De la maîtrise d’œuvre à la maîtrise de l’œuvre. En quête du sens de la mission complète de l’architecte.
Rapport d’Habillitation à exercer la Maîtrise d’Œuvre en Nom Propre École Nationale Supérieur d’Architecture et de Paysage de Lille Martin Cobb
Étudiant: Martin Cobb Directeur d’étude: Philippe Caucheteux Structure d’accueil: Béal&Blanckaert 10 Rue Nicolas Leblanc Lille 59000 2020-2021.
Sauf indication contraire, l’ensemble des illustrations du rapport sont des documents personnels.
Merci, à Antoine et Ludo, pour leur confiance, leurs enseignements et pour donner vie chaque jour à cette grande famille heureuse et créative qu’est l’agence, à Marie-Hélène, qui m’accompagne à l’agence depuis le début, pour ses relectures et conseils avisés; ainsi qu’à tous mes compagnons de travail, à Philippe Caucheteux, mon directeur d’étude, qui m’a fait profiter de sa sagesse et son amour du métier, aux enseignants des sessions théoriques, pour avoir permis de faire émerger l’ensemble de cette réflexion, à Audrey et Théophile, pour leurs relectures, à toutes les femmes et tous les hommes de chantier qui me partagent leur expérience.
E L L I L
Préambule : Un chantier en 2050 En naviguant sur le site internet « Chroniques d’Architectures » en mai dernier, je suis tombé sur un article de Julie Arnault nommé « Emblematik, habiter le ciel, la descente en enfer ». Le texte racontait de manière fictive la vie de la tour d’Aubervilliers de son inauguration en 2019 jusqu’à sa décadence et sa réhabilitation lourde en 2050. Lorsque je postule au titre d’architecte HMONP, Il est question de s’engager dans la profession en s’interrogeant de manière prospective sur le métier d’architecte, sur le sens que je souhaite donner à ma future pratique visà-vis des enjeux de notre temps. Je me laisse alors tenter par l’exercice réalisé par Julie Arnault :
Lille, Juillet 2040. Les derniers coups de bulldozer auront eu raison du palais de Justice de Lille, inauguré en 1970 par le maire PS Augustin Laurent, le ministre René Pleven et les architectes Jean Willerval et André Lagarde, malgré les protestations des quelques militants venus manifester devant le chantier de démolition. « Trop cher à reconvertir, vieillissant, bourré d’amiante, trop compliqué à entretenir » : autant d’arguments qui ont décidé le ministère de la Justice et la Ville à libérer l’emprise foncière, pour permettre la vente de la parcelle et la construction du plus grand IGH en bois de Lille par un investisseur privé.
Lille, Juillet 2050. 4
Couverture du livre «Paris 2050, les cités fertiles face aux enjeux du XXIème siècle.» de l’architecte Vincent Callebaut. Photomontage personnel.
Après avoir longuement lutté contre le sous-sol humide du Vieux Lille et les pluies diluviennes qui ont frappé le chantier, le dernier niveau de parking en paroi moulée du nouveau programme immobilier « Le Palais Vert » vient d’être terminé par l’entreprise générale. Le coulage du béton a dû se faire en plein hiver, les nouvelles restrictions de la région concernant l’utilisation des eaux du réseau en période estivale limitant l’approvisionnement en béton frais sur le chantier. Le maître d’ouvrage et l’entreprise se félicitent d’avoir achevé la première phase des travaux, compte tenu des appels d’offres sous tension qui se sont déroulés les mois précédents. Depuis l’effondrement d’une partie des falaises calcaires du Cap Blanc Nez qui a fait grand bruit, l’extraction des granulats marins de la Manche par dragage a dû être sévèrement limitée par la France et l’Angleterre. Pour pallier la pénurie de granulats terrestres qui frappe les Hauts de France à l’urbanisation galopante, les granulats sont directement importés par camion depuis la façade Atlantique, le Sud de la France et la méditerranée. En cinq ans, le prix du m3 de béton de ciment en sortie de centrale a doublé dans la région, mais tend à se stabiliser bien en deçà du m3 de bois de construction. Pour limiter au maximum l’emploi du béton aux travaux de VRD, la nouvelle réglementation incite fortement à privilégier par un système de taxe carbone le matériau bois pour la construction neuve. En trente ans, l’explosion de la demande a entraîné une augmentation exponentielle de la consommation de bois dans le secteur de la construction en France. Les principaux majors du BTP proposent désormais des gammes de bâtiments dalles, voiles et façades CLT dessinés par des architectes en vogue et configurables par la maîtrise d’ouvrage sur un catalogue en ligne. « Donnez forme au bois avec le CLT ! » Les portées, les ouvertures et la taille des pièces sont pré-dimensionnées afin d’optimiser au maximum les coûts, les surfaces et les apports de lumière réglementaires dans le respect de la nouvelle RT 2050. Le bâtiment a ainsi pu être conçu rapidement grâce à la puissance paramétrique des logiciels de modélisation. Les ingénieurs attestent : « La conception et le dimensionnement des structures ont pu être réalisés très rapidement car nos logiciels nous permettent de travailler avec des composants comme les voiles et dalles CLT, qui possèdent des propriétés similaires au béton. » En 2049, La Chine connaît des inondations et coulées de boues catastrophiques qui entraînent des destructions sans précédent. La même année, les Etats-Unis enregistrent des cyclones violents sur la côte Est en Floride. Pour soutenir la reprise drastique du secteur lié à la reconstruction, les deux pays font main basse sur de nombreux stocks de bois disponibles en sortie d’exploitation d’Amérique du Nord, du Canada, de Sibérie et d’Europe. Le bois ainsi que l’acier connaissent des délais d’approvisionnement et des hausses de prix record partout dans le monde. En France et en Allemagne, les sécheresses, incendies et tempêtes répétées sur la côte atlantique, la monoculture de résineux, ont rendu la plantation et l’exploitation des principaux bois d’œuvre plus compliquée et plus vulnérable aux parasites et maladies. Les grumes de mauvaise qualité sont systématiquement rejetées par la réglementation française du bâtiment, entraînant pour les scieries une exportation quasi-obligatoire et une dépréciation de la valeur de nombreux sites qui peinent à rendre viable leur activité, alors même que le prix de la construction bois en France a doublé en trente ans. A Lille, la maîtrise d’ouvrage s’inquiète de ce contexte tendu pour le respect des coûts du projet et la tenue des délais. Lors du passage des appels d’offre, celleci décide par précaution de passer l’intégralité de la structure du projet en voile/ dalle béton « bas-carbone ». Le passage d’un matériau à l’autre a pu s’effectuer facilement et sans modifier le projet, le dimensionnement des fondations et des épaisseurs de voiles ayant été réajustées en conséquence. Afin de conserver l’image du bâtiment et les exigences du label environnemental en bois d’origine française, les façades sont maintenues en voiles massifs de CLT. La taxe carbone liée à l’emploi du béton est absorbée grâce à la moins-value engendrée et la réduction des épaisseurs d’isolant. 5
Depuis plusieurs années, les scieries françaises exportent la majorité de leur production à l’étranger et sont incapables de répondre à la demande de cubage des projets nationaux de plus en plus gros. Les quelques usines de CLT françaises sont alimentées en bois importées des forêts allemandes et scandinaves, moins touchées par le réchauffement climatique. Conformément au marché, le fournisseur CLT de l’entreprise générale garantit un « bois d’origine française ». Les panneaux sont bel et bien réalisés avec un assemblage d’épicéa des Vosges et de pin maritime d’Aquitaine, mais l’intégralité du bois fera un aller-retour par semi-remorque en Autriche, qui dispose du seul centre de taille en Europe de l’Ouest capable de fournir le cubage nécessaire et répondre à la commande dans les délais imposés. Les façades CLT arriveront sur chantier emballées dans du plastique, déjà bardés de l’isolant et du pare-pluie polypropylène. L’architecte qui a dessiné les façades du projet grâce au catalogue de CLT en ligne ne suit pas le chantier, dont la direction est confiée directement à une filiale de l’entreprise générale. Lors de la présentation du prototype de façade aux services de la mairie, le Maire de la ville se plaint de la teinte et de l’aspect de la brique mise en œuvre en parement et déplore de ne pas voir de bois en façade. La maîtrise d’ouvrage et l’entreprise décident conjointement de varianter la brique de parement par une référence moins onéreuse afin de pouvoir intégrer des parties en bardage de mélèze autoclavé. Sur accord de la mairie, un PCM balais sera réalisé à la livraison pour intégrer l’ensemble des modifications effectuées en cours de chantier. Pendant la réalisation du second-œuvre, les sous-traitants qui travaillent en façade ont atteint leur quota réglementaire de déchets hebdomadaires dès le mercredi et chaque benne supplémentaire est désormais soumise à une taxe pour accéder aux centres de recyclage, décharges et incinérateurs. La réunion de chantier se déroule sous tension : les entrepreneurs ne souhaitent pas assumer ce coût supplémentaire et se plaignent auprès du maître d’œuvre d’exécution. Les nombreux débords et retraits qui avaient été ajoutés par l’architecte pour varier la volumétrie des caissons CLT du site internet engendrent de nombreux détails qui n’ont pas été représentés en études, multiplient les découpes et compliquent la coordination. L’entreprise générale profite du fait que ces parties ne soient pas représentées au PC pour avancer en supprimant certaines prestations du marché. A l’intérieur, suite à diverses demandes acquéreurs et à des erreurs d’implantation, les entreprises de plomberie et d’électricité effectuent de nombreuses saignées rebouchées au plâtre dans des voiles CLT qui étaient destinées à rester apparents. Afin de masquer les différentes reprises, le promoteur décide de faire coller des plaques de plâtre directement sur le bois.
Lille, Juillet 2052. Le bâtiment sera finalement livré deux années plus tard. Le Moex a terminé son contrat et laisse à l’entreprise générale le soin de lever les dernières réserves de façades. Elles seront réalisées par un nouveau sous-traitant qui terminera les façades avec des matériaux différents sans consigne particulière. Les acquéreurs, qui ont pour la plupart acheté leur logement en investissement locatif, s’assurent que les surfaces sont exactes lors des pré-livraisons et ne repasseront plus dans leur logement. Les locataires, qui avaient vu passer quelques articles sur le projet il y a trois ans, se félicitent de vivre dans le plus grand immeuble construit en bois de la ville. Le bilan carbone prévisionnel du projet ne sera jamais recalculé lors du passage en béton. De passage à Lille, l’architecte en profite pour prendre quelques photos de la tour afin de les publier sur son site internet. Celui-ci n’avait pas vu le projet depuis le dépôt du PCM balais et déplore la qualité d’éxecution de certains détails. Quelques jours plus tard, les quelques clichés de façade seront retouchés et publiés en ligne. 6
Introduction. Etat des lieux. Se projeter dans l’avenir et faire le pari des situations à venir, que ce soit pour espérer un monde idéalisé ou pour broyer du noir dans la multitude des dystopies possibles et imaginables, est un exercice périlleux qui reste souvent déconnecté des situations présentes et futures. Si je m’y suis livré le temps de ces quelques lignes, c’est que j’estime que l’ensemble des événements décrits n’est déjà pas si éloignée de la réalité : côté industrie, la pandémie de la COVID-19 des deux dernières années, l’arrêt temporaire puis la reprise du secteur de la construction en France et à l’international nous ont rappelé la fragilité des chaînes de production et d’approvisionnement des matériaux conventionnels, qui peuvent être violement impactées par des fluctuations temporaires de marchés. Côté ressources, les nouvelles ne sont guère plus réjouissantes. En Allemagne, qui détient pourtant la plus grande filière bois d’Europe, les petites entreprises de construction locales peinent à s’approvisionner en bois d’œuvre, tandis que les grandes scieries industrielles exportent la majorité de leur production aux plus offrants sur les marchés internationaux1. En France, dans l’état actuel de sous-exploitation et de fragmentation des plantations forestières, des pénuries à plus ou moins court terme sur certaines essences peuvent être à craindre à des échelles locales, tandis que la mortalité des arbres liée à la monoculture et au dérèglement climatique est en voie d’augmentation2. Sur les côtes Atlantique et de la Manche, des concessions pour le dragage de granulats destinés à la construction deviennent nécessaires pour pallier les pénuries dans des régions comme l’île de France ou les Hauts-de-France.3 La crise des matières premières est même devenue un onglet regroupant des actualités du site internet Le Moniteur. Il est par ailleurs amusant, ou déprimant, selon la manière avec laquelle notre verre est rempli, que l’onglet « La crise des matières premières » soit juxtaposé à celui nommé « Relance de la construction », et que ces deux sujets soient traités comme des actualités passagères dues à la crise du COVID 19. Côté profession, la crise identitaire des architectes et le constat de la dégradation du métier en France sont partagés de manière quasi unanime. Lors de notre cinquième session HMO « La norme et ses entours », Rodolphe Deborre, le directeur du laboratoire « innovation et renaissance écologique » de Rabot Dutilleul, nous présentait la vision stratégique du groupe pour le marché de la réhabilitation. Afin de répondre à l’urgence en matière de réduction de la consommation énergétique des logements, une seule solution : industrialiser massivement et rapidement la rénovation par le biais d’un catalogue d’éléments préfabriqués en usine, un processus où la tâche de l’architecte se limiterait au design industriel des produits et au dépôt du permis de construire. Le lendemain, Anne Francqueville, représentante du bailleur social Vilogia, fait le récit des difficultés de la profession à susciter le désir chez une maîtrise d’ouvrage en recherche d’efficacité dans un contexte d’austérité budgétaire permanente. Son constat est simple : les chantiers « ne s’améliorent pas » et repré-
1. LINDLBAUE, Sabine, Du bois pour le climat ? ARTE, 2020, 43 minutes. 2. COCHET, Stéphane, (Maris 2021), La forêt, ressource renouvelable de l’art de bâtir, https://chroniques-architecture.com/la-foret-ressource-renouvelable-de-lart-de-batir/ 3. WEILER, Nolwenn, (Avril 2016), L’exploitation industrielle du sable, une nouvelle menace pour le littoral français ? https://multinationales.org/L-exploitation-industrielle-du-sable-une-nouvelle-menacepour-le-littoral 7
sentent le point faible de la chaine de production architecturale : la complexité réglementaire lié à la transition énergétique, le processus conventionnel de projet par phases et par intervenants séparés ne permettent plus d’anticiper de manière efficace la construction des édifices. La conception recommence souvent deux fois en chantier, entraînant une mauvaise gestion et optimisation des coûts de construction. La solution est d’ordre similaire à celle présentée par le représentant de Rabot Dutilleul : l’entreprise doit être intégrée en amont de la conception afin de régler les problèmes techniques avant d’y être confronté en chantier. Les marchés en « conception-construction » et la préfabrication sont de ce fait à privilégier car ils seraient plus efficaces de ce point de vue. Le constat est le même : le rôle de l’entreprise devient prépondérant tandis que celui de l’architecte est relativisé. Dans les deux cas, j’ai pu constater que le chantier cristallise une grande partie des problématiques contemporaines liées à notre métier. Quoi de plus normal? Durant le chantier, il est exclusivement question de la manière avec laquelle il faut approvisionner, organiser et mettre en forme de la matière, des matériaux, des ressources terrestres, ainsi que de la manière avec laquelle les hommes et les machines s’organisent pour réaliser cette tâche. Les statistiques de l’observatoire de la profession architecte concernant les activités exercées par les jeunes architectes sont à ce titre assez révélatrices : sur les 478 ADE et 484 HMONP interrogés par l’ordre, seulement 42.1% des premiers et 52.7% des deuxièmes ont déclaré avoir assuré une mission de suivi de chantier dans les 3 ans après l’obtention de leur diplôme. Il est par ailleurs étonnant que l’étude Archigraphie ne parle à aucun moment de la part des constructions dont la mission DET n’est pas assurée directement par les architectes qui ont conçu le projet. Au final, que racontent ces constats de la profession actuelle ?
A4 fixé derrière le bureau d’un chef de chantier dans la base vie du chantier «La parenthèse verte», Lille-Sud. 8
Sur ce point, l’ouvrage de Véronique Biau «Les architectes au défi de la ville néolibérale» apporte une précision pour le logement en promotion privée: «Ainsi, dans la production de logements collectifs privés, 35% des travaux ne se font pas sous la responsabilité du concepteur du projet.»
Postulat. Qu’attends-on véritablement d’un architecte? L’architecte est une personne que l’on missionne, c’est-à-dire que l’on investit d’une tâche. Il existe cependant une perte du sens de cette mission, de son caractère nécessairement complet qui, au-delà du terme contractuel et banal décrivant des phases de projet séparées, revêt une importance de taille vis-à-vis du rapport de la profession à la matière, au chantier, à la question environnementale, à l’architecture, à sa responsabilité, aux usagers, en somme, à la réalité de l’œuvre produite. Je constate cette perte de sens à tous les niveaux, des personnes de mon entourage que j’interroge, aux maîtrise d’ouvrage qui se questionnent sur le rôle de l’architecte et réduisent l’épaisseur des missions, jusque dans mes propres pratiques d’agence quotidienne. Cette perte de sens est corrélative d’une abstraction vis-à-vis des réalités matérielles et humaines de l’architecture. Ce fut d’ailleurs l’un des principaux sujets de notre session 3 « Passage » avec Jean-Christophe Laurent. Pour Edgar Morin, « nous vivons sous l’empire des principes de disjonction, de réduction et d’abstraction» qui conduisent au « paradigme de simplification4». Le paradoxe est que nous assistons à la fois à la simplification de la pensée de l’architecture, parfois considérée par notre société néolibérale comme simple objet à haut potentiel de rentabilité, mais en même temps à la complexification dantesque des processus de fabrication de l’architecture: chaînes de production mondialisées, multiplicité des intervenants, techniques mouvantes, profusion des normes et réglementations. Ne désespérons pas ! L’impact de l’architecte sur la société est (contrairement à ce que l’on veut bien dire) encore important et totalement à réinventer, dépasse de loin la mission seule du design d’objet. Aura-on encore besoin d’un architecte pour savoir utiliser un logiciel de dessin afin d’assembler et de coucher sur papier des besoins programmatiques entre deux épaisseurs de béton, dessiner des façades ? En quoi la profession deviendrait-elle désirable, à tel point que passer par l’architecte ne serait pas qu’une affaire de monopole ? La question de notre plus-value et de notre compétence dans le monde futur est bien évidemment centrale. Autant pour un jeune architecte qui n’a encore rien construit en son nom et qui ne bénéficie pas des bienfaits de l’expérience ou des références, que pour une agence bien installée et ancrée dans ses habitudes. Ce qui est en jeu reste l’architecture, la maîtrise de l’œuvre et de son sens, et ce du début à la fin du processus. A travers ce rapport, je souhaite développer une réflexion pour servir de base à une future pratique qui se donne les moyens pour que la maîtrise de l’œuvre devienne un réel engagement. Pour commencer, une première conviction: l’architecte ne peut développer d’ambition écologique sur la seule base d’une mission parcellisée et réductrice : ce n’est qu’en faisant l’expérience complète de sa mission et de ses entours qu’une posture globale peut émerger. Adopter une pensée de la complexité, qui exclut l’idéologie et le dogmatisme, parvenir à retranscrire cette pensée dans son travail pour arriver à une véritable écologie existentielle, voilà un objectif ambitieux pour une future vie de pratique ! Alors en selle ! « Il ne s’agira pas de reprendre l’ambition de la pensée simple qui était de contrôler et de maîtriser le réel. Il s’agit de s’exercer à une pensée capable de traiter avec le réel, de dialoguer avec lui, de négocier avec lui5 »
4. MORIN, Edgar, Introduction à la pensée complexe,Editions du Seuil, Paris, 2005, p.18 5. Ibid, p.10 9
Table des matières Préambule : Un chantier en 2050
Introduction.
4
7
•
Etat des lieux.
7
•
Postulat.
9
Le fossé se creuse à Gif-sur-Yvette
12
Chantiers croisés : la mission complète à l’épreuve du marché privé. 14 •
Le cas du logement collectif en promotion privée: la mission partielle à l’œuvre. • • •
•
Génération ZAC. Du concours à l’éxecution : le marketing et la réalité. Cultiver un devoir d’ingérence :
L’abandon du chantier: la désincarnation de la maîtrise d’œuvre. • •
Le suivi de la conformité architecturale : l’impossible maîtrise de l’œuvre produite. L’architecte corvéable.
Brique-collage à Lille-Sud.
L’architecte à l’assaut du réel. •
L’enrichissement réciproque entre conception et exécution. •
•
Le suivi de chantier, la mission DET, conditions nécessaire à la compréhension des enjeux du réel.
La relation aux intervenants, le plaisir de faire ensemble. •
Activer les vases communicants en amont du chantier.
Bio sous-sol à Vitry-sur-Seine
Réincarner la production de l’architecte.
15 17 18
19 19 22
25
29 29 30
34 34
37
39
Planchez bois à Amiens!
40
•
42
Sortir de l’idéologie, naviguer dans le complexe. • •
•
La diversité et l’hybridation contre la mono-culture de l’architecture. Touche à tout, bon à rien ? De l’indétermination à la synthèse.
42 46
Les limites de la complexité: postures et outils opérationnels pour renouer avec la maîtrise de l’œuvre. 52 • • •
10
15
Se positionner en réaction au contexte de production actuel. Vers une éthique de la non puissance. Agir pour la reconquête de la maîtrise de l’exécution.
52 55 58
Référence des projets mentionnés
64
Bibliographie
66
Visite de chantier à Gif-sur-Yvette après la réalisation des enduits de façade.
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Première promenade :
Le fossé se creuse à Gif-sur-Yvette ZAC du Moulon.
Je me souviens de mon premier voyage sur le chantier de la ZAC du Moulon, sur le plateau de Saclay à Gif-sur-Yvette. Après 2h30 de trajet dans le TGV Lille-Paris et le RER B bondé, nous atterrissions avec Antoine sur le quai de la petite station RER du Guichet, perdue au milieu d’une banlieue résidentielle verdoyante, avec son bar tabac et son coiffeur. William, le conducteur de travaux de l’entreprise générale SICRA, nous attendait en voiture pour nous accompagner vers le chantier. Une fois les présentations faites, celui-ci annonçait d’un air grave : « On a un sujet sur la façade Ouest de la RE, il y’a un problème d’aplomb sur quatre trumeaux entre le rez-de-chaussée et le deuxième étage. Ce n’est pas énorme, quelques centimètres, mais assez pour que cela se voie. » avant d’enchaîner « Mais on a fini de modifier le prototype selon vos remarques, on pourra vous présenter ça ! ». Nous sortions alors de l’autoroute pour nous engager vers l’entrée de la ZAC en voyant défiler les Algeco d’espace de vente « ORIZON » du promoteur, surmontés d’imposants panneaux publicitaires vantant les mérites du nouveau quartier avec des perspectives aguicheuses. La première impression était saisissante : là, perdu au milieu des champs de maïs, de patates et de blé, 330 hectares de constructions et voiries s’élevaient à des rythmes variés. Un quartier entier sortait de terre au tempo des grues, des engins de chantier et des ouvriers qui s’affairaient à couler 870 000m² de ville en béton armé. Un rapide passage sur la base-vie me permettait de faire la connaissance de Vincent, le maître d’œuvre d’exécution du bureau d’étude en charge de la direction du chantier, ainsi que des deux autres conducteurs de travaux de SICRA. Nous enchaînions par la visite des façades du projet et le fameux problème d’aplomb des réservations de baies. Un décalage entre l’alignement des trumeaux du rez-de-chaussée et ceux des étages était effectivement visible lorsque l’observateur se situait en face de la façade. « On ne sait pas d’où ça vient, on a suivi les plans d’exécution. Il doit y’avoir un décalage sur les façades archi. » nous chargeait Vincent. Après avoir convenu qu’il ne s’agissait pas de savoir de quel côté l’erreur avait été commise, puisque le mal était fait et le béton coulé, Antoine s’affairait à trouver les solutions sur place pour résoudre le problème : taper le béton sur 5cm d’un côté, rattraper l’alignement avec la menuiserie de l’autre, sur-épaissir un parement en plaquette de pierre. Bien contents de ne pas avoir à démolir l’un des trumeaux, Vincent et William nous emmenèrent ensuite voir le prototype de façade situé de l’autre côté du
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bâtiment. Sur le chemin, nous sommes interpellés par la présence d’une fosse donnant sur le sous-sol qui ne figurait pas sur nos plans et située juste devant la façade vitrée du futur local commercial. « A la demande du promoteur, nous avons ajouté une fosse pour accueillir un monte-charge qui reliera le futur local commercial au parking sous-terrain. Il n’y avait pas d’autre emplacement possible. » Nous nous retrouvions alors devant le fait accompli : une attention avait été donnée en études pour ménager un léger porte-à-faux et fabriquer un effet d’angle sur la rue. Pour mettre en valeur l’angle, la façade sous le porte à faux était prévue entièrement vitrée, ce qui aurait permis au commerce de créer une vitrine et au piéton de distinguer l’intérieur du commerce depuis l’autre bout de la rue. Le nouvel ascenseur situé à 10cm des façades condamnait de ce fait l’angle vitré, qui allait terminer au mieux avec un habillage en tôle plaqué sur les parois de l’ascenseur ou des stores qui seront fermés en permanence, au pire avec une vitrophanie lorsque plus personne ne contrôlera les vitrines commerciales du quartier. La fosse d’ascenseur avait en plus été dimensionné pour accueillir un modèle de monte-charge déjà choisi. Tandis que nous étions atterrés de ne pas avoir été prévenus, l’ambiguïté de la mission jouait en notre défaveur : nous étions missionnés uniquement pour valider la conformité des façades au permis de construire, l’ajout d’une fosse d’ascenseur sur les plans de coffrage intérieurs ne faisait en théorie pas l’objet d’une approbation de notre part. Le promoteur avait décidé conjointement au MoEx d’ajouter cette fosse à la dernière minute, en « off » et à la demande du futur preneur du local. La façade serait conforme au PC, puisque la baie serait tout de même vitrée, à un détail près : au lieu de donner vue sur l’intérieur du commerce, la vitrine donnerait vue sur la cage d’un monte-charge. Notre tour des façades terminé, nous rentrions à la base vie pour aborder en salle de réunion quelques sujets en cours, puis retournions en fin d’après-midi à la gare du Nord et à Lille, sans être entrés dans le bâtiment et sans savoir dire si notre prochaine visite se ferait dans un mois, ou plus. Cette expérience fut ma première expérience de chantier et la dernière situation décrite témoigne selon d’un dysfonctionnement dans la capacité de l’architecte à maîtriser le projet architectural. C’est à partir de ce tout premier matériau que s’élabore ma réflexion sur le sens de la maîtrise d’œuvre.
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Chantiers croisés : la mission complète à l’épreuve du marché privé. Afin d’aborder la question de la mission complète en marché privé, il est tout d’abord nécéssaire de savoir de quel privé parle-on? Il existe surement autant de maîtrises d’ouvrage privées qu’il y’a de projets architecturaux en France. Au cours de la présentation de quelques projets de l’agence Béal&Blanckaert pendant notre dernière session de synthèse, nous avons eu l’occasion de voir plusieurs opérations en marché privé et les différences fondamentales liées aux programmes et aux cultures des maîtrise d’ouvrage. Entre une maîtrise d’ouvrage véritablement «non sachante» qui choisit de faire confiance aux compétences de sa maîtrise d’œuvre, un promoteur privé qui est habitué à monter en quasi autonomie un type d’opération standardisé, ou une maîtrise d’ouvrage qui souhaite se faire bien voir par un aménageur ou une collectivité pour developper son implantation dans une région, le fossé est important. Ma pratique personnelle est pour le coup très fortement ancrée sur la question du logement collectif en promotion privée. Ce programme a représenté pas loin de 90% de mon expérience personnelle d’architecte chez Béal&Blanckaert (chantier et conception compris). Cette expérience est une aubaine : c’est là que j’ai constaté la fracture la plus grande dans notre mission. La séparation entre la conception et l’exécution, le morcellement des tâches, la perte du sens de l’architecture et du métier d’architecte au profit de logiques financières s’y développent dans un terreau fertile. 14
Haut de page: Piste de chantier et silos à mortier, Chantier de «La parenthèse verte», Lille Sud.
Ce constat pose question lorsque l’on sait que l’aménagement et la construction de quartiers entiers, comme la Maillerie à Lille ou la friche Montalembert à Villeneuve d’Ascq, qui était jusque là du ressort de la puissance publique, est désormais attribué à des opérateurs privés dont la logique est la rentabilité au m².
Il ne s’agit pas cependant de résumer le récit qui suit à la seule question du logement en marché privé: jusqu’à aujourd’hui en effet, j’ai eu la chance de pouvoir intervenir de manière ponctuelle sur un certain nombre des projets de l’agence et sur tout type de phases, d’observer, tout en conservant en fil conducteur la pratique de deux chantiers au cours de ces trois années. Cette expérience personnelle me permet d’affirmer que les moyens que l’on se donne pour s’assurer la maîtrise d’un projet qui produit du sens, et ce jusqu’au bout, est une question d’engagement, pas de programme. Il existe cependant un point commun aux marchés privés qui n’existe pas en marché public: la maîtrise d’ouvrage a l’opportunité de séparer la conception de l’exécution si elle le désire. Nous verrons par la suite les conséquences pour l’exercice de l’architecture qu’une telle séparation implique. Le logement collectif en promotion privée semble donc une bonne entrée en matière pour décrire des phénomènes plus généraux que je souhaite combattre dans une future pratique de maîtrise d’œuvre.
Le cas du logement collectif en promotion privée: la mission partielle à l’œuvre. Génération ZAC. En Septembre 2018, j’intègre l’agence Béal&Blanckaert qui était alors en pleine effervescence : la période de rentrée est souvent le théâtre d’une activité intense, entre rendu de concours et de phases, projets qui démarrent et reprennent, nouveaux salariés qui rejoignent la structure. Afin de remplacer Justine qui était partie faire un grand voyage d’un mois, j’ai tout de suite eu la tâche de finaliser le dépôt du permis de construire d’un projet de 54 logements dans la ZAC d’Ardoines à Vitry-sur-Seine, pour le promoteur Nexity. Je me rappelle d’une phrase d’Antoine Béal lorsque nous passions en revue les élévations du projet : « Nous n’avons pas le suivi de chantier, il faut absolument blinder les annotations PC car ce sera la seule chose qui protégera le projet une fois lancé en construction ! ».
En cas de dommage appelant assurance décénale sur un ouvrage, l’article 1792 du Code civil précise que «tout constructeur d’un ouvrage est responsable de plein droit, envers le maître ou l’acquéreur de l’ouvrage (non responsable et non sachant de ce fait), des dommages, même résultant d’un vice du sol, qui compromettent la solidité de l’ouvrage ou qui, l’affectant dans l’un de ses éléments constitutifs ou l’un de ses éléments d’équipement, le rendent impropre à sa destination.»
Avec le recul, je pense que mon premier contact avec une mission de maîtrise d’œuvre ne ressemble en rien à ce qu’ont pu connaître les deux associés lorsqu’ils ont démarré leur activité. Pour le coup, sur le projet d’Ardoines, les règles du jeu ont été clairement écrites par le promoteur : l’architecte qui assure la conception du projet n’est pas celui qui dirigera le chantier (qui peut d’ailleurs être suivi par tout organisme assuré pour, architecte ou non6). L’équipe de maîtrise d’œuvre est sélectionnée à l’avance et unilatéralement par le promoteur, la notion de mandataire n’existe pas. Des choix prédéterminés sont ainsi réalisés sans discussion avant même de tracer le premier trait sur une feuille: le BET structure sera un BET béton d’office, le BE généraliste et le bureau de contrôle se limiteront à étudier des dimensionnements d’ouvrages techniques (gaines, locaux techniques etc...). Le temps qu’ils accordent au projet est fontion de leur rémunération: celui-ci se limitera souvent au contrôle plus qu’à la conception. Nexity, même si le promoteur n’est pas considéré comme tel aux yeux du droit, est sachant en matière de construction : des ingénieurs et chargés techniques en
6. Dans ce cas, c’est même le promoteur qui assure le suivi de chantier avec un département MoEx en interne. 15
interne s’occupent de suivre le projet aux côtés des responsables de programme et sont capables de suivre un chantier ou de donner leur avis sur des aspects techniques. L’économie du projet est une donnée confidentielle détenue par le promoteur ; il ne partage à l’architecte qu’un ratio au m² de SHAB à atteindre. Cette mission est dite « partielle » et nous pouvons voir que la réalité n’a rien à envier au terme. A cette époque, le constat à l’agence était flagrant : sur la dizaine de projets en cours et concours en étude, la majeure partie était des projets d’immeubles de logements collectifs en secteur ZAC, et les contrats de mission partielle sans suivi de chantier, qui étaient nouveaux pour l’agence, commençaient à fleurir sur plusieurs projets. Cet enjeu est pourtant de taille, et pas des moindre : le logement correspond à plus de la moitié des ouvrages confiés aux architecte en 2018 (56%), tandis que la part des commandes en marché privé ne fait qu’augmenter depuis dix ans7. La réhabilitation de logements existants est également un marché en augmentation croissante et porteur d’enjeux importants vis-à-vis de l’impératif écologique. Ce premier contact avec le métier ne fut pas pour autant l’objet d’une désillusion. Bien au contraire ! Cela m’a justement convaincu que l’enjeu pour notre métier réside justement dans la réappropriation du sens de notre mission complète. En cautionnant ce type de pratique, il devient possible et tentant pour une maîtrise d’ouvrage de relativiser le besoin de recourir à un architecte, réduire à peau de chagrin ses honoraires car sa mission sera perçue comme limitée.
La routine, l’abstraction: D’une façon générale, le processus de fabrication d’un projet en promotion privée et en mission partielle telle que précédemment décrite incite l’équipe de maîtrise d’œuvre au moindre effort et à la salarisation par le promoteur. Il faut construire pour construire. Prenons tout d’abord le cas d’une ZAC, par exemple, où un certain nombre de données seront imposées pour la construction des logements en fonction des différents cahiers des charges : gabarits, épannelages, matériaux de façade. ll conviendra ensuite de composer dans un environnement hors site et hors sol, figé dans l’abstraction des volumes blancs qui composent une ville projetée au milieu d’une zone industrielle ou d’une parcelle agricole. Une fois la granulométrie définie, la conception des logements sera quant à elle totalement tributaire du mode de commercialisation proposé par la promotion privée. Avant d’acheter un lieu de vie, l’acquéreur d’un logement achète avant tout de la surface. Les plans de vente 2D ou 3D sont des livrables qui ne retranscrivent qu’une réalité abstraite et déconnectée de tout contexte, celle du plan étroitement délimité par l’épaisseur des voiles séparatifs. Les hauteurs, les vues, la matérialité du logement ne sont pas connus à l’achat. L’organisation, le dimensionnement et les cloisonnement internes sont définis selon des critères standardisés et ne peuvent être modifiés par l’acheteur que moyennant un forfait payant. La matérialité de l’architecture ainsi que les matériaux utilisés sont enfermés dans l’épaisseur du pochage abstrait des murs. Faibles marges d’expérimentation et vision réductrice du logement peuvent donc conduire à valoriser l’aspect esthétique de l’architecture, qui reste la dernière variable d’ajustement. Ce phénomène est particulièrement visible lors des concours de maîtrise d’œuvre pour du logement en promotion privé.
7. Données issues de l’enquête Archigraphie 2020 publiée par l’Ordre des Architectes. 16
A titre d’exemple sur ce dernier point, le 15 janvier dernier, Pierre-René Lemas a remis son rapport sur la qualité du logement social en France commandé par le ministère du Logement et de la Culture suite au premier confinement de Mars 2020. Maîtres d’œuvre, bailleurs et promoteurs ont été mis autour de la table et formulent le constat d’une dégradation de la qualité générale du logement en France en offrant quelques pistes politiques pour inverser la vapeur. Il est stupéfiant de voir que le rapport évince totalement la question du matériau de construction, de son origine et de l’aspect social et écologique des procédés de construction dans ses critères d’évaluation de la qualité d’un logement.
Du concours à l’éxecution : le marketing et la réalité. Dans un contexte d’austérité budgétaire permanente, le concours de maîtrise d’œuvre est quasiment devenu un moyen pour les maîtrises d’ouvrage ou les aménageurs d’obtenir un APD à part entière dans un court laps de temps et sans engager de frais importants. Pour un concours que j’ai rendu à Saint Denis dans la Zac des Tartres, les pièces attendues sont nombreuses et chronophages: plans de l’ensemble des appartements, estimatif de l’opération et planning détaillé des études, élévations de l’ensemble des façades, perspectives photo-réalistes, notices architecturales et environnementales. Ne reste plus qu’à déposer le permis de construire! Cette vision du concours a pour conséquence de figer le projet dans un avancement au temps X alors que la conception s’est généralement déroulée sur à peine un mois tout au plus, de focaliser l’attention sur «l’image qui pète» et les grands discours. Si la mission de l’équipe de maîtrise d’œuvre est partielle, que les intervenants changent tout au long du processus, ces images et ces discours seront-ils forcément maîtrisables jusqu’au bout du projet? Dans le jargon économique, le marketing consiste en l’ensemble des études et des actions qui concourent à créer des produits satisfaisant les besoins et les désirs des consommateurs et à assurer leur commercialisation dans les meilleures conditions de profit8. Si nous faisons un parallèle avec les concours d’architecture, le consommateur est ici le jury de concours qui va attribuer un marché à une équipe de maîtrise d’œuvre. Dans le marketing, le problème vient du fait que le décideur peut être tenté par un produit séduisant qui a été conçu pour répondre à un désir immédiat, mais dont les concepteurs n’ont pas eu le temps de maîtriser les ressorts réglementaires, constructifs, techniques et économiques qui viendront ensuite s’y superposer. Véronique Biau dans son étude sociologique du métier d’architecte à l’heure de la néolibéralisation, cite Mark Wigley, théoricien de l’architecture, en parlant des stratégies adoptées par les architectes pour communiquer leurs projets: « «Le rôle de l’architecte n’est plus de produire des édifices mais de produire du discours sur les édifices, et de faire des édifices des formes de discours.» L’esthétisation de l’architecture va de pair avec l’essor d’une conception hyper individualiste mise au profit de stratégies d’images.9»
«L’architecte devient un producteur d’images, un agent de marketing ou de communication, qui ne travaille plus qu’en trois dimensions fictives.» MARREY, Bernard, Architecte, du maître de l’œuvre au disagneur, Editions du Linteau, Paris, 2013.
Comment dépasser ainsi les effets d’annonce type green washing qui seront passés à la moulinette de l’économie, des calculs et des bureaux de contrôle dès les premières études ? La responsabilité de l’architecte est aussi de savoir proposer des architectures qui sont capable de résister au filtre des phases et de l’exécution, de garder leur sens et leur qualité. Conserver la synthèse et la cohérence du projet jusqu’à la fin est d’autant plus compliqué en mission partielle. Pour citer un exemple parmi tant d’autres, dans le cas du projet d’Ardoines, Nexity a conclu un contrat-cadre de partenariat commercial avec une entreprise de menuiserie pour la réalisation de ses projets en région parisienne. Le promoteur s’offre ainsi une entreprise dédiée en lui garantissant des chantiers réguliers sur le long terme, et l’entreprise lui propose en échange des prix intéressants à condition de rester dans un minimum de standardisation pour que la fabrication des châssis ne soit pas trop sophistiquée et qu’elle puisse réaliser des économies d’échelle. Jusqu’au dépôt du PC, cette donnée n’a jamais été connue par l’agence. Si l’on peut débattre sur la pertinence de cette formule vis à vis de l’inventivité ar-
8. Définition du CNRTL 9. BIAU, Véronique, Les architectes au défi de la ville néolibérale, Editions parenthèses, Paris, 2020. p.158 17
chitecturale, en connaissant cette donnée en amont du permis de construire la conception des baies aurait au moins pu être débattue avec l’entreprise. Cette dissociation cognitive entre le moment du dessin et celui de l’exécution entrainera probablement une tension avec l’entreprise au moment du dossier marché ou de l’éxécution. D’autres formes de concours commencent cependant à émerger. Pour le projet de bureaux Gina sur l’île de Nantes, ou celui d’Ardoines à Vitry-sur-Seine par exemple, le règlement imposait de ne pas rendre d’esquisse de projet, de plans détaillés ni d’images, mais de développer dans une notice une démarche de travail et d’équipe ainsi qu’une vision du projet et du programme. La maîtrise d’ouvrage, mais également l’équipe de maîtrise d’œuvre se désintéresse ainsi progressivement de l’objet désirable pour recentrer leurs attentes sur les processus, les usages, la tenue de l’économie, le discours et la vision de l’équipe pour le projet. Cette approche est plutôt encourageante pour l’architecture : en se détachant du fantasme de l’objet numérique, nous avons l’opportunité fabuleuse de se réapproprier et faire valoir d’autres aspects de notre mission d’architecte, tout aussi essentiels.
Cultiver un devoir d’ingérence : Dans le débat sur les conditions de production du logement en France « Le logement, toujours un laboratoire d’architecture ? » organisé par la Cité de l’Architecture et du Patrimoine en 2016, les architectes Myrto Vitart, Jean-Christophe Quinton et Clément Vergély mettent en évidence plusieurs points qui posent la question de l’étendue de la mission de l’architecte et qu’il est primordial de réintégrer dans notre conception des projets et de notre mission : •
La programmation n’est pas ou peu pensée en amont des projets : les architectes ne sont pas invités à réfléchir sur le programme et ont perdu leurs prérogatives à ce titre. Les typologies sont standardisées et partagés partout en France, les modes de vie sont stéréotypés.
•
Les projets sont peu pensés dans le temps : peut-on envisager la vie du bâtiment sur des dizaines d’année, sa transformation, avoir une approche de la durabilité comme une mission vis-à-vis des sociétés futures ?
•
L’expérimentation doit aussi passer par l’expérience même du logement, c’est-à-dire réussir à exprimer ses qualités spatiales et matérielles. Le seul plan de vente ne permet pas de rendre intelligible l’architecture du logement et d’impliquer les futurs habitants. La question des finitions, de la matérialité intérieure fait également rarement l’objet d’une réflexion spécifique.
•
L’enjeu de la commercialisation est de vendre le logement le plus rapidement possible pour minimiser les risques financiers, ce qui n’encourage pas la promotion à l’expérimentation.
•
Le chantier est de moins en moins suivi par les architectes qui se limitent aux mission de conception, et directement par des services internes aux maîtrises d’ouvrage ou des bureaux d’étude.
Ce dernier point, selon Véronique Biau, peut-être expliqué de trois manières: l’ambivalence des architectes à l’égard de la maîtrise d’œuvre exécution, qui assument parfois ne pas posséder la culture de chantier ou les compétences et la disponibilité que cela nécessite; l’amaigrissement des honoraires dédiés à la maîtrise d’œuvre sur une opération, qui n’incite pas les architectes à suivre un chantier très chronophage et sous-payé; le confort d’une maîtrise d’œuvre d’exécution non architecte, dont les critères de réussite d’un chantier ne sont pas les mêmes. Ce phénomène provoque cependant un réel questionnement éthique vis à vis de notre rapport à l’architecture. 18
Représentation du projet de Gina figurant dans la notice de concours. L’image présente des principes de composition et une ébauche d’organisation du rez-de-chaussée plutôt qu’un visuel photoréaliste depuis la rue.
L’abandon du chantier: la désincarnation de la maîtrise d’œuvre. «La vie d’un architecte, c’est d’être sur le chantier, c’est même d’être en rapport direct avec les ouvriers, c’est même d’être soimême entrepreneur, c’est ça la vraie vie d’un architecte. Hélas, on a encore divisé le métier en deux entre la conception et la technique, et encore en deux entre l’exécution et la conception et on est arrivé à une chose fantastique : ceux qui conçoivent ne connaissent pas ceux qui exécutent.»
POUILLON, Fernand, Mon ambition, Editions du Linteau, 2011.
Depuis trois ans, j’ai pu vivre deux expériences de chantier radicalement différentes qui me permettent aujourd’hui de m’interroger sur la séparation entre la conception et l’exécution, notamment au regard des contrats de marché privé qui dissocient les études du suivi de chantier. La première est un projet de résidence étudiante et de logements en promotion privée dans la ZAC du Moulon à Gif sur Yvette, construit en béton et en entreprise générale. Pour ce projet, l’agence a conclu un contrat « d’architecte de conception » : d’entrée de jeu après avoir remporté le concours, la MOE est ainsi séparée en deux parties : maîtrise d’œuvre conception dont le rôle en exécution se limitera à une mission dite de « suivi de la conformité architecturale » et maîtrise d’œuvre d’exécution qui apparaîtra en phase chantier. La deuxième est un chantier de 196 logements à Lille Sud, en commande directe, construit en structure hybride béton / brique porteuse « maxibrique » et en corps d’états séparés, où l’agence a en revanche un contrat de mission complète avec suivi de chantier, et ou nous assurons justement la maîtrise d’œuvre d’exécution pour une autre agence qui a conçu une partie du projet.
Le suivi de la conformité architecturale : l’impossible maîtrise de l’œuvre produite. Persona non grata, ce que dit le contrat. Dans le cas ou l’architecte signe un contrat de mission partielle, la mission de conformité est rendue obligatoire par l’article 3 de la loi sur l’architecture de 1977. Celui-ci impose à tout maître d’ouvrage privé à minima une mission de suivi de la conformité architecturale si l’architecte ne suit pas l’exécution du projet. Elle se solde par la signature d’un certificat de conformité architecturale au permis de construire. Relisons ensemble l’objet de cette mission telle que décrite dans le contrat qu’à conclut l’agence avec le promoteur sur le projet de Gif-sur-Yvette: «Une mission de contrôle de la conformité architecturale est confiée à l’architecte. Cette mission est réalisée sur pièces (plans d’exécution), et non sur place (chantier). L’architecte ne se déplace pas sur le chantier (hors visites motivées par la réalisation/validation du prototype de façade, le choix des matériaux et des différentes harmonies en intérieur et extérieur), ne participe pas aux réunions de chantier, ne suggère pas de corrections d’ouvrages ni ne vise de procès-verbal de réception de travaux. L’architecte ne participe pas, même partiellement, à la direction des travaux et ne pourra être impliqué dans des erreurs commises à cette occasion ; sa responsabilité n’y sera pas engagée. Les Visas des plans d’exécution que l’architecte pourra transmettre dans le cadre de la mission d’assistance à la maîtrise d’ouvrage pour le contrôle de la conformité architecturale ne sont pas une validation technique, mais uniquement une validation de conformité au projet architectural défini au dossier PC.» Le contrat est clair: l’architecte est tenu de rester éloigné physiquement du chantier. Celui-ci n’y a aucune responsabilité d’engagée. Si l’on considère que l’architecte respecte effectivement la description de cette mission tel quelle est écrite au contrat, ses visites de chantier peuvent donc se limiter à trois ou quatre au cours 19
d’un chantier qui s’étale sur deux ans. Plus loin, une phrase du contrat attire particulièrement mon attention: «A la demande du maître d’œuvre d’exécution, l’architecte participe aux réunions, hors réunion de chantier, pour donner son avis sur le respect de l’aspect architectural défini au marché.» En conformité architecturale, pour ce qui s’agit du respect du dossier marché, l’architecte doit viser hors-chantier l’ensemble des documents d’exécution. Lorsqu’il est invité sur chantier pour en constater l’exécution, au contrat celui n’est donc prié que de donner son avis, que le détail lui convienne ou non. Il revient ensuite à la maîtrise d’ouvrage, la MoEx et la où les entreprises de décider ou non si cet avis vaut la peine d’être entendu ou pas, en fonction des reprises à faire, du planning, des finances, de l’impact vis à vis du permis. Il va s’en dire que cet avis est sollicité avec insistance lorsqu’il s’agit de viser rapidement des plans d’exécution à la place de la MoEx, mais avec beaucoup moins d’assiduité lorsqu’il est question de dégrader la qualité d’un détail architectural. Au final, c’est donc la conformité au permis de construire qui reste la seule garantie que le projet ne sera pas dégradé ou modifié en chantier. Ce constat pose question lorsque l’on sait que les documents et les annotations du permis, notamment les façades, ne s’expriment qu’à une échelle très superficielle, au 200ème. Nous comprenons bien que dans ce cas, la maîtrise d’ouvrage a tout intérêt à ce que le permis de construire soit le moins précis possible pour conserver une importante marge de manœuvre sur chantier, et l’architecte à mettre l’accent uniquement sur les points du projet à idéfendre impérativement. Notre rôle est ensuite relativisé jusqu’à la livraison : la déclaration attestant l’achèvement et la conformité des travaux, la DAACT, qui est un document qui engage la responsabilité du directeur de travaux, peut tout à fait être signée à la livraison par la MoEx sans l’accord de l’architecte. Dans ces conditions, il est clair que « l’architecte de conception » n’a pas les billes pour s’impliquer correctement sur le chantier et faire autorité. De plus, même si le contrat indique que l’architecte doit vérifier par le visa et les visites la conformité de l’exécution à son dessin, j’ai bien constaté que les attendus se limitent souvent à l’enveloppe extérieure, à l’image du projet, sans possibilité de faire ingérence dans le projet global. Cette séparation entre ce qui est considéré comme architectural, à savoir les façades extérieures, et technique, à savoir la construction de l’édifice, est par ailleurs clairement décrite au contrat.
La séparation contractuelle entre «architectural» et «technique». Dans le contrat, la répartition des tâches sur chantier est segmentée afin de réaliser une attribution par intervenant. Ainsi, sur tous les sujets d’aspects «techniques», l’architecte n’est pas sollicité. L’examen des plans d’exécution, par exemple, est décomposé entre conformité avec le marché et compatibilité des corps d’état entre eux. L’architecte doit réaliser la première tâche mais pas la deuxième. Ces décompositions entre les tâches de suivi architectural10 et les tâches de suivi dit «technique» renforcent la dissociation entre la conception et l’exécution: y’a t’il vraiment un sens à séparer l’examen de l’ouvrage de la manière dont-il devra se coordonner avec les autres corps d’états? Dans les deux cas, soit l’architecte consciencieux s’intéressera de toute manière à la synthèse des ouvrages et prémachera le travail pour la MoEx, soit il se limitera aux tâches qui lui sont attribuées et actera la séparation entre conception et exécution.
10. Comprenez par «architectural»: «esthétique». 20
Le fait accompli, la cohérence de l’œuvre. Un fait de chantier marquant sur le chantier de Gif-sur-Yvette fut la question récurrente de notre mise devant le fait accompli d’un certain nombre de détails d’exécution qui n’avaient pas été clairement définis en étude et qui par simple omission, manque de communication, volonté d’avancer sans se compliquer la tâche, prendre de retard, ou multiplication des intermédiaires (et parfois tous en même temps !) nous obligent à demander le démontage ou la démolition lors des visites ou tout simplement à accepter une exécution non conforme au projet. Prenons l’exemple où la maîtrise de l’exécution d’une façade du rez-de-chaussée a totalement échappé à l’agence. Sur ce projet, un des critères que nous souhaitions défendre pendant l’exécution était de conserver une homogénéité des parties métalliques avec de l’aluminium anodisé de teinte dorée sur l’ensemble du projet, ainsi que le respect du nu de pose en applique intérieur des menuiseries et ouvrages en rez de chaussée. L’entreprise qui sous-traitait à SICRA la réalisation des bardages et menuiseries en aluminium a quitté le chantier avant de terminer le rez-de-chaussé. Pour combler sa défaillance, une entreprise de serrurerie, mais qui ne fait que de l’acier, a été sélectionnée par l’entreprise générale pour terminer le chantier. Un certain nombre de façades techniques que nous souhaitions en pose en applique intérieure n’étaient pas dessinés au marché et pas terminés à la livraison du bâtiment. Après avoir constaté sur photos de l’urbaniste que les ouvrages avaient été posés sans documents d’exécution validés et au nu extérieur, nous demandons formellement leur démontage et leur reprise, mais le maître d’œuvre d’exécution est déjà parti bien loin et le promoteur nous informe qu’il n’engagera pas de frais supplémentaires sur ces parties car elles sont conformes aux façades du permis de construire, qui ne stipulent pas de nu ni de matériau particulier, à part un aspect métallique et une teinte dorée. La réalisation des menuiseries du commerce était ensuite prévue à la charge du futur preneur, après la livraison du bâtiment. Celles-ci devait faire l’objet d’une déclaration préalable ultérieure respectant le permis de construire. Nous avions établi un petit cahier des charges détaillant un principe de linteau et trumeau métallique en tôle pliée en accord avec la MOA et l’urbaniste. L’enjeu était le respect des teintes et du détail déjà mis en œuvre par l’entreprise générale sur l’une des ouvertures qui était découpée entre les deux phases. Deux ans après la livraison du projet, le preneur et son architecte, pour des raisons évidentes de coût, font réaliser les vitrines sans les modénatures et sans
Cette image de l’une des façades du projet est une démonstration criante d’une série «d’adaptation circonstancielles» qui ont fait «perdre de vue la globalité du projet». Les ouvrages de chacune des entreprises se sont superposées les un aux autres au fur et à mesure de l’édification sans cohérence de teinte, de matériaux, et sans respecter les nus de mise en œuvre.
21
tenir compte des réunions que nous avions tenues avec l’aménageur et l’urbaniste. La déclaration préalable, qui représentait une façade en 2D conforme au PC, avait été acceptée entre temps par la mairie. Je pourrais retourner la question de la conformité architecturale autrement : si nous savions que la direction des travaux allait nous échapper et que nous ne serions pas toujours sur place pour contrôler la cohérence du projet, il aurait peut-être été nécessaire d’être le plus précis et le plus exhaustif possible dans le permis de construire, puis dans le dossier marché, afin de ne rien laisser au hasard en chantier. Même s’il ne s’agit pas de cautionner la mission partielle en cherchant les moyens de s’adapter en études à l’éloignement du chantier, cette expérience a eu le mérite de pointer du doigt certaines lacunes: le projet a été décrit comme si nous avions toujours la possibilité de finir de concevoir sur chantier à notre aise.
Numérotation = voir la liste récapitulative des modifications
1
A.7
4
1
1_ Vue depuis le mail Joliot-Curie _ Angle Sud Ouest 2 _ Vue depuis le mail Joliot-Curie _ Angle Sud Est 3 _ Vue depuis le sillon paysager _ Façade Nord Résidence
2
5
Acrotère 174.89 NGF
R+5 174.58 NGF
5
1
3
Acrotère 178.12 NGF
Acrotère 177.80 NGF
Toiture 177.32 NGF
1 5
A.6
Acrotère 177.80 NGF
JD
3
terrasson 174.64 NGF
3.5
1
A.3
Acrotère terrasson 174.89 NGF 174.64 NGF
Acrotère 174.26 NGF
R+4 171.86 NGF
10.70
2
1
18.95
R+1 163.70 NGF
15.55
15.76
R+2 166.42 NGF
18.97
18.77
R+3 169.14 NGF
A.4
La végétation est
illustrative.
15.10
L’architecte corvéable.
Niveau terrain naturel livré par l'EPAPS = Niveau terrain fini Pierre claire finition adoucie compris épaisseur de trumeau
entrée résidence étudiante
JD 2.27
transformateur
8.25
A.3
ascenseur escalier parking public parking public
A.1
Enduit blanc cassé Module de menuiserie RE alu anodisé teinte champagne avec: - garde corps barreaudé - volet coulissant métallique - ébrasement enduit Menuiserie alu anodisé teinte champagne
Colonne sèche Auvent métallique teinte champagne Garde corps barreaudage teinte champagne
Sur le projet de Gif, l’agence a fait le choix de s’investir davantage que ce que le strict contrat nous demandait en chantier pour continuer d’assumer la conception et ne pas laisser au hasard un certain nombre de détails. A aucun moment cet engagement qui est allé au-delà de la stricte mission qui nous a été confiée n’est rémunéré ou mis en valeur par le maître d’ouvrage, mais il est plutôt considéré comme un frein au bon déroulement du chantier. Notre mission est donc dépendante du bon vouloir des intervenants: si la maîtrise d’œuvre d’exécution ou la maîtrise d’ouvrage ont décidé de ne pas tenir informé l’architecte et de le tenir éloigné des décisions prises sur chantier, de ne pas retranscrire par écrit les échanges oraux lors des visites, c’est son seul engagement personnel en temps et en énergie dans une confrontation permanente à la maîtrise d’ouvrage et à l’entreprise qui permettra de ne pas rester dans la figuration. Pour ce projet d’un budget travaux de douze millions d’euros, l’agence est remunérée à 3.50% d’honoraires pour sa mission de «maîtrise d’œuvre de conception». Sur le projet d’Ardoines, dont la teneur du contrat est sensiblement la même, pour un budget travaux de 7 millions d’euros le taux d’honoraires est fixé à 3.90%. Dans les deux cas, la décomposition des honoraires est environ de 15% pour la mission de conformité assurée pendant l’exécution, une mission qui s’étale souvent sur deux ans de chantier jusqu’à la livraison. Etant donné la faiblesse du taux d’honoraire dédié aux études, il va s’en dire qu’il est tentant pour l’architecte de s’investir au minimum sur le chantier afin de faire un tant soit peu la balance avec la phase étude. Dans le cas de Béal&Blanckaert, si l’agence pouvait se permettre de me laisser travailler plus de temps sur cette conformité architecturale et aller souvent à Gif-sur-Yvette, c’est parce que sa taille et la quantité des projets permettaient de faire la balance. Cependant nous voyons bien que les modalités de la mission partielle n’invitent en aucun cas l’architecte à s’engager sur un chantier qu’il vit alors comme un étranger, en constatant l’avancement au gré des invitations de la MoEx.
De l’autre côté du miroir. Sur le chantier de Lille-Sud, j’ai l’occasion de faire moi-même l’expérience de la maîtrise d’œuvre d’exécution pour le compte d’une agence qui a conçu une partie des bâtiments mais qui ne suit pas leur exécution. Ironiquement, les rôles s’inversent, mais à une différence près: je suis moi-même architecte, et non pas chargé d’affaire ou ingénieur d’un bureau d’étude. Est-il possible cependant possible d’obtenir le même degré d’engagement, de compréhension et d’implication vis-à-vis d’un projet que nous n’avons pas conçu nous-même ? Dans les fait, la direction des travaux est une mission de service : les bureaux d’étude et sections internes aux maîtrise d’ouvrage qui proposent 22
FAILLE
Se référer à la notice paysagère. RDC 159.03 NGF
159.23 NGF
159.03 NGF
158.91 NGF
entrée supermarché
24.74
A.5
5.66
158.77 NGF
158.73 NGF
accès sillon
13.59
entrée commerce
Pierre claire finition adoucie compris épaisseur de trumeau
67.35 Pierre claire finition adoucie compris épaisseur de trumeau
Bandeau béton enduit blanc cassé
Enduit blanc cassé
Enduit blanc cassé
Module de menuiserie RE alu anodisé teinte champagne avec: - garde corps barreaudé - volet coulissant métallique - ébrasement enduit Menuiserie alu anodisé teinte champagne
Menuiserie PVC plaxé teinte champagne avec volet roulant alu teinte champagne ébrasements tôle alu teinte champagne côté bardage ébrasements enduit côté trumeau enduit
Habillage métallique teinte champagne
A.2
Vitrine non réalisée soumise à autorisation préalable ultérieure
Serrurerie métallique teinte champagne
Pare vue métallique teinte champagne
Vitrine non réalisée soumise à autorisation préalable ultérieure
Clôture barreaudage simple teinte gris foncé Couvertine métallique teinte champagne Garde corps barreaudage teinte champagne
Page de gauche: perspective et façade du projet de Gif-SurYvette déposés au permis de construire. L’échelle des documents ne permet pas de décrire le détail souhaité au niveau des vitrines en rez-dechaussée. Un carnet de prescription architecturales composé de croquis a été réalisé à la fin du chantier à l’attention de futurs preneurs. Ce carnet, approuvé par l’urbaniste et le promoteur, mais non contractuel, n’aura pas été suivi par l’acquéreur de la surface commerciale. Ces petits dessins informels anticipés plus tôt dans la conception du projet et joints au permis de construire auraient peut-être permis de maintenir une forme de maîtrise sur des ouvrages réalisés plus d’un an après la livraison du bâtiment.
Exemple d’un extrait de plan envoyé en mail par l’entreprise générale. La difficulté à représenter la synthèse des ouvrages en deux dimensions rend souvent les supports illisibles et permet difficilement de résoudre à distance des sujets de manière efficace.
des missions de suivi de chantier ont principalement comme arguments des données quantifiables et objectivables : respect du dossier marché, des coûts, des délais, de la réglementation. La cohérence et la conformité du projet aux études ne font en principe pas parti de leurs critères de réussite, alors que c’est le cas de l’architecte, qui doit de plus être garant de tous les critères précédemment décrits. Ce temps passé à vouloir s’assurer de la cohérence de l’œuvre avec la volonté de l’architecte est un temps supplémentaire qui n’est pas forcément pris par un bureau d’étude. Même dans mon cas, je constate parfois que certaines choses nous échappent, que les dossiers marchés sont toujours interprétables, que bien connaître les ouvrages d’un projet que je n’ai pas entièrement conçu depuis le début demande la capacité d’en saisir la totalité et un temps d’investissement conséquent. Cela nous amène donc à solliciter constamment l’architecte de conception pour être sûr de ne pas se tromper.
L’éloignement physique. L’ensemble des situations précédemment décrites renforcent donc l’image de l’architecte qui « pose problème en chantier», rallonge les délais, change les détails et demande le démontage car bien souvent le chantier n’est plus considéré comme le prolongement de la conception mais comme une simple application d’un dossier marché. Qui plus est, dans le cadre d’une mission partielle, la formule maîtrise d’œuvre de conception / d’exécution / maîtrise d’ouvrage / entreprise générale / sous-traitants créé un éloignement total sur chantier entre celui qui conçoit et celui qui fait. La hiérarchie est importante et bien huilée, elle ne permet pas de brouiller les frontières. Je n’ai connaissance de ce qui se passe en réunion de chantier hebdomadaire que par le biais des comptes rendu de chantier qu’il est chronofage de lire entièrement et dont la moitié des sujets et intervenants nous sont inconnus , tandis que les sujets problématiques arrivent par mail et photos qui parfois ne permettent pas de saisir les situations dans leur totalité. Pour régler différents détails d’exécution, ou bien lorsque nous souhaitons modifier le dessin de châssis vitré en y intégrant des stores extérieurs malgré les études thermiques du bureau d’étude par crainte de surchauffe des locaux, à distance l’information doit d’abord passer par le maître d’œuvre d’exécution, qui la transmettra aux conducteurs de chantier de l’entreprise générale, puis aux chefs de chantiers des sous-traitants, et enfin aux ouvriers. Entre temps, le directeur technique du promoteur qui assiste à toutes les réunions de chantier peut juger qu’une demande qui nous paraît légitime dans l’intérêt du projet n’est pas recevable si elle n’est pas représentée clairement au DCE ou au permis de construire. Dans ce cas précis, la situation se débloque lorsqu’une réunion est organisée directement sur site avec le serrurier acier sous-traitant de l’entreprise SICRA. Nous pouvons enfin y parler des outils de l’entreprise, de ses plieuses, des dimensions de châssis qu’elle peut mettre en œuvre, juger des répercussions économiques, parler du matériau. Le serrurier comprend ce que nous voulons, tandis qu’il m’apporte la connaissance du matériau qu’il travaille et de son outil. Au fur et à mesure, pour ce qui concerne les sujets dont nous avons la conformité, nous finissons par traiter directement avec l’entreprise générale et ses sous-traitants, que ce soit par mail ou en réunion. Au final, c’est cette formule qui a le mieux fonctionné sur ce chantier. Cela m’a vraiment posé la question de l’intérêt de l’intermédiaire que représente le maître d’œuvre d’exécution. Cette situation a renforcé une conviction : l’architecte doit se maintenir au plus proche du chantier et des personnes qui font. C’est un positionnement éthique et c’est la cohérence de l’œuvre avec les études qui est en jeu. L’éloignement, l’intermittence et la prolifération des intermédiaires ne peuvent créer qu’indifférence et lassitude, multiplier les situations où le contrôle du projet glisse lentement entre les mains et dissocier le moment de l’exécution comme partie intégrante du projet architectural. 23
Détails, mise en œuvre et textures de brique. Chantier «La parenthèse verte», Lille-Sud 24
Deuxième promenade:
Brique-collage à Lille-Sud. Zac Arras Europe. En me rendant toutes les semaines à vélo sur le chantier de Lille-Sud, je découvre le plaisir de voir s’édifier de semaines en semaines le projet, de voir grimper les étages et constater les effets de la brique sous la lumière changeante des heures de la journée. Quand la grue soulève un linteau béton et le pose sur un mur maçonné, je me remémore les étapes qui ont conduits à fabriquer tel ou tel détail, tel ou tel ouvrage. Durant l’ACT, ma collègue Marie-Hélène me prévenait alors : «on va rigoler sur certains détails !» Architecturalement, la volonté a toujours été d’avoir des façades brique sur l’ensemble des bâtiments. Cela a guidé tous les choix économiques en études afin de garantir la présence de brique sur la quasi intégralité des façades du projet. Esthétiquement, nous étions ensuite à la recherche d’« une élégante rigueur » par l’utilisation de la trame de façade régulière, d’une unité de composition par le matériau brique généralisé mais aussi d’une richesse et d’une diversité des situations architecturales par le biais des volumétrie, des épannelages, des modénatures, des épaisseurs, des motifs, couleurs et textures de façades toujours différentes. Un des aspects qui pose le plus question est que jusqu’à la passation des marchés de travaux et la sélection des entreprises, le mode constructif du projet n’était pas connu. Ce choix a été fait pour laisser l’appel d’offre ouvert à plusieurs fabricants, l’économiste étant incapable de prédire la meilleure équation économique devant un marché du bâtiment instable, tandis que l’allotissement n’était pas figé par la MOA (major ou lots séparés). Par défaut, l’ensemble des détails avait donc été dessiné en voile béton plaqué de brique. La question du calepinage de la brique en tant que système constructif n’a pour ainsi dire pas été pensé en phase étude. La « conscience de la nécessité du réel » n’a alors pas de substance sur le plan architectural tout du moins, le matériau béton étant destiné à recevoir des deux côtés un parement, eux-mêmes considérés comme des matériaux « à tapisser » extraits de leur nature profonde qui est celle du module, autant pour la plaque de plâtre que pour la brique. Nous voyons donc ici que la maîtrise du mode constructif du projet ne dépendait pas entièrement du strict choix de l’architecte. Plusieurs facteurs peuvent aussi expliquer le choix de ne pas prendre en considération la mise en œuvre du matériau brique comme élément fondateur du projet: d’une part l’aspect constructif de l’architecture n’est pas une des premières clé de lecture de l’agence sur du logement, d’autre part dans le laps de temps accordé aux études PRO et DCE vis-à-vis de la taille et de la masse de l’opération, l’agence a choisi de ne pas investir de manière conséquente en terme de résolution de détails en études qui peuvent parfois être totalement remis en question au moment de l’appel d’offre, par l’allotissement des entreprises, leur culture constructive et par la simple modification d’une dimension/référence de brique. C’est d’ailleurs exactement ce qui s’est passé : alors que l’appel d’offre se révélait infructueux et menaçait l’opération, une économie formidable est réalisée lorsque que l’agence propose après concertation avec l’entreprise pressentie de passer l’ensemble du projet en brique perforée porteuse «maxibrique». La question du matériau brique en tant que module de construction qui possède sa propre logique et ses propres tolérances n’est donc devenue une évidence qu’au moment de l’exécution du projet et des premiers prototypes de façades. Ce qui partait donc au départ d’une simple recherche d’économie a pour moi changé la nature du chantier. Au final, le passage en bloc perforée fait totalement sens : la briqueterie BDN qui produit la maxibrique est à seulement 5 km du lieu 25
de mise en œuvre, la quantité de béton est drastiquement réduite au profit d’un matériau local. Le projet est désormais une vraie construction en maçonnerie de petits éléments. Cependant,celui-ci passe forcément au filtre des règles de l’art liées à la brique: le dessin des façades, par exemple ne prends pas forcément en compte que le DTU 20.1 impose une largeur minimale de 80cm pour les trumeaux porteurs en maçonnerie, sans quoi ceux-ci doivent être remplacés par du béton ou justifiés. La trame des baies présente en façade a été dessinée après coup et ajustée en fonction de là où elle tombait vis à vis des logements. Ainsi, certains trumeaux peuvent mesurer 70cm au lieu de 80cm sans qu’il ne soit possible d’en modifier la largeur. Dans le cas d’une entreprise dont la culture est le béton, inutile de dire que le gros-œuvre préfère réaliser tous les trumeaux de moins de 80cm directement en béton sans perdre du temps à justifier des résistances sur chaque portion. La volumétrie de certains plots oblige également à employer du béton pour des retraits ou des biais complexes . Des habillages métalliques en tôle avaient été dessinés au droit de chaque baie, tentant d’imiter un linteau métallique et enrichir la modénature de façade. Cette disposition n’avait plus de réalité au passage en structure brique : aucun corps d’état n’était capable d’apporter une solution satisfaisante de mise en œuvre de cette tôle prise dans la maçonnerie ne serait-ce qu’en terme d’interface entre les lots. C’est donc typiquement le genre de prestation qui n’avait plus de sens et que la maîtrise d’ouvrage s’est empressée de vouloir faire sauter pour supprimer une ligne dans l’économie. La solution a cependant émergé de l’entreprise de gros-œuvre, qui par la connaissance de son mode opératoire a proposé de varianter la tôle par des fers IPE en U collaborants avec des linteaux bétons préfabriqués au sol. Constructivement, c’est désormais bien un linteau porteur « hybride » posé par une grue sur un lit de maçonnerie et assemblé au mortier. Le passage en brique perforée nous a également obligé à repenser les modénatures en retrait qui constituaient les remplissages de la trame principale. Initialement prévus en béton préfabriqué blanc apparent, il s’est révélé impossible et incohérent de mettre en œuvre un tel type d’ouvrage en remplissage d’un mur maçonné. Nous avons alors réfléchi avec l’entreprise au moyen les remplacer. Nous souhaitions à tout prix éviter qu’ils finissent en parpaing de 15cm recouvert d’enduit, la solution la moins chère. Pour rester dans des prix et dans une mise en œuvre crédible, le plus simple était de maintenir les remplissages en briques. Pour conserver un retrait visible par rapport au mur de 22cm, nous avons donc fait couper la brique au minimum normatif et réglementaire qui ne pouvait pas être plus de 15cm. En voyant une brique coupée, Marie-Hélène a proposé de mettre en œuvre le bloc non pas côté belle face, mais retournée côté coupé. Après un test sur 1m² du prototype de façade, c’est donc cette solution qui a été retenue et défendue devant l’aménageur et la mairie. Avec le même matériau et un procédé très simple car les briques ont pu être directement coupées en usine, nous obtenions ainsi une nouvelle esthétique de façade cannelée et révélions la réalité de la brique perforée. Aujourd’hui ces ouvrages rencontrent un franc succès chez le fabricant et fait la fierté des maçons, crée une richesse de texture sous la lumière. Nous ne regrettons à aucun moment notre choix. Cette expérience m’aura appris trois leçons: Premièrement, même si le passage d’un mode constructif à l’autre s’est réglé de manière heureuse sur ce chantier, le fait de ne pas réellement penser l’exécution durant la conception a tout de même engendré de nombreux détails compliqués, des surcoûts pour l’entreprise, du temps de reprise des plans et des détails de notre côté, des découpes et calepinages d’angles parfois hasardeux. Deuxièmement, la confrontation à l’exécution nous a amené à penser différemment le projet sur le chantier, à l’enrichir en bonne intelligence avec les contraintes et les propositions de l’entreprise, pour créer une œuvre non plus individuelle mais collective. Troisièmement, le lien inévitable qui existe entre bilan économique, type et cultre d’entreprise et système et détails constructifs. 26
Aire de stockage et de préfabrication. Chantier «La parenthèse verte», Lille-Sud 27
Extraits capturés sur une vidéo de communication réalisée par l’entreprise titulaire du lot GO sur le chantier de LilleSud, «La Parenthèse verte». La réalité de l’architecture, c’est aussi ça: 200 logements, 10 000m3 de béton et 730 tonnes d’acier, 10 000m² de maçonnerie soit 50 000 à 70 000 briques de terre cuite ou parpaing. La vidéo met en valeur des scènes de chantier et le savoir-faire de l’entreprise à travers des quantités de matériaux. Faudrait-il se féliciter d’avoir mis en œuvre autant de matière, ou plutôt mettre en valeur des situations où la matière s’est économisée, car le BE a pu réduire des dimensionnement de structure? A la fin de la vidéo, notons qu’il est stipulé que l’agence d’architecte Béal&Blanckaert a «imaginé» le projet pour le promoteur. L’architecte reste un artiste et la force de la conception collective autour du projet, y compris celle de l’entreprise, disparaît.
28
L’architecte à l’assaut du réel. Haut de page: Aire de stockage et de préfabrication Chantier «La parenthèse verte», Lille-Sud
L’enrichissement réciproque entre conception et exécution. Je défends la vision selon laquelle il existe un enrichissement réciproque entre la conception et l’exécution, que l’une et l’autre ne démarrent pas ou ne se s’arrêtent pas au moment de l’appel d’offre, et que séparer ces deux phases renforce une forme d’abstraction que je souhaite combattre dans la pratique du métier. Je n’envisage pas une pratique qui ne soit pas confrontée à la réalité matérielle de l’édification, à la réalité du chantier et du balai incessant formé par les allers-retours des camions d’approvisionnement de matériaux en tout genre, des bennes à ordures, de la place inouïe que demande le stockage de ces dits matériaux, de l’odeur, de la poussière et de la fumée provoquée par une brique découpée, aux savoirs de tous les intervenants et aux contraintes des modes de production. Ce sont ces réalités qui permettent de saisir véritablement la dimension holistique de la mission de l’architecte, notamment concernant les défis environnementaux contemporains. L’éloignement du chantier entraîne l’indifférence et la méconnaissance vis-à-vis de la réalité matérielle de l’architecture, de son exécution et donc de sa maîtrise, de la complexité de son système de production.
29
Le suivi de chantier, la mission DET, conditions nécessaire à la compréhension des enjeux du réel. J’ai commencé le chantier de Lille-Sud après avoir terminé celui de Gif-sur-Yvette et cela m’a permis de me rendre compte de la différence fondamentale entre les deux cas. Le projet se construit à seulement 10 minutes en vélo de l’agence, ce qui nous permet d’aller et venir autant de fois que nécessaire, d’habiter le chantier. Qui plus est, nous opérons depuis deux ans en l’absence du bureau d’étude généraliste qui a conçu le projet avec nous. D’un côté, nous sommes confrontés à nos lacunes dans les domaines techniques du bâtiment et disposons d’un interlocuteur de moins avec qui dialoguer et affronter les imprévus. De l’autre côté, cette absence supprime aussi un intermédiaire sur lequel nous aurions pu nous reposer afin d’assurer la synthèse de certains lots entre eux. Nous devons alors nous appuyer sur les contraintes des entreprises, dans un dialogue permanent qui impose ou qui compose selon les cas. Je ne peux plus dessiner un mur en brique porteur sans avoir en tête son calepinage, car je peux voir toutes les semaines les maçons à l’œuvre sur le chantier et constater tous les problèmes qu’ils rencontrent, toutes les découpes et tous les déchets générés si le projet n’est pas pensé par le matériau. « Votre brique là, c’est de l’horlogerie ! » me répète souvent le conducteur de travaux Gonzague, car la question de la brique en tant que module de construction et matière fragile à couper n’avait pas été pensé en conception. J’apprends également qu’une conception qui paraissait réglée en études peut être remise en question par toute une série d’évènements humains, contextuels ou conjoncturels. La pratique du chantier nous rappelle ainsi au quotidien que nous traitons des problèmes qui ne peuvent pas être résolus à l’avance sur des dessins techniques, et qu’il faut pour cela y maintenir une présence continue.
Le chantier est le lieu de l’action. Le chantier est une temporalité du projet où l’imprévu, les relations humaines et les « assauts du réels » deviennent des données quotidiennes pour l’architecte. Je me souviens d’une phrase d’Antoine sur le chantier de Gif lorsque celui-ci dessinait « en direct » pour les conducteurs de travaux les indications à suivre pour rattraper les problèmes d’aplomb sur les trumeaux béton : « Sur chantier, les gens veulent que les décisions soient prises rapidement ! Il faut être capable de réagir vite.» Cette remarque, qui était un petit conseil destiné à un jeune architecte sans expérience, est au final révélatrice : le chantier est le moment de l’action. Une pensée qui sépare la conception de l’exécution pourrait consister à assumer le moment de l’action comme celui du choix simplifiant ou du choix par défaut. « Il fallait bien trancher » ; « il fallait bien avancer » ; « nous avons l’habitude de faire comme ça » sont autant de phrases qu’il n’est pas rare d’entendre lors de visites de chantier. Ces décisions vont rarement dans le sens de l’amélioration du projet. Edgar Morin invite au contraire à intégrer la pensée du complexe dans l’apparent déterminisme du moment de l’action : « On a parfois l’impression que l’action simplifie, car, dans une alternative, on décide, on tranche {…] Certes, l’action est une décision, un choix, mais c’est aussi un pari. Or dans la notion de pari, il y’a la conscience du risque et de l’incertitude11.» Ainsi, se préparer à l’inattendu, ne pas s’enfermer dans « la croyance que ce qui
11. MORIN, Edgar, Introduction à la pensée complexe, Edition du Seuil, Paris, 2005, p.10. 30
se passe maintenant va continuer indéfiniment12» peut être un moyen d’enrichir la conception et de modifier la perception du projet au cours du chantier. Rien n’est plus vrai lorsqu’il s’agit de mise en œuvre de matière : un voile banché apparent peut être réalisé de manière impeccable une semaine si toutes les conditions sont réunies pour : météo, dosage et qualité du béton, main d’œuvre attentive, dispositions de mise en œuvre, ou être totalement raté une autre semaine si ces mêmes conditions ne sont plus réunies. Il est certes possible de réduire ou d’anticiper autant qu’il se peut cette part de ce que l’architecte ne « maîtrise pas » au cours de l’édification : c’est d’ailleurs ce qui intéresse souvent les maîtrises d’ouvrage, qui ont à juste titre peur de l’imprévu, de la perte de la maîtrise du réel, des dérives et des coûts qui sont liés. Dans la pratique du chantier à l’agence, il n’est pas rare que des ouvrages décrits dans les pièces du marché soient totalement relativisés en chantier par leur simple confrontation à la réalité. Ainsi, des petits ouvrages qui n’avaient pas été vraiment dessinés, une couleur ou une texture de matériau qui avait été pensé d’une manière en étude sont souvent laissée à l’appréciation du chantier. Certains ouvrages sont quant à eux tout bonnement redessinés en partie ou entièrement lors de la phase VISA, si l’entreprise n’a pas les moyens de proposer une exécution à la hauteur des attentes ou si l’occasion se présente de repenser un élément qui n’avait pas été décrit ou dessiné «par défaut».
Nettoyage d’une banche par temps de pluie.
La préfabrication, à ce titre, permet d’anticiper un grand nombre de sujets en amont du chantier, oblige à adopter une vision synthétique et en trois dimensions dès le démarrage des études, garanti une forme d’homogénéité dans la qualité des ouvrages. Cette rationnalisation, qui est le propre de la logique industrielle, peut être bénéfique dans le cadre d’une pensée synthétique dans la conception, mais beaucoup moins lorsqu’elle se transforme en procédé dégradant la qualité de l’intelligence collective placée dans le projet, de la lourdeur bureaucratique excessive et la standardisation liée à la normalisation et la certifications des produits jusqu’à la répétivité aliénante des tâches d’un ouvrier.
Sur le chantier de Lille-Sud, par exemple, nous avions décrit au CCTP un séparatif de terrasse avec vitrage stadip dépoli. C’est un détail qui n’avait pas été dessiné lors des études, faute de temps, et dont le descriptif a surement du être copié-collé par notre BET généraliste au lot serrurerie. Le pare-vue a donc été chiffré suivant ce descriptif par l’entreprise. Lorsque le premier dessin d’exécution du serrurier arrive, nous nous apercevons de la pauvreté architecturale que celui-ci va créer vu depuis la rue. Nous demandons ainsi à l’entreprise de modifier totalement sa prestation et de fabriquer à la place un pare-vue métallique découpé sur-mesure en tôle métallique colorée, ce qui correspond par ailleurs davantage à son savoir-faire. Le serrurier nous informe que cette demande engendre une plus-value et pourrait nous rétorquer que ce n’est pas ce qui est décrit et qu’il ne changera pas son dessin. Pour faire la balance et obtenir cette prestation, je cherche une prestation peu visible du même ordre de prix qui peut être légèrement réduite sans mettre en péril la qualité du projet. La balance est ainsi faite: le serrurier doit cependant prendre le temps de redessiner le détail, il me rends un service. A l’inverse, au cours d’une autre réunion, l’électricien nous informe qu’il s’est trompé de commande sur une autre opération et qu’il a une centaine de portes de tableau divisionnaire sur les bras dont le promoteur ne veut pas. Celui-ci nous demande s’il peut les mettre en œuvre sur cette opération. Théoriquement, j’aurais pu lui dire que ce ne sont pas les portes que j’avais prévu et que nous n’en voulons pas, qu’il faudra en recommander. Il le fera. Cependant, en acceptant sa proposition, je lui rends un service, j’épargne peut être la fabrication d’une centaine de portes inutiles et je sais qu’il me rendra ce service à un autre moment du chantier. Véronique Biau parle de ce processus de «donnant donnant» qui opère régulièrement sur les projets et fait parti intégrante de la culture du chantier: «Ce mode de fonctionnement laisse une part importante au jugement individuel et subjectif quant à ce qui est acceptable ou non dans l’interprétation des règles de l’art, des normes de construction et des qualités et performances de l’objet bâti13.» Il s’agit bien entendu de faire la part des choses entre des prestation fondamen-
12. Ibid 13. BIAU, Véronique, Les architectes au défi de la ville néolibérale, Editions parenthèses, Paris, 2020, p.129. 31
tales et inaliénables du marché et celles qui peuvent être sujettes à modifications selon l’évolution du chantier et la relation avec les entreprises. Ainsi, de l’exécution peut naître une nouvelle vision du projet, qui acquiert sa propre existence autonome au fur et à mesure de son édification. Cette posture peut cependant poser question quant à notre rapport au chantier car elle est liée à la mauvaise description de base des ouvrages qui seront mise en œuvre. Elle participe ainsi à la vision de l’architecte précédemment décrite qui conçoit deux fois, ralenti la machine, fatigue les intervenants et change constamment d’avis au cours du chantier.
Côte relevée sur site
810 -Scellement chimique -Ensemble Galvanisé -RAL Blanc 9010 finition satinée
fixation mur goujons M10
rattrapage du hors niveau du mur eventuel Garde-corps
200
60
Niveau le plus haut 220
1800
verre 44 2 STADIP opale blanc
150
Dans l’action, où positionner le curseur entre « faire avec », c’est-à-dire respecter les conditions du réel, aussi triviales soient elles, quitte à accepter de faire évoluer le projet, et « plier le réel à sa volonté », c’est-à-dire tenir jusqu’au bout le dessin théorique et demander des intervenants qu’ils adaptent leur pratique ? Accumuler l’expérience de la confrontation au chantier, aux entreprises et aux matériaux peut-être un moyen de situer au mieux l’emplacement de ce curseur.
LA PARENTHESE VERTE LILLE
TITRE :
Séparatif terrasse dalle sur plot GDC C R+1 Bât E
650 Plan de référence
pare close
-
indice
Date
A
21-01-2021
Statut
Dessiné par:
Observations
Vérifié par:
J.Di Vincenzo
Diffusion
B
15-03-2021
Diminution hauteur réhausse
C
30-03-2021
Modification hauteur réhausse
J.Di Vincenzo J.Di Vincenzo
D E F G H I J
BATIFER
N° PLAN :
A210121
40 C Boulevard Vaillant Couturier 59165 AUBERCHICOURT Tel. 03-27-91-13-60
Fax. 03-27-92-58-95
C
A2 FORMAT
Nat. DOC
EMETTEUR
LOT
NIVEAU
ZONE
N° DOC
INDICE
PAGE
ECHELLE
685 Tube 50x30
Les bienfaits de l’expérience du réel : A
Garde-corps
Niveau le plus haut 220
10 tôle ép.5
B
B
810 tôle ép.10
A-A 685
vis mécanique / entretoise si besoin
LA PARENTHESE VERTE LILLE
Vis M8 / insert
5
«La tradition, ainsi entendue comme ensemble de savoirs affinés au fil des siècles, ne procéde donc pas d’un culte du passé pour lui-même, mais plutôt de la conscience du temps qui s’est écoulé et qui a permis de tirer certains enseignements des différentes méthodes, probantes ou défaillantes, mises en œuvre par les prédécesseurs14.»
A
2020
Dans La vie solide, la charpente pour éthique du faire, Arthur Lochmann évoque la sensation d’apprendre de chaque chantier grâce aux gestes et aux savoirs transmis par ses collègues charpentiers, gestes et savoirs eux même issus d’une longue tradition de la charpente acquise par l’ensemble de la profession :
-Ensemble Galvanisé -RAL Blanc 9010 finition satinée
TITRE :
Séparatif terrasse dalle sur plot GDC C R+1 Bât E
B-B 690
vis mécanique / entretoise si besoin
Plan de référence
Boulonnage M10
-
indice
Date
Statut
A
21-01-2021
Dessiné par:
Observations
15-03-2021 30-03-2021
Modification hauteur réhausse
J.Di Vincenzo
D
14-04-2021
Modification du séparatif (verre --> tôle, fixation etc...)
J.Di Vincenzo
J.Di Vincenzo
Diminution hauteur réhausse
F H I J
BATIFER
40 C Boulevard Vaillant Couturier 59165 AUBERCHICOURT Tel. 03-27-91-13-60
Fax. 03-27-92-58-95
D
A2 FORMAT
Celui-ci apprends aussi directement au contact des charpentes existantes qu’il est amené à rénover : « chaque toit est une sorte de laboratoire grandeur réelle : on peut s’instruire des erreurs et des réussites de tous les siècles et décennies passées15.»
Vérifié par:
J.Di Vincenzo
Diffusion
B C E G
N° PLAN :
A210121
Nat. DOC
EMETTEUR
LOT
NIVEAU
ZONE
N° DOC
INDICE
PAGE
ECHELLE
-Ensemble Galvanisé -RAL 3009
A
A
660
Niveau le plus haut 220
1810
Garde-corps
tôle ép.5
B
B
140
80 810 tôle ép.10
A-A 685
vis mécanique / entretoise si besoin
LA PARENTHESE VERTE LILLE
Vis M8 / insert
Boulonnage
TITRE :
Séparatif terrasse dalle sur plot GDC C R+1 Bât E
B-B 690
vis mécanique / entretoise si besoin
Plan de référence
Boulonnage
-
indice
Date
A
21-01-2021
Statut
B
15-03-2021
C
Dessiné par:
Observations
Vérifié par:
J.Di Vincenzo
Diffusion
J.Di Vincenzo
Diminution hauteur réhausse
J.Di Vincenzo
30-03-2021
Modification hauteur réhausse
D
14-04-2021
Modification du séparatif (verre --> tôle, fixation etc...)
E
04-05-2021
Modification du séparatif (tôle / fixation etc...)
J.Di Vincenzo J.Di Vincenzo
F G H I J
BATIFER
N° PLAN :
A210121
40 C Boulevard Vaillant Couturier 59165 AUBERCHICOURT Tel. 03-27-91-13-60
Fax. 03-27-92-58-95
E
A2 FORMAT
Nat. DOC
EMETTEUR
LOT
NIVEAU
ZONE
N° DOC
INDICE
PAGE
ECHELLE
M6
Plat 40x4
A
Certes, ce n’est sûrement pas moi en tant que jeune architecte qui apprendra quelque chose sur les règles de l’art de la construction béton à un chef de chantier de chez SICRA ou bien à un maçon de chez GCC. En vivant le chantier, je tâche au contraire de poser le plus de question possible aux entreprises, afin de concevoir plus tard au regard de ce que j’apprends chaque semaine sur place.
-Ensemble Galvanisé -RAL 3009
A
660
tôle ép.5
B
80
B
810
Niveau le plus haut 220
1890
Garde-corps
140
Même si l’architecte n’a pas pour ambition de développer le savoir du geste de celui qui exécute à proprement parler, être au contact des entreprises et de la matière plusieurs fois par semaine et servir d’interlocuteur direct pour tous les sujets relatifs au chantier est un moyen d’être constamment irrigué par les faits qui s’y déroulent et l’expérience des intervenants, de les garder en mémoire, de les remobiliser dans la conception et l’exécution de futurs projet. Cela permet également de cultiver son esprit critique vis-à-vis des revendications et des méthodes de chacune des entreprises, vis-à-vis des possibilités de la matière et de ses moyens de mise en œuvre. Qu’est ce qui a marché sur le chantier, qu’est ce qui n’a pas marché ? Avec quelle entreprise, et pourquoi ? Pourquoi cette mise en œuvre DTU est-elle effectivement efficace ? Quel matériau se révèle fragile et ne permet pas de faire un détail aussi précis que ce qui était dessiné ? Pourquoi telle entreprise ne souhaite pas faire telle ou telle tâche ? Est-ce vraiment irréalisable ?
tôle ép.10
14. LOCHMANN, Arthur, La vie solide. La charpente comme éthique du faire, Editions Payot & Rivages, Paris, 2019, p.122
vis mécanique / entretoise si besoin
A-A 685
LA PARENTHESE VERTE LILLE
Vis M8 / insert
Boulonnage vis mécanique / entretoise si besoin
B-B 690
TITRE :
Séparatif terrasse dalle sur plot GDC C R+1 Bât E Plan de référence Date
A
21-01-2021
B C
Boulonnage
-
indice
Statut
15-03-2021 30-03-2021
Dessiné par:
Observations
Vérifié par:
J.Di Vincenzo
Diffusion
J.Di Vincenzo
Diminution hauteur réhausse
J.Di Vincenzo
Modification hauteur réhausse
D
14-04-2021
E
04-05-2021
Modification du séparatif (tôle / fixation etc...)
J.Di Vincenzo
F
13-07-2021
Ajout croix en plat 40x4 / coupe en biais
J.Di Vincenzo
J.Di Vincenzo
Modification du séparatif (verre --> tôle, fixation etc...)
G H I J
15. Ibid 32
N° PLAN :
A210121
BATIFER
40 C Boulevard Vaillant Couturier 59165 AUBERCHICOURT Tel. 03-27-91-13-60
Fax. 03-27-92-58-95
F
A2 FORMAT
Nat. DOC
EMETTEUR
LOT
NIVEAU
ZONE
N° DOC
INDICE
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ECHELLE
Page de gauche: détails de séparatif métallique pour le projet «La parenthèse verte». Pour cette petite entreprise, fournir un carnet de détail d’exécution d’une vingtaine de page qui devra être repris plusieurs fois est un investissement très lourd qui provoque régulièrement des tensions et du retard : « nous avons passé du temps en étude, vous nous redemandez encore des modifications ! » Ce genre de phrase présente le décalage qui peut exister entre notre position, qui voudrait pouvoir continuer à concevoir et modifier les ouvrages jusqu’au moment fatidique de la fabrication, et celle de l’entreprise, qui voudrait bien se garder de reprendre indéfiniment ses détails.
«L’intuition se travaille. Et dans cette élaboration, qui s’appelle l’expérience, la répétition des opérations joue un rôle décisif en permettant d’établir des liens cumulatifs entre les situations vécues et les solutions retenues. L’expérience consiste ainsi en un processus d’appropriation du vécu.»
De chantier en chantier, et tout au long de la vie, cette expérience accumulée constitue ainsi un bagage cognitif essentiel pour développer et faire valoir une réelle compétence d’architecte maître de l’œuvre, acquérir une pensée globale de l’acte d’édifier et être capable d’en maîtriser l’exécution. Des petits sujets, comme le fait de savoir comment est incorporé une prise électrique dans une cloison ou une boîte à eau dans une dalle, jusqu’aux règles de mise en œuvre des matériaux, se comptent par centaine et s’apprennent au cours d’une vie entière de chantier. C’est l’ensemble de ces connaissances acquises sur site qui permettent ensuite de maîtriser les descriptifs d’un CCTP ou les limites de prestation entre les lots, sans avoir besoin de forcément les sous-traiter à un bureau d’étude ou d’en faire un copié-collé. De la même manière, continuer à cultiver sa connaissance des matériaux non-conventionnels et de leur mises en œuvre, comme les matériaux bio-sourcés, est un moyen de faire valoir auprès des maîtrises d’ouvrage une connaissance de l’économie et du suivi de chantier qui leur sont liés, maîtriser de quoi l’on parle et donc s’assurer la souveraineté de la mission complète. A ce titre, dans notre pratique d’agence, nous commençons à organiser des présentations des formations suivis par les différents architectes. Ces moments d’échange conviviaux permettent de prendre connaissance des savoirs appris par chacun et de définir des «référents» par sujets que nous pourrons remobiliser sur d’autres projets. Si nous le faisons pour les formations, nous ne partageons cependant pas assez le matériel cognitif acquis pendant les chantiers. Chaque chantier est un recommencement et nous nous reposons souvent les mêmes questions. Une transmission plus formelle et plus assidue de l’expérience accumulée sur les chantiers au fil des projets pourrait être un moyen de développer une forme de « tradition » au sens entendu par Arthur Lochmann. Ces moments d’échange permettraient d’accumuler un savoir et des compétences, de fabriquer une véritable culture de chantier, qui n’est souvent pas la même que la culture d’une agence d’architecture, sans avoir la sensation de devoir tout reprendre à zéro pour chaque projet et risquer de subir les mêmes écueils. Le temps accordé à cet apprentissage collectif serait considéré comme un temps productif et convivial, être partagé avec maîtrises d’ouvrage, bureaux d’études et entreprises, à l’agence ou directement pendant des visites de chantier. Nous pourrions ainsi penser que la finalité de l’enrichissement entre conception et exécution est d’aboutir à une connaissance qui serait exclusivement liée au savoir technique. Il est vrai que sur le chantier, la notion d’ingénierie et sa maîtrise à une place importante dans l’aboutissement de l’œuvre. Jacques Ellul, dans son essai «La technique ou l’enjeu du siècle», rappelle cependant que la Technique, dans sa forme contemporaine de recherche d’efficience maximale, élude souvent un point: «Même dans les activités que nous considérons comme techniques, ce n’est pas toujours cet aspect qui domine dans une collectivité au travail ou en guerre. Le but économique, l’effort technique deviennent secondaires par rapport au plaisir d’être ensemble [...] L’activité de relation, le rapport humain dominent de très loin le schéma technique et le devoir de travail qui sont secondaires et mouvants16.»
LOCHMANN, Arthur, La vie solide. La charpente comme éthique du faire, Editions Payot & Rivages, Paris, 2019. 16. ELLUL, Jacques, La technique ou l’enjeu du siècle, Editions economica, 1954, p.61 33
La relation aux intervenants, le plaisir de faire ensemble. Activer les vases communicants en amont du chantier. Investir les possibilités offertes par le marché privé. Dans un article paru en 2018 sur le site Chroniques d’Architectures, la journaliste Amélie Lucain s’interroge avec l’architecte Patrick Rubain sur les marges de négociations permises avec les entreprises entre marché privé et marché public : « La relation maître d’œuvre – entreprise est soumise au code des marchés publics et à la réglementation de la loi MOP. Trente ans plus tard, elle est restée peu ou prou la même, ce qui implique que les procédures de mises en concurrence soient formalisées, selon diverses contraintes. « En marché public, tu ne peux pas rencontrer l’entreprise en amont de l’appel d’offres, ce qui est presque infantilisant», indique Patrick Rubin. [...] Techniquement, les marchés publics nécessitent de préparer des descriptifs en relation avec les plans et détails. L’entreprise, si elle remporte l’appel d’offres, est ensuite prisonnière du descriptif et du prix forfaitaire qu’elle a dû donner à un article très précis17.» Lors de mon arrivée sur le projet de Lille-Sud, notre mission ACT était déjà bien entamée. J’ai ainsi pu prendre part aux réunions de négociation, qui conviaient alors la maîtrise d’ouvrage, le BET généraliste et les différentes entreprises qui avaient remis une offre autour de la table pour discuter du dossier marché. Lors des premières réunions auxquelles j’assiste, je suis pour ainsi dire totalement non-sachant en matière de construction. Je découvre quasiment les principe d’étanchéité du bâtiment, de DTU, les détails de menuiseries et l’interface entre les corps d’état. Si l’objectif pour la maîtrise d’ouvrage est clair, optimiser au maximum les différentes prestations pour réduire la facture finale, ces réunions sont l’occasion pour nous et le BET de mettre à l’épreuve des entreprises les détails pensés en étude quelques mois plus tôt. Il serait alors plus juste de parler de réunions de « mise au point ». Pour la première fois dans l’historique du projet, le savoir rencontre le faire. Réunis autour de la table, le dossier marché qui était jusqu’alors un objet sous cloche, étudié par la maîtrise d’œuvre et la maîtrise d’ouvrage, devient un véritable instrument de dialogue. Munis des crayons, les détails se transforment en supports de réflexion : les questions de tolérances, de modes opératoires propres aux cultures d’entreprises, d’organisation de chantier, de mise en œuvre se chevauchent sur la base de simples coupes au 20ème. Le dossier marché se mût, devient mouvant, les détails du carnet et les DPGF des entreprises se remettant à jour au fur et à mesure des allers retours réalisés pendant les réunions de négociation. Multiplier tout au long du processus de conception ce type d’échange collectif (qui a tendance à arriver finalement assez tard dans l’élaboration du projet), permettrait de gagner un temps précieux en anticipant mieux les contraintes et les moyens des intervenants et en les confrontant aux desseins de la maîtrise d’œuvre. Je me rends aussi compte de l’importance de notre rôle au niveau des «jointures» entre les corps d’état, rôle qui est de notre responsabilité dans le cas d’un allotis-
17. LUQUAIN, Amélie, (2018, 30 Octobre), Marchés publics vs marchés privés, quelles marges de négociation ?, https://chroniques-architecture.com/marches-publics-vs-marches-prives/. 34
«La mort de l’architecture, c’est le maître d’œuvre qui livre ses plans exécutés par des manœuvres, par des gens qui ne pensent plus; c’est fini. Le chantier, c’est le moyen de faire penser tout le monde ensemble, c’est le moyen de faire participer tout le monde à la valeur du bâtiment.» POUILLON, Fernand, Mon ambition, Editions du Linteau, 2011.
Séance de «workshop» collectif autour d’une maquette.
sement en corps d’état séparés, alors qu’il est de la responsabilité de l’entreprise générale dans le cas d’un allotissement en lot unique.
L’allotissement, préserver la souveraineté des entreprises et de l’architecte sur chantier. La passation des marchés de travaux est un moment du projet que l’on pourrait croire anodin: la maîtrise d’ouvrage choisi son mode de dévolution en fonction de critères qui lui sont propres, d’ordre économique, stratégique, distanciel, mais extérieurs à notre jugement. Ce serait nier qu’au moment de la passation des marchés de travaux, le chantier a en vérité déjà commencé. Il est à ce titre nécéssaire de se réemparer de ce moment du projet et défendre une conception du chantier plus horizontale, où chacun des intervenants conserve sa souveraineté. Le sociologue Olivier Chadoin analyse le phénomène d’abandon du chantier par l’architecte et l’associe notamment à un mode de dévolution des marchés spécifique : « Aussi, le recours à la méthode de « l’entreprise générale » s’est-il généralisé, imposant avec lui une coordination de chantier réalisée par l’entreprise d’exécution. C’est sur la base de ce constat que Guy Tapie oppose deux figures de l’architecte correspondant à deux modes d’organisation des entreprises de conception : la méthode de l’entreprise générale qui engendre, dit-il, « une coordination simplifiée » mais « un architecte soumis » ; la méthode des lots séparés qui, poursuit-il, « complexifie la coordination » mais laisse l’architecte en position de « garant » du processus de production18.» Nous voyons donc que le mode de dévolution induit directement une forme d’organisation du travail de l’architecte, dont la mission est considérablement rétrécie dans le cas d’un marché en lot unique. Faudrait-il avoir peur de la complexité? Les deux chantiers de Gif-sur-Yvette et de Lille-Sud, dont le premier marché est passé en entreprise générale et le second alloti en 15 lots différents, me permettent de cerner les différences entre les deux systèmes. Défendre l’allotissement en tant qu’architecte, c’est : •
Privilégier un réseau d’entreprises ancrées dans tissu local et leur permettre de conserver leur savoir-faire. J’ai fait ce constat flagrant sur le chantier de Rexel, où l’entreprise dont le siège est situé le plus loin du chantier est à seulement 60km de Lille. L’architecte doit, au cours de sa mission ACT, exercer pleinement son devoir de conseil dans le choix de entreprises, tisser un réseau d’entreprises qu’il connaît et dont les compétences sont reconnues. Dans le cas d’une entreprise générale, la répartition des sous-traitants est réalisée au bon vouloir de l’entreprise. Les sous-traitants sont la plupart du temps invisibles pour la maîtrise d’œuvre et la maîtrise d’ouvrage, les occasions de développer des relations de travail basées sur l’échange sont faibles.
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Prendre conscience du tout et travailler plus horizontalement. Sur le chantier de Lille-Sud, du fait de l’organisation en lots séparés, les réunions hebdomadaires réunissent tous les conducteurs de travaux des différents lots et quasiment tous les sujets sont portés à connaissance de chacun. La diversité des entreprises, de leurs moyens matériels et humains permettent de saisir les différentes cultures d’entreprises, leurs atouts et leurs limites. A Gif-surYvette, ne sont conviés aux réunions de chantiers que les conducteurs principaux de l’entreprise mandataire, et rarement les sous-traitant. La hiérarchie
18. CHADOIN, Olivier, Etre architecte: Les Vertus de l’Indétermination. De la sociologie d’une profession à la sociologie du travail professionnels, Presses universitaires de Limoges ,Limoges, 2013, p.256. 35
verticale est ainsi ancrée tout au long du chantier. •
Préserver la souveraineté des entreprises: les entreprises qui ont contracté leur propre lot n’ont pas de compte à rendre vis-à-vis d’un mandataire qui lui applique ses propres logiques de fonctionnement et de profit. Celles-ci dialoguent en direct avec maîtrise d’ouvrage et maîtrise d’œuvre, sont capables de conserver un carnet de commande et une autonomie qui ne sont pas exclusivement liés au bon vouloir d’une entreprise générale.
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Equilibrer les rapports de pouvoir: dans la veine du point précédent, comment des PME, y compris les entreprises d’architecture, peuvent rivaliser avec des entreprises générales de centaines de collaborateurs qui disposent des moyens techniques, juridiques, financiers et humains pour être en mesure de répondre à des projets complexes et les diriger selon leur bon vouloir?
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Payer aux entreprises le temps et la matière réellement travaillés, et non par les frais généraux et la marge d’un organisme de taille importante.
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Conserver une mission de coordination et de synthèse, indispensable pour garantir la qualité et la cohérence de l’architecture, la pensée globale du projet. Bernard Marrey parle ainsi du basculement des prérogatives de l’architecte vers l’entreprise générale, qui ne se prive pas de facturer généreusement les frais de gestion et de coordination liés au suivi de chantier. Il doit en être de même pour l’architecte: la coordination demande un investissement en temps non négligeable, et cet investissement est bien souvent passé à la trappe lors de la rédaction des contrats, comme si cela était naturel:
En 2013, dans «Architecte, du maître de l’œuvre au disagneur», Bernard Marrey énonçait déjà la réalité de la sous-traitance des entreprises générales: « Pour fixer les idées, en 2004, les quatres « majors » Vinci, Bouygues, Eiffage et Spie-Batignolles dominaient 294 000 sous-traitants.»
«Une fois la répartion faite, son rôle consiste à bien ajuster les lots entre les différentes entreprises sous-traitantes ainsi que le calendrier des tâches de façoon qu’il n’y ait pas de «trous» dans la châine des travaux. [...] A ce travail, coordination, qui était il n’y a pas si longtemps celui de l’architecte - et qui l’est encore dans beaucoup de chantiers de moindre importance- s’ajoute la garantie de bonne fin que seules, les grosses entreprises ont les moyens financiers d’assurer19.» Sur ce dernier point, il ne s’agirait donc pas d’être naif et de privilégier uniquement le découpage du chantier en de nombreux très petits lots avec des PME ou des entreprises artisanales dans une vision romantique du secteur de la construction. Le découpage excessif produit dans bien des cas de nombreux problèmes en chantier: organisation, planning, levée de réserves infernales. Une pratique qui pose également question dans le cas de l’allotissement d’un chantier en de nombreux lots est la méthode qui cherche à tirer les prix au plus bas en exarcebant les logiques de concurrence et en privilégiant consciemment des entreprises qui répondent à des montants anormalement bas pour s’assurer le marché. Elles peuvent y trouver divers avantages: ajouter une référence importante à leur actif, accéder à d’autres commandes avec la même maîtrise d’ouvrage par la suite, mais souvent au sacrifice des délais, de la qualité accordée à la réalisation des prestations, de l’implication. Dans le cas d’un chantier de 200 logements, il est donc naturel de vouloir selectionner des entreprises qui ont la force de frappe nécéssaire pour tenir l’opération. Ce sont d’ailleurs celles-ci qui prennent généralement la peine de répondre à ces montants de marché. Il y’a cependant des entre-deux possibles entre le marché unique en entreprise générale et l’allotissement exagéré, comme le groupement d’entreprises, l’allotissement par grands ensembles constructifs plutôt que par lots déconnectés.
19. MARREY, Bernard, Architecte, du maître de l’œuvre au disagneur, Editions du Linteau, Paris, 2013, p.136. 36
Le parallèle avec le dumping des honoraires d’architectes lors des négociations de concours est assez vite réalisé.
Troisième promenade:
Bio sous-sol à Vitry-sur-Seine ZAC des Ardoines
Retournons le temps d’une anecdote dans la ZAC d’Ardoines, à Vitry-sur-Seine, où j’avais déposé le PC d’un projet de logements au début de mon contrat. Dans le cadre du règlement de ZAC, le projet de 88 logements vise l’obtention du label bâtiment biosourcé de niveau 1 délivré par l’organisme de certification QUALITEL. Le mode de calcul est simple : un tableau répertorie la nature et la pondération en kg/m² d’un ensemble de produits biosourcés potentiellement utilisés dans le projet, des aménagements extérieurs en passant par le gros œuvre, de l’isolation aux menuiseries extérieures, des mains courantes jusqu’au plinthes et au parquet. Ainsi, un parquet en bois massif représentera 10kg de matière biosourcée par m² à l’échelle du projet tandis qu’un pan d’ossature bois porteur représentera 15kg/m². En multipliant le métré des produits utilisé par leur pondération et en divisant le total du poids obtenu par la SDP, le résultat est censé atteindre 18kg/m² de SDP. Il est ainsi tout à fait envisageable d’obtenir le sésame en mettant en œuvre des huisseries et portes bois, du parquet et des plinthes en bois ainsi qu’un bardage bois, tout en construisant l’ensemble du projet en béton et en l’isolant avec de la laine de verre. A l’époque où nous avons déposé le PC du projet, la première étude de sol G1 réalisée par le BET géotechnique annonçait la présence de nappes phréatiques dans le sous-sol d’une grande partie de la ZAC. L’étude préconisait alors un rabattement de nappe sur notre lot afin de maintenir la zone du chantier hors d’eau durant la réalisation des deux niveaux de parking sous-terrain en voile par passe. Après un arrêt de deux ans, le projet-- reprend et une nouvelle étude de sol plus poussée est réalisée sur le lot : la nappe phréatique est en réalité plus haute que ce que la première étude G1 avait annoncé. Le BET préconise alors la réalisation du parking en paroi étanche injectée sans quoi la nappe ne pourrait être rabattu compte tenu des débits trop importants à pomper. Faisons l’exercice du calcul de la quantité de béton et d’acier nécessaire à sa réalisation de manière rapide : La parcelle est un trapèze d’environ 80m par 55m de côté. Le sous-sol de 150 places et 4600m² de SDP est construit sur deux niveaux et sur la totalité de l’emprise. J’ai pris le temps de calculer rapidement les quantités de matières théoriques qui seront mises en œuvre pour réaliser la structure du sous-sol. •
Paroi moulée constituée de panneaux de béton de 50cm d’épaisseur sur deux niveaux (hauteur 6m) : 900m3 de béton et 20T d’acier • Radier et dalle du niveau intermédiaire d’épaisseur moyenne 25cm : 1150m3 de béton et 80T d’acier • Environ 100 pieux de fondations de 60cm de diamètre, reprenant l’infra et la superstructure et ancrés à 10m sous le niveau TN : 280m3 de béton et 16 T d’acier • Poteaux de 30x70cm et poutres de 40x60 cm reprenant les 8 niveaux de superstructure : 200m3 de béton et 25 T d’acier. Notre sous-sol de 150 places pèse donc environ 2530m3 de béton et 141T d’acier, sans compter les tonnes équivalent CO2 émises pour la production et l’acheminement des matériaux sur site.
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A cela nous pouvons rajouter l’impact lié à la réalisation des parois moulées sur le sous-sol Vitriote et la pollution de la nappe phréatique dont il est impossible de mesurer les effets à long terme ; l’impact carbone lié à l’extraction, la production et l’acheminement de la bentonite industrielle nécessaire à la réalisation des parois ; l’impact carbone des différents engins de forage qui seront utilisés, l’impact des mortiers d’étanchéités ou additifs au béton permettant le cuvelage de l’intégralité du sous-sol (qui ne seront probablement pas fabriqués avec du chanvre). En comparaison à cette débauche de matière et de moyens techniques nécessaires pour réaliser un sous-sol inhabité, nos 18kg de matériaux biosourcés/m² de SDP en superstructure paraissent bien anodins. Devant le refus de la ville d’absorber par les loyers les surcoûts engendrés par la réalisation dans toute la ZAC de cuvelages onéreux, c’est au final l’architecture qui sera directement dégradée. C’est elle qui reste la dernière variable d’ajustement pour absorber des coûts techniques considérés comme fixes. Il ne s’agit pas là de dénigrer les bienfaits du label biosourcé qui a le mérite d’obliger les maîtrises d’ouvrage à composer et intégrer en amont des études des matériaux issus de sources renouvelables. Cette situation démontre cependant les incohérences et les réactions en chaînes induites par une lecture sectorisé et fragmenté de la conception urbaine et architecturale. Si nous voulons adopter une pensée écologique globale, et donc complexe, nous devons réintégrer autant qu’il se peut la chaîne de production et son impact sur l’environnement de manière complète, du début à la fin. Des parkings silos aérien construits en bois et mutualisés entre deux ou trois lots auraient peut-être pu absorber certains parkings sous-terrain sans modifier la nature du sous-sol Vitriote, réduisant au passage grandement la facture carbone et la quantité de ressources nécessaire à l’édification des projets. Davantage de pleine terre aurait pu être conservée, permettant de limiter l’artificialisation des sols sur la ZAC et de maintenir de beaux et grands jardins en coeur d’ilôt. Les habitants auraient peut-être pu rejoindre à vélo leurs véhicules garés dans les parkings mutualisés. Une éthique de la conception durable suppose de réfléchir au moyens de parvenir à une sobriété à la source, dès l’écriture du PLU et des règles de stationnement dans ce cas, et implique de toujours se méfier des «mécanismes de compensation» : «On l’aura compris, il est toujours plus difficile de nettoyer que de ne pas salir, d’essayer de refroidir après avori réchauffé, de réparer plutôt que de ne pas casser ; cela vaut pour les assiettes comme pour les biosphères20.»
20. BIHOUIX, Philippe, Le bonheur était pour demain. Les rêveries d’un ingénieur solitaire, Editions du Seuil, Paris, 2019, p.292. 38
Réincarner la production de l’architecte. Les différentes prises de position du pouvoir public par exemple démontrent chaque année que l’état se décharge toujours davantage sur les grandes entreprises et industriels du privé pour définir l’avenir du secteur de la construction en France. L’article de l’architecte Erik Mootz « Si l’échec est un but, la transition écologique du BTP pourrait être un chef d’œuvre » paru dans la revue d’Architectures d’octobre 2020 est à ce sujet éclairant.
Haut de page: Prototype de façade du projet de Gif-sur-Yvette. Ce prototype complet présentant différentes situations d’interfaces entre ouvrages a pu être amélioré plusieurs fois jusqu’à parvenir à la mise en œuvre voulue. Son caractère contractuel a été un critère important de réussite du chantier, étalonnant la qualité de la mise en œuvre et permettant une forme de contrôle malgré l’absence du suivi de chantier.
Comme nous l’avons déjà vu, il faut bien comprendre que l’architecte est l’un des «dernier maillon» d’une chaîne qui provient parfois de très loin, de choix macrostructurels à l’échelle du pays qui impactent la profession et conditionnent en partie son exercice. Jusqu’à preuve du contraire, même si nous pouvons disserter sur l’amincissement du rôle de l’architecte en France, ce sont cependant encore des architectes-urbanistes, urbanistes et des paysagistes qui conçoivent nos paysages et espaces urbains, qui conseillent des maîtrises d’ouvrage, qui décrivent et prescrivent des matériaux et leur mise en œuvre, en assurent la bonne exécution. Cet état de fait représente toujours une opportunité fabuleuse d’engager la transformation de l’architecture et de ses modes de production pour des solutions plus respectueuses de l’environnement et de l’humain. Se donner les moyens de maîtriser l’œuvre architecturale du début à la fin du processus reste l’un des engagements encore pleinement en possession du maître d’œuvre. C’est une condition sine qua non au maintien de la qualité de l’œuvre construite, mais aussi de son ambition vis à vis de son rapport au monde. J’ai ainsi exprimé dans la partie précédente la volonté de recentrer ma pratique architecturale autour d’un pensée qui prend plus en considération les réalités matérielles de l’architecture, elles même intimement liées au maintien d’une relation physique au chantier. Il s’agit désormais de mettre à profit ces observations et ces expériences pour définir des stratégies opérationnelles et des postures intellectuelles utiles à un projet professionnel, à une pratique quotidienne en entreprise d’architecture. Par quels moyens réincarner véritablement la pratique de l’architecte, son travail en tant que production, son rapport au monde et à l’environnement? 39
Quatrième promenade:
Planchez bois à Amiens! ZAC Intercampus
J’ai eu l’occasion il y’a quelques mois de démarrer les études d’un projet de 30 logements collectifs dans la ZAC Intercampus d’Amiens pour le compte d’un promoteur qui n’a pas beaucoup d’expérience à son actif mais qui souhaite se spécialiser dans le logement en bois. Il ne s’agit pas seulement de construire en bois, mais aussi de rendre visible le bois à l’intérieur des logements. Du côté maîtrise d’ouvrage et maîtrise d’œuvre les ambitions environnementales, paysagères et de qualité des logements sont élevées. Il y’a une vraie volonté de faire du logement « autrement » des deux côtés. Dès les premières études cependant, nous allons rapidement nous rendre compte d’une part de l’incompatibilité du budget du maître d’ouvrage avec l’économie imposée par l’emploi de matériaux bio-sourcés ; d’autre part nous heurter à la quasi impossibilité réglementaire de construire en structure poteau-poutre bois apparente ou en solivage bois apparent lorsqu’il s’agit de plancher séparatif. Nous nous sommes refusés à employer un plancher bois composé d’une dalle CLT : d’une part leur utilisation entraine un surcoût important : les dalles sont onéreuses et nécessitent une chape isolante supplémentaire ; d’autre part leur esthétique de produit abstrait et lisse, qui peut finir peint en blanc par les habitants, nous intéressait moins qu’un solivage traditionnel. Les bonnes intentions en terme de bilan carbone ne suffisant pas à valoriser un logement pour un promoteur privé, le béton, qui lui peut tout à fait rester apparent en structure porteuse, refait rapidement son apparition. Ces deux contraintes nous poussent cependant à revoir la copie, à chercher des solutions dans le sens de l’hybridation des techniques constructives entre béton et bois, mais aussi des typologies, en proposant par exemple plus de duplex où il est possible de faire du plancher bois intermédiaire sans soucis acoustique. Nous voyons donc qu’aujourd’hui en France, il est réglementairement quasi impossible de réaliser un solivage bois apparent entre deux logements, impossible de réaliser une structure à poteau-poutre bois apparente sans l’encoffrer dans des épaisseurs invraisemblables de placo et de laine minérale, alors que cela est possible dans d’autres pays. Le voile et la dalle béton de 20cm qui sont la norme en logement sont-ils vraiment plus performants d’un point de vue acoustique ? L’expérience que nous avons tous au quotidien nous montre que rien n’est moins vrai, et pourtant la dalle béton mince est l’un des fondements des procédés constructifs utilisés en France. Même lorsqu’il s’agit de construire en bois, la logique de dalle ou de voile béton est transposée de manière littérale par l’utilisation de dalles CLT contrecollées. Faut-il pour autant sous prétexte de qualité architecturale et d’ambiance intérieure prendre le risque de faire subir un calvaire acoustique à de futurs habitants ?
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Anne Francqueville nous l’a bien fait remarquer lors de la session n°5 : pour un maître d’ouvrage, la performance environnementale coûte cher et ne se voit pas. Lorsque nous souhaitons en tant qu’architecte adopter une posture militante en la rendant visible, en tirer une esthétique, comment réussir à convaincre une maîtrise d’ouvrage d’employer des matériaux bio-sourcés et locaux qui sont déjà un luxe dans l’organisation actuelle des filières du bâtiment, mais qui seront en plus masqués par un second œuvre qui ajoute une ligne au coût global de l’opération ? Cette expérience m’amène à deux constats: Premier constat: vouloir expérimenter avec des procédés constructifs peu usuels et non standardisés, surtout sur un programme comme du logement, ne s’improvise pas et suppose une maîtrise de la réglementation et de l’économie qui leur sont liés. L’état actuel des filières de matériaux locaux et bio-sourcés, encore à la marge et peu visibles, ne permet pas de tenir la concurrence face aux filières industrielles classiques. Sur ce projet, nous avons commencé les études pleins d’espoir et souhaité convaincre la maîtrise d’ouvrage que malgré son budget elle pourrait construire du logement collectif en bois grâce à l’inventivité de l’équipe de maîtrise d’œuvre. Vites rattrapés devant la réalité d’un budget basé sur les ratios de la construction courante sans prendre en compte le «prix de l’écologie», il faut alors choisir entre deux postures: défendre la construction bois jusqu’au bout quitte à en faire payer l’architecture globale du projet, ou défendre une qualité de projet globale et accepter de travailler vers une hybridation qui demande de fait plus d’ingéniosité en conception. Je rejoins plutôt cette deuxième posture. Construire avec des matériaux bio-sourcés, s’employer à gâcher le minimum de matière sont des objectifs louables mais ne peuvent être considérés comme des fins en soi. Avoir un bon bilan carbone ne suffit pas à faire architecture. Deuxième constat: pour un promoteur, construire avec du bois apparent est aussi une question de marketing et d’image de marque. Dans le cas d’Urbanature, la maîtrise d’ouvrage était ainsi tout à fait capable de tirer un trait sur la construction bois faute de budget, mais de conserver des éléments décoratifs en bois,comme des placages ou de faux planchers bois apposés par dessus la structure béton, pour vendre des logements «différents». Nous voyons que si la maîtrise d’œuvre ne parvient pas à défendre le sens d’une architecture qui ne considère pas la mise en œuvre des matériaux comme une finition à tapisser mais comme de véritables petits projets de société à part entière, l’ambition environnementale peut vite succomber à la logique du marché, ce capitalisme ajusté à la marge et green-washé.
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Sortir de l’idéologie, naviguer dans le complexe. «Nous voilà donc au pied du mur devant l’étendue de nos paradoxes… Après 40 ans passés à dénigrer les métiers manuels et la filière du bâtiment en général, nous voudrions des ouvriers surqualifiés et hyper investis dans leur mission ? Après des décennies à avoir soutenu l’industrie du béton, laquelle a laminé tous les autres systèmes constructifs aussi bien chez les concepteurs que chez les constructeurs, nous voudrions des filières alternatives opérationnelles et capables de répondre à grande échelle ? A l’heure du Grand Paris, il faudrait faire de la ‘métropolisation’ à outrance mais de façon frugale ? … On en oublierait presque que construire frugal c’est construire avec ce que la nature produit, et la nature pour produire prend son temps, et ne le fait pas massivement.21»
La diversité et l’hybridation contre la monoculture de l’architecture. L’architecture contemporaine semble parfois uniformisée, stéréotypée: les normes, les certifications et les labels protègent des parts de marchés en définissant des règles concernant la qualité et la mise en œuvre de produits industriels qu’il faut retrouver dans chaque projet. Les calculs de BET qui déterminent les différentes performances du bâtiment n’acceptent que les technologies paramétrées dans les différents logiciels. Les DTU ont façonné de nombreuses années les règles de l’art de la construction française principalement autour du matériau béton. Les filières sont organisées dans la croyance que la matière est infinie et qu’il faut aller la chercher là où elle est le moins cher. C’est ainsi que la logique de rationalisation industrielle a trouvé son efficacité absolue dans la puissance de la répétition et de la masse. Cette logique implacable tend inévitablement vers une forme mono-culture des processus de projet et une standardisation mentale. Cette manière d’envisager la production de l’architecture, même si elle peut être rassurante et a indéniablement élevé le confort global de nos lieux de vie, reste indifférente à l’altérité, aux spécificités des projets et des contextes, aux contraintes de notre monde fini et parfois même au bon sens. Nous voyons qu’elle ne pourra pas indéfiniment apporter une réponse face aux «chocs écologiques» que nous réserve encore l’avenir et qui supposent d’entretenir des formes de résilience. Alors quelle posture adopter pour commencer à apporter une réponse crédible et organiser une pratique? Cyril Dion, dans Petit manuel de résistance contemporaine, explique en quoi repose la résistance d’un écosystème aux chocs qui l’assaillent: «Pour les scientifiques qui étudient les écosystèmes naturels et, par extension, les réseaux de flux complexes (comme le sont nos systèmes économiques, sociaux et politiques), leur résilience repose essentiellement sur deux facteurs: l’interconnectivité et la diversité22.» Ce constat est opérant à plusieurs échelles : une filière qui ne dépend que d’un seul fournisseur sera fortement impactée si celui-ci présente la moindre défaillance, une agence d’architecture spécialisée dans un seul type de programme devient dépendante de cette commande. Il ne s’agit pourtant pas de rejeter en bloc le système actuel pour le remplacer par
21. VEDRENNE, Stéphane, (2021, 20 Avril), Pour les architectes, la frugalité malheureuse?, https:// chroniques-architecture.com/pour-les-architectes-la-frugalite-malheureuse/. 22. DION, Cyril, Petit manuel de résistance contemporaine, Acte Sud, 2018, p.86. 42
«Dans la voie que nous avons suivie, on voit que les alternatives classiques perdent leur caractère absolu, ou plutôt changent de caractère: au «ou bien/ou bien» se substitue à la fois un «ni/ni» et un «et/et» MORIN, Edgar, Introduction à la pensée complexe,Editions du Seuil, Paris, 2005
La RE2020, par exemple, a pour objectif louable d’élever l’ambition environnementale des projets, mais va renforcer l’approche calculatoire de la construction et d’autant plus mettre l’architecte dans une posture délicate où il sera de plus en plus difficile de défendre des choix architecturaux et esthétiques qui sont autant de sujets à débats.
une autre, tout aussi idéologique. Il s’agit de s’emparer de ce que le meilleur des différents mondes nous offre, considérer les qualités et les limites de chacun et naviguer dans cette diversité en maintenant le cap vers une architecture basée sur des principes qui peuvent être considérés et débattus comme justes.
Construire frugal? Construire juste! En décembre dernier, nous avons remporté un concours sur notice pour la construction d’un immeuble de bureaux frugal dans la ZAC l’île de Nantes. L’adjectif frugal était ici clairement mentionné dans le titre de l’appel d’offre et le réglement du concours, qui prenait pour socle le manifeste pour une frugalité heureuse et créative publié en 2018 par Dominique Gauzine Muller, Alain Bornarel et Philippe Madec. Comme je l’ai évoqué dans la première partie, l’originalité de ce concours est qu’il a été gagné sans projet, ou du moins sans image de projet, mais avec des intentions, des engagements et une méthode de travail détaillée dans une notice. Le client, la SEM Loire Océan développement, a l’habitude de gérer des projets d’aménagement mais n’a jamais construit de bâtiment en tant que maîtrise d’ouvrage. Le maître mot derrière chaque choix conceptuel devait être «frugalité», mais il s’agissait tout d’abord de tomber d’accord sur le sens recouvrant le terme. Comme pour la notion de durabilité, cet adjectif employé à tout va risque de devenir un tropisme contemporain. Qu’est ce qui doit être frugal? La fin, les moyens? Un détail semble inutile, mais participe à la richesse des façades du projet, faut-il tirer une croix dessus au nom de la frugalité? Faut-il accepter des matériaux de façade polluants, mais très pérennes? Les gens s’attendent-ils à une «ésthétique» frugale? Peut-on vraiment faire l’économie de l’utilité de l’inutilité en architecture?
Axonométries du principe de structure mixte. Projet Gina, Ile de Nantes.
Forts d’une récente expérience de bureaux construits en structure bois dans laZAC Euratechnologies de Bois-Blancs, à Lille, nous avions par exemple proposé en notice de construire un bâtiment tout bois, posé sur un socle béton, sans que cela ait été particulièrement demandé par la maîtrise d’ouvrage et alors que le budget était annoncé serré. Rapidement, la flambée des prix du bois d’œuvre au printemps 2021 liée à la pandemie de COVID-19 a jeté un coup de froid sur les premières estimations de la structure bois que nous avions dessinée. Nous aurions pu défendre l’ambition jusqu’au bout, pousser pour conserver du bois de structure quitte à dégrader ou standardiser l’ensemble des autres prestations du bâtiment. Nous décidons cependant de passer la trame centrale en structure béton, et de venir y greffer deux trames en structure et façade bois de chaque côté. Paradoxalement, nous réduisons ainsi les sections de structures bois qui étaient extrêmement consommatrices de lamellé collé, mais augmentons grandement la complexité des interfaces à étudier entre lots et matériaux. Cette complexité n’est pas toujours évidente à absorber. Au cours des études structurelles, l’interprétation du concept de frugalité avait par exemple conduit le bureau d’étude béton à dessiner l’une des façade que nous avions prévue en bois entièrement en béton, au nom de la frugalité: «ici, j’ai fait au plus simple, je trouve cela plus frugal.» Faire le choix de l’hybridation constructive, c’est renoncer à l’universalité du béton: «la frugalité constructive, pour être vertueuse impose une ingénierie… ingénieuse, une construction non standardisée et des savoir-faire constructifs multiples23.»
Ce système permet de chauffer et climatiser le bâtiment en faisant circuler de l’eau dans un réseau de conduits incorporés dans une chape béton.
Nous sommes également confrontés aux paradoxes de nos ambitions: la maîtrise d’ouvrage demande par exemple la réalisation d’une dalle active dans son cahier des charges au concours. De ce fait, il faut penser à l’occultation solaire totale des vitrages par l’extérieur, car elle ne pourra se faire comme souvent avec des
23. VEDRENNE, Stéphane, op. cité. 43
stores ou BSO intérieurs étant donné que le bâtiment sera dépourvu de climatisation électrique ou de système de chauffage. Plutôt que de prévoir des occultations électriques qui rajoutent une couche de consommation énergétique ou des brises soleils fixes qui ne s’adaptent pas vraiment aux saisons, nous pourrions penser par exemple que prévoir des volets battants manuels est une réponse frugale au problème de la surchauffe des bureaux. Ils peuvent aussi inciter les usagers à se réapproprier la gestion du confort thermique de leur bureau, comme ils le feraient chez eux, en plus de redonner une dimension domestique au lieu de travail. Cependant, les logiciels d’études thermiques ne peuvent se satisfaire de tels paramètres humains et aléatoires: personne ne peut s’assurer que tous les usagers penseront bien à fermer leur volet toute la nuit pour que le bâtiment ne surchauffe pas avec les chaleurs du matin, d’autant plus si les bureaux sont laissés en open-space. Engager un concierge d’immeuble, qui serait chargé de s’occuper de la vie du bâtiment, pourrait-être une solution pour assurer un bon suivi. Mais nous voyons que la pensée de l’architecture dépasse ici de loin le seul ouvrage et que nous ne pouvons maîtriser la vie de plateaux qui seront vendus ou loués à des tiers par la maîtrise d’ouvrage. Nous avons vu précédemment que le danger des ambitions de concours était de disparaître face aux différents «assauts du réel». Se donner les moyens de tenir un discours du début à la fin du projet est alors une affaire d’engagement et de responsabilité personnelle de l’architecte et de l’équipe de maîtrise d’œuvre. Ce discours doit cependant être capable d’évoluer pour s’adapter à l’architecture que l’on souhaite fabriquer. Le mot frugalité donne par exemple à toute l’équipe un cap à tenir, mais il est vain de tenter de réduire toute le projet à un terme générique qui demeure incapable de recouvrir sa complexité et ses paradoxes. L’associer à d’autres termes, comme la créativité et le bonheur, la «frugalité heureuse et créative», laisse déjà plus de marge à l’interprétation. Je rejoins ainsi l’architecte Stéphanne Védrenne dans sa volonté de promouvoir une durabilité ancrée dans la réalité plutôt que dans l’idéologie: «Et si, avant de partir dans une démarche extrémiste, maîtres d’ouvrage et maîtres d’œuvre commençaient par partir dans une démarche réaliste… Construire juste, ne s’interdire aucun matériau mais les utiliser à bon escient. Arrêter le tout voile béton quand un poteau-poutre suffit… mais aussi ne pas recourir au bois quand l’inertie d’un béton ou d’une pierre serait plus pertinent24.» Je tiens cependant à compléter cette citation pour préciser que construire juste, c’est aussi ne plus dissocier la question de l’architecture et celle de son effet sur l’environnement considéré au sens large. Quelles stratégies adopter alors pour mettre en marche concrètement le changement de paradigme nécéssaire face à l’impératif écologique?
Petites expériences pour grands enjeux. Nous avons vu qu’il n’est pas toujours possible de pousser la maîtrise du projet et notamment l’engagement écologique de la même manière sur n’importe quel programme et n’importe quelle échelle. L’idée de provoquer cet engagement dans le fonctionnement d’une agence peut cependant devenir une posture de praticien. Cyril Dion propose de multiplier les petites objectifs pour parvenir plus rapidement à un bousculement de nos habitudes individuelles et collectives: «Une multitude d’expériences montrent que vouloir s’attaquer immédiatement à un objectif trop grand est voué à l’échec. Alors qu’une stratégie globale faite d’une succesion de petits pas, de petits objectifs stratégiques, de petites batailles rem-
24. Ibid 44
Un exemple de dilemme dans les décisions de concepteur. Une grande galerie est dessinée au rez-de-chaussée d’une façade donnant sur le jardin. La réalisation d’un grand décaissé central pour construire le sous-sol et le coût de réalisation pour ancrer les fondations des poteaux dans le terrain stable n’avait cependant pas été pris en compte au moment du marché. Lors des réunions de mise au point avec l’entreprise de GO, celle-ci annonce que la terrasse du R1 n’a pas besoin structurellement d’être portée par des poteaux et peut tenir en porte à faux. Celle-ci propose alors de suspendre les poteaux à la dalle en porte à faux qui est capable de reprendre les forces. Constructivement et intellectuellement, ces poteaux n’ont donc plus aucun sens structurel et auraient pu être supprimés, mais nous avons pourtant choisi de les maintenir pour ne pas dégrader le projet de jardin.
portables et remportées peut conduire plus rapidement à de grandes transformations25.» Pour rapprocher ce constat de l’exercice de la maîtrise d’œuvre, une stratégie globale peut consister à naviguer dans la commande, les programmes et les échelles sans se fermer de portes mais en se posant toujours la question de savoir si ces petites batailles sont permises, de les provoquer, de solliciter leur caractère expérimental et de s’y engager pleinement durant le projet. Il ne faut cependant pas être naïf vis-à-vis des libertés permises par les différentes échelles et marchés, qui n’ont pas tous la même ambition. Penser révolutionner du jour au lendemain la manière de construire des promoteurs et des majors du BTP très ancrés dans leurs habitudes n’est pas crédible, alors que s’engager sur un petit programme de quartier où la maîtrise du projet et les attentes environnementales sont réelles est aujourd’hui parfaitement possible. Faire l’un et l’autre, c’est accepter de ne pas s’immobiliser dans des habitudes intellectuelles, de maintenir une forme de diversité et d’indépendance indispensables à l’enrichissement et la remise en question constante de la pratique de la maîtrise d’œuvre. Même dans la promotion privée, il est pourtant possible de s’insérer dans de nombreuses petites failles et les exploiter jusqu’au bout pour initier progressivement un changement de paradigme. Pour le projet de la ZAC des Ardoines par exemple, en plus de la qualité de l’architecture et des logements, nous avons vu au cours de la promenade qu’un nouvel enjeu était apparu à l’initiative des urbanistes de la ZAC et de la ville: incorporer une part de matériaux bio-sourcés dans la construction des immeubles. Nous avons donc choisi de remplacer certains murs de façades qui auraient pu être des voiles béton par des murs en ossature bois et de les associer aux espaces extérieurs en différenciant leur habillage. En s’emparant de cet enjeu et en l’érigeant comme principe de conception du bâtiment, le matériau n’est plus cantonné dans l’abstraction des murs pochés du plan mais fait sens vis à vis de l’esthétique de l’immeuble. Nous voyons qu’une petite bataille amorcée à l’échelle de l’urbanisme continue de se jouer à l’échelle de l’architecture, et ce grâce à l’engagement des maîtrises d’œuvre. Si la maîtrise d’ouvrage pense à supprimer des parties en ossature bois au profit de voiles bétons moins chers, nous pouvons défendre le fait qu’elle est en train de modifier le sens et les façades du projet approuvés par la mairie au permis de construire. Cela pose aussi la question de la spécialisation pour une entreprise d’architecture ou un architecte. Durant les études, nous apprenons certes à être généralistes, mais je pense qu’il y a une différence entre posséder une pensée synthétique et être capable de l’appliquer à tous les contextes et programmes, et accepter de maîtriser un sujet spécifique pour devenir référent et compétent dans un domaine. Chez Lacaton&Vassal, par exemple, l’agence a su démontrer aux maîtrises d’ouvrages qu’elle était capable de concevoir et réaliser des logements à des prix avoisinants les constructions classiques, mais en augmentant les surfaces au sol et les surfaces de vitrages offertes aux habitants. La spécialisation n’est ici pas une question de programme, car leur agence a accès à tout type de projet, mais clairement un choix dans les critères qui sont importants pour l’agence, un choix des moyens et des compétences à mettre en œuvre pour maîtriser le discours jusqu’au bout. A une autre échelle, suite à la parution du manifeste pour une frugalité heureuse et créative en 2018 qui a agit comme un catalyseur, l’agence Béal&Blanckaert, fatiguée d’une longue période de production en promotion privée, a souhaité se réintérroger sur le sens de son architecture et sur ses habitudes. Nous avons ainsi organisé des tables rondes pour redéfinir une posture d’agence et des actions opérationnelles et immédiates à adopter pour recentrer la pratique autour de va-
25. DION, Cyril, Petit manuel de résistance contemporaine, Acte Sud, 2018, p.116. 45
leurs environnementales qui nous tiennent à coeur. Ainsi, l’agence a souhaité clairement acquérir une «compétence frugale», c’est à dire maîtriser la conception et la réalisation de projets qui prônent une durabilité basée sur les concepts énoncés dans le manifeste de Dominique Gauzin Muller, Alain Bornarel et Philippe Madec. C’est un moyen également de se démarquer sur le marché des appels d’offres en mettant en valeur un intérêt pour la question environnementale et un savoir-faire lié aux matériaux bio-sourcés et alternatifs. Ce choix a porté ses fruits puisque l’agence a été retenue pour la réalisation d’une médiathèque à Amiens en proposant au concours de construire le projet en structure bois de peuplier local et béton de chanvre. Bien que la maîtrise d’ouvrage était craintive face à des procédés constructifs non-standards, l’ancienneté, la crédibilité, l’ambition et la qualité du travail de l’agence ont rassuré et convaincu la ville. C’est en multipliant ces petites expériences, ces «petites victoires», sans se détourner de l’objectif final qui est de faire de l’architecture, qu’un changement de paradigme progressif sera possible. Cette transition ne peut pas se faire du jour au lendemain, surtout pour une structure d’une quinzaine de collaborateurs comme Béal&Blanckaert ou pour une jeune agence: voyons maintenant comment la pensée de l’organisation du travail de l’architecte peut influer sur la capacité à maîtriser l’œuvre.
Touche à tout, bon à rien ? De l’indétermination à la synthèse. Finir ce que l’on a commencé: un modèle de fonctionnement d’entreprise. L’architecte, pour acquérir une pensée globale de sa mission, doit faire l’expérience complète de toutes les étapes d’un projet du début à la fin. Ce dernier point est fondamental dans la vision que je souhaite défendre de la pratique architecturale. Une agence dans laquelle les architectes naviguent de projet en projet sur des phases spécifiques peut être un moyen de répondre à une hausse ponctuelle de l’activité mais ne peut être un schéma de fonctionnement généralisé. A ce titre, je rejette également les organisations d’agence qui sectorisent leur production par départements spécialisés et déconnectés dans un soucis de taille et d’efficacité. L’organisation de l’agence Béal&Blanckaert et son rapport à la commande me semblent être sur ce point un bon matériau pour commencer à modeler ma propre pratique, même si nous pourrons voir quelques limites. Premièrement, pour l’agence, c’est l’idée de structure « familiale » qui prévaut. L’entreprise se compose d’un noyau dur d’une douzaine de salariés fixes et peut frôler les vingts collaborateurs ponctuellement avec des contrats CDD et des stagiaires. Cette échelle permet aux deux associés de garder le contrôle sur la production architecturale. Il y a aussi l’idée de fidéliser les architectes, qui en restant plusieurs années dans l’agence, en saisissent les méthodes de projet et la pensée, gagnent en autonomie et peuvent suivre des projets du concours jusqu’à la livraison. De cette manière, chaque architecte se sent responsable et titulaire de son projet, est capable de prendre certaines décisions sans inertie et sans devoir forcément toujours passer par les associés, dans un esprit de confiance. Il ne s’agit pas d’émettre un jugement de valeur sur la production d’une agence en fonction de son organisation ou de l’importance du volume construit. A certaines périodes, l’agence de Fernand Pouillon pouvait compter simultanément
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Ici, l’organisation est hybride. Sans être un atelier d’architecture avec son «maître artisan» et ses apprentis, ni une superstructure avec ses départements et ses n+1, l’agence fonctionne à la fois avec des rôles aux tâches bien définies: assistante de direction, chefs de projets, assistants, perspectiviste, mais une hiérarchie qui oscille selon les cas entre strictement horizontal et strictement vertical.
une centaine de dessinateurs26 qui effectuaient des tâches spécifiques, rejeter la maquette comme outil de conception et pourtant maîtriser entièrement en interne des projets architecturaux et urbanistiques immenses et d’une qualité mondialement reconnue. L’agence pouvait se délocaliser pour travailler à proximité des chantiers en fonction de l’ampleur des projets, tantôt à Marseille, tantôt à Paris, tantôt en Algérie. Autre approche: un studio comme celui de Peter Zumthor, qui lui est bien ancré dans son territoire, fonctionne comme un petit atelier d’artisan avec une trentaine de collaborateurs, conçoit grâce à des croquis et des maquettes sensibles et maintient la commande sur des échelles de projet modestes. Dans les deux cas, les méthodes de conception et l’architecture produite sont très différentes mais une constante reste: la prise en compte des aspects constructifs et matériels de l’architecture dès le début de la conception demeure l’un des principes de réussite d’une maîtrise du projet durant tout le processus. A l’opposé d’un lieu aseptisé et bureaucratique où la hiérarchie et la segmentation du travail s’exprimeraient par la séparation physique entre un pôle conception, un pôle exécution, entre dessinateurs, assistants, chefs de projet et patrons masqués derrière leurs ordinateurs, je me plais à imaginer un lieu à taille humaine où il serait possible de saisir d’un simple coup d’oeil l’incroyable diversité des pratiques liées à la pensée globale et la matérialité de l’architecture. Aux écrans et aux modèles 3D numériques se juxtaposerait la plus petite maquette urbaine, au carnet de détail papier et aux CCTP, le prototype d’appareillage d’un mur en brique. Bibliothèque et matériauthèque ne formeraient qu’un, les DTU, imprimés plutôt que rangés au fond des serveurs informatiques, côtoyant magazines d’architecture et échantillons de matériaux. Nous viendrions nous y retrouver le temps d’un workshop collectif. Ce joyeux puzzle créatif, où chaque pièce possèderait sa propre autonomie et s’imbriquerait avec les autres pour faire œuvre, rappellerait constamment aux architectes et aux visiteurs le lien indissociable entre la chose pensée, dessinée et construite. À l’agence Béal&Blanckaert, nous avons la chance d’avoir un grand patio commun abritant un jardin. Ce lieu de convivialité et de repos pourrait également devenir le théâtre de petites expérimentations à l’échelle 1, au sein duquel les fleurs et l’ombre des Pawlonia côtoieraient les couleurs et textures d’un bardage de terre cuite.
Maintenir une commande diversifiée et engagée. Au contraire d’une agence qui ajusterait ses effectifs en fonction des contrats en passant du simple au triple et en attribuant des missions très spécifiques, maintenir un effectif stable qui suit des projets de A à Z pendant plusieurs années implique d’être soumis à une forme de dépendance à la commande afin de pouvoir assurer un chiffre d’affaire minimum et constant. Dans ce cas, la mission complète des gérants se transforme aussi en engagement vis à vis des salariés: il s’agit de leur offrir la sécurité d’un emploi et d’une rémunération régulière. Lorsque l’agence a choisi de recentrer sa pratique sur les questions environnementales et développer une compétence frugale, cela a également impliqué un changement de posture vis-à-vis de la commande. Il ne s’agit plus de répondre uniquement aux appels d’offres rassurants et routiniers qui correspondent à la taille de l’entreprise et qui assurent du travail pour tout le monde durant plusieurs mois. Pour accéder à un type de commande plus «expérimentale» et généralement associée à des échelles plus modestes, l’agence ne peut cependant pas se passer de projets rémunérateurs et doit continuer de candidater sur plusieurs fronts. Ainsi, en parallèle de projets importants comme l’ilôt A1 de la cité olympique des JO de Paris 2024, elle candidate également sur des projets très modestes comme la médiathèque d’Amiens Etouvie, ou sur de petits projets de
26 Fernand Pouillon, dans Mémoires d’un architecte, décrit régulièrement le fonctionnement de son agence durant le récit. 47
réhabiliation. Dans tous les cas, il ne s’agit pas de faire de la réhabilitation pour faire de la réhabilitation, ni de faire du logement pour faire du logement si les projets ne comportent aucune ambition architecturale ou environnementale. Il s’agit d’investir le temps non productif dédié aux candidatures en sélectionnant des appels d’offre qui présentent un potentiel. Nous voyons donc que ne pas s’enfermer dans un type de programme ou d’échelle permet d’entretenir une forme de résilience, d’équilibrer la balance économique de l’ensemble des projets, en plus de stimuler la créativité et rompre la monotonie. La philosophie de l’agence Béal&Blanckaert est de ne pas adopter une posture sélective et élitiste vis-à-vis des programmes mais d’essayer de tirer la meilleure architecture possible de chaque situation. Ne pas abandonner aux bureaux d’études et autres majors du BTP des parts de marché qui ont la réputation d’être plus complexes et moins prestigieuses comme le logement, les gros projets aux nombreuses contraintes ou la réhabilitation, permet aussi de conserver une forme d’engagement de la profession envers la société. Ce renouveau a également amené l’agence à s’interroger sur le choix des collaborateurs lors de la formation des équipes de maîtrise d’œuvre. Alors qu’elle avait l’habitude de travailler avec un BET généraliste assez peu cher, compétent dans son domaine mais peu chevronné sur les modes alternatifs de construire, elle a donc donc commencé à diversifier ses partenaires en travaillant avec des structures plus nombreuses et plus expérimentées dans des domaines ciblés en fonction de la nature et des ambitions des projets. Cela garantit ainsi d’orienter la conception en fonction d’ambitions communes définies et partagées par tout le monde, de travailler avec des personnes qui choisissent d’aller plus loin dans le caractère expérimental des projets. Pour le projet d’Urbanature, l’agence a par exemple monté et conseillé à la MOA une équipe composée d’un BET béton, d’un BET structure bois, d’un BET environnemental, thermique et acoustique ainsi que d’un paysagiste. Même si de plus en plus d’appels d’offres demandent de former ce genre d’équipe pluridisciplinaire, pour ce même projet de 30 logements une autre posture aurait pu consister à assumer une conception peu complexe, prendre un seul petit BET généraliste en lui donnant peu d’honoraires et assumer la majeure partie de la conception du projet. Nous voyons que rechercher l’expérimentation et adopter une pratique plus engagée vers des question environnementales implique de multiplier les champs d’intervention et la réflexion collective vis à vis de domaines toujours plus élargis, de se réapproprier certains délaissés, de naviguer vers des horizons qui ne sont pas toujours connus. Cela implique aussi de redéfinir auprès des maîtrises d’ouvrage le rôle de l’architecte et le point jusqu’où aller dans la pensée des ouvrages.
La pensée du coût global. Après une journée sur chantier à Lille Sud, j’ai eu l’occasion de partager une bière avec Gonzague, le conducteur de travaux du lot gros-œuvre. Celui-ci m’a fait part de la transformation qu’à connu son métier au fil des années, et particulièrement après le rachat de son entreprise par un groupe de construction national. «Nous, les conducteurs de travaux, sommes devenus des gestionnaires. Nous avons des comptes à rendre quotidiennement à la boîte sur les finances du chantier et le temps passé sur les tâches. Je n’ai quasiment plus le temps d’être derrière les gars. Par exemple, pour couler 1m² de béton, je compte 1h et j’applique un ratio. Demain, une entreprise concurrente comptera 0.80h pour être moins chère. On ne connaît même plus le véritable prix des choses, le véritable prix de la matière.» La matérialité de l’activité de l’entreprise devient ainsi une question de second plan, tandis que l’aspect financier et administratif prédomine dans la conduite du chantier. La culture d’entreprise se transforme lentement. Sur chantier, un conducteur de travaux pourra donc passer un tiers de son temps à remplir divers 48
Le coût global, c’est aussi penser à la quantité de déchets que génère un gros chantier et notre responsabilité vis à vis de son élimination et de son impact sur la planète.
tableaux Excel. Pendant ce temps, le chantier se poursuit, et certaines tâches n’ont pas le temps d’être surveillées. Dans la même veine, la fiscalité française est par exemple construite autour de la croyance que la matière est infinie: la matière ne coûte rien et est peu taxée, contrairement au travail humain dont la fiscalité coûte cher aux entreprise. C’est la bataille entre le voile et le poteau-poutre béton, dont le premier peut être coulé beaucoup plus rapidement et donc souvent privilégié alors qu’il nécessite trois à quatre fois plus de matière: «Aujourd’hui, on achète des machines allemandes ou chinoises pour continuer à couler volumes et quantités le plus vite possible tout en entassant des bataillons de chômeurs et en émettant de plus en plus de CO2 par m² 27.» A ce titre, les prestations figurant au marché sont souvent considérées sur un espace-temps extrêmement limité, celui du bâtiment en tant qu’objet, celui de l’éxécution. La pensée du coût global, c’est à dire un coût intégrant par exemple à la fois les différents aspects humains: avoir un chantier propre, pouvoir prendre le temps de nettoyer quotidiennement, intégrer des bases vies spatieuses et décentes, étudier l’impact économique du chantier sur l’emploi et le territoire, ne pas avoir à presser les maçons qui travaillent... et les aspects liés aux ressources utilisées: provenance et quantité des matériaux, développement des filières locales, pollution générée, possibilité et devoir de recycler, durée de vie et pérénnité... est trop souvent totalement mise de côté. Adopter cette pensée complexe de l’allotissement et de la prestation globale dès l’écriture des marchés et des CCTP permettrait de réintégrer dans notre culture une vision de la construction comme acte responsable, dépassant la vision d’une prestation qui n’est que le résultat final, l’ouvrage visible sur le bâtiment à la livraison.
Penser au tri des déchets de chantier n’est pas une action qui se décrète de manière naturelle. Cela demande une surveillance régulière par l’architecte et les entreprises ainsi qu’un temps supplémentaire dédié au triage. Cela implique donc de prendre en compte cette donnée dans l’élaboration des marchés et le coût des ouvrages.
Faire valoir une compétence de synthèse, redéfinir les limites de la pensée des ouvrages. Je défends donc une posture qui assume l’aspect «généraliste» de l’architecte dont la compétence principale, outre la capacité à concevoir une architecture de qualité, doit résider dans la faculté à assurer la synthèse de toutes les informations qu’il a à disposition, assumer les choix nécéssaires pour maintenir la cohérence d’un discours vis à vis des contraintes du réel tout au long du processus. Cette vision «généraliste» doit être nuancée: il s’agit à la fois de refuser de «ne plus savoir faire un trait» sans l’aide d’un bureau d’étude ou d’une entreprise en cultivant ses propres compétences, mais aussi d’accepter que certaines personnes sont très
27. Tiré du site «construction-carbonne»: http://www.construction-carbone.fr/moins-de-beton-et-plusde-main-dœuvre-le-beton-episode-3. 49
pointues dans leur domaine et vont enrichir indubitablement l’œuvre commune. Pour Olivier Chadoin, qui a étudié d’un point de vue sociologique le métier d’architecte, les questions d’identité professionelle et de compétences, c’est même le travail majeur de l’architecte et l’un des caractères qui permettent la résilience du métier face à toutes les transformations rapides que subit le secteur de la construction: «En cela on peut dire que tout le «travail professionnel» qu’ont à réaliser les architectes vise à entretenir une croyance. La croyance en la compétence généraliste des architectes et en ses vertus, seule à même d’entretenir une «indertémination» permettant une diversité des positionnements face à la concurrence des professions prétendantes à l’entrée dans le monde la construction.28» Défendre une pratique durable et environnementale, maîtriser l’œuvre dans sa globalité, implique aussi être capable de consacrer du temps et de l’énergie pour traiter des questions qui dépassent la simple conception architecturale et la résolution de détails. Analyser un territoire, repérer et démarcher des entreprises locales, suivre les chaînes d’approvisionnements en amont du chantier, calepiner un mur ou une structure pour qu’il y’ait le moins de chutes possible, prendre la main sur l’écriture des CCTP pour ne pas qu’ils soient interprétés en exécution, anticiper les interfaces, penser le recyclage ou le réemploi d’un bâtiment, organiser la gestion des déchets du chantier et le bien être des ouvriers... et tout cela dans la même enveloppe d’honoraires attribuée pour concevoir un projet, suppose de travailler deux fois plus ou d’assumer une hiérarchie des objectifs pour chaque projet. Il faut alors clairement cibler ces objectifs dès le début de la conception et définir sur quoi il est nécéssaire de «se battre». Sur le chantier de Lille-Sud par exemple, je constate que certains sujets m’échappent largement et sont censés êtres assurés (ou totalement laissés à l’abandon, à vrai dire) directement par les entreprises ou par l’OPC dont nous n’avons pas la mission. Il n’est noté nulle part dans les contrats ou les dossiers marchés de l’agence que j’ai eu l’occasion de lire, que les réflexions sur les plans d’installations de chantier, les modes opératoires des entreprises, les tolérances de mise en œuvre, la coordination entre différents lots, sur l’organisation spatiale et temporelle du chantier, la gestion et la réduction de la quantité des chutes et des déchets, la surveillance des travaux, doivent faire l’objet d’une étude ou d’un contrôle. On pourrait aussi penser que cela est normal, que ce n’est pas le rôle de l’architecte et que ce sont des préocupations terre à terre. Au contact du chantier, je me rends cependant compte qu’elles sont un délaissé complet alors qu’elles pourraient être des données conceptuelles essentielles de ma pratique au même titre qu’une implantation urbaine ou qu’un dessin de façade. Nous avons découvert par exemple que l’entreprise BDN, le fabricant des maxibriques du chantier disposait d’un service de recyclage des gravats de briques générés sur les chantiers. Aujourd’hui, au même titre que le conducteur de travaux de l’entreprise de gros-œuvre que j’ai interrogé à ce sujet, je suis incapable de dire où partent les chutes de briques évacuées chaque semaine dans les bennes du chantier et si elles finissent recyclées. Le service existe bien, mais le rendre opérationnel implique aussi de prendre le temps de trier les déchets pour avoir des bennes uniquement remplies de briques, de sensibiliser au début du chantier les autres entreprises pour ne pas qu’elles jetent et mélangent n’importe comment leurs propres déchets, d’appliquer des pénalités si ce n’est pas fait. Cela nécéssite donc un contrôle et un engagement plus poussé de notre part, mais a aussi une incidence sur le marché et l’économie du projet.
28. CHADOIN, Olivier, Etre architecte: Les Vertus de l’Indétermination. De la sociologie d’une profession à la sociologie du travail professionnels, Presses universitaires de Limoges ,Limoges, 2013, p.371. 50
«La tâche de synthèse devient, du fait de ces interactions élargies et renforcées, et du développement des outils numériques qui en transforment les modalités, un enjeu majeur. C’est un enjeu de reconnaissance des compétences professionnelles et aussi, bien sûr, un enjeu de maîtrise du projet.» BIAU, Véronique, Les architectes au défi de la ville néolibérale, Editions parenthèses, Paris, 2020.
Cela pose la question de l’ensemble des éléments, des réflexions, des contrôles nécéssaires à la maîtrise globale du projet qui ne sont ni demandés ni rémunérés dans les contrats classiques, mais auxquels il est cependant nécéssaire d’accorder du temps si nous voulons assumer un changement de paradigme. Recentrer l’exercice de la maîtrise d’œuvre vers une plus grande prise en compte des réalités matérielle du bâtiment, condition sine qua non pour parvenir à une architecture durable, implique aussi de repenser la nature des outils de l’entreprise d’architecture, les postures théoriques et les moyens qu’elle se donne en interne pour concevoir des projets dans un contexte de complexification et d’abstraction importante des processus de production de l’architecture.
Du dessin à l’ouvrage, détail de baie courante et modénature de façade. Chantier «La parenthèse verte», Lille-Sud 51
Les limites de la complexité: postures et outils opérationnels pour renouer avec la maîtrise de l’œuvre. Se positionner en réaction au contexte de production actuel. Complexité trop complexe ? Dans un projet architectural, la complexité s’exprime à plusieurs échelles : la complexité de l’architecture en tant qu’objet à fabriquer, la complexité des processus et des interactions qui conduisent à fabriquer cet objet, la complexité et l’étendue des données prises en compte dans cette élaboration. Une trop grande complexité peut se révéler nocive vis à vis de la maîtrise de l’œuvre, notamment lorsque celle-ci génère un abandon du contrôle et un brouillage des processus de production. L’ingénieur Philippe Bihouix aborde la question de la complexité croissante de notre système de production dans « Le bonheur était pour demain, les rêveries d’un ingénieur solitaire ». Le paradoxe est qu’il ne peut pas y avoir de velléité écologique sans approche systémique des écosystèmes qui nous entourent mais que la complexité de notre environnement social, industriel et économique nous rend de plus en plus incapables « d’appré52
Capture d’écran issue du site Batinfo.com
hender et de comprendre le monde dans sa diversité » : « Le manque de résilience d’un système trop compliqué et trop imbriqué n’est pas son seul désavantage. La complexité crée aussi de l’éloignement et de l’incompréhension. L’éloignement (physique ou simplement organisationnel et commercial, à travers la multiplicité des intermédiaires) entre consommateurs et producteurs est générateur d’abus de toutes sortes, sociaux, environnementaux ou moraux29» En ce sens, l’architecte est bien celui qui peut assurer la synthèse entre la consommation et la production, sans intermédiaire : il est consommateur en tant que concepteur et prescripteur, que ce soit d’un bien, d’une ressource ou d’un service pour satisfaire au projet, et producteur, dans le sens où son dessin, son dessein, produit non seulement une réalité matérielle et tangible qui est celle du bâtiment mais peut aussi agir sur les systèmes de production et leurs effets sur le monde. Il s’agit désormais d’éviter de faire pencher la balance uniquement du côté d’un consommateur qui ne cherche qu’à construire un dessin sans se soucier des répercutions de ce dessin sur la réalité. Défendre une conception durable et réduire l’impact environnemental de nos modes de production nécessite alors de travailler plus en amont, «à la source», et de prôner la sobriété : «Il n’y a donc que deux manières de réduire l’impact environnemental lié aux quantités consommées et aux quantités rejetées et dispersées: réduire à la source le besoin et réduire la vitesse et le taux de dispersion [...] le fait qu’il est plus efficace, et souvent plus simple, moins cher, plus rapide, de «travailler» à la source, en amont, en prévention, devrait être reconnu comme une évidence.30» Il ne faut pas non plus oublier que faire évoluer le modèle de production de l’architecture n’est pas uniquement lié à la gestion de la matière, mais implique aussi une réflexion sur les processus et les interactions humaines. Travailler à la source, c’est donc tout d’abord chercher à anticiper l’impact du dessin sur le réel et adapter les outils de l’architecte dans ce sens.
Adapter les moyens matériels et les outils de conception aux projets. L’agence Béal&Blanckaert possède une vision de l’architecture qui n’a pas de «recette» toute faite, une architecture aux formes et détails variés, aux modes constructifs et aux matériaux qui changent en fonction des contextes, mais paradoxalement adapte peu ses processus, ses outils de conception et de représentation entre les différents dossiers. Il n’y a par exemple pas de distinction entre les projets dont elle a le suivi de chantier et ceux où elle ne l’a pas. L’agence ne possède pas une grande culture du dossier PRO et DCE, ni du projet bien réglé « qui ne bouge plus » et dont tous les aspects architecturaux sont maîtrisés et fixés avant le lancement de l’exécution. Nous avons vu précédemment que les modalités de maîtrise du projet en chantier sont cependant extrêmement différentes. Ainsi, le contenu et l’organisation des livrables au cours des études sont souvent les mêmes, c’est à dire les éléments classiques demandés au contrat (plans de plus en plus zoomés, carnet de détail architecturaux, etc..). Le niveau de précision, la manière de représenter le projet, d’articuler les pièces entre-elles ainsi que leur niveau de complétude sont pourtant des choix qui relèvent de la compétence de l’architecte et qui devraient pouvoir s’adapter en fonction des projets.
29. BIHOUIX, Philippe, Le bonheur était pour demain. Les rêveries d’un ingénieur solitaire, Editions du Seuil, Paris, 2019, p.266. 30. Ibid. 53
Nous avons également vu que l’agence arrivait à conserver une diversité des pratiques en faisant la balance financière entre les différents projets. Il n’y a pourtant pas nécessairement de lien entre la taille d’un projet et les moyens humains qui y seront dédiés : sur des projets de logement privés importants qui sont très rémunérateurs pour l’agence mais qui sont peut-être plus «routiniers», l’investissement en terme de temps et d’effectif durant la durée totale des études peut être quasiment égal voir inférieur à d’autres projets plus petits, notamment en commande publique.
Projet
Universeine lot A1
Médiathèque Amiens
CSC Maurepas Rennes
Budget marché HT (hors VRD)
62 700 000 €
2 722 134 €
9 363 003€
Mission
Mission de base avec conformité
Mission complète
Mission de base avec conformité
Statut
Privé / Groupement d’architecte (non mandataire)
Public / Mandataire
Public / Co-traitance avec MoEx locale (mandataire)
Honos études
821 000 €
171 957 €
458 806 €
Effectif études
2 chefs de projet temps plein + 2 assistants temps partiel
1 chef de projet temps plein
1 chef de projet + 1 assistant temps plein
Honos chantier
327 000€
104 603 €
101 875 €
Effectif chantier
2 chefs de projet temps partiel
1 chef de projet temps partiel
1 chef de projet temps plein + 1 chef de projet temps partiel.
Projet
Chevilly
La Parenthèse verte
Fiprotec
Budget marché HT (hors VRD)
28 000 000 €
19 590 000 €
3 200 000€
Mission
Mission de base avec conformité
Mission complète
Mission complète
Statut
Privé / co-traitance (mandataire)
Privé / cp-traitance (mandataire)
Public / Mandataire
Honos études
713 125 €
397 534 €
143 579 €
Effectif études
1 chefs de projet temps plein + 1 assistant temps partiel
1 chef de projet temps plein, 1 assistant temps plein
1 chef de projet temps plein
Honos chantier
101 875 €
359 354 €
81 735 €
Effectif chantier
1 chef de projet temps partiel
1 chef de projet, 1 assistant temps partiels
non démarré
Nous savons que le temps qui est réellement passé par projet dépend rarement de sa taille mais plutôt du degrés de complexité, de précision, d’exigence et de complétude qui est apporté au dossier. Concevoir un petit bâtiment comme une œuvre totale prendra surement autant de temps qu’élaborer en équipe un dossier DCE pour un bâtiment de bureau aux plans et détails très répétitifs. Il est pourtant intéressant de se poser la question non pas de la quantité de temps passé à concevoir les projets, mais surtout de la nature de ce temps. Du temps «perdu» à faire de nombreux allers retour ou redessiner constamment des impensés du projet ne pourra pas être utilisé pour réaliser une maquette ou bien pour prospecter des ressources et savoir-faire locaux, par exemple. La posture classique de conception en entonnoir que nous utilisons et qui consiste à partir du général pour aller dans le détail au fil des différentes phases, sans interconnecter les échelles, n’est pas étrangère à cette problématique. Cette vision est par ailleurs flagrante dans notre rapport à la représentation en trois dimensions, que ce soit en maquettes physiques ou numériques, qui sont des outils de synthèse par excellence. Lorsque l’agence a agrandi ses locaux et fait des travaux, il a été décidé que l’une des pièces centrales serait exclusivement dédiée à un atelier maquette avec la volonté qu’il devienne un outil de conception beaucoup plus présent. En réalité, nous passons assez peu de temps à faire des maquettes, qui sont 54
Ces tableaux comparatifs ne mentionnent pas le fait que les associés travaillent également sur ces projets et se rémunèrent aussi, mais ne sont pas considérés comme directement «productifs» pour la réalisation des livrables, hormis pour le différents oraux et notices de concours.
Il faut aussi composer avec l’autonomie et l’expérience des différents architectes et le coût qu’ils représentent pour l’agence: un chef de projet aguerri pourra peut-être suivre quasiment seul un DCE «classique» d’un petit projet, alors qu’un jeune architecte sorti de l’école devra être beaucoup plus accompagné.
souvent réalisés par des stagiaires au moment des concours. Un temps est systématiquement accordé au début des projets pour réaliser des maquettes de conception à l’échelle urbaine, au 500ème ou au 200ème, généralement en carton. Ces maquettes à petite échelle peuvent ensuite être reprises jusqu’à prendre la forme finale du projet. Nous réalisons ensuite très peu de maquettes passé ces premières représentations générales. Des fragments au 50ème, au 20ème où même des prototypes à l’échelle 1, avec une vraie représentation de la matière, pourraient à la fois servir à concevoir des endroits particuliers et avoir une conscience plus précise des modalités de mise en œuvre des matériaux, aussi bien que représenter et communiquer des détails ou des lieux dont les aspects ne peuvent être appréhendés dans leur globalité sur des documents techniques en deux dimensions. De même, les modèles numériques 3D sont souvent utilisés pour définir l’aspect extérieur des projets et aboutir à une perspective de concours ou de permis de construire. Elles sont aussi parfois utiles pour représenter et concevoir des espaces intérieurs par fragments, comme des halls, mais restent souvent des coques vides et peu précises. La modélisation 3D présente cependant l’opportunité formidable de représenter et concevoir un projet dans sa totalité en pouvant avoir l’œil sur des endroits ou des détails qui seraient passé à la trappe si le projet était représenté uniquement en plan ou en coupe. Récemment, pour l’élaboration du projet du St-So Bazaar à Lille, l’agence a entrepris très tôt dans les études de réaliser une maquette complète des halles existantes au 100ème ainsi qu’une travée de structure au 50ème. Cette maquette, qui a évolué durant tout le processus jusqu’au chantier, a été un outil diablement efficace de conception et de communication sur toutes les phases. Cette initiative, qui s’est faite naturellement probablement parce qu’il est plus facile de réaliser d’entrée de jeu une grande maquette d’un bâtiment déjà connu et qui ne bougera pas, montre à quelle point ce temps pris pour faire une grande maquette (qui aurait pu ne pas être réalisée faute de temps et de priorisation) devient en réalité productif et a surement permis d’anticiper d’autres sujets. Maquette au 100ème du projet réhabiliation «St-So Bazaar» Photographie de l’agence Béal&Blanckaert.
Vers une éthique de la non puissance31. Défendre une architecture complexe, mais pas une architecture compliquée.
Il faudra dissiper deux illusions qui détournent les esprits du problème de la pensée complexe: La première est de croire que la complexité conduit à l’élimination de la simplicité.[...] La deuxième illusion est de confondre complexité et complétude.» MORIN, Edgar, Introduction à la pensée complexe,Editions du Seuil, Paris, 2005
La question de la complexité de l’architecture, des structures, détails et formes ne peut être séparée de la problématique de la sobriété. Je constate souvent que le degré de complexité formelle et architecturale est intimement lié, si l’exécution est mal anticipée, à un surinvestissement en DCE ou en chantier, c’est à dire aux moments où nous approfondissons généralement la question de la mise en œuvre. Ainsi, un temps et des moyens humains conséquents que nous n’avons pas toujours à disposition peuvent être engagés pour tenter de résoudre ou d’adapter l’exécution à des formes et des principes définis dans les premières phases de projet. Tout le temps dépensé à tenter de «construire un dessin» trop compliqué ou d’une quantité et variété de détails exagérés plutôt que «dessiner une construction» que nous sommes en mesure de maîtriser est autant de temps qui n’est pas passé à maîtriser d’autres sujets. Il est facile d’imager qu’une architecture basée sur une «économie de moyen»
31. Concept emprunté à Jacques Ellul. Les prouesses et la puissance rendues possibles par la technique sont tentantes. Devant le phénomène technique érigé par l’humanité comme religion, la question de savoir si «tout ce qui est possible de faire est forcément souhaitable» ne fait quasiment plus partie débat. Jacques Ellul propose de prendre du recul vis-à-vis de cette religion et d’assumer de faire le choix de la «non puissance» face à «l’asservissement» du monde à la technique. 55
avec une structure rationnelle, des principes répétitifs et un dépouillement de la façade entraînera une conception et un chantier moins complexes dans notre mode de production industrialisé actuel. Eric Lapierre, dans le débat organisé en janvier 2020 par la cité de l’architecture «économie de moyens versus nouvelle économie», érige même en posture éthique le fait de concevoir une architecture qui rejette le superflu. A la question «est-ce que l’économie de moyen serait une manière de s’assurer de pouvoir garder une maîtrise du projet au cours du chantier?», celui-ci réponds «d’une certaine manière, si nous avons un projet sans gras, il n’y a rien a déshabiller, tout est nécessaire. Les entreprises arrivent très rapidement au point ou leur choix est de proposer une alternative qui est si alternative qu’elle est disqualifiante, ou bien accepter que cela doit être fait comme nous le voulons, puisque de toute manière il n’y a rien à enlever». Cependant la simplicité ne veut pas dire qu’il y’a élimination de la complexité, et inversement. La charpente en petit bois de Philibert Delorme est un magnifique exemple inspirant de réponse constructive d’une ingénieuse simplicité, écologique et durable. Pour répondre à une problématique du milieu du XIVème siècle et qui reste plus que jamais actuelle : la rareté et le coût des matériaux, notamment du bois de construction, Philibert Delorme invente un système de charpente inspiré de la construction navale. Ces charpentes sont tout d’abord des modèles de simplicité constructive avec standardisation des éléments ( seulement deux types de planches et un type de fixation par chevillage sont nécessaires), ce qui permet de préfabriquer rapidement les éléments et gagner un temps important de mise en œuvre. Cette standardisation permet aussi d’adapter le système à plusieurs situations, ce qui le rend modulaire. Enfin, sa durabilité dans le temps est importante car si une partie de la charpente est endommagée, l’interchangeabilité des pièces de bois facilite le remplacement qui nécessite de ce fait de peu de travaux. Enfin, la charpente, surement grâce à l’ingéniosité de son système, possède des qualités esthétiques indéniables. Prôner une architecture qui n’est pas compliquée, mais qui maîtrise la complexité de son rapport au monde me semble être une posture pertinente face aux problématiques environnementales qui sont et seront les nôtres. L’agence l’a d’ailleurs bien compris lorsqu’il s’agit de construire en bois : le coût actuel du matériau et de sa mise en œuvre impose de concevoir avec une forme de rationalité constructive absolue pour rendre crédible son utilisation. Pour le projet de Tereneo dans la Zac d’Euratechnologies par exemple, tout le temps qui n’a pas été dépensé à résoudre un plan, des formes ou des détails compliqués a pu être dépensé dans la maîtrise détails moins nombreux mais plus chiadés et dans l’emploi de matériaux plus riches et pérennes, sans pour autant que le budget du projet explose. Cela permet aussi de défendre l’utilité de l’inutilité, d’accorder une attention et de maintenir une ligne de budget destinées à l’ensemble de ces petits «luxes» qui sont les premiers à être passés au filtre de l’économie mais qui demeurent indispensable pour faire œuvre.
Le sens, la responsabilité de la mise en œuvre. Sur le chantier de Lille-Sud, je suis toujours étonné devant la simplicité de la mise en œuvre du bloc perforé « maxibrique » quand on le compare par exemple au béton. Pour élever un mur de 2.50m de hauteur, seul un dispositif de levage est nécessaire pour acheminer les palettes de briques et le mortier au lieu de mise en œuvre. Un ou deux hommes ainsi que leur outillage de maçonnerie parviennent à monter un mur en deux ou trois jours. Les maçons sont souvent pressés par les cadences infernales imposées par l’armada technique destiné au banchage : la rationalisation de la mise en œuvre du béton banché impose un planning serré de rotation de banche, arrivage de camions toupies frais, bancs de préfabrications, approvisionnements en aciers, quincaillerie et autres produits dérivés de l’utilisation du béton. Lorsqu’un maçon monte un mur en brique, je le vois tenir le matériau dans ses 56
La Caserne Rochambeau à Mont-Dauphin, conçue avec un modèle de charpente De l’Orme. © Marc Heller/Région Provence-Alpes-Côte d’Azur Inventaire général
«La complexité des modes de production contemporains a tendance à dissiper l’agir individuel, si bien qu’il est de plus en plus difficile de se sentir entièrement responsable de quelque chose en particulier. On pourrait multiplier les exemples d’intervenants allongeant les chaînes de production ou de décision. [...] Tout en éclairant ou facilitant les décisions dans un monde de plus en plus complexe, ils contribuent à dissoudre le sentiment de responsabilité» LOCHMANN, Arthur, La vie solide. La charpente comme éthique du faire, Editions Payot & Rivages, Paris, 2019.
mains, le mettre en œuvre et je vois le mur se monter progressivement, tas par tas. Lorsqu’un voile en béton est coulé, je ne vois que l’attirail technique servant au coffrage se mettre en place, et un mur fini décoffré comme par magie un ou deux jours plus tard. La pierre artificielle est figée dans son état final au démoulage. Si suffisamment de temps et de soin ne sont pas accordés lors du processus, ou lorsqu’une erreur ou un oubli sont commis au coulage, reprendre l’ouvrage implique forcément sa mutilation dans le meilleur des cas, sa démolition partielle ou complète dans le pire. Lorsqu’un mur en brique est monté pièce par pièce les ouvriers sont responsables des portions d’ouvrages dans leur totalité. Si le mur est raté, il est assez facile de savoir d’où vient le problème. Si le mur est réussi, cette personne peut être fière de son travail. La standardisation et la répétitivité des petits éléments permet de corriger facilement une erreur sans entreprendre de gros travaux. Jacques Ellul dans, La Technique ou l’enjeu du siècle, pose la question du rapport de l’homme à la réalité devant le phénomène technique qui s’est transformé en milieu englobant et total :
Coffrage d’un poteau de façade en béton apparent. Ce poteau a nécéssité la réalisation d’un coffrage sur-mesure que je n’aurais sûrement pas imaginé en regardant le plan, et qui a fait la fierté de l’entreprise. Sculpture, banc public? Voué à la destruction, ce témoin du travail humain ne mériterait-il pas d’acquérir une seconde vie? Chantier «La parenthèse verte», Lille-Sud.
« Agissant sur toutes choses par des intermédiaires, il perd le contact avec la réalité. On peut se référer ici à l’admirable étude de M.G Friedmann sur la séparation de l’ouvrier et du matériau. L’homme perd le contact avec cet élément premier de sa vie, de son environnement, cet objet fondamental, « ce avec quoi il va faire quelque chose ». Il ne connait plus le bois ni le fer ni la laine. Il connaît la machine. La « qualification mécanicienne » a remplacé la connaissance du matériau, provoquant de profondes transformations mentales et psychiques que l’on ne saurait encore mesurer. Ceux qui connaissent le matériau, ce sont les bureaux d’études qui n’ont jamais à l’utiliser, qui ne le voient pas, mais qui en savent abstraitement toutes les qualités ; et ceux qui utilisent le matériau, qui en font sortir matériellement l’œuvre, ne le connaissent plus. Ils agissent selon les normes des ingénieurs, en utilisant le seul objet qu’ils connaissent désormais : la machine32.» La réalité actuelle est qu’il y a de moins en moins de culture du gros-œuvre apparent, fini. Des années de second œuvre venant automatiquement masquer les matériaux de structure ont modelé les réflexes et les normes du système de production actuel, renforçant l’abstraction vis à vis de la matière et la déqualification des entreprises lorsqu’il s’agit de réaliser des ouvrages apparents soignés. Il faut donc composer avec cette réalité. Soutenir la thèse qu’un matériau peu transformé et visible sans second œuvre c’est à la fois faire un pas vers la sobriété et l’économie de la matière, faire un pas vers la réappropriation du réel et de ses contraintes physiques par notre société, et enfin faire un pas vers la reconquête du sentiment de responsabilité et le développement des savoir-faire liés aux ouvrages.
32. ELLUL, Jacques, La technique ou l’enjeu du siècle, Editions economica, 1954, p.295. 57
Agir pour la reconquête de la maîtrise de l’exécution. La pensée de la tolérance et de la mise en œuvre. La pensée de la tolérance dans la mise en œuvre de la matière est un bel exemple de prise en compte de la réalité de l’exécution dans la pensée du projet. Dans ce sens, je souhaite revenir sur l’étude des détails de façade béton de la cité des Bleuets par l’atelier de Paul Bossard33, présenté par Didier Debarge et sur lesquels nous avons échangé au cours de la session 3. Pour réaliser les 500 logements de la cité des Bleuets en béton armé, Bossart adopte une pensée critique de la préfabrication :
Page précédente: mise en œuvre d’un trumeau en brique. La responsabilité et la qualité d’éxecution du mur dépends du travail d’un ouvrier, mais aussi des conditions qui lui sont donnés pour le réaliser. Ici, la mise en œuvre se fait par l’intérieur, et la finition des joints est donc plus compliquée à réaliser.
• La préfabrication lourde en béton armé telle qu’elle est alors connue en France ne se fait pas in-situ, les éléments sont conçus et livré sur chantier pour être posés et assemblés par des ouvriers sans besoin de qualification. • Les tâches sont morcelées et réparties entre plusieurs ouvriers pour faire le même ouvrage qui finira masqué : coffreur, ferrailleur, fabrication du béton, coulage, incorporation des réseaux, etc… La conscience de l’ouvrage et du tout par celui qui fait devient problématique. L’architecte décide alors de faire réaliser les éléments de façades préfabriqués en béton in-situ. Les éléments verticaux qui composent le dessin de façade et les trumeaux sont positionnés de telle manière qu’il n’y ait jamais de contact direct entre deux blocs de béton. Le vide laissé entre les blocs permet d’encaisser sans difficultés les éventuelles erreurs de dimensionnement et deviennent les parties vitrées de la façade. Les blocs de schiste présents sur les bandeaux de façade sont ensuite incorporés non pas en fond de moule, invisibles, mais au-dessus, directement par les maçons qui en choisissent également la composition. Le carnet de détail établi par l’architecte est aussi pour moi saisissant dans l’influence que peut avoir la pensée du chantier et de son organisation sur la conception du projet architectural. Pour réaliser ces bandeaux de façade préfabriqués en béton, l’architecte invente et décrit la forme du coffrage par une série de petit croquis détaillant également la marche à suivre par l’entreprise pour décoffrer. Pour chaque détail spécifique du projet où une complexité dans l’enchaînement des tâches se fait sentir, une page du carnet qui se présente sous la forme de quasi vignettes de BD, à la manière d’une notice, décrit en trois dimensions la coordination à effectuer pour réaliser l’ouvrage. Le carnet de détail va même jusqu’à penser et optimiser le dessin et l’enchaînement des tâches pour les fondations, les réseaux sous-dalles, l’élévation de la structure, le tout sous forme de croquis extrêmement simples et intelligibles, probablement repris par la suite par le bureau d’étude technique en charge des études d’exécution. A travers cet exemple, j’entrevois plusieurs pistes de réflexions opérantes : • Préfabrication n’est pas associé ici à standardisation : le travail des maçons est visible sur l’ouvrage final et participe à l’identité du projet, les coffrages sont fabriqués sur place et réutilisés tout au long du chantier, le tout maintenant une forme d’artisanat dans la préfabrication. Un positionnement vis-à-vis du travail, une éthique du faire se dégage. • La pensée de la mise en œuvre du projet fait partie intégrante de la conception. Le carnet de détail est pédagogique, dessiné en trois dimensions.
33. Construite à Créteil entre 1959 et 1962. 58
Extraits du carnet de détail de la Cité des Bleuets Session n°3, Choeur de chantier, Didier Debarge.
L’enchaînement des tâches sur chantier est pensé en lien avec l’implantation des différents ouvrages, en amont du chantier. • La préfabrication permet de parvenir au « zéro déchet » : tout ce qui sera fait sera mis en œuvre, tandis que la pensée de la tolérance entre les éléments permettra de ne pas reprendre constamment des ouvrages trop imprécis. • Enfin, et peut-être le plus important, il y’a un plaisir évident à créer ces méthodes et à les partager par le biais du dessin. . La question des limites de la pensée de l’architecte, qui dans ce cas va jusqu’à dessiner pour l’entreprise l’organisation du chantier et les coffrages, prends parti vis-à-vis du sens du travail des ouvriers, est aussi posée.
Extrait du carnet de détail de la cité des bleuets, décrivant en trois dimensions l’enchaînement des tâchesconduisant à la réalisation d’un ouvrage de façade. Session n°3: Choeur de chantier, Didier Debarge.
Faire évoluer le cadre réglementaire et normatif par l’action. Mise en oeuvre des poutres réalisés en petites sections de peuplier locale, Rénovation de la salle communale de Lezennes Session n°5 : la norme et ses entours Photographie tirée du magazine Sequence Bois n°101, Octobre 2014.
L’intervention de l’architecte François Lacoste «Vers une normalisation de l’usage des bois locaux en situations structurelles» qui a eu lieu au cours de notre session n°5 «La norme est ses entours» m’a offert un exemple opérant de pratique architecturale expérimentale, ancrée dans le réel, engagée et soucieuse de l’avenir des filières de production. Le constat est le suivant : la France est recouverte au tiers de forêt mais reste très peu performante sur le plan industriel. L’essentiel de la pratique dans le bâtiment s’appuie sur l’usage de résineux et délaisse l’utilisation de feuillus. Dans les Hauts-de-France l’usage structurel des bois régionaux comme le peuplier a par exemple été progressivement abandonné au profit des bois de résineux importés et normalisés autour desquels toute la filière s’est organisée. Les plantations sont par conséquent moins replantées et moins entretenues. Pour un projet de salle polyvalente dans la commune de Lezennes, la volonté d’employer du bois de peuplier local comme système structurel a fédéré maîtrise d’œuvre et maîtrise d’ouvrage. Vouloir renouer avec un approvisionnement en matériau local nécessite cependant de nager à contre-courant des systèmes de normalisation traditionnels et de 59
prendre un certain nombre de précautions pour maîtriser la faisabilité structurelle sans prendre de risques inconsidérés. L’idée du prototypage s’est donc imposée : la maîtrise d’ouvrage a par ailleurs accepté de s’engager dans l’aventure en accordant plus de temps et de moyens pour que le projet puisse voir le jour. Des maquettes de poutres à des échelles de plus en plus grande, de l’échelle un demi jusqu’à l’échelle 1, celle du prototype, ont permis de confronter les différentes hypothèses structurelles à la réalité des forces auxquelles elles seraient soumises. Des tests de résistance à la compression sur banc d’essai ont ainsi permis de démontrer par l’action au bureau de contrôle et à la maîtrise d’ouvrage que la structure conçue en bois de peuplier était tout à fait capable de reprendre les forces nécessaires à la couverture de la salle et résistant aux normes de rupture des bois de résineux. Cette conception collective a intégré à un moment ou à un autre toutes les personnes qui font partie de la chaîne de production, des exploitants forestiers jusqu’aux scieries, des BET jusqu’aux charpentiers, chacun étant partie prenante de l’expérimentation, assumant le saut dans l’inconnu. Le prototype est ici devenu plus qu’une simple représentation du futur projet, mais l’outil qui a permis de calibrer et concevoir collectivement la couverture. Cette démarche se poursuit encore aujourd’hui avec le développement de méthodes de classement et de normalisation des bois de feuillu régionaux. L’engagement et la mission complète de l’architecte dépasse ici de loin le simple projet architectural. J’éprouve parfois moi-même cette sensation de «vouloir faire» ce que j’avais en tête plutôt que de rester observateur. «Mettre la main à la pâte», cette vielle expression française qui signifie que l’on souhaite aider quelqu’un à réaliser une action concrète, devient comme un besoin de prendre part à l’œuvre collective, d’expérimenter, de pousser la maîtrise du projet et l’engagement jusque dans leurs derniers retranchements. Lors d’une conférence des associés toulousains du Bureau Architecture Sans Titre (BAST) au St So Bazaar, les trois associés ont présenté plusieurs projets d’extensions de maisons individuelles pour des particuliers en assumant un côté «auto construction par les architectes» pour certains ouvrages. Les architectes exécutent ainsi eux-mêmes des prestations de pose ou d’exécution de petits détails hors DTU que des entreprises refusent de réaliser (absence d’un relevé d’étanchéité en toiture au droit d’une porte d’entrée ou tout simplement la pose d’un rideau thermique extérieur qu’aucune entreprise ne voudra prendre le temps de poser, par exemple). La question du rapport au bricolage, qui dans ce cas est avant tout induit par le plaisir naturel des associés pour cette activité, mais surtout à la réglementation et l’expérimentation, est posée : «On ne va pas se lancer nous même à faire des détails d’étanchéité, on essaye de travailler de concert avec les entreprises pour les pousser un peu sur des choses qui peuvent être hors réglementation mais qui restent d’une certaine façon dans l’entendement, au point que les entreprises acceptent de nous suivre.» Les architectes sont conscients d’engager ainsi leur responsabilité en cas de sinistre, expliquent au client l’intérêt du détail proposé et assument de fournir «un service après-vente» au cas où des retouches seraient à faire. Nous voyions bien que cette conception du projet architectural est possible lorsqu’il s’agit de petits programmes où les chaînes d’interlocuteurs sont réduites au maximum, mais beaucoup moins crédible dès lors qu’il s’agit de passer à une plus grosse échelle de projet. Par ailleurs, je ne me fais pas d’illusions sur le fait que je reste un concepteur avant d’être un bricoleur. Cette sensation de vouloir «faire» me semble pourtant légitime lors de la conception du projet. Comme pour la pratique de François Lacoste, je l’envisage plus comme «faire avec»: il s’agit de ne pas rester passif dans le processus de projet, mais de penser en bricoleur, pour ne pas construire en bricolant.
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«M.Majorin tenait à ce que son élève fût adroit de ses mains; il lui avait fourni quelques outils et lui apprenait à s’en servir: «On ne dessine bien un objet, lui disait-il , que si on est en état de le modeler, de le tailler, de le façonner, en un mot; de telle sorte qu’on puisse suppléer à ce que le dessin ne pourrait donner qu’avec beaucoup de peine, de temps et d’explications» VIOLLET-LE-DUC, Eugène, Histoire d’un dessinateur. Comment on apprend à dessiner, Infolio, Paris, 1879.
Page de gauche: Une petite maquette très modeste à l’échelle 1 vaut plus que cent dessins: vouloir faire du sur-mesure implique de se rendre compte du détail dessiné au marché, valider des formes et des sections d’acier, transmettre de manière claire l’information à l’entreprise. 61
Conclusion Quand la crise devient la norme. « La crise est un fait, le fait majeur de notre temps34.» Crise environnementale, crise sanitaire, crise identitaire, crise économique, crise du logement, crise européenne, profession en crise. Pas un jour ne passe sans que nous constations de manière plus ou moins effarée la réalité de notre société actuelle : «Tandis que le terme grec krisis nommait le moment du jugement et de la décision, la crise actuelle dit essentiellement l’impuissance, l’incertitude et l’indécision35.» Assaillis de toutes parts, cette sensation de crise permanente renforce l’inertie palpable qui semble embourber nos modes de production de l’architecture dans leurs schémas actuels. Nous avons vu dans un premier temps que le sens de la mission complète peut être mis à mal par l’organisation actuelle du marché de la construction, par une contractualisation qui dissocie la conception de l’exécution, par une complexité croissante des modes organisationnels et un éloignement physique du chantier, des réalités de la mise en œuvre. Faut-il pour autant abandonner le combat de la masse, se replier sur de petits projets qui suivent moins les logiques de l’industrialisation et de la rentabilité et abandonner le gros de la construction aux majors de la promotion et du BTP ? Ces constats m’ont conduit à développer une ambition de jeune architecte peutêtre démesurée: agir pour réconcilier la maîtrise d’œuvre et la maîtrise de l’œuvre, travailler à maintenir la souveraineté des missions, élargir les limites de la pensée de l’architecte, et ce à toutes les échelles de projet. Face à l’ampleur des enjeux contemporains, cette ambition ne pourra se concrétiser qu’avec optimisme, qu’avec une foi constante dans notre capacité collective à agir.
Être architecte. En tant qu’architecte et maître d’œuvre, l’impression de ne plus avoir la maîtrise du projet architectural doit se combattre : cela nécessite une stratégie. Faire uniquement du chantier, c’est risquer de se reposer sur des schémas et des normes standardisées et les répéter sans se poser de question. Faire uniquement de la conception «sur papier», c’est risquer de fabriquer des objets mentaux purs et perdre le contact avec les attendus du monde physique. Se reposer la question du sens de la mission complète de l’architecte, c’est reconsidérer la pensée du projet non pas par phases dissociées mais dans une pensée globale de l’acte d’édifier. Cette « pensée complexe » ne peut être intégrée qu’avec l’expérience de toutes les phases du projet architectural, sans cesse enrichies et renouvelées par le phénomène des vases communicants. Paradoxalement, penser une architecture plus complexe, qui touche à des sujets qui dépassent le strict champ architectural tout en restant maîtrisée dans sa dimension matérielle peut donc amener à vouloir en simplifier les processus d’élaboration. Être terre à terre, cette expression généralement péjorative qualifiant une pensée «matérielle et peu poétique» aurait-elle besoin d’acquérir une nouvelle saveur? Nos enjeux environnementaux contemporains et notre responsabilité sur tout habitant m’amènent à vouloir donner à la réalité matérielle et sociale de l’architecture une place centrale dans ma future pratique.
34. WIDMAIER, Carole. “REPÈRE: Quand La Crise Devient La Norme.” Esprit, no. 390 (12), 2012, pp. 137–139. JSTOR, www.jstor.org/stable/24274890 35. Ibid. 62
Pour ce faire, je souhaite développer des méthodes de travail qui intègrent plus en amont la pensée de l’exécution comme moteur de fabrication de l’architecture, cette condition sine qua non pour parvenir à une première forme de maîtrise du projet architectural. Cette pensée doit ensuite s’efforcer de prôner davantage de sobriété à la source dans l’acte de construire. Mettre un point d’orgue à respecter ces conditions signifie justement de prendre le temps d’y réfléchir, de mettre en œuvre des outils de représentation et de conception plus à même de rendre intelligible la pensée synthétique des ouvrages.
S’amarrer au port, mettre pied à terre. «S’amarrer au port, mettre pied à terre» résonne pour moi comme une métaphore pour définir les invariants et les objectifs d’un projet professionnel en formation: C’est tout d’abord s’ancrer dans un territoire sans rester passif, comme acteur et non pas spectateur : reconsidérer le local comme une appartenance à des relations d’interdépendance ; connaître la réalité des filières, des ressources, saisir les opportunités: visiter les usines, les scieries, les carrières, les ateliers, se former, se déplacer systématiquement au contact des lieux de projets et de production pour en saisir les fonctionnements et les ressorts ; toujours savoir d’où viennent les matériaux et comment sont-ils acheminés jusqu’au chantier pour aiguiller les choix de conception. Cela implique de passer davantage de temps sur le terrain plutôt que derrière son bureau. C’est pouvoir maintenir une présence physique de l’architecte tout au long du projet. Premièrement avec les collaborateurs, les maîtrises d’ouvrages, les entreprises. Même si nous avons tous fait l’expérience durant la pandémie de la collaboration professionnelle en visio, ce mode de communication éloigne les individus, remplace le plaisir de concevoir ensemble autour d’une table par des voix sans visages, déresponsabilise et désengage des intervenants éloignés les uns des autres vis à vis des projets. Deuxièmement, c’est aussi se donner les moyens d’être présent physiquement sur les chantiers plusieurs fois par semaine s’il le faut et suivre l’exécution des projets du début à la fin. C’est enfin s’amarrer au projet architectural, un projet qui n’est pas fragmenté en phases et sujets séparées, qui ne s’arrête pas une fois le concours rendu et ne commence pas au DCE. Maintenir une vision de la maîtrise d’œuvre qui continue de concevoir, de pratiquer les chantiers, de cultiver sa curiosité et d’entretenir des compétences sur toutes les phases de projet, non pas uniquement sur celles où elle est en confort. S’amarrer au port, où le port nous rappelle simplement que nous sommes toujours à un seul et unique endroit en même temps, ici-bas, avec ses qualités et ses défauts.
Un projet professionnel : cultiver le plaisir de créer, ensemble et avec. Au final, il a été question de la maîtrise de l’œuvre, mais qu’est-ce que faire œuvre? L’écriture de ce rapport me rappelle que l’œuvre est, plus qu’un objet, un processus collectif dont la réussite réside aussi dans le plaisir de créer. De l’arbre planté jusqu’à la poutre fichée dans le mur, créer est un acte empli de responsabilité : celui de modifier à jamais une portion de surface terrestre. Cette pratique collective doit donc se recentrer autour de l’essence même de l’architecture, l’acte de construire, en y intégrant au passage tous les ressorts et paradoxes d’une pensée complexe. Ainsi, une posture de maître d’œuvre pourra émerger: celle d’œuvrer à construire et de construire pour œuvrer. 63
Référence des projets mentionnés
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Ilot de 196 logements, cellules commerciales et voies publiques.
Lieu: Zac Arras Europe, Lille Sud. Maîtrise d’ouvrage: Edouard Denis promotion SDP: 14 547 m² Budget travaux hors VRD: 19 590 000 euros Statut: en cours de chantier Contrat sur le projet: mission complète. Mission sur le projet: mission ACT et suivi de chantier en binôme avec une collègue (Août 2019 - Avril 2021), suivi de chantier en autonomie (Avril 2021 - en cours )
Résidence étudiante de 185 chambres, 35 logement et cellules commerciales
Lieu: Zac du Moulon, Gyf-sur-Yvette. Maîtrise d’ouvrage: Dream promotion SDP: 8500 m² Budget travaux hors VRD: 13 300 000 euros Statut: Livré en 2019. Contrat sur le projet: mission partielle avec suivi de la conformité architecturale, mission d’aménagement des locaux communs. Mission sur le projet: suivi de la conformité architecturale en autonomie de la fin du GO à la livraison (Avril 2018 2019)
Ilot de 84 logements
Lieu: ZAC des Ardoines, Vitry-sur-Seine Maîtrise d’ouvrage: Nexity promotion SDP: 5715 m² Budget travaux hors VRD: 8 595 000 euros Statut: PRO en cours. Contrat sur le projet: mission partielle avec suivi de la conformité architecturale. Mission sur le projet: dépôt du PC, dossier commercial, dossier PRO en autonomie (Septembre 2018 - en cours)
Immeuble de bureau
Lieu: Ile de Nantes, Nantes Maîtrise d’ouvrage: Loire Atlantique développement SDP: 5483 m² Budget prévisionnel: 9 350 000 euros Statut: PRO en cours. Contrat sur le projet: mission complète, mission d’aménagement de plateaux de bureaux. Mission sur le projet: concours, APS en binôme avec un collègue (Janvier 2020 - en cours).
50 Logements
Lieu: Zac des Tartres Maîtrise d’ouvrage: Dream promotion SDP: 3590 m² Budget prévisionnel: 6 200 000 euros Statut: PC en cours. Contrat sur le projet: mission partielle avec suivi de la conformité architecturale, mission d’aménagement des locaux communs. Mission sur le projet: concours (2019) 65
Bibliographie Littérature. Sociologie: - CHADOIN, Olivier, Etre architecte: Les Vertus de l’Indétermination. De la sociologie d’une profession à la sociologie du travail professionnels, Presses universitaires de Limoges ,Limoges, 2013. - BIAU, Véronique, Les architectes au défi de la ville néolibérale, Editions parenthèses, Paris, 2020. - ELLUL, Jacques, La technique ou l’enjeu du siècle, Editions economica, 1954.
Essais: - MORIN, Edgar, Introduction à la pensée complexe,Editions du Seuil, Paris, 2005 - LOCHMANN, Arthur, La vie solide. La charpente comme éthique du faire, Editions Payot & Rivages, Paris, 2019. - VIOLLET-LE-DUC, Eugène, Histoire d’un dessinateur. Comment on apprend à dessiner, Infolio, Paris, 1879. - BIHOUIX, Philippe, Le bonheur était pour demain. Les rêveries d’un ingénieur solitaire, Editions du Seuil, Paris, 2019. - DION, Cyril, Petit manuel de résistance contemporaine, Actes Sud, 2018. - PAQUOT, Thierry, Petit manifeste pour une écologie existentielle, Bourin éditeur, Paris, 2007.
Histoire: - MARREY, Bernard, Architecte, du maître de l’œuvre au disagneur, Editions du Linteau, Paris, 2013.
Recueils: - POUILLON, Fernand, Mon ambition, Editions du Linteau, 2011.
Articles. - VEDRENNE, Stéphane, Pour les architectes, la frugalité malheureuse? Paris, 20 avril 2021, https:// chroniques-architecture.com/pour-les-architectes-la-frugalite-malheureuse/. - LUQUAIN, Amélie, (2018, 30 Octobre), Marchés publics vs marchés privés, quelles marges de négociation ?, https://chroniques-architecture.com/marches-publics-vs-marches-prives/.
Conférences. - BAST, conférence du cycle «Faire c’est dire», Lille, 8 octobre 2020, - Quel futur pour l’architecture ? Économie de moyens versus nouvelle économie, Débat avec les architectes Stéphanie Bru, Anne Démians, Éric Lapierre, Umberto Napolitano, Paris, 14 Janvier 2020. https://www.youtube.com/watch?v=ZKybvRI6-bg - Le logement, toujours un laboratoire d’architecture ? Débat avec Monique Eleb, Myrto Vitart Jean-Christophe Quinton,Clément Vergély, Paris, 02 Février 2016. https://www.youtube.com/ watch?v=0rrgYPVBmWM&t=3170s.
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L’architecte est une personne que l’on missione, mais peut-on vraiment définir les limites de cette mission? Mission partielle, mission de base, la vision réductrice de la mission de l’architecte, écarté du chantier, met parfois à mal sa capacité à surmonter les différents «assauts du réel» qui jalonnent la vie du projet architectural. La capacité à assurer collectivement une maîtrise de l’oeuvre, matérielle, symbolique et sociale, et ce du début à la fin de son processus d’élaboration, devient alors l’objectif d’une pratique apte à répondre aux défis environnementaux auxquels la profession devra faire face dans les prochaines années. Ce travail cherche donc à définir des ambitions, des postures et des outils opérationnels élaborés en réaction aux situations actuelles et futures pour servir de socle à un projet professionnel personnel.
Rapport d’Habillitation à exercer la Maîtrise d’Œuvre en Nom Propre École Nationale Supérieur d’Architecture et de Paysage de Lille Martin Cobb