LE THÈME
Les nouveaux habits du populisme
De quoi le “populisme” est-il le nom ? L’usage du mot « populisme » pour évoquer un large éventail de pratiques politiques est devenu courant. Si son utilisation à l’égard de l’extrême droite est aujourd’hui banale, cette catégorie infamante s’est étendue à d’autres acteurs : gauche radicale, syndicats, mouvements citoyens… Régulièrement utilisé dans la presse, ce « label » est pourtant lourd de nombreux contresens. DANIEL ZAMORA aspirant FNRS en sociologie au Groupe de recherche sur les relations ethniques, les migrations et l’égalité (Germe-ULB)
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u’est-ce que le populisme ? Voilà une question complexe. Loin d’être un outil d’analyse précis et évident, il semble plutôt se complaire dans une grande opacité, permettant des usages très divers. Notre propos ne sera cependant pas de tenter de définir la « bonne » et « légitime » définition du populisme contre ses usages profanes, mais d’en étudier plutôt son usage et son sens dans le débat public et politique actuel. Pour Yvon Toussaint, ancien rédacteur en chef du Soir, il s’agit d’« une même rhétorique à la fois brutale et gouailleuse, de dénoncer des élites arrogantes, des immigrés mi-exploiteurs, mi-terroristes, ou des supranationaux apatrides qui polluent les identités nationalistes, voire même régionalistes »1. Dans un autre article consacré à la question, Le Soir tente une définition pour le moins confuse : « On parle “des” populismes […] Mais il existe néanmoins un ADN commun aux partis et mouvements qui appartiennent à cette
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catégorie. […] L’idée selon laquelle les élites traditionnelles sont dévoyées, enfermées dans leur tour d’ivoire et donc coupées des aspirations du peuple ». Vincent de Coorebyter dans Le Soir du 18 mai 2011 écrit également qu’il s’agit d’un « discours de dénonciation des élites, et en particulier des élites politiques ». Tout ce qui touche à l’argent est l’arme favorite d’un discours populiste : « Ils sont là pour s’enrichir et non pour servir le peuple ». Le terme n’est donc pas cantonné à la droite, mais peut toucher tout courant politique. « Il existe un populisme à l’extrême gauche. » 2 On entend également parler de « populisme syndical »3 ou de « récupération populiste » concernant les mobilisations citoyennes contre la crise institutionnelle en Belgique. Geert Noels, économiste, qualifiait d’ailleurs très récemment dans Trends-Tendances, le discours du PTB comme du « populisme de gauche ». Il ajoutait : « Les thèses sont connues : les riches sont en faute, il faut prendre l’argent là où il est… »4 En ce sens, à travers tous les flottements du mot, le discours
dominant semble le caractériser par trois traits essentiels : un style d’interlocution qui s’adresse directement au peuple par-delà ses représentants et ses notables ; l’affirmation que gouvernements et élites dirigeantes se soucient de leurs propres intérêts plus que de la chose publique ; une rhétorique identitaire qui exprime la crainte et le rejet des étrangers5. Selon cette définition, il est évident que certains de nos partis dits « démocratiques » se retrouvent à certains moments dans cette rhétorique. Cela en fait-il des partis populistes ? « Oui et non dans la mesure où nombre de partis traditionnels de gauche comme de droite y recourent comme moyen de séduction, sans en faire pour autant une arme antidémocratique »6, écrit-on dans Le Soir. Chez Nicolas Sarkozy, la viande halal sert à séduire, chez Marine Le Pen, elle sert d’arme antidémocratique ? De ce point de vue, on peut se poser des questions sur la géométrie extrêmement variable de cette notion, utilisée ici et là dans des contextes et contre des acteurs extrêmement différents. Pour Annie Collovald, ce serait
Balcon à La Boca (Buenos Aires). À côté du général-président “populiste” Juan Perón, son épouse Evita et le footballeur Diego Maradona G JOHN SPOONER
en réalité une notion « sans [autre] substance véritable que les usages qu’on en fait »7. Mais quels seraient précisément ces usages ? S’il est très difficile de cerner clairement et précisément le sens de la notion infamante de « populisme », il
l’ignorance supposée des classes populaires et défavorisées. C’est précisément en ces termes qu’Yvon Toussaint en parle : « Désemparés, ils se jettent à corps perdu dans les bras des populistes forts en gueule qui s’empressent de ramasser à la pelle les angoisses comme les détresses ». « Les plus vulnérables À l’héroïsme et la fierté que pouvait se retrouvent au presusciter l’identité ouvrière, a aujourd’hui mier rang. » « Il ne succédé l’image d’un groupe ignorant, sert à rien de se voiler xénophobe et autoritaire. la face, le FN a succédé au Parti communiste français comme semble pourtant qu’on peut aisément parti refuge pour les précaires et les trouver des usages et des effets com- déshérités. »8 On peut lire également dans La muns dans ses usages actuels. Libre Belgique qu’il s’agit de « flatDÉLÉGITIMER LES CLASSES POPULAIRES ter les angoisses de citoyens désarÀ l’héroïsme et la fierté que pou- çonnés »9. Le peuple serait donc le vait susciter l’identité ouvrière, a lieu des émotions et de l’irrationnel aujourd’hui succédé l’image d’un s’opposant à la supposée rationaligroupe ignorant, xénophobe et au- té des élites. Pourtant, à l’encontre des évitoritaire. Ainsi, la première et la plus importante fonction du « popu- dences, l’idée selon laquelle le lisme » est sans aucun doute la re- « peuple » serait derrière la « monproduction de cette représentation tée des extrêmes » est contredite par méprisante des classes populaires et les faits et réhabilite une figure très leur déligitimation dans la politique. conservatrice de celui-ci. Une étude Les raisons du succès des par- superficielle peut très aisément nous tis dits « populistes » sont générale- montrer que le FN ou les « partis poment à rechercher dans la naïveté et pulistes » d’extrême droite ne sont
1 Y. Toussaint, Le Soir, 29 avril 2011. 2 P. Martin, D. Coppi, « Le printemps des populismes », Le Soir, 23 janvier 2010. 3 E. Michel, Le Soir, 29 mars 2011. 4 Trends-Tendances, 15 mars 2012, p. 59. 5 J. Rancière, « Non le peuple n’est pas une masse brutale et ignorante », Libération. 6 P. Martin, D. Coppi, op. cit.. 7 A. Collovald, Le « populisme du FN » un dangereux contresens, éditions du croquant, 2004, p. 46. 8 Y. Toussaint, op. cit.. 9 J.-Ph. Schreiber, « La menace populiste », La Libre Belgique, 11 mai 2010.
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Les nouveaux habits du populisme De quoi le “populisme” est-il le nom ? DANIEL ZAMORA De g. à d.: Chavez (Venezuela), Correa (Equateur) et Morales (Bolivie), le trio des dirigeants « populistes » latino-américains (2010) G PRESIDENCIA DE LA REPÚBLICA DEL ECUADOR
pas devenus les partis « refuges » ou « représentant » les classes populaires à l’instar du Parti communiste. Malgré la prolifération de commentaires sur la question, il convient de rappeler que le premier parti des classes populaires (en Europe et plus généralement au niveau mondial)10, c’est l’abstention. L’abstention est aujourd’hui clairement le premier parti de la « classe ouvrière » et des « déshérités » de nos sociétés. Dans le cas de la France, il faudrait ajouter à peu près 10% de Français non inscrits sur les listes électorales et provenant majoritairement des classes populaires11. Ensuite, bien que ce soit rarement soulevé, il y a toujours eu une certaine part des classes populaires votant à droite. On touche ici à un angle aveugle de l’historiographie ; l’existence
bien plus qu’à faire avancer la science. Enfin, n’en déplaise aux analystes, il convient de signaler que lors des élections présidentielles françaises de 2002 ayant amené Jean Marie Le Pen au second tour, les professions libérales et cadres du privé ont voté à hauteur de 26% pour le FN contre 21% pour les ouvriers13. Aujourd’hui encore, le démographe Hervé Le Bras se demande pourquoi une telle attention est accordée aux ouvriers qui votent FN alors qu’ils ne constituent tout au plus Loin d’être une catégorie d’analyse, le qu’un quart des « populisme » sert à faire « écran » à ce votes FN14. Il sequi anime réellement les mobilisations rait très instructif politiques et électorales. de se pencher sur les trois quarts restants de ces « nond’un courant conservateur dans le ouvriers » qui forment le gros de monde du travail. Même aux élec- la troupe lepéniste. Hervé Le Bras tions législatives de mai 1968, voit deux raisons dans ce non-inau plus haut de la « centralité térêt : la paresse intellectuelle et ouvrière », un tiers des ouvriers la peur des ouvriers. La paresse choisit de voter en faveur de can- car le sens commun a toujours didats conservateurs12. L’idée des maintenu l’illusion du vote ouclasses populaires comme groupe vrier de gauche qui, aujourd’hui, homogène et électoralement passerait « à un autre extrême » mobilisé exclusivement pour la et enfin la peur bourgeoise de gauche est un mythe grossier. Il la classe ouvrière répondant à est bien plus question d’une ra- l’adage bien connu « classes podicalisation à l’extrême droite des pulaires, classes dangereuses ». ouvriers de droite, que d’un pasPourtant, le mythe persiste et sage des ouvriers traditionnel- se renforce sous la catégorie du lement au PC vers le FN. Mythe « populisme ». En ce sens, loin cherchant plus à fonder électora- d’être une catégorie d’analyse, le lement l’idée très répandue d’une « populisme » sert à faire « écran » « continuité » des « extrêmes », à ce qui anime réellement les mo-
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bilisations politiques et électorales. Comme l’écrit Jacques Rancière, « le terme “populisme” ne sert pas à caractériser une force politique définie. Il ne désigne pas une idéologie ni même un style politique cohérent. Il sert simplement à dessiner l’image d’un certain peuple. » Mettant ainsi en scène le « peuple » comme « une meute habitée par une pulsion primaire », actualisant ainsi l’« image du peuple élaborée à la fin du XIXe siècle par des penseurs comme Hippolyte Taine et Gustave Le Bon, effrayés par la Commune de Paris et la montée du mouvement ouvrier : celle des foules ignorantes impressionnées par les mots sonores des “meneurs” et menées aux violences extrêmes par la circulation de rumeurs incontrôlées et de frayeurs contagieuses. »15 Cette figure du peuple permise par la notion de « populisme » est certainement le dénominateur commun des nombreux usages dont elle fait l’objet.
ÉVITER LE DÉBAT DE FOND La notion de populisme permet enfin d’éviter tout débat de fond et d’analyse politique sérieuse. C’est en ce sens précis qu’elle fait « écran ». Loin d’expliquer quoi que ce soit, la catégorie empêche donc de comprendre sérieusement d’une part la montée du racisme et de l’intolérance et d’autre part le rapport des classes populaires à la politique.
[VERBATIM]
Condamner tout projet de transformation sociale ?
RAFAEL CORREA DELGADO, président de la République d’Équateur, à la tribune de l’Institut Egmont, Bruxelles (2009).
En ce qui concerne le racisme, la notion porte la responsabilité du phénomène sur les partis « populistes » et sur les « masses ignorantes », réalisant ainsi un retournement particulièrement habile portant la responsabilité du racisme et de l’intolérance sur ceux qui en sont les moins responsable. Comme le précise Rancière, le racisme est aujourd’hui essentiellement la conjonction de deux choses ; tout d’abord des « formes de discrimination à l’embauche ou au logement qui s’exercent parfaitement dans des bureaux aseptisés » et « des mesures d’État dont aucune n’a été la conséquence de mouvements de masse : restrictions à l’entrée du territoire […], restriction du droit du sol, double peine, lois contre le foulard et la burqa, taux imposés de reconduites à la frontière ou de démantèlements de campements de nomades. » Ce ne sont ni les classes populaires ni l’extrême droite qui ont voté ces mesures. Pour bon nombre d’entre elles, elles sont le fruit de nos partis dits « démocratiques » et de l’instauration d’un climat idéologique stigmatisant très violemment les musulmans. Comme le constate Rancière, « l’extrême droite “populiste” n’exprime pas une passion xénophobe spécifique émanant des profondeurs du corps populaire », elle « met les couleurs de la chair et du sang sur le portrait standard dessiné par les mesures ministérielles et la prose des idéologues »16. Enfin, la notion permet de ne plus discuter de l’abandon progressif des classes populaires par la gauche. Comment ne pas songer au rapport du think tank du PS français Terra Nova, qui recommandait d’abandonner électoralement les classes populaires
car elles seraient devenues homophobes, racistes et nationalistes. Cette analyse, dominante aujourd’hui, éclipse la responsabilité écrasante de la gauche dans ce déclin politique. L’abandon du projet de « transformer le monde » pour le social-libéralisme, accompagné du déclin de structures d’encadrement des classes populaires est un des facteurs déterminants de cette évolution. Comme le remarque Cécile Braconnier, le Front national a longtemps été le seul parti se présentant comme « alternatif »17 et parlant ouvertement de la « classe ouvrière » quand le PS et progressivement le PCF ont décidé de l’abandonner18.
UNE RHÉTORIQUE RÉACTIONNAIRE MÉCONNUE Si le « populisme » n’est qu’un mot, une notion plus idéologique que scientifique, elle s’in-
10 La Belgique et son système de vote obligatoire fait office d’exception. 11 C. Braconnier, « Remobiliser électoralement les milieux populaires . Les sociologues s’invitent dans le débat », Savoir/Agir, février 2012, pp. 33-44. 12 X. Vigna, La grève générale introuvable. France 1968-1995, à paraître. 13 A. Collovald, op.cit.. 14 H. Le Bras, « Le FN, parti des ouvriers ? », Huffington post, 24 janvier 2012. 15 J. Rancière, op. cit.. 16 J. Rancière, op.cit.. 17 C. Braconnier, op.cit., pp. 37-38. 18 Voir à ce titre l’excellent livre d’Henri Rey, La gauche et les classes populaires, Paris, La découverte, 2004.
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ls sont nombreux à dire, en Europe et en Amérique, qu’actuellement il existe deux gauches dans la région latino-américaine : l’une populiste et l’autre pragmatique, la première est révolutionnaire et l’autre réformatrice. Cette distinction cache mal une forte charge normative qui prétend délégitimer les perturbateurs qui veulent rompre avec l’ordre hérité du Consensus de Washington. En sciences sociales, rares sont les concepts unanimement acceptés, et « le populisme » est justement l’un d’entre eux. À l’origine, on l’a employé pour résumer les processus sociaux menés par Juan Domingo Perón en Argentine et Guetúlio Vargas au Brésil. Aujourd’hui, malgré son élasticité, on l’utilise de façon systématique pour critiquer des présidents qui, paradoxalement, ont été élus avec un large soutien populaire. Le mot est sorti des cénacles universitaires et s’est imposé comme qualificatif unificateur pour les mandataires de Bolivie, d’Équateur et du Venezuela. L’objectif est clair : disqualifier des dirigeants qui ont le mauvais goût de ne pas s’adapter aux canons qui, au XXIe siècle, selon les critiques de droite, devraient caractériser les leaders de gauche. Dans son emploi contemporain, le populisme désigne deux caractéristiques : premièrement, la supposée irresponsabilité politique qui implique de faire des promesses que l’on peut tenir immédiatement, selon les attentes de l’électorat, deuxièmement, qu’il n’y a pas de médiation entre le leader démocratique et les citoyens. Une « promesse que l’on peut tenir immédiatement » correspond à « l’économie politique du possible ». Mais comment peut-on définir à l’avance « le champ du possible » ? Est-ce qu’une politique destinée à remettre en cause les structures économiques et sociales d’un pays ne court pas le risque de se voir toujours accusée de populisme, sans que l’on puisse en débattre ? Il s’avère que si l’on accepte cette critique du populisme, l’on doit aussi accepter que cela implique l’affaiblissement de l’espace politique. La négation de la politique du possible, préconisée par les spécialistes du populisme, constitue, en elle-même, un projet politique. Et si l’on ajoute à ce projet, la crainte du retour du totalitarisme, cette vision du populisme suppose un « possibilisme » qui, d’emblée, condamne tout projet de transformation sociale. Q
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sère pourtant dans une rhétorique d’ensemble qu’il convient de mettre à jour. Cette rhétorique, loin d’être anodine, est le produit d’une époque, d’une période historique en transition. D’une période à cheval entre la destruction et le déclin politique des classes populaires – avec toutes les représentations aussi romantiques qu’héroïques de la classe ouvrière – et le retour progressif de celles-ci (sous des formes diverses) au-devant de la scène depuis la fin des années 1990. Ce retour des déshérités (après avoir déclaré leur disparition et la fin de l’histoire) ouvre ainsi la porte à une rhétorique réactionnaire méconnue mais pourtant constante dans l’histoire sociale : celle de la disqualification et du rejet élitiste des classes populaires du politique. Aujourd’hui, « l’appel au peuple » suffit pour discréditer d’emblée toute entreprise politique. Suggérant sans doute, comme le précise Annie Collovald, que « pour perdre toute dangerosité politique, il faut en appeler aux élites contre le peuple… »19 Cette inversion est d’autant plus invraisemblable que, comme le notait Christopher Lasch, de nos jours, « la menace principale semble provenir de ceux qui sont au sommet de la hiérarchie et non pas des masses »20. De ce point de vue, le populisme est également ce double jeu de disqualification des classes populaires et de toute alternative politique. Il vise à fonder en théorie que nous n’avons pas d’autre choix que celui que les élites nous offrent. Quelle meilleure illustration de cette rhétorique que le débat actuel sur l’austérité et la crise européenne ? Il est donc temps d’en finir avec le « populisme » car plus que les élites c’est aujourd’hui les peuples en lutte qui manifestent partout dans le monde les idées les plus sensées sur le devenir de nos sociétés et c’est résolument de ce côté-là que nous devrions être. Q
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19 A. Collovald, op. cit., p. 53. 20 Chr. Lasch, La révolte des élites, Paris, Flammarion, Champs, 2007, p. 37.