Alexandre
Colonna d’Istria (1782-1859)
et son temps colonna
ĂŠdition
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Alexandre
Colonna d’Istria et son temps
(1782-1859)
Francis Pomponi
Alexandre
Colonna d’Istria
(1782-1859)
et son temps
colonna
ĂŠdition
L’éditeur remercie particulièrement… Christophe Luzi, ses parents et son oncle Dominique qui ont eu la patience et la science de traduire intégralement le texte original « Ajaccio vindicata dall’accusa di cospirazione contro l’impero francese », en français. Le lecteur en trouvera un extrait significatif dans cet ouvrage. Une édition complète du pamphlet en français sera d’ailleurs proposée aux lecteurs prochainement. Antoine Colonna d’Istria pour l’extrait de l’arbre généalogique de la famille Colonna d’Istria, tiré de la généalogie de la dite famille, qu’il a reconstituée et qu’il tient à jour avec passion. Le lecteur curieux pourra consulter en détail le site qu’il a créé: www.colonnadistria.net Michel-Edouard Nigaglioni, directeur du Patrimoine, pour le cliché de la couverture représentant le portrait du comte Alexandre Colonna d’Istria en costume de premier président de la Cour impériale de Bastia. Huile sur toile peinte par son propre fils, Pierre Colonna d’Istria, peintre d’excellente réputation. Cette toile de très grand format a été peinte à Paris et fut présentée au Salon de 1857. Elle fut ensuite envoyée en Corse pour orner la principale salle d’audience du Palais de Justice de Bastia où elle y est toujours conservée. ...L’auteur remercie Xavier Versini qui a eu l’amabilité de relire le manuscrit et de lui faire part de remarques pertinentes et de corrections nécessaires.
ISBN : 978-2-915922-44-8 Colonna édition, 2010 Jean-Jacques Colonna d’Istria La maison bleue - Hameau de San Benedetto 20 167 Alata – Tel/fax 04 95 25 30 67 Mail : colonnadistria.jj@wanadoo.fr www.editeur-corse.com © Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction réservés pour tous pays.
À Xavier Versini, ancien président de la Cour d’assises de Paris en hommage à son œuvre pionnière sur le thème justice et délinquance en Corse
T
raiter d’un personnage de la qualité et de la dimension d’Alexandre Colonna d’Istria, d’abord procureur général sous l’Empire et aux premiers temps de la Restauration (1811-1818) puis, durant trente ans (1823-1853), Premier président de la Cour royale de Corse, au sommet de la hiérarchie de la magistrature, dans un département où la justice occupait une place particulièrement importante en raison des problèmes de litigiosité et de violence régulièrement relevés par les observateurs contemporains, incite l’historien à dépasser le parti strictement biographique et à considérer l’intéressé comme un témoin et un acteur de son temps. Il apparaît dès lors en situation de révélateur de problèmes d’ordre social, comportemental, institutionnel ou politique, propres à mieux faire connaître une période qui demeure encore en grande partie terra incognita dans l’histoire de la Corse. L’exercice est périlleux car le sujet, fil conducteur du propos, ne devra pas être perdu de vue au profit des considérations générales qu’il peut inspirer, mais l’expérience vaut d’être tentée, tout autant que les sources le permettent. Or, de ce point de vue, rien n’eût été envisageable sans l’existence d’archives privées aimablement mises à notre disposition par notre éditeur lui-même, Jean-Jacques Colonna d’Istria, « commanditaire » de l’opération. Ainsi a-t-on pu compenser les limites, souvent regrettées par les spécialistes, des ressources provenant des archives publiques concernant la période des monarchies constitutionnelles: on a vite fait le tour des fonds départementaux de la série M et la quête d’informations concernant la Corse du premier xIxe siècle tourne court, d’autant que le fonds alimentant la série U a été sinistré, au sens propre du terme, par la perte, due au bombardement de Bastia de 1943, de pans entiers d’archives judiciaires. Limitées aussi, en raison, il est vrai, du parti biographique qui est le nôtre, les archives nationales réservent pourtant d’agréables surprises au détour des rapports des préfets, des procureurs généraux ou des dossiers individuels du personnel judiciaire et administratif. Épargnons au lecteur l’énumération de ces sources, nous engageant à recourir à des notes infra-paginales 1 avec mesure, compte tenu du caractère non strictement universitaire, de cet essai qui répond à une demande extérieure.
1. La plupart des notes sans référence renvoient aux pièces du fonds privé non classé de Jean-Jacques Colonna d’Istria.
–I– DE L’ANCIEN RÉGIME À LA RÉVOLUTION DE JUILLET (1782-1830) Un Cursus honorum ascensionnel
AUX ORIGINES Une ascendance nobiliaire entre mythe et réalités Les realia tout d’abord concernant les ancêtres d’Alexandre, descendant de la noble famille des feudataires d’Istria, sans s’attarder sur Vincentello d’Istria, le plus illustre de la lignée, proclamé comte de Corse à Biguglia en 1430, fidèle serviteur du roi d’Aragon qui l’intronisa un temps vice-roi de l’île où il se dressa, en vain, contre la domination génoise 2. Restons-en aux temps modernes, au sens historique de l’expression (xVIe-xVIIIe siècles) où on a déjà affaire à des féodaux affaiblis par l’opération de domestication de la noblesse insulaire entreprise par Gênes 3. Au tournant du xVe et xVIe siècle, les familles seigneuriales des Leca et des della Rocca rendues célèbres par Gian Paolo de Leca et Rinuccio della Rocca, le premier étendant son hégémonie sur le Vicolais, le Niolo et au-delà en direction de Calvi, le second s’imposant dans la région du Sartenais et du sud de la plaine orientale, ont été déchues. En revanche celles des Istria, des Bozzi et des Ornano réussirent, au prix de compromissions avec les dominants, à conserver leurs fiefs, des vassaux et des droits féodaux (taille, erbatico, terratico 4), mais elles se trouvèrent cantonnées sur des territoires restreints, sous la surveillance tatillonne de la Sérénissime république. Des documents authentiques, des pièces d’archives publiques et privées, suppléent pour cette période les données pas toujours fiables de la chronique médiévale et permettent de situer et de suivre l’ascendance
2. En dernier lieu, Philippe Colombani, Les héros corses du Moyen âge, Ajaccio, Albiana, 2010. 3. F. Pomponi, Gênes et la domestication des classes dominantes en Corse au temps de Sampiero, Études corses, n° 1, 1973. 4. Droits de pacage et parts de récolte.
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des Colonna d’Istria dans la région du Bas-Taravo, dans leur fief (pieve d’Istria), centré sur l’habitat de Sollacaro, siège du « château », plutôt rocca ou maison forte, de la famille dont les membres, au début du xVIIe siècle, s’égaillaient et vivaient dans de simples maisons de villages à Bicchisà, Petreto, Calvese, Casalabriva ou Olmeto. Temps difficiles marqués par les assauts des crises frumentaires liées au « petit âge glaciaire » (Leroy Ladurie), fatal aux troupeaux, par les révoltes de vassaux au cours des années 1610 5 et par l’emprise croissante de la Sérénissime république. Celle-ci en effet s’ingéra de plus en plus dans la gestion du fief et imposa aux seigneurs, affaiblis par les partages internes à la famille, des statuti qui réglaient le fonctionnement de la seigneurie, captant notamment en appel, au profit du gouverneur ou du commissaire d’Ajaccio, les causes judiciaires qui relevaient initialement des officiers seigneuriaux. Le comble de la décadence est symbolisé par la fonction de « commissaire du fief » confiée à un Istria, c’est-à-dire la responsabilité de l’administration de la seigneurie au nom de la Sérénissime, comme s’il s’agissait d’une simple province gérée par un luogotenente 6. Au service de Gênes Cette forme de déclin affecta aussi les proches fiefs d’Ornano et de Bozzi et les alliances matrimoniales « entre voisins de même rang » ne suffirent pas à reconstituer une puissance digne des grands féodaux qui, au Moyen âge, se posaient en champions de la résistance à l’occupation étrangère. Dès la fin du xVIe siècle, après le « baroud d’honneur » d’Ercole d’Istria qui avait suivi un temps le parti de Sampiero Corso face aux Génois mais qui avait dû aller à Canossa 7, la principale issue honorable pour les membres de la maison Istria, comme pour les Ornano et les Bozzi, avait consisté à se transformer en condottieri au service des « princes étrangers » et, de plus en plus, auprès de la 5. Antoine-Marie Graziani et José Stromboni, Une révolte populaire en Corse au XVIIe
siècle, les feux de la Saint-Laurent, Ajaccio, A. Piazzola, 2003. 6. Il s’agit de Gio Carlo Colonna d’Istria qui avait pour mission « de faire cesser tous les abus et désordres qui peuvent exister en ce fief, apaiser les discordes et pacifier les âmes aigries… poursuivre les voleurs et les assassins afin qu’ils tombent aux mains de la justice… » 7. Épisode de 1566 rapporté tant par Anton Pietro Filippini dans son Histoire de la Corse, Tournon, 1594, que par Michele Merello, Storia della guerra d’Enrico II rè di Francia in Corsica, 1607. Ercole après son pardon servit Gênes comme condottiere.
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Sérénissime République elle-même qui fit appel à eux pour combattre le duc de Savoie ou faire face aux menaces du roi de France 8. Tel fut le cas de l’ancêtre d’Alexandre, le Magnifico Rocco d’Istria dont le testament est conservé dans les archives familiales 9 En 1630 il commença à guerroyer pour le compte de Gênes comme chef de condotta, reconnu et intégré dans l’armée régulière avec le titre de capitaine, parce qu’il avait été en mesure de lever à ses frais trois cents hommes d’armes parmi ses propres vassaux ou les bannis de la République qui erraient au maquis dans l’attente d’un engagement comme soldats 10. Cette initiative fut réitérée quelques années plus tard par son fils Alessandro en 1684 dans le cadre de la résistance génoise aux pressions du roi de France. Le service de Gênes valait reconnaissance d’un statut honorifique symbolisé par le titre de seigneur, l’appellation de Magnifico, le droit de port d’armes, celui de rester couvert devant les autorités et de pouvoir disposer de deux personnes au titre d’une « garde rapprochée ». Lors de l’insurrection anti-génoise qui éclate en 1730, les Istria, toujours sous la botte de Gênes, doivent aussi faire face aux revendications de leurs vassaux récalcitrants, comme l’attestent les doléances de ces derniers formulées cette année-là auprès du commissaire Girolamo Veneroso envoyé en Corse pour tenter d’étouffer dans l’œuf l’insurrection par la voie de la conciliation 11. En pleine révolte, et encore au temps de Pascal Paoli, des Istria de la branche familiale à laquelle appartient Alexandre sont toujours au service de Gênes, mais la branche parallèle, celle d’Ottavio Colonna d’Istria, a choisi le camp
8. Sur les soldats corses employés dans le Genovesato aux temps modernes, essentiellement dans la traque des bandits et des contrebandiers ainsi qu’aux frontières avec le Piémont, Cf. Osvaldo Raggio, Faide e parentele, lo Stato genovese visto dalla Fontanabuona, Torino, G. Einaudi éd. 1990, microstorie, 18. 9. Le fait concerne déjà son père, le capitaine Alessandro d’Istria, le premier du nom, qui reçut en 1602 l’autorisation de Gênes de lever une compagnie pour le service de Sa Majesté catholique. On se souvient d’Alfonso d’Ornano « récupéré » par le roi de France, lui et de nombreux mercenaires corses, au lendemain de la guerre dite de Sampiero, son père, à l’origine de l’illustre lignée des Ornano au service des rois de France puis de l’Empire. 10. Question que nous avons développée dans « Banditisme corse et ordre génois » in « Banditisme et violence sociale dans les sociétés méditerranéennes », Études Corses, n° 40-42, 1993. 11. Ainsi que les demandes des feudataires eux-mêmes ; Cf. F. Pomponi, « Les cahiers de doléances des Corses de 1730 », BSSHNC, 610e fascicule, 1974. On retrouvera encore les plaintes des vassaux d’Istria contre leurs seigneurs dans les doléances de 1789.
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des insurgés et ce dernier, membre du Conseil d’État au temps de l’éphémère indépendance de la Corse sous Pascal Paoli est le représentant du Père de la patrie dans le Delà des Monts 12. Il semble qu’alors l’histoire se répète, puisqu’à l’époque de la guerre de Sampiero, on relevait la présence des Istria « dans les deux camps ». Le choix des ascendants directs d’Alexandre, moins glorieux du point de vue insulaire, est conforme à cette tradition de service de la Sérénissime que nous avons notée. Son grand-père, Marco Saverio, est qualifié au temps de Paoli et de l’Ancien régime de soldato al servizio di Genova et il est encore en garnison en 1776 dans la région de Montalto en Ligurie avec son fils, le père d’Alexandre, qui l’a accompagné et qui s’y trouve toujours au moment où son père fait son testament 13. Un autre trait, en partie corollaire du précédent (le service de Gênes), et qui caractérise les maisons nobiliaires de Corse, et donc les Colonna d’Istria, est cette ouverture sur l’extérieur, liée aux stratégies d’endogamie sociale attestées dès le Moyen âge et confirmées dans les cas de Gian Paolo de Leca et de Rinuccio della Rocca. Nous voulons parler des alliances matrimoniales avec des familles nobles de la péninsule, de Gênes ou des riviere ligures. Concernant les Istria, des unions sont ainsi contractées avec des Doria 14 et des Gentile. Le grand-père d’Alexandre se marie en Ligurie et son propre père épouse une certaine Mauritia Crusoë des riviere de Gênes, ce qui confirme l’ancrage péninsulaire de la famille. Dans une autre branche proche et parallèle, cette pratique matrimoniale est allée plus loin, puisqu’un cousin Istria, installé à Savone, entre dans la famille des Galliano, 12. Le personnage est connu par la correspondance régulière qu’il a entretenue avec
Paoli ; Cf. Ottavio Colonna d’Istria, lettere inedite, Ajacciu, Stamperia di A Muvra, 1934. Rappelons aussi que Paoli était accueilli par des Colonna d’Istria à Sollacaro et que c’est là qu’il reçut Boswell. 13. « soldat au service de Gênes, en garnison au lieu-dit Montalto, juridiction de Triora, territoire de la Sérénissime république de Gênes ». Le grand-père d’Alexandre symbolise bien la double attache, péninsulaire et insulaire de cette génération des Istria : dans son testament il fait un legs à l’hôpital Pammatone de Gênes et un autre à la chapelle du Rosaire érigée dans l’église paroissiale de Pietro (entendons Appietto). Par ailleurs il fait promettre à son héritier légitime, Francesco Maria Cirico, le père d’Alexandre, de s’engager à faire les dépenses nécessaires pour la neuvaine habituelle qui se fait chaque année à la chapelle sous la titulature de Saint Antoine, érigée dans la dite église paroissiale de Pietro et de pourvoir ce jour-là au repas donné aux révérends pères. Francesco Maria Cirico devra exécuter ces vœux pieux pendant dix ans à partir du moment où il sera rentré « in sua patria », en Corse. 14. Alessandro, fils d’Ercole, avait épousé la Magnifica Placidia Doria au début du xVIIe siècle.
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nobles marquis de la région, dont il prend le titre. Il s’agit de Gio Paolo, marquis de Galliano, resté en relation étroite avec la branche « cousine » d’Ottavio Colonna d’Istria lequel, après avoir été jusqu’en 1769 le compagnon de Paoli, passa du côté des Français et servit comme capitaine des grenadiers dans le régiment provincial corse sous l’Ancien régime.
Testament de Marco Saverio, grand-père d’Alexandre (1776).
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L’ancrage ajaccien Ignace Alexandre 15 naquit à Ajaccio, le 30 juillet 1782, et nous saisissons là une autre caractéristique des feudataires du sud de l’île, qui consista à délaisser progressivement leurs fiefs d’origine, attirés par le préside génois d’Ajaccio ou ses environs. Le fait est bien connu pour le xVIe siècle avec les Ornano d’Ajaccio au service de Gênes, ennemis de Sampiero Corso et vengeurs de Vannina ! D’autres Ornano ou des Bozzi, très tôt installés dans le préside, s’intégrèrent à l’élite locale et contractèrent des alliances avec les familles patriciennes issues de Gênes ou des riviere, dont les Bonaparte. Vivre à la ville revêtait plus d’attraits que végéter dans l’horizon rétréci de leurs fiefs d’origine. Au début du xVIIIe siècle, Giuseppe, descendant de Rocco, était né à Sollacaro et il y vécut, comme ses ancêtres, sans doute dans des conditions médiocres ; mais la présence de son fils, le Magnifico Francesco Maria, est attestée à Ajaccio et c’est le premier de la branche qui nous retient ici à avoir noué des liens dans la région d’Appietto où il contracta union avec une Maria Antonietta Gozzi, héritière d’une casata reconnue comme gentilhomini par Gênes 16 . On a trace d’un grand-oncle d’Alexandre, du même nom, qui épousa une Peraldi, originaire de Cauro, communauté proche d’Ajaccio 17, membre d’une de ces familles insulaires qui, comme les Martinenghi de Bastelica, avaient réussi à se faire une place dans le préside d’Ajaccio et qui possédait à Appietto des terres, dont la propriété de Prato qui échut par succession aux Colonna d’Istria et qui abritera leur tombeau de famille. Celle-ci était à proximité du domaine de Pruno, sis sur le territoire de la communauté voisine d’Alata, qui appartenait aux Pozzo di Borgo, et les liens entre les deux familles remontent à cette époque. Dès lors l’attache insulaire l’emporta sur celle de la péninsule. Francesco Maria Cirico, père d’Alexandre, né à Appietto en 1753, après avoir suivi son père en terre ferme, rentra à Ajaccio où la famille avait déjà pignon sur rue, tout en continuant à avoir des intérêts à Appietto. Là était également établie la branche familiale d'Ottavio Colonna d’Istria, alors plus célèbre.
15. Alexandre est ensuite devenu son prénom usuel. 16. Titre distinctif reconnu aux familles de descendance nobiliaire ou prétendues telles
par la Sérénissime république de Gênes, équivalent des caporali ou des popolani de la terra di comune.
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La reconnaissance de noblesse Ottavio est à l’origine de l’événement important que fut pour les Istria, au lendemain de la conquête de la Corse par les Français sous Louis xV, la reconnaissance de leur noblesse à titre héréditaire par le Conseil supérieur, équivalent d’un parlement, en Corse comme en Roussillon, tous deux « pays conquis ». Vingt-quatre membres étaient concernés et ils sont mentionnés dans les lettres patentes datées de 1773, l’absence formelle du grand-père d’Alexandre, alors en Italie, ne lui portant pas préjudice. Ottavio Colonna d’Istria, cousin déjà éloigné de la branche d’Alexandre, œuvra pour l’ensemble de la lignée, ce qui ne l’empêcha pas d’entreprendre pour lui-même les démarches qui lui valurent l’accès à la « noblesse titrée », sommet de la hiérarchie dans le processus des « révisions de noblesse » 18, en tant que comte de Cinarca, titre que cet ancien dignitaire du gouvernement de Paoli devenu fidèle du roi de France ne partagea pas avec ses cousins ! Prise dans sa globalité, la mesure de reconnaissance de noblesse, au sens propre puisqu’il s’agissait de noblesse « reconnue » et non « acquise » par faveur royale, satisfaisait une vieille revendication qui figurait déjà dans les premières doléances des Corses en 1730, avant d’être formulée dans la Giustificazione de l’abbé Salvini au temps de Paoli. Le fait est capital pour comprendre les effets d’une insertion consentie des Istria, comme des Ornano ou des Bozzi et, à moindre titre, d’autres familles qui accédèrent alors au « second ordre », dans la France des rois très chrétiens, auréolée de gloire et de grandeur. Ces lettres patentes scellaient un véritable pacte de soumission et de fidélité à la monarchie. Alexandre en portera la marque toute sa vie, nous y reviendrons ! Les preuves réunies par Ottavio et bientôt présentées sous la forme d’un ouvrage 19 mis à la disposition de tous les membres de la famille Istria, provenaient en grande partie d’un premier recueil 17. Acte passé devant le notaire Pozzo di Borgo d’Appietto. 18. Appellation consacrée pour désigner les circonstances où périodiquement les nobles
devaient « montrer patte blanche » et produire les preuves de leur appartenance au « second ordre » de la société d’Ancien régime. 19. Origine et descendance de la famille Colonna d’Istria, édité chez la veuve Ballard, Paris, 1777. Édition rare, redécouverte au xxe siècle (1974) à partir d’un exemplaire possédé par le général Colonna d’Istria et publiée en traduction française par le chanoine Felix Buffière à Toulouse ; ouvrage à nouveau publié en texte original et en traduction française par Colonna édition, Ajaccio, 2008… la bible de la lignée des Colonna d’Istria !
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rassemblé par son cousin évoqué ci-dessus, Gio Antonio de Savone, pour prouver l’ancienneté de la noblesse des Istria, alors qu’il venait de contracter alliance avec les Galliano. Il s’était alors adressé directement aux princes Colonna de Rome pour faire reconnaître l’appartenance des Colonna de Corse à cette illustre famille, via l’ancêtre plus ou moins mythique Ugo Colonna, noble romain envoyé en Corse au début du Ixe siècle pour combattre les Sarrasins et qui aurait réussi à les chasser de l’île, laissant sur place la descendance des seigneurs Cinarchesi dont se réclamèrent les familles Leca, della Rocca, Ornano, Bozzi et Istria. Pour l’essentiel, les « preuves » étaient tirées de l’Histoire de la Corse d’Anton Pietro Filippini parue pour la première fois à Tournon en 1594, qui intégrait la chronique médiévale de Giovanni della Grossa, source complétée par les récits d’autres historiens ou chroniqueurs génois comme Merello ou Villani. Gio Antonio disposait en outre sur la famille Istria d’archives familiales dont nous avons en partie fait état plus haut. De là cette nouvelle focalisation qui s’accomplit alors sur le patronyme Colonna, celui de l’illustre ancêtre éponyme, à l’image de ce qui s’était déjà passé au xVIe siècle, lorsque les feudataires corses avaient ressenti le besoin de « justifier » leur noblesse face au rejet dont ils étaient l’objet de la part de la Sérénissime. La démarche de Gio Antonio qui obtint la reconnaissance des titres et des filiations avec la famille Colonna de Rome a contribué à l’adjonction systématique de ce patronyme à celui d’Istria, entérinée lorsqu’Ottavio accomplit en Corse auprès de la chancellerie du roi de France la même démarche que celle faite par son cousin en terre ferme. Ce n’est pas le lieu de faire la lumière, si tant est que cela soit possible, sur la véracité des données concernant l’ascendance et l’arbre généalogique des Colonna d’Istria, surtout pour les « hautes époques » où elles relèvent autant du mythe que de l’histoire. Constatons que, pour les Istria comme pour les autres familles féodales qui avaient survécu, a prévalu, au moment décisif, la reconnaissance d’une noblesse « prouvée » depuis plus de deux cents ans. C’était le point d’aboutissement des doléances élitistes des chefs des « révolutions » du xVIIIe siècle qui n’eurent de cesse de dénoncer le lit de Procuste social qu’avait voulu leur imposer Gênes, avant que la France des rois n’instaure en Corse, comme dans les autres provinces françaises, les règles d’une « société d’ordre » fondée sur l’inégalité sociale.
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Jeunesse et formation Resserrons notre approche sur Alexandre, fils de Francesco Maria Cirico (ou Ciriaco) et d’Anna Maria Maurizia. Il écoule son enfance à Ajaccio, n’étant pas directement concerné, en raison de son jeune âge, par l’agitation des esprits et les remous prérévolutionnaires et révolutionnaires qui affectent ses aînés locaux, les Pozzo di Borgo, les Bonaparte ou les Peraldi à la fin de l’Ancien Régime. En 1789, on ne s’étonnera pas de compter les Colonna d’Istria dans les rangs de ces familles corses qui ne voient pas d’un bon œil la Révolution et qui serrent les rangs autour de Mathieu Buttafoco et de son beaupère François Gaffory, maréchal de camp nommé par Louis xVI pour seconder le commandant militaire Barrin et « contenir » le mouvement. Avec eux, les Fabiani de Balagne, les Boccheciampe du Nebbio, les Galloni d’Olmeto ou encore les Baciocchi d’Ajaccio (dont le parrain et la marraine d’Alexandre), des royalistes qui devront s’exiler ou se faire discrets, le temps de laisser passer « l’orage ». À cette époque remonte un souvenir, consigné plus tard par un apologiste du Premier président 20, particulièrement révélateur de l’expérience du jeune garçon. Nous sommes à l’automne de cette année 1792, alors qu’en vue de l’expédition de Sardaigne, les volontaires nationaux de la « phalange des Marseillais » viennent de débarquer dans la ville avec l’escadre de l’amiral Truguet pour faire la jonction avec leurs homologues de Corse, dont les volontaires commandés par Napoléon Bonaparte élu en avril lieutenant-colonel en second du bataillon d’Ajaccio-Tallano. Cette intrusion des Marseillais, gens de sac et de corde, avinés et brutaux, des sans-culottes qui correspondent peu à l’image d’Épinal des combattants de Valmy, des gens mus par la haine de « l’aristocrate », s’adonnant à des scènes de violence, à des exécutions sommaires, à des criailleries et à des farandoles aux accents du ça ira, va marquer les esprits 21. Sur leur passage les volets se ferment mais, entre les croisées, le jeune Colonna d’Istria assiste à la scène de lynchage d’un malheureux garde national corse traité d’aristocrate
20. Discours (publié) prononcé en 1859 par xavier de Casabianca aux obsèques
d’Alexandre Colonna d’Istria. 21. Nous y sommes revenus dans un article récent sur « Pascal Paoli et l’image du
traître dans le discours jacobin », Études Corses, n° 67, 2008.
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tandis que la troupe régulière, en garnison à la citadelle, est consignée pour éviter d’autres incidents et que le général Raphaël de Casabianca, horrifié de tels comportements, prend la décision de ne pas pratiquer l’amalgame entre Corses et Marseillais en vue de l’expédition 22. Alexandre, rapporte xavier de Casabianca dans l’oraison funèbre qu’il prononça du Premier président, n’oublia jamais et cette scène devait consacrer en lui une rupture déjà établie avec le nouvel ordre de choses né de la Révolution. Il accomplit sa première scolarité au collège royal d’Ajaccio, excollège jésuite, où il fait l’apprentissage des lettres et il en sort en 1796, alors que sa famille ne semble pas avoir été particulièrement exposée aux « événements » qui ont marqué la période. Tout naturellement peut-on dire, si on prend en considération la norme du cursus de formation qui prévalait alors, celle de ses aînés de la génération précédente, Joseph Bonaparte, Charles-André Pozzo di Borgo ou encore Saliceti, il va continuer ses études à la faculté de droit de la célèbre université de Pise où il suit—ce qui est assez exceptionnel pour un étudiant corse de l’époque — un cursus complet et assidu durant quatre années (17991803), certes entrecoupées par les habituelles interruptions universitaires. Il y acquiert une solide formation juridique qui lui permettra de réaliser sa brillante carrière de magistrat: attentif aux leçons de ses maîtres, Carmignani, Poggi et Lorenzo Quartieri (cours d’institutions civiles), il s’intéresse accessoirement à la géométrie et à la mécanique. Relevons la particularité de cette promotion d’étudiants corses à Pise qui, en raison des événements et de l’expansion du prosélytisme de la France révolutionnaire en Italie, Toscane comprise 23, ont obtenu des diplômes délivrés, a nome della republica francese, prélude à ce qui se passera sous l’Empire avec la départementalisation de l’ancien duché des Médicis, la réforme de l’Université et la création de l’École normale de Pise. Alexandre est reçu docteur en droit in utroque jure ou, comme on disait aussi laureato in ambi leggi et le 29 avril 1804 il revient à Pise retirer
22. Pascal Paoli, un peu plus tard, sera témoin de scènes analogues à Bastia à la suite
du débarquement à Saint-Florent d’une deuxième vague de Marseillais qui s’est dirigée vers la préside où elle s’adonna à des excès de même nature qu’à Ajaccio, là aussi entraînant mort d’hommes, ibidem. 23. Même si ce fut pour peu de temps, en 1799, avant la poussée contre-révolutionnaire de la deuxième coalition et, à nouveau, lors du Consulat, après Marengo et avant la formation du royaume d’Etrurie.
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son diplôme, ce qui lui vaut une allocution personnalisée de réception (prononcée en latin) de la part de son professeur de droit public, Filippo del Signore. À quelques années d’intervalle, en 1809, son frère Antoine qui suivit le même cursus, prêtera aussi serment comme docteur en droit devant la Cour d’appel de Toscane avant d’entrer, comme lui, dans la magistrature, après avoir exercé quelque temps comme avocat.
Alexandre, docteur en Droit, l’allocution du professore Filippo del Signore.
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SOUS L’EMPIRE
l’« entrée dans la carrière » En reprenant en main la situation au lendemain du 18 Brumaire, le Premier consul, en Corse comme dans les départements de l’Ouest où existaient encore des poches de résistance contre-révolutionnaires, s’était montré sévère à l’égard des meneurs qui refusaient d’obtempérer et de déposer les armes. Les Colonna de Cesari Rocca, les Quenza, ou encore les Galloni et autres Sgiò de l’ancienne « terre des seigneurs », en firent les frais et furent éliminés de la scène publique. On sait également comment Bonaparte traita sans complaisance les derniers opposants « jacobins », les « anarchistes », conspirateurs ou soidisant conspirateurs, traqués par la police de Fouché. Joseph Arena, ancien fidèle et compagnon de combat du libérateur de Toulon puis du général en chef de l’armée d’Italie, fut pour la Corse la victime la plus notoire de cet acharnement. En revanche, on n’a pas toujours mis l’accent sur la politique d’amnistie, de radiation sur la liste des émigrés et de pardon à l’égard d’anciens adversaires, royalistes, paolistes ou partisans des Anglais. Ces opposants de la veille, sans forcément se rallier au nouveau régime — le chassé-croisé de 18141815 le révélera pour nombre d’entre eux ! — furent intégrés ou réintégrés dans des postes de responsabilité en tant que notables, sans distinction d’origine ou de prises de position au cours des enjeux de la Révolution. Le jeune âge d’Alexandre, rentré de Pise en 1804, ayant connu de près le mouvement révolutionnaire en Toscane, mais sans implication particulière, joua également en sa faveur, d’autant que sa famille n’avait pas manifesté une opposition déclarée au changement. Par ailleurs, la Corse ne faisait pas exception à la règle du système impérial dont les innovations institutionnelles en matière 15
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électorale (collèges et liste des 600 plus imposés en ce qui la concerne) et administrative (conseil général et conseil d’arrondissement dont les membres étaient choisis parmi les notabilités les plus fiables sur une liste soigneusement dressée par les préfets) témoignent de l’association des élites au fonctionnement de l’appareil d’État. Cette politique d’ouverture, leitmotiv de nombreuses instructions adressées à l’administrateur général (Miot), au gouverneur-commandant militaire (Morand, puis Berthier) et aux préfets (Pietri et Galeazzini), servit l’ambition du jeune Colonna. On n’imagine pas alors quelque forme d’exclusion qui aurait pu le concerner, lui qui appartenait à la vieille classe nobiliaire insulaire à laquelle les Bonaparte avaient rêvé d’être assimilés et ce n’était pas au moment où était instituée une noblesse d’Empire, que l’on espérait amalgamer avec la noblesse d’Ancien régime, que des mesures discriminatoires auraient pu être prises à l’encontre d’« aristocrates » comme Colonna, tout autant qu’ils n’étaient pas inscrits sur des listes de suspects ou de « conspirateurs ». Comme officiers supérieurs de l’armée impériale, à côté des nouveaux promus comme Casalta, Moroni, Sebastiani ou Cervoni, ne comptait-on pas les généraux Rossi, Arrighi de Casanova et Ornano — ces derniers apparentés aux Bonaparte — dont les familles avaient été anoblies ou reconnues nobles sous l’Ancien régime ! Un Colonna d’Istria a pu aisément se faire une place aux côtés d’un Castelli, son Premier président sous l’Empire, ou d’autres, non titrés, mais reconnus comme faisant partie de l’élite sociale. Dans ce domaine s’impose la prise en compte importante, en ces temps de volonté régénératrice, de sa compétence pour les besoins du service de l’Etat et on mesure mieux le terreau favorable de son ascension sociale. Alexandre « entra dans la carrière », disons dans la magistrature, en 1805 et il en fera profession, sans discontinuité, durant 47 ans, « servant » sous cinq régimes successifs (premier Empire, Restauration, monarchie de Juillet, seconde République et second Empire). Il y rejoignait les Biadelli et les Suzzoni, mieux introduits que lui, il est vrai, en tant que gendres du général sénateur Raphaël Casabianca, et d’autres partisans de l’Empire qui appartenaient au premier cercle des favoris, membres, pour ainsi dire, du « parti bonapartiste » insulaire 24. 24. Sur « le parti bonapartiste », F. Beaucour, Un fidèle de l’empereur en son époque,
Jean Mathieu Alexandre Sari (1792-1862), Paris, 1972.
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Sous l’aile protectrice des Chiappe Encore faut-il tenir compte, au-delà des données telles que le contexte politique favorable, l’appartenance à une bonne famille et la compétence, des relations sociales qui ont mis le pied à l’étrier à Colonna d’Istria, ce qui n’est d’ailleurs qu’un élément corollaire des innés et des acquis signalés plus haut. Alexandre, de retour d’Italie, comme le cursus habituel le voulait, commença par s’inscrire au barreau d’Ajaccio où il se signala en plaidant avec succès des causes impliquant des notabilités locales… On ne peut s’empêcher de penser, en termes de continuité dans le changement, à Charles Bonaparte, à Saliceti et à d’autres anciens étudiants en Droit de l’université de Pise sous l’Ancien Régime ! A-t-il été aidé, disons recommandé, suivant l’expression consacrée et une pratique déjà institutionnalisée, pour accéder, à l’âge de 25 ans — donc avec dispense nécessaire — à l’importante fonction de procureur impérial près le tribunal de première instance d’Ajaccio ? Sans doute, mais s’agissait-il déjà de la protection des Chiappe ? C’est difficile à dire. Toujours est-il que ces derniers, et plus précisément Pierre-François, le frère du conventionnel Ange Chiappe, qui était alors procureur général à la Cour impériale, pesèrent d’un poids décisif sur la carrière d’Alexandre. Le cas de cette famille originaire de Sartène, mais très tôt établie à Ajaccio, est emblématique de l’ouverture politique évoquée plus haut. Le conventionnel avait plutôt été dans le camp paoliste en 1793 que dans celui des « républicains ». C’est d’ailleurs Paoli qui avait proposé et soutenu sa candidature à la Convention où, une fois élu, il avait siégé dans les rangs des Girondins. Un temps commissaire en Ligurie au moment de l’occupation d’Oneglia (1794), négociateur avec le Piémont pour le compte de la France à la veille de la guerre d’Italie, il avait condamné la Terreur avant la chute du « tyran », l’appellation courante qu’on donnait alors à Robespierre. Après le 9 Thermidor il avait renoué avec Paoli, contre Saliceti plus que contre Bonaparte il est vrai, et avait fait face comme représentant en mission de la Convention thermidorienne au mouvement insurrectionnel toulonnais de prairial an III dans lequel Saliceti était impliqué. Chiappe remplit son mandat de député jusqu’au rétablissement de la Corse française et républicaine en 1796 (donc sous le Directoire, puisque les nouveaux
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représentants de la Corse n’étaient pas encore élus !). Il effectua alors son retrait de la vie politique à la suite d’une déclaration très remarquée sous forme de « lettre à mes commettants » où il les mettait en garde contre « les intrigants » et les « anarchistes », comme on disait alors, pour désigner ceux que les historiens appellent plutôt aujourd’hui des néojacobins. Satisfait par le 18 brumaire censé marquer la fin de la Révolution et le rétablissement de l’ordre public, il donne des gages au nouveau régime qui fait de lui un ambassadeur dans les pays du Nord puis aux Etats-Unis, avant de le réintégrer comme sous-préfet à Alba dans l’Italie napoléonienne entre-temps départementalisée. Quant à son frère Pierre-François, déjà magistrat sous l’Ancien régime, il fut recommandé sous le Consulat, en germinal an VIII, par Lucien Bonaparte lui-même, alors ministre de l’Intérieur, auprès de son collègue ministre de la Justice « en raison des persécutions qu’il avait éprouvées du temps de l’occupation anglo-corse ». Il accéda ainsi au poste de procureur général près la Cour d’appel de la Corse siégeant alors à Ajaccio, sommet de la hiérarchie du parquet 25. Réinsérés dans les structures de pouvoir, les Chiappe marquèrent par leur influence la vie relationnelle d’Ajaccio et de Sartène. On ne saurait dire exactement à partir de quand le procureur général « remarqua » le jeune Colonna alors avocat ou déjà procureur impérial. Reste qu’avant 1810 celui-ci était reçu avec bienveillance à la maison de Chiappe qui le prit sous sa protection. À quel moment ce dernier at-il jeté son dévolu sur ce jeune et brillant magistrat de bonne famille qui se présentait comme un beau parti pour sa fille ? Progressivement sans doute. Ce qui est sûr, c’est qu’à la mort de Pierre-François, survenue en octobre 1811, ce fut Alexandre qui lui succéda comme procureur général 26 (la recommandation est ici implicite) et… ce n’est pas fortuit… quelque temps après, Alexandre épousait Cecilia, la fille du défunt procureur. Il ne manquait en effet au processus de sa consécration comme haut magistrat que cette dernière touche relevant de la pratique des stratégies matrimoniales. Notre homme est alors âgé de 30 ans, ce qui nécessite une nouvelle dérogation pour pouvoir entrer en fonc25. Sur Pierre-François Chiappe, Archives nationales, BB 6/1. 26. Un décret venait d’instituer la Cour impériale d’Ajaccio et l’installation solennelle
de ses membres eut lieu le 29 août. M. de Castelli en était le Premier président et Pierre-François Chiappe procureur général. Alexandre devint alors pour peu de temps avocat général.
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tion. Dès lors, Ange Chiappe, devenu « l’oncle vénéré », aura l’œil sur le couple et lui viendra en aide dans les moments difficiles sous la Restauration 27. Avec cette promotion semblait se confirmer pour le jeune procureur général l’ancrage ajaccien qui était celui de sa famille, mais pour peu de temps ! Retenons pour l’heure deux épisodes de l’histoire de la Corse sous l’Empire auxquels Alexandre Colonna d’Istria a été mêlé et qui permettent de mieux cerner le personnage.
La pseudo-conspiration d’Ajaccio En 1809, une obscure affaire secoue la ville impériale et va avoir des répercussions jusqu’au sommet de l’Etat lorsque l’Empereur luimême en sera informé et interviendra. Nous voulons parler de la soidisant « conspiration d’Ajaccio » qui aurait eu lieu contre les autorités du régime, contre Morand et contre l’Empereur lui-même, à l’initiative de protagonistes originaires d’Ajaccio et des environs qui seraient entrés en relation avec l’ennemi, les Anglais, chassés de Corse en 1796, mais toujours présents dans les parages, croisant au large du golfe, prêts à se livrer à des incursions ponctuelles sur les côtes et à tromper la vigilance des batteries 28. On aurait même surpris des conciliabules tenus chez l’habitant, en présence d’officiers de Sa Majesté Georges III, en vue de leur livrer la place. Le général Morand, commandant la 23e division militaire, d’une anglophobie maladive certes, mais dont la mission principale était de défendre l’île contre une éventuelle descente d’un ennemi qui était bel et bien à craindre, crut au complot et, décidé à user de ses pouvoirs d’exception, rentra précipitamment de Bastia, où il se trouvait en déplacement, pour mettre en place à Ajaccio une commission militaire et juger les coupables, court-circuitant une fois de plus les tribunaux de première instance et la Cour d’appel locale. La commission comprenait, outre Morand, commandant-en-chef chargé de la haute police, un colonel, un chef de bataillon et dix militaires réunis pour la circonstance à la 27. Son fils Jean-Jacques rallié aux Bourbons en 1814 et décoré de la légion d’honneur fut par la suite officier d’ordonnance de Napoléon lors des Cent jours, avant de poursuivre une carrière militaire sous la Restauration. 28. La question n’est pas vaine et, dans les annales de la marine, on a conservé le souvenir de « la bataille de Sagone » en 1811.
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citadelle d’Ajaccio. Une vingtaine de prévenus étaient impliqués par la cour militaire qui siégea le 20 juillet 1809 pour juger ledit complot. La commission en acquitta la majorité mais en condamna quatre à la déportation à vie, bien qu’elle n’ait pas pu réunir à leur encontre des preuves suffisantes de leur culpabilité 29. Il s’avéra très vite en effet, en dépit d’une sévère instruction à charge, que le dossier était vide, comme le constatera plus tard l’Empereur lorsqu’il mettra un terme à cette affaire qui aura eu pour conséquence sur place de perturber les esprits, d’encourager l’opposition et d’indigner une majorité d’Ajacciens. Le préfet lui-même considéra que la condamnation n’avait aucun fondement réel, que le complot n’avait jamais existé et il appuya le recours en grâce des condamnés en faisant état d’un large mouvement d’opinion favorable. Ces derniers formulèrent en effet dès 1809 une requête au ministre de la Justice où ils clamaient leur innocence et faisaient profession de foi de fidélité à l’Empire. C’est alors que le procureur impérial Alexandre Colonna d’Istria, qui n’avait pas eu à connaître de l’affaire en raison de la procédure d’exception, réagit et rédigea, pour exprimer son indignation, un factum qui s’intitulera pour la postérité Ajaccio vendicata 30 lorsqu’il sera publié… sous le Second Empire 31 ! Mais peu importe que, dans la foulée de l’événement, ce pamphlet qui circula sous cape, n’ait pas eu une grande audience ! Le texte nous intéresse moins par l’écho qu’il a pu avoir ou ne pas avoir sur le moment que par ce qu’il révèle sur l’état d’esprit de son auteur 32.
29. Ils furent déportés à Pier Chatel dans l’Ain, ce qui ne manqua pas de rappeler la
mesure plus sévère encore prise à l’encontre des Fiumorbais emprisonnés à Embrun. Parmi les condamnés figuraient Clément Padovani, François Levie, fils de feu JeanAntoine propriétaire à Ajaccio. 30. Ajaccio vendicata delle’accusa di cospirazione contro l’impero francese nel 1809, del conte Alessandro Colonna d’Istria, Bastia, Fabiani, 1860. Également, BSSHNC, 1904, fasc 282-288. 31. A l’initiative de Philippe Caraffa, alors bibliothécaire de la ville de Bastia : « cet écrit est une œuvre de jeunesse de notre grand magistrat le comte Alexandre Colonna d’Istria. On le publie comme morceau d’histoire de la patrie, en exemple de mauvaise gestion, ce qui a presque toujours été le cas chez nous, comme miroir du courage de l’écrivain. Il ne fut pas publié en son temps, car on ne le pouvait ; mais il circula partout et, arrivé jusqu’à l’empereur, il ébranla l’autorité de Morand. Nouveau titre à la mémoire du Premier président Colonna. » 32. Comme principales sources sur cet épisode, Ambrogio Rossi, Osservazioni storiche sopra la Corsica dell’abbate Ambrogio Rossi, livre xVI, BSSHNC, n° 286-288 ; F.-O. Renucci, Storia di Corsica et Vérard, la Corse résumé des divers écrits relatifs à cette
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Le patriotisme de Colonna d’Istria C’est une œuvre de jeunesse, comme l’avait déjà relevé Philippe Caraffa, rédigée en italien, lingua materna encore des élites corses de la génération d’Alexandre, en forme de plaidoirie, dans un style ampoulé et nourri par une argumentation redondante propre à la rhétorique du monde de la toge. Faut-il l’interpréter comme une prise de position bonapartiste, une forme indirecte de soutien au régime, compte tenu du fait que l’essentiel du message consiste à s’indigner qu’il y ait pu avoir complot contre l’empereur ? En effet, plusieurs passages attestent des marques d’attachement à sa personne et au régime impérial. Il y est ainsi question de la « felice aurora dell’18 Brumaire che rilevo la Francia dallo stato di avvilimento in cui il flagello rivoluzionario l’avea gettata e che l’ha resa l’arbitra delle nazioni » 33. L’allusion est claire et courante alors sous la plume des thuriféraires de Napoléon, le héros qui a su mettre un terme aux désordres de la Révolution, et cela correspond bien à ce que nous savons par ailleurs de Colonna d’Istria, adepte en tout temps du « parti de l’ordre ». Nous avons déjà fait allusion à l’amer souvenir qu’il avait gardé du passage en Corse des sans-culottes marseillais en 1792 et nous y reviendrons à propos de la révolution de 1848 ! L’auteur devait être sincère en parlant de governo piu giusto. Respectueux de l’Empire, il l’est lorsqu’il célèbre « il felice regno di Napoleone » et là encore il ne manque pas d’opposer ces temps heureux aux « momenti terribili dell’anarchia, delle divisioni e delle disgrazie » 34, une autre façon d’exprimer son ralliement tout en rejetant les régimes nés de 1789, globalement placés sous le signe de l’anarchie. Attachement réel au souverain et fidélité à l’Empire ?… Oui, mais sans plus et en termes de convenance propres au genre du factum ! En revanche, le texte se présente plus nettement comme une initiative patriotique, une manifestation de colère contre le fait qu’on ait pu penser que la ville qui allait devenir en 1811 le chef-lieu de la Corse
île, tome II, éd. Alain Piazzola, Ajaccio, 1999. Comme référence bibliographique, Célestin Bosc, La conspiration d’Ajaccio contre la France en 1809 d’après la correspondance officielle, Paris, 1905. Également, Archives nationales, BB 3 144. 33. « l’heureux aurore du 18 Brumaire qui releva la France de l’état d’avilissement où le fléau de la Révolution l’avait jetée et qui fit d’elle l’arbitre des nations. » 34. « les moments terribles de l’anarchie, des divisions et des malheurs », Ajaccio vendicata, p 249.
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ait pu trahir son appartenance à la patrie, entendons à la France. C’est sur cette ligne de pensée que l’auteur s’est le plus situé. Parlant de la Corse, et pas seulement d’Ajaccio, il dit que « la perfidie la plus insensée et la faiblesse la plus injuste ont tenté de l’avilir, de la discréditer et de la marquer de la tache infâme d’avoir trahi la patrie, conspiré contre la sûreté de l’Etat en étant d’intelligence avec les ennemis de la France avec la perverse et odieuse Angleterre 35», au risque, ajoutet-il, de renouveler les « torbidi tempi che hanno desolato per tanti anni la Francia » 36. Ailleurs encore on lit qu’il intervient au nom de « l’onor della patria vilipesa » et Colonna prône « devozione alla Francia » et « odio implacabile contro l’Inglesi 37». Cette profession de foi patriotique est évidemment compatible avec les marques d’attachement à l’Empire, mais elle se situe sur un registre quelque peu différent, celui de la fidélité de la Corse et d’Ajaccio à la France… quel qu’en soit le régime politique, est-on tenté de dire ! Plus que comme une marque de fidélité à la Grande nation 38, le patriotisme de Colonna doit plutôt être interprété comme l’expression d’un héritage frappé du sceau de l’attachement d’une vieille famille nobiliaire à une intégration nationale qui remontait au temps des rois et de l’Ancien régime. À relever toutefois un certain amalgame avec le souvenir « corsiste » qui fait que, tout en affichant la fidélité à la France, Colonna d’Istria se réclame de l’exemple des anciens, celui des patriotes corses du temps de la révolte contre Gênes, qui avaient lutté pour la liberté 39. La dimension proprement ajaccienne de l’affaire, bien ressentie par Colonna, est à replacer dans le contexte local où le clan bonapartiste n’entretenait pas de bons rapports avec un gouverneur doté des pleins pouvoirs et qui contrariait son influence. Morand s’était fait fort d’avoir l’appui en la circonstance de Ramolino et d’autres fidèles de 35. Dans le texte : « la perfidie la plus insensée et la faiblesse la plus injuste ont tenté de la discréditer et de l’avilir et d’imprimer la tache infâme d’avoir trahi la patrie et conspiré contre la sûreté de l’Etat » 36. « Les temps de troubles qui durant tant d’années ont désolé la France. » 37. « l’honneur de la patrie vilipendée… le dévouement à la France… et la haine implacable envers les Anglais. » 38. Expression à connotation révolutionnaire remontant à 1797. 39. Cette sensibilité est perceptible dans le préambule du texte : « La Corse, célèbre par les vertus de ces hommes courageux qui secouèrent le joug de ses oppresseurs et vénérée par toutes les nations pour ses héros que les trompettes de la renommée honorent et immortalisent, désirait donner à la patrie de nouvelles preuves de bravoure… »
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l’empereur comme Jérôme Levie dont un cousin, Levie Pedifalco, était pourtant impliqué dans la dénonciation, mais il se faisait des illusions. Les membres de la famille impériale et du « parti » (le premier carré ajaccien peut-on dire), le préfet du Liamone, relégué dans un rôle de second plan, trouvaient injustifié ou pour le moins exagéré le régime d’exception exercé par un homme autoritaire, brutal, qui n’entendait pas partager son pouvoir et qui ne supportait ni pressions ni coteries. Dans une certaine mesure, l’acharnement du gouverneur à trouver des coupables « ajacciens » apparaissait comme une forme de règlement de compte envers un milieu qui entretenait volontiers un esprit de cabale à son égard 40. Dans ces conditions, sans être membre de ce cercle restreint, Colonna ne pouvait qu’être encouragé à prendre l’initiative que l’on sait. L’infâme Morand Son indignation vise explicitement le général Morand, commandant en chef gouverneur de l’île, placé à ce poste par le Premier consul en 1803 pour succéder à Miot et qui jouissait encore de la confiance de l’empereur au moment du soi-disant complot 41. À travers la dénonciation de « l’ambizioso amor del potere » est mis en cause son pouvoir de haute police et l’usage qu’il en fait. L’abbé Ambrogio Rossi, auteur des célèbres Osservazioni, dont les dernières en date portent sur la période napoléonienne considérée ici, éclaire cette tranche d’histoire locale d’autant mieux qu’en tant qu’Ajaccien, il a vécu sur place l’événement et que, comme Alexandre, il s’y est impliqué. Lui aussi s’en est pris à Morand, comme la plupart des membres des grandes familles ajacciennes influentes qui entendaient garder un contact direct avec l’Empereur, libérées de la tutelle de ce gouverneur militaire qui leur faisait écran : « tout était calme, écrit Ambrogio Rossi, n’était-ce les 40. Morand obsédé par le complot des Ajacciens se plaint des autorités locales et met en cause le maire Levie qui veut défendre son parent et Ramolino. Il considère que « la ville d’Ajaccio est le point le plus difficile à gouverner de toute la Corse en raison de l’influence que certains personnages que j’ai eu l’honneur de vous signaler (Conti, Braccini, Cuneo, Maestroni) se croient autorisés à exercer sur toutes les autorités. » Il se dit inaccessible à leurs intrigues. 41. C’est ce thème que nous avons retenu en annexe I. Sans reprendre ici les péripéties liées au complot, relevons que parmi les témoignages de l’époque, c’est celui de Colonna qui est le plus détaillé et le plus précis. Il a su en particulier rendre compte de l’état de psychose qui a gagné la population, du rôle des manipulations, des rumeurs et de l’atmosphère obsidionale qui s’était répandue dans la ville.
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abus incessants du gouverneur » et il se faisait l’interprète de l’opinion publique en condamnant les excès de la conscription et de la haute police : « Que la haute police aille au diable ! » s’exclamait-t-il et « que la justice soit rendue conformément à la loi ! » Le chroniqueur, témoin de son temps, écrit explicitement qu’avant même la conspiration d’Ajaccio, Colonna d’Istria et son protecteur Chiappe, tous deux, rappelons-le, procureurs généraux, avaient dénoncé en haut-lieu les prérogatives et le comportement de Morand, ce qui avait provoqué l’ire de celui-ci à leur égard : « Ils ont osé, se plaignait Morand, dénoncer ma conduite au ministre ! » Il leur demanda et obtint d’eux des excuses formulées en présence de Castelli, Premier président de la Cour impériale. Avant même l’affaire de la conspiration et depuis les sévères représailles effectuées par Morand dans le Fiumorbo, l’opinion publique était remontée en Corse et la magistrature était en première ligne. C’est sur ce terrain que se plaça Colonna dans son factum qui relançait le débat sur le statut d’exception que connaissait la Corse en matière judiciaire. Il développa dans son Ajaccio vendicata une argumentation de juriste, de constitutionnaliste même peut-on dire, digne de l’enseignement du célèbre Filangieri dont il n’avait pas été directement l’élève mais dont il s’était imprégné des préceptes juridiques à travers les leçons de ses maîtres pisans qui lui enseignèrent le droit public. C’est bien l’étudiant fraîchement émoulu encore de l’enseignement qu’il avait reçu qui se livre dans ce brûlot à une attaque en règle et documentée contre les abus d’autorité et la justice militaire qui sévissait en Corse sous la férule de Morand. Les pouvoirs extraordinaires d’alta polizia y sont vilipendés en termes violents et imagés : ils sont, écrit Colonna d’Istria, « simili al’acqua forte che bruccia ove tocca » et ils ne devraient être mis qu’entre des mains « purissime ed integerrime » 42, ce qui n’était manifestement pas le cas. Colonna va très loin dans ce domaine et n’hésite pas à prendre à partie Morand, certes avec la prudence de l’incognito, à propos de la répression exercée par celui-ci dans le Fiumorbo, à l’encontre du capitaine Sabini 43 : « piangono gli uomini da bene sulla sorte dello sventurato
42. « Comme l’eau-forte qui brûle quand on la touche… et qui ne devrait être mise
qu’entre des mains très pures et intègres. », Ajaccio vendicata, p 203. 43. Sur les événements du Fiumorbo, Ambrogio Rossi, op. cit. livre xVI, BSSHNC, fasc.277-
282, ainsi que F.-O. Renucci et Vérard, cités plus haut, comme sources principales.
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capitan Sabini di Fiumorbo. 44» Dans le même opuscule, il s’en prend à Portafax de Bonifacio, homme de main du gouverneur, qui se disait auditore allo scagno del generale 45 et qui s’était signalé dans l’exercice des basses œuvres de police. Il rappelle le décret du 17 messidor an xII qui ne soumettait au jugement des commissions militaires que les délits d’espionnage et d’enrôlement à l’ennemi dans la ligne de la loi du 12 brumaire an V qui plaçait déjà ces délits sous la compétence des conseils de guerre permanents… ce qui n’était pas le cas dans l’affaire du soidisant complot! En fait, dit Colonna, qui a du mal à contenir sa colère, on faisait passer devant ce type de Cour de Justice des gens « vagamente accusati di varii delitti e specialmente di essere stati d’intelligenza agli Inglesi, di averne ricevuto danari » 46, avec le risque d’inventer de faux complots, comme ce fut le cas à propos d’Ajaccio. En juriste déjà expérimenté, au nom du droit, Colonna se livre à une critique serrée de la procédure. Cela permet de le ranger non pas dans le camp des détracteurs de l’Empereur mais dans celui, bien représenté en Corse sous l’Empire, des défenseurs de l’Etat de droit. Le milieu judiciaire auquel appartient Colonna y est alors particulièrement sensible car il est marginalisé, contourné par la pratique de la justice d’exception aux mains de militaires « incompétents » 47. Colonna s’en prend au « potere giusdiziaro amministrato da persone intruse, dal generale fino all’ultimo caporale » 48. Cet argument se retrouve sous la plume de F.-O. Renucci dans sa Storia di Corsica et il sera développé dans divers écrits de Salvatore Viale, cette fois en renfort d’une condamnation plus globale du régime napoléonien et même de la mise en cause de l’appartenance de la Corse à la France, ce qui est très différent, nous l’avons dit, du point de vue de Colonna d’Istria. Celui-ci est plus proche des membres du barreau ou de la magistrature de Bastia, des Biadelli, Rigo et autres qui, tout en restant fidèles au régime, s’érigèrent en défenseurs du bon droit et de la légalité. Ce sera au temps des monarchies constitutionnelles le leitmotiv du courant libéral animé par les gens de robe, qui se battront pour le 44. « les hommes de bien pleurent sur le sort du capitaine Sabini du Fiumorbo » 45. « auditeur du bureau du général » 46. « vaguement accusés de divers délits et plus particulièrement d’avoir été d’intelligence
avec les Anglais et d’en avoir reçu de l’argent ». 47. Nous avons déjà abordé cette question dans « l’état des esprits en Corse au temps
de Napoléon », in Napoléon et la Corse, Musée de la Corse, Albiana, Ajaccio, 2009. 48. « un pouvoir judiciaire administré par des intrus depuis le général jusqu’au simple
caporal. »
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rétablissement du jury en Corse. Justice et politique amorcent dès l’Empire un mouvement de rencontre et cela vaut pour Colonna d’Istria. Nous retrouvons celui-ci tout au long de cette affaire qui ne se termina qu’en 1813. Il fait figure de « conseil » dès le début en 1809 lorsque les accusés font un recours en Cassation, que leurs avocats contestent la régularité de la commission militaire et l’attaquent pour « incompétence et excès de pouvoir ». Relevons-ici l’argument avancé par le procureur général suivant lequel, conformément à la législation antérieure, « les tribunaux militaires n’ont d’attribution que sur les individus militaires ou assimilés à eux en raison de leurs fonctions » et la référence à la constitution de l’an VIII qui établit que « le crime de conspiration relève des tribunaux ordinaires ». Colonna est encore présent en 1812 lorsqu’un groupe de notables, dont Jean-Baptiste Frasseto, juge de paix, son beau-frère Braccini et le maire d’Ajaccio François Levie, têtes de file du « parti bonapartiste » ajaccien, rédigent une pétition pour obtenir la grâce des condamnés, et il exprime publiquement sa satisfaction lorsque l’Empereur prend la mesure de grâce en 1813 en leur faveur.
Mai 1814 : La justice rendue au nom du roi de France Les enseignements de la deuxième circonstance à laquelle nous faisions allusion concernant l’implication d’Alexandre dans les événements de l’époque vont dans le même sens que ce que nous venons de voir à propos de la conjuration [sic] d’Ajaccio. Rappelons succinctement les faits : à l’issue de la malheureuse campagne de France, l’Empereur abdique à Fontainebleau le 8 avril 1814; or, presque dans le même temps, à Bastia a éclaté une insurrection séparatiste d’inspiration paoliste et pro-anglaise, à l’initiative de Salvatore Viale et de Fredien Vidau 49. C’est le point culminant d’une vague de mécontentement qui provient pêle-mêle des difficultés de la conjoncture, de la politique religieuse du régime, de la « décapitalisation » de la ville au profit d’Ajaccio survenue en 1811, des prélèvements forcés, de la présence des Croates à la citadelle et de l’état d’insécurité qui s’est 49. F. Pomponi, « Tentative de sécession bastiaise et troubles populaires en Corse au
printemps 1814 », Études corses, n° 46-47, 1996.
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installé dans le pays. Les insurgés n’hésitent pas à faire appel aux Anglais qui viennent de se rendre maîtres de la Toscane sous le commandement de l’amiral Lord Bentinck dont la flotte croise au large du Cap corse. Le général anglais Montrésor, mandaté par son supérieur, intervient directement à Bastia, prend la direction des opérations et laisse planer, avec le consentement plus ou moins tacite des rebelles, la perspective d’une Corse replacée sous la tutelle de l’Angleterre. La situation est confuse, les convictions sont ébranlées et, tandis que les initiateurs du mouvement cherchent à rallier l’intérieur, opérant une marche en direction de Corte et d’Ajaccio, Montrésor, outrepassant ses pouvoirs, avance ses pions et gagne par voie de mer le chef-lieu de département où il présente un ultimatum au général Bruny qui commande la subdivision militaire du Sud. La bataille est symbolique et tourne autour des couleurs qu’il convient d’arborer. Bruny cède et accepte que le drapeau anglais soit hissé en haut de la citadelle. Poussant plus loin son avantage, Montrésor exige qu’en signe d’allégeance la justice soit rendue en Corse au nom de Sa Majesté Georges III, un pas de plus vers la restauration d’un royaume anglo-corse dont manifestement s’accommodent les insurgés bastiais, alors qu’on ne connaît pas encore le sort réservé à l’île par le traité de paix. Alors se produit le coup d’éclat du procureur général… ou du premier président Castelli, car un doute subsiste sur le véritable instigateur de l’initiative rapportée en des termes très proches par les principaux témoins du moment, historiens et mémorialistes 50. Avec l’assentiment des membres de la Cour impériale siégeant encore à Ajaccio, Alexandre Colonna d’Istria oppose un refus catégorique aux prétentions du général anglais. Le texte de cette déclaration du 7 mai 1814 qui ébranla le général Berthier, alors qu’il venait de céder devant l’ennemi, vaut d’être rapporté : « La Corse est un département français et rien n’indique à ce jour qu’elle ait cessé de faire partie intégrante de la France… elle n’a été remise au général Montrésor par le comte général Berthier qu’à titre de dépôt et de ce fait la Cour ne saurait, sans trahir son honneur et ses devoirs les plus sacrés, rendre la justice autrement qu’au nom de Sa majesté Louis XVIII roi de France. » 50. Par F.-O. Renucci, Storia di Corsica, Vérard, La Corse ou résumé des divers écrits
relatifs à cette île… et A. Rossi, Osservazioni storiche déjà cités.
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Le temps des girouettes ? Notre magistrat patriote tint bon et refusa lorsque, quelque temps après, Montrésor lui offrit la même place de procureur général de la nouvelle Cour suprême qu’il entendait instituer avec l’assentiment des paolistes et des pro-anglais auxquels il avait déjà distribué des postes de conseillers 51. Cette Cour ne devait d’ailleurs jamais être réunie car Montrésor fut désavoué par son supérieur et on ne tarda pas à apprendre que la Corse, en vertu des traités, resterait française. La prise de position d’Alexandre, que lui-même et son fils aîné érigeront comme un titre de gloire en diverses circonstances, fait moins figure d’acte d’allégeance à l’Empire ou de ralliement aux Bourbons que de manifestation de fidélité à la France. On a beaucoup glosé sur « le temps des girouettes » qui marqua la période 1814-1815 52 mais le cas de la Corse et de Colonna d’Istria est assez particulier car, plus que d’idéologie royaliste, républicaine ou bonapartiste, il s’agissait d’appartenance nationale et la grille de lecture de nombre de comportements du moment ne s’accommode pas d’une simple interprétation en termes de « retournements de veste ». On a du mal à qualifier de « girouettes » ces fonctionnaires ou militaires qui jusque-là servaient l’Empire et qui se signalèrent en 1814, au lendemain de l’abdication de l’Empereur, par leur ralliement à Louis xVIII, lorsqu’on prend en compte cette menace d’un retour au royaume anglo-corse annoncé par Bentinck lui-même, commandant général de l’armée britannique sur les côtes et dans les îles de la Méditerranée. N’est-on pas par ailleurs en présence d’une des toutes premières circonstances où s’affirme le concept de continuité du service public en cas de changement de gouvernement ou de régime ? Les deux aspects — le troisième qui
51. Refus exprimé dans des termes proches de la déclaration ci-dessus : « Monsieur le
général, j’ai reçu avec un exemplaire de votre règlement du 2 de ce mois, la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire le même jour, portant avis de ma nomination de procureur général de la Cour suprême de justice que vous avez organisée à Bastia. Je dois à la confiance que vous m’avez témoignée et aux principes d’honneur et de fidélité qui me caractérisent, de vous déclarer qu’institué par le gouvernement français à la place de procureur général près la Cour d’appel d’Ajaccio, je ne puis ni ne dois accepter de place que du même gouvernement, parce que la Corse continue à faire partie intégrante de la France et que j’ai déclaré ne pouvoir rendre la justice au nom du roi d’Angleterre. » 52. Dans un livre récent, Pierre Serna y est revenu surtout à propos du passage de l’Empire à la Restauration, La république des Girouettes, 1789/1815 et au-delà, une anomalie politique, la France de l’extrême centre, Seyssel, Champ Vallon, 2005.
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renvoie à l’image de la girouette à proprement parler ne devant pas pour autant être totalement éliminé — se retrouvent dans le cas de xavier Giubega. À peu de temps d’intervalle de la déclaration de Colonna, ce sous-préfet de Calvi qui avait été nommé préfet de Corse par l’empereur, mais qui n’eut pas le temps de prendre son poste, fut tancé par Montrésor car il refusait de hisser le drapeau britannique sur la citadelle. Sa réponse au général anglais est de même nature que celle faite par Colonna d’Istria, à la différence près que l’attachement à la patrie est connoté ici d’attachement à la Grande nation : « J’ai été jusqu’au dernier moment fidèle au gouvernement ancien et j’en ai fait rigoureusement exécuter les lois et les instructions: on ne peut me faire un crime de cette conduite qui d’ailleurs a été celle de tous les fonctionnaires publics de France. J’ai refusé de faire élever dans Calvi l’étendard de la rébellion et de seconder les efforts que le comité de Bastia ne cessait de faire pour provoquer la séparation de la Corse de la France et nous induire à insulter et chasser les troupes et les employés français et à saccager les magasins du gouvernement. J’ai pensé que l’intérêt et l’honneur prescrivaient aux Corses de suivre en tout temps le sort de cette grande nation. » 53 Ces cas ne sont pas isolés et on peut signaler ceux de simples citoyens qui exerçaient alors des fonctions à l’échelle municipale ou cantonale et qui, dans les mêmes circonstances, alléguèrent les mêmes raisons 54. Ainsi dans le canton de la Porta où deux partis s’affrontaient, l’un pro-anglais et l’autre patriote, à propos des couleurs à hisser sur le clocher de l’Église : les bonapartistes furent rappelés à l’ordre par Montrésor parce qu’ils avaient descendu l’étendard britannique pour le remplacer par le drapeau blanc en apprenant que la Corse resterait française. Cela ne devait pas empêcher les mêmes adeptes de la fleur de lys en 1814 (les Pompei et les Sebastiani du canton) de se révéler à nouveau ouvertement partisans de l’Empereur au moment des Cent jours et de devenir membres actifs du mouvement carbonaro-bonapartiste d’opposition aux Bourbons sous la Restauration. De même 53. Vérard, op.cit., p 119, lettre à Montrésor du 24 mai 1814, souligné par nous dans
le texte. On relèvera cette fois le recours au concept de « grande nation ». 54. Cf. « L’état des esprits en Corse au temps de Napoléon » art. cit.
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Annonce de la remise de la décoration de la Fleur de Lys à alexandre Colonna d’Istria le 25 juin 1814
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Giubega, « bourbonien » par fidélité à la France en 1814, accepta le poste de préfet de Corse au service de Napoléon lors des Cent jours, faisant état cette fois de l’argument que les Bourbons étaient « revenus dans les fourgons de l’étranger » ! Rien n’est simple, nous le savons par ailleurs, lorsque les sensibilités ou les convictions particulières sont confrontées à la question de la légitimité de l’Etat ! Pour en rester à Alexandre, la dignité de son attitude le 18 avril 1814 lui valut, peu de temps après l’arrivée en Corse du commissaire extraordinaire Milet de Mureau, représentant de Louis xVIII, une fois la décision prise que la Corse demeurerait française, la remise de la décoration de la fleur de lys précieusement conservée dans les papiers de famille. Revenons sur les Cent jours, pour en finir avec la période napoléonienne de la vie d’Alexandre. La junte animée par le commandant Poli, fidèle de l’Empereur débarqué en Corse depuis l’île d’Elbe et chargé de la reprise en mains de l’île en vertu du décret du 24 février 1815, s’établit à Corte en avril 1815 et un de ses premiers actes fut d’appeler auprès d’elle les responsables des différents services « afin de s’entourer de toutes les lumières qui peuvent la mettre en état de répondre à la confiance ». Alexandre Colonna d’Istria qui était convoqué en tant que chef du parquet, rappelle cet épisode à l’occasion d’un de ces retours sur le passé qui émaillent sa correspondance. Il écrit : « Je n’ai pas voulu me rendre à cette invitation le 19 avril, étant connu que le gouvernement avait changé en France et que le bruit s’était répandu en ville que j’avais été remplacé par Cuneo. » Or, en avril, les « patriotes » partisans de l’Empereur, sous la conduite de Santo Tavera, revenu comme Poli de l’île d’Elbe pour restaurer l’Empire, venaient d’établir le camp « bonapartiste » de Stileto aux portes d’Ajaccio : « Je pensai mettre ma famille en lieu de sûreté, ajoute Alexandre, car j’étais des plus menacés par les gens du camp… Je me retirai à Appietto le soir du 19 et je refusai de passer par Ajaccio malgré l’invitation qui me fut faite par Tavera. Le 21 avril, étant informé que les cocardes tricolores étaient communes à Ajaccio, sachant qu’on allait commettre des excès en entrant dans la ville, je me déterminai à aller voir M. Tavera pour l’engager à se conduire avec modération et à ne pas se laisser guider par les mauvaises têtes qui l’entouraient. »
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Dans un autre texte Colonna déclare que la junte avait décidé de le mettre sous surveillance courant avril mais on sait aussi que dès le 9 mars 1815 il était entré au conseil municipal d’Ajaccio par ordonnance de Sa Majesté le roi et celui qui lui signifia cette nomination fut le maire Martinenghi, le père de son futur gendre, champion de la résistance de la bourgeoisie ajaccienne aux menaces des patriotes, ces manants et bergers de l’intérieur, « descendus » de la vallée de la Gravona et de Bastelica qui, tout en arborant le drapeau tricolore, menaçaient de piller leurs récoltes et de brûler leurs maisons de campagne et leurs moulins. Colonna d’Istria avait choisi son camp et pris la précaution de se réfugier « au village », pour éviter de subir ce qu’il avait senti venir, une mini-cucagna 55 des paesani installés dans les murs d’Ajaccio. Ces derniers demandaient réparation aux possédants qui durent négocier à prix d’argent avec Tavera, leur chef, leur retrait de la ville. Une fois annoncée l’issue de la bataille de Waterloo, on peut imaginer facilement notre procureur général arborant à la boutonnière la décoration à la fleur de lys que Milet de Mureau lui avait remise l’année précédente.
55. Terme employé dans la tradition pour désigner les « représailles » des gardes nationaux introduits dans Bastia en juin 1791 contre ceux qui avaient déclenché dans la ville une manifestation contre-révolutionnaire en signe de protestation contre l’application de la constitution civile du clergé et l’ élection de l’évêque Guasco.
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SOUS LA RESTAURATION
Entre la roche tarpéienne et le Capitole Une fois l’intermède des Cent jours passé et le département revenu sous l’autorité des Bourbons, la Corse tarde à retrouver une normalité par rapport à l’ensemble national pour des raisons qui sont en partie les mêmes qu’au temps du Consulat. En tant que « petite patrie » de Bonaparte elle est l’objet d’un regard particulier fait de défiance et même de rejet de la part de la monarchie restaurée 56. Elle souffre aussi de son particularisme, de son archaïsme et de la violence des mœurs qui font douter des chances de son intégration nationale, faute d’avoir atteint un niveau suffisant de « civilisation », comme on disait communément alors. De là, au lendemain de l’élimination de l’Empereur, un certain flottement dans la manière de gouverner ce département que Sir Elliot avait déjà qualifié d’ungovernable rock, un temps d’hésitations et le maintien d’un régime d’exception hérité de l’Empire mais adapté aux nouvelles circonstances. Sans aller jusqu’à sa mise hors constitution, comme cela avait été le cas sous le Consulat, sa situation trouble justifie la présence d’une autorité forte, militaire de préférence, dotée de pouvoirs spéciaux, en mesure d’intervenir promptement, de « balayer le terrain » et de préparer un retour progressif au régime d’un département comme les autres. Pas de terreur blanche à proprement parler, mais la nécessité d’un retour à l’ordre face aux troubles récurrents, conséquence de la violence privée, de la pratique vendettaire et de l’agitation qui s’installe dans le Fiumorbo à laquelle l’action du commandant Poli, fidèle de l’empereur, donne une connotation de résistance bonapartiste… l’équivalent, en sens inverse, de la queue du mouvement des émigrés qui avait amené le Premier consul à envoyer Miot en Corse comme administrateur général en le dotant de pouvoirs exceptionnels puis, au nom du maintien de « l’ordre public », le général Morand qui y exerça l’alta pulizia.
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T
raiter d’un personnage de la qualité et la dimension d’Ignace Alexandre Colonna d’Istria, d’abord procureur général sous l’Empire et aux premiers temps de la Restauration (1811-1818) puis, durant trente ans (1823-1853), Premier président de la Cour royale de Corse, au sommet de la hiérarchie de la magistrature, dans un département où la justice occupait une place particulièrement importante en raison des problèmes de litigiosité et de violence régulièrement relevés par les observateurs contemporains, incite l’historien à dépasser le parti strictement biographique et à considérer l’intéressé comme un témoin et un acteur de son temps. Il apparaît dès lors en situation de révélateur de problèmes d’ordre social, comportemental, institutionnel ou politique, propres à mieux faire connaître une période qui demeure encore en grande partie terra incognita… L’auteur se propose de donner la place qu’il mérite dans l’histoire de la Corse du xIxe siècle à ce magistrat éminent, grand serviteur de la Justice et de l’Etat au temps des monarchies constitutionnelles. Lors de l’inauguration de son portrait (peint par son fils Pierre, notre couverture) et placé en 1866 dans la salle d’audience du nouveau palais de Justice de Bastia, le procureur général Bécot rendait hommage en ces termes au comte Alexandre Colonna d’Istria décédé en 1859 : « M. Le Comte Colonna fut sans contredit un Premier président de la grande école… Je ne dirai pas de la vieille école… et cependant il avait, par certains côtés, des affinités irrécusables avec le passé. Il y tenait par son origine, par ses racines, en quelque sorte, étant né d’une famille noble et ancienne. Il goûtait peu les changements en politique comme en législation. Il voulait attendre qu’une innovation eût réussi pour l’appeler un progrès… Il a vu se dérouler autour de lui le cercle complet des révolutions possibles, depuis son enfance qui s’était écoulée sous l’antique royauté jusqu’à sa vieillesse qui saluait le retour de l’Empire ; de sorte que sa vie, commencée sous la légitimité par le roi, s’achevait sous la légitimité par le peuple. »
Francis Pomponi a été professeur des universités et a notamment exercé ses fonctions d’enseignant à la Faculté des Lettres d’Aix-en-Provence et de recherche à la Maison des Sciences Humaines de la Méditerranée. Il est l’auteur d’une Histoire de la Corse (chez Hachette), a dirigé la collection du Mémorial des Corses et rédigé de nombreux essais ou articles sur la Corse replacée dans son horizon méditerranéen, dans des revues spécialisées, parfois malheureusement difficiles d’accès. Récemment, il a publié, chez « Colonna édition », un essai sur les imbrications politiques et sociales dans la vendetta en Corse au xIxe siècle : Vendetta, justice et politique en Corse : l’affaire Viterbi, 1789-1821.
En couverture : Portrait en pied du comte Ignace Alexandre Colonna d’Istria, en costume de premier président de la Cour impériale de Bastia. Huile sur toile peinte par son propre fils, Pierre Colonna d’Istria. Photo : Michel-Édouard Nigaglioni.
20 € ISBN : 978-2-915922-44-8