VOLUME 2, MAI 2010 - PENSER LA STRUCTURE
IMPRIMÉ À 582 EXEMPLAIRES
COSA MENTALE CARNETS D’ARCHITECTURE
#02 ET DE RESISTANCE
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#02
EUR € 4.00
OURS - EDITORIAL
COSA MENTALE
• Membres Fondateurs : Simon Campedel, Mélanie Délas, Frederic Einaudi, Mathias Gervais de Lafond, Maxime Gil, Baptiste Manet, Claudia Mion, Simon Vergès • Comité de rédaction : Alessandro Baiguera, Simon Campedel, Mélanie Délas, Fabio Don, Frederic Einaudi, Mathias Gervais de Lafond, Maxime Gil, Yann Legouis Baptiste Manet, Adriana Patrascu, Félicia Revay, Julien Salom, Hugo Vergès, Simon Vergès • Comité de Soutien : Alain Dervieux, Cyrille Faivre-Aublin, Guy Desgrandschamps, Pierre-Louis Faloci, Jean-Patrick Fortin, Mauro Galantino, Jacques Gubler, Giacomo & Riccarda Guidotti, Roberto Masiero, Philippe Prost, Laurent Salomon, Luigi Snozzi, Laurent Tournié Michel Kagan • Avec la participation amicale de : Luca Campedel, Henrik Becker, Léa Casteigt, Matia Gobbo, Br Lawrence Lew, Gabriela Puig • Remerciements : Arthur Aillaud, Oscar Buson, Giacomo et Riccarda Guidotti, Katja Lässer, Valerio Olgiati, Philpp Urech • Contact : contact@cosamentale.com • Site Internet : www.cosamentale.com • Abonnement : formulaire en troisième page de couverture • Adresse Postale : COSA MENTALE - ENSAPB 60 Boulevard de la Villette 75019 Paris • Imprimé par l’association Cosa Mentale à l’ENSAPB Tous droits réservés © Cosa Mentale 2010 Dépot légal troisième trimestre 2009 ISSN 2105-3901 • Illustration de couverture : photographie de FE Guidotti Architetti, Casa Forini, Monte Carasso (CH)
Jean-Pierre Bobenriether, Directeur de l’Ecole d’Architecture de Paris Belleville Jean-Philippe Garric, Président du Conseil d’Administration de l’Ecole d’Architecture de Paris Belleville ont le plaisir de vous inviter le lundi 3 mai à 19h à la conférence inaugurale de l’exposition organisée par la revue Cosa Mentale
GUIDOTTI ARCHITETTI Exposition du travail de Giacomo et Riccarda Guidotti du 3 au 28 mai 2010 VERNISSAGE à la suite de la conférence Ecole d’Architecture de Paris Belleville_60 Bd de la Villette_75019
CARNET D’ARCHITECTURE ET DE RESISTANCE
COSA MENTALE COSA MENTALE - REVUE IMPRIMÉE GRACE AU SOUTIEN DE L’ECOLE D’ARCHITECTURE DE PARIS BELLEVILLE
Jean-Pierre Bobenriether, Directeur de l’Ecole d’Architecture de Paris Belleville Jean-Philippe Garric, Président du Conseil d’Administration de l’Ecole d’Architecture de Paris Belleville ont le plaisir de vous inviter le lundi 3 mai à 19h à la conférence inaugurale de l’exposition organisée par la revue Cosa Mentale
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TROIS CHOSES QUE L’ON SAIT Editorial
Cosa mentale est, et a toujours été le symbole d’une volonté très forte de recentrer le débat sur les questions essentielles de l’architecture ; on entend essentiel dans le sens qu’elles fondent unanimement toute la pensée du projet depuis l’origine de la discipline. Il est clair qu’ici, comme c’est aussi le cas dans les autres volumes de la revue, que la structure ne sera pas l’objet du discours, elle ne sera pas le sujet des textes. Mais elle nous servira de guide dans l’exploration des projets ; c’est l’angle de vue que nous avons choisi de prendre pour observer et questionner ces projets. Prendre ce que l’on sait et le confronter à ce que l’on découvre : voilà la critique objective et constructive qui sert l’architecture. Cette critique-là participe à l’effort général de réflexion. Le point de départ de ce numéro, ce sur quoi il est bâti, se résume trois certitudes – ce sont d’ailleurs nos seules certitudes sur la question de la structure. Tout d’abord, on sait que la structure ne se limite pas à une question de technique. La technique rentre bien en compte dans la résolution des questions que pose le projet, mais pas plus que d’autres facteurs d’esthétique ou d’usage. Ensuite que la structure ne peut être prise individuellement. Elle n’est pas un point du projet, une inconnue qui pourrait être résolue à part, une fois le moment venu de l’affronter. Enfin, et cette dernière certitude englobe les deux précédentes : la structure d’un projet n’est pas un aspect unique auquel correspond une solution particulière. Il faut plutôt entendre par structure un thème complexe de notions et de choix qui rassemble trois aspects qui sont aussi trois moments du projet qui se croisent et se rencontrent : un projet a en fait trois structures. Une structure de la pensée comme discipline éthique et mentale pour guider une réflexion. Livio Vacchini la partage entre credo et théorie, entre ce qui guide et construit une homogénéité dans la manière de faire, dans ce que l’on répète de projet en projet ; et ce qui est spécifique à chaque projet, un ordre, un site, une matière, une proportion, qui enrichit, corrige et parfait la logique et le savoir contenus dans le credo. C’est cette discipline qui permet d’assurer au projet une cohérence entre forme, fonction, contexte, temps et construction, qu’il ne soit encore qu’une spéculation, ou un projet terminé.
Une structure du lieu qu’il faut savoir et vouloir lire dans un sol, une histoire, une lumière. Le lieu a sa propre structure qui va être modifiée par le projet. La structure du projet doit reconstituer un nouvel équilibre qui prend en compte une nouvelle donnée dans l’équation. C’est cette structure-là qui met en jeu des notions d’orientation, de hiérarchies, de ville et la dualité espace public-espace privé qui va nous servir à nous positionner. Une structure de la matière et le lien qu’elle entretient avec la forme, avec le sens et la signification. La structure ordonne la matière et est la garantie des valeurs de vérité, d’honnêteté, d’éthique dans le rapport entre perception et construction. Faire disparaître la structure revient à effacer de l’œil de celui qui regarde la pensée du projet. L’unification des solutions aux questions que pose le projet dans la structure est la garante d’une clarté et d’une transmissibilité du projet : à ce moment-là, le bâtiment devient un enseignement, un partage des solutions et des réflexions qui l’on fait naître avec ceux qui l’habitent. La pratique de l’architecture c’est l’unification des trois structures dans une réflexion globale qui amène le projet. Ignorer une de ces structures, c’est laisser un pan entier du travail au hasard et au génie – notion terrifiante qui sonne comme un absolutisme. Voilà ce que l’on sait. Je terminerais cet éditorial sur la remarque suivante : il est à la fois curieux et révélateur de trouver dans le volume de Cosa Mentale consacré à la structure deux exemples de bâtiments religieux!1 Quand les trois structures atteignent un équilibre proche de la perfection, alors l’architecture touche au sacré. C’est à ce moment-là qu’un bâtiment, à la fois construction mentale et construction physique, prise entre la terre qui l’attire et le ciel qu’elle cherche à atteindre abrite le divin. Loin du mythe, de la sensation, de l’anecdote et de la croyance aveugle, dans le silence de l’évidence, l’architecture partage avec celui qui la vit. Et elle lui apprend ce que s’élever signifie. SC 1. Trois si l’on compte le gymnase de Vacchini à Losone.
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SOMMAIRE
AVANT PROPOS
NOTES DE TRAVAIL Giacomo et Riccarda Guidotti
ÉLÉMENTS DE DOCTRINE
STUCTURE COMME FORME Traduction inédite d’un essai de Luigi Moretti
ÉLÉMENTS D’ANALYSE
UN POISSON DANS L’EAU
A propos de la basilique Saint Pie X, Pierre Vago, Lourdes (Fr), 1958
FRÔLER LE SOL
A propos de la FAUUS, Vilanova Artigas, São Paolo (Br), 1961
ENTRE CIEL ET TERRE
A propos du Pavillon des Pays Nordiques, Sverre Fehn, Venise (It), 1962
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CARNET CENTRAL ENTRETIEN AVEC VALERIO OLGIATI
RECONCILIER LE MUR ET LA COLONNE
A propos de l’Eglise Saint Pie, Meggen (CH), Franz Füeg, 1964-66
HONNÊTETÉ ARCHITECTURALE A propos de la Palestra, Livio Vacchini, Losone (CH), 1997 ÉLÉMENTS DE COMPARAISON
UNE PENSÉE STRUCTURÉE Sur la contribution d’Arthur Aillaud
L’ÊTRE DE L’ESPACE Structure et Signification
«CIRCULEZ Y’A RIEN À VOIR» Comment juger de ce qui est caché ?
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AVANT PROPOS
COSA MENTALE © GUIDOTTI ARCHITETTI Casa Grossi, 2000
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NOTES DE TRAVAIL Giacomo et Riccarda Guidotti
Giacomo et Riccarda Guidotti sont deux jeunes architectes, frère et soeur, originaires du canton du Tessin, en Suisse. Ils ont grandi dans cet environnement riche d’une culture architecturale qui, à la fois, intégre les enseignements du mouvement moderne, et repose les questions du territoire, de la pérennité et du rapport à la tradition. Natifs de Monte Carasso, ils y travaillent aujourd’hui, développant les principes d’urbanisme qui y ont été mis en place par Luigi Snozzi. Disciples de Snozzi et de Vacchini, ils proposent une synthèse intelligente de ces deux grands maîtres pour trouver leur propre expression. Cosa Mentale invite ces deux architectes à venir présenter leurs travaux à l’Ecole Nationnale d’Architecture de Paris Belleville du 3 au 28 mai 2010.
Faire un projet est un travail de synthèse complexe entre les exigences imposées par les caractéristiques d’un contexte et celles spécifiques dictées par un programme. Le contexte est déterminé par les caractéristiques physiques ajoutées aux caractéristiques sociales d’un lieu. Il peut être contredit ou suivi. Face à lui nous pouvons nous ouvrir ou nous fermer, nous pouvons le nier ou l’accepter. Mais dans aucun cas nous ne pouvons l’ignorer.
les distinguer ; et en leur unification qui permet de les confronter et donc en vérifier le sens. Le résultat doit être l’unité inséparable des parts dans laquelle les deux aspects deviennent indissociables.
Le programme, de son côté, ne peut être réduit à des questions de pur fonctionnalisme. Dans le programme existe implicitement une tâche à développer qui va au-delà des fonctions. Souvent c’est la somme de plusieurs désirs et projets qui précèdent le projet architectonique (projets économiques, familiaux, projets de vie).
Ces considérations étant faites, une question se pose (sous plusieurs aspects, elle reste unique) : Si contexte et programme sont les variables, quelle est la constante pour résoudre l’équation ? Quel est leur trait d’union ? En changeant constamment les variables, comment affronter à chaque fois un travail de synthèse entre les exigences propres du contexte et celles spécifiques du programme ? Et encore, quel est l’instrument spécifique du projet qui, d’un côté, peut nous aider à positionner le bâtiment d’une façon précise face à un contexte et, de l’autre côté, résout les questions typologiques imposées par le programme ?
Le projet architectonique est le résultat de l’équation qui pose ces deux aspects (contexte et programme) comme variables du problème. On se rend ainsi compte que les variables sont infinies et que, par conséquence, les solutions aussi le sont.
Chaque architecte qui reconnaît la centralité de ces deux aspects du faire de l’architecture pourrait répondre sans doute à ces questions d’une façon différente, en mettant en évidence autant de poétiques différentes.
Le processus du projet consiste à la fois en une dissociation des variables pour les nommer et pour
En ce qui concerne notre travail, l’élément capable d’être le trait d’union et la constante dans
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AVANT PROPOS
COSA MENTALE © FE Casa Grossi, Monte Carasso (CH), 2003
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le processus de synthèse qui amène à définir le projet est la structure. La structure, pour nous, n’est pas seulement un fait technico-constructif dont la définition doit être laissée aux ingénieurs, ou un simple élément esthétique pour conférer un caractère architectonique déterminé au bâtiment. En d’autres mots : la structure ne doit pas
être un objectif mais un moyen, un instrument de travail à travers lequel on cherche à arriver à une solution, à une réponse.
D’une part, on sait que la structure est capable d’orienter, de fermer, d’ouvrir. Ainsi, elle sait générer de façon catégorique des hiérarchies précises comme avant/arrière, dessus/dessous. Par elle, d’une façon claire, on peut arriver à différencier espace publique et espace privé : cet instrument “simple” peut permettre de résoudre les problèmes très complexes du rapport au contexte. D’autre part, on sait aussi que la structure sert à porter un toit, à créer un refuge et donc à définir un espace. La structure peut dilater ou comprimer cet espace ; l’ouvrir ou le fermer. La structure porte la lumière, définit des hiérarchies, nous dit d’une façon très claire quels éléments sont au service des autres. Elle définit les espaces dans leur dimension physique et elle en détermine le caractère en donnant vie à des typologies intéressantes. La structure dessine le vide - l’espace - et la définition de l’espace est le but de l’architecture. Nous aimons penser que faire de l’architecture est cela : réussir à lier d’une façon indissociable, à travers la structure, un programme à un contexte. Giacomo & Riccarda Guidotti
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AVANT PROPOS
COSA MENTALE © FE Casa Forini, Monte Carasso (CH), livraison prévue en 2010
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ÉLÉMENTS DE DOCTRINE - STRUCUTRE COMME FORME
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STUCTURE COMME FORME Luigi Moretti
Ce texte, écrit par Luigi Moretti dans les années 1950, est paru pour la première fois dans le magazine Spazio, qu’il a lui-même rédigé et géré presque entièrement. Entre 1950 et 1953 sortent sept numéros de la revue où sont rassemblés les résultats d’une intense activité de recherche et d’étude. Les pages de Spazio sont en effet pour Moretti l’occasion de lancer un débat architectural dans l’objectif d’affirmer l’importance de donner une base théorique au projet. Il expose dans Spazio sa vision d’une pratique de l’architecture dans laquelle existerait une très forte relation entre la recherche théorique et la production architecturale, les résultats de la première étant réutilisés dans l’exercice de la deuxième. Moretti conteste dans l’architecture contemporaine la séparation entre les valeurs platiques-fonctionnelles des valeurs constructives. Pour lui l’architecture est un complexe de relations, non une solution a une somme de problèmes. Et il démontre que la seule direction à poursuivre dans l’architecture contemporaine est celle qui voit la structure comme forme, la seule capable de dépasser l’extravagance des formes qui, avec la culture de l’iconographie, est en train de nous submerger.
COSA MENTALE Aujourd’hui encore on continue de considérer, dans une oeuvre d’architecture, les valeurs plastiques, les valeurs constructives et les valeurs fonctionnelles séparément les unes des autres ; et ceci en continuant de leur conférer les mêmes significations que celles qu’elles assument dans les arts ou les techniques d’où elles proviennent, auxquels elles sont empruntées. Les déclarations d’unité de l’acte formel et du fait d’architecture que l’on entend sans cesse répéter dans le champ critique, ne réussissent pas à changer cette interprétation simpliste qui condamne l’architecture à une sorte de summa par juxtaposition de différentes valeurs pertinentes à l’art et à des disciplines différentes. Il s’agit évidemment de déclarations privées d’une base logique forte ou d’un contenu pertinent. Il ne nous apparaît pas étrange que la pensée critique de l’architecture n’ait pas la clarté capable de s’imposer face à cette interprétation erronée et tenace. Pour s’en faire une raison il suffit d’observer que les théories d’architecture qui constituent l’ossature et la justification de la pensée critique sont elles-mêmes nées, et
continuent de naître, en s’appuyant, à de très rares exceptions près, sur l’une ou l’autre des célèbres valeurs cités ci-dessus, séparément considérées et exaltées. Si l’on aiguise le regard, il n’est pas difficile de cerner l’origine de cette façon empirique de penser l’architecture dans le succès et l’importance de la séculaire triade vitruvienne. Succès qui naît du simplisme didactique de la «firmitas, venustas et utilitas» que les tractatistes mineurs et les commentateurs, à partir du Cinquecento, déduirent de la pensée vitruvienne, en réalité beaucoup plus fine, riche et unitaire. C’est par une analyse grammaticale élémentaire de l’architecture que sont mises en lumière trois dénominations qualitatives, c’est-à-dire trois aspects et modalités en tant que tels séparément pensables, et qu’est posée la définition de l’architecture comme somme de ces trois aspects et pas comme quelque chose d’autre. Evidemment il n’a pas été facile pour la pensée critique d’entendre que les dénominations peuvent délimiter un sujet mais qu’elles n’en définissent pas l’essence, laquelle est donnée par
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ÉLÉMENTS DE DOCTRINE - STRUCUTRE COMME FORME
l’ensemble des relations entre les dénominations primaires et secondaires, les forces et les modalités qui les déterminent et les gouvernent, qui existent ensemble simultanément. Ce sont en fait l’ensemble des relations qui constituent cette structure, y compris la diction dans le sens logique-mathématique, qui définissent le sujet, seules et indépendamment de la valeur concrète des dénominations. Cette erreur, cet abus didactique de prendre les facteurs ab-tracti d’une fonction comme indicatifs et représentatifs de la fonction même dans sa richesse, est due à une mentalité spécifique d’une certaine période critique du XIX° siècle qui encore aujourd’hui est pleine de vigueur. Erreur qu’il a été encore plus facile de rencontrer dans l’architecture à cause de la complexité de la structure intime de cet art, complexité découlant du fait que l’architecture, bien qu’étant comme tout art à la fois réalité et représentation, est soumise à des facteurs de la réalité tellement nombreux et prégnants (quelques uns même déterminant la raison d’être de l’œuvre) qu’ils semblent vivre de vie propre, complètement autonomes. Chaque oeuvre d’architecture est donc en chaque point réalité et représentation, c’est-à-dire que chacun de ses points doit identiquement satisfaire deux catégories d’exigences, et ceci comme le fait tout autre art. Chaque point ainsi est à la fois un fait d’ordre technique et fonctionnel, qui sous-tend l’organisation paramétrique de la réalité et de la technique, et un fait expressif. On pourrait tenter de clarifier en disant qu’une oeuvre est architecture si une de ses n structures (dans le sens constructif) possibles coïncide avec une forme satisfaisant le groupe de fonctions demandé, et ceci avec une forme en adéquation avec une tendance en particulier qui est l’expression «de l’âme de la ruche humaine» comme recueil de l’architecte. En essayant de simplifier : si on considère la structure dans sa forme (sa forme propre et celle des espaces qu’elle indique), la fonction dans la forme qu’elle implique et la forme purement expressive ; ces trois formes doivent être coïncidentes, identiques, chacune totalement inséparable des autres pour pouvoir parler d’une Oeuvre d’Architecture. Il faut remarquer que dans la Grande Architecture, la poussée expressive formelle, pour laquelle les formes coïncident, se reflète à la fois dans les formes mêmes et dans le domaine du langage propre de chaque forme. Pour s’entendre : si une structure se révèle dans une forme qui, dans sa
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figure, a un ensemble de relations A (relations rythmiques, de rapports, etc…), une certaine présence de cet ordre A doit paraître dans la structure comme valeur purement constructive, ainsi que dans les rapports les plus intimes de sa mécanique constructive. Il doit donc y être comme représentation et seulement comme apparence. Il est nécessaire, à ce point-là, de faire une précision fondamentale : une oeuvre d’architecture est réalité et représentation si, naturellement, il existe la volonté de représentation, c’est-à-dire une volonté expressive. S’il manque cette volonté ou poussée, l’architecture n’a pas lieu et elle reste seulement un fait de pure construction, ou mieux de pure technique, sujette donc au vieillissement de la technique et non pas à l’immutabilité et l’immortalité de la forme. La crise de l’architecture moderne semble naître principalement du relâchement de cette nécessité expressive, d’une sorte de fatigue biologique qui refuse tout ce qui n’est pas strictement positif, efficient et/ou contingent. L’histoire de l’architecture témoigne, quelque soit l’oeuvre que l’on observe, de l’identité des trois catégories de formes et donc de la densité et de la tension particulières à chaque point de l’espace, qu’il soit seulement structurel, seulement formel, ou seulement fonctionnel. Mais l’histoire de l’architecture nous révèle aussi, dans la diversité des groupes que nous appelons stylistiques, une sorte d’oscillation, de palpitation; une sorte de halo, de situation génétique instable capable de modifier l’acte d’identité de la forme, et donc de donner vie à différentes catégories d’architectures. A bien considérer, on découvre que ce halo dépend de la mutabilité du centre génétique dans lequel on commence la catalyse des différentes formes dans l’unité. C’est-à-dire de la possibilité que le processus formatif unitaire commence dans le domaine d’une des trois formes plutôt que dans l’autre. La grande architecture du passé a son mouvement oscillatoire, sa dialectique, selon que l’identification des formes ait commencé à palpiter dans le domaine de la structure ou dans le domaine de la forme. La catalyse dans le domaine de la structure est la base de l’architecture adrianienne, de l’architecture romane, de l’architecture gothique, ou de l’architecture de Brunelleschi pour prendre un exemple. La catalyse dans le domaine de la forme, elle, est à l’origine à l’architecture de la renaissance, du baroque et de l’Ottocento. Les deux directions génétiques structure-forme et
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forme-structure contiennent, dans les possibilités infinies de modulation qu’elles offrent, l’entière dialectique de l’architecture antique. Je pense qu’aujourd’hui et dans le futur proche, il n’est plus possible que de faire de l’architecture dans la direction structure-forme. C’est-à-dire, avec une formulation pas tout à fait exacte mais peut être efficace, dans la structure comme forme. La fatigue de la direction forme-structure, à laquelle appartiennent aussi la presque totalité de maîtres du rationalisme et de l’organicisme, semble évidente et justifiée par deux ordres de faits. Le premier : l’actuelle faiblesse de la volonté expressive peut trouver des solutions intéressantes dans le champ de la structure, le seul riche dès le départ de valeurs positives immédiates et de raisonnement, le seul stimulant qui arrive à faire se mouvoir notre machine spirituelle. Le deuxième : pour dépasser la décourageante pléthore de formes qui, exacerbée par la divulgation de la culture iconographique, est en train de nous submerger, notre instinct nous amène à refuser a priori autant de formes gratuites que possible. Les architectes adrianiens, après la destruction des fori et des colonnades du premier empire, agirent dans cette direction-là. D’autre part, la direction fonction-forme, dans laquelle évoluait théoriquement l’architecture rationaliste et, par l’influence du Bauhaus tout le design industriel, permet un parcours de plus en plus limité dans le champ de l’architecture.
structure, en entendant le terme «structure» dans le même sens que celui qu’il assume dans la logique-mathématique, c’est-à-dire celui d’«ensemble de relations». Et d’une façon plus complète je voudrais ajouter que l’architecture est structure de densité d’énergies1.
1. L’expression densité d’énergie étant entendue implicitement dans le sens d’espaces. Texte extrait de la revue «Spazio», a.III, n.6, décembre 1951-avril 1952, pp.21.30 et 110. Traduction de l’italien par CM et SC
En fait si par «fonction» on entend l’ensemble des paramètres qui déterminent les espaces et leurs conjonctions, et aussi les conditions et les qualités des matériaux, on doit formuler clairement l’alternative : -Soit ces paramètres sont dans un nombre limité et séparément et exactement connus, alors les espaces et les matériaux se déduisent avec une rigueur scientifique, et de conséquence en étant les conditions de forme minime ou nulle, on rentre dans le champ de la technique ou, mieux, à l’extrême limite de ce que j’appelle, et que je soutiens, de l’«architecture paramétrique»; - Soit ces paramètres sont nombreux et peu définissables, et alors la fonction ne peut qu’indiquer une forme approximative, une préforme ample, que seul le processus de définition de la structure peut réussir à figer dans une figure complète. Et ceci n’est-il donc pas un processus typique structure-forme? Enfin, en dépassant l’enquête sur l’acte formatif de l’architecture, il me semble que tout révèle que l’architecture, comme fait, est essentiellement
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ÉLÉMENTS D’ANALYSE - UN POISSON DANS L’EAU
COSA MENTALE © Br Lawrence Lew, O.P., 2010
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UN POISSON DANS L’EAU
A propos de la basilique Saint Pie X, Pierre Vago, Lourdes (Fr), 1958
La basilique Saint Pie X fut réalisée pour le centenaire des apparitions de la ville de Lourdes. Elle valut à son maître d’ouvrage, Mgr Théas, de grands tourments et créa de nombreuses tensions au sein de l’Eglise. A la fois désiré et critiqué, ce projet a bien failli ne jamais voir le jour. Dès les premiers travaux de terrassement, la présence d’une nappe d’eau souterraine entraîna une remise en cause du budget et le Vatican s’opposa à la poursuite des travaux. Nous devons en grande partie cet édifice à Mgr Théas si l’on considère l’énergie démesurée qu’il mit au service de sa réalisation. Bâtie sous le sol du domaine de La Grotte, uniquement en béton, la capacité d’accueil de la basilique est de 20 000 personnes. Considérée aujourd’hui comme irremplaçable, elle répond parfaitement aux besoins croissants des pélerinages. Cet exemple est l’une des premières utilisations du béton précontraint en France. Le grand abri, ou le poisson, comme certains le nomment, fut inauguré en 1958, et le temps ne semble même pas l’avoir effleuré.
Le plan de la basilique Saint Pie X, projeté dès 1955 par Pierre Vago, architecte en chef de l’ensemble du domaine de la grotte, est d’une simplicité surprenante. L’enceinte de l’édifice est une ellipse de 500 m de périmètre, bordée d’un anneau de circulation de dimension suffisamment importante pour faciliter l’évacuation des 20 000 personnes. Quatre immenses rampes forment cette voie. Ce sont elles qui permettent de descendre dans l’espace central, lieu de culte par excellence, leur plan incliné variant de 2 à 8 %. La basilique est donc un vide creusé dans le sol couvert d’une dalle dont la face inférieure est décollée du niveau du terrain naturel de 50 cm, ce qui participe au renouvellement des 100 000 m3 d’air du bâtiment.1 Comment recouvrir une telle surface ? Le projet repose sur cette unique question. Le choix de la structure devient alors fondamental. Ce sont 64 béquilles en béton qui portent l’ensemble de la toiture. Elles sont toutes identiques, à l’exception des quatre qui se situent à chaque extrémité de l’ellipse et bordent le déambulatoire en formant une colonnade régulière. L’espacement entre chaque point porteur est le même. Sur ces béquilles reposent des arcs. Ce type de structure est le
moyen retenu de franchir les 60 mètres de l’espace central dans le sens de la largeur. La couverture de l’anneau de circulation est entièrement en porte à faux : les arcs qui portent la partie centrale et qui prennent appui sur les béquilles s’élancent dans le vide, vers le mur d’enceinte, sans venir reposer sur lui, créant ainsi le joint creux qui favorise les entrées d’air. Tous les arcs sont reliés entre eux par une dalle de béton qui assure la mise hors d’eau du projet. Son épaisseur varie de 10 à 20 cm et forme un voile convexe. Pierre Vago propose ici une architecture austère, froide et solennelle, en n’utilisant qu’un seul matériau, ce qui favorise l’effet de masse. Les séquences d’accès sont parfaitement étudiées et introduisent les notions de rythme, de répétition, vocabulaire musical qui caractérise merveilleusement cette descente qui longe la colonnade formée par les béquilles. Avec la perspective, la courbe elliptique rend l’espace dynamique. Il faut vivre une cérémonie religieuse pour comprendre l’architecture de la basilique dans toutes ses dimensions. La modernité ne réside pas ici uniquement dans les nouvelles techniques constructives employées ou dans la forme, mais aussi dans le fonctionnement de l’édifice. Les
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ÉLÉMENTS D’ANALYSE - UN POISSON DANS L’EAU
COSA MENTALE © MG Photographie Argentique, 2010
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pratiques religieuses ont été ré-interrogées… Curieux choix que celui de descendre sous terre pour prier le ciel, même si celui-ci reste dans la tradition rupestre de la Grotte choisie par la vierge. Il faut savoir également qu’à la différence des églises traditionnelles dont le coeur est situé à l’est de l’édifice (du côté du soleil levant), l’espace est ici centralisé. Lors d’une messe, le prêtre est situé au centre sur un podium pyramidal, et s’adresse aux fidèles dans les quatre directions. Au delà de ses qualités architecturales, l’ouvrage relève d’une grande prouesse technique, qui fut possible par l’intervention de M. Freyssinet, inventeur du béton précontraint. Il explique son travail de la manière suivante : «On a dessiné un demi cercle de 30 m environ entre son milieu et son articulation, située à quelques centimètres au dessus du dallage, à un niveau fixe. 58 demi-arcs, de formes extérieures identiques, équidistants, sont disposés de telle sorte que la projection de leur fibre moyenne soit normale à l’un des deux arcs de cercle dessinant le poisson. Ces demiarcs sont amputés de tout ce qui dépasserait du plan médian de la nef, contenant les intersections des deux cercles. Ils se rejoignent deux à deux dans ce plan, équilibrant l’un contre l’autre les composantes normales de leurs poussées. Les composantes perpendiculaires aux premières s’additionnent depuis les extrémités jusqu’au centre, où elles s’équilibrent avec celles de l’autre moitié de l’ouvrage, à travers les bétons d’une poutre en long de même hauteur que les arcs au niveau de leurs insertions sur ladite poutre et de ceux de la couverture. Par conséquent, le béton est précontraint dans toutes les directions par la poussée même des arcs».2 Ainsi le projet se présente comme un organisme monocoque ramené sans cesse à l’unité par les puissantes tensions des câbles exercées dans les arcs. 15 000 tonnes de béton tiennent sur 9 m2 si l’on fait la somme des surfaces des sections des points d’appui des béquilles.3 Qui est l’auteur de cette oeuvre, l’architecte ou l’ingénieur ? La réponse n’existe pas. En contre partie, il est légitime de se questionner sur le rôle de l’architecture, qui est principalement celui d’abriter. La notion d’abri, aussi complexe soit-elle, est bien la base de toute réflexion architecturale dans le sens où elle introduit celle de la couverture. Tout travail axé sur l’acte de couvrir engendre un effort qui s’oppose à une force inéluctable : la force gravitationnelle. Sans la gravité, l’architecture n’est pas. Depuis
toujours, la construction est étroitement liée à ce phénomène physique, et toutes les évolutions qui ont accompagné cette discipline nous montrent que les hommes ont toujours travaillé dans un objectif : Vaincre la gravité. Dans cet effort, la question de la structure est donc fondamentale. Dans le cas de la basilique Saint Pie X, le projet est la structure, la structure est le projet. Synthèse absolue qui lie architecture et ingénierie, deux milieux qui envisagent la construction de manière différente. Le nombre de béquilles et d’arcs aurait pu être diminué si l’on avait augmenté leur section. Pourtant ici, le dosage entre plein et vide est parfaitement établi, les éléments de l’ossature entrent en résonance spatialement. Le travail sur les proportions a permis d’apporter un équilibre à l’ensemble du système. La quantité de matière pleine répond à un problème purement statique qui relève des compétences de l’ingénieur, mais si cette lutte contre la gravité s’effectue en considérant la quantité de matière vide, alors l’architecture prend tout son sens. Comment le rapport de confrontation exercé entre plein et vide peut-il participer à rendre un espace cohérent? Dans ce projet Pierre Vago nous donne une réponse parfaitement claire, la tension créée par le vide entre les éléments de la structure produit une unité. Aussi, l’inclinaison des arcs et des béquilles qui portent la couverture de la basilique n’est pas arbitraire, elle répond aux efforts exercés dans leur masse. Nous pouvons comparer cet ouvrage aux réalisations du célèbre architecte catalan A. Gaudi, dont les formes sont celles des courbes funiculaires qui les composent, ce qui permet de résoudre tous les problèmes statiques. Dans le projet de la basilique Saint Pie X, toute interprétation formelle de la part de l’architecte est exclue. C’est une architecture qui utilise la structure comme moyen d’expression en mettant en relation le plein et le vide. La forme n’a pas été recherchée en tant que telle, elle est le résultat d’une réflexion intelligible qui fonde son approche sur la gravité. MG
1. H. BRANTHOMME, C. TOUVET, Histoire des sanctuaires de Lourdes, 1947-1988 Evolution et réalisations. NDL Editions 2. M. FREYSSINET, Avant propos du président. In : Annales de l’Institut technique du bâtiment et des Travaux Publics, n°139-140, juillet-août 1959. 3. M. LESBORDES, la basilique Saint-Pie X. Lourdes, 1968
COSA MENTALE
ÉLÉMENTS D’ANALYSE - FRÔLER LE SOL
COSA MENTALE Axonométrie éclatée
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FRÔLER LE SOL
A propos de la FAUUS, Vilanova Artigas, São Paolo (Br), 1961
Cet article présente la Faculté d’Architecture et d’Urbanisme de Sao Paolo, construite en 1961 par l’architecte brésilien Vilanova Artigas, reconnu comme l’un des membres les plus importants du brutalisme pauliste. João Batista Vilanova Artigas (1915-1985) est né à Curitiba au Brésil. Tout au long de son parcours professionnel, initié en 1937, il se consacre avec passion à la politique et au monde académique. Son opposition au régime militaire en place le contraint à l’exil en 1964 et l’oblige à abandonner son activité universitaire entre 1969 et 1979. La faculté est la traduction architecturale du nouveau concept éducatif établi par la réforme universitaire de 1962, qui ouvre la tradition académique brésilienne à de nouveaux domaines de l’urbanisme, de la communication visuelle et du dessin industriel. Ce renouveau dans l’enseignement se traduit directement dans la conception de l’édifice.
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Il est souhaitable d’arriver à la faculté d’Architecture et d’urbanisme de Sao Paolo après avoir foulé les rues sans fin de la grande métropole brésilienne. Il sera ainsi d’autant plus étonnant de découvrir la dimension gigantesque du campus universitaire dans lequel s’implante l’édifice : un espace vert de plus de 8 km² inséré dans le tissu dense des quartiers résidentiels et industriels de la partie nord ouest de Sao Paolo. En arrivant à la Faculté, on est immédiatement impressionné par l’unité et la force de la forme: un grand parallélépipède en béton armé de 110 x 65 mètres soutenu à l’extérieur par 14 piliers légèrement appuyés sur le sol. A l’impénétrable et sombre monolithe s’opposent les vitrages continus des niveaux composant le volume inférieur. Quelques emmarchements conduisent à une plateforme surélevée signifiant le seuil du bâtiment. De façon surprenante, aucune porte ne délimite l’accès principal à la faculté : on se glisse simplement sous l’avancée du toit. Espace intérieur et espace extérieur se confondent, la continuité est totale. Face à l’entrée, de larges rampes inclinées se superposent et relient les différents niveaux. L’ascension du parcours est directement liée au grand vide central de la salle «Caramelo». Celleci est délimitée par une double trame de piliers circulaires qui confère à l’espace un caractère unitaire. Les larges porteurs traversent l’épaisseur des planchers supérieurs et viennent soutenir le poids de la couverture composée d’un réseau à 3 dimensions de lucarnes en béton laissant filtrer la lumière du jour. La rigueur de la trame verticale est rompue par la présence de volumes en saillies sculptant le noyau central de l’édifice. L’ensemble des salles universitaires organisées en couronne autour de «la place centrale» établit à travers les circulations, des rapports visuels continus avec celle-ci. Les grands espaces ouverts et la communication totale entre les différents secteurs affirment l’idéal du mode de vie communautaire défendu par Vilanova Artigas. On pourrait presque assimiler la faculté à une grande salle de classe dans laquelle l’ensemble des activités se développerait simultanément. L’architecte définit le projet comme «la représentation de la démocratie, dans des espaces dignes, sans portes d’entrée, parce que je l’imaginais comme un temple, où toutes les activités sont licites»1. Définir et libérer l’espace grâce à la forme architecturale de la structure résume clairement la démarche de l’architecte. Si aucune architecture n’est réductible à un simple fait constructif, le calcul structurel est une condition inévitable de possibilité de l’architecture, une loi de son fondement. Vilanova Artigas définit l’esthétique de ses bâtiments en essayant simplement de
donner forme à la structure. L’architecture est définie par les éléments basiques que forme une construction élémentaire : des poteaux soutenant une couverture. Cette frugalité exacerbée ne se limite pas seulement à un souci d’économie. Vilanova Artigas ramène l’architecture à sa dimension originelle : protéger l’homme de la nature. La trame constructive adoptée libère les murs extérieurs de leur fonction porteuse et dématérialise ainsi la façade. C’est un système de coursives et de vitrages continus qui définit la limite extérieure de l’édifice, permettant une perméabilité physique et visuelle entre dedans et dehors. C’est finalement dans le porche, où naturel et artificiel se rencontrent, que l’architecte clarifie le sens du projet. Dans cet entre-deux, le puissant volume de la couverture retrouve le contact avec le sol par l’intermédiaire des appuis extérieurs effleurant la terre. Cette élégante structure est générée par le croisement de deux formes géométriquement définies. Une partie du mur en forme de trapèze isocèle renversé, tombe au sol et rencontre une pyramide à base carrée s’appuyant sur le terrain avec une rotation de 45 degrés par rapport aux axes orthogonaux de l’édifice. Ce jeu de figures semble représenter la force de gravité de la terre et la volonté de l’homme de s’en détacher. Les appuis extérieurs forment un lieu de tension où l’ensemble des forces de l’œuvre semble trouver son point d’équilibre. A ce propos, Artigas nous transmet l’essence de son architecture : «Il faut faire chanter le point d’appui».2 La
relation avec le sol, avec l’Autre, est l’occasion d’une réflexion sur la limite entre l’architecture et le contexte environnant. En effet, c’est
la manifestation de cette dialectique qui permet à Vilanova Artigas d’embrasser l’échelle du paysage avec lequel se confronte l’ensemble de ses projets. Ses œuvres s’insèrent avec rupture dans le territoire. Le contraste recherché est finalement une manière de dialoguer avec la force de la nature brésilienne. Comme une ruine archéologique perdue dans la jungle, l’édifice accepte le long travail du temps. La matière brute du béton armé, la lumière filtrée par la couverture, le passage libre du vent renforcent l’image inhabituelle de la ruine. Ainsi, Vilanova Artigas projette l’espace intérieur comme le prolongement du paysage extérieur. La « brutalité » est affichée comme l’expression propre à une culture qui a su comparer les expériences de l’architecture moderne avec l’identité spécifique du paysage brésilien. AB, traduction de LC
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ÉLÉMENTS D’ANALYSE - ENTRE CIEL ET TERRE
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ENTRE CIEL ET TERRE
A propos du Pavillon des Pays Nordiques, Sverre Fehn, Venise (It), 1962
Au début du siècle dernier la ville de Venise proposa l’idée d’une exposition internationale artistique accompagnée de la construction de quelques pavillons, chacun représentant une nation qui participait à la manifestation ; pavillons qui devaient être le cadre d’une exhibition d’installations de nature artistique et/ou architectonique. Le Jardin de Castello, seul parc dans la ville de Venise, en a été (et continue d’en être) le théâtre : en chantier en permanence, ce jardin devient, d’année en année, une sorte de village de l’art, une « ville dans la ville ». Le pavillon des pays nordiques, daté des années 60, est un projet emblématique dans l’œuvre de l’architecte norvégien Sverre Fehn. Le projet devait résoudre la cohabitation d’œuvres provenant de trois pays : la Suède, la Norvège et la Finlande. L’intuition lumineuse de Fehn a été celle de créer un espace unitaire qui évoquait la lumière nordique, homogène et sans ombres, de la Scandinavie. Fehn réalise à Venise, à travers les moyens propres de l’architecture, un fragment du nord capable de stigmatiser un monde et une culture.
Donc, la lumière comme Idée. (Y a-t-il une thématique plus centrale quand on pense à un espace d’exposition pour les arts visuels?)
Et l’idée se fait concrète grâce à la pensée structurale : forme du sens, avant celle de la fonction. L’objectif évident de Fehn n’est pas celui de se contenter de construire un espace pour exposer, mais plutôt de réaliser un lieu signifiant, un lieu capable de parler de sa propre raison d’être, directement à travers la spatialité générée par ses propres structures et par sa propre morphologie. Le pavillon est un espace essentiel - une salle rectangulaire - délimité par les deux éléments architectoniques primaires : le sol et le toit. «Entre la terre et le ciel» disait Chistian Norberg Schulz. Ce qui est au milieu est Architecture.
Le phénomène architectonique se base sur la juxtaposition radicale et originaire entre la terre et le ciel. La dialectique entre le plan sur lequel se déroule la vie et celui qui la protège est à l’origine de la forme construite. L’archétype de référence, dans ce cas la, n’est pas l’«enceinte» mais le «profil des nuages».2 La solution de couverture est donc le seul élément structural visible, clair et cohérent, même s’il n’est pas exhibé. Elle est aussi la seule caractéristique formelle de l’œuvre : synthèse entre construction et forme, et en tant que cela nouvelle et toujours antique. C’est elle qui génère l’écart vers l’intemporalité. La construction devient ainsi lieu de condensation disciplinaire et de résistance culturelle. «Les phénomènes architectoniques de base sont en dehors du temps et, quand cette fuite se vérifie, la perfection règne souveraine».3
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La couverture est constituée par un double système de poutres en béton, d’une épaisseur de 6 cm et d’une hauteur de 1 m, séparées par une distance entre-axes de 523 mm. Cette trame principale repose sur un mur (qui tient le terrain?) au nord et sur une énorme poutre en béton de 2,10 m de haut au sud. L’épaisse trame secondaire repose directement sur la trame principale. L’espace d’exposition de 446 m2 ainsi délimité, fermé sur le côté nord et ouvert au sud et à l’ouest, est donc totalement continu et libéré d’un quelconque élément structurel vertical. Le seul poteau du système se trouve au point de rencontre des deux côtés vitrés du pavillon. Des feuilles en fibre de verre sont, finalement, posées légèrement sur l’extrados des poutres de la trame secondaire pour empêcher la pluie de pénétrer dans le bâtiment. C’est ainsi que la lumière intense de la lagune est piégée et que, même pendant le solstice d’été, en traversant la structure elle crée un rythme fascinant de lumières et d’ombres, et garantit une illumination uniforme. Flexible, illuminé de façon homogène, proposant d’innombrables possibilités de subdivision des espaces intérieurs, et d’une forme compacte, le pavillon devient un lieu idéal pour les expositions d’art. La complicité narrative de la lumière naturelle aide aussi à créer une atmosphère où la dimension temporelle de la visite des expositions semble être ralentie, et parfois même suspendue. C’est aussi l’horizontalité qui règle aussi le rapport intérieur-extérieur : le pavillon des pays nordiques est en effet tout autre chose qu’un espace délimité et fermé. Il est plutôt un «lieu signifiant» en continuité avec l’environnement naturel, compris entre la terre et le ciel, où terre et ciel deviennent des éléments symboliques qui renoncent à contenir et délimiter et tendent plutôt à caractériser et à inscrire. «Dans son [pavillon] nous nous retrouvons en même temps à l’intérieur et à l’extérieur, présents en un lieu et ouvert en même temps à l’extérieur; cela sonne comme un vrai avertissement dans une époque où la plupart des bâtiments semblent les opposer l’un à l’autre dans une sorte de «pornographie visuelle».4 CM
1, 2, 3, 4. NORBERG-SCHULZ Christian, POSTIGLIONE Gennaro, Sverre Fehn: Opera completa, Electa, Milano, 1997 Per Olaf Fjeld, Sverre Fehn. The Thought of Construction, Rizzoli, New York 1983
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• LE JEU EST LA RECHERCHE DE RÉPONSES AUX QUESTIONS ÉTERNELLES DE L’ORDRE, DE LA LOGIQUE, DE LA MESURE, DE LA RÈGLE, DE LA LUMIÈRE, DE LA STRUCTURE, DE LA TECHNIQUE, DE L’ARTIFICE, DE LA PRÉCISION, DE L’IDÉE ET DE L’ABSTRACTION, DU TYPE, DU PUBLIC ET DU PRIVÉ, DE LA FORME, DU DÉTAIL, DU LIEU, DU PASSÉ, DU BEAU, DE LA QUALITÉ, DU CHEF-D’OEUVRE, DE LA RIGUEUR ET DE L’ÉTHIQUE, DU LANGAGE ET DU MÉTIER, DE L’INUTILE. • LE JEU C’EST SE CONFRONTER ET RÉINTERROGER SANS CESSE LES CHEFS-D’OEUVRE DU PASSÉ.
2. L’ARCHITECTURE EST UN JEU DANS L’ORDRE PUR.
• L’ÉMOTION EST DANS LA PROPORTION, LA MATIÈRE ET LA LUMIÈRE. • LA LUMIÈRE EST MATIÈRE, STRUCTURE ET GÉOMÉTRIE.
1. L’ARCHITECTURE DOIT NOUS ABRITER, NOUS ÉMOUVOIR ET NOUS SITUER.
L’architecture est Cosa Mentale.
CREDO.
VOLUME N° 2, MAI 2010 - PENSER LA STRUCTURE
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«Je connais comme un autre l’orgueil et les dangers de la théorie ; mais il y a aussi, à vouloir absolument s’en passer, la prétention, excessivement orgueilleuse, de n’être pas obligé de savoir ce qu’on dit quand on parle, et ce qu’on fait quand on agit». Pierre Paul Royer-Collard (1763-1845)
• CHAQUE ACTION EST UNE CRITIQUE. • CHAQUE ACTION EST RÉINTERROGÉE PAR LA CRITIQUE, QUI EST AINSI LA GARANTE DE SON ACTUALITÉ.
8. LA CRITIQUE MET L’ACTION EN RÉSONANCE.
• LA PENSÉE GUIDE L’ACTE ARCHITECTURAL.
7. L’ARCHITECTURE EST ACTION ET PENSÉE, ELLE EST ACTION DANS UNE PENSÉE.
• FAIRE UN PLAN SIGNIFIE S’ABANDONNER AU PLAISIR DE PENSER.
6. TRAVAILLER C’EST CONSTRUIRE UNE PENSÉE.
• TOUT SE JOUE LÀ, ENTRE TRAVAIL, ÉTHIQUE ET CONSCIENCE. • ET TOUT SE JOUE ENTRE LE SOL ET LE CIEL, UNIS EN UN SEUL GESTE.
5. REGARDER, VOIR, OBSERVER : C’EST LE TRAVAIL DE L’ARCHITECTE.
• S’ANCRER DANS LE SOL, C’EST S’ANCRER DANS L’HISTOIRE ET LE TEMPS. • L’ ACTE ARCHITECTURAL EST UNE MODIFICATION CONSCIENTE D’UN SOL : IL FAUT PRENDRE CONSCIENCE DE CETTE RESPONSABILITÉ. • L’ACTE ARCHITECTURAL EST UNE PERTURBATION DE L’ÉQUILIBRE D’UN TERRITOIRE.
4. DU SOL SOURDENT L’HISTOIRE ET LE TEMPS.
• LA RÈGLE SURGIT DE LA COMBINAISON DU PROJET. • TOUT À L’INTÉRIEUR DE LA RÈGLE, RIEN EN DEHORS DE LA RÈGLE. • LA RÈGLE EST COSA MENTALE, ELLE EST LE DÉPASSEMENT DE LA TÂCHE À ACCOMPLIR.
3. LE JEU A BESOIN DE LA RÈGLE.
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ÉLÉMENTS D’ANALYSE - RÉCONCILIER LE MUR ET LA COLONNE
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RECONCILIER LE MUR ET LA COLONNE
A propos de l’Eglise Saint Pie, Franz Füeg, Meggen (CH), 1964-66
«Oh ! Comment préférer de fébriles, de légères admirations pour quelques chaires plus ou moins colorées, pour des formes plus ou moins rondes ! Comment préférer tous les désastres de vos volontés trompées à la faculté sublime de faire comparaître en soi l’univers, au plaisir immense de se mouvoir sans être garrotté par les lieux du temps ni par les entraves de l’espace, au plaisir de tout embrasser, de tout voir, de se pencher sur le bord du monde pour interroger les autres sphères, pour écouter Dieu!» .1
Il fait froid à Meggen. Il doit toujours faire froid ici. Il vient de neiger. La vallée est enveloppée d’un drap blanc duquel surgit l’église. Figée par le froid sur un socle blanc. L’air est gelé, le lac immobile. La « chiesa » émerge du contexte et son clocher, haut, nous situe et se repère de loin. Elle nous rappelle que nous agissons toute notre vie entre deux éléments universels, imperturbables, qui nous relient sans relâche à l’histoire de l’humanité et du monde : le sol et le ciel. Le sol sur lequel nous naissons, marchons, vivons et mourons. Le ciel, divin. L’architecte doit prendre conscience de cette réalité afin de construire en pleine raison ce qui reliera ces deux entités dans un geste juste. Conscient de perturber un équilibre naturel. A Meggen, l’église s’affranchit du sol par un nouveau sol. Le sien. Elle est sacrée et par ce geste le montre. Elle domine. Le nouveau socle lui permet de ne pas appartenir seulement à Meggen mais bien à toute la vallée. Le Parthénon appartient bien à toute la Grèce ! Comme le temple d’Athéna, l’église s’offre Sa colline. Elle lui permet de mettre en ordre ce site, de le maîtriser et d’organiser plus librement ses annexes qui la célèbrent. La Cure et le centre paroissial à ses côtés, la chapelle dans l’épaisseur du socle. Ils la servent, existent mais s’effacent pour la laisser vivre. Elle touche le sol. Elle a pris sa place.
«Je n’aime pas le beaucoup, le très peu me suffit».2 Franz Füeg construit l’église d’un geste simple, pensé comme un tout. Le socle, la structure, le détail et la matière forment une unité indivisible et recherchent, dans un travail commun, la pureté du Un. Ses 78 colonnes modernes (en acier IP 240) sont toutes à l’extérieur et entourent l’espace sacré. Cette colonnade, d’une rigueur implacable, s’adoucit, s’allège par l’utilisation de plaques de marbre (102*150*2,8 cm) que l’architecte place entre les colonnes. Ce matériau règle la structure par ses dimensions maximales (trame 168 cm) et se déplie entre deux colonnes. Se déplie, en effet, car, entre deux colonnes, la pierre est issue d’un même bloc. Ainsi ses nervures se lient entre elles et par sa faible épaisseur, le marbre laisse la lumière le traverser. De l’extérieur, l’église est un parallélépipède simple. La répétition des colonnes créé l’unité du bâtiment. L’architecte parvient à allier le métal et la pierre afin de réconcilier le mur et la colonne tout en conservant la signification et les propriétés de chacun. L’église est d’une grande muralité, mais par le mur il fait entrer la lumière, laissant le soin aux colonnes de porter l’édifice. Franz Füeg va donc plus loin que les grecs qui dissocient le mur de la colonne dans l’espace pour marquer une séquence d’entrée.
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Cependant il persiste une ambiguïté dans l’espace central, le naos, qui mélange murs et colonnes pour faire pénétrer la lumière. Par nécessité l’enclos reste ouvert. Ici il conserve la
signification sacrée des colonnes tout en renfermant l’espace sacré par des murs. La figure se ferme.
Alors la représentation suivante de Dieu prend tout son sens : «Le Dieu devient l’absence, l’espace invisible et silencieux dessiné par la figure architecturée de l’enclos»3. Le renouvellement de l’architecture, ici à Meggen, se réalise par un processus qui intègre la tradition dans sa recherche de modernité. Celleci est réinterprétée et dépassée pour rentrer dans le mécanisme continu de l’histoire qui n’est ni d’hier, ni d’aujourd’hui, ni de demain, mais en mouvement. Comme le dit Malraux, à peu près dans ces termes, «l’art est la seule chose qui résiste à la mort». L’église parle grec tout en étant le reflet de son époque par l’utilisation de techniques modernes. Sa langue est antique, ses moyens d’aujourd’hui. De cette manière elle ne peut être inquiétée par le temps mais peut l’inviter à la faire vivre. Le recueillement s’initie à l’extérieur. Il est organisé dans un mouvement continu du corps. On commence par gravir un grand emmarchement, puis on longe l’édifice sur sa plus grande longueur. Ainsi on prend la mesure de l’église. On commence à appréhender son caractère et à se préparer à une rencontre. Elle est mise en scène dans une procession jusqu’à trouver l’entrée, derrière. La leçon est de Ronchamp. Le Corbusier approuverait. Le marbre, d’une blancheur pure à l’extérieur, contraste avec la lumière diffuse qu’il nous offre une fois à l’intérieur. L’espace interne vibre et sa perception se transforme à travers le temps. C’est une expérience incroyable, un moment unique. L’église est comme une cellule photographique qui s’ouvre et se ferme en fonction de l’intensité lumineuse extérieure. La pierre change de couleur, de force, quand passe un nuage ou quand le soleil réapparaît. La Nature est mise en scène pour dialoguer avec Dieu. L’architecte couronne le bâtiment en modifiant simplement l’épaisseur du marbre dans la ceinture haute de l’église. Elle touche le ciel. Le sol et le ciel sont ainsi réunis. Et dans cet entre deux cohabitent l’Homme et la Structure. La Structure comme expression naturelle de l’Homme à tendre vers le haut. Ici la rigueur, poussée à sa plus forte expression, recherche la perfection, l’atteint et nous émeut. La
perfection touche le Divin. Et le Divin touche ici l’Homme. L’espace indicible de Le Corbusier est trouvé. Cette saveur de l’espace, obtenue lorsque la structure et la matière jouent, à deux, une symphonie dont le chef d’orchestre est la lumière. L’homme ne peut plus agir. Il ne peut que s’incliner et méditer sur son propre travail. «L’architecture est le véritable champ de bataille de l’esprit. L’architecture a écrit l’histoire et a donné un nom aux époques. L’architecture dépend de son époque. Elle est la cristallisation de sa propre structure, le lent déploiement de sa forme. Voilà pourquoi technique et architecture sont si intimement liées. Alors seulement nous aurons une architecture digne de ce nom, une architecture qui soit un véritable symbole de notre temps»4. FE
1.Honoré DE BALZAC, La peau de chagrin, ed Pocket, 2008, p.53 2.Livio VACCHINI, Capolavori, ed du Linteau, 2006, p.72 3. Patrick BERGER et C.CEYCHENNE, La figure architecturale – Un enjeu esthétique, Ecole d’architecture de Saint Etienne 4. Mies VAN DER ROHE, Mies van der Rohe au travail, Peter Carter, ed Phaidon, 2005, p.177
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ÉLÉMENTS D’ANALYSE - HONNÊTETÉ ARCHITECTURALE
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HONNÊTETÉ ARCHITECTURALE A propos de la Palestra, Livio Vacchini, Losone (CH), 1997
L’intervention à Losone de l’architecte Livio Vacchini vient s’inscrire comme point de référence dans le territoire. Si les suisses, dans leur paranoïa chronique, ne voient qu’un coté pratique à la construction d’un abri anti-atomique en dessous, Livio perçoit l’opportunité d’avoir les fondations les plus solides qui soient pour bâtir son plus beau projet, avec la certitude qu’il dure au moins le temps de vie de l’atome. Et comme pour honorer ce bâtiment sensé rester là même après la fin, il a mis en œuvre à Losone toutes ses convictions les plus profondes, laissant ainsi par ce chef d’œuvre une trace de son temps sans pour autant chercher à renier qu’il ne fait que réinventer l’héritage de 4500 ans d’architecture (ce qui n’est rien à l’échelle de l’atome !). Livio Vacchini avait lui-même l’habitude de parler de ce projet en faisant le parallèle avec Stonehenge. C’est ce qu’il fit lors d’une conférence à Barcelone seulement 4 mois avant son décès. L’auditoire fut marqué tant l’émotion et l’intensité qu’avait mises cet homme dans ce projet était palpable. Ce fut une révélation pour tous. Peut-être que Cosa Mentale commença là…
Le projet du gymnase multifonctionnel de Losone naît de la volonté de Livio Vacchini de susciter une réflexion sur ce qu’est la structure en ellemême, sur son essence ; de montrer qu’elle ne réside pas dans la prouesse technique mais dans la symbolique de l’élément structurel qu’il soit pris individuellement ou dans la globalité du projet. Par son geste, l’architecte a voulu marquer une posture vis-à-vis de la conduite générale de ses projets : tous émergent de l’affirmation d’une position éthique radicale par rapport à l’architecture dans son ensemble, contrairement à ce qui nous est souvent offert aujourd’hui qui tient davantage du produit à la mode que d’une Cosa Mentale. La structure est la rationalisation première et primaire du bâtiment, et comme souvent, le premier degré n’est pas forcément le plus noble. Souvent terre-à-terre, il ne permet pas de signifier le projet; c’est pourquoi tant d’architectes cherchent à l’éclipser. Mais lorsque celle-ci est l’objet de la réflexion, cela permet de réinterpréter le sujet en reposant la même question différemment. Dans la grande mouvance des architectes que l’on peut qualifier de plasticistes, et dont F. Ghery et Herzog
et De Meuron apparaissent en tête de file, la structure est occultée au profit de l’effet de forme/ matière dont elle est totalement déconnectée. Faut-il maquiller le réel pour qu’il soit beau ? Il me semble que la beauté provient des rapports qu’entretiennent les éléments entre eux plutôt que d’un ersatz d’adaptation picturale qui ne trouvera certainement pas d’écho dans le cadre d’une architecture durable dans le temps. Attention, je ne dis pas que les arts graphiques n’ont pas de lien avec l’architecture, mais qu’ils doivent soutenir le fond du projet. Dans sa recherche de vérité sur la structure, Livio Vacchini cherche à s’appuyer sur le premier exemple de franchissement que l’humanité puisse lui présenter : à Stonehenge, plusieurs théories se confrontent sur la mise en œuvre des trilithes en pierre, mais seul importe le résultat final, ce franchissement en pierre absolument invraisemblable pour l’époque. Et c’est bien ce que retrouve notre oeil dans le projet de Losone quand notre regard s’aiguise un peu : toute la philosophie du projet s’appuie sur la mise en œuvre d’un trilithe, alors que l’on
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avait au premier abord convoqué le Parthénon. Il nous ramène à l’époque où la mise en œuvre de la structure poussait le savoir des hommes dans ses derniers retranchements. Les celtes nous ont montré l’élément porté tel qu’il est en laissant planer le doute sur les moyens de sa mise en œuvre. On trouve des traces de procédés constructifs similaires dans le temple de la pyramide de Khephren en Egypte. Des linteaux en pierre monolithique taillés (contrairement à Stonehenge) y ont été mis en œuvre approximativement à la même époque. Avec eux Livio Vacchini prétend que
l’acte de soulever la roche du sol est plus beau que celui de le faire croire.
On (re)apprend aussi à Losone que la structure n’est pas seulement un ensemble porteur composé de la triade socle-colonnade-entablement : c’est également une composition en façade plane. Vacchini implique dans l’acte de construire celui de «composer» un bâtiment plastiquement autant que proportionnellement. Contrairement aux architectes précités, il ne fait pas d’ajout, mais joue avec les propriétés de chaque matériau dans le but d’aboutir à une réalisation globale où tout a son utilité. Ainsi la structure du gymnase de Losone, symétrique et répétitive, nous apparaît tel un pattern ininterrompu ne laissant jamais apparaître d’accès et où les angles ne paraissent pas faire butter le rythme mais plutôt le continuer à l’identique, sans la moindre accroche de tempo. Les proportions dorées sont manipulées avec maestria, chaque poteau est évasé, allant du carré de 43 cm de coté au rectangle doré de 43x70 cm et espacé de 70 cm.
Enfin on émerge dans le gymnase et la structure s’estompe. Depuis l’extérieur, toute façade vue de profil apparaît comme pleine et la profondeur de chaque pilastre accentue cet effet de masse, si bien qu’une fois à l’intérieur, on est surpris par la finesse avec laquelle ils laissent entrer la lumière. On constate alors que malgré la fréquence rapprochée des pilastres, la sensation de masse n’est pas prégnante et leur finesse est d’autant plus accentuée que les rayons de la lumière du soleil se diffractent sur chacune des arêtes de ce béton blanc parfaitement réalisé. La sensation de plénitude est entière quand tout le paysage pénètre dans le bâtiment : ce n’est plus un gymnase mais un temple dans lequel on peut aussi faire du sport. A condition qu’on arrive à se détacher du jeu hypnotique du soleil sur les arbres, du soleil sur les colonnes. Dans le gymnase de Losone de Livio Vacchini, c’est de civilisations dont il est question, et le temps qui passe en est la preuve irréfutable : lorsque la pierre vient faire le linteau, il n’y a plus que l’homme pour venir défaire le chef d’œuvre. A Losone se retrouvent celtes, égyptiens et grecs, sans anachronisme ni passéisme, unis par la pensée et dans la technique. Les architectes contemporains superstars oublient trop souvent que l’acte architectural s’inscrit dans une durée à l’échelle des civilisations et que, pour réussir à maintenir une posture qui inscrit un projet dans ce temps-là, les habiletés esthétiques doivent être supportées par une base théorique incontestable. JS
L’accès se fait sous le temple, et l’entrée principale devient le théâtre de l’élaboration d’une composition minimaliste réalisée à partir d’un petit nombre d’éléments architectoniques. Le vitrage entre les deux portes d’entrée génère un reflet que l’architecte a voulu assembler à partir des crans latéraux en béton, des contres marches et des potelets noirs à l’intérieur. Cette notion picturale et graphique que met en œuvre Vacchini dans son architecture est représentative de sa manière de projeter. Les représentations de ses projets en plan et élévation sont toujours des abstractions non conventionnelles de la réalité. Cette méthode de représentation soulignant la dissociation qu’il existe entre le virtuel de l’acte de projection, et le réel de la réalisation, les posant clairement comme deux moments distincts de l’acte de création.
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ÉLÉMENTS DE COMPARAISON - UNE PENSÉE STRUCTURÉE
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UNE PENSÉE STRUCTURÉE Sur la contribution d’Arthur Aillaud
Arthur Aillaud est peintre, plasticien ; il vit et travaille à Paris. Les œuvres utilisées dans cette démonstration viennent de l’exposition présentée à la Galerie Vieille du Temple, entre le 6 février et le 3 avril 2010. Cet article n’a pas la prétention d’être une analyse esthétique de son travail. C’est plutôt le passage à l’acte qui va nous intéresser ; l’engagement créatif de cet artiste et la leçon qu’il peut représenter pour un architecte.
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ÉLÉMENTS DE COMPARAISON - UNE PENSÉE STRUCTURÉE
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Exprimer un geste primaire Arthur Aillaud explore la beauté de la chose ordinaire. Loin du m’as-tu vu, il réalise l’avènement de l’élémentaire, du «là» ou plutôt nous le verrons du «toujours là», du muet, de ce que l’on oublie de voir : de la structure. Arthur Aillaud n’a pas peur de regarder le quotidien. Cet intérêt pour des situations habituelles n’est pas un renoncement devant la complexité de la chose monumentale, mais bien le choix d’«un effacement devant l’important par nature»a. «[...] L’ordinaire est essentiel, tout en étant si peu et jamais exeptionnel»b.1 1. En architecture, cette considération pour le commun est méprisée. Elle est associée à ce qui relève du rituel constructif, du statique, du retour aux origines, même si Auguste Perret valorise «l’œuvre qui semblerait avoir toujours existée, qui en un mot serait banale» (GARGIANI R., citant A. Perret, L’architecture, Ed. Gallimard/Electra, 1994, p.90). Pour Auguste Perret, la banalité devient une qualité esthétique spécifique de l’œuvre architecturale. Cette piste est importante dans les circonstances contemporaines de production où la juste présence des projets est une question de plus en plus embarrassante. Cessons de croire que l’exceptionnel est le seul moyen d’entrer en contact avec le visiteur. Comme le peintre, l’architecte peut questionner le potentiel de l’existant et travailler sur la continuité, sur ce qui est déjà là. Cela ne suppose pas un renoncement à la recherche, à la transformation et au progrès mais garantira la sauvegarde du caractère de nos villes, aujourd’hui encombrées d’objets solitaires, agressifs et arrogants. a,b. Guy DESGRANDCHAMPS, Architecture et Modestie, Actes de la rencontre tenue au couvent de la Tourette les 8 et 9 juin 1996, Théétèe Editions, 1999, p.22
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Engager sa pensée
Convoquer la pérennité
Dans ses dernières recherches Arthur Aillaud explore des lieux en gestation ou en décomposition, une confusion s’installe et s’amplifie. La structure représentée ne semble plus être le simple recopiage d’une situation existante mais bien la carcasse d’une nouvelle entité. Dans ce lapsus, les compositions d’Arthur Aillaud trouvent leur stabilité, tout est ici parfaitement tenu. Le représenté n’est plus un ailleurs reconnu, mais un liant qui fabrique du réel bien ici.
Arthur Aillaud raconte un monde en train de se faire, de se défaire, peut importe – c’est le mouvement qui compte. L’image fixée sur le papier ne peut exister sans ce qui est advenu et ce qu’il risque d’advenir. Il renvoie à une multitude d’histoires dont ses compositions ne sont qu’une trace de la vie éternelle du lieu restitué. On est les témoins d’un entre deux que la structure immobilise. On est comme chanceux devant ce moment perdu.3
En se rapprochant si près du nécessaire, de l’indispensable, Arthur Aillaud explore l’anatomie du lieu. Dans le choix de ce qu’il s’apprête à représenter, il sélectionne l’authentique et écarte le superflu. Avec ces structures omniprésentes, le peintre nous prévient : pas d’emphase, pas de chichi. Le dessin dit : je suis l’essentiel ; l’économie des traits et des collages le confirme. On est assez désemparé devant tant de franchise : Arthur Aillaud ne nous cache rien et se dissimule derrière aucun artifice. Sans pudeur, il donne à voir chaque retouche, chaque assemblage, chaque impulsion virtuose, constitutifs de ce tout au goût si réel. Comme si l’on avait son plan d’attaque en main, on peut suivre et décomposer les gestes qui restituent le paysage cité. On reste intimidé devant la franchise de ses créations. Ici, tout est dit.2
3. L’architecture d’aujourd’hui prend un chemin bien différent. Le présent se transforme en éternité, le passé est par principe dépassé. La houle temporelle des toiles d’Aillaud, qui suggère d’autres moments de l’existence du lieu et fait tout le piquant de sont travail disparaît dans notre architecture qui rejette les comparaisons. Quand Renzo Piano, par exemple, intervient sur le site de la chapelle de Ronchamp, c’est pour supprimer la réalité temporelle du projet initial et l’associer à un système dont les racines sont bien d’aujourd’hui. Il réinstalle la prédominance du temps contemporain. Cette attaque n’a rien de passéiste, elle ne revendique pas la soumission aveugle pour l’ancien, mais la conscience renforcée de notre juste place, cette fois-ci dans l’histoire de l’architecture. Prenons un autre exemple tout aussi récent : Bernard Tschumi réalise à Athènes une grande structure pour la mémoire de l’Acropole. Il a l’intelligence de s’inscrire dans le tissu régulier de la capitale et de ne pas construire sur les flancs de la colline cultuelle. La relation se fait par une séquence optique plus que par une proximité physique : il nous montre le chemin du passé sans chercher à réinsérer ce temps perdu dans un présent devenu le seul référent valable. Il arrive à fabriquer l’architecture de son temps, en respectant les moments historiques qui l’ont précédés. Ce projet assoie sa pérennité en trouvant sa place dans le temps.
2. Continuons les parallélismes avec l’architecture. On est, avec la démonstration d’Aillaud, très loin des illusions d’une grande partie de l’architecture contemporaine. En s’appuyant sur les propriétés des matériaux qu’ils mettent en œuvre, les architectes travaillent de plus en plus sur des effets d’irréalité de leurs édifices. Comparons par exemple les lieux d’Arthur Aillaud avec ceux que Jean Nouvel nous propose. Si cet artiste réagit à des situations bien réelles, cet architecte affectionne l’ambigüité, l’immatériel, la fusion de l’espace et du temps, dans le but de divertir son visiteur. Une opposition fondamentale apparaît entre ces deux créateurs : Arthur Aillaud se plie en quatre pour donner à sa toile la profondeur du monde physique alors que Jean Nouvel préfère briser la relation référentielle de l’œuvre avec son environnement. Son espace de travail est celui du virtuel. Dans un monde rempli de symboles et de totems, où l’immatériel prend le pas sur le concret, l’engagement constructuf qui entretient une union avec le territoire et son histoire semble justifié.
MGDL
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COSA MENTALE © Arthur Aillaud Dalles, Huile sur toile, 160x200 cm _ 2009
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ÉLÉMENTS DE COMPARAISON - L’ÊTRE DE L’ESPACE
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L’ÊTRE DE L’ESPACE Structure et Signification
«Formes étranges. Figures étranges. Pour faire résonner alentour. Pour recevoir la lumière et en jouer. Pour interpeller le regard qui interroge. Sculptures-ondes. Sculptures-émettrices. Sculptures-dialogues. «Pression des voulumes, attraction des masses». Musique des formes qui irradient en leur dedans et au dehors. Tourner alentour, toucher. S’éloigner, attendre, revenir. Surprendre son propre regard».1 «Ce parait bien être quelque chose de grande importance, et difficile à saisir le topos—i.e. l’espacelieu». Aristote, Physique IV
Nous parlons de l’homme et de l’espace, comme on parle de l’homme et de la chose. On situe l’espace à l’extérieur, on le projète loin, comme si l’homme se trouvait d’une coté et l’espace de l’autre comme un jeu d’être «devant», «derrière», «dedans». Mais l’espace n’est pas pour l’homme un vis-à-vis. Chez Heidegger, l’espace n’est ni un objet extérieur ni une expérience intérieure : «Il n’y a pas les hommes et en plus de l’espace (…). Nous ne nous représentons pas, comme on l’enseigne, les choses lointaines d’une façon purement intérieure, de sorte que tenant lieu de ces choses, ce seraient seulement des représentations d’elles qui défileraient au-dedans de nous et dans notre tête (…). Les espaces et «l’» espace avec eux ont toujours déjà reçu leur place dans le séjour des mortels. Des espaces s’oeuvrent par cela qu’ils sont admis dans l’habitation de l’homme. «Les mortels sont», cela veut dire : habitant, ils se tiennent d’un bout à l’autre des espaces… Et c’est seulement parce que les mortels, conformément à leur être, se tiennent d’un bout à l’autre des espaces qu’ils peuvent les parcourir».2 L’espace n’est pas une chose. Selon Paolo Amaldi, en parlant de la spatialité de Mies van Der Rohe, l’espace n’est pas uniquement déterminé par la position respective des éléments matériels de délimitation mais aussi par leur relation au sujet.
Chez Mies, l’espace est une présence négative, il n’«existe» pas, il se produit. Il est utopique au sens «merleaupontien» d’une architecture qui rend visible l’invisible. Et pourtant c’est l’espace qui donne vie à l’architecture, c’est à travers l’espace que le bâtiment respire, s’ouvre et se laisse habiter, parcourir et tout en étant libre, l’espace est vécu. Ce qui rend vivant l’espace architectural c’est «sa colonne vertébrale», l’ossature du bâtiment, la structure en soi. La structure qui introduit, crée, limite, délimite et définit des espaces et «l’» espace avec eux. L’espace est, d’une certaine manière, élastique ; il va toujours revenir à la forme initiale, celle de l’étendue, cette extension uniforme, dont aucun endroit n’est privilégié, équivalente dans toutes ses directions, mais non perceptible par les sens. Selon un mot de Goethe, quand les hommes en viennent à le percevoir, une sorte de crainte pouvant aller jusqu’à l’angoisse les submerge. Car derrière l’espace, à ce qu’il semble, il n’y a plus rien à quoi il puisse être ramené. Devant lui, pas d’esquive menant à autre chose. Dans l’art, par contre, l’espace devient plastique grâce à l’homme. Tout de même, il ne faut pas
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comprendre l’espace comme étant apprivoisé, asservi. L’art n’est pas la mainmise de l’homme sur l’espace. L’espace est incorporé. De quelle manière l’architecture incorpore-t-elle l’espace? De quoi parle-t-elle dans le mot d’espace ? Là parle l’ouverture d’un espace, l’espacement. Cela veut dire : essarter, sarcler, débroussailler. Espacer, cela apporte le libre, l’ouvert, le spacieux, pour un établissement et une demeure de l’homme. Et par cela l’architecture introduit de manière indispensable ce que Heidegger nomme le spatium, le vide comme matériel de construction et non comme immatériel. On construit avec le vide, et pas autour de lui.
Le Corbusier et L’espace indicible «Prendre possession de l’espace est le geste premier des vivants, des hommes et des bêtes, des plantes et des nuages, manifestation fondamentale d’équilibre et de durée. La preuve première d’existence, c’est d’occuper l’espace».3 Le vivant est compris comme superstructure et annexe du non-vivant. Les espaces que nous parcourons journellement se présentent à nous de façon utilitaire, fonctionnelle, comme des lieux qui caractérisent la condition humaine. Lorsque ce séjour dans des espaces réduit l’expérience spatiale de l’homme au simple besoin de les rendre utiles, les choses auprès desquelles nous sommes ne peuvent plus rien nous dire et donc plus nous toucher. Par conséquence, la seule relation entre l’homme et l’espace réside dans l’habitation. Selon Heidegger, «la relation de l’homme et de l’espace n’est rien d’autre que l’habitation pensée dans notre être».4 «Le lieu», dit le philosophe, «fait entrer dans une place la simplicité de la terre et du ciel, des divins et des mortels, en même temps qu’il aménage cette place en espaces».5 L’espace est dès lors humanisé, il est dé-fini, délimité, il met en place ou comme chez Heidegger, il «installe». Le rapport entre lieu et espace, mais aussi entre homme et espace est évident dans l’être des choses en tant que bâtiments, mais non pas nécessairement des logements. Bâtir est donc la mise en place des espaces, «édifier des lieux» et également «fonder et assembler des espaces». Chez Le Corbusier on retrouve cette signification amplifiée par l’expérience de l’espace vécu. Pour rendre visible l’invisible de manière spatiale, et créer une nouvelle architecture, comme opposée à l’architecture trop visible, Le Corbusier introduit l’espace indicible : «Je suis l’inventeur de l’expression «l’espace indicible» qui est une réalité que j’ai découverte
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en cours de route. Lorsqu’une œuvre est à son maximum d’intensité, de proportion, il se produit un phénomène d’espace indicible : les lieux se mettent à rayonner, physiquement ils rayonnent. Ils déterminent ce que j’appelle l’espace indicible, c’est-à-dire qui ne dépend pas des dimensions mais de la qualité de la perfection : c’est du domaine de l’ineffable»6. Cet espace est dans notre être. Chez Le Corbusier, l’espace indicible, c’est l’espace vécu. C’est un espace mis en place grâce à une structure basée sur l’angle droit, la référence sans laquelle nous ne pouvons rien situer, surtout pas nous-mêmes. La villa Savoye, la villa la Roche, le pavillon suisse, le plan de 1937 pour Paris, le plan de Saint-Dié, les Unités d’Habitation, le musée d’Art occidental à Tokyo, le couvent de la Tourette, tout l’ensemble du Capitole de Chanigarh, toute son œuvre est un jeu d’ouverture d’espace à 90°, l’espace qui intègre toutes formes. Tous ces plans sont pensés dans cette orthogonalité : «les volumes ramenés aux surfaces, les surfaces ramenées aux lignes, toutes les lignes ramenées aux deux lignes : la verticale et l’horizontale. Et les deux lignes ramenées à l’unité : l’angle droit». La vie est là, sous cet angle droit, dans la simplicité et l’unité d’une orthogonalité spatiale ; simplicité qu’on retrouve dans la main ouverte ; pour la dessiner, Le Corbusier l’étire vers l’angle droit. L’angle droit n’est pas seulement architecture, c’est l’homme lui même. Inspiré par ses amis cubistes, l’architecte parle dans son œuvre de la quatrième dimension. La quatrième dimension est basée sur l’hypothèse de la destruction de la matière, qu’on trouve pour la première fois chez Henri Poincaré en 1902 dans La Science et l’Hypothèse, en faisant la distinction entre un espace géométrique et un espace représentationnel. Selon Poincaré, le mouvement existe seulement par le fait de la destruction et de la reconstruction de la matière. Il décrit l’espace représentatif comme expérience conjointe de l’espace visuel, tactile et moteur. A partir de cette hypothèse qui a su interpeller les artistes du début du XXème siècle, Le Corbusier fait lui aussi appel à cette conception de l’espace dans son art. Pour l’architecte, la quatrième dimension est «le moment d’évasion illimitée provoqué par une consonance exceptionnellement juste des moyens plastiques mis en œuvre et par eux déclenchée». Elle réside justement dans l’espace indicible en tant que « miracle catalyseur des sapiences acquises, assimilées, voir oubliées.» Bâtir, chez le Corbusier, c’est vivre sous les lignes de la perfection, du proportionnement en
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toutes choses, dans la simplicité de l’espace, dans l’équilibre et la durée. Le bâtir fait donc partie de l’habiter, comme l’explique Heidegger, car c’est à travers lui qu’il reçoit son être (wesen), mais aussi d’un «habiter» qui a été (gewesenen) : «Par Gewesene, nous entendons le rassemblement de ce qui précisément ne passe pas, mais est, c’està-dire dure, en même temps qu’il accorde de nouvelles vues à la pensée qui se souvient».7
L’espace utopique de Mies van der Rohe «L’architecture est la volonté de l’époque traduite dans l’espace». Mies van der Rohe «L’annulation de la réalité, de la matière, est nécessaire là où la forme doit ressortir comme symbole chargé de signification, comme création autonome de l’homme». G.Semper Selon Poincaré qui à travers ces études a marqué toute une génération d’artistes, concernant la matière, l’une des découvertes les plus étonnantes que les physiciens aient annoncées dans ces dernières années, c’est que la matière n’existe pas. Pour Duchamp, par exemple, qui lui aussi avait subi l’influence de Poincaré, la chose n’est qu’une fiction. L’architecture de Mies van der Rohe est l’accomplissement d’une nouvelle utopie spatiale. Dans tout son travail il essaye de faire porter à l’espace le sens ultime de l’œuvre architecturale. L’espace n’est pas une chose. Il n’est pas seulement question d’ « édification des lieux», c’est-à-dire d’un intervalle situé entre les choses mais aussi d’une relation entre l’habitant et l’habitat, entre l’observateur et la chose observée. Habiter c’est vivre l’habitat comme une condition fondamentale de son être. Dans ce sens, chez Mies, l’espace impose une lecture de type empirique qui interroge la condition de l’homme d’abord ; c’est un espace qui s’intéresse aux gestes et aux mouvements du visiteur qui traverse l’espace. Pourtant, pour lui, bâtir n’est pas habiter. La matière n’existe pas. Ce n’est pas la chose ou la choseité de l’espace qui l’intéresse mais l’être même de l’espace. Dans toute l’œuvre de Mies, on découvre une indifférence pour l’habitat. Le signe doit rester signe et bâtir ne doit signifier que bâtir, pas habiter donc. L’habitat n’est pas une condition pour le bâtir. L’architecture bâtit dans la mesure où elle fait apparaître quelque chose. La construction amène la présence. Ce «faire apparaître» dans l’architecture phénoménologique de Mies van der Rohe réside dans le vide, le «spatium» et le pouvoir de son silence : «à la plus
grande structuration des formes correspond la plus grande absence d’images»8. Pour rendre compte de la spatialité de l’architecture de Mies, il est nécessaire de revenir au sens même de son œuvre, à sa dialectique et au sujet empirique auquel elle s’adresse. «Le bâtiment est un assemblage de parties dont chacune parle un langage différent, propre aux matériaux utilisés». L’espace en tant que lieu est traversé par le corps et le regard, mais aussi par la pensée. Au Pavillon de Barcelone, par exemple l’expérience de l’espace continu et fluide, d’un vide élémentaire introduit un langage sans paroles. Le langage de l’absence renvoie ici à l’absence de l’habitat. Les «grandes fenêtres de verre» sont le silence de l’habitat. C’est une négation de l’habitat en faveur de la métropole et de la réflexion. On ne parle plus d’un cogito parlé de Descartes, comme dans toute architecture rationaliste. Chez Mies l’expérience est vécue dans le cogito tacite comme chez Merleau Ponty qui renvoie à la «présence de soi à soi» aussi bien qu’à la présence au monde. Le «spatium» est chez Mies un matériel indispensable de construction. Il n y a pas de définition spatiale sans l’espace vide, sans le silence de la conscience qui enveloppe le monde parlant. Mies revendique pour le monde perçu une sorte d’intériorité. C’est de l’intérieur du monde que je perçois le monde. En rentrant dans le Pavillon «il y a conscience de quelque chose, quelque chose se montre, il y a phénomène». Silence. Structure simple, nondissimulée, continue. Le pavillon est une pure dialectique négatif : «Les formes pures dévoilent une continuité apparente des espaces, les transparences deviennent d’infranchissables diaphragmes ; un labyrinthe de signes qui s’apaise dans l’espace métaphysique de la piscine intérieure, revêtue de marbre noir, qu’anime une inaccessible sculpture de Georg Kolbe». Il y a donc chez Mies une mise en perspective de l’espace extérieur par projection de la spatialité interne de l’édifice, ce qui donne à l’architecture ce qu’on appelle une «transparence cognitive». Dans son œuvre, tout est une lumière !
Conclusion Comme la noirceur secrète du lait qui n’est accessible qu’à travers sa blancheur (Paul Valéry), la signification de l’espace dans sa profondeur réside dans la structure de l’espace, dans l’assemblage des espaces au sein du bâtiment. L’espace se tient ici à l’articulation du champ phénomènal et du champ transcedental (présence à soi et présence au monde), compris
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comme ouverture au monde ou comme structure transcendantale de toute expérience. Comme on l’a vu chez Le Corbusier et chez Mies van der Rohe, l’espace n’est pas que distance, ou un intervalle entre les choses ou entre les choses et l’homme, il est présence qui n’est en un sens rien d’autre qu’une interprétation du voir et du sentir comme «pensée de voir et de sentir». Entre bâtir et habiter, il y a le passage de la reflexion. Bâtir, c’est produire, «faire apparaître», mais il est dans le même temps et dans son être, habiter : «C’est seulement quand nous pouvons habiter que nous pouvons bâtir»9. Habiter à son tour est le trait fondamental de l’être (Sein). L’habitat réclame son habitant… En conséquence l’être de l’espace réside dans sa capacité à «mettre en place», à ménager le Quadriparti, la terre et le ciel, les divins et les mortels. Ce n’est qu’en sortant de l’«espace» qu’on rentre dans un espace, l’espace-lieu. AP
1. Jean JENGER (Président de la Fondatin Le Corbusier), préface de LE CORBUSIER Savina Sculptures et Dessins Philippe Sers éditeur, Paris, 1984 2. Martin HEIDEGGER, Essais et conférences, p.186-187, éditions Gallimard, Paris, 1958 3. LE CORBUSIER, L’Espace Indicible, hors serie Architecture d’aujourd’hui, Paris, 1946 4. Martin HEIDEGGER, Essais et conférences, p.188, éditions Gallimard, Paris, 1958 5. Ibid. 6. André WOGENSCKY, Les Mains de Le Corbusier, éditions du Moniteur, Paris, 2006 7. Martin HEIDEGGER, Essais et conférences, p.192, note 1, éditions Gallimard, Paris, 1958 8. Manfredo TAFURI, Francesco Dal Co-Architecttura Contemporanea, p.153 lu dans Paolo AMALDI, Espace et densité MIES VAN DER ROHE, p.88, éditions Infolio, Dijon-Quetigny (Fr), 2006 9. Martin HEIDEGGER, Essais et conférences, p.191, éditions Gallimard, Paris, 1958
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ÉLÉMENTS DE COMPARAISON - «CIRCULER Y’A RIEN À VOIR»
«CIRCULEZ Y’A Comment juger de ce qui est caché ?
Cosa Mentale n’est pas une revue d’architecte. Toutefois, elle traite bien d’architecture. Cet article est le premier d’une série considérant l’architecture du point de vue du public. Il vise à corriger la fausse idée que le non-architecte n’est pas véritablement engagé dans la pensée de l’architecture. En effet, une fois bâti, l’édifice devient environnement de vie pour l’individu. Cette chronique est donc le point de départ d’une réflexion vis-à-vis de la réception de l’architecture. Les auteurs n’ont pas pour intention de se poser en égal face aux architectes mais de montrer qu’il existe une pensée critique de l’architecture au sein du public. Celle-ci a souvent pour point de départ des préoccupations simples voire naïves: «Comment ça va vieillir ? Est-ce bien utile ?». Notre ambition est de pousser un peu plus loin ces questions et d’exprimer une critique de l’architecture à travers les yeux du visiteur.
Le public a rarement une idée claire du processus de création du projet. Lorsqu’il arrive, l’édifice est déjà là, sorti du sol. Ainsi, nous ne connaissons que très peu les phases antérieures au bâtiment que l’on visite ou même dans lequel on habite. Alors qu’il s’agit pour l’architecte d’une ultime étape, d’un aboutissement, c’est pour nous une découverte, un dévoilement. Nous débarquons, l’œil alerte et naïf, avec nos préjugés, aprioris, et méconnaissances. Schopenhauer exprime bien cette idée : «Supposons un ruisseau qui dévale sur les rochers; les remous, les vagues, les caprices
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RIEN À VOIR»
de l’écume, tels que nous les observons, ne constituent que des propriétés insignifiantes, accidentelles ; cependant ce ruisseau obéit à la pesanteur ; il constitue un fluide incompressible, parfaitement mobile, amorphe, transparent ; or c’est là son essence […]; mais pour nous […] les images seules existent ». Lorsque le public observe un bâtiment, il se trouve souvent dans la même position que celui qui ne remarque que les remous et les vagues du ruisseau, en ne réalisant pas les caractéristiques de l’eau et les forces auquel il obéit. Ainsi nos critiques portent des œillères. Avec la meilleure des volontés, elles peuvent se faire intelligentes mais jamais utiles ou fructueuses. D’où un sentiment d’impuissance à faire avancer le débat. Nous sommes toutefois convaincus, qu’au-delà du malaise, et en dépit de l’illégitimité prononcée par certains, l’écho de ces ressentiments doit se faire entendre. La voie est donc étroite, mais une pensée de l’architecture y trouve sa place. Une inégalité fondamentale d’expression demeure. Toutefois, malgré leur diversité, les interventions au fil des pages de cette revue suivent un même credo. En reconnaissant comme préférable une architecture qui met en avant la logique et la simplicité, nous avons pour ambition de renouer le lien entre l’architecte et l’habitant. En effet, trop souvent cette relation se limite à de grands gestes, colorés, défiant la loi de la gravité et les fondamentaux de la géométrie ayant pour but de séduire le public en ne sollicitant qu’une réaction primaire et peu élaborée. Nous écrivons ici pour défendre l’idée que, depuis notre point de vue aussi, « abriter et émouvoir » demeurent les fins essentielles de l’architecture.
Débuter notre chronique sur le thème de la structure témoigne bien de l’ambiguïté et de la difficulté du discours de la réception. En effet, alors qu’il s’agit sans doute de l’un des sujets les plus sensibles divisant les architectes, la structure est rarement remarquée par l’œil du novice. Toutefois, nous ne croyons pas à l’inadéquation entre la vision de l’architecte et celle du public. Mais alors qu’estce qui pousse certains architectes à camoufler la structure de leur projet ? Certes, les architectes sont les premiers concernés par l’enjeu de la structure, mais est-ce une raison valable pour la cacher au public ? Il nous paraît tout à fait essentiel qu’un individu puisse être capable de comprendre l’environnement dans lequel il évolue. Or le fait même que le public ne puisse définir ce qu’est clairement la structure, nous prouve l’opacité de la relation entre l’habitant et l’habité. Nous qui ne sommes qu’œil, comment pouvons-nous juger de ce qui est caché ? Transparence et honnêteté devraient être les mots d’ordre de l’architecte lorsqu’il conçoit son projet. Ainsi, l’architecture pourra atteindre son but de transmission – les architectes nous communiquant ainsi leur idée de la coordination possible entre la mission esthétique et la mission utilitaire. Elle deviendra support d’une réflexion, et, en plus de nous abriter, de nous émouvoir, elle pourrait peut-être même nous apprendre quelque chose. SV/HV
1. SCHOPENHAUER Arthur, Le monde comme volonté et comme représentation, §35
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