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Planchez bois à Amiens
Quatrième promenade: Planchez bois à Amiens!
ZAC Intercampus
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J’ai eu l’occasion il y’a quelques mois de démarrer les études d’un projet de 30 logements collectifs dans la ZAC Intercampus d’Amiens pour le compte d’un promoteur qui n’a pas beaucoup d’expérience à son actif mais qui souhaite se spécialiser dans le logement en bois. Il ne s’agit pas seulement de construire en bois, mais aussi de rendre visible le bois à l’intérieur des logements. Du côté maîtrise d’ouvrage et maîtrise d’œuvre les ambitions environnementales, paysagères et de qualité des logements sont élevées. Il y’a une vraie volonté de faire du logement « autrement » des deux côtés.
Dès les premières études cependant, nous allons rapidement nous rendre compte d’une part de l’incompatibilité du budget du maître d’ouvrage avec l’économie imposée par l’emploi de matériaux bio-sourcés ; d’autre part nous heurter à la quasi impossibilité réglementaire de construire en structure poteau-poutre bois apparente ou en solivage bois apparent lorsqu’il s’agit de plancher séparatif. Nous nous sommes refusés à employer un plancher bois composé d’une dalle CLT : d’une part leur utilisation entraine un surcoût important : les dalles sont onéreuses et nécessitent une chape isolante supplémentaire ; d’autre part leur esthétique de produit abstrait et lisse, qui peut finir peint en blanc par les habitants, nous intéressait moins qu’un solivage traditionnel. Les bonnes intentions en terme de bilan carbone ne suffisant pas à valoriser un logement pour un promoteur privé, le béton, qui lui peut tout à fait rester apparent en structure porteuse, refait rapidement son apparition. Ces deux contraintes nous poussent cependant à revoir la copie, à chercher des solutions dans le sens de l’hybridation des techniques constructives entre béton et bois, mais aussi des typologies, en proposant par exemple plus de duplex où il est possible de faire du plancher bois intermédiaire sans soucis acoustique.
Nous voyons donc qu’aujourd’hui en France, il est réglementairement quasi impossible de réaliser un solivage bois apparent entre deux logements, impossible de réaliser une structure à poteau-poutre bois apparente sans l’encoffrer dans des épaisseurs invraisemblables de placo et de laine minérale, alors que cela est possible dans d’autres pays. Le voile et la dalle béton de 20cm qui sont la norme en logement sont-ils vraiment plus performants d’un point de vue acoustique ? L’expérience que nous avons tous au quotidien nous montre que rien n’est moins vrai, et pourtant la dalle béton mince est l’un des fondements des procédés constructifs utilisés en France. Même lorsqu’il s’agit de construire en bois, la logique de dalle ou de voile béton est transposée de manière littérale par l’utilisation de dalles CLT contrecollées. Faut-il pour autant sous prétexte de qualité architecturale et d’ambiance intérieure prendre le risque de faire subir un calvaire acoustique à de futurs habitants ?
Anne Francqueville nous l’a bien fait remarquer lors de la session n°5 : pour un maître d’ouvrage, la performance environnementale coûte cher et ne se voit pas. Lorsque nous souhaitons en tant qu’architecte adopter une posture militante en la rendant visible, en tirer une esthétique, comment réussir à convaincre une maîtrise d’ouvrage d’employer des matériaux bio-sourcés et locaux qui sont déjà un luxe dans l’organisation actuelle des filières du bâtiment, mais qui seront en plus masqués par un second œuvre qui ajoute une ligne au coût global de l’opération ?
Cette expérience m’amène à deux constats:
Premier constat: vouloir expérimenter avec des procédés constructifs peu usuels et non standardisés, surtout sur un programme comme du logement, ne s’improvise pas et suppose une maîtrise de la réglementation et de l’économie qui leur sont liés. L’état actuel des filières de matériaux locaux et bio-sourcés, encore à la marge et peu visibles, ne permet pas de tenir la concurrence face aux filières industrielles classiques. Sur ce projet, nous avons commencé les études pleins d’espoir et souhaité convaincre la maîtrise d’ouvrage que malgré son budget elle pourrait construire du logement collectif en bois grâce à l’inventivité de l’équipe de maîtrise d’œuvre. Vites rattrapés devant la réalité d’un budget basé sur les ratios de la construction courante sans prendre en compte le «prix de l’écologie», il faut alors choisir entre deux postures: défendre la construction bois jusqu’au bout quitte à en faire payer l’architecture globale du projet, ou défendre une qualité de projet globale et accepter de travailler vers une hybridation qui demande de fait plus d’ingéniosité en conception. Je rejoins plutôt cette deuxième posture. Construire avec des matériaux bio-sourcés, s’employer à gâcher le minimum de matière sont des objectifs louables mais ne peuvent être considérés comme des fins en soi. Avoir un bon bilan carbone ne suffit pas à faire architecture.
Deuxième constat: pour un promoteur, construire avec du bois apparent est aussi une question de marketing et d’image de marque. Dans le cas d’Urbanature, la maîtrise d’ouvrage était ainsi tout à fait capable de tirer un trait sur la construction bois faute de budget, mais de conserver des éléments décoratifs en bois,comme des placages ou de faux planchers bois apposés par dessus la structure béton, pour vendre des logements «différents». Nous voyons que si la maîtrise d’œuvre ne parvient pas à défendre le sens d’une architecture qui ne considère pas la mise en œuvre des matériaux comme une finition à tapisser mais comme de véritables petits projets de société à part entière, l’ambition environnementale peut vite succomber à la logique du marché, ce capitalisme ajusté à la marge et green-washé.
Sortir de l’idéologie, naviguer dans le complexe.
«Nous voilà donc au pied du mur devant l’étendue de nos paradoxes… Après 40 ans passés à dénigrer les métiers manuels et la filière du bâtiment en général, nous voudrions des ouvriers surqualifiés et hyper investis dans leur mission ? Après des décennies à avoir soutenu l’industrie du béton, laquelle a laminé tous les autres systèmes constructifs aussi bien chez les concepteurs que chez les constructeurs, nous voudrions des filières alternatives opérationnelles et capables de répondre à grande échelle ? A l’heure du Grand Paris, il faudrait faire de la ‘métropolisation’ à outrance mais de façon frugale ? … On en oublierait presque que construire frugal c’est construire avec ce que la nature produit, et la nature pour produire prend son temps, et ne le fait pas massivement.21»
La diversité et l’hybridation contre la monoculture de l’architecture.
L’architecture contemporaine semble parfois uniformisée, stéréotypée: les normes, les certifications et les labels protègent des parts de marchés en définissant des règles concernant la qualité et la mise en œuvre de produits industriels qu’il faut retrouver dans chaque projet. Les calculs de BET qui déterminent les différentes performances du bâtiment n’acceptent que les technologies paramétrées dans les différents logiciels. Les DTU ont façonné de nombreuses années les règles de l’art de la construction française principalement autour du matériau béton. Les filières sont organisées dans la croyance que la matière est infinie et qu’il faut aller la chercher là où elle est le moins cher.
C’est ainsi que la logique de rationalisation industrielle a trouvé son efficacité absolue dans la puissance de la répétition et de la masse. Cette logique implacable tend inévitablement vers une forme mono-culture des processus de projet et une standardisation mentale. Cette manière d’envisager la production de l’architecture, même si elle peut être rassurante et a indéniablement élevé le confort global de nos lieux de vie, reste indifférente à l’altérité, aux spécificités des projets et des contextes, aux contraintes de notre monde fini et parfois même au bon sens. Nous voyons qu’elle ne pourra pas indéfiniment apporter une réponse face aux «chocs écologiques» que nous réserve encore l’avenir et qui supposent d’entretenir des formes de résilience. Alors quelle posture adopter pour commencer à apporter une réponse crédible et organiser une pratique? Cyril Dion, dans Petit manuel de résistance contemporaine, explique en quoi repose la résistance d’un écosystème aux chocs qui l’assaillent:
«Pour les scientifiques qui étudient les écosystèmes naturels et, par extension, les réseaux de flux complexes (comme le sont nos systèmes économiques, sociaux et politiques), leur résilience repose essentiellement sur deux facteurs: l’interconnectivité et la diversité22 .
Ce constat est opérant à plusieurs échelles : une filière qui ne dépend que d’un seul fournisseur sera fortement impactée si celui-ci présente la moindre défaillance, une agence d’architecture spécialisée dans un seul type de programme devient dépendante de cette commande. Il ne s’agit pourtant pas de rejeter en bloc le système actuel pour le remplacer par
21. VEDRENNE, Stéphane, (2021, 20 Avril), Pour les architectes, la frugalité malheureuse?, https:// chroniques-architecture.com/pour-les-architectes-la-frugalite-malheureuse/. 22. DION, Cyril, Petit manuel de résistance contemporaine, Acte Sud, 2018, p.86. 42 «Dans la voie que nous avons suivie, on voit que les alternatives classiques perdent leur caractère absolu, ou plutôt changent de caractère: au «ou bien/ou bien» se substitue à la fois un «ni/ni» et un «et/et»
MORIN, Edgar, Introduction à la pensée complexe,Editions du Seuil, Paris, 2005
La RE2020, par exemple, a pour objectif louable d’élever l’ambition environnementale des projets, mais va renforcer l’approche calculatoire de la construction et d’autant plus mettre l’architecte dans une posture délicate où il sera de plus en plus difficile de défendre des choix architecturaux et esthétiques qui sont autant de sujets à débats.
Axonométries du principe de structure mixte. Projet Gina, Ile de Nantes.
Ce système permet de chauffer et climatiser le bâtiment en faisant circuler de l’eau dans un réseau de conduits incorporés dans une chape béton. une autre, tout aussi idéologique. Il s’agit de s’emparer de ce que le meilleur des différents mondes nous offre, considérer les qualités et les limites de chacun et naviguer dans cette diversité en maintenant le cap vers une architecture basée sur des principes qui peuvent être considérés et débattus comme justes.
Construire frugal? Construire juste!
En décembre dernier, nous avons remporté un concours sur notice pour la construction d’un immeuble de bureaux frugal dans la ZAC l’île de Nantes. L’adjectif frugal était ici clairement mentionné dans le titre de l’appel d’offre et le réglement du concours, qui prenait pour socle le manifeste pour une frugalité heureuse et créative publié en 2018 par Dominique Gauzine Muller, Alain Bornarel et Philippe Madec. Comme je l’ai évoqué dans la première partie, l’originalité de ce concours est qu’il a été gagné sans projet, ou du moins sans image de projet, mais avec des intentions, des engagements et une méthode de travail détaillée dans une notice. Le client, la SEM Loire Océan développement, a l’habitude de gérer des projets d’aménagement mais n’a jamais construit de bâtiment en tant que maîtrise d’ouvrage.
Le maître mot derrière chaque choix conceptuel devait être «frugalité», mais il s’agissait tout d’abord de tomber d’accord sur le sens recouvrant le terme. Comme pour la notion de durabilité, cet adjectif employé à tout va risque de devenir un tropisme contemporain. Qu’est ce qui doit être frugal? La fin, les moyens? Un détail semble inutile, mais participe à la richesse des façades du projet, faut-il tirer une croix dessus au nom de la frugalité? Faut-il accepter des matériaux de façade polluants, mais très pérennes? Les gens s’attendent-ils à une «ésthétique» frugale? Peut-on vraiment faire l’économie de l’utilité de l’inutilité en architecture?
Forts d’une récente expérience de bureaux construits en structure bois dans laZAC Euratechnologies de Bois-Blancs, à Lille, nous avions par exemple proposé en notice de construire un bâtiment tout bois, posé sur un socle béton, sans que cela ait été particulièrement demandé par la maîtrise d’ouvrage et alors que le budget était annoncé serré. Rapidement, la flambée des prix du bois d’œuvre au printemps 2021 liée à la pandemie de COVID-19 a jeté un coup de froid sur les premières estimations de la structure bois que nous avions dessinée. Nous aurions pu défendre l’ambition jusqu’au bout, pousser pour conserver du bois de structure quitte à dégrader ou standardiser l’ensemble des autres prestations du bâtiment. Nous décidons cependant de passer la trame centrale en structure béton, et de venir y greffer deux trames en structure et façade bois de chaque côté. Paradoxalement, nous réduisons ainsi les sections de structures bois qui étaient extrêmement consommatrices de lamellé collé, mais augmentons grandement la complexité des interfaces à étudier entre lots et matériaux.
Cette complexité n’est pas toujours évidente à absorber. Au cours des études structurelles, l’interprétation du concept de frugalité avait par exemple conduit le bureau d’étude béton à dessiner l’une des façade que nous avions prévue en bois entièrement en béton, au nom de la frugalité: «ici, j’ai fait au plus simple, je trouve cela plus frugal.» Faire le choix de l’hybridation constructive, c’est renoncer à l’universalité du béton: «la frugalité constructive, pour être vertueuse impose une ingénierie… ingénieuse, une construction non standardisée et des savoir-faire constructifs multiples23 .
Nous sommes également confrontés aux paradoxes de nos ambitions: la maîtrise d’ouvrage demande par exemple la réalisation d’une dalle active dans son cahier des charges au concours. De ce fait, il faut penser à l’occultation solaire totale des vitrages par l’extérieur, car elle ne pourra se faire comme souvent avec des
stores ou BSO intérieurs étant donné que le bâtiment sera dépourvu de climatisation électrique ou de système de chauffage. Plutôt que de prévoir des occultations électriques qui rajoutent une couche de consommation énergétique ou des brises soleils fixes qui ne s’adaptent pas vraiment aux saisons, nous pourrions penser par exemple que prévoir des volets battants manuels est une réponse frugale au problème de la surchauffe des bureaux. Ils peuvent aussi inciter les usagers à se réapproprier la gestion du confort thermique de leur bureau, comme ils le feraient chez eux, en plus de redonner une dimension domestique au lieu de travail. Cependant, les logiciels d’études thermiques ne peuvent se satisfaire de tels paramètres humains et aléatoires: personne ne peut s’assurer que tous les usagers penseront bien à fermer leur volet toute la nuit pour que le bâtiment ne surchauffe pas avec les chaleurs du matin, d’autant plus si les bureaux sont laissés en open-space. Engager un concierge d’immeuble, qui serait chargé de s’occuper de la vie du bâtiment, pourrait-être une solution pour assurer un bon suivi. Mais nous voyons que la pensée de l’architecture dépasse ici de loin le seul ouvrage et que nous ne pouvons maîtriser la vie de plateaux qui seront vendus ou loués à des tiers par la maîtrise d’ouvrage.
Nous avons vu précédemment que le danger des ambitions de concours était de disparaître face aux différents «assauts du réel». Se donner les moyens de tenir un discours du début à la fin du projet est alors une affaire d’engagement et de responsabilité personnelle de l’architecte et de l’équipe de maîtrise d’œuvre. Ce discours doit cependant être capable d’évoluer pour s’adapter à l’architecture que l’on souhaite fabriquer. Le mot frugalité donne par exemple à toute l’équipe un cap à tenir, mais il est vain de tenter de réduire toute le projet à un terme générique qui demeure incapable de recouvrir sa complexité et ses paradoxes. L’associer à d’autres termes, comme la créativité et le bonheur, la «frugalité heureuse et créative», laisse déjà plus de marge à l’interprétation.
Je rejoins ainsi l’architecte Stéphanne Védrenne dans sa volonté de promouvoir une durabilité ancrée dans la réalité plutôt que dans l’idéologie:
«Et si, avant de partir dans une démarche extrémiste, maîtres d’ouvrage et maîtres d’œuvre commençaient par partir dans une démarche réaliste… Construire juste, ne s’interdire aucun matériau mais les utiliser à bon escient. Arrêter le tout voile béton quand un poteau-poutre suffit… mais aussi ne pas recourir au bois quand l’inertie d’un béton ou d’une pierre serait plus pertinent24 .
Je tiens cependant à compléter cette citation pour préciser que construire juste, c’est aussi ne plus dissocier la question de l’architecture et celle de son effet sur l’environnement considéré au sens large. Quelles stratégies adopter alors pour mettre en marche concrètement le changement de paradigme nécéssaire face à l’impératif écologique?
Petites expériences pour grands enjeux.
Nous avons vu qu’il n’est pas toujours possible de pousser la maîtrise du projet et notamment l’engagement écologique de la même manière sur n’importe quel programme et n’importe quelle échelle. L’idée de provoquer cet engagement dans le fonctionnement d’une agence peut cependant devenir une posture de praticien. Cyril Dion propose de multiplier les petites objectifs pour parvenir plus rapidement à un bousculement de nos habitudes individuelles et collectives:
«Une multitude d’expériences montrent que vouloir s’attaquer immédiatement à un objectif trop grand est voué à l’échec. Alors qu’une stratégie globale faite d’une succesion de petits pas, de petits objectifs stratégiques, de petites batailles rem-
Un exemple de dilemme dans les décisions de concepteur. Une grande galerie est dessinée au rez-de-chaussée d’une façade donnant sur le jardin. La réalisation d’un grand décaissé central pour construire le sous-sol et le coût de réalisation pour ancrer les fondations des poteaux dans le terrain stable n’avait cependant pas été pris en compte au moment du marché. Lors des réunions de mise au point avec l’entreprise de GO, celle-ci annonce que la terrasse du R1 n’a pas besoin structurellement d’être portée par des poteaux et peut tenir en porte à faux. Celle-ci propose alors de suspendre les poteaux à la dalle en porte à faux qui est capable de reprendre les forces. Constructivement et intellectuellement, ces poteaux n’ont donc plus aucun sens structurel et auraient pu être supprimés, mais nous avons pourtant choisi de les maintenir pour ne pas dégrader le projet de jardin.
portables et remportées peut conduire plus rapidement à de grandes transformations25.»
Pour rapprocher ce constat de l’exercice de la maîtrise d’œuvre, une stratégie globale peut consister à naviguer dans la commande, les programmes et les échelles sans se fermer de portes mais en se posant toujours la question de savoir si ces petites batailles sont permises, de les provoquer, de solliciter leur caractère expérimental et de s’y engager pleinement durant le projet. Il ne faut cependant pas être naïf vis-à-vis des libertés permises par les différentes échelles et marchés, qui n’ont pas tous la même ambition. Penser révolutionner du jour au lendemain la manière de construire des promoteurs et des majors du BTP très ancrés dans leurs habitudes n’est pas crédible, alors que s’engager sur un petit programme de quartier où la maîtrise du projet et les attentes environnementales sont réelles est aujourd’hui parfaitement possible. Faire l’un et l’autre, c’est accepter de ne pas s’immobiliser dans des habitudes intellectuelles, de maintenir une forme de diversité et d’indépendance indispensables à l’enrichissement et la remise en question constante de la pratique de la maîtrise d’œuvre.
Même dans la promotion privée, il est pourtant possible de s’insérer dans de nombreuses petites failles et les exploiter jusqu’au bout pour initier progressivement un changement de paradigme. Pour le projet de la ZAC des Ardoines par exemple, en plus de la qualité de l’architecture et des logements, nous avons vu au cours de la promenade qu’un nouvel enjeu était apparu à l’initiative des urbanistes de la ZAC et de la ville: incorporer une part de matériaux bio-sourcés dans la construction des immeubles. Nous avons donc choisi de remplacer certains murs de façades qui auraient pu être des voiles béton par des murs en ossature bois et de les associer aux espaces extérieurs en différenciant leur habillage. En s’emparant de cet enjeu et en l’érigeant comme principe de conception du bâtiment, le matériau n’est plus cantonné dans l’abstraction des murs pochés du plan mais fait sens vis à vis de l’esthétique de l’immeuble. Nous voyons qu’une petite bataille amorcée à l’échelle de l’urbanisme continue de se jouer à l’échelle de l’architecture, et ce grâce à l’engagement des maîtrises d’œuvre. Si la maîtrise d’ouvrage pense à supprimer des parties en ossature bois au profit de voiles bétons moins chers, nous pouvons défendre le fait qu’elle est en train de modifier le sens et les façades du projet approuvés par la mairie au permis de construire.
Cela pose aussi la question de la spécialisation pour une entreprise d’architecture ou un architecte. Durant les études, nous apprenons certes à être généralistes, mais je pense qu’il y a une différence entre posséder une pensée synthétique et être capable de l’appliquer à tous les contextes et programmes, et accepter de maîtriser un sujet spécifique pour devenir référent et compétent dans un domaine. Chez Lacaton&Vassal, par exemple, l’agence a su démontrer aux maîtrises d’ouvrages qu’elle était capable de concevoir et réaliser des logements à des prix avoisinants les constructions classiques, mais en augmentant les surfaces au sol et les surfaces de vitrages offertes aux habitants. La spécialisation n’est ici pas une question de programme, car leur agence a accès à tout type de projet, mais clairement un choix dans les critères qui sont importants pour l’agence, un choix des moyens et des compétences à mettre en œuvre pour maîtriser le discours jusqu’au bout.
A une autre échelle, suite à la parution du manifeste pour une frugalité heureuse et créative en 2018 qui a agit comme un catalyseur, l’agence Béal&Blanckaert, fatiguée d’une longue période de production en promotion privée, a souhaité se réintérroger sur le sens de son architecture et sur ses habitudes. Nous avons ainsi organisé des tables rondes pour redéfinir une posture d’agence et des actions opérationnelles et immédiates à adopter pour recentrer la pratique autour de va-
25. DION, Cyril, Petit manuel de résistance contemporaine, Acte Sud, 2018, p.116.
leurs environnementales qui nous tiennent à coeur. Ainsi, l’agence a souhaité clairement acquérir une «compétence frugale», c’est à dire maîtriser la conception et la réalisation de projets qui prônent une durabilité basée sur les concepts énoncés dans le manifeste de Dominique Gauzin Muller, Alain Bornarel et Philippe Madec. C’est un moyen également de se démarquer sur le marché des appels d’offres en mettant en valeur un intérêt pour la question environnementale et un savoir-faire lié aux matériaux bio-sourcés et alternatifs. Ce choix a porté ses fruits puisque l’agence a été retenue pour la réalisation d’une médiathèque à Amiens en proposant au concours de construire le projet en structure bois de peuplier local et béton de chanvre. Bien que la maîtrise d’ouvrage était craintive face à des procédés constructifs non-standards, l’ancienneté, la crédibilité, l’ambition et la qualité du travail de l’agence ont rassuré et convaincu la ville.
C’est en multipliant ces petites expériences, ces «petites victoires», sans se détourner de l’objectif final qui est de faire de l’architecture, qu’un changement de paradigme progressif sera possible. Cette transition ne peut pas se faire du jour au lendemain, surtout pour une structure d’une quinzaine de collaborateurs comme Béal&Blanckaert ou pour une jeune agence: voyons maintenant comment la pensée de l’organisation du travail de l’architecte peut influer sur la capacité à maîtriser l’œuvre.
Touche à tout, bon à rien ? De l’indétermination à la synthèse.
Finir ce que l’on a commencé: un modèle de fonctionnement d’entreprise.
L’architecte, pour acquérir une pensée globale de sa mission, doit faire l’expérience complète de toutes les étapes d’un projet du début à la fin. Ce dernier point est fondamental dans la vision que je souhaite défendre de la pratique architecturale. Une agence dans laquelle les architectes naviguent de projet en projet sur des phases spécifiques peut être un moyen de répondre à une hausse ponctuelle de l’activité mais ne peut être un schéma de fonctionnement généralisé. A ce titre, je rejette également les organisations d’agence qui sectorisent leur production par départements spécialisés et déconnectés dans un soucis de taille et d’efficacité.
L’organisation de l’agence Béal&Blanckaert et son rapport à la commande me semblent être sur ce point un bon matériau pour commencer à modeler ma propre pratique, même si nous pourrons voir quelques limites.
Premièrement, pour l’agence, c’est l’idée de structure « familiale » qui prévaut. L’entreprise se compose d’un noyau dur d’une douzaine de salariés fixes et peut frôler les vingts collaborateurs ponctuellement avec des contrats CDD et des stagiaires. Cette échelle permet aux deux associés de garder le contrôle sur la production architecturale. Il y a aussi l’idée de fidéliser les architectes, qui en restant plusieurs années dans l’agence, en saisissent les méthodes de projet et la pensée, gagnent en autonomie et peuvent suivre des projets du concours jusqu’à la livraison. De cette manière, chaque architecte se sent responsable et titulaire de son projet, est capable de prendre certaines décisions sans inertie et sans devoir forcément toujours passer par les associés, dans un esprit de confiance.
Il ne s’agit pas d’émettre un jugement de valeur sur la production d’une agence en fonction de son organisation ou de l’importance du volume construit. A certaines périodes, l’agence de Fernand Pouillon pouvait compter simultanément
Ici, l’organisation est hybride. Sans être un atelier d’architecture avec son «maître artisan» et ses apprentis, ni une superstructure avec ses départements et ses n+1, l’agence fonctionne à la fois avec des rôles aux tâches bien définies: assistante de direction, chefs de projets, assistants, perspectiviste, mais une hiérarchie qui oscille selon les cas entre strictement horizontal et strictement vertical.
une centaine de dessinateurs26 qui effectuaient des tâches spécifiques, rejeter la maquette comme outil de conception et pourtant maîtriser entièrement en interne des projets architecturaux et urbanistiques immenses et d’une qualité mondialement reconnue. L’agence pouvait se délocaliser pour travailler à proximité des chantiers en fonction de l’ampleur des projets, tantôt à Marseille, tantôt à Paris, tantôt en Algérie. Autre approche: un studio comme celui de Peter Zumthor, qui lui est bien ancré dans son territoire, fonctionne comme un petit atelier d’artisan avec une trentaine de collaborateurs, conçoit grâce à des croquis et des maquettes sensibles et maintient la commande sur des échelles de projet modestes. Dans les deux cas, les méthodes de conception et l’architecture produite sont très différentes mais une constante reste: la prise en compte des aspects constructifs et matériels de l’architecture dès le début de la conception demeure l’un des principes de réussite d’une maîtrise du projet durant tout le processus.
A l’opposé d’un lieu aseptisé et bureaucratique où la hiérarchie et la segmentation du travail s’exprimeraient par la séparation physique entre un pôle conception, un pôle exécution, entre dessinateurs, assistants, chefs de projet et patrons masqués derrière leurs ordinateurs, je me plais à imaginer un lieu à taille humaine où il serait possible de saisir d’un simple coup d’oeil l’incroyable diversité des pratiques liées à la pensée globale et la matérialité de l’architecture. Aux écrans et aux modèles 3D numériques se juxtaposerait la plus petite maquette urbaine, au carnet de détail papier et aux CCTP, le prototype d’appareillage d’un mur en brique. Bibliothèque et matériauthèque ne formeraient qu’un, les DTU, imprimés plutôt que rangés au fond des serveurs informatiques, côtoyant magazines d’architecture et échantillons de matériaux. Nous viendrions nous y retrouver le temps d’un workshop collectif. Ce joyeux puzzle créatif, où chaque pièce possèderait sa propre autonomie et s’imbriquerait avec les autres pour faire œuvre, rappellerait constamment aux architectes et aux visiteurs le lien indissociable entre la chose pensée, dessinée et construite. À l’agence Béal&Blanckaert, nous avons la chance d’avoir un grand patio commun abritant un jardin. Ce lieu de convivialité et de repos pourrait également devenir le théâtre de petites expérimentations à l’échelle 1, au sein duquel les fleurs et l’ombre des Pawlonia côtoieraient les couleurs et textures d’un bardage de terre cuite.
Maintenir une commande diversifiée et engagée.
Au contraire d’une agence qui ajusterait ses effectifs en fonction des contrats en passant du simple au triple et en attribuant des missions très spécifiques, maintenir un effectif stable qui suit des projets de A à Z pendant plusieurs années implique d’être soumis à une forme de dépendance à la commande afin de pouvoir assurer un chiffre d’affaire minimum et constant. Dans ce cas, la mission complète des gérants se transforme aussi en engagement vis à vis des salariés: il s’agit de leur offrir la sécurité d’un emploi et d’une rémunération régulière.
Lorsque l’agence a choisi de recentrer sa pratique sur les questions environnementales et développer une compétence frugale, cela a également impliqué un changement de posture vis-à-vis de la commande. Il ne s’agit plus de répondre uniquement aux appels d’offres rassurants et routiniers qui correspondent à la taille de l’entreprise et qui assurent du travail pour tout le monde durant plusieurs mois. Pour accéder à un type de commande plus «expérimentale» et généralement associée à des échelles plus modestes, l’agence ne peut cependant pas se passer de projets rémunérateurs et doit continuer de candidater sur plusieurs fronts. Ainsi, en parallèle de projets importants comme l’ilôt A1 de la cité olympique des JO de Paris 2024, elle candidate également sur des projets très modestes comme la médiathèque d’Amiens Etouvie, ou sur de petits projets de
26 Fernand Pouillon, dans Mémoires d’un architecte, décrit régulièrement le fonctionnement de son agence durant le récit.
réhabiliation. Dans tous les cas, il ne s’agit pas de faire de la réhabilitation pour faire de la réhabilitation, ni de faire du logement pour faire du logement si les projets ne comportent aucune ambition architecturale ou environnementale. Il s’agit d’investir le temps non productif dédié aux candidatures en sélectionnant des appels d’offre qui présentent un potentiel.
Nous voyons donc que ne pas s’enfermer dans un type de programme ou d’échelle permet d’entretenir une forme de résilience, d’équilibrer la balance économique de l’ensemble des projets, en plus de stimuler la créativité et rompre la monotonie. La philosophie de l’agence Béal&Blanckaert est de ne pas adopter une posture sélective et élitiste vis-à-vis des programmes mais d’essayer de tirer la meilleure architecture possible de chaque situation. Ne pas abandonner aux bureaux d’études et autres majors du BTP des parts de marché qui ont la réputation d’être plus complexes et moins prestigieuses comme le logement, les gros projets aux nombreuses contraintes ou la réhabilitation, permet aussi de conserver une forme d’engagement de la profession envers la société.
Ce renouveau a également amené l’agence à s’interroger sur le choix des collaborateurs lors de la formation des équipes de maîtrise d’œuvre. Alors qu’elle avait l’habitude de travailler avec un BET généraliste assez peu cher, compétent dans son domaine mais peu chevronné sur les modes alternatifs de construire, elle a donc donc commencé à diversifier ses partenaires en travaillant avec des structures plus nombreuses et plus expérimentées dans des domaines ciblés en fonction de la nature et des ambitions des projets. Cela garantit ainsi d’orienter la conception en fonction d’ambitions communes définies et partagées par tout le monde, de travailler avec des personnes qui choisissent d’aller plus loin dans le caractère expérimental des projets.
Pour le projet d’Urbanature, l’agence a par exemple monté et conseillé à la MOA une équipe composée d’un BET béton, d’un BET structure bois, d’un BET environnemental, thermique et acoustique ainsi que d’un paysagiste. Même si de plus en plus d’appels d’offres demandent de former ce genre d’équipe pluridisciplinaire, pour ce même projet de 30 logements une autre posture aurait pu consister à assumer une conception peu complexe, prendre un seul petit BET généraliste en lui donnant peu d’honoraires et assumer la majeure partie de la conception du projet. Nous voyons que rechercher l’expérimentation et adopter une pratique plus engagée vers des question environnementales implique de multiplier les champs d’intervention et la réflexion collective vis à vis de domaines toujours plus élargis, de se réapproprier certains délaissés, de naviguer vers des horizons qui ne sont pas toujours connus. Cela implique aussi de redéfinir auprès des maîtrises d’ouvrage le rôle de l’architecte et le point jusqu’où aller dans la pensée des ouvrages.
La pensée du coût global.
Après une journée sur chantier à Lille Sud, j’ai eu l’occasion de partager une bière avec Gonzague, le conducteur de travaux du lot gros-œuvre. Celui-ci m’a fait part de la transformation qu’à connu son métier au fil des années, et particulièrement après le rachat de son entreprise par un groupe de construction national. «Nous, les conducteurs de travaux, sommes devenus des gestionnaires. Nous avons des comptes à rendre quotidiennement à la boîte sur les finances du chantier et le temps passé sur les tâches. Je n’ai quasiment plus le temps d’être derrière les gars. Par exemple, pour couler 1m² de béton, je compte 1h et j’applique un ratio. Demain, une entreprise concurrente comptera 0.80h pour être moins chère. On ne connaît même plus le véritable prix des choses, le véritable prix de la matière.»
La matérialité de l’activité de l’entreprise devient ainsi une question de second plan, tandis que l’aspect financier et administratif prédomine dans la conduite du chantier. La culture d’entreprise se transforme lentement. Sur chantier, un conducteur de travaux pourra donc passer un tiers de son temps à remplir divers
Le coût global, c’est aussi penser à la quantité de déchets que génère un gros chantier et notre responsabilité vis à vis de son élimination et de son impact sur la planète.
Penser au tri des déchets de chantier n’est pas une action qui se décrète de manière naturelle. Cela demande une surveillance régulière par l’architecte et les entreprises ainsi qu’un temps supplémentaire dédié au triage. Cela implique donc de prendre en compte cette donnée dans l’élaboration des marchés et le coût des ouvrages. tableaux Excel. Pendant ce temps, le chantier se poursuit, et certaines tâches n’ont pas le temps d’être surveillées. Dans la même veine, la fiscalité française est par exemple construite autour de la croyance que la matière est infinie: la matière ne coûte rien et est peu taxée, contrairement au travail humain dont la fiscalité coûte cher aux entreprise. C’est la bataille entre le voile et le poteau-poutre béton, dont le premier peut être coulé beaucoup plus rapidement et donc souvent privilégié alors qu’il nécessite trois à quatre fois plus de matière: «Aujourd’hui, on achète des machines allemandes ou chinoises pour continuer à couler volumes et quantités le plus vite possible tout en entassant des bataillons de chômeurs et en émettant de plus en plus de CO2 par m² 27.»
A ce titre, les prestations figurant au marché sont souvent considérées sur un espace-temps extrêmement limité, celui du bâtiment en tant qu’objet, celui de l’éxécution. La pensée du coût global, c’est à dire un coût intégrant par exemple à la fois les différents aspects humains: avoir un chantier propre, pouvoir prendre le temps de nettoyer quotidiennement, intégrer des bases vies spatieuses et décentes, étudier l’impact économique du chantier sur l’emploi et le territoire, ne pas avoir à presser les maçons qui travaillent... et les aspects liés aux ressources utilisées: provenance et quantité des matériaux, développement des filières locales, pollution générée, possibilité et devoir de recycler, durée de vie et pérénnité... est trop souvent totalement mise de côté.
Adopter cette pensée complexe de l’allotissement et de la prestation globale dès l’écriture des marchés et des CCTP permettrait de réintégrer dans notre culture une vision de la construction comme acte responsable, dépassant la vision d’une prestation qui n’est que le résultat final, l’ouvrage visible sur le bâtiment à la livraison.
Faire valoir une compétence de synthèse, redéfinir les limites de la pensée des ouvrages.
Je défends donc une posture qui assume l’aspect «généraliste» de l’architecte dont la compétence principale, outre la capacité à concevoir une architecture de qualité, doit résider dans la faculté à assurer la synthèse de toutes les informations qu’il a à disposition, assumer les choix nécéssaires pour maintenir la cohérence d’un discours vis à vis des contraintes du réel tout au long du processus. Cette vision «généraliste» doit être nuancée: il s’agit à la fois de refuser de «ne plus savoir faire un trait» sans l’aide d’un bureau d’étude ou d’une entreprise en cultivant ses propres compétences, mais aussi d’accepter que certaines personnes sont très
27. Tiré du site «construction-carbonne»: http://www.construction-carbone.fr/moins-de-beton-et-plusde-main-dœuvre-le-beton-episode-3.
Pour Olivier Chadoin, qui a étudié d’un point de vue sociologique le métier d’architecte, les questions d’identité professionelle et de compétences, c’est même le travail majeur de l’architecte et l’un des caractères qui permettent la résilience du métier face à toutes les transformations rapides que subit le secteur de la construction:
«En cela on peut dire que tout le «travail professionnel» qu’ont à réaliser les architectes vise à entretenir une croyance. La croyance en la compétence généraliste des architectes et en ses vertus, seule à même d’entretenir une «indertémination» permettant une diversité des positionnements face à la concurrence des professions prétendantes à l’entrée dans le monde la construction.
28»
Défendre une pratique durable et environnementale, maîtriser l’œuvre dans sa globalité, implique aussi être capable de consacrer du temps et de l’énergie pour traiter des questions qui dépassent la simple conception architecturale et la résolution de détails. Analyser un territoire, repérer et démarcher des entreprises locales, suivre les chaînes d’approvisionnements en amont du chantier, calepiner un mur ou une structure pour qu’il y’ait le moins de chutes possible, prendre la main sur l’écriture des CCTP pour ne pas qu’ils soient interprétés en exécution, anticiper les interfaces, penser le recyclage ou le réemploi d’un bâtiment, organiser la gestion des déchets du chantier et le bien être des ouvriers... et tout cela dans la même enveloppe d’honoraires attribuée pour concevoir un projet, suppose de travailler deux fois plus ou d’assumer une hiérarchie des objectifs pour chaque projet. Il faut alors clairement cibler ces objectifs dès le début de la conception et définir sur quoi il est nécéssaire de «se battre».
Sur le chantier de Lille-Sud par exemple, je constate que certains sujets m’échappent largement et sont censés êtres assurés (ou totalement laissés à l’abandon, à vrai dire) directement par les entreprises ou par l’OPC dont nous n’avons pas la mission. Il n’est noté nulle part dans les contrats ou les dossiers marchés de l’agence que j’ai eu l’occasion de lire, que les réflexions sur les plans d’installations de chantier, les modes opératoires des entreprises, les tolérances de mise en œuvre, la coordination entre différents lots, sur l’organisation spatiale et temporelle du chantier, la gestion et la réduction de la quantité des chutes et des déchets, la surveillance des travaux, doivent faire l’objet d’une étude ou d’un contrôle. On pourrait aussi penser que cela est normal, que ce n’est pas le rôle de l’architecte et que ce sont des préocupations terre à terre. Au contact du chantier, je me rends cependant compte qu’elles sont un délaissé complet alors qu’elles pourraient être des données conceptuelles essentielles de ma pratique au même titre qu’une implantation urbaine ou qu’un dessin de façade.
Nous avons découvert par exemple que l’entreprise BDN, le fabricant des maxibriques du chantier disposait d’un service de recyclage des gravats de briques générés sur les chantiers. Aujourd’hui, au même titre que le conducteur de travaux de l’entreprise de gros-œuvre que j’ai interrogé à ce sujet, je suis incapable de dire où partent les chutes de briques évacuées chaque semaine dans les bennes du chantier et si elles finissent recyclées. Le service existe bien, mais le rendre opérationnel implique aussi de prendre le temps de trier les déchets pour avoir des bennes uniquement remplies de briques, de sensibiliser au début du chantier les autres entreprises pour ne pas qu’elles jetent et mélangent n’importe comment leurs propres déchets, d’appliquer des pénalités si ce n’est pas fait. Cela nécéssite donc un contrôle et un engagement plus poussé de notre part, mais a aussi une incidence sur le marché et l’économie du projet.
28. CHADOIN, Olivier, Etre architecte: Les Vertus de l’Indétermination. De la sociologie d’une profession à la sociologie du travail professionnels, Presses universitaires de Limoges ,Limoges, 2013, p.371. 50 «La tâche de synthèse devient, du fait de ces interactions élargies et renforcées, et du développement des outils numériques qui en transforment les modalités, un enjeu majeur. C’est un enjeu de reconnaissance des compétences professionnelles et aussi, bien sûr, un enjeu de maîtrise du projet.»
BIAU, Véronique, Les architectes au défi de la ville néolibérale, Editions parenthèses, Paris, 2020.
Cela pose la question de l’ensemble des éléments, des réflexions, des contrôles nécéssaires à la maîtrise globale du projet qui ne sont ni demandés ni rémunérés dans les contrats classiques, mais auxquels il est cependant nécéssaire d’accorder du temps si nous voulons assumer un changement de paradigme.
Recentrer l’exercice de la maîtrise d’œuvre vers une plus grande prise en compte des réalités matérielle du bâtiment, condition sine qua non pour parvenir à une architecture durable, implique aussi de repenser la nature des outils de l’entreprise d’architecture, les postures théoriques et les moyens qu’elle se donne en interne pour concevoir des projets dans un contexte de complexification et d’abstraction importante des processus de production de l’architecture.
Du dessin à l’ouvrage, détail de baie courante et modénature de façade. Chantier «La parenthèse verte», Lille-Sud
Les limites de la complexité: postures et outils opérationnels pour renouer avec la maîtrise de l’œuvre.
Se positionner en réaction au contexte de production actuel.
Complexité trop complexe ?
Dans un projet architectural, la complexité s’exprime à plusieurs échelles : la complexité de l’architecture en tant qu’objet à fabriquer, la complexité des processus et des interactions qui conduisent à fabriquer cet objet, la complexité et l’étendue des données prises en compte dans cette élaboration.
Une trop grande complexité peut se révéler nocive vis à vis de la maîtrise de l’œuvre, notamment lorsque celle-ci génère un abandon du contrôle et un brouillage des processus de production. L’ingénieur Philippe Bihouix aborde la question de la complexité croissante de notre système de production dans « Le bonheur était pour demain, les rêveries d’un ingénieur solitaire ». Le paradoxe est qu’il ne peut pas y avoir de velléité écologique sans approche systémique des écosystèmes qui nous entourent mais que la complexité de notre environnement social, industriel et économique nous rend de plus en plus incapables « d’appré-
Capture d’écran issue du site Batinfo.com
« Le manque de résilience d’un système trop compliqué et trop imbriqué n’est pas son seul désavantage. La complexité crée aussi de l’éloignement et de l’incompréhension. L’éloignement (physique ou simplement organisationnel et commercial, à travers la multiplicité des intermédiaires) entre consommateurs et producteurs est générateur d’abus de toutes sortes, sociaux, environnementaux ou moraux29»
En ce sens, l’architecte est bien celui qui peut assurer la synthèse entre la consommation et la production, sans intermédiaire : il est consommateur en tant que concepteur et prescripteur, que ce soit d’un bien, d’une ressource ou d’un service pour satisfaire au projet, et producteur, dans le sens où son dessin, son dessein, produit non seulement une réalité matérielle et tangible qui est celle du bâtiment mais peut aussi agir sur les systèmes de production et leurs effets sur le monde.
Il s’agit désormais d’éviter de faire pencher la balance uniquement du côté d’un consommateur qui ne cherche qu’à construire un dessin sans se soucier des répercutions de ce dessin sur la réalité. Défendre une conception durable et réduire l’impact environnemental de nos modes de production nécessite alors de travailler plus en amont, «à la source», et de prôner la sobriété :
«Il n’y a donc que deux manières de réduire l’impact environnemental lié aux quantités consommées et aux quantités rejetées et dispersées: réduire à la source le besoin et réduire la vitesse et le taux de dispersion [...] le fait qu’il est plus efficace, et souvent plus simple, moins cher, plus rapide, de «travailler» à la source, en amont, en prévention, devrait être reconnu comme une évidence.30»
Il ne faut pas non plus oublier que faire évoluer le modèle de production de l’architecture n’est pas uniquement lié à la gestion de la matière, mais implique aussi une réflexion sur les processus et les interactions humaines. Travailler à la source, c’est donc tout d’abord chercher à anticiper l’impact du dessin sur le réel et adapter les outils de l’architecte dans ce sens.
Adapter les moyens matériels et les outils de conception aux projets.
L’agence Béal&Blanckaert possède une vision de l’architecture qui n’a pas de «recette» toute faite, une architecture aux formes et détails variés, aux modes constructifs et aux matériaux qui changent en fonction des contextes, mais paradoxalement adapte peu ses processus, ses outils de conception et de représentation entre les différents dossiers.
Il n’y a par exemple pas de distinction entre les projets dont elle a le suivi de chantier et ceux où elle ne l’a pas. L’agence ne possède pas une grande culture du dossier PRO et DCE, ni du projet bien réglé « qui ne bouge plus » et dont tous les aspects architecturaux sont maîtrisés et fixés avant le lancement de l’exécution. Nous avons vu précédemment que les modalités de maîtrise du projet en chantier sont cependant extrêmement différentes. Ainsi, le contenu et l’organisation des livrables au cours des études sont souvent les mêmes, c’est à dire les éléments classiques demandés au contrat (plans de plus en plus zoomés, carnet de détail architecturaux, etc..). Le niveau de précision, la manière de représenter le projet, d’articuler les pièces entre-elles ainsi que leur niveau de complétude sont pourtant des choix qui relèvent de la compétence de l’architecte et qui devraient pouvoir s’adapter en fonction des projets.
29. BIHOUIX, Philippe, Le bonheur était pour demain. Les rêveries d’un ingénieur solitaire, Editions du Seuil, Paris, 2019, p.266. 30. Ibid.
Nous avons également vu que l’agence arrivait à conserver une diversité des pratiques en faisant la balance financière entre les différents projets. Il n’y a pourtant pas nécessairement de lien entre la taille d’un projet et les moyens humains qui y seront dédiés : sur des projets de logement privés importants qui sont très rémunérateurs pour l’agence mais qui sont peut-être plus «routiniers», l’investissement en terme de temps et d’effectif durant la durée totale des études peut être quasiment égal voir inférieur à d’autres projets plus petits, notamment en commande publique.
Projet Budget marché HT (hors VRD)
Universeine lot A1 Médiathèque Amiens CSC Maurepas Rennes
62 700 000 € 2 722 134 € 9 363 003€
Mission Mission de base avec conformité Mission complète Mission de base avec conformité
Statut
Privé / Groupement d’architecte (non mandataire) Public / Mandataire Public / Co-traitance avec MoEx locale (mandataire)
Honos études
821 000 € 171 957 € 458 806 €
Effectif études 2 chefs de projet temps plein + 2 assistants temps partiel 1 chef de projet temps plein 1 chef de projet + 1 assistant temps plein
Honos chantier
327 000€ 104 603 € 101 875 €
Effectif chantier 2 chefs de projet temps partiel 1 chef de projet temps partiel 1 chef de projet temps plein + 1 chef de projet temps partiel.
Projet Budget marché HT (hors VRD)
Chevilly
28 000 000 €
La Parenthèse verte
19 590 000 €
Mission Mission de base avec conformité Mission complète
Fiprotec
3 200 000€
Mission complète
Statut
Privé / co-traitance (mandataire) Privé / cp-traitance (mandataire) Public / Mandataire
Honos études
713 125 € 397 534 € 143 579 €
Effectif études 1 chefs de projet temps plein + 1 assistant temps partiel 1 chef de projet temps plein, 1 assistant temps plein 1 chef de projet temps plein
Honos chantier
101 875 € 359 354 €
Effectif chantier 1 chef de projet temps partiel 1 chef de projet, 1 assistant temps partiels 81 735 €
non démarré
Nous savons que le temps qui est réellement passé par projet dépend rarement de sa taille mais plutôt du degrés de complexité, de précision, d’exigence et de complétude qui est apporté au dossier. Concevoir un petit bâtiment comme une œuvre totale prendra surement autant de temps qu’élaborer en équipe un dossier DCE pour un bâtiment de bureau aux plans et détails très répétitifs. Il est pourtant intéressant de se poser la question non pas de la quantité de temps passé à concevoir les projets, mais surtout de la nature de ce temps. Du temps «perdu» à faire de nombreux allers retour ou redessiner constamment des impensés du projet ne pourra pas être utilisé pour réaliser une maquette ou bien pour prospecter des ressources et savoir-faire locaux, par exemple.
La posture classique de conception en entonnoir que nous utilisons et qui consiste à partir du général pour aller dans le détail au fil des différentes phases, sans interconnecter les échelles, n’est pas étrangère à cette problématique. Cette vision est par ailleurs flagrante dans notre rapport à la représentation en trois dimensions, que ce soit en maquettes physiques ou numériques, qui sont des outils de synthèse par excellence. Lorsque l’agence a agrandi ses locaux et fait des travaux, il a été décidé que l’une des pièces centrales serait exclusivement dédiée à un atelier maquette avec la volonté qu’il devienne un outil de conception beaucoup plus présent. En réalité, nous passons assez peu de temps à faire des maquettes, qui sont
Ces tableaux comparatifs ne mentionnent pas le fait que les associés travaillent également sur ces projets et se rémunèrent aussi, mais ne sont pas considérés comme directement «productifs» pour la réalisation des livrables, hormis pour le différents oraux et notices de concours.
Il faut aussi composer avec l’autonomie et l’expérience des différents architectes et le coût qu’ils représentent pour l’agence: un chef de projet aguerri pourra peut-être suivre quasiment seul un DCE «classique» d’un petit projet, alors qu’un jeune architecte sorti de l’école devra être beaucoup plus accompagné.
Maquette au 100ème du projet réhabiliation «St-So Bazaar» Photographie de l’agence Béal&Blanckaert.
Il faudra dissiper deux illusions qui détournent les esprits du problème de la pensée complexe:
La première est de croire que la complexité conduit à l’élimination de la simplicité.[...] La deuxième illusion est de confondre complexité et complétude.»
MORIN, Edgar, Introduction à la pensée complexe,Editions du Seuil, Paris, 2005 souvent réalisés par des stagiaires au moment des concours. Un temps est systématiquement accordé au début des projets pour réaliser des maquettes de conception à l’échelle urbaine, au 500ème ou au 200ème, généralement en carton. Ces maquettes à petite échelle peuvent ensuite être reprises jusqu’à prendre la forme finale du projet. Nous réalisons ensuite très peu de maquettes passé ces premières représentations générales. Des fragments au 50ème, au 20ème où même des prototypes à l’échelle 1, avec une vraie représentation de la matière, pourraient à la fois servir à concevoir des endroits particuliers et avoir une conscience plus précise des modalités de mise en œuvre des matériaux, aussi bien que représenter et communiquer des détails ou des lieux dont les aspects ne peuvent être appréhendés dans leur globalité sur des documents techniques en deux dimensions.
De même, les modèles numériques 3D sont souvent utilisés pour définir l’aspect extérieur des projets et aboutir à une perspective de concours ou de permis de construire. Elles sont aussi parfois utiles pour représenter et concevoir des espaces intérieurs par fragments, comme des halls, mais restent souvent des coques vides et peu précises. La modélisation 3D présente cependant l’opportunité formidable de représenter et concevoir un projet dans sa totalité en pouvant avoir l’œil sur des endroits ou des détails qui seraient passé à la trappe si le projet était représenté uniquement en plan ou en coupe.
Récemment, pour l’élaboration du projet du St-So Bazaar à Lille, l’agence a entrepris très tôt dans les études de réaliser une maquette complète des halles existantes au 100ème ainsi qu’une travée de structure au 50ème. Cette maquette, qui a évolué durant tout le processus jusqu’au chantier, a été un outil diablement efficace de conception et de communication sur toutes les phases. Cette initiative, qui s’est faite naturellement probablement parce qu’il est plus facile de réaliser d’entrée de jeu une grande maquette d’un bâtiment déjà connu et qui ne bougera pas, montre à quelle point ce temps pris pour faire une grande maquette (qui aurait pu ne pas être réalisée faute de temps et de priorisation) devient en réalité productif et a surement permis d’anticiper d’autres sujets.
Vers une éthique de la non puissance31 .
Défendre une architecture complexe, mais pas une architecture compliquée.
La question de la complexité de l’architecture, des structures, détails et formes ne peut être séparée de la problématique de la sobriété. Je constate souvent que le degré de complexité formelle et architecturale est intimement lié, si l’exécution est mal anticipée, à un surinvestissement en DCE ou en chantier, c’est à dire aux moments où nous approfondissons généralement la question de la mise en œuvre. Ainsi, un temps et des moyens humains conséquents que nous n’avons pas toujours à disposition peuvent être engagés pour tenter de résoudre ou d’adapter l’exécution à des formes et des principes définis dans les premières phases de projet. Tout le temps dépensé à tenter de «construire un dessin» trop compliqué ou d’une quantité et variété de détails exagérés plutôt que «dessiner une construction» que nous sommes en mesure de maîtriser est autant de temps qui n’est pas passé à maîtriser d’autres sujets.
Il est facile d’imager qu’une architecture basée sur une «économie de moyen»
31. Concept emprunté à Jacques Ellul. Les prouesses et la puissance rendues possibles par la technique sont tentantes. Devant le phénomène technique érigé par l’humanité comme religion, la question de savoir si «tout ce qui est possible de faire est forcément souhaitable» ne fait quasiment plus partie débat. Jacques Ellul propose de prendre du recul vis-à-vis de cette religion et d’assumer de faire le choix de la «non puissance» face à «l’asservissement» du monde à la technique.
avec une structure rationnelle, des principes répétitifs et un dépouillement de la façade entraînera une conception et un chantier moins complexes dans notre mode de production industrialisé actuel. Eric Lapierre, dans le débat organisé en janvier 2020 par la cité de l’architecture «économie de moyens versus nouvelle économie», érige même en posture éthique le fait de concevoir une architecture qui rejette le superflu. A la question «est-ce que l’économie de moyen serait une manière de s’assurer de pouvoir garder une maîtrise du projet au cours du chantier?», celui-ci réponds «d’une certaine manière, si nous avons un projet sans gras, il n’y a rien a déshabiller, tout est nécessaire. Les entreprises arrivent très rapidement au point ou leur choix est de proposer une alternative qui est si alternative qu’elle est disqualifiante, ou bien accepter que cela doit être fait comme nous le voulons, puisque de toute manière il n’y a rien à enlever».
Cependant la simplicité ne veut pas dire qu’il y’a élimination de la complexité, et inversement. La charpente en petit bois de Philibert Delorme est un magnifique exemple inspirant de réponse constructive d’une ingénieuse simplicité, écologique et durable. Pour répondre à une problématique du milieu du XIVème siècle et qui reste plus que jamais actuelle : la rareté et le coût des matériaux, notamment du bois de construction, Philibert Delorme invente un système de charpente inspiré de la construction navale. Ces charpentes sont tout d’abord des modèles de simplicité constructive avec standardisation des éléments ( seulement deux types de planches et un type de fixation par chevillage sont nécessaires), ce qui permet de préfabriquer rapidement les éléments et gagner un temps important de mise en œuvre. Cette standardisation permet aussi d’adapter le système à plusieurs situations, ce qui le rend modulaire. Enfin, sa durabilité dans le temps est importante car si une partie de la charpente est endommagée, l’interchangeabilité des pièces de bois facilite le remplacement qui nécessite de ce fait de peu de travaux. Enfin, la charpente, surement grâce à l’ingéniosité de son système, possède des qualités esthétiques indéniables.
Prôner une architecture qui n’est pas compliquée, mais qui maîtrise la complexité de son rapport au monde me semble être une posture pertinente face aux problématiques environnementales qui sont et seront les nôtres. L’agence l’a d’ailleurs bien compris lorsqu’il s’agit de construire en bois : le coût actuel du matériau et de sa mise en œuvre impose de concevoir avec une forme de rationalité constructive absolue pour rendre crédible son utilisation. Pour le projet de Tereneo dans la Zac d’Euratechnologies par exemple, tout le temps qui n’a pas été dépensé à résoudre un plan, des formes ou des détails compliqués a pu être dépensé dans la maîtrise détails moins nombreux mais plus chiadés et dans l’emploi de matériaux plus riches et pérennes, sans pour autant que le budget du projet explose. Cela permet aussi de défendre l’utilité de l’inutilité, d’accorder une attention et de maintenir une ligne de budget destinées à l’ensemble de ces petits «luxes» qui sont les premiers à être passés au filtre de l’économie mais qui demeurent indispensable pour faire œuvre.
Le sens, la responsabilité de la mise en œuvre.
Sur le chantier de Lille-Sud, je suis toujours étonné devant la simplicité de la mise en œuvre du bloc perforé « maxibrique » quand on le compare par exemple au béton. Pour élever un mur de 2.50m de hauteur, seul un dispositif de levage est nécessaire pour acheminer les palettes de briques et le mortier au lieu de mise en œuvre. Un ou deux hommes ainsi que leur outillage de maçonnerie parviennent à monter un mur en deux ou trois jours. Les maçons sont souvent pressés par les cadences infernales imposées par l’armada technique destiné au banchage : la rationalisation de la mise en œuvre du béton banché impose un planning serré de rotation de banche, arrivage de camions toupies frais, bancs de préfabrications, approvisionnements en aciers, quincaillerie et autres produits dérivés de l’utilisation du béton.
Lorsqu’un maçon monte un mur en brique, je le vois tenir le matériau dans ses
La Caserne Rochambeau à Mont-Dauphin, conçue avec un modèle de charpente De l’Orme. © Marc Heller/Région Provence-Alpes-Côte d’Azur - Inventaire général
«La complexité des modes de production contemporains a tendance à dissiper l’agir individuel, si bien qu’il est de plus en plus difficile de se sentir entièrement responsable de quelque chose en particulier. On pourrait multiplier les exemples d’intervenants allongeant les chaînes de production ou de décision. [...] Tout en éclairant ou facilitant les décisions dans un monde de plus en plus complexe, ils contribuent à dissoudre le sentiment de responsabilité»
LOCHMANN, Arthur, La vie solide. La charpente comme éthique du faire, Editions Payot & Rivages, Paris, 2019.
Coffrage d’un poteau de façade en béton apparent. Ce poteau a nécéssité la réalisation d’un coffrage sur-mesure que je n’aurais sûrement pas imaginé en regardant le plan, et qui a fait la fierté de l’entreprise. Sculpture, banc public? Voué à la destruction, ce témoin du travail humain ne mériterait-il pas d’acquérir une seconde vie? Chantier «La parenthèse verte», Lille-Sud. mains, le mettre en œuvre et je vois le mur se monter progressivement, tas par tas. Lorsqu’un voile en béton est coulé, je ne vois que l’attirail technique servant au coffrage se mettre en place, et un mur fini décoffré comme par magie un ou deux jours plus tard. La pierre artificielle est figée dans son état final au démoulage. Si suffisamment de temps et de soin ne sont pas accordés lors du processus, ou lorsqu’une erreur ou un oubli sont commis au coulage, reprendre l’ouvrage implique forcément sa mutilation dans le meilleur des cas, sa démolition partielle ou complète dans le pire. Lorsqu’un mur en brique est monté pièce par pièce les ouvriers sont responsables des portions d’ouvrages dans leur totalité. Si le mur est raté, il est assez facile de savoir d’où vient le problème. Si le mur est réussi, cette personne peut être fière de son travail. La standardisation et la répétitivité des petits éléments permet de corriger facilement une erreur sans entreprendre de gros travaux.
Jacques Ellul dans, La Technique ou l’enjeu du siècle, pose la question du rapport de l’homme à la réalité devant le phénomène technique qui s’est transformé en milieu englobant et total :
« Agissant sur toutes choses par des intermédiaires, il perd le contact avec la réalité. On peut se référer ici à l’admirable étude de M.G Friedmann sur la séparation de l’ouvrier et du matériau. L’homme perd le contact avec cet élément premier de sa vie, de son environnement, cet objet fondamental, « ce avec quoi il va faire quelque chose ». Il ne connait plus le bois ni le fer ni la laine. Il connaît la machine. La « qualification mécanicienne » a remplacé la connaissance du matériau, provoquant de profondes transformations mentales et psychiques que l’on ne saurait encore mesurer. Ceux qui connaissent le matériau, ce sont les bureaux d’études qui n’ont jamais à l’utiliser, qui ne le voient pas, mais qui en savent abstraitement toutes les qualités ; et ceux qui utilisent le matériau, qui en font sortir matériellement l’œuvre, ne le connaissent plus. Ils agissent selon les normes des ingénieurs, en utilisant le seul objet qu’ils connaissent désormais : la machine32 .
La réalité actuelle est qu’il y a de moins en moins de culture du gros-œuvre apparent, fini. Des années de second œuvre venant automatiquement masquer les matériaux de structure ont modelé les réflexes et les normes du système de production actuel, renforçant l’abstraction vis à vis de la matière et la déqualification des entreprises lorsqu’il s’agit de réaliser des ouvrages apparents soignés. Il faut donc composer avec cette réalité. Soutenir la thèse qu’un matériau peu transformé et visible sans second œuvre c’est à la fois faire un pas vers la sobriété et l’économie de la matière, faire un pas vers la réappropriation du réel et de ses contraintes physiques par notre société, et enfin faire un pas vers la reconquête du sentiment de responsabilité et le développement des savoir-faire liés aux ouvrages.
Agir pour la reconquête de la maîtrise de l’exécution.
La pensée de la tolérance et de la mise en œuvre.
La pensée de la tolérance dans la mise en œuvre de la matière est un bel exemple de prise en compte de la réalité de l’exécution dans la pensée du projet. Dans ce sens, je souhaite revenir sur l’étude des détails de façade béton de la cité des Bleuets par l’atelier de Paul Bossard33, présenté par Didier Debarge et sur lesquels nous avons échangé au cours de la session 3. Pour réaliser les 500 logements de la cité des Bleuets en béton armé, Bossart adopte une pensée critique de la préfabrication :
• La préfabrication lourde en béton armé telle qu’elle est alors connue en France ne se fait pas in-situ, les éléments sont conçus et livré sur chantier pour être posés et assemblés par des ouvriers sans besoin de qualification.
• Les tâches sont morcelées et réparties entre plusieurs ouvriers pour faire le même ouvrage qui finira masqué : coffreur, ferrailleur, fabrication du béton, coulage, incorporation des réseaux, etc… La conscience de l’ouvrage et du tout par celui qui fait devient problématique.
L’architecte décide alors de faire réaliser les éléments de façades préfabriqués en béton in-situ. Les éléments verticaux qui composent le dessin de façade et les trumeaux sont positionnés de telle manière qu’il n’y ait jamais de contact direct entre deux blocs de béton. Le vide laissé entre les blocs permet d’encaisser sans difficultés les éventuelles erreurs de dimensionnement et deviennent les parties vitrées de la façade. Les blocs de schiste présents sur les bandeaux de façade sont ensuite incorporés non pas en fond de moule, invisibles, mais au-dessus, directement par les maçons qui en choisissent également la composition. Le carnet de détail établi par l’architecte est aussi pour moi saisissant dans l’influence que peut avoir la pensée du chantier et de son organisation sur la conception du projet architectural. Pour réaliser ces bandeaux de façade préfabriqués en béton, l’architecte invente et décrit la forme du coffrage par une série de petit croquis détaillant également la marche à suivre par l’entreprise pour décoffrer.
Pour chaque détail spécifique du projet où une complexité dans l’enchaînement des tâches se fait sentir, une page du carnet qui se présente sous la forme de quasi vignettes de BD, à la manière d’une notice, décrit en trois dimensions la coordination à effectuer pour réaliser l’ouvrage. Le carnet de détail va même jusqu’à penser et optimiser le dessin et l’enchaînement des tâches pour les fondations, les réseaux sous-dalles, l’élévation de la structure, le tout sous forme de croquis extrêmement simples et intelligibles, probablement repris par la suite par le bureau d’étude technique en charge des études d’exécution.
A travers cet exemple, j’entrevois plusieurs pistes de réflexions opérantes :
• Préfabrication n’est pas associé ici à standardisation : le travail des maçons est visible sur l’ouvrage final et participe à l’identité du projet, les coffrages sont fabriqués sur place et réutilisés tout au long du chantier, le tout maintenant une forme d’artisanat dans la préfabrication. Un positionnement vis-à-vis du travail, une éthique du faire se dégage.
• La pensée de la mise en œuvre du projet fait partie intégrante de la conception. Le carnet de détail est pédagogique, dessiné en trois dimensions.
Page précédente: mise en œuvre d’un trumeau en brique. La responsabilité et la qualité d’éxecution du mur dépends du travail d’un ouvrier, mais aussi des conditions qui lui sont donnés pour le réaliser. Ici, la mise en œuvre se fait par l’intérieur, et la finition des joints est donc plus compliquée à réaliser.
Extraits du carnet de détail de la Cité des Bleuets Session n°3, Choeur de chantier, Didier Debarge.
Extrait du carnet de détail de la cité des bleuets, décrivant en trois dimensions l’enchaînement des tâchesconduisant à la réalisation d’un ouvrage de façade. Session n°3: Choeur de chantier, Didier Debarge.
Mise en oeuvre des poutres réalisés en petites sections de peuplier locale, Rénovation de la salle communale de Lezennes Session n°5 : la norme et ses entours Photographie tirée du magazine Sequence Bois n°101, Octobre 2014. L’enchaînement des tâches sur chantier est pensé en lien avec l’implantation des différents ouvrages, en amont du chantier.
• La préfabrication permet de parvenir au « zéro déchet » : tout ce qui sera fait sera mis en œuvre, tandis que la pensée de la tolérance entre les éléments permettra de ne pas reprendre constamment des ouvrages trop imprécis.
• Enfin, et peut-être le plus important, il y’a un plaisir évident à créer ces méthodes et à les partager par le biais du dessin. . La question des limites de la pensée de l’architecte, qui dans ce cas va jusqu’à dessiner pour l’entreprise l’organisation du chantier et les coffrages, prends parti vis-à-vis du sens du travail des ouvriers, est aussi posée.
Faire évoluer le cadre réglementaire et normatif par l’action.
L’intervention de l’architecte François Lacoste «Vers une normalisation de l’usage des bois locaux en situations structurelles» qui a eu lieu au cours de notre session n°5 «La norme est ses entours» m’a offert un exemple opérant de pratique architecturale expérimentale, ancrée dans le réel, engagée et soucieuse de l’avenir des filières de production. Le constat est le suivant : la France est recouverte au tiers de forêt mais reste très peu performante sur le plan industriel. L’essentiel de la pratique dans le bâtiment s’appuie sur l’usage de résineux et délaisse l’utilisation de feuillus. Dans les Hauts-de-France l’usage structurel des bois régionaux comme le peuplier a par exemple été progressivement abandonné au profit des bois de résineux importés et normalisés autour desquels toute la filière s’est organisée. Les plantations sont par conséquent moins replantées et moins entretenues. Pour un projet de salle polyvalente dans la commune de Lezennes, la volonté d’employer du bois de peuplier local comme système structurel a fédéré maîtrise d’œuvre et maîtrise d’ouvrage.
Vouloir renouer avec un approvisionnement en matériau local nécessite cependant de nager à contre-courant des systèmes de normalisation traditionnels et de
prendre un certain nombre de précautions pour maîtriser la faisabilité structurelle sans prendre de risques inconsidérés. L’idée du prototypage s’est donc imposée : la maîtrise d’ouvrage a par ailleurs accepté de s’engager dans l’aventure en accordant plus de temps et de moyens pour que le projet puisse voir le jour. Des maquettes de poutres à des échelles de plus en plus grande, de l’échelle un demi jusqu’à l’échelle 1, celle du prototype, ont permis de confronter les différentes hypothèses structurelles à la réalité des forces auxquelles elles seraient soumises. Des tests de résistance à la compression sur banc d’essai ont ainsi permis de démontrer par l’action au bureau de contrôle et à la maîtrise d’ouvrage que la structure conçue en bois de peuplier était tout à fait capable de reprendre les forces nécessaires à la couverture de la salle et résistant aux normes de rupture des bois de résineux. Cette conception collective a intégré à un moment ou à un autre toutes les personnes qui font partie de la chaîne de production, des exploitants forestiers jusqu’aux scieries, des BET jusqu’aux charpentiers, chacun étant partie prenante de l’expérimentation, assumant le saut dans l’inconnu. Le prototype est ici devenu plus qu’une simple représentation du futur projet, mais l’outil qui a permis de calibrer et concevoir collectivement la couverture. Cette démarche se poursuit encore aujourd’hui avec le développement de méthodes de classement et de normalisation des bois de feuillu régionaux. L’engagement et la mission complète de l’architecte dépasse ici de loin le simple projet architectural.
J’éprouve parfois moi-même cette sensation de «vouloir faire» ce que j’avais en tête plutôt que de rester observateur. «Mettre la main à la pâte», cette vielle expression française qui signifie que l’on souhaite aider quelqu’un à réaliser une action concrète, devient comme un besoin de prendre part à l’œuvre collective, d’expérimenter, de pousser la maîtrise du projet et l’engagement jusque dans leurs derniers retranchements.
Lors d’une conférence des associés toulousains du Bureau Architecture Sans Titre (BAST) au St So Bazaar, les trois associés ont présenté plusieurs projets d’extensions de maisons individuelles pour des particuliers en assumant un côté «auto construction par les architectes» pour certains ouvrages. Les architectes exécutent ainsi eux-mêmes des prestations de pose ou d’exécution de petits détails hors DTU que des entreprises refusent de réaliser (absence d’un relevé d’étanchéité en toiture au droit d’une porte d’entrée ou tout simplement la pose d’un rideau thermique extérieur qu’aucune entreprise ne voudra prendre le temps de poser, par exemple). La question du rapport au bricolage, qui dans ce cas est avant tout induit par le plaisir naturel des associés pour cette activité, mais surtout à la réglementation et l’expérimentation, est posée :
«On ne va pas se lancer nous même à faire des détails d’étanchéité, on essaye de travailler de concert avec les entreprises pour les pousser un peu sur des choses qui peuvent être hors réglementation mais qui restent d’une certaine façon dans l’entendement, au point que les entreprises acceptent de nous suivre.»
Les architectes sont conscients d’engager ainsi leur responsabilité en cas de sinistre, expliquent au client l’intérêt du détail proposé et assument de fournir «un service après-vente» au cas où des retouches seraient à faire. Nous voyions bien que cette conception du projet architectural est possible lorsqu’il s’agit de petits programmes où les chaînes d’interlocuteurs sont réduites au maximum, mais beaucoup moins crédible dès lors qu’il s’agit de passer à une plus grosse échelle de projet. Par ailleurs, je ne me fais pas d’illusions sur le fait que je reste un concepteur avant d’être un bricoleur. Cette sensation de vouloir «faire» me semble pourtant légitime lors de la conception du projet.
Comme pour la pratique de François Lacoste, je l’envisage plus comme «faire avec»: il s’agit de ne pas rester passif dans le processus de projet, mais de penser en bricoleur, pour ne pas construire en bricolant. «M.Majorin tenait à ce que son élève fût adroit de ses mains; il lui avait fourni quelques outils et lui apprenait à s’en servir: «On ne dessine bien un objet, lui disait-il , que si on est en état de le modeler, de le tailler, de le façonner, en un mot; de telle sorte qu’on puisse suppléer à ce que le dessin ne pourrait donner qu’avec beaucoup de peine, de temps et d’explications»
VIOLLET-LE-DUC, Eugène, Histoire d’un dessinateur. Comment on apprend à dessiner, Infolio, Paris, 1879.
Page de gauche: Une petite maquette très modeste à l’échelle 1 vaut plus que cent dessins: vouloir faire du sur-mesure implique de se rendre compte du détail dessiné au marché, valider des formes et des sections d’acier, transmettre de manière claire l’information à l’entreprise.
Conclusion
Quand la crise devient la norme.
« La crise est un fait, le fait majeur de notre temps34 .
Crise environnementale, crise sanitaire, crise identitaire, crise économique, crise du logement, crise européenne, profession en crise. Pas un jour ne passe sans que nous constations de manière plus ou moins effarée la réalité de notre société actuelle : «Tandis que le terme grec krisis nommait le moment du jugement et de la décision, la crise actuelle dit essentiellement l’impuissance, l’incertitude et l’indécision35 .
Assaillis de toutes parts, cette sensation de crise permanente renforce l’inertie palpable qui semble embourber nos modes de production de l’architecture dans leurs schémas actuels. Nous avons vu dans un premier temps que le sens de la mission complète peut être mis à mal par l’organisation actuelle du marché de la construction, par une contractualisation qui dissocie la conception de l’exécution, par une complexité croissante des modes organisationnels et un éloignement physique du chantier, des réalités de la mise en œuvre. Faut-il pour autant abandonner le combat de la masse, se replier sur de petits projets qui suivent moins les logiques de l’industrialisation et de la rentabilité et abandonner le gros de la construction aux majors de la promotion et du BTP ? Ces constats m’ont conduit à développer une ambition de jeune architecte peutêtre démesurée: agir pour réconcilier la maîtrise d’œuvre et la maîtrise de l’œuvre, travailler à maintenir la souveraineté des missions, élargir les limites de la pensée de l’architecte, et ce à toutes les échelles de projet. Face à l’ampleur des enjeux contemporains, cette ambition ne pourra se concrétiser qu’avec optimisme, qu’avec une foi constante dans notre capacité collective à agir.
Être architecte.
En tant qu’architecte et maître d’œuvre, l’impression de ne plus avoir la maîtrise du projet architectural doit se combattre : cela nécessite une stratégie. Faire uniquement du chantier, c’est risquer de se reposer sur des schémas et des normes standardisées et les répéter sans se poser de question. Faire uniquement de la conception «sur papier», c’est risquer de fabriquer des objets mentaux purs et perdre le contact avec les attendus du monde physique. Se reposer la question du sens de la mission complète de l’architecte, c’est reconsidérer la pensée du projet non pas par phases dissociées mais dans une pensée globale de l’acte d’édifier. Cette « pensée complexe » ne peut être intégrée qu’avec l’expérience de toutes les phases du projet architectural, sans cesse enrichies et renouvelées par le phénomène des vases communicants.
Paradoxalement, penser une architecture plus complexe, qui touche à des sujets qui dépassent le strict champ architectural tout en restant maîtrisée dans sa dimension matérielle peut donc amener à vouloir en simplifier les processus d’élaboration. Être terre à terre, cette expression généralement péjorative qualifiant une pensée «matérielle et peu poétique» aurait-elle besoin d’acquérir une nouvelle saveur? Nos enjeux environnementaux contemporains et notre responsabilité sur tout habitant m’amènent à vouloir donner à la réalité matérielle et sociale de l’architecture une place centrale dans ma future pratique.
34. WIDMAIER, Carole. “REPÈRE: Quand La Crise Devient La Norme.” Esprit, no. 390 (12), 2012, pp. 137–139. JSTOR, www.jstor.org/stable/24274890 35. Ibid. 62
Pour ce faire, je souhaite développer des méthodes de travail qui intègrent plus en amont la pensée de l’exécution comme moteur de fabrication de l’architecture, cette condition sine qua non pour parvenir à une première forme de maîtrise du projet architectural. Cette pensée doit ensuite s’efforcer de prôner davantage de sobriété à la source dans l’acte de construire. Mettre un point d’orgue à respecter ces conditions signifie justement de prendre le temps d’y réfléchir, de mettre en œuvre des outils de représentation et de conception plus à même de rendre intelligible la pensée synthétique des ouvrages.
S’amarrer au port, mettre pied à terre.
«S’amarrer au port, mettre pied à terre» résonne pour moi comme une métaphore pour définir les invariants et les objectifs d’un projet professionnel en formation:
C’est tout d’abord s’ancrer dans un territoire sans rester passif, comme acteur et non pas spectateur : reconsidérer le local comme une appartenance à des relations d’interdépendance ; connaître la réalité des filières, des ressources, saisir les opportunités: visiter les usines, les scieries, les carrières, les ateliers, se former, se déplacer systématiquement au contact des lieux de projets et de production pour en saisir les fonctionnements et les ressorts ; toujours savoir d’où viennent les matériaux et comment sont-ils acheminés jusqu’au chantier pour aiguiller les choix de conception. Cela implique de passer davantage de temps sur le terrain plutôt que derrière son bureau.
C’est pouvoir maintenir une présence physique de l’architecte tout au long du projet. Premièrement avec les collaborateurs, les maîtrises d’ouvrages, les entreprises. Même si nous avons tous fait l’expérience durant la pandémie de la collaboration professionnelle en visio, ce mode de communication éloigne les individus, remplace le plaisir de concevoir ensemble autour d’une table par des voix sans visages, déresponsabilise et désengage des intervenants éloignés les uns des autres vis à vis des projets. Deuxièmement, c’est aussi se donner les moyens d’être présent physiquement sur les chantiers plusieurs fois par semaine s’il le faut et suivre l’exécution des projets du début à la fin.
C’est enfin s’amarrer au projet architectural, un projet qui n’est pas fragmenté en phases et sujets séparées, qui ne s’arrête pas une fois le concours rendu et ne commence pas au DCE. Maintenir une vision de la maîtrise d’œuvre qui continue de concevoir, de pratiquer les chantiers, de cultiver sa curiosité et d’entretenir des compétences sur toutes les phases de projet, non pas uniquement sur celles où elle est en confort.
S’amarrer au port, où le port nous rappelle simplement que nous sommes toujours à un seul et unique endroit en même temps, ici-bas, avec ses qualités et ses défauts.
Un projet professionnel : cultiver le plaisir de créer, ensemble et avec.
Au final, il a été question de la maîtrise de l’œuvre, mais qu’est-ce que faire œuvre? L’écriture de ce rapport me rappelle que l’œuvre est, plus qu’un objet, un processus collectif dont la réussite réside aussi dans le plaisir de créer. De l’arbre planté jusqu’à la poutre fichée dans le mur, créer est un acte empli de responsabilité : celui de modifier à jamais une portion de surface terrestre. Cette pratique collective doit donc se recentrer autour de l’essence même de l’architecture, l’acte de construire, en y intégrant au passage tous les ressorts et paradoxes d’une pensée complexe.
Ainsi, une posture de maître d’œuvre pourra émerger: celle d’œuvrer à construire et de construire pour œuvrer.