en barres et de tours résidentielles de faible hauteur, organisées autour de rangées de maisons individuelles et de quelques équipements. Un an plus tard, le quartier adjacent de la Poste sortira également de terre, livrant de 1968 à 1973 huit-cent habitations organisées sur le même schéma. Avec un total de 2569 logements construits en un temps record, le petit village d’Annappes réalise une entrée fracassante dans la modernité. Le processus d’urbanisme engagé par la C.I.L ne se limitera pas aux nouveaux quartiers d’Annappes: des opérations de grands ensembles analogues sont réalisée dans tout le secteur Est de Lille et formeront une conurbation précipitée et désordonnée. L’exemple le plus probant, la grande Z.U.P de Mons-en-Barœul, pulvérise de loin les échelles pratiquées dans les quartiers de Poste et Résidence. La planification des cent hectares à urbaniser est alors confié en 1960 à l’architecte Henri Chomette. En à peine quinze années,

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l’opération devient la plus grande ZUP réalisée au Nord de Paris2 et fait partie des exemples marquant d’application doctrinaire de l’urbanisme moderne de la seconde moitié du XXème siècle. Il ne faudra attendre que le début des années 1970 pour que l’urbanisation de l’Est de la région lilloise et l’absence de cohérence territoriale entre les différentes opérations soit sujette aux premières contestations. L’image de la «cité-dortoir» est rapidement rattachée aux trois ensembles, victimes du large rejet médiatique qui condamnait déjà depuis 1962 l’écrasant échec de la cité de Sarcelles en perpétuel chantier. Pour Marie-André Houillon et Céline Sename, les quartiers de Résidence et Poste peuvent donc être perçus «comme l’héritage d’un urbanisme contesté 3» tandis que le journal La Voix du Nord reviendra sur l’histoire de la Z.U.P de Mons-en-Baroeul en évoquant l’existence d’un comité «Halte au béton» réunissant en 1975 des habitants du grand ensemble et devenant très vite «incontournable4». L’identité du territoire sera profondément marquée par ces différentes réalisations et participera de manière notable à l’élaboration de la future ville nouvelle de Lille-Est. Une autre opération de grande envergure est entreprise sur le territoire à partir de 1966. Diamétralement opposé au principe de grand ensemble, le projet prévoit la construction d’un nouveau quartier destiné à accueillir les classes aisées de l’agglomération lilloise...

1.2.2_Le quartier de Brigode, la ville verte aux portes d’Annappes Le projet urbain du quartier de Brigode achevé au début des années 1980 est particulièrement représentatif de la volonté affichée de proposer à l’Est de Lille une alternative qualitative au rouleau compresseur des grands ensembles. Lancé en 1966 par la SEDAF5 alors constituée à l’initiative de Jacques-Yves Mulliez, le projet entend édifier un secteur résidentiel de haut standing pour les cadres de l’agglomération Lilloise. Situé entre les villages d’Ascq et d’Annappes dans l’ancien domaine du château de Brigode, le schéma initial propose la construction d’un quartier de 1000 logements implantés dans une série d’équipements de loisirs en vogue: golf, tennis et sports nautiques. Les écoles de quartier initialement prévues sur le plan d’ensemble seront abandonnées «par

2- La Z.U.P de Mons-en-Barœul totalise en 1976 un ensemble de 5632 logements. 3- HOUILLON, Marie-André, SENAME Céline, A la conquête de l’est, Villeneuve d’Ascq 1969-1984, construction de la ville nouvelle du Nord, livret réalisé par les archives municipales de Villeneuve d’Ascq pour l’exposition «A la conquête de l’est, Villeneuve d’Ascq 1969-1984», imprimé en mairie, 2010, p. 6 4-http://www.lavoixdunord.fr/archive/recup%3A%252Fregion%252Fhistoire-du-nouveau-mons-la-zup-et-lesannees-1960-1970-37-ia28b0n1483517, Histoire du nouveau Mons, la ZUP et les années 1960-1970, auteur inconnu, consultable sur le site www.lavoixdunord.fr, date de mise en ligne: 19/08/2013, consulté le 11/05/2017 5- Société d’Études et d’Aménagements Fonciers de la métropole Nord fondée le 2 avril 1966.

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L’opération d’urbanisme Brigode 1, vue aérienne. Au premier plan: le golf de Brigode et son Club House (Waclaw Jacek Sawicki arch, 1970) Au fond à gauche: la maison Saint Jean. Annappes, 1966, Gérard Deldique arch, Philippe Motte (Sedaf) ©Delcampe cartes postales.

crainte d’un ghetto social6». L’attention est portée à l’intégration du bâti dans le paysage préservé du domaine afin de proposer aux habitants un cadre de vie entre ville et campagne: «dans certains parcs américains, qui constituent une référence pour Brigode, on retrouve des regroupements de maisons «centres-repères», au milieu de gigantesques espaces verts vides7». Les théories anglo-saxonnes de cités-jardins formulées en 1898 par Ebenezer Howard8, régulièrement revisitées par les différents pays d’Europe du Nord, servent également de support théorique à l’élaboration du quartier. Des cahiers des charges sont émis dès les phases d’avant projet afin de veiller au respect architectural de certains préceptes: «les critères retenus par la SEDAF attestent une préférence pour les constructions basses (limites des hauteurs et des niveaux, faible pente de toitures.) Les matériaux visibles restent naturels ou peints en blanc9». Le principe d’implantation parcellaire du bâti s’efface au profit d’une gestion paysagère des limites de propriétés ; celles-ci abandonnent la clôture traditionnelle pour se tourner vers une densification végétale continue. Ce dispositif permettra de garantir l’intimité de chaque foyer au sein de la communauté ainsi que de minimiser l’impact paysager des différentes habitations réparties dans l’opération. Le parc fabrique la maison plus qu’elle ne fabrique celui-ci.

6- SAMPSON, Marie-Pierre, «Le projet urbain de Bridoge à Villeneuve d’Ascq, dans Les années ZUP: architectures de la croissance 1960-1973, Gérard Monnier, Richard Klein (dir.), Éditions Picard, 2002, p. 62 7- Ibid. 8- Le concept de cité-jardin, formulée par l’urbaniste britannique Ebenezer Howard [1850-1928] dans son livre To-morrow : A peaceful path to real reform, prône en opposition aux cités industrielles l’intégration d’un bâti peu dense dans un cadre situé entre ville et campagne, ceinturé de terres agricoles destinées à la consommation directe. 9- SAMPSON, Marie-Pierre, «Le projet urbain de Bridoge à Villeneuve d’Ascq, dans Les années ZUP: architectures de la croissance 1960-1973, Gérard Monnier, Richard Klein (dir.), Éditions Picard, 2002, p. 62 9

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Maison Watine, plan de rez-de-chaussée, Avenue de Brigode, 1969 Philippe Lepère arch. Archives municipales de Villeneuve d’Ascq, consultées le 12-04-2017

Maison Watine, élévation principale, Avenue de Brigode, 1969 Philippe Lepère arch. Archives municipales de Villeneuve d’Ascq, consultées le 12-04-2017

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Maison particulière, vue depuis le jardin. Brigode, 1976, Jean-Pierre Watel arch. Fonds Cardot-Joly, bibliothèque Kandinsky, MNAM, Centre Pompidou, Paris. Maison particulière implantée directement sur le golf, 1976 (ci-dessus, page ci-contre et plan ci-dessous).

Sur la bas e de ces recommandations, les différents bâtisseurs amenés à édifier des villas particulières ou des groupements d’habitations au sein du quartier posent les fondations d’un système urbain à l’identité architecturale marquée et contrôlée. L’opération donne ainsi l’opportunité à toute une génération d’architectes nordistes diplômés à la fin des années 1950 de développer un style facilement identifiable d’habitations de faible hauteurs aux horizontales prononcés et aux matériaux récurrents (brique de couleur beige ou peinte en blanche, second œuvre en bois naturel ou peint en noir). Jean-Pierre Wattel, Gérard Deldique, Philippe Lepère ou encore Waclaw Jacek Sawicki, pour ne citer qu’eux, pratiquent dans le quartier de Brigode une architecture résolument moderne inspirée de principes compositionnels issus des réalisations d’architectes scandinaves et américains comme Richard Neutra, Alvar Aalto ou Jorn Utzon, qu’ils choisissent de revisiter en y intégrant certains aspects régionalistes. Le succès du projet leur donne aussi l’occasion de développer une véritable identité architecturale personnelle au travers des nombreuses déclinaisons de plans et de volumes rendus possibles par le nombre important de commandes particulières et la main mise des architectes sur une grande partie d’entre-elles. Cette période d’activité qui correspond souvent à des débuts de carrière laissera une emprunte indélébile sur l’ensemble de leur pensée architecturale et de leur production future. Vite rattrapé par la construction de la ville nouvelle, le quartier n’atteint jamais le stade des 1000 logements mais se développera en six opérations et s’intégrera aisément dans le projet Lille-Est, avec lequel partage le même idéal. Les premières expérimentations d’«habitat individuel groupé dense» réalisés dans le quartier avant même la création de la ville nouvelle initient de manière précoce les différents architectes aux nouveaux modes de pensée modernes qui s’illustreront abondamment au travers de l’urbanisme de Villeneuve d’Ascq. La seconde tranche amorcée en 1969, Brigode 2, est édifiée sur un terrain adjacent à l’école Saint Adrien, scellant définitivement son intégration d’un quartier résidentiel à l’identité architecturale contrôlée. L’établissement découvrira également avec stupeur, via les premières lettres d’expropriations envoyées aux habitants d’Annappes à la fin des années 1960, son intégration dans le grand projet de ville nouvelle qui se dessine aux portes du village... Maison et atelier d’artiste pour un particulier, 1976-1977 (photo de gauche). Dans le Hameau 5 (photos au centre et à droite), le décalage entre les trente-cinq habitations préserve l’intimité de chacun.

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Couverture du dossier consacré aux Villes Nouvelles. «Il faut veiller à ce que ça ne devienne pas un foyer d’agitation» 1969 L’Architecture d’Aujourd’hui, n°146 p1 dossier Ville Nouvelles.

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«Villeneuve d’Ascq, ville d’avenir». Bulletin d’informations. 1972 ©Archives lasalliennes de Lyon.


1.3_Mise en formes locales de tendances sociétales nationales. 1.3.1_Ville nouvelle, vie nouvelle: Villeneuve d’Ascq ou le rejet du grand ensemble. En 1963, la construction au milieu des champs de la Cité Scientifique d’Annappes sous l’impulsion du recteur de l’académie de Lille Guy Debeyre va précipiter le village dans sa transformation définitive. La décision de transférer «hors les murs» les université de Sciences et de Lettres dans de nouveaux campus spacieux répond alors au problème de surpopulation universitaire qui touche depuis le début des années 1960 la ville de Lille. L’idée d’harmoniser les récentes opérations spontanées et désordonnées du secteur Est de l’agglomération (dont les grands ensembles et la cité Scientifique d’Annappes ainsi que la ZUP de Mons-en-Baroeul sont les dignes représentants) et d’empêcher la trop grande isolation des nouvelles universités germera dans les esprits dès 1965. Sous l’impulsion de Jean-Claude Ralite, ingénieur des Ponts et Chaussées alors en charge de l’urbanisation de Lille-Roubaix-Tourcoing, le Ministre de l’Équipement Edgar Pisani profite des récents transferts universitaires engagés dans le secteur d’Annappes pour raccrocher définitivement la zone Est de l’agglomération au programme parisien des villes nouvelles1. Cette prise de position correspond alors davantage à la volonté de mettre à profit une opportunité financière et administrative pour endiguer les problèmes de surpopulation qu’à celle d’une réelle séparation des entités sur le territoire. Les objectifs des aménageurs sont pourtant clairs: transformer les anciennes communes de Flers, d’Annappes et d’Ascq en une cité de 100.000 habitants, , soit l’excédent démographique de l’agglomération lilloise, pour l’horizon 1985. Comment bâti-t-on de toutes pièces une ville de 100.000 habitants? L’originalité de la procédure d’aménagement du secteur Est de Lille réside dans la création en 1970 d’un organe gouvernemental exclusivement dédié à la tâche: l’Établissement Public d’Aménagement de Lille-Est. L’EPALE, qui répondait alors à l’absence de structure capable de gérer rapidement les premières opérations foncières, devient le tout premier organisme du genre créé pour l’aménagement d’une ville nouvelle en France. Dirigée par Jean-Claude Ralite et composée d’une équipe de 85 ingénieurs, architectes ou fonctionnaires, l’organisme devra essentiellement accomplir une mission de «programmation et de proposition, de contrôle et de coordination, de promotion et de finition2». Le

1- Le Schéma d’aménagement et d’urbanisme de la région parisienne prévoyait en 1965 la création de cinq nouvelles villes dans son agglomération pour contenir l’expansion démographique de la capitale. Devant la demande similaire des agglomérations de Rouen, Lille, Lyon et Marseille, un Groupe central des villes nouvelles (GCVN) est créé en 1970 pour superviser l’ensemble des opérations sur le territoire. 2- BAUDELLE, Guy, Villeneuve d’Ascq Ville nouvelle, un exemple d’urbanisme concerté, Éditions du moniteur,

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Ci-contre: Schéma organique de la ville nouvelle (1967) L’architecture d’Aujourd’hui n°146

rôle de coordination est ici particulièrement intéressant: derrière les aspects techniques et pragmatiques nécessaires à la création d’une ville, l’EPALE se comporte comme véritable «animateur» de l’idée conceptuelle et imaginaire d’une cité nouvelle qui doit encore se forger une urbanité. Dans un soucis de cohérence architecturale, la supervision du bâti assurée par les différentes équipes d’architectes-urbanistes membres de l’EPALE revêt une importance bien supérieure à celle qui aurait pu être accordée aux divers architectes qui interviennent sur la ville nouvelle. Ce rapport de force permettra à l’EPALE de conserver la main mise sur l’architecture alors produite. S’il apparaît évident que le manque de références construites en France fait défaut, l’opposition à l’urbanisme des grands ensembles et au schéma des ZUP des années 1960 est à la base même des premières réflexion de l’EPALE sur l’identité urbaine de la ville nouvelle. Les critiques adressées aux bâtiments déjà vieillissants des quartiers Résidence et Poste et à la grande ZUP de Mons-en-Baroeul ne font que confirmer ce qui devait se transformer comme la figure de proue nordiste de l’opposition aux principes de zoning fonctionnel de la Charte d’Athènes. Lille-Est a t-elle pour autant été construite en suivant les préceptes d’une doctrine mettant en forme cette opposition? L’article publié en 1969 dans le numéro spécial «Villes nouvelles» de l’Architecture d’Aujourd’hui semble au contraire nous indiquer une méthode de travail contextuelle, au cas par cas et quartier par quartier: En vue d’assurer la continuité des objectifs urbanistiques jusqu’à l’architecture, la mission d’études souhaite éviter l’élaboration d’un plan masse rigoureux imposé aux promoteurs et aux architectes d’opération. Sera donc établi un «schéma organique portant sur l’horizon final de l’étude (1985), donc sur le programme de la totalité de la ville ; ensuite sera élaboré un «plan organique», donnant lieu à une concertation étroite avec les futurs promoteurs3.

L’article démontre bien qu’un imaginaire de l’organique4 et qu’un rejet du plan «ri-

Paris, 1984, p. 42 3- Dossier «villes nouvelles», L’Architecture d’Aujourd’hui n°146, 1969. 4- Par organique, on entendra ici l’idéologie architecturale qui concerne «la manière dont les éléments (d’un ensemble) sont combinés, structurés» ou organicité (définition du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales CNRTL). Cette manière tire entre autres parti des phénomènes naturels élémentaires naturels (la croissance, la division, le temporalité, la propagation...) comme outil de conception, tant dans le vocabulaire que dans la forme et la représentation graphique. Une architecture peut-être rattachée à un imaginaire de

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goureux» se sont déjà insérés dans les premières réflexions urbaines. Pour éviter la production d’une ville paradoxalement trop dessinée, l’idée d’offrir la coordination urbaine à un seul architecte est vite écartée au profit d’une coordination plurielle et par quartiers. L’absence de doctrine unique s’érige également comme l’une des conséquences de la complexité d’un site5 dont l’architecte finlandais Alvar Aalto avait refusé la coordination lors de sa visite en 1967. Le projet entend tout de même mettre en avant une certaine philosophie urbaine, une idéologie globale qui se concentre sur la valorisation du cadre de vie à travers l’attention portée aux espaces verts et aux lacs dont la ville s’est pourvue, ainsi qu’à leur rapport avec une architecture voulue moderne et régionale. Le succès de la précédente opération de Brigode n’est pas sans expliquer ce choix. L’aspect graphique des plans d’épannelage produits à cet effet par les architectes responsables de l’urbanisation des différentes quartiers (non sans rap-

l’organique sans pour autant mettre en œuvre la moindre trace de géométrie courbe. 5- Le site du projet est en partie situées sur d’importantes terres marécageuses. Elles sont traversées par plusieurs lignes à haute tension et par deux voies ferroviaires qui avaient mis en doute l’idée d’une urbanisation de ce secteur.

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peler les recherches urbanistiques conduites par le couple Smithson ou par le trio Candilis, Josic et Woods dans les années 1960) est une négation totale de ce qu’avaient pu représenter les plans masses orthogonaux des grands ensembles: le tissu urbain semble s’étendre sur le territoire de manière dense, naturelle et désordonnée, dans un système d’urbanisation que l’on pourrait croire prolongeable à l’infini. L’ambition est d’arriver à la construction d’un environnement global qui traiterait en simultané le bâti et l’espace public avec une identité propre à chaque quartiers. Sortes de stems inavoués, ces «schémas organiques» trouvent écho dans le concept opérationnel formulé par l’architecte américain Shadrach Woods et notamment employé dans la conception de la ville annexe de Toulouse-Le Mirail en 1961. Le stem, littéralement tige ou tronc, est «un système de croissance par arborescence6» qui se «répand plus qu’il se construit7», entre autres inspiré d’une réinterprétation de l’urbanisation des suburbs américaines et de l’habitat traditionnel des régions d’Afrique du Nord. Il est explicitement défini par Woods en opposition «au système additif du plan masse8». Le concept se base également sur la notion de «groupement d’habitat» ou la maison est une «cellule» et l’environnement son «milieu», non sans rappeler les tentatives d’agrégations de petits groupes de volumes bâti dans l’immensité du paysage du parc de Brigode. Les modèles de villes nouvelles anglo-saxonnes, néerlandaises et nordiques, dont l’urbanisation avait été plus précoce qu’en France, constituent à ce titre d’importantes références. Il s’agit de composer avec l’identité d’un territoire ancré dans l’architecture de l’Europe du Nord. J.-J de Alzua, architecte directeur de la conception à l’EPALE, n’a «jamais envisagé des bâtiments élevés: dans le Nord de la France, comme en Belgique et en Angleterre, les habitations basses sont dominantes9». L’apport conceptuel qui prévaut à la ville nouvelle autant que la manière d’organiser sa construction semblent donc êtres obnubilés par le fantôme d’un urbanisme moderne qui n’avait pas atteint ses promesses. Villeneuve d’Ascq se construira à travers le bannissement complet d’un imaginaire associé aux Z.U.P et aux grands ensembles des années 1960 ; si la production d’une anti-Z.U.P en est la fin, l’imaginaire de l’organique en est très certainement le moyen. L’école et l’institut Saint Jean se retrouvent ainsi catapultés dans un processus d’urbanisation qui possède ses codes mais aussi ses objectifs urbains et architecturaux. La

6- KOURNIATI, Marinela, «Du manifeste à l’abécédaire. Formes rhétoriques et formes d’action, dans Fiction théorique, cahiers thématiques de l’école d’architecture et de paysage de Lille, VERMANDEL Franck (dir.), Éditions de l’ENSAPL, Lille, 2005, p. 92 7- ROUILLARD, Dominique, Superarchitecture, le futur de l’architecture 1950-1970, Éditions de La Vilette, Paris, 2004, p. 67 8- Ibidem 9- BAUDELLE, Guy, Villeneuve d’Ascq Ville nouvelle, un exemple d’urbanisme concerté, Éditions du moniteur, Paris, 1984, p. 77

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volonté progressive de l’EPALE d’éviter toute rupture avec le tissu urbain des villages historiques conduit à l’élaboration de programmes symboliques rattachés aux anciens villages10 mais également à l’équilibrage des quartiers en terme d’équipements. Les préoccupations de l’organisme sont alors pleinement tournées vers la gestion du domaine scolaire, qui, comme nous l’explique la sociologue Marie-Claude Derouet-Bresson, revêt un rôle particulièrement important dans la conception des villes nouvelles: « « Confrontés, dès les années soixante, aux difficultés d’aménagement des villes nouvelles, les urbanistes intégrèrent davantage l’école dans leurs projets de fonctionnement des quartiers. Pour faire partager le quartier à tous ses habitants et limiter la spécialisation de l’espace bâti, considérer l’espace scolaire comme une composante du quartier et de la ville devint une évidence 11.»

Même si l’école relève du secteur privé et ne fait pas l’objet d’un programme particulier d’équipement du village historique d’Annappes, les récentes hypothèses d’expansion formulées par l’établissement scolaire au début des années 1970 ne sont pas exemptes de l’attention portée par l’EPALE à un programme urbain capital et en plein renouveau national.

1.3.2_Renouveau pédagogique et innovation de l’architecture scolaire dans les années 1970. Pour l’historien de l’architecture Gérard Monnier, «les transformations de l’architecture scolaire autour de 1970 sont considérables et répondent bien à la volonté générale d’innovation dans les pratiques institutionnelles12». L’école Libre d’Annappes représente en 1970 tout ce qui rattache encore l’enseignement français à sa formule la plus traditionnelle. Même si l’adoption d’un parti architectural fonctionnel en 1955 et en 1966 aura de toute évidence permis l’amélioration technique et matérielle des espaces dédiés à l’enseignement, celui-ci n’aura en aucun cas bouleversé les pratiques pédagogiques de l’établissement. Depuis l’ouverture de l’école paroissiale en 1877, la discipline et l’enseignement religieux font intégralement parti des principes pédagogiques tandis que la journée est traditionnellement rythmée

10- Le siège de l’EPALE s’installera en l’occurrence dans l’ancienne ferme Dupire au Triolo en 1975. Il est également possible de citer le Musée du mémorial d’Ascq ouvert en 1984, ancien dispensaire (Luc et Xavier Arsène-Henri Arch, 1955) ainsi que le démontage-remontage du moulin d’Audruicq vers Villeneuve d’Ascq en 1976.ou l’opération symbolique de l’ilôt 3 du château de Flers (Résidence Alvarado, Celnik, Gauthier, Chardon Arch, 1978) 11- DEROUET-BRESSON, Marie-Claude, Les murs de l’école , Edition Métailié, 1998, p. 55 12- MONNIER, Gérard, L’architecture moderne en France, tome 3 «de la croissance à la compétition» 19671999, Éditions Picard, 2000, p. 35

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par les temps de pauses et les leçons classiques de français, d’histoire-géographie ou de calculs. L’école est toutefois ouverte à l’enseignement pratique et de plein air, plus par tradition pragmatique destinée à former les jeunes écoliers aux métiers nécessaires au bien commun que par volonté d’innovation pédagogique. Les espaces extérieurs de l’école sont régis par des impératifs de surveillance et de sécurité: les enfants évoluent dans une forme architecturale close en forme de U brisé, fermée à quelques mètres de son extrémité Sud par des grillages hauts et serrés empêchant toute aventure hasardeuse hors de la limite stricte de la cour de récréation. Cette image de l’établissement scolaire vécu comme un lieu fermé et surveillé grâce à des dispositifs architecturaux est encore majoritaire dans la France de l’après-guerre. Elle met d’autant plus en évidence les changements idéologiques relatifs à l’enseignement et à l’architecture scolaire qui devront attendre les instructions du Ministère de l’Éducation de 1969 et de 1973 pour exprimer leur plein potentiel. Depuis le début du XIXème siècle et jusqu’aux instructions ministérielles relatives aux programmes et méthodes pédagogiques de 1969, le programme des écoles élémentaires françaises n’évolue pas ou peu. De nombreux éléments d’horizons variés vont cependant enclencher un processus de rénovation scolaire vers la fin des années 1960 et le début des années 1970: il sera utile de retenir que les «conditions de possibilités» requises au développement d’une rénovation scolaire de grande ampleur sont en grande partie réunies durant cette période: la vague de réflexions générées par les événements de Mai 68 ; la naissance des sciences de l’éducation en 1969 ; le choc pétrolier de 1973 qui voit émerger avec lui un nombre important de chômeurs en difficile reconversion ; l’opportunité d’expérimenter dans le domaine de l’architecture scolaire grâce à la construction des villes nouvelles. L’ouverture de la pédagogie aux sciences sociales et humaines permet d’apporter un regard nouveau sur l’enfant qui est enfin reconnu comme un être social et sensible dont la vie en société est source de codes au même titre que celle de la personne adulte. L’éducation physique, la règle des 10% (10% du temps passé à l’école doit servir aux activités «autres»), le gain d’autonomie par la responsabilisation de l’enfant (apparition des délégués de classe en 1969) et la démocratisation du rapport entre enseignants et élèves deviennent des mesures concrètes de la rénovation des programmes pédagogiques. La prise de conscience du rôle du bâtiment scolaire dans le développement de la personnalité des élèves se généralise: l’école, dans laquelle l’enfant passe la majeure partie de son temps en dehors du foyer, ne peut plus renvoyer à l’image autoritaire et hors d’échelle d’un bâtiment dont la conception des espaces serait rigide et mono-fonctionnelle. Déjà, dans un article du numéro de L’Architecture d’Aujourd’hui consacré en 1963 aux nouveaux espaces d’apprentissage, le directeur de l’équipement scolaire, universitaire et sportif du Ministère de l’Éducation Nationale Georges Mesmin énonce avec une certaine clairvoyance les futures orientations de l’architecture scolaire des années 1970:

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« Les lieux où ils étudient doivent leur apporter non seulement le confort d’un équipement bien adapté mais aussi une ambiance propice à la réflexion comme aux échanges intellectuels. Il leur faut les péristyles et les patios où ils pourront faire les cent pas en discutant ; les jardins et les parcs où ils pourront lire à l’ombre d’un arbre. Il leur faut surtout évoluer au milieu de formes architecturales exaltant l’esprit. Ce qui est vrai pour les étudiants l’est aussi pour les écoliers et les lycéens13.»

Ce n’est qu’avec la publication de la circulaire du 20 août 197314 relative aux normes de construction des écoles élémentaires que l’architecture scolaire va pouvoir se débarrasser des impératifs quantitatifs qui la liait aux systèmes constructifs des années 1960 pour se concentrer sur les aspects liant pédagogie et architecture. Si l’école congréganiste du XVIIIème siècle voulait «soustraire l’enfant à la corruption morale extérieure15», celle des années 70 veut assurément «le soustraire aux nuisances de notre société effervescente, c’est à dire au bruit, aux tensions, à la solitude porteuse d’ennui16». L’hygiène «sanitaire» prônée par l’architecture des écoles modernes est alors enrichie par le principe d’hygiène mentale: l’enfant doit évoluer dans un cadre serein, à son échelle et proche de la nature. Les bâtiments scolaires se dédramatisent pour reconstituer un milieu ouvert qui renvoie à l’image de liberté plutôt qu’un milieu architectural fermé associé à l’emprisonnement de l’élève, les normes relatives aux dimensions verticales et horizontales s’assouplissent pour mieux correspondre à l’échelle enfantine. Salles de dédoublement, salles polyvalentes ou autres salles de travaux pratiques font leur apparition dans les programmes architecturaux pour répondre aux nouvelles attentes de la rénovation scolaire. Enfin, les ambiances intérieures aseptisées des écoles-types doivent se renouveler au profit d’effets visuels et tactiles participant au développement sensoriel de l’enfant. À Villeneuve d’Ascq, comme dans les autres villes nouvelles, la programmation

13- MESMIN, Georges, «Problèmes des constructions scolaires et universitaires», dans l’Architecture d’Aujourd’hui n°107, 1963. 14- Circulaire n°73-345 du 20 août 1973: «L’école élémentaire de tradition, faite de classes juxtaposées regroupant pour des activités communes les enfants du même âge, doit faire place à des constructions d’un type nouveau où se trouvent réalisées par la modulation de l’espace, les conditions matérielles de l’enseignement individualisé, de la pédagogie de soutien, du travail en équipe, du décloisonnement des disciplines, d’un réaménagement du temps scolaire et de l’ouverture de l’école sur le monde, orientations qui sont au cœur de nos préoccupations pédagogiques. Par une architecture fonctionnelle, il s’agit d’adapter l’organisation scolaire aux différences individuelles, de favoriser toute forme de travail et d’effort, d’inciter aussi les maîtres à travailler ensemble. L’école gravite autour d’un centre documentaire accessible à tous ou sont rassemblés les moyens d’informer et d’apprendre.» 15- LAINÉ, Michel, Les constructions scolaires en France, Presses universitaires de France, 1996, p. 203 16- Ibid.

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CES du Triolo, vue aérienne Villeneuve d’Ascq, 1978 Philippe Deslandes, Martine Deslandes arch. Tiré de Villeneuve d’Ascq: un exemple d’urbanisme concerté Guy Baudelle

École maternelle Hypolitte Taine au Triolo, Villeneuve d’ascq, 1973, Jean Willerval arch, Tiré de Villeneuve d’Ascq: un exemple d’urbanisme concerté Guy Baudelle

Chantier du Groupe scolaire Chateaubriand vers 1976, Villeneuve d’ascq, 1978, Jean Doldourian arch © Archives municipales de Villeneuve-d’Ascq, fonds EPALE, 7FI8430,

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des écoles occupe un rôle primordial dans la conception des quartiers. L’essor de la population infantile de la ville nouvelle est en effet particulièrement important: «22% des habitants nouveaux ont moins de dix ans [...] les jeunes enfants sont anormalement nombreux17», ce qui explique le fleurissement de nombreuses écoles maternelles, élémentaires ou collèges au cœur des nouveaux quartiers. Les transformations architecturales du programme scolaire y sont alors clairement visibles: dans le soucis conjoint d’innovation liée à la rénovation en cours et au rejet de toute trace de standardisation des écoles, les bâtiments adoptent des configurations variées, généralement de plain pied. L’architecte, libéré des plans-types qui réduisaient parfois l’expression architecturale à l’application d’une simple trame, s’autorise à expérimenter de nouveaux systèmes constructifs adaptés à la dimension des salles de classe. A Saint Adrien, la rénovation scolaire des années 1970 intervient à l’orée d’une période clé de l’histoire de l’établissement. A partir du milieu des années 1960, l’augmentation des effectifs et la diminution du nombre de jeunes frères formés par la congrégation conduit en effet à la progressive ouverture du corps enseignant aux professeurs laïcs. Le Concile Vatican II (1962-1965) réaffirma dans le même sens le rôle d’évangélisation porté par la communauté laïque, confortant les frères directeurs dans leur choix d’ouverture de l’établissement. L’école, sous contrat avec l’Etat depuis l’adoption de la loi Debré en 1959, est également tenue d’adapter ses programmes scolaires aux modifications de 1969. L’établissement réuni alors toutes les conditions requises à l’apparition d’un nouvel édifice: plus perméable aux nouvelles tendances pédagogique nationales, engagée dans le processus de conception de la ville nouvelle, l’école ne manquera plus que d’un architecte au parti pris affirmé pour concrétiser les grandes tendances pédagogiques émergentes au cours de la période.

17- BAUDELLE, Guy, Villeneuve d’Ascq Ville nouvelle, un exemple d’urbanisme concerté, Éditions du moniteur, Paris, 1984, p. 161

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2_LA SECONDE PHASE D’EXTENSION [1972-1975]: LE MODERNISME HYBRIDE DE PHILIPPE LEPÈRE. 2.1_ Le CEG de 1972: développement spatial d’une architecture systémique. 2.1.1_ La fabrication du milieu et la rupture de la forme close. Dès le début de l’année 1970, l’école se soucie déjà de l’augmentation croissante du nombre d’élèves inscrits dans l’établissement. La construction de Villeneuve d’Ascq et l’arrivée de familles fraîchement installées dans le nouveau quartier de Brigode ont un impact immédiat sur ce qui constitue alors le seul établissement catholique privé de la ville nouvelle. Les prévisions de l’école estiment alors un accroissement continu du nombres de nouveaux inscrit jusqu’en 1972 où l’établissement devrait passer la barre symbolique des 1000 élèves. La maison Saint Jean ne pourra à cette date plus absorber l’augmentation des effectifs. La volonté du Comité de parents de l’établissement de doter l’école d’un second cycle pour assurer la scolarité complète des enfants à SaintAdrien et l’introduction de la mixité au cours de la rentrée de Septembre 1970 ne fera que confirmer le besoin urgent pour l’école de se munir de nouvelles surfaces. En prévision d’une future construction, la Société Civile Immobilière d’Annappes, (S.C.I), alors détentrice du foncier de l’établissement, procède au rachat d’une prairie de deux hectares adjacente à l’institut Saint Jean et appartenant au comte Geoffrey de Montalembert. Homme politique français, fervent catholique et important propriétaire terrien, celui-ci entretient par ailleurs une correspondance soutenue avec l’établissement auquel il avait déjà concédé les terrains du premier CEG en 1955. L’école, continuant de rembourser l’emprunt contracté pour la construction du bâtiment 66, dispose alors de peu de moyens et devra de nouveau s’endetter pour couvrir les futurs frais liés aux travaux. La participation financière de comités de parents d’élèves permettra également la levée du gouffre financier séparant l’école d’une éventuelle extension. C’est le frère François Tellier, directeur de l’ensemble scolaire de 1969 à 1972, qui se chargera d’introduire l’architecte Philippe Lepère dont les enfants sont scolarisés dans l’établissement. Celui-ci se verra confier au début de l’année 1971 l’étude d’un nouveau CEG de premier cycle pouvant accueillir un total 240 élèves et dont le délai de construction sera impérativement fixé dès la rentrée 1972, ainsi qu’un important complexe de terrains sportifs qui ne sera jamais réalisé. La conception du projet est caractérisée par une patiente concertation avec les utilisateurs futurs, des spécialistes de la pédagogie ainsi qu’avec l’EPALE et les petits groupes de travail constitués par Jean-Claude RaPlan de rez-de-chaussée, C.E.G premier cycle, Saint-Adrien, Phillipe Lepère arch, 1972 ©Archives municipales de Villeneuve-d’Ascq Consultation: décembre 2016

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Ci-contre: Plan de situation, C.E.G premier cycle de Saint-Adrien, Villeneuve d’Ascq Phillipe Lepère arch, 1972 ©Archives municipales de Villeneuve-d’Ascq Consultation: décembre 2016

Ci-dessous: Perspective vers l’entrée du CEG, C.E.G premier cycle de Saint-Adrien, Phillipe Lepère arch., 1972 ©Archives municipales de Villeneuve-d’Ascq Consultation: décembre 2016

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1a 2a 3a 4a 5a 6a 7 8 9 10 1Da 2Da 3Da 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31

classe s. de documentation s. de réunions hall degt. classe de dédoublement bureau secrétariat bureau supérieur bureau directeur attente vest. et wc professeurs vest. garçons sanit. garçons sanit. filles vest. filles armoire éléctrique sortie élèves bac à fleurs encastré bac à fleurs encastré guichet surveillance local entretien rangt. élèves rangt. professeurs rangt.

Plan de rez-de-chaussée de la première tranche, C.E.G premier cycle, Saint-Adrien, Phillipe Lepère arch., 1972 ©Archives municipales de Villeneuve-d’Ascq Consultation: décembre 2016

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lite. L’équipe enseignante interviendra également dans les réflexions liées au projet, à l’instar des parents d’élèves qui seront impliqués à plusieurs reprises lors des réunions entre l’architecte et la direction. L’école, dont le but ne relève cependant pas d’une expérimentation sociale et pédagogique qui avait pu conduire certains établissements aux notions d’aire ouverte ou d’école de plein-air, ne dispose pas alors de programme clair d’innovation autour de l’enseignement, laissant à l’architecte et aux aménageurs de la ville nouvelle la liberté d’interpréter les nouvelles grandes tendances pédagogiques de la période. La construction du CEG débutera en août 1971 et celui-ci sera officiellement inauguré et béni par l’évêque de Lille Mgr. Adrien Gand le 23 septembre 1972. M. Bouillet alors président du comité urbain de Villeneuve d’Ascq décrira comme telle la nouvelle construction le jour de l’inauguration: «Pour répondre aux besoins d’une pédagogie en pleine évolution, soucieuse du cadre et de l’environnement, il fallait donner à cette bâtisse, un style qui ne soit pas un obstacle au travail éducatif. On a cherché, par conséquent, à lui donner de la lumière, de l’espace, de la gaieté, un calme favorable au travail, une élégance discrète et sobre. La salle de classe n’étant plus le seul local requis, on a prévu des salles plus petites pour le travail par groupe, et d’autres plus grandes pour les réunions d’ensemble. Le cadre de verdure a favorisé nos projets, et il s’est trouvé que les exigences des urbanistes de la ville nouvelle sont allées dans le même sens que celles d’une pédagogie rénovée1.»

L’édifice s’implante au beau milieu des surfaces fraîchement acquises par la S.C.I. La taille importante du terrain semble jouer en faveur de l’organisation du projet: le bâtiment se déploie de plain-pied sur une surface de plancher en rez-de-chaussée qui dépasse les 1000 m² pour un programme qui, huit ans plus tôt avec le CEG de Lenglart et le double de salles de classes, dépassait à peine les 68m². L’étalement horizontal, qui pouvait être perçu comme un inconvénient dans les villes où la rareté et le prix des terrains contraignait le plus souvent à des réalisations sur plusieurs étages, est ici à la base de l’expression architecturale du projet. Ce choix est en partie motivé par l’intervention du ministère de l’Équipement et du Logement dont les attentes sont clairement définies dans la notice descriptive du projet: «Il avait été souhaité par les Ministères de la Construction que l’étude de ce C.E.G soit entièrement réalisée à rez-de-chaussée pour cet endroit de la nouvelle ville afin de permettre une perspective depuis le lotissement de Brigode vers l’église St Adrien d’Annappes et d’autre part ne

1- SEERLOTEN, Jacques, dossier «Le groupe scolaire se déploie au rythme de la ville nouvelle», Brochure SaintAdrien, 1998.

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pas étouffer les aménagements sportifs qui doivent être faits très prochainement2.»

Le permis de construire prévoyait la construction du bâtiment en deux tranches livrées respectivement pour la rentrée 1972 et 1973. La première tranche comprendra cinq nouvelles classes, trois classes de dédoublement qui permettrons d’effectuer des travaux dirigés par groupes de demi-classes, une salle de documentation destinée aux élèves, une salle de réunion ainsi qu’un noyau administratif de bureaux destinés au secrétariat et à la direction du bâtiment. La programmation s’ancre dans la continuité des réformes de 1969 et propose différents espaces qui ne sont pas strictement réservés aux salles de classes: les salles de dédoublement et de documentation feront alors leur apparition dans la plupart des collèges de France. La deuxième tranche doit quant à elle ajouter au volume existant sept classes et trois salles de dédoublement supplémentaires. Celle-ci ne sera cependant jamais réalisée, faute de moyens et de nécessité. Le premier contact visuel avec le bâtiment s’effectue immédiatement en s’engageant vers la partie Est de l’ancien noviciat. L’élégant volume ponctué de verre et de murs de briques de couleur beige si caractéristique du «style Brigode» nous apparaît posé à même la pelouse, non sans rappeler la dimension abstraite de certains projets modernistes ancrés au milieu de grandes étendues vertes. Depuis la cour adjacente au grand bâtiment, surélevée de quelques mètres par rapport à la nouvelle cour destinée au CEG en contrebas, le bâtiment dévoile immédiatement sa large toiture-terrasse parcourue d’une multitude de volumes pyramidaux vert-de-gris qui forgeront très rapidement son identité et son surnom : «Les pyramides». Déjà, depuis la place de la République, la silhouette des toitures à quatre pans se découpe discrètement sur le paysage verdoyant du quartier de Brigode. Comme pour harmoniser cette profusion visuelle, un élégant chéneau noir se déroule avec homogénéité tout au long de l’édifice, figeant dans un calme implacable les différents volumes de la couverture. La structuration en plan du CEG ne permet pas d’appréhender sa configuration spatiale générale du premier coup d’œil: le bâtiment se détache de l’image classique de l’école «monument». Ici, pas de façade principale clairement identifiable ni de façade arrière sur cour: le volume est constitué d’une multitudes de décalages qui viennent rompre la monotonie de la surface linéaire, décliner l’espace extérieur en plusieurs ambiances plus ou moins ouvertes sur le paysage, créer des vis-à-vis. Alors que les bâtiments de la première génération d’extension se contraignaient au tracé d’une parcelle existante, le nouveau collège fabrique son milieu plus qu’il ne le subit. Si l’édifice n’établit pas un ordonnancement palpable entre ses façades, l’entrée principale est pourtant clairement exprimée grâce à un important retrait du plan dans sa partie sud. Un chemin pavé bordé de galets et longeant un mur plein sur quelques mètres se chargera ensuite d’accompagner l’écolier vers le parvis et

2- LEPERE, Philippe, notice descriptive du permis de construire 1837, côte 42W9, archives municipales de Villeneuve d’Ascq.

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l’entrée largement vitrée. L’analyse du plan permet de comprendre le fonctionnement d’un bâtiment qui n’établit aucune hiérarchie extérieure quant aux parties destinées aux élèves ou celles destinées à l’administration. Une partition intérieure est en revanche identifiable : au sud, à partir de l’entrée principale, un couloir horizontal dessert l’ensemble du programme technique (sanitaires, vestiaires, locaux de ménage) et administratifs. Au nord, un large couloir central vertical dessert une série de salles de classes respectivement orientées à l’Est et à l’Ouest.

2.1.2_La salle de classe comme unité de volume. La conception d’une école fait partie de la catégorie des programmes architecturaux qui se doivent de composer avec plusieurs espaces répétitifs. Si le CEG de 1966 avait pris le parti d’une architecture dont tous les éléments obéissent à un principe de linéarité, son successeur prône en revanche la valorisation du volume individuel de la salle de classe comme système d’expression architecturale. Ce principe d’autonomisation des entités constitutives du programme dans l’aspect général du bâtiment est mis en valeur dans toutes les dimensions de l’espace: le plan s’adonne régulièrement à un exercice de décalages permettant la différentiation volumétrique d’une salle par rapport à une autre. Lorsque celui-ci choisit au contraire la solution de la linéarité, c’est par la couverture pyramidale qui surplombe chacune des salles de classe que la différenciation des espaces devient perceptible. En 1981, l’architecte néerlando-suisse Arnolf Luchinger classe une partie des bâtiments qu’il avait vu émerger durant la période 1960-1970 en quatre grandes familles: structures formées d’unités de volume, de groupes de volumes, d’unités de construction ou d’unités de communication3. A la différence d’une structure formée de groupes de volumes qui répondrait davantage à l’agrégation tridimensionnelle d’éléments simples et répétitifs, la famille de structures composées d’unités de volume semble ici trouver tout son sens. Le bâtiment se caractérise en effet par la répétition horizontale d’une ou plusieurs entités récurrentes qui participent à sa définition tant formelle que spatiale. L’unité de volume du CEG de 1972 est une salle de classe rectangulaire de 7 mètres par 8,75 (59.55m²) basée sur une grille tramée d’1,75 mètres de côté conforme aux instructions de 1952 du Ministère

3- LUCHINGER, Arnulf, Structuralisme en architecture et urbanisme, Éditions Kar Kramer Verlag, Stuttgart, 1981. Le famille des structures composée d’unités de volume est notamment représentée par le Kimbel Art Museum construit par Louis Kahn en 1972 ou encore l’orphelinat d’Amsterdam construit par Aldo Van Eyck en 1960. Celle des groupes d’unités est représentée par l’ensemble de logements habitat 67 construits par Moshe Safdie en 1967 ; celle des unités de construction par la boulangerie de Lourenço Marques construite en 1954 par Amancio Guedes ; celle d’unités de communication par le Yamanashi Broadcasting and Press Center construit par Kenzo Tange en 1966.

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Vue du bâtiment dans sont état d’origine, 1972. Brochure Saint Adrien, 1997.

de l’Éducation4. Cette même trame est par ailleurs génératrice de la totalité des éléments du plan, du dimensionnement des espaces de circulation jusqu’au rythme des pleins et des vides qui structurent la façade. Si la trame «Éducation nationale» avait normalisé dans les années 1950 la construction d’un grand nombre d’édifices scolaires préfabriqués dont l’expression architecturale relevait d’une pure retranscription d’un dimensionnement décontextualisé, le CEG de Saint Adrien prouve avec une certaine ironie que l’utilisation d’une telle grille dimensionnelle pouvait correspondre à une toute autre organisation du bâti. Ironique également le parti constructif adopté par l’architecte pour contourner les problèmes de réglementation inhérents aux constructions scolaires d’avant 1973: «Je me suis surtout distingué dans cette affaire : la réglementation de l’Éducation Nationale donnait des volumes de classe et des volumes d’air obligatoires qui ne soient pas situés en dessous d’un plafond horizontal de 2,80 mètres de hauteur. La forme pyramidale a permis d’abaisser les linteaux pour donner une échelle beaucoup plus familiale à la classe tout en conservant au centre la hauteur minimale réglementaire5.»

Constructivement simple et économique, la principale innovation technique du bâ-

4- La circulaire ministérielle du 1er Septembre 1952 relative aux normes de construction des locaux scolaires en France, dans un soucis de normalisation des constructions «provisoires» et préfabriquées, met en place la trame «Éducation nationale» basée sur la longueur de 1,75m sur laquelle toutes les constructions scolaires devront reposer autant en plan qu’en élévation. 5- Entretien téléphonique avec Philippe Lepère, 18/03/2017.

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Coupe type de salle de classe, C.E.G premier cycle de Saint-Adrien, Villeneuve d’Ascq Phillipe Lepère arch, 1972 ©Archives municipales de Villeneuve-d’Ascq Consultation: décembre 2016

Élévation type de salle de classe, ©Archives municipales de Villeneuve-d’Ascq Consultation: décembre 2016

Plan type de salle de classe, ©Archives municipales de Villeneuve-d’Ascq Consultation: décembre 2016

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timent réside dans le choix du système structurel des toitures pyramidales6: l’architecte, accompagné du bureau d’ingénierie dunkerquois Razemon, conçoit une charpente à base carré composée d’un assemblage de quatre pièces de bois lamellé-collés7 et de chevrons de bois massif, cintrés en leur base par d’imposantes poutres de bois lamellé-collés qui assurent le triple rôle de poutre de rive, de joint creux et de linteau8. Les différentes poutres se rencontrent en leur centre pour clore le dispositif par une clé de voûte qui permettra l’ouverture d’un lanterneau central. Si les nombreuses toitures à quatre pans découpent à l’extérieur la silhouette de l’édifice tout en accentuant la compréhension formelle de son programme et l’aspect ludique du bâtiment, le volume obtenu grâce à la sous-face pyramidale intérieure sanctuarise le lieu dédié à l’apprentissage. Préfabriquée en Flandres, la charpente sera assemblée au sol et directement déposée sur les murs de maçonnerie et les poteaux lamellés-collés hauts de 2,40 mètres qui constituent la structure porteuse de l’édifice. Le choix d’un tel dispositif répond également à des priorités financières: la répétition du module préfabriqué permettra une économie de chantier non négligeable9 dans le choix des matériaux extérieurs. Sur la trame de classe de 7x8,75 mètres, seule une surface carré de 7x7 mètres est en réalité destinée à recevoir la structure pyramidale. Les charpentes des salles de dédoublement, des circulations ainsi que des seuils des salles de classes sont quant à elles réalisées grâce à un plancher gittage auto-portant situé à hauteur de linteau. Le choix du bois lamellé-collé répond aux exigences du parti architectural de l’architecte: capable de franchir des portées importantes, la base carrée de la charpente ne nécessitera que de quelques points d’appuis. Libérés de leur traditionnel rôle structurel, les façades de l’édifice peuvent alors s’ouvrir largement sur l’environnement extérieur grâce à de grandes baies filantes du sol au linteau. Côté couloir, la salle de classe est séparée de la circulation par une cloison vitrée à hauteur d’œil, dans la plus grande tradition lasallienne. Le choix des matériaux et des ambiances intérieures et extérieures renvoie au soucis permanent de concevoir un milieu approprié à l’éveil sensoriel des jeunes collégiens. Les économies réalisées via la conception répétitive de la structure et les matériaux laissés apparents

6- Voir détails en annexe 7- La France n’acquiert qu’en 1958 avec la construction du centre national d’EPS de Joinville la licence d’exploitation du bois lamellé-collé breveté en Allemagne dès 1906. Principalement utilisé pour le franchissement de grandes portée caractéristiques des programmes à vocation sportives, son utilisation dans un programme scolaire des années 1970 peut-être à ce titre considérée comme innovante. 8- Le principe de joint creux assuré par une poutre de rive en bois lamellé-collé avait déjà été expérimenté une première fois pour la construction de la maison Wattignies dans le quartier de Brigode, permettant alors de larges débords de toitures réalisés en porte-à-faux. 9- A titre indicatif, le CEG aura coûté environ 1000 Francs du mètre carré, soit un million de francs pour une surface de plancher de1000m².

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à l’intérieur du bâtiment permettent une répartition ciblée des qualités concédées aux différents éléments de l’édifice. Chaque local de classe bénéficie d’un éclairage bilatéral et zénithal assurant une distribution généreuse de la lumière. Les sous-faces apparentes des charpentes, vernies dans une teinte acajou, confèrent une ambiance chaleureuse aux espaces d’apprentissage. La recherche de vérité constructive et de mise en valeur des matériaux est également visible dans l’enveloppe extérieure de l’édifice. Pour le frère Jacques Serlooten, nommé directeur de l’établissement à la rentrée 1972, «la brique jaune, le bois, le verre, les galets... déclenchent des effets sensoriels agréables et vrais10». L’aspect plastique de l’édifice est caractérisé par une grande simplicité et une différentiation claire des entités qui composent le bâtiment: les menuiseries et allèges de fenêtres fabriquées en essence de sipo puis vernies viennent contraster avec la teinte beige et rosée des murs de briques rugueux. Les joints de maçonneries, affleurant en quart-de-rond et de couleur gris clair, amplifient par ailleurs la présence du matériau et la sensation de plan texturé. Le dessin des ouvertures, rythmée par l’alternance entre poteaux bois et menuiserie fine, créé une séquence rythmique travaillée qui anime la façade et renforce l’aspect général de la composition. La charpente est protégée par une couverture multi-couches surmontée d’une élégante feuille de «Vercuivre» qui donnera leur couleur vert-de-gris aux pyramides. Les problèmes d’étanchéité liés à la toiture et aux lanterneaux zénithaux contraindront cependant l’école à effectuer une réfection complète des toitures en 1994, obturant les lanterneaux et masquant définitivement le matériau d’origine par une feuille bitumeuse étanche du plus mauvais effet. A partir du début des années 1970, la communauté vieillissante de la maison Saint Jean n’arrive plus à renouveler suffisamment ses effectifs pour continuer d’assumer l’entretien sans fin de l’immense bâtisse qui avait déjà cédé en 1972 ses deux premiers étages au lycée d’enseignement secondaire. Un rapport de rencontre entre les frères de l’établissement et l’association gestionnaire École et Famille évoque dès 1973 «l’hypothèse d’une construction dans le parc d’un ensemble de plain-pied ou de deux niveaux adapté au besoin des vieillards11», ainsi que la possibilité d’annexer le bâtiment St Jean à l’école Saint Adrien. Dans l’optique d’une future construction, les frères visiteront le béguinage d’Annappes qui leur servira de référence tout au long de l’élaboration du projet. Ce que la plupart des congressistes pensaient inconcevable au milieu des années 1960 fini pourtant par arriver: la communauté abandonne définitivement la maison Saint Jean à l’ensemble scolaire en 1975. La vente de la propriété à une association locale, l’Association Immobilière Roubaisienne (AIR), et non pas (comme l’aurait voulu la logique) à la fondation Lasalle illustre bien le courant de pensée présent

10- SEERLOTEN, Jacques, dossier «Le groupe scolaire se déploie au rythme de la ville nouvelle», Brochure SaintAdrien, 1998. 11- Rapport de la rencontre Annappes St.Adrien et Annappes Ste. Famille, Archives Lassaliennes de Lyon.

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chez certains frères qui, devant le recul progressif du nombre de novices formés par la congrégation, cherchent à assurer la pérennité de l’établissement en concédant sa gestion à des structures extérieures et laïques12. Il ne sera cependant pas question de se séparer physiquement du domaine auquel les quelques quarante frères de la communauté restent profondément attachés. La direction de l’ensemble scolaire continuera ainsi d’être assumée par les frères Serlooten puis Robert Ferrain jusqu’en 1986, tandis que quelques frères perpétueront des rôles de comptabilité ou de pastorale au sein de l’établissement. Le programme élaboré par la communauté comprend un ensemble de 36 chambres, une infirmerie, une partie commune (restauration, salle de conférence et de visionnage) ainsi qu’une nouvelle chapelle de taille modeste. La chapelle du noviciat Saint-Jean, alors utilisée comme salle de sport par l’ensemble scolaire et difficile d’accès pour les personnes âgées, ne permet plus à la communauté d’officier convenablement en son sein. Le projet se chargera d’accueillir dans un premier temps l’ensemble du groupe existant d’Annappes et pourra s’ouvrir à l’arrivée de nouveaux frères venus de France entière en fonction des places disponibles. Par peur de l’isolement et par volonté de rester en contact avec l’école à laquelle les frères ont consacré leur vie, il s’agit également de concevoir un édifice totalement intégré dans le parc existant, à proximité immédiate de l’ancien noviciat, sans séparation construite avec l’ensemble scolaire mais à l’écart de ses agitations quotidiennes. Une maison de repos.

2.2_La maison de repos Saint-Jean: le système pavillonnaire moderne au service d’une vide en communauté. «On fera paraître dans cet Institut et on conservera toujours un véritable esprit de communauté. Tous les exercices s’y feront en commun depuis le matin jusqu’au soir, on se servira même de poêle pour se chauffer en commun dans la chambre des exercices. Tous coucheront dans un même dortoir ou dans des dortoirs communs s’il en est besoin de plusieurs, et en ce cas, le frère Directeur aura soin de commettre dans chacun quelque frère qui y veille et qui prenne garde qu’il y ait un silence exact et très profond et que tout s’y passe avec modestie et d’une manière décente. Tous ensemble mangeront dans le réfectoire, il ne sera jamais permis de manger hors la maison et aucun des frères ne mangera en particulier et hors des repas communs sans infirmité ou évidente nécessité et sans permission13.»

[Saint Jean-Baptiste de La Salle]

12- On peut observer un phénomène comparable dans d’autres établissements Lasaliens du Nord de la France. La vente progressive des propriétés à suscité un vif débat entre frères partisans d’une plus grande indépendance des établissements face à un avenir incertain et frères confiants quant au maintien de la congrégation. 13- Tiré de la Règle des frères des écoles chrétiennes, chapitre troisième: De l’esprit de communauté de cet institut et des exercices qui s’y feront en commun, p. 4

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Implantation de la maison de repos par rapport à l’édifice historique, Philippe Lepère arch, 1975, ©Archives municipales de Villeneuve d’Ascq. Consultation: février 2017

Maquette de présentation du projet, Philippe Lepère arch, 1975, ©Archives lasalliennes de Lyon Consultation: février 2017

Maquette de présentation du projet, Philippe Lepère arch, 1975, ©Archives municipales de Villeneuve d’Ascq. Consultation: février 2017

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2.2.1_Une architecture-rhizome au cœur de la nature. Fort de sa récente expérience couronnée de succès à Saint-Adrien, l’architecte Philippe Lepère se voit de confier l’étude du nouveau projet des frères lasalliens de l’établissement. L’originalité du programme réside dans l’élaboration d’un environnement de vie adapté aux besoins d’une forme de groupement religieux, à son histoire et à ses règles. A la différence de communautés catholiques fondées sur le principe de retraite ou d’existence consacré à la prière, l’identité de la congrégation lasallienne relève plus d’une mission éducative offerte à tous et ouverte sur le monde. La tradition du plan d’organisation monastique clos, malgré tout présente dans les premiers pensionnats de la congrégation du XVIIIème siècle jusqu’au début du XXème siècle14, semble pourtant en totale opposition avec l’identité religieuse de la communauté d’Annappes dont le noviciat et les jardins s’ouvrent spectaculairement sur la rue Jean-Baptiste De la Salle et le village historique. Le permis de construire déposé par l’architecte en Mars 1974 dévoile une étonnante composition constituée d’un assemblage éclaté de cinq pavillons de brique jaune dispersés dans un jardin et reliés entre-eux par un principe de circulation en galerie couvertes et vitrées. La lecture du plan masse permet d’individualiser trois entités distinctes: au nord, l’édifice le plus important se déploie de plain pied et sur un étage d’Est en Ouest. En connexion immédiate avec la route existante et le parking aménagé pour l’occasion, le bâtiment abrite les espaces de vie communs (restauration, salle de conférence-bibliothèque) ainsi qu’une infirmerie accompagnée de douze chambres réparties sur deux étages et destinées aux personnes âgées dépendantes. Directement relié au bloc principal par deux galeries vitrées, un volume pyramidal énigmatique abrite la petite chapelle de 64m² destinée à l’usage des frères et des quelques enseignants ou élèves invités lors de célébrations partagées. Au sud, le dispositif est clos par trois pavillons A, B et C comportant chacun deux étages de quatre chambres. On pourrait voir dans la forme d’organisation qu’adopte le projet les principes constitutifs de l’architecture moderne selon l’historien autrichien Emil Kaufmann qui, dans son pamphlet De Ledoux à Le Corbusier, origine et développement de l’architecture autonome publié en 1933, définira « le système pavillonnaire » comme une organisation spatiale dans laquelle « la partie est libre dans le cadre du tout15». Raphael Labrunye y verra dans sa thèse un

14- Pour approfondir le sujet, se référer au mémoire de Dominique Cellier «Les pensionnats des frères des écoles chrétiennes au XVIIIe siècle, infrastructures, règlement et population», Université de la Sorbonne Paris IV. L’institut Saint-Luc de Tournai, ancien pensionnat lasallien construit en 1904, peut également être cité comme référence d’organisation close du bâti. 15- KAUFMANN, Emil, De Ledoux à Le Corbusier, origine et developpement de l’architecture autonome, Éditions

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Photographie des espaces de circulation vitrés, 1977, ©Archives lasalliennes de Lyon.

Photographie depuis l’ancienne maison Saint Jean, 1977, ©Archives lasalliennes de Lyon.

système « largement développé au sein de l’architecture moderne, notamment dans les programmes à vocation sanitaire» qui «atteindra son apogée avec les écoles de plein air, mises en place au début du XXeme siècle pour lutter contre la tuberculose16.» Il ne semble donc pas contradictoire que l’utilisation d’un tel système ait été privilégié pour la conception d’un établissement destiné au bien être et à la santé de personnes âgées qui, pour certaines d’entre-elles, y termineront également leur vie. La logique d’organisation générale des pavillons, sorte de processus de déploiement organique par ramification successives et interconnectées, répond à la volonté affirmée de l’architecte et des usagers d’intégrer au maximum les espaces construits à leur jardin dont l’entretien constituerait une activité importante de la vie quotidienne des frères: L’ensemble de ces compositions, très similaire à celui d’un béguinage, devra faire l’objet d’une étude très approfondie en ce qui concerne l’échelle humaine et l’intégration dans la na-

Rolf Passer, Vienne-Leipzig, 1933, Éditions de la Vilette pour la traduction française, 2002, p. 62 16- LABRUNYE Raphael, L’orphelinat d’Aldo Van Eyck, de la réception de l’œuvre à la genèse du projet, MétisPresses, Genève, 2016, p.

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ture et la verdure, notamment par des murs de blocage des terres, pour permettre à différents endroits d’avoir le jardin «à portée de la main», ainsi que des lieux dissemblables dans leurs aménagements, au milieu de la verdure, ceci afin d’apporter un maximum de fantaisie dans le «travelling» de la vie journalière de ces personnes âgées17.

A l’inverse d’une architecture magnifiée par le grand paysage en-soi suffisant à lui même, le système pavillonnaire de la maison de repos est un dispositif qui fabrique pour-soi le paysage dans lequel il s’implante. Les espaces extérieurs, composés par le jeu de positionnement des galeries et des pavillons, génèrent différentes échelles et ambiances plus ou moins ouvertes sur le parc. Aux trois pavillons résidentiels orientés plein-sud et largement ouverts sur la nature, on oppose de petits entre-deux jardins agrémentés au hasard de la promenade d’un bassin d’eau de pluie ou d’une composition végétale travaillée. Des mécanismes architecturaux participent également à cette intention: la forme de chaque pavillon est savamment étudiée pour ne présenter aucun vis à vis entre les différentes chambres ainsi qu’une vue dégagée sur le parc, intensifiant la nature du rapport entre les frères et leur jardin. Les plans des pavillons multiplient dans ce but les décalages et autres redents dans l’optique de diversifier les situations et d’enrichir les perceptions visuelles des volumes dans la nature. Le projet initial prévoyait l’implantation de l’ensemble des trois pavillons résidentiels à 80 centimètres en dessous du niveau 0 du terrain naturel, ainsi qu’un système de murs de blocages des terres libérant une terrasse semi-enterrée devant les chambres situées en rez-de-chaussée. Le dispositif, permettant une intégration visuelle et physique des chambres à même le jardin, génère un «niveau ermitage» destiné aux pensionnaires désireux d’une plus grande sensation d’intimité et de retraite. Pour desservir les pavillons résidentiels, le système de galerie prévoit quant à lui une double rampe divisant la largeur de circulation en deux –non sans rappeler le principe de promenade architecturale corbuséene18– et permettant d’accéder depuis les galeries et sans escalier aux demi-niveaux rez-de-chaussée et aux premiers étages. Ces deux dispositifs ne seront malheureusement jamais réalisés faute de budget et les pavillons posés au niveau du sol d’origine. Pensées ouvertes sur le jardin, les galeries sont vitrées à la demande des frères pour le projet final. Tout participe à l’intégration complète de la galerie dans son environnement: la structure de la couverture est constitué d’une série de portiques moisés en bois lamellé-collé, espacés à intervalle régulier de 3 mètres de dis-

17- LEPERE, Philippe, notice descriptive du permis de construire 2178bis, côte 42W26, archives municipales de Villeneuve d’Ascq. 18- Le terme «promenade architecturale» apparaît pour la première fois dans le premier volume de l’Œuvre Complète de Le Corbusier en 1929. Au cours des années 1920, Le Corbusier développe au travers de réalisations emblématiques comme la Villa La Roche (1923-1925) ou la Villa Savoye (1928-1931) le principe d’une déambulation architecturale aux perceptions spatiales et sensorielles riches et variées. La rampe intérieure est alors l’élément de communication entre niveaux privilégié par cette notion.

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tance et reposants sur de petits murs de soubassements. Deux larges poutres filantes dans l’axe de la circulation et situées en retrait des façades soulignent la perspective tout en permettant l’ouverture de larges baies vitrées sur toute la longueur et sur toute la hauteur de la galerie. Les murs de soubassement s’adaptent à la topographie du site pour former de petits murs de blocage des terres et ainsi correspondre aux niveaux de sol naturels. De l’extérieur, la galerie s’efface dans le paysage pour ne devenir qu’une simple menuiserie d’aluminium qui semble posée à même le sol et dont la légèreté et la transparence contrastent subtilement avec la force visuelle des pavillons en brique. De l’intérieur, le regard se promène tantôt au ras du sol, tantôt au ras de la végétation. La peinture vert émeraude des murs de soubassement accentue l’impression d’une promenade à même le jardin. 2.2.2_La maison Saint Jean et le Carmel d’Ascq: déclinaison et approfondissement d’une typologie d’habitat en communauté.

L’originalité de la réponse apportée au programme réside dans l’éclatement de la communauté principale en sous-communautés réparties dans trois entités bâties autonomes. En réalité, seuls deux des trois pavillons prévus par le projet initial seront finalement construits par manque de fonds, les huit frères restants logés dans une maison située à quelques mètres au nord du site, dans le quartier de Brigode. Pour Philippe Lepère, ce système pavillonnaire est «très important pour une vie à l’échelle familiale, c’est à dire pour huit personnes environ, pour la majeure partie de leur vie, exception faite des repas, de la chapelle et de la salle de conférences où la communauté se réunira19». Loin de composer à partir d’une page vide, ce mode d’organisation trouve un important écho dans l’œuvre construite de l’architecte. En 1974, Philippe Lepère et la communauté des carmélites de Lille inaugurent l’ensemble du carmel de Villeneuve d’Ascq dont la construction s’était achevée deux ans plus tôt. Le monastère ouvre alors ses portes au public durant une semaine et jouit d’une importante diffusion au sein du cercle religieux de la région lilloise20. Les portes ouvertes permettront aux frères des écoles chrétiennes de Villeneuve d’Ascq de visiter l’ensemble situé non loin d’Annappes, au cœur du quartier de Brigode. La similitude des deux programmes et la qualité architecturale du carmel d’Ascq amène la maitrise d’ouvrage à adopter le parti éclaté qui avait fait le succès du monastère. Si la filiation entre les deux projets est évidente, il serait pourtant réducteur de limiter leur comparaison à une ressemblance de surface ne se bornant qu’au principe pavillonnaire adopté par les deux constructions.

19- LEPERE, Philippe, notice descriptive du permis de construire 2178bis, côte 42W26, archives municipales de Villeneuve d’Ascq. 20- L’inauguration du carmel réunira presque 4000 personnes venues de toute la ville nouvelle et de la région lilloise.

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Agencement des cellules du carmel de Villeneuve d’Ascq, pavillon C Deuxième permis de construire, 1972 Archives municipales de Villeneuve d’Ascq, consulté le 12 décembre 2015

Vue sur les jardins engazonné du carmel de Villeneuve d’Ascq, 1974 Vue sur lesMarie-Geneviève jardins engazonnésDevos du carmel de Villeneuve d’Ascq, Archives 1974, Dans « le carmel de Villeneuve d’Ascq signe d’un renouveau liturgique »

Archives Marie-Geneviève Devos, L’ancien carmel de Villeneuve d’Ascq, outil de lecture l’architecture monastique post-conciliaire, Felix Caucheteux

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Au contraire, leur analyse conjointe permet de mettre en relief avec davantage de force les différences fondamentales qui s’opèrent entre les choix constructifs et architecturaux mis-en-œuvre au sein des différents ensembles. Tout comme au carmel, chaque pavillon de la maison St. Jean constitue une unité de vie destinée à accueillir une cellule familiale de huit personnes réparties sur deux étages. Même si les différents pavillons se déclinent en plusieurs formes selon leur implantation dans le jardin, l’organisation de base reste identique: un noyau central voulu comme le cœur familial de l’édifice joue à la fois le rôle d’espace de circulation vertical et de petit salon dans lequel les huit frères peuvent se réunir autour d’une cheminée. Expérimental, ce choix qui convenait à la communauté des sœurs carmélites de Villeneuve d’Ascq ne correspondra jamais vraiment au mode de vie des générations de frères qui se succédèrent au sein du projet: «Cette maison n’a pas fonctionné comme l’architecte le pensait et comme les frères de l’époque en avaient commandé la construction. Ceux-ci imaginaient que la maison de retraite aurait eu des sous-communautés dépendantes de la grande communauté des frères âgés. Cette idée n’était pas dans la tradition des frères qui ont l’habitude de vivre tous ensemble. Ce principe n’a jamais existé dans les

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Pavillon G

Pavillon A/B Accueil

Réfectoire

Chapelle

Pavillon E

Pavillon D Pavillon B’

Pavillon C

Ci dessus: Plan d’ensemble du carmel de Villeneuve d’Ascq, répartition des pavillons, 1972, Dans Le carmel de Villeneuve d’Ascq, outil de lecture de l’architecture monastique post-conciliaire, Félix Caucheteux

Ci-contre: Plan Agencement des cellules des pavillons du carmel de Villeneuve d’Ascq, pavillon C, 1972, Dans Le de Villeneuve d’Ascq, outil de lecture de l’architecture monastique post-conciliaire, Félix Caucheteux

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Agencement des cellules du carmel de Villeneuve d’Ascq, pavillon C Deuxième permis de construire, 1972 Archives municipales de Villeneuve d’Ascq


Bâtiment commun Réfectoire

Partie infirmerie

Chapelle

Pavillon C Pavillon B

Pavillon A Ci dessus: Plan d’ensemble de la maison de repos Saint-Jean, 1975, Remis en forme, ©Archives municipales de Villeneuve d’Ascq. Consultation: février 2017

Ci contre: Plan d’unité de vie de la maison Saint Jean, pavillon A ©Archives municipales de Villeneuve d’Ascq. Consultation: février 2017

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Plan de chambre type, Maison de repos Saint Jean ©Archives municipales de Villeneuve d’Ascq Consultation: février 2017

autres communautés lasalliennes de France21»

Les différentes chambres sont pourvues d’un sas d’entrée comprenant les espaces de toilette personnels nécessaires à chaque frère mais la précarité du budget ne permettra pas d’offrir une pièce d’eau à l’ensemble des pensionnaires. Chaque étage dispose alors d’une salle de bain collective, permettant également la toilette accompagné d’une aide soignante. Les chambres, de dimensions réduites au stricte nécessaire, se déclinent de plusieurs manières suivant leur situation dans le pavillon mais composent systématiquement avec une configuration en L. Un premier renfoncement large de 1.93 mètres est destinée à accueillir un lit simple tandis qu’un espace totalement ouvert sur le jardin grâce à une baie coulissante en aluminium se déploie sur une largeur de 2.46 mètres. L’ensemble des menuiseries de la maison de repos sera également réalisée en aluminium, exception faite de la première génération de coursives: le matériau ne demande que peu d’entretien22 mais sera progressivement remplacé par des menuiseries blanches en p.v.c lors de l’isolation du complexe. La forme en plan des différents pavillons est totalement tributaire de l’assemblage savant des espaces de coucher par rapport à leur implantation. A l’inverse des chambres du carmel d’Ascq

21- Entretien téléphonique avec le frère Michel Rubin, pensionnaire de la maison Saint-Jean de 2004 à 2016, 31 mars 2017. 22- Philippe Lepère à propos des menuiseries du carmel de Villeneuve d’Ascq: «[L’entrepreneur] nous avait fait des menuiseries en sapin. Mais le sapin s’entretient avec de la lasure, et il faut mettre de la lasure souvent. Mais elles [les sœurs] n’ont pas fait ça, donc le sapin s’est abîmé. Si j’avais su que les sœurs étaient comme ça, j’aurais tout fait en aluminium.», entretien entre Philippe Lepère et Felix Caucheteux, 25 mars 2016.

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Vue de chantier, Pavillon A. Maison de repos Saint Jean 1975 ©Archives lasalliennes de Lyon

Vue du chantier depuis la limite de propriété, Maison de repos Saint Jean 1975 ©Archives lasalliennes de Lyon

formées par deux voiles de béton qui orientent l’espace vers une loggia extérieure, le choix constructif de la maison St Jean repose sur la subordination du tracé des murs porteurs aux espaces générés par les chambres et les circulations. Ces différences structurelles produisent deux langages architecturaux radicalement différents: à une architecture de béton formée d’une continuité structurelle verticale et horizontale et d’une uniformité de l’enveloppe extérieure, on oppose une architecture de brique basée sur un système structurel différencié entre porteurs verticaux et horizontaux ; à une logique d’empilement de boîtes rectangulaires mises en valeur par un léger porteà-faux –principe structurel dont le béton est roi– on oppose une logique de franchissement d’une portée comprise entre deux murs porteurs. Pour magnifier ce langage structurel, l’architecte choisi également de rendre extrêmement claire la lecture extérieure du système constructif utilisé. La différentiation entre le porteur vertical et horizontal est tout d’abord affirmée par les différents matériaux mis en oeuvre: le gros œuvre, réalisé sur place par l’entrepreneur Luchini23 originaire de Baisieux, est constitué d’une structure de murs porteurs en parpaings enduit à l’intérieur et d’une brique jaune de 0,11 en appareil panneresse, rejointoyée en façade. Entre les deux plans, une légère isolation thermique en polystyrène de 4 cm à laquelle sera rajoutée ultérieurement une isolation par l’intérieur. Le porteur horizontal est quant à lui réalisé grâce à un plancher en béton armé d’une épaisseur de 20 cm coulé sur place. La proéminence

23- L’architecte collaborera régulièrement avec l’entrepreneur qui avait par ailleurs réalisé le gros-œuvre du Carmel de Villeneuve-d’Ascq. .

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Plan de la chapelle Maison de repos Saint Jean, 1975 ©Archives municipales de Villeneuve d’Ascq. Consultation: février 2017

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Lanterneau ouvrant double paroi-translucide Ligne de rencontre des poutres lamellé-collé ep: 50cm

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Coupe transversale de la chapelle, Maison de repos Saint Jean, 1975 ©Archives municipales de Villeneuve d’Ascq. Consultation: février 2017

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Joint en creux 10x10

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Coupe transversale de la chapelle, Maison de repos Saint Jean, 1975 ©Archives municipales de Villeneuve d’Ascq. Consultation: février 2017


systématique des têtes de murs par rapport au placement des menuiseries ainsi que le positionnement en retrait des nez de dalles visibles en façade concourent également à la mise en valeur du principe structurel. Afin de dramatiser l’élément vertical, les murs et différents trumeaux se soulèvent pour former un acrotère d’un mètre de hauteur à partir du niveau de toiture, s’interrompant uniquement à la rencontre des plans verticaux vitrés. Les murs sont finalement couronnés par des chaperons de ciment en dos d’âne et légèrement dentelés, non sans rappeler l’esthétique «scandinave» des habitations Kingo réalisé en 1958 par l’architecte Jørn Utzon. La différenciation des matériaux se poursuit également entre les unités de vie et la chapelle de la maison St. Jean, véritable curiosité architecturale et spatiale. Si le monastère de Villeneuve d’Ascq n’avait pas franchi le pas d’une séparation totale du lieu de culte connecté aux programmes communs par l’intermédiaire d’un cloître, la chapelle de la maison de repos est quant à elle totalement autonome vis à vis des différents pavillons qui composent le projet. Fort de son expérience au carmel d’Ascq, Philippe Lepère poursuit sa recherche d’espace cultuel ancré dans le contexte de renouveau liturgique post-conciliaire24 des années 1970, marqué par la libération des formes et des schémas académiques de l’architecture religieuse. Profondément croyant et pratiquant, membre d’un foyer carmélitain destiné à l’étude des évangiles, Phillipe Lepère s’applique à pratiquer une architecture religieuse emprunte de mystère, notamment à travers le concept d’espace indicible qui lui est cher. La précédente réalisation avait déjà amené l’architecte à adopter le plan centré pour la chapelle des carmélites, véri-

24- La problématique de l’insertion des espaces de cultes conçus par Philippe Lepère dans le contexte de renouveau de l’architecture religieuse qui succède au concile Vatican II (1962-1965) s’ancre parfaitement dans la continuité de l’étude menée par Félix Caucheteux dans son mémoire Le carmel de Villeneuve d’Ascq, outil de lecture de l’architecture monastique post-conciliaire et ne sera donc pas davantage traitée au sein de ce texte.

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table «translation métrique mais aussi théologique25» du projet avorté de synagogue à Hourva de l’architecte Louis Kahn. La mise en œuvre d’un tel plan fait écho aux décrets liturgiques de Vatican II qui privilégient une assemblée enveloppante, réunie en cercle ou arc de cercle autour d’un autel central. La vie religieuse des frères lasalliens s’organise autour de la traditionnelle «règle des frères des écoles chrétiennes», dont le contenu avait par ailleurs été adapté à la vie contemporaine suite au concile Vatican II. Les frères se réunissent chaque jour dans la chapelle à 7 heures et demi du matin pour l’office matinale, tandis que la messe s’effectue en semaine à 11 heures 45. Véritable place symbolique de la vie des frères qui peuvent parfois y passer beaucoup de temps personnel, la chapelle n’occupe cependant pas une place centrale mais s’affiche directement aux côtés de l’entrée principale de la maison de retraite. Masse pyramidale énigmatique qui semble tout droit sortie d’un film de science-fiction, le volume encaissé dans le sol et fondu dans la nature paraît au premier abord léviter au dessus d’un épais socle de béton. L’effet spectaculaire se dissipe à mesure que le regard approche de l’édifice: cette masse compacte «très fermée sur l’extérieur» qui «contraste avec les chambres très ouvertes sur la nature26» se détache du sol grâce à d’étonnants châssis de fenêtres en aluminium inclinés vers l’extérieur sur une hauteur de 1.40 mètres. Pour libérer la façade de son rôle porteur au niveau du sol, l’architecte fait de nouveau appel au bois lamellé-collé dans une structure constituée de quatre larges poutres de 50cm d’épaisseur reprise par un chaînage carré en lamellé-collé. Les poutres se rencontrent au faîtage et se moisent pour créer une clé de voûte lanterneau permettant d’illuminer l’autel central, système déjà éprouvé pour la couverture des classes du CEG de 1972. L’originalité de la structure réside dans son détail d’inclinaison des baies par rapport au socle: les poutres d’angles viennent s’encastrer dans quatre épais poteaux lamellés-collés dangereusement inclinés par rapport au sol. La structure est maintenue grâce à d’épais contre-forts de béton venant accueillir les poteaux directement boulonnés dans la masse. L’effet intérieur produit par le positionnement des ouvertures est saisissant: le dispositif permet de créer un bandeau de lumière pure sans aucune vue sur l’extérieur complété par une lumière zénithale diffuse. Les appels de lumières et le dialogue créé entre lumière zénithale et lumière nadirale fabrique une ambiance intime et originale qui s’éloigne des canons traditionnels de l’architecture religieuse. La grande sobriété du traitement des matériaux, les sous face en lambris, la couleur acajou du bois, la moquette rouge et la hauteur sous plafond raisonnable viennent

25- CAUCHETEUX, Félix, Le carmel de Villeneuve d’Ascq, outil de lecture de l’architecture monastique postconciliaire, mémoire de recherche, Richard Klein (dir.), École Nationale d’architecture et de paysage de Lille, 2016. 27- LEPERE, Philippe, notice descriptive du permis de construire de la maison Saint Jean, 1975, Archives municipales de Villeneuve d’Ascq

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renforcer la sensation d’intimité à l’intérieur de l’édifice. A l’extérieur, la couverture en tuile bitumées de couleurs orange se pare d’une robe naturelle jaune, blanche ou verte renforçant la dimension mystérieuse du volume pur. Malheureusement, la configuration centrale de la chapelle et sa son étroitesse peu propice aux grandes assemblées rendront difficile la prière dans a configuration voulue: «La Chapelle n’a pas pu fonctionner comme le souhaitait l’architecte. Des personnes âgées, plus ou moins dépendantes doivent avoir une place adaptée. Cela n’engageait pas à faire un demi cercle pour que les gens se voient, avec l’autel au centre. En réalité, l’autel a toujours été placé à l’extrémité27».

27- Entretien téléphonique avec le frère Michel Rubin, pensionnaire de la maison Saint-Jean de 2004 à 2016, 31 mars 2017.

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«Aucune maison de retraite ne se paie le luxe d’avoir des circulations comme il y en a là bas. L’idée était excellente car des personnes âgées ont besoin de marcher, et lorsque l’on marche, nous n’avons pas besoin d’autant de chaleur. Il n’y avait pas d’isolation, elle a été ajoutée après. 1975, nous n’étions pas encore au deuxième choc pétrolier. Les galeries permettaient de marcher à l’intérieur, en contact avec l’extérieur et par tous les temps.» [Michel Rubin]

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2.3_Composition, non-composition et décomposition: dialogue et rencontre de logiques conceptuelles opposées. 2.3.1_Culture de composition et vérité constructive. «C’est à partir du début du XVIIIème siècle que le mot composition a été véritablement synonyme de conception en architecture. Concevoir, c’était composer1» [Jacques Lucan] Phillipe Lepère est formé à l’école Saint Luc de Tournai où il sortira major de promotion en 1960. L’enseignement est alors assuré par divers architectes parisiens et nordistes reconnus, dont les quelques Jean Dubuisson, Pierre Vago ou Pierre Pinsard. Leur rôle dans la formation des jeunes étudiants est loin d’être anecdotique: tous issus de la génération moderne du début du XXème siècle, ces architectes sont pour la plupart porteurs d’une culture classique de l’école des beaux-arts et deviennent rapidement disciples des grands maîtres français du moment en faisant leurs armes dans les ateliers de Le Corbusier ou d’André Lurçat. A la fin des années 1960, la formation à l’école de Tournai, totalement ouverte à la modernité, suit une logique d’atelier de projet encadré par un unique professeur. Les étudiants sont alors pleinement irrigués de l’iconographie corbuséenne ainsi que des principes clés de l’architecture moderne: les notions de «composition architecturale», de «proportions» ou de «répartition des masses» sont à la base même des édifices produits par leurs différents professeurs après la seconde guerre mondiale. La première réalisation de Philippe Lepère à peine entreprise au terme de ses études est de ce point de vue tout à fait marquante. Conseillé par l’école pour collaborer avec Paul Caulier alors professeur à Saint Luc, les deux architectes entreprennent en 1961 la réalisation du Collège du Christ-Roi à Ottignies. Achevé en 1962, l’édifice présente de nombreuses parentés formelles avec le couvent de la Tourette réalisé en 1959 par Le Corbusier. Lepère, qui avait déjà consacré son mémoire de fin d’étude au projet, est alors autant fasciné que son professeur par la plastique brute et le renouveau formel entrepris par Le Corbusier dans les années qui suivent la Seconde Guerre Mondiale. Les architectes pousseront la ressemblance des détails avec le couvent de la Tourette à leur paroxysme et reprendront notamment le langage des loggias à claustras de béton pour les cellules des frères. L’édifice se détache tout de même de son modèle en opposant à l’ordre fermé du monastère de Le Corbusier une répartition des masses ouverte sur le terrain en pente. Ce projet, publié à son achèvement dans

1- Tiré de la conférence «Composition, non-composition» donnée par Jacques Lucan au pavillon de l’Arsenal à Paris, le 3 décembre 2009.

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Élévation Ouest, Le CEG des pyramides 1972 ©Archives municipales de Villeneuve d’Ascq. Consultation: février 2017

Élévation Est, Le CEG des pyramides 1972 ©Archives municipales de Villeneuve d’Ascq. Consultation: février 2017

Élévation Sud / Élévation Nord, pavillon B La maison de repos Saint Jean 1975 ©Archives municipales de Villeneuve d’Ascq. Consultation: février 2017

Élévation Sud, pavillon D La maison de repos Saint Jean 1975 ©Archives municipales de Villeneuve d’Ascq. Consultation: février 2017

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À gauche: La chapelle, le mur de clôture et le clocher du carmel d’Ascq en 1996 Dans Le carmel de Villeneuve d’Ascq, outil de lecture de l’architecture monastique postconciliaire, Félix Caucheteux À droite: Gargouille d’écoulement des eaux de pluies et chaîne de guidage, La maison de repos St Jean, photographie personnelle, Novembre 2016 2- La chapelle, le mur de clôture et le clocher en 1996 Photographie d’archives CBau

plusieurs revues d’architecture, fera l’objet d’une critique sévère quant à sa parenté trop prononcée. Il fut pourtant témoin d’un regain d’intérêt patrimonial et de différentes publications2 révélatrices du regard historique porté sur la période: le projet permet d’éclaircir un contexte européen profondément marqué par l’influence de Le Corbusier sur l’architecture d’après-guerre. Alors âgé de vingt-trois ans, Lepère recompose un langage architectural qui lui est propre à partir d’un vocabulaire moderne connu et apprécié auquel il fera référence dans de nombreux projets postérieurs. L’étude de Felix Caucheteux retrace dans ce sens la filiation conceptuelle prouvée entre le carmel d’Ascq et le projet de Carmel à Mazilles réalisé entre 1968 et 1971 par l’espagnol Josep Lluís Sert. Plus amoureux de la brique que du béton, Lepère s’éloignera du vocabulaire corbuséen à Saint Adrien pour se rapprocher de la très forte dimension mystique et de la monumentalité abstraite de certains projets de Kahn: ses recherches formelles sur la chapelle du carmel d’Ascq en sont la première preuve construite. Ce virage coïncide également avec la présence du frère de l’architecte, Yves Lepère, au sein de l’agence de Louis Kahn. Celui-ci y pratiquera deux années durant et sera également chargé de la rédaction d’un numéro spécial de L’Architecture d’Aujourd’hui consacré aux travaux de l’architecte américain3. Les deux projets réalisés pour l’ensemble scolaire d’Annappes s’inscrivent ainsi dans la continuité directe de la «culture compositionnelle» de Philippe Lepère. L’étude du plan masse des édifices met en évidence une grande maîtrise de l’implantation des bâti-

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2- Deux articles sont notamment consacré au projet au début des années 2000: «Un patrimoine ressuscité : le collège du Christ-Roi à Ottignies», A +, (2001,avr.) n° 169, ainsi que «Le collège d’Ottignies: dérivé corbuséen ou oeuvre authentique ?», Nouvelles du patrimoine, 2000,sept., n° 88. 3- L’architecture d’Aujourd’hui, n°162, Février-Mars 1969

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ments et de l’assemblage des plans qui pourraient paraître au premier abord aléatoires. La trace d’une tradition moderniste est également palpable dans l’expression formelle des fonctions qui habitent l’édifice: salles de classes, pièces de vie, salles de bains ou ascenseurs font systématiquement l’objet d’une individualisation volumétrique ou d’une émergence visible en façade. Les projets du CEG ou de la maison de repos ne laissent aucun doute non plus quant au travail soigné entrepris pour le dessin des façades et des différentes proportions qui régissent leur tracé. Les élévations des deux édifices obéissent à une logique commune de parois verticales totalement pleines ou totalement vitrées, mais jamais percés ; leurs façades se composent comme des séquences rythmées par murs et ouvertures issues de la structure porteuse des édifices. Si le collège des pyramides déploie son élévation séquentielle en dessous d’un chéneau qui unifie l’ensemble des éléments du bâtiment, la maison de repos St. Jean fabrique en revanche une étonnante composition de façade morcelée par l’affirmation quasi monumentale des séries de murs porteurs de différentes largeurs. Déjà, en 1933, Emil Kaufmann associait le principe d’autonomisation des formes architecturales précédemment évoqué au souci d’unité surfacique des plans verticaux qui composent l’édifice: «L’autonomie des formes en voie de développement entretient un rapport très étroit avec l’exigence de vérité des matériaux. Les murs ne sont plus dévalorisés par des percements trop importants ; ils cessent également d’être utilisés comme fonds pour bas-reliefs. La paroi acquiert au contraire une vie propre d’une très grande intensité, elle devient incarnation la plus pure de sa fonction: délimiter et enclore l’espace4.»

La notion de «vérité des matériaux», qui pourrait également être assimilée à celle de «vérité constructive» réapparaît avec force au sein de la production architecturale des années 1950 -1970. Issue d’une école de pensée architecturale dont la généalogie construite peut être retracée jusqu’au début du XIXème siècle, cette notion réapparaît sous la bannière du terme «brutalisme» défini par le critique d’architecture Reinher Banham en 1970 dans son ouvrage Le brutalisme en architecture. L’idée d’une mise en évidence du mode de fonctionnement structurel de l’édifice est alors soutenue par une esthétique du matériau brut largement catalysée par les projets d’après-guerre de Le Corbusier. Pour Jacques Lucan, cette pensée est caractérisée par le recours à des «procédés de construction traditionnels» ; par «l’emploi de matériaux laissés apparents: béton brut, briques et parpaings» et par « la recherche de ce que l’on peut appeler un «élémentarisme des parties qui entrent dans la composition de bâtiments souvent

4- KAUFMANN, Emil, De Ledoux à Le Corbusier, origine et developpement de l’architecture autonome, Éditions Rolf Passer, Vienne-Leipzig, 1933, Éditions de la Vilette pour la traduction française, 2002, p. 62

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fragmenté5s». Cette liste de caractéristiques partagées par nombre d’architectures aujourd’hui qualifiées de brutalistes trouve une concrétisation troublante de vérité à Saint Adrien6. L’expression plastique du matériau de construction est dans cette optique magnifiée Philippe Lepère qui choisit de laisser apparent les structures des deux édifices, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur. Il ne faudrait cependant pas oublier qu’une importante nécessité économique a également pu engendrer ces différents choix, mais il serait naïf de n’y voir qu’une réponse aléatoire parmi l’infinité des autres possibilités. Il est possible de retrouver les traces de cette logique de composition dans les différentes maisons réalisées par l’architecte au quartier de Brigode7 durant les années 1960. Plus que jamais, le corpus de bâtiment construits par Philippe Lepère dans le secteur d’Annappes semble marqué par ce vocabulaire architectural commun. La lecture des différents plans avec davantage de recul suggère pourtant qu’une tout autre logique, différente de celle purement compositionnelle, semble se superposer aux tracés régulateurs de l’architecte.

2.3.2_Le principe de prolifération organique, ou la mise en œuvre d’une flexibilité conceptuelle. Les plans conçus pour les projets de collège et de maison de repos à Saint Adrien présentent pour le premier un ensemble caractérisé par l’assemblage complexe d’unités rectangulaires répondant à une grille tramée et organisées autour d’un couloir central, pour le second un système de blocs pavillonnaires autonomes reliés grâce à un principe de circulation en galeries. Dans les deux cas, les formes générées organisent leur implantation par rapport au site mais leur logique intrinsèque semble s’éloigner de toute notion de composition au sens classique du terme. Rudolf Arheim, théoricien de l’art, témoignera en 1977 dans Dynamique de la forme architecturale de l’intérêt porté à l’architecture fraîchement produite au cours de la décennie, notamment face à des édifices qui ne paraissent plus suivre des principes de composition classique: « Alberti définit la beauté comme l’harmonie de toutes les parties quel que soit le sujet. Celles-ci doivent être organisées avec un tel sens des proportions, une telle continuité que rien ne puisse sans dommage être ajouté, retiré ou modifié.»8 Peut-on dire du CEG et de la Maison de repos Saint Jean que rien ne peut y être

5- LUCAN, Jacques, France architecture 1965-1988, coll. « Tendances de l’architecture contemporaine », Editions Electa Moniteur, Milan-Paris, 1989, p. 13 6- Les projets sont par ailleurs décrits par leur permis de construire comme des «constructions généralement traditionnelles». 7- Voir partie I ; Le quartier de Brigode: la ville verte aux portes d’Annappes. 8- ARHEIM, Rudolf, Dynamique de la forme architecturale, 1977, Editions Pierre Mardaga,

coll.

«Architecture+recherches», 1986, p 253

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Plan de rez-de-chaussée, Ecole maternelle du cardinal Liénart, Triolo, Villeneuve d’Ascq Philippe Lepère Arch. 1975 ©Archives municipales de Villeneuve d’Ascq. Consultation: Février 2017

Élévation Ouest sur entrée, Ecole maternelle du cardinal Liénart, Triolo, Villeneuve d’Ascq ©Archives municipales de Villeneuve d’Ascq. Consultation: Février 2017

Plan de situation, Collège annexe Saint Adrien, Liénart, Ascq, Villeneuve d’Ascq Philippe Lepère Arch. 1975 ©Archives municipales de Villeneuve d’Ascq. Consultation: Février 2017

Élévation sud, Collège annexe Saint Adrien, Ascq, Villeneuve d’Ascq ©Archives municipales de Villeneuve d’Ascq. Consultation: Février 2017

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ajouté, retiré ou modifié sans dommage? La possibilité d’extension, d’ajout ou de retrait des «unités» qui composent ces projets semble au contraire être à la base d’une réflexion qui participe à leur définition autant qu’à leur identité visuelle. Jacques Lucan énoncera même cette caractéristique architecturale comme représentative de la période évoquée: «Cette rencontre entre proliférants et tenants de la pluridisciplinarité est assez caractéristique du début des années soixante-dix. Les architectes « proliférants » attendent en effet de l’emploi de systèmes combinatoires, d’une part une liberté de mise en forme, et d’autre part des possibilités de réponses appropriées aux demandes d’usagers, qui peuvent eux-même participer à la définition d’un projet9.»

Lucan introduit ici deux principes fondamentaux. Premièrement, afin d’évoquer la complexité d’organisation d’édifices qui ne sont plus descriptibles par le biais de formes géométriques simples, les architectes utilisent un vocabulaire le plus souvent tiré du champ lexical de l’organique. D’autre part, cette réponse architecturale «proliférante» semble garantir une liberté conceptuelle qui leur faisait défaut tout en offrant aux usagers une flexibilité du bâtiment à l’épreuve du temps. En 1976, les philosophes Gilles Deleuze et Felix Guattari décrivent dans leur essai «Rhizome» les propriété d’un modèle cognitif, descriptif et littéraire basé sur l’analogie au phénomène naturel du rhizome. Ce mode de pensée s’oppose notamment à tout principe de hiérarchisation au profit d’une interconnexion intellectuelle horizontale qui pourrait se déployer simultanément dans toutes les directions. Les différents principes de «connexion et d’hétérogénéité10», de «multiplicité11», ou d’arborescence pouvant être rompue en tout point sans que cela n’affecte sa structure générale («rupture assignifiante12») permette d’effectuer une relecture originale des deux projets de Philippe Lepère à Saint Adrien. Plus philosophique qu’architectural, le principe de rhizome illustre pourtant un mode de pensée applicable dans le processus de conception d’un projet ainsi que l’intérêt croissant porté par différentes disciplines à la question d’organicité des formes construites et intellectuelles. Les différents points évoqués entretiennent un rapport extrêmement fort avec l’architecture produite au sein de la ville nouvelle et l’identité urbaine qu’elle désire se

9- LUCAN, Jacques, France Architecture 1965-1988, Editions Electa Moniteur, col. Tendances de l’architecture contemporaine, 1989, p. 22 10- DELEUZE, Gilles, GUATTARI, Félix, Capitalisme et Schizophrénie, Mille plateaux, Les éditions de Minuit, Paris, 1980, Introduction: «Rhizome». 11- Ibid. 12- Idid.

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forger, comme l’a montré la présence de «schémas organiques» conceptuels. L’architecte Jean-Pierre Watel, devenu un important acteur de l’urbanisation de la ville nouvelle, avouera dans ce sens avoir été obsédé par la création de «tissus urbains13» par principe de «maillages14» en opposition totale avec le système hiérarchique de la «branche d’arbre15». Dans le domaine de la construction scolaire particulièrement, les principes de prolifération trouvent rapidement leurs marques devant la nécessité d’agencer une série d’espace répétitifs aux usages adaptables et extensibles. Pour Lucan, ce phénomène est même associé à une « véritable frénésie d’assemblage de cellules» qui permettent la définition de «nappes capables de s’adapter pour répondre à de multiples contraintes de site16.» Cette affirmation est d’autant plus pertinente que l’architecte du collège des pyramides sera recontacté par le comité inter-écoles de Roubaix à deux reprises en 1975 pour réaliser deux écoles chrétiennes supplémentaires à Villeneuve d’Ascq, sur le modèle qui avait fait le succès du CEG de Saint Adrien. La souplesse du principe architectural du projet d’Annappes permet à Lepère d’effectuer une transposition aisée et applicable à plusieurs géométries de parcelles, tout en explorant différentes variantes volumétriques et autres déclinaisons de façades. L’école maternelle du Cardinal Liénart dans le quartier du Triolo sera ainsi marquée par la présence d’un étage supplémentaire (jamais réalisé) et d’ouvertures ludiques adaptées aux jeunes enfants. Le collège annexe de Saint Adrien, situé au cœur du centre historique d’Ascq, abandonne quant à lui les plans vitrés toute hauteur en rajoutant une allège en brique aux percements. Le principe de tranches successives est également conservé et permet aux usagers de disposer d’une extension réalisable très rapidement lorsque le besoin s’en fait sentir. Les matériaux utilisés et la qualité de construction seront cependant moins élégants qu’à Saint Adrien, faute de budget suffisant ; les toitures des deux écoles réalisées en feuille de Vercuivre rencontrent les mêmes problèmes d’étanchéité qu’au CEG d’Annappes et seront recouvertes d’un film bitumeux tandis que les lanterneaux seront obstrués. A Saint Adrien également, les constructions de Philippe Lepère ont fait l’objet d’extensions qui prouvent, dans l’ensemble, la capacité d’adaptabilité des œuvres originales. L’étude de ces différentes extensions réalisées entre 1979 et 2004 permet également d’éclaircir l’interprétation donnée aux différents projets par leur propre concepteur ou par l’intervention de nouveaux architectes.

13- Jean-Pierre Watel, à propos de la notion de «composition». Paroles tirées de l’entretien La grande conversation: l’héritage de Jean-Pierre Watel dirigé par Benoît Poncelet, Nicolas Délin (réal.), CAUE du Nord, 26-11-2016. 14- Ibid. 15- Ibid 16- LUCAN, Jacques, France Architecture 1965-1988, Editions Electa Moniteur, col. Tendances de l’architecture contemporaine, 1989, p. 58

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2.3.3_L’expansion des bâtiments: entre compréhension et négation des logiques architecturales initiales. En 1986, Jean-Marie Deleersnyder est nommé à la tête du lycée Saint Adrien puis de l’ensemble scolaire, remplaçant le tout dernier frère directeur de l’établissement, Robert Ferrain. C’est la première fois qu’un laïc qui n’a pas été formé par les frères des écoles chrétiennes est nommé à la tête de l’établissement. Le nouveau directeur sera chargé de largement développer le lycée qui compte alors à peine 200 élèves, tandis que la partie collège devra se stabiliser autour des effectifs déjà présents17. Depuis 1975, l’ancien noviciat partage ses locaux entre les classes de lycée qui occupent les deux premiers étages et les classes de collège qui n’arrivent plus à être contenues dans l’extension des pyramides. Cette configuration permet d’absorber durant trente années les effectifs scolaires qui se stabilisent au terme des dix-sept années d’aménagement de la ville nouvelle et de la dissolution de l’EPALE en 1983. Le passage au nouveau millénaire est marqué à Saint Adrien par une nouvelle extension. Pour palier au manque de place et continuer d’assurer le développement du lycée à l’intérieur de l’ancien noviciat, l’équipe gestionnaire de l’établissement planifie en 2004 un projet d’agrandissement de l’ancien CEG avec un programme comprenant une salle de permanence ainsi que trois classes supplémentaires qui permettrons de regrouper tout le niveau 5ème. C’est l’architecte lillois Pierre Delespierre qui sera contacté pour réaliser l’édifice. Celui-ci avait déjà collaboré avec l’établissement à plusieurs reprises, notamment pour la réfection de la dalle de rez-de-chaussée du noviciat ou encore pour la construction d’une cafétéria et d’un préau destinés à l’ensemble primaire en 2000. La seconde tranche de travaux initialement prévue par Philippe Lepère, encore connue par la direction, ne sera cependant jamais envisagée sérieusement: d’une surface trop importante par rapport aux nécessités, le plan masse s’étendait également sur la partie nord du collège existant dont l’usage est destiné aux activités sportives de plein air. Le bâtiment conçu par Delespierre s’implante ainsi à l’extrémité Est de l’ancien CEG sur deux étages et un total de 421 mètres carrés. Les permissivités qui avaient autorisé l’étalement important du CEG en rez-de-chaussée ne sont plus à l’ordre du jour dans les années 2000: la nouvelle extension détruit même l’une des unité existante pour se connecter avec l’ancien collège. Le nouveau bâtiment réussi à s’intégrer dans l’ensemble «historique» en venant ponctuer la silhouette existante d’une nouvelle toiture à quatre pan ainsi qu’en partageant les différents matériaux et le vocabulaire architectural du précédent CEG. Les détails de joint creux assurés par les poutres de lamellé-collé et de débord des toitures sont également réinterprétés grâce à une poutre de béton armée coffrée sur

17- Le collège d’Annappes compte alors près de 700 élèves tandis que le collège annexe d’Ascq en compte 300 supplémentaires.

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Plan de situation de l’extension du collège des pyramides, 2004, Pierre Delespierre arch. ©Archives municipales de Villeneuve d’Ascq. Consultation: Février 2017

Élévation Nord de l’extension de l’extension du collège des pyramides, 2004, ©Archives municipales de Villeneuve d’Ascq. Consultation: Février 2017

Intégration des volumes dans le site historique, 2004, ©Archives municipales de Villeneuve d’Ascq. Consultation: Février 2017

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place venant soutenir un ensemble de fermettes industrielles recouvertes d’une feuille de zinc. Un permis modificatif sera déposé la même année pour ajouter une surface en rez-de-chaussée adossée à la partie Est de l’extension (élévation XX). Le préau prévu par le projet initial n’est jamais construit et remplacé par une unique couverture voûté situé devant les sanitaires du collège. La maison de repos Saint Jean est quant à elle sujette à deux phases d’extensions distinctes réalisée en 1979 et en 1999. Philippe Lepère est de nouveau appelé par les frères en 1979 pour agrandir l’ensemble initial et construire un bâtiment comprenant une extension de l’infirmerie existante avec l’ajout d’une buanderie, d’un bureau de médecin, de chambres et d’espaces destinés à la santé des pensionnaires18. L’étude sera réalisée entièrement de plain-pied et le bâtiment s’implantera dans la partie nordouest du projet existant sur une surface de 437 m². L’architecte est amené à mettre à l’épreuve le principe architectural qui avait généré son propre projet et choisi d’opérer une intégration stricte du nouvel édifice dans l’ensemble existant. Comme pour confirmer le procédé de ramification initial, le bâtiment se raccroche à l’ancien pavillon D par le biais d’une nouvelle longueur de circulation en galerie qui reprend le même procédé structurel et paysager que celle précédente. Les menuiseries seront en revanche directement réalisées en aluminium pour garantir un moindre entretien. Le plan, les élévations et les détails techniques (voir annexe) reprennent en tous points le vocabulaire des pavillons existants et viennent s’intégrer naturellement dans l’ensemble initial. L’architecte s’autorise tout de même un petit événement architectural avec la création d’une ouverture zénithal ponctuelle au milieu du corridor central du bâtiment (voir annexe). La disparition progressive des anciens frères et le renouveau générationnel que connaît la maison entraînent dans les années qui suivirent une perte de contact progressive avec Philippe Lepère. En 1999, la maison de repos redevient à l’étroit entre ses murs et fait appel au bureau d’études Clément alors situé à Hem pour entreprendre la réalisation d’une extension comprenant un petit atelier, une salle de réunion en rez-de-chaussée et un ensemble de 8 chambres situées sur deux niveaux. Le projet, directement connecté à la galerie de l’extension existante sur toute sa longueur, rejette le principe d’extension en ramification et peine à s’harmoniser avec l’ensemble historique. Les pavillons

18- Il n’existe que 6 maisons communautaires destinées aux frères des écoles chrétiennes âgés en France. La maison St Jean fait donc office de pôle régional destiné à l’accueil des frères parfois venus de tout le pays. Il n’est pas rare non plus, devant la réduction du nombre de frères lasalliens, que les établissements ouvrent leur portes à des pensionnaires extérieurs susceptibles de vivre en communauté religieuse avec les résidents existants.

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Plan de situation, Extension de 1979, 1979, Philippe Lepère arch. ©Archives municipales de Villeneuve d’Ascq. Consultation: Février 2017

Vue sur l’extension de 1999 Photographie personnelle, Novembre 2016

Plan de situation Extension de 1999 Bureau d’études Clément, ©Archives municipales de Villeneuve d’Ascq. Consultation: Février 2017

existants, pensés comme un ensemble bas et autonome s’intégrant dans la nature grâce à de multiples variations de plan, contrastent avec le volume rectangulaire et massif de la nouvelle extension. Le vocabulaire de façade initial est timidement invoqué mais les proportions peinent à convaincre ; les éléments maçonnés ne sont sujets qu’à une ornementation de façade constituée de piliers de briques massifs non porteurs tandis que la couleur de la brique choisie jure avec l’ensemble initial. Seules les menuiserie d’ aluminium semblent éventuellement faire sens par rapport au bâtiment d’origine. La relecture des architectures construits par Philippe Lepère à Saint-Adrien et la mise en évidence des principes sur lesquels se basent leur construction ne resterait 92


que trop partielle si elle écartait le rôle d’un contexte historique plus large dans son élaboration, autant que dans son unicité d’œuvre personnelle. L’inauguration de l’unité d’habitation de Marseille en 1952 fournit à ce titre un point de départ symbolique, non sans rappeler la propre identification de Philippe Lepère à un vocabulaire architectural moderne qu’il ne manque jamais de révéler à qui sait le percevoir.

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Le collège du Christ-Roi à Ottignies, 1962, Carte postale d’époque. Philippe Lepère, Paul Caulier arch ©Delcampe cartes postales

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3_PENSÉE INTERNATIONALE ET CONVERGENCES ARCHITECTURALES: VERS UN RENOUVELLEMENT DE L’ARCHITECTURE MODERNE.

3.1_ Ruptures et continuités de la pensée architecturale moderne en France après 1945. 3.1.1_Dans l’ombre du mouvement moderne: la difficile émancipation des architectes français après la Seconde Guerre mondiale. «Comment les architectes français peuvent-ils vivre à l’ombre d’un tel personnage1?» L’achèvement de l’unité d’habitation de Le Corbusier à Marseille en 1952 «déchaîna la rage des architectes, des médecins, des journalistes2». Commandée en 1946 par le premier ministre de la Reconstruction Raoul Dautry, l’imposant prototype d’habitat collectif illustrera bien le malaise naissant entre un gouvernement soucieux d’apporter des solutions au problème de l’habitat de masse et une opinion réticente aux nouvelles orientations du paysage bâti français. Dans ces conditions, comment expliquer la difficulté de l’architecture française d’après-guerre à s’émanciper des positions architecturales et urbaines d’une doctrine vielle de plus de vingt ans? Si le lancement en 1945 de la reconstruction des centres-historiques détruits par la guerre n’avait pas totalement franchi le pas de l’architecture «moderne» et de la Charte d’Athènes3, il apparaît clair que les années qui suivirent permettront à deux générations entières d’architectes, d’appliquer à grande échelle les doctrines défendues par Le Corbusier dès 1923, année de publication de son traité Vers une architecture. Tout comme Le Corbusier, la première génération d’architectes porteuse des idéaux progressistes qui ont animés les débuts du mouvement moderne arrive à maturité au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Bien qu’encore minoritaire, elle apparaît comme la seule capable de répondre à l’impérieuse nécessité d’une construction urgente de logements et d’équipements accompagnants le boom démographique et l’exode rural des années 1950-1960. Tout semble alors concorder pour offrir au mouvement moderne l’occasion rêvée de remodeler la société à son image: les idées de modèle d’habitat unique et d’urbanisme zoné

1- LUCAN, Jacques, France architecture 1965-1988, Milan-Paris, coll. « Tendances de l’architecture contemporaine », Editions Electa Moniteur, 1989, p. 9 2- RAGON, Michel, Histoire de l’architecture et de l’urbanisme moderne, t. 2 : Pratiques et méthodes, 19111976, Casterman, Paris, 1977, p. 300 3- Les opérations emblématiques de la Reconstruction au Havre, à Dunkerque, à Caen, à Maubeuge ou à Rouen, de 1945 jusqu’au milieu des années 1960, servent de terrain d’expérimentation pour les premières applications de la préfabrication industrielle du bâtiment mais n’adhèrent jamais à la tabula rasa prônée par la Chartes d’Athènes, préférant conserver un regard critique vis à vis du tissu urbain historique.

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Composition d’ensemble et répartition des masses au collège du Christ-Roi à Ottignies. Philippe Lepère, Paul Caulier arch 1962 Site web du Collège du Christ-Roi. www.ccro.be

L’hôtel de ville de Villeneuve d’Ascq, 1976, Carte postale d’époque. Philippe Lepère arch ©Delcampe cartes postales

et fonctionnel défendues par les CIAM4 d’avant-guerre et la Chartes d’Athènes ont le double avantage d’êtres applicables conjointement et rapidement sur l’ensemble du territoire ; la croissance économique hors norme et la confiance générale en l’avenir confortent les idéaux progressistes d’une architecture qui rêve du confort pour tous face à la précarité qui perdure dans certains foyers. La création d’un Ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme5 (MRU) en 1944 va également conforter la place d’une architecture résolument moderne dans la part des réalisations d’après-guerre. Partageant certaines des positions de la Chartes d’Athènes et privilégiant des architectes ayant une connaissance de l’industrialisation de la construction, ses directeurs successif (Raoul Dautry puis Eugène-Claudius-Petit) s’engagent dans la voie de l’innovation en réformant massivement les réglementations urbaines et architecturales ainsi qu’en offrant enfin aux quelques André Lurcat, Eugène Beaudoin, Jean Dubuisson ou Jean Ginsberg, pour ne citer qu’eux, la réalisation des grands projets urbains manifestes qui manquaient au mouvement moderne des années 1930. La production moderne, quasi anecdotique dans le paysage national d’avant-guerre, devient à partir de 1950 majoritaire. En devenant le premier constructeur du pays, le gouvernement Français devient irrémédiablement prestataire d’une architecture industrialisée qui semble pouvoir être appliquée indifféremment sur le tout territoire. Le MRU se heurte cependant à la méconnaissance générale des nouvelles pratiques liées à la préfabrication du bâtiment. Danièle Voldman, directrice de recherche émérite au CRNS, met en évidence ce qu’elle considérera comme un frein à la résolution du problème des mal-logés français:

4- Congrès International d’Architecture Moderne. 5- Renommé ministère de la Reconstruction et du Logement (MRL) en 1955, puis ministère de l’Équipement en 1966.

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« Les blocages étaient aussi culturels et professionnels. Sur les quelques 7000 architectes inscrits à l’Ordre au début des années 1950, bien peu connaissaient les théoriciens des CIAM [...] En 1953, ils disposaient rarement d’une expérience dans le domaine de l’habitat collectif. C’est aussi une des raisons pour lesquelles le MRU avait choisi les hommes de l’art parmi toutes les tendances artistiques.6»

L’accès à la commande publique devient alors sujette à la promotion d’une catégorie minoritaire d’architectes couronnée à l’École des Beaux-Arts, généralement détentrice du Grand Prix de Rome et formée aux doctrines modernes en vogue ainsi qu’à la composition de plans de masses urbains. En délaissant une «majorité silencieuse» peu habituée à la question de l’architecture utilitaire au profit d’une élite intellectuelle compétente face aux problèmes de l’habitat, les choix idéologiques laissés à la profession paraissent bien moindres. L’importante part peu médiatisée des architectes français se révélera de ce fait écartée des grands projets de construction ou alors bien forcée de s’adapter dans le sens des théories modernes aux besoins d’une production toujours plus importante. La «première manifestation au monde d’une forme d’habitat moderne7» présentée dans un élan dramatique par Le Corbusier lors de son discours inaugural à la Cité radieuse n’a peut-être pas parachevé l’adhésion aux doctrines modernes de l’ensemble de la profession, mais bel et bien celle d’un gouvernement maître de la commande et peut-être même celle d’une jeune génération en quête d’identité et d’innovation. L’essor international et le renouvellement formel des derniers projets de Le Corbusier ainsi que la médiatisation de ses idées dans la revue spécialisée l’Architecture d’Aujourd’hui va en effet véhiculer son influence auprès des jeunes diplômés des années 1960, eux-mêmes formés à l’Ecole des Beaux-Arts par des enseignants ayant parfois été disciples des grandes figures du Mouvement moderne. Dans un entretien réalisé avec l’architecte Philippe Lepère en 2016, il apparaît évident que le débat autour du travail des «maîtres» de l’architect ure moderne nourrit toujours les aspirations et les références de cette nouvelle génération: «Le sujet qui revenait constamment était la comparaison entre Le Corbusier et le béton ainsi que Mies Van Der Rohe et l’acier. [...] Nous étions en plein dedans. Le Corbusier, c’était l’essor complet8.» La disparition de celui-ci le 27 août 1965 marquera un point culminant dans le rapport qu’entretient cette génération à l’homme qui était encore considéré par beaucoup comme le plus grand architecte au monde. Malgré l’éclosion de plus en plus marquée des critiques

6- VOLDMAN, Danièle, «Que pouvait le CIAM d’Aix-en-Provence pour les mal-logés français», p 39, dans La modernité critique, autour du CIAM 9 d’Aix-en-Provence, Jean-Lucien Bonillo, Claude Massu, Danile Pinso (dir.), Marseille, Editions Imbernon, 2006. 6- Discours inauguratif de Le Corbusier pour l’unité d’habitation de Marseille, 1952. 8- Phillipe Lepère à propos de la doctrine pédagogique de l’école de Saint-Luc de Tournai en 1960, entretien entre Philippe Lepère et Felix Caucheteux, 25 Août 2016.

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Croquis de Le Corbusier adressé à l’architecte Jacob Bakema, 1961 Dans L’Architecture d’Aujourd’hui, Janvier-février 1965, p1 dossier Team 10+20.

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dirigées envers un «urbanisme fonctionnel» dont l’universalisme laisse entrevoir l’ampleur de ses limites (notamment au cours des deux derniers CIAM de 1953 et 1958), l’ouvrage de Jacques Lucan France Architecture 1965-1985 permet de constater la difficulté qu’éprouve la scène architecturale française à assumer cette remise en question. Devant la déferlante d’hommages unanimes à la mort de Le Corbusier, les quelques tentatives de prise de recul se butent au consensus général positif qui entoure l’œuvre d’un homme qui avait réussi à «subjuguer ses contemporains9.» L’ombre du Mouvement moderne et de ses pionniers paraît donc constituer un socle solide pour épauler cette jeune génération, d’autant plus qu’elle devra se heurter de la même manière que ses pères à la fièvre constructrice des années 1960. Accaparés par une activité soutenue, accédant parfois à la commande avant même la fin de leurs études, ces architectes sont confrontés à l’aménagement des ZUP et à la construction de logements par milliers dont les seuls antécédents connus les rattachent aux pratiques de la Charte d’Athènes. Le contexte global appelle alors le jeune architecte en quête de qualité à se positionner formellement et idéologiquement vis à vis de l’architecture moderne, sans jamais parvenir à dégager une alternative suffisamment crédible pour amorcer à grande échelle un changement d’orientation. On peut alors formuler l’hypothèse que cette génération d’après-guerre semble privée du recul nécessaire à sa propre remise en question, piégée dans une boucle complexe mêlant intérêts immobiliers, croissance économique hors norme, politique centralisée, «dépendance» aux maîtres du mouvement moderne et production nationale surreprésentée par le choix d’une architecture fonctionnelle et rentable. Indifférente jusque dans les années 1970 aux nouvelles tendances internationales qui émergent pendant la décennie 1950-1960, tributaire des pionniers d’une architecture moderne évidente et nécessaire, Jacques Lucan qualifiera même ce décalage comme symptomatique de «l’effacement culturel d’une génération qui assure la transition entre l’avant et l’après Seconde Guerre mondiale», cet effacement «l’empêchant souvent d’être très attentive et sensible aux changements d’orientation, aux inflexions que connaissent les débats internationaux10.» Comment expliquer que ces mêmes architectes vont au tournant des années 1970 orienter massivement et presque inconsciemment la production architecturale du pays vers la plus grande remise en question que connaîtra l’architecture moderne? Un élément de réponse peut-être trouvé en France dès 1953, où ces mêmes débats vont jouer un rôle clé dans la prise de recul et le renouvellement d’une modernité qui peine à correspondre aux évolutions sociétales.

9- LUCAN, Jacques, France architecture 1965-1988, Milan-Paris, coll. « Tendances de l’architecture contemporaine », Editions Electa Moniteur, 1989, p. 9 10- LUCAN, Jacques, France architecture 1965-1988, Milan-Paris, coll. « Tendances de l’architecture contemporaine », Editions Electa Moniteur, 1989, p. 9

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3.1.2_ Le neuvième Congrès International de l’Architecture moderne à Aix-en-Provence: ambiguïtés d’un écart générationnel Le neuvième CIAM de 1953 à Aix-en-Provence représente à plusieurs égards les germes d’un renouvellement formel et intellectuel d’une architecture moderne plus représentée que jamais. Le mythe du «choc des générations» qui lui est associé participe en grande partie à cette place dans l’historiographie: «il apparaît comme le congrès de l’échec de la génération héroïque du mouvement moderne, incapable d’imposer son projet d’une Charte d’Habitat face à la jeune génération11».Même la lettre envoyée en 1961 par Le Corbusier à l’architecte Joseph Bakema entretient huit ans plus tard et avec une sorte d’acidité amère l’image d’une nouvelle génération portant l’étendard de la vérité, «qui monte sur les épaules mais qui ne remercie pas». L’ambiguïté du propos réside pourtant ici même, dans ce croquis révélateur qui ne représente non pas l’assassinat d’une génération par une autre mais bel et bien l’image d’une génération soutenue par l’autre, dans un même désir de continuité. L’article de Catherine Blain, «L’apparition du Team Ten en France12», permet dans ce sens de poser un autre regard sur ce qui pourrait paraître au premier abord comme le point de rupture entre deux «courants» architecturaux, une image parfois véhiculée par les congressistes eux-mêmes. La «génération héroïque» des CIAM est alors largement représentée en France par Le Corbusier, vice président du conseil depuis le sixième congrès de 1947 à Bridgwater, ainsi que par l’«Asssemblée de constructeurs pour une rénovation architecturale» (ASCORAL) regroupant le noyau dur des architectes modernes de la première heure. De l’autre côté, si l’institution jouit encore d’un intérêt auprès des jeunes architectes, c’est en partie grâce au fait qu’elle permet d’instaurer une réflexion éloignée des réalités architecturales françaises et du MRU. L’importante place donnée aux projets des pays émergents, notamment à travers l’arrivée d’une génération moderne issue des nouvelles institutions CIAM-Alger ou CIAM-Maroc, illustre bien la volonté générale d’une distanciation des carcans architecturaux européens. Les objectifs initiaux du neuvième congrès sont alors clairement définis par ses organisateurs: «Au printemps de cette même année un «Conseil extraordinaire et officieux» se te-

11- BONILLO, Jean-Lucien, «La modernité en héritage: mythe et réalités du CIAM 9 d’Aix-en-Provence»,p. 22, dans La modernité critique, autour du CIAM 9 d’Aix-en-Provence, Jean-Lucien Bonillo, Claude Massu, Danile Pinso (dir.), Marseille, Editions Imbernon, 2006. 12- BLAIN, Catherine , « L’apparition du Team Ten en France », Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, n°15-16 : Savant, populaire, Paris, Ed. du patrimoine, 2004, p. 209-230. Version remaniée de la conférence en anglais, publiée en ligne: « Team 10, The French Context » in Team 10, between Modernity and the Everyday, Delft, TU, 2005, p. 61-81 [disponible sur www.team10online.org]..

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nait à l’atelier parisien de Le Corbusier du 35 rue de Sèvres, avec les objectifs suivants: 1. Discuter le départ des anciens du CIAM et la passation du flambeau aux jeunes. 2. Commenter la «Charte de l’habitat» de Wogenscky13» Le premier énoncé marque sans ambiguïté la volonté de Le Corbusier d’assurer la pérennité du mouvement moderne en préparant les modalités d’une «passation de pouvoir». Sans hasard donc le choix de la ville d’Aix-en-Provence, qui tiendra l’institution à proximité de l’unité d’habitation de Marseille fraîchement terminée (en vue d’une éventuelle visite mettant un point final aux critiques envers le projet) sans pour autant risquer d’associer définitivement l’image du congrès au travail de l’architecte. La volonté de doter les pays européens d’une charte de l’habitat vise quant à elle à épauler la pratique du projet de logement en normalisant à l’extrême sa concrétisation (dimensionnement, représentations graphiques, aspects matériels, construction). La livraison d’un tel texte dont la fabrication avait été commandée à l’architecte français André Wogenscky lors du 8ème congrès de 1951 à Hoddeston marque bien la volonté précoce d’épauler les jeunes architectes confrontés au problème du logement de masse ainsi que d’endiguer les dérives d’une architecture en perte de qualité, le tout avec ce que l’institution des CIAM savait faire de mieux: l’écriture de chartes progressistes et universalistes. C’est sur ce point que la confrontation entre anciens et nouveaux va véritablement se jouer: la charte de l’habitat pouvait-elle réellement résoudre les problèmes d’une architecture et d’un urbanisme à qui l’on reprochait déjà la disparition du «sens» au profit de la «technique»? Au final, les débats autour de la charte cristallisaient à la fois la crainte d’une opinion publique qui voit en l’architecture contemporaine le symbole d’une destruction culturelle et celle d’une jeune génération qui voit en son éventuelle adoption l’avènement d’un nouvel «académisme» (en architecture, par définition inadapté aux besoin contemporains d’une société) peu vertueux et risquant d’être appliqué dans toute l’Europe. Peur de l’innovation ou peur des dérives architecturales qu’engendre la planification du territoire? Le pouvoir placé entre les mains du MRU et le planning effréné qu’il s’impose non plus pour reconstruire mais pour construire la France avait en effet fragilisé la frontière entre un rationalisme de qualité et un fonctionnalisme au rabais. Le choix de nombreux plans-type dans le domaine de l’habitat et de l’équipement scolaire témoigna d’une volonté de faire face efficacement et économiquement à une pratique de la profession souvent artisanale et inadapté aux besoins contemporains. De ce point de vue, il est significatif de constater que le niveau de qualité associé au mouvement moderne d’avantguerre n’a pas réussi à être maintenu dans toutes les strates de la production nationale.

13- BONILLO, Jean-Lucien, «La modernité en héritage: mythe et réalités du CIAM 9 d’Aix-en-Provence»,p. 22, dans La modernité critique, autour du CIAM 9 d’Aix-en-Provence, Jean-Lucien Bonillo, Claude Massu, Danile Pinso (dir.), Marseille, Editions Imbernon, 2006.

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Résidence «Les muses» La madeleine, 1964 Philippe Lepère arch, Photographie personnelle, Avril 2017

Devant l’exigence des impératifs de rendement, de rapidité et de coût d’exécution, les intentions originelles de l’architecture moderne se limiteront pour l’historien Willian J.R Curtis à une «discipline fonctionnelle14» qui se confondra avec «les objectifs instrumentalisés du marché immobilier15» produisant un «réductionnisme ennuyeux [...] caricature de la vibrante simplicité des œuvres fondatrices de l’architecture moderne16». La critique véhémente qui animait les débuts du mouvement semble même avoir perdu de sa superbe auprès des grands noms de l’architecture française qui s’abandonnent eux-mêmes au «rationalisme triomphant» du sociologue Jean-Louis Violeau: « D’autres ne cherchent même plus à interroger les incidences de la préfabrication sur leur mode de conception. Ou, à l’extrême, inversent les termes en faisant reposer entièrement leur mode de conception sur les conditions dictées par la préfabrication17». Cette dévaluation de la qualité architecturale qui n’épargne aucun des pays Européens, surtout dans le domaine du logement, accompagné du trouble associé au côté destructeur lié à l’application de la Chartes d’Athènes, feront partie des premières critiques adressées aux méthodes de planification urbaines rapides et systématiques. La nécessité d’élire un fautif à la tête des dérives engendrés par ce phénomène fait naturellement apparaître en tête de liste la vielle école des CIAM. Quel était pourtant le véritable rôle de l’architecture moderne dans les dérives associées à son image? Dès la fin des années 1940, les congressistes des CIAM réservent déjà un accueil contrasté aux constructions placées sous l’égide du MRU : en 1949, le septième congrès d’architecture moderne de Bergame s’emploie à dénoncer auprès du ministre Eugène-Claudius-Petit les effets d’une lecture rapide des doctrines de la Chartes d’Athènes. Il ne semble alors pas étonnant

14- CURTIS, William J.R, L’architecture moderne depuis 1900, Éditions phaidon (3ème édition), Paris, 2004 (1982), p. 548 15- Ibid 16- Ibid 17- VIOLEAU, Jean-Louis, Les architectes et Mai 68, Éditions recherches, Paris, 2005, p. 27.

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Projet non réalisé d’hôpital pour Venise, 1964, Le Corbusier, Dans Le Corbusier, oeuvre complète volume 7: 1957-1965, Willy Boesiger

que le huitième congrès débatte de l’utilité d’offrir aux collectivités un outil de standardisation qualitative au logement, loin de l’image dégradante qui était alors associé à une modernité d’après-guerre. La jeune génération du CIAM d’Aix-en-provence s’est identifié et construite sur la base de ces critiques. La suite d’événements qui auront lieu durant le congrès donnera naissance au regroupement officieux communément nommé Team Ten, réunissant de manière informelle divers jeunes architectes de nationalités variées comme Aldo Van Eyck, Jospeh Bakema, Alison et Peter Smithson, Shadrach Woods ou Georges Candilis. Tous ont alors assisté au congrès d’Aix-en-Provence. Ces architectes sont à l’image du processus qui enclenchera définitivement la fin des CIAM à la suite du congrès de Dubrovnik en 1959: assumant plus ou moins ouvertement l’héritage d’une modernité qui continue encore d’offrir des perspectives d’innovation formelle (notamment sous l’angle du brutalisme), ceux-ci n’adhèrent cependant plus au projet moderne qui a déjà montré suffisamment ses limites. La Cité Radieuse de Marseille symbolise encore une fois l’ambivalence des propos de la génération des Smithson: «pour eux, l’Unité de Marseille était emblématique: philosophiquement, elle était enracinée dans l’utopie du mouvement moderne d’avant-guerre ; formellement, elle incarnait une nouvelle sensibilité qui convenait à la leur18». Le dépassement de la logique moderne d’architecture «objet» vers une architecture perméable à toute la complexité culturelle et sociologique d’un territoire s’érige comme un point important des nouveaux modes de pensée. Dès le début des années 1960, les revues spécialisées deviennent de bons indicateur pour constater les répercussions presque immédiates de débats internationaux sur les projets sélectionnés pour être publiés. Les différents numéros de L’Architecture d’Aujourd’hui de la fin des années 1960 regorgent de pages qui témoignent d’une sorte de convergence assez radicale des choix concernant la production intellectuelle présentée ainsi que

18- CURTIS, William J.R, L’architecture moderne depuis 1900, Éditions phaidon (3ème édition), Paris, 2004 (1982),p. 442.

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Proposition pour un nouvel ordre urbain Johannes Peter Holzinger L’Architecture d’Aujourd’hui n°146, 1969 p 98

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d’une esthétique générale non sans rappeler les documents graphiques produits par les membres du Team-Ten. Les termes de prolifération, d’assemblages, de systèmes, de tissus urbains continus, de nappes et rhizomes y deviennent des notions opérantes et constamment associés aux projets architecturaux. Ces revues permettent également de diffuser le travail d’architectes qui acquerront dans la seconde moitié du XXème siècle une renommée internationale comme Louis Kahn, Jørn Utzon , Kenzo Tange ou Roland Simounet et qui, même s’il ne sont pas tous directement présents aux CIAM des années 1950 ou membres du Team Ten, vont montrer un intérêt évident pour les principes qui en sont issus. Même Le Corbusier, qui avait affiché une résistance bornée à la nouvelle génération moderne au cours des années 1950, semble succomber à la fin de sa carrière aux appels d’une modernité renouvelée qu’il avait lui même pressentie, si ce n’est fabriquée, alors qu’il publiait en 1949 son projet d’habitat groupé Roq et Rob. Peut-être est-ce là la raison pour laquelle des architectes peu réceptifs aux idées issues des CIAM des années 1950 n’aient pas vécu comme une adhésion consciente l’évolution de leur propre pratique vers des problématiques d’ordre similaire. L’architecture qu’ils pratiquent alors ne s’oppose pas aux principes modernes, bien au contraire, elle se construit à partir de son rejet et de son admiration simultanée. Philippe Lepère, disciple non masqué de Le Corbusier ou de Louis Kahn, sera par ailleurs emblématique de cette question en avouant que des architectes comme Van Eyck ou Candilis n’ont quant à eux jamais «retenu son attention19». La France, à l’image d’un CIAM d’Aix-en-Provence qui se déroula dans un «huis clos conforme au projet sectaire du groupe qui laisse à l’écart tous les professionnels de la région20» devait pourtant attendre le début des années 1970 pour s’ouvrir pleinement aux renouvellement des formes architecturales issues des grands projets médiatisés internationalement dans les années 1960. La profonde remise en question de la profession liée aux événements communément rangés sous l’étendard de «mai 68», la fin de l’école des Beaux-Arts au profit des «unités pédagogiques d’architecture» ainsi que le lancement du programme «villes nouvelles» va largement perméabiliser la pensée des architectes français aux projets alors unanimement qualifiés d’innovateurs dans toute l’Europe. Même si l’expression architecturale de cette «modernité critique21» aboutira à une diversité de concrétisations qu’il serait réducteur de ranger sous l’enseigne d’un quelconque «-isme», il est tout de même possible d’affirmer que certaines idées qui nourrissaient la pensée des frondeurs des derniers CIAM aient considérablement marqué l’expression architecturale des projets français et internationaux à partir de la fin

19- Entretien téléphonique avec Philippe Lepère, 18/03/2017. 20- BONILLO, Jean-Lucien, «La modernité en héritage: mythe et réalités du CIAM 9 d’Aix-en-Provence»,p. 24, dans La modernité critique, autour du CIAM 9 d’Aix-en-Provence, Jean-Lucien Bonillo, Claude Massu, Danile Pinso (dir.), Marseille, Editions Imbernon, 2006. 21- Terme issu de l’ouvrage La modernité critique, autour du CIAM 9 d’Aix-en-Provence, Jean-Lucien Bonillo, Claude Massu, Danile Pinso (dir.), Marseille, Editions Imbernon, 2006.

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des années 1960.

3.2_ Le renouvellement des formes modernes dans les années 1970 : un processus de légitimation. 3.2.1_L’esthétique du grand nombre. «L’identité d’une architecture doit se faire dans le respect de l’individu par rapport à la communauté. L’identification de son habitat relève encore et toujours du principe d’individualisation de la personne. Si l’on construit soixante maisons, l’individu doit pouvoir dire «ici est ma maison». Ce que l’on ne peut pas faire dans un immeuble collectif. Nous pouvons toujours dire: j’habite à tel étage, mais pas autant que si l’habitat est véritablement signifié.» [Jean-Pierre Watel22] Tout l’enjeu des architectes avides du dépassement des carcans de l’urbanisme moderne durant la seconde moitié du XXème siècle est d’éviter à tout prix les erreurs commises par l’architecture des grands ensembles, à laquelle on reproche un sur-dimensionnement du bâti qui éloigne de l’échelle humaine. Ces architectes ne peuvent cependant pas fermer les yeux face à un afflux démographique ne dégrossissant ni dans les années 1960, ni dans les années 1970. Le choix de continuer d’innover dans le sens de la masse et des grandes structures héritées de l’urbanisme moderne, plus qu’une évidence, est une nécessité. La recherche d’une autre forme de collectif se base avant tout sur le constat d’échec d’une architecture moderne qui n’arrive pas à «humaniser» le bâti dans le sens de l’individu, comme l’énoncera en 1973 l’architecte néerlandais Herman Herzberger dans la revue architecturale Forum: «Les choses ne peuvent être grandes que par le nombre élevé de petites unités, le sur-dimensionnement crée vite l’éloignement. Dans la mesure où ils bâtissent trop grand, trop vide et par là trop loin et insaisissable, les architectes produisent avant tout de la réserve et de l’inhospitalier23.»

Les recherches entreprises par divers architectes à la fin des années 1950 et au début des années 1960 vont s’attacher à proposer une interprétation formelle à la considération de l’individu dans la masse, ouvrant ainsi la voie à un véritable engouement international pour cette question. Ce phénomène est en grande partie assuré par la médiatisation importante de certains projets possédant une capacité évocatrice hors du commun, dont les principes constitutifs permettent notamment une réappropriation

22- Jean-Pierre Watel, à propos de la notion d’«identité». Paroles tirées de l’entretien La grande conversation: l’héritage de Jean-Pierre Watel dirigé par Benoît Poncelet, Nicolas Délin (réal.), CAUE du Nord, 26-11-2016. 23- HERZBERGER, Herman, Homework for more hospitable form, Forum, n°3, 1973, section 3.3.

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Projet non réalisé Roq et Rob, Roqubrune-CapMartin, France, 1949. Le Corbusier arch. Fondation Le Corbusier © FLC-ADAGP.

L’orphelinat d’Amsterdam, photographie aérienne, 1960. Aldo Van Eyck arch. Tiré de L’orphelinat d’Aldo Van Eyck: de la réception de l’oeuvre à la genèse du projet. Raphaël Labrunye

ultérieure. Cette généalogie est particulièrement visible dans le domaine de l’architecture destinée à l’enfance et permet d’élaborer différentes questions de fond comme celle évoquée par Marie-Claude Derouet-Besson en 1998 : «Comment des inventions locales ont-elles pu être traduites en modèles, nourrir les commandes, contribuer à définir l’offre de constructions scolaires24?». La médiatisation de projets locaux analysés et considérés comme des œuvres novatrices à peine achevées en est peut-être une réponse. L’orphelinat d’Amsterdam construit par Aldo Van Eyck en 1960 fait partie de ces références unanimement plébiscitée dans le sens d’un renouveau formel de l’architecture moderne. L’ouvrage de Raphael Labrunye, L’orphelinat d’Aldo Van Eyck: de la réception de l’œuvre à la genèse du projet25, permet cependant de nuancer ce qui fut considéré comme l’étendard de principes architecturaux inédits en réalité victime d’un processus

24- DEROUET-BESSON, Marie-Claude, Les murs de l’école, éléments de réflexion sur l’espace scolaire, Éditions Métailié, 1998, p. 12 25- LABRUNYE Raphael, L’orphelinat d’Aldo Van Eyck, de la réception de l’œuvre à la genèse du projet, MétisPresses, Genève, 2016.

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Plan de l’école de plein air de Suresnes, 1395 Eugène Beaudoin, Marcel Lods arch, Jean Prouvé ing. Dans Bâtir pour une éducation en extérieur, Laila Werni, www.espazium.ch

Huit écoles primaires parmi celles du programme du Hertfordshire entre 1947 et 1950, Dans Écoles d’après-guerre dans le Hertfordshire : Un modèle anglais d’architecture sociale. Andrew Saint

de «perversion» médiatique n’attachant d’importance qu’à la célèbre photographie aérienne du bâtiment. En voulant voir à travers le projet la réussite d’une architecture qui semble jouir d’une liberté d’usages et d’une adaptabilité illimitée, la médiatisation unidirectionnelle de l’œuvre va se méprendre sur les différentes réalités cachées derrière une photographie. La recherche de Labrunye permet de rappeler à quel point l’édifice se démarque plus par une spécialisation extrême des espaces destinés aux enfants que par une liberté programmatique à l’épreuve du temps, ainsi qu’à quel point sa structure, qui semble former un ensemble préfabriqué détaché de toute contrainte formelle, est en réalité entièrement conçue pour s’adapter à la configuration du bâtiment. De manière générale, l’ensemble des édifices qui présentent une simplicité volumétrique de surface reposant sur la multiplication d’un volume de base se révèlent êtres des édifices techniquement élaborés, dépendants de la forme qu’ils génèrent en trois dimensions. Il est pourtant vrai que l’orphelinat exprime sans ambiguïté la volonté de produire une architecture issue de principes d’organisation organiques et agrégatifs qu’on imagine facilement reproductibles à l’infini sur l’étendue plane et abstraite de son site. L’étude de la genèse du projet par Labrunye démontre également l’importance de réalisations antérieures dans la généalogie conceptuelle d’Aldo Van Eyck ; projets qu’il semble important d’évoquer pour démontrer la filiation éminemment moderne d’une architecture interprétée comme inédite. Le comté du Hertfordshire, situé au nord de Londres, avait accueilli au début du XXème siècles les cités jardins pionnières d’Herberzer Howard. Confrontée, après la Se-

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conde Guerre Mondiale, à la pénurie des écoles et à l’urgence de la reconstruction, l’administration du comté fait le choix de l’innovation grâce à une série de projets d’écoles primaires qui présentent dès 1950 le soucis d’agencer une répétition de volumes identiques aux dimensions préétablies, le tout dans une grande variété de configurations. Au choix de construire des «unités entières, ce qui voulait dire des baraquements26», les architectes opposent des composants «fabriqués individuellement mais avec des dimensions calculées et spécifiées d’une façon telle qu’ils puissent être coordonnés en une composition chaque fois différente27». Le rejet des alignements de classe au profit d’une diversité de plans présentant de nombreux décalages est une résultante des choix techniques adoptés. L’esthétique générale des projets n’est cependant pas encore associée au principe d’individualisation et de prolifération des entités. De manière beaucoup plus précoce, l’école de plein air de Suresnes avait déjà introduit en 1935 un premier principe de répétition systématique des volumes de classes alors totalement individualisés. Conçue par les architectes Eugène Beaudoin, Marcel Lods et l’ingénieur Jean Prouvé, l’école est constituée d’un corps de bâtiment principal rectiligne et infléchi, relié par intermédiaire de galeries couvertes extérieures à des salles de classes rectangulaires préfabriquées et largement vitrées. Même si le plan répond encore à une logique de composition (les différents pavillons sont répartis sur le site de manière géométrique), la capacité évocatrice de l’école allait pouvoir rappeler aux architectes en quête de souplesse spatiale et de modèles répétitifs dans les années 1960 la force des principes intrinsèques du projet. Cet attrait pour une logique d’individualisation des entités dans le traitement des programmes qui se doivent d’agencer plusieurs espaces répétitifs entre-eux semble donc émerger dès le début du XXème siècle. Principalement visible en plan au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, cette typologie tend à se radicaliser sur l’ensemble du bâtiment à la fin des années 1950, au travers de ce qu’on pourrait appeler, selon les termes d’Aldo Van Eyck, «l’esthétique du nombre28». Cette évolution est d’autant plus confirmée qu’elle est accompagnée et soutenue par des contextes artistiques (peinture contemporaine) et philosophiques (structuralisme) qui s’intéresse sensiblement aux même problématiques. L’esthétique du grand nombre et la répétition d’éléments plus ou moins identiques entraine avec elle la perte de toute hiérarchisation visible dans l’édifice. Le plan du CEG des pyramides suggère qu’aucune des parties de l’édifice ne semble jouir d’une

26-- SAINT, Andrew, Écoles d’après-guerre dans le Hertfordshire : Un modèle anglais d’architecture sociale, Histoire de l’éducation, 102 | 2004, 201-223. 27- Ibid 28- LUCHINGER, Arnul, Structuralisme en architecture et urbanisme, Kar Kramer Verlag Stuttgart, 1981, Stuttgart, p. 39.

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valeur différente de celle de son voisin au même titre qu’aucun espace ne semble en dominer un autre. Jacques Lucan, dans son ouvrage Composition, non-composition, confirmera l’importance d’un tel principe dans la notion de composition des édifices: « A l’opposé, Rowe fera quant à lui de la grille un dispositif essentiel de l’architecture moderne, la répétition modulaire résistant à toute tentative de centralisation,donc de hiérarchisation [...] Le recours à la grille contourne les problématiques d’équilibre ; il implique la répétition : il fait s’éloigner les règles ou les procédures de composition auxquelles il n’est plus besoin ni nécessaire de se rapporter29.»

La conception des bâtiments grâce au principe de grille est alors intimement liée aux problématiques de prolifération et d’agrégation qu’elle permet de canaliser: le CEG de Philippe Lepère en est la preuve. Cette méthode de conception sera d’autant plus plébiscitée par l’obligation gouvernementale en France d’adopter une trame régulière dans la conception des édifices scolaires. Si le problème de la mise en forme d’une individualité nécessaire au bien être des hommes en communauté est désormais réglé, la principale question subsistant serait: par l’intermédiaire de quels formes?

3.2.2_Formes complexes et formes primitives: La critique adressée à l’urbanisme moderne pratiqué en Europe au cours des années 1960 aboutira à un rejet des principes formels de son architecture, alors pensés responsables de la rigidité inhérente aux plans de masses des planifications urbaines. Marquée par le culte des formes primaires de Le Corbusier et du mouvement moderne, ses logiques de composition sont dénoncées comme inadaptées, du moins en surface, aux besoins d’évolutivité devenus l’étendard d’une esthétique du nombre et autres systèmes agrégatifs. Trop pures, trop parfaites, trop intouchables, les formes de l’architecture moderne ne semblent pas pouvoir offrir la moindre perspective d’adaptabilité aux sociétés issues de la croissance, à l’évolution permanente et imprévisible. La volonté d’humaniser l’architecture des années 1960, et, par conséquent d’humaniser avec elle les formes issues d’édifices pensés pour mettre en évidence la place de l’individu au sein de la communauté, va rapidement se mettre en forme à travers une incroyable attention portée aux formes d’habitats humains primitifs. En 1953, lors du Congrès international d’architecture moderne d’Aix-en-Provence, un groupe de recherche entier est déjà consacré à l’étude des cultures primitives et archaïques. Celui-ci témoignera dans son rapport de conclusion de tout l’intérêt résidant au sein de

29- LUCAN, Jacques, Composition, non-composition, architecture et théories, XIXe-XXe siècles, Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 2009, p. 456-457.

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Sous-face intérieure des toitures du CEG de Saint-Adrien, Philippe Lepère arch. Photographie personnelle, 12/10/2016

Chapelle de la maison Saint-Jean, élévation Ouest Philippe Lepère arch. Archives municipales de Villeneuve d’Ascq

Chapelle de la maison Saint-Jean, élévation Nord Philippe Lepère arch. Archives municipales de Villeneuve d’Ascq

l’esthétique de l’abri originel: «L’architecture «primitive» approchée dans un sens juste, est devenue un symbole reflétant une manière de vie qui vient à nous à travers les âges, ayant ses racines profondes dans les conditions humaines et cosmiques. Ce que les peintres modernes nous ont montré pendant les derniers quarante ans, que les moyens d’expression les plus directs se trouvent dans l’art primitif et préhistorique, devient maintenant avec les besoins urgents de réalisation, une possibilité nouvelle d’approfondir l’architecture contemporaine30.»

Quinze années plus tard, l’article Des formes de groupement rédigé en 1968 par Marc Emery dans le périodique L’Architecture d’Aujourd’hui s’emploie au travers d’un exercice

30- Rapport CIAM 1953 «Attitude vis à vis des données naturelles et des civilisations archaiques» , p. 226

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Entrée de l’établissement de bain du Jewish Comunity Center Trenton, Etats-Unis, 1955 Louis Kahn arch. Tiré de l’ouvrage Louis.I.Kahn, Robert McCarter.

La chaufferie de Mons-en-Barœul et ses «gardiens du feu», une tentative d’ironiser l’archaïsme? 1968, Henri Chomette arch. Association historique de Mons-en-Barœul.

«purement formel31» à mettre en évidence les structures constitutives de différents habitats traditionnels africains et asiatiques illustrés par un ensemble de photographies aériennes. Le recours récurrent à l’imaginaire porté par des représentations d’habitats primitifs encore pratiqués dans de nombreuses régions du monde permet d’apporter une légitimité indiscutable aux architectes en quête d’expériences formelles inédites, étant donné que ces formes s’inscrivent naturellement dans la longue tradition de l’architecture humaine. Pour Hertzberger, «nous ne pouvons créer quelque chose de neuf qu’en interprétant différemment des images existantes, en les réévaluant et les adaptant à notre situation32.» Cet appel à la légitimité des formes du passé, loin d’être assimilable à une sorte d’historicisme réducteur, est également soutenu par une évolution d’ordre philosophique de la personne humaine, en opposition avec les idéaux progressistes du mouvement moderne d’avant-guerre. Si l’Homme auquel étaient destinés les chefs d’œuvres de l’architecture moderne du début du XXème siècle jusqu’à la fin des années 1940 était considéré comme un être idéal, éminemment nouveau, tourné vers l’avenir et façonné de toutes pièces par l’univers machiniste du début du siècle, la pensée philosophique structuraliste française de la fin des années 1960 considère l’homme comme identique dans le temps et dans l’espace mais que, confronté aux mêmes scénarios à

31- EMERY, Marc, Des formes de groupement, dans L’Architecture d’Aujourd’hui, n°136, 1968 32- HERTZBERGER, Herman, Homework for more hospitable form, Forum, n°3, 1973, section 3.3.

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des moments donnés différents, celui-ci réagira de manière unique selon les conditions de possibilité qui lui sont proposées. Dans ce sens, la répétition d’un module de base dimensionné pour être applicable à plusieurs endroits du bâtiment n’avait jamais été rendue aussi facile qu’au cours de la seconde moitié du XXème siècle, tandis que la haute sophistication technique qui découlait d’une volonté d’assemblages répétitif de volumes simples, comme pourrait l’illustrer le projet expérimental de logements collectif en grappe réalisé par l’architecte Moshe Safdie à l’occasion de l’Exposition universelle de 1967 à Montréal, sera rendu possible par la maitrise des méthodes de préfabrication en usine. Même lorsque le bâtiment n’accède pas directement à des techniques industrielles, qui restent encore onéreuse dès lors qu’il s’agit de construire à petite échelle, le CEG de Philippe Lepère démontre que des logiques issues d’une répétition d’éléments préfabriqués sont parfaitement applicables à des modes de constructions artisanaux, adaptés au parti architectural choisi pour l’occasion. La recherche d’un retour à une structure formelle d’abri primitif entretient également un rapport étroit avec l’identité de l’édifice: loin des compositions insécables dictées par la hiérarchisation et l’indispensabilité réciproque des éléments, la répétition d’une structure géométrique simple ou d’une entité définie assure le maintien de l’image de l’édifice à travers le temps, immédiatement reconnaissable par le biais d’un seul de ses composants. L’intégration réussie de l’extension de Pierre Delespierre au sein du collège des pyramides nous démontre ainsi la capacité du projet initial à absorber des interventions étrangères à partir du moment ou celles-ci choisissent de s’insérer dans la même logique formelle. La complexification de bâtiments qui doivent, bien plus que leurs prédécesseurs, répondre à des exigences techniques nouvelles, s’accompagne ainsi d’une simplification de leur vocabulaire volumétrique qui tend à puiser dans un répertoire de formes archétypales intellectuellement associées à la grande histoire de l’architecture humaine, mais formellement bien différentes de leurs homologues archaïques. A partir de ces nouvelles données, la relecture des travaux de Philippe Lepère à Saint Adrien semble offrir des pistes de compréhension nouvelles. L’emploi de l’unité primitive pyramidale au sein du CEG de 1972 et de la chapelle de la maison de repos Saint Jean apparaît d’autant plus appropriée qu’elles abritent des programmes qui connaissent à ce moment de leur histoire une profonde volonté de retour à l’échelle humaine. La puissance évocatrice des formes géométriques primitives de l’architecture, déifiées par les architectes du mouvement moderne lors de la première moitié du XXème siècle, nous prouve alors sa compatibilité et sa subordination à des principes d’ordres compositionnels ou non-compositionnels. A l’opposé d’un rejet total parfois affirmé par les pontes de la jeune génération des CIAM, la forme architecturale primaire opère davantage un glissement d’ordre sémantique au cours des années 1950 à 1970. De l’unicité à la multiplicité, le renouvellement de l’architecture moderne reste par essence lié à l’intemporalité des formes géométriques simples, prouvant une nouvelle fois qu’ancienne génération

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moderne et nouvelle s’unissent plus dans une continuité naturelle et hybride que dans une rupture intellectuelle. Le Corbusier ne clamait-il pas déjà, en 1923, «les cubes, les cônes, les sphères, les cylindres ou les pyramides sont les grandes formes primaires que la lumière révèle bien ; l’image nous en est nette et tangible, sans ambiguïté. C’est pour cela que ce sont de belles formes, les plus belles formes. Tout le monde est d’accord en cela, l’enfant, le sauvage et le métaphysicien33»?

33- Le Corbusier, Vers une architecture, Flammarion (troisième édition), Collection Architectures, Paris,2012 (1923).

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OUVERTURE «Une «histoire individuelle» a t-elle un sens? Seulement si elle est considérée relativement à d’autres «histoires» qui la déterminent autant qu’elle les déterminent1.» [Jean-Louis Violeau] L’ensemble scolaire Saint Adrien nous apparaît au travers de cette recherche dans toute la complexité historique qui a caractérisé son évolution. Retracer l’histoire de l’école amène ainsi à sélectionner les événements qui semblent avoir eu la force de lui conférer son importance. D’un statut de petite école rurale d’une centaine d’élèves à celui d’ensemble fonctionnel et moderne jusqu’au centre scolaire de la ville nouvelle, le site absorbe et met à disposition au travers de ses réalisations cent années d’histoire de l’architecture. L’effet de juxtaposition des différentes générations d’agrandissement renforce d’autant plus leur capacité évocatrice. Ces architectures s’imposent toutes, à leur manière, comme les réceptacles de préoccupations d’horizons variés unifiées dans le seul but d’apporter une réponse à un problème à résoudre. Tout l’intérêt du site réside précisément en ce point: pour des problèmes d’ordre similaires, les bâtisseurs qui se sont succédés au sein de l’établissement auront apportés des solutions radicalement différentes. L’école historique, pensée comme un programme transférable au sein d’un édifice paroissial à la destination originelle différente, se transforme au lendemain de la seconde guerre mondiale en un ensemble rectiligne pensé pour le confort et la sécurité des élèves, influencé par un gouvernement soucieux d’encadrer le domaine de la construction scolaire. Le collège construit par Philippe Lepère propose une réponse au programme pédagogique qui s’enrichit des transformations sociétales de la fin des années 1960, accordant aux élèves un nouveau cadre de vie construit à leur échelle et composant son milieu extérieur plus qu’il ne le subit. Les édifices destinés à l’usage des frères de l’établissement sont peutêtre les plus représentatifs de l’évolution des solutions apportés à un problème donné. Alors que Paul Vilain choisissait en 1877 d’organiser la vie communautaire des frères de la congrégation grâce à un édifice d’une grande rigueur composant symboliquement la réunion d’une jeune génération avec l’ancienne, Philippe Lepère brisera avec force l’image unifié de l’ancien noviciat en dispersant au cœur de la nature, dans un dispositif qui perd tout principe de rationalité, la communauté des vieux frères. Dans les deux cas, les architectes se nourrissent de leurs plus grandes traditions architecturales respectives tout en se les appropriant à travers des réinterprétations uniques et ancrées dans leur milieu.

1- VIOLEAU, Jean-Louis, Les architectes et Mai 68, Éditions recherches, Paris, 2005, p. 256

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La maison de repos conçue par Philippe Lepère a été totalement abandonnée en 2017 par les derniers frères qui y vivaient encore. La vétusté des équipements techniques et l’évolution des attentes contemporaines en termes d’espaces et de confort auront fini par avoir raison de l’édifice. Victime d’une qualité technique limitée par un faible budget initial et d’une absence totale d’entretien des toitures terrasses, le bâtiment présente actuellement des signes alarmants d’humidité et de fuites dans nombre de ses parties. Entièrement vidé de son mobilier, l’édifice sera prochainement mis en vente par son organisme propriétaire. Cette recherche, si elle permet d’offrir une connaissance scientifique des édifices construits à Saint Adrien durant la seconde partie du XXème siècle , souffre d’une absence de véritables entretiens avec leurs concepteur. Une future rencontre avec Philippe Lepère, non pas à la genèse du travail mais à son terme, permettra d’apporter une conclusion originale à cette expérience en plus d’y apposer le regard d’un architecte vis à vis d’une étude bien postérieure à son travail de création. La disparition complète des archives personnelles de Philippe Lepère est à ce titre regrettable. Le témoignage de Pierre Delespierre, architecte de l’extension du collège, permettrait également d’apposer un autre regard sur le travail qu’il aura mené au sein de l’établissement. De manière globale, l’école n’a pas fait l’objet d’une grande médiatisation, excepté dans le corpus de documents interne à l’établissement. L’ancien noviciat Saint Jean n’est classé à aucun titre patrimonial et est exclusivement entretenu par l’ensemble scolaire Saint Adrien. L’absence de publications n’aura pas pu apporter de vision professionnelle aux différents projets construits sur le site, même s’il paraît évident que les édifices de alors réalisés auraient parfaitement trouvés leur place dans l’imaginaire dans l’imaiginaire formel des revues d’architectures qui caractérisent leur époque. L’étude de Felix Caucheteux réalisée en 2016 sur Philippe Lepère et son projet de Carmel à Villeneuve d’Ascq avait déjà démontré à quel point celui-ci s’était nourri d’une filiation moderne composée de maîtres comme Le Corbusier, Louis Kahn ou José Lluis Sert afin de recomposer un édifice personnel et ancré dans son contexte. L’étude des réalisations de Lepère à Saint Adrien permet quant à elle de poursuivre ce travail en démontrant l’extraordinaire capacité de l’architecte à refléter les préoccupations contemporaines des différentes époques qu’il traverse. Dans ce sens, le travail effectué au sein de la troisième partie du mémoire, même s’il est témoin d’une mise en évidence partielle des suites d’événements variés caractéristiques de la période 19501970, permet une relecture inédite des faits historiques au regard du site étudié. Le mémoire s’est dans ce sens efforcé de nuancer ce qui pourrait apparaître comme une rupture des formes architecturales produites dès lors qu’elles sont associées à un nouveau courant architectural. Il semble nécessaire de rappeler que les différents courants qui construisent aujourd’hui l’historiographie globale de l’architecture ne constituent que des relectures contemporaines qui regroupent certaines caractéristiques partagées par certains édifices lors de certaines période. Ces différents courants prouvent ce-

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pendant par leur existence même que les architectes apportent parfois des réponses convergentes aux problèmes qu’ils tentent de résoudre. Pour Philippe Lepère, il n’y a jamais eu d’avant ou d’après Ottignies. Il semble pourtant légitime de se demander comment un architecte capable de signer des édifices comme le collège du Christ-Roi ou l’ensemble résidentiel «Les muses» au cours des années 1960 va opérer en un laps de temps très court un important virage formel. Nous avons pu voir que l’architecture internationale de la seconde moitié du XXème siècle s’est largement construite à travers l’existence de places fortes internationales permettant l’élaboration collective de réflexions purement théoriques qui permettaient aux architectes du monde entier d’apporter des solutions à des problèmes d’ordres similaires, libérés des différentes réalités inhérentes à leurs différents contextes locaux. C’est pourtant cette même distanciation vis à vis des milieux locaux qui aura entraîné leur propre autodestruction. La diffusion des doctrines issues des CIAM lors de la seconde moitié du XXème siècle, notamment par l’intermédiaire de revues spécialisées comme L’architecture d’Aujourd’hui ou Domus, permettait de canaliser et d’alimenter le travail de générations entières d’architectes portés par l’imaginaire des œuvres majeures de leur époque. Si les années qui suivirent le second choc pétrolier de 1979 signent dans l’historiographie du mouvement moderne le point culminant des critiques qui lui ont été adressée, l’architecture contemporaine s’est indéniablement construite sur les bases d’un positionnement vis à vis de celle-ci. Notre histoire architecturale contemporaine semble de ce point de vue marquée par la fin des doctrines architecturales qui offraient un cadre théorique préfabriqué aux bâtisseurs du monde entier. Cette disparition de l’aspect doctrinaire de la profession a semblé coïncider avec la rupture progressive des cadres internationaux de prise de parole collective et médiatisée. Si l’architecture contemporaine est caractérisée par la grande variété formelle des réponses qu’elle apporte à un même problème, celle-ci nous évoque parfois avec force certains des principes architecturaux que cet écrit a voulu mettre en évidence. L’architecture moderne est-elle réellement un projet achevé? La poursuite de l’étude du travail curieux et prolifique de Philippe Lepère promet encore d’offrir certaines pistes de réponse.

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CORPUS BIBLIOGRAPHIQUE:

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Histoire de l’archicture scolaire: -LAINE, Michel, Les constructions scolaires en France, Presses universitaires de France, 119


1996 -DEROUET-BESSON, Marie-Claude, Les murs de l’école, éléments de réflexion sur l’espace scolaire, Éditions Métailié, 1998 -LABRUNYE Raphael, L’orphelinat d’Aldo Van Eyck, de la réception de l’œuvre à la genèse du projet, Métis-Presses, Genève, 2016. -LUC, Jean-Noël, L’école de plein air, une expérience pédagogique et architecturale dans l’Europe du XXe siècle, Anne-Marie Châtelet, Dominique Lerch, Jean-Noel Luc (dir.), Editions Recherches, 2003, -KELLER, Clément, L’architecture scolaire à Strasbourg, de l’entre-deux-guerre à nos jours, Base numérique du patrimoine d’Alsace, Académie de Strasbourg, consultable sur le lien http://www.crdp-strasbourg.fr/data/histoire/ecole-alsace/archi_2.php?parent=9, publié le 1er Octobre 2010.

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Histoire locale: -BAUDELLE, Guy, Villeneuve d’Ascq Ville nouvelle, un exemple d’urbanisme concerté, Éditions du moniteur, Paris, 1984 -Villeneuve d’Ascq,la conquête de Lille-Est, documentaire audiovisuel, Déborah Raimbault, Dominique Regueme (réal.), Les productions Cercle Bleu, 2010. -HOUILLON, Marie-André, SENAME Céline, A la conquête de l’est, Villeneuve d’Ascq 1969-1984, construction de la ville nouvelle du Nord, livret réalisé par les archives municipales de Villeneuve d’Ascq pour l’exposition «A la conquête de l’est, Villeneuve d’Ascq

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1969-1984», imprimé en mairie, 2010, -SAMPSON, Marie-Pierre, «Le projet urbain de Bridoge à Villeneuve d’Ascq, dans Les années ZUP: architectures de la croissance 1960-1973, Gérard Monnier, Richard Klein (dir.), Éditions Picard, 2002

Articles de revues: -EMERY, Marc, «Des formes de groupement», dans L’Architecture d’Aujourd’hui, 1968, n°136 -«Un patrimoine ressuscité : le collège du Christ-Roi à Ottignies», dans A +, 2001, avr., n° 169 -«Le collège d’Ottignies: dérivé corbuséen ou oeuvre authentique?», dans Nouvelles du patrimoine, 2000, sept., n° 88. - MESMIN, Georges, «Problèmes des constructions scolaires et universitaires», dans L’Architecture d’Aujourd’hui n°107, 1963.

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ANNEXES

Annexe 1: Entretien avev Jean-Marie Ballenghien Annexe 2: Le noviciat Saint-Jean d’Annapes Annexe 3: l’opération urbaine de Résidence Annexe 4: Maison individuelle à Brigode Annexe 5: Documents graphiques de l’ensemble primaire de Saint-Adrien. Annexe 6: Détails techniques du CEG 1972 Annexe 7: Documents graphiques de la maison de repos Saint-Jean

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A propos du charisme de la congrégation des frères des écoles chrétiennes. Cet entretien avec Jean-Marie Ballenghien, directeur de Saint Adrien de 2004 à 2009 été réalisé dans un café de la Gare Lille Flandres en Mars 2017. Pour commencez, pouvez vous me dire où avez-vous suivi vos études ? Quand avez-vous rejoint Saint Adrien ? J’ai étudié dans un collège-lycée catholique de la région et j’ai ensuite fait HEI. J’ai tout de suite après enseigné les sciences de l’ingénieur dans un lycée technique général à Dunkerque. Après 18 années d’enseignement où j’ai eu plusieurs responsabilités dans la pastorale, j’ai engagé une formation pour être chef d’établissement. A partir de ce moment-là nous sommes mis à disposition et j’ai été contacté par le frère supérieur de Saint Adrien pour endosser le rôle de directeur du lycée en 2004. A quel point les frères des écoles chrétiennes interviennent-ils dans leur établissement ? Chez les frères des écoles chrétiennes, la question des locaux n’est pas accessoire. La préoccupation de faire fonctionner l’école correctement est déjà très présente chez Jean-Baptiste de La Salle à la fin du XVIIe, y compris dans les aspects architecturaux. Il y a un regard pragmatique sur comment faire pour que cela se passe bien dans une école. Le rapport des frères avec leurs établissements est aussi très présent au niveau de la propriété, et de la pédagogie. Cela dépend ce que l’on veut dire par le mot pédagogie : si l’on parle des méthodes pédagogiques modernes, les frères sont moins pertinents, mais sur le fond, le charisme, la mission éducative, le sens de l’éducation, ceux-ci sont extrêmement présents. Ils sont l’autorité de tutelle, nous sommes nommés par le frère visiteur, ce n’est pas l’évêque. Ils ont une indépendance de congrégation religieuse qui décide de la nomination de chefs d’établissement. Le siège du district de France est rue de Sèvre, à Paris. Jean Baptiste de La Salle fut à la base de plusieurs innovations scolaires de l’époque ? Il a formalisé les choses qui étaient en cours. Au XVIIe il y avait déjà un certain nombre d’expériences. Jean-Baptiste de La Salle était sollicité pour apporter un soutien matériel au niveau de la création d’écoles. Celui-ci a alors compris deux choses : il fallait organiser l’école : tous les enfants du même âge font des mathématiques en même temps,

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contrairement à ce qui se faisait à l’époque et qu’on appellerait aujourd’hui du décloisement ou de l’interdisciplinarité. La structure de l’école : une leçon dure une heure, commence à la cloche et fini à la cloche, avec un professeur et une trentaine d’élèves du même âge qui apprennent au même livre, c’est JB de la salle qui a formalisé ça dans un livre qui s’intitule « La conduite de la classe », à quel âge il faut parler de ça, comment l’aborder… La deuxième idée est que pour que l’école fonctionne, il faut des professeurs. Des gens qui se consacrent à l’enseignement, qui s’unissent pour cela dans un mode religieux, qui font un vœu d’association pour l’école et qui se forment pour cela. Leur formation n’est pas théorique, de science de l’éducation qui réfléchirait de haut sur les processus, mais une approche beaucoup plus pragmatique : ce qui marche et ce qui ne marche pas, ce qu’on garde et ce qu’on exporte. Il y’a un savoir-faire pragmatique qui s’est constitué dès le début du XVIIIe siècle. La congrégation lassallienne est une congrégation laïque : les professeurs de l’époque acceptent de mener une vie religieuse tout en gardant leur caractère laïc. D’où provient cette ambiguïté ? De La Salle a pour conception de faire un entre-deux d’assez novateur pour l’époque: dans le fond on peut être laïc, c’est-à-dire ne pas faire partie du clerc, et être consacré à la mission d’enseignement qui a quelque chose avoir avec ce qu’il appelle « le ministère de l’enseignement ». C’est un peu ce qu’a redit le concile Vatican II : les laïcs ont une vocation d’évangélisation au titre de leur baptême. Quelle est la position du bâtiment des pyramides par rapport à la pensée Lasallienne ? Les pyramides sont étonnantes pour un établissement lasallien. Le bâtiment est moins unifié que d’autres bâtiments plus anciens. De ce point de vue l’exemple de Saint Adrien est compliqué parce que le bâtiment principal n’a pas été conçu comme un bâtiment scolaire, il a été transformé et il est donc difficile de le regarder en tant que tel. Si vous allez à Saint Pierre à Lille, les bâtiments sont conçus de manière scolaire. Les lassaliens sont des pragmatiques : les enfants doivent pouvoir évoluer dans le calme, dans des espaces aérés, organisés pour l’école. Cela se traduit par un plateau avec un grand couloir de manière un progresser sans se chamailler, se mettre en rang. Dans la classe, la lumière vient de la gauche, la majorité étant droitier. Une estrade signifie l’autorité du maître et puis très souvent, une surface vitrée dans la cloison entre la classe et le couloir, de manière à ce que le maître ne soit pas complètement isolé avec les élèves dans sa classe. Pas pour une question de sécurité mais pour une question de cohésion

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d’ensemble : on tient ensemble l’école, quelqu’un peut passer dans le couloir et échanger par un regard. Un autre courant qui a marqué l’époque de la création des bâtiments à Saint Adrien fut la séparation des unités scolaires : les différents niveaux ont leur bâtiment… Les frères ne sont pas des esthètes, ils ne sont pas attachés à cette question-là. Ils ont fait installer une salle de sport dans la chapelle de Saint Adrien ! Leurs bâtiments n’ont pas beaucoup de génie ou d’inventivité. Ils acceptent les architectes qui ont un peu d’idées, mais il faut avant tout que cela soit pratique et fonctionnel, facile à surveiller avec des groupes importants à gérer. L’architecture scolaire des années 1970 est marquée par une volonté d’humaniser l’école, d’améliorer le cadre de vie des élèves grâce à des bâtiments mieux intégrés dans leur site. Pensez-vous que cette conception de l’architecture convenait à l’état d’esprit lasallien ? Je ne sais pas exactement ce qui a prévalu à ces choix. Je pense que les lasalliens de Villeneuve d’Ascq ont effectivement du penser au bien-être des élèves, mais c’était aussi avant tout la question de la surface à utiliser : il y a chez les frères une logique d’occuper le terrain avec ce sentiment typique des années 1970 d’« ilôter » des petites unités de vie. Cela a correspondu également à une volonté d’émancipation des entités. La notion communautaire des frères a un peu volé en éclat dans les années 1970, chacun devait avoir son indépendance. Après 1968, certains n’y croyait déjà plus beaucoup. Avez-vous connu la maison Saint-Jean ? Pouvez-vous me la décrire ? La maison St Jean, c’est une vie communautaire conçue comme une espèce d’équilibre subtil entre le collectif et l’individuel. De longs couloirs de circulation permettent de rejoindre les unités de vie mais au fond, il n’y a pas de vrai centre. La chapelle n’est pas vraiment centrale. Il y avait cette idée que si on agrandissait, il suffisait de répéter le modèle. Comment les établissements Lasalliens sont gérés ? Qui les finance ? De nombreux établissements suivent un modèle commun : une école historique dans un parc, une chapelle et des extensions des années 1970. Y a-t-il une organisation d’ensemble dans la construction des écoles ? Il n’y a pas de plan d’ensemble pour les établissements lasalliens. Les frères n’ont pas eu les mêmes options dans les différentes régions de France, les écoles lasalliennes sont aussi une histoire de personnalités et d’hommes. C’est l’OGEC (organisme de gestion des établissements catholiques) qui gère les établissements et finance tous les travaux de construction sur un foncier qui ne lui appartient pas car elle paye un loyer au propriétaire, l’association immobilière roubaisienne.

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Ce fonctionnement date des années 1980, de l’élection de François Mitterrand qui avait comme projet de supprimer l’enseignement privé. Les évêques et les congrégations ont eu très peur de voir leurs biens réquisitionnés par l’Etat, comme cela s’est passé en 1905, et se sont donc structurés pour mieux contrôler leurs biens. Les bâtiments de Philippe Lepère sont construit d’une manière assez économique, les matériaux sont apparents, les assemblages sont simples et les édifices sont décrits dans les permis de construire comme « traditionnels », pensez-vous qu’il y ait toujours un idéal de pauvreté chez les Lasalliens et dans leur idée de l’architecture, en plus des nécessités économiques ? Il faut bien comprendre que l’unique projet des lasalliens, c’est l’éducation. Tout est au service de l’éducation : les frères donnent leur vie pour ça. C’est une éducation efficace, nous ne sommes pas là pour former des intellectuels. Historiquement, Jean-Baptiste de la Salle forme les pauvres et les enfants d’artisans sous Louis XIV. Par exemple, pour Passy Buzenval fondée en 1839, les frères ont fondé l’école pour les enfants des classes favorisées de Paris que n’attiraient point les études classiques, pour les préparer aux carrières du commerce, de l’industrie et de l’agriculture. L’objectif est de former des personnes de manière à ce qu’ils puissent s’insérer dans la société. D’un tel point de vue nous ne sommes pas là pour se faire plaisir, n’avons pas besoin d’avoir des choses luxueuses. Par contre si le tableau est mal accroché, on ne peut pas faire classe. A Saint Nicolas Lasalle, on n’arrête pas de dire « les architectes se sont fait plaisir » car il y a des recoins, des poteaux au milieu des couloirs et cela ne convient pas, les frères ne veulent pas de cela. De ce point de vue-là, les bâtiments de Saint Adrien sont un équilibre assez réussi qui s’intègre dans un espace plus vaste, la ville nouvelle. Il y a aussi effectivement la question d’une certaine précarité : nous sommes là à un moment et nous sommes de passage. Il y a un certain effacement : les frères des écoles chrétiennes ne vont pas se faire plaisir en construisant des monuments qui traverseront l’histoire. Comme il y a un souci d’être pragmatique et de former les jeunes à l’insertion professionnelle, il faut une certaine adaptabilité. Les métiers changent et s’il faut former les jeunes à l’informatique, il faudra que les bâtiments suivent. Les lasalliens s’occupent de former ce dont la société a besoin, et ce dans tous les pays où la congrégation enseigne. Leurs écoles sont marquées par une architecture simple, dépouillée.

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Annexe 2: Le noviciat Saint-Jean d’Annappes

La maison Saint Jean d’origine, vers 1877 Paul Vilain arch, ©Archives lasalliennes de Lyon

Les ruines de l’incendie de 1886, ©Archives lasalliennes de Lyon

Le bâtiment reconstruit en briques et en béton armé, Paul Vilain arch, ©Archives lasalliennes de Lyon

L’école élementaire détruite en 1969. ©Archives lasalliennes de Lyon

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Plan schématique du noviciat Saint Jean, 1er étage. ©Archives lasalliennes de Lyon

Plan schématique du noviciat Saint Jean, 2nd étage. ©Archives lasalliennes de Lyon

Plan schématique du noviciat Saint Jean, 3ème étage. ©Archives lasalliennes de Lyon

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Annexe 3: L’opération urbaine de Résidence

Plan de masse, Quartier Résidence Jean Vergnaud, Etienne Maes arch 1966 ©Archives municipales de Villeneuve d’Ascq

Vue aérienne du quartier de résidence, Carte postale historique ©Delcampe cartes postales

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Annexe 4: Maison individuelle à Brigode

Plan de rez-de-chaussée Maison individuelle, Brigode, 1975 Philippe Lepère arch. ©Archives municipales de Villeneuve d’Ascq

Élévation Est, Maison individuelle, Brigode, 1975 Philippe Lepère arch. ©Archives municipales de Villeneuve d’Ascq

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Annexe 5: Documents graphiques de l’ensemble primaire de Saint-Adrien.

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Ci-contre: Planche de permis de construire des classes de 1955 Bureau technique E.Rousseau, ©Archives municipales de Villeneuve d’Ascq

Plan de l’ensemble primaire, Dessin de Pierre Delespierre, ©Archives municipales de Villeneuve d’Ascq

Élévation Est des classes de 1955-1969, Dessin de Pierre Delespierre, ©Archives municipales de Villeneuve d’Ascq

Élévation Sud du CEG de 1966, Dessin de Pierre Delespierre, ©Archives municipales de Villeneuve d’Ascq

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Annexe 6: Détails technique du CEG 1972

Détail de façade du CEG 1972, Philippe Lepère arch, ©Archives municipales de Villeneuve d’Ascq

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Détail de charpente du CEG 1972, Philippe Lepère arch, ©Archives municipales de Villeneuve d’Ascq

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Annexe 7: Détails technique du CEG 1972

Plan du pavillon D, Maison de repos Saint Jean Philippe Lepère arch, 1975 ©Archives municipales de Villeneuve d’Ascq

Plan de l’extension, Maison de repos Saint Jean Philippe Lepère arch, 1979 ©Archives municipales de Villeneuve d’Ascq

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Plan du pavillon B,niveau étage Maison de repos Saint Jean Philippe Lepère arch, 1975 ©Archives municipales de Villeneuve d’Ascq

Plan du pavillon C non construit, niveau étage, Maison de repos Saint Jean Philippe Lepère arch, 1975 ©Archives municipales de Villeneuve d’Ascq

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Coupe transversale sur chambre, Maison de repos Saint Jean Philippe Lepère arch, 1975 ©Archives municipales de Villeneuve d’Ascq

Coupe de principe des galeries Maison de repos Saint Jean Philippe Lepère arch, 1975 ©Archives municipales de Villeneuve d’Ascq

Coupe de principe des galeries de l’extension, Maison de repos Saint Jean Philippe Lepère arch, 1979 ©Archives municipales de Villeneuve d’Ascq Élévations de la troisième extension, Maison de repos Saint Jean Bureau d’études Clément, 1999 ©Archives municipales de Villeneuve d’Ascq

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Etude de galeries, Maison de repos Saint Jean Philippe Lepère arch, 1975 ©Archives municipales de Villeneuve d’Ascq

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L’ensemble scolaire Saint Adrien d’Annappes fait partie de ces réalisations architecturales de la région Lilloise encore méconnues. D’une maison de formation destinée à la congrégation des frères des écoles chrétiennes au centre scolaire de la ville nouvelle de LilleEst, l’histoire architecturale du site témoigne d’un entre-deux clé de la vie de l’architecture moderne ainsi que de son interprétation par les différents architectes qui ont façonné l’image de l’établissement. L’école doit aujourd’hui sortir de l’ombre pour éclairer la connaissance globale d’une histoire de l’architecture française de la seconde moitié du XXème siècle riche et complexe.


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