pédagogie différenciée
Pédagogie
Le p int Sur… Pédagogie
Sabine KaHn Avant d’être professeure en Sciences de l’éducation à l’Université Libre de Bruxelles, Sabine Kahn a respectivement exercé pendant 10 années comme professeure des écoles et 5 années comme formatrice d’enseignants de l’école primaire et maternelle, en France. Ses travaux de recherche se concentrent sur les questions d’apprentissage des élèves et de pratiques enseignantes dans des approches par compétences. Elle est coauteure avec Bernard Rey, Vincent Carette et Anne Defrance de l’ouvrage intitulé Les compétences à l’école : apprentissage et évaluation, Bruxelles, De Boeck, 2003.
DIFFPED ISBN 978-2-8041-6038-8 ISSN 2033-5121
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L’auteure examine ensuite les injonctions officielles dont la pédagogie différenciée fait désormais l’objet, ainsi que sa mise en œuvre réelle par les enseignants. Enfin, une analyse des manières de concevoir les différences entre élèves permet d’établir des catégories pour se repérer parmi les innombrables stratégies de différenciation pédagogique. En s’interrogeant sur les fondements des différences scolaires, ce livre permet d’éclairer le double paradoxe d’une école qui s’efforce de réduire les différences qu’elle a elle-même contribué à produire et qui tente de combattre les différences par des différences. Son contenu intéressera tous les professionnels de la pédagogie et les étudiants dans le domaine des Sciences de l’éducation.
pédagogie différenciée Sabine Kahn
pédagogie différenciée
· pourquoi, depuis ses origines, la forme scolaire de transmission a pu engendrer des différences parmi les élèves ? · comment, depuis Condorcet, les lenteurs politiques et les déterminations sociologiques ont pu déjouer le projet politique d’une école pour tous ? · en quoi la pédagogie différenciée est-elle apparue comme l’ultime moyen pour résoudre ces problèmes ?
Sabine Kahn
Chaque élève diffère dans sa manière d’affronter les tâches scolaires. Pour gérer ces différences, il est demandé aux enseignants de pratiquer une « pédagogie différenciée ». Le présent ouvrage ne se contente pas de détailler les techniques d’une telle pédagogie, il s’interroge de manière critique sur la nature des différences entre les élèves et sur la manière dont elles sont construites, perçues et traitées.
Le p int Sur… Pédagogie
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TABLE DES MATIÈRES
Introduction
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Chapitre 1 Construction historique de la différence scolaire
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1 Aux origines de la « classe » : une pédagogie indifférenciée À la fin du Moyen Âge : une indistinction sans différences Les collèges et l’invention de la classe L’évolution des petites écoles
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2 Conséquences sur l’apprentissage et le traitement de l’élève Un apprentissage découpé et planifié Le contrôle des différences
20 20 22
3 Conséquences sur la saisie de l’individu et de ses différences Uniformisation et individualisation Une manière nouvelle de concevoir l’individu Découpage de l’apprentissage et possibilité de l’échec scolaire
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Chapitre 2 De l’indifférenciation à la différenciation comme valeurs
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1 L’indifférenciation comme valeur et les structures différenciées Une certaine « indifférenciation » comme une valeur : l’apport de Condorcet Première massification scolaire : des structures différenciées Seconde massification scolaire : structure unique mais filières différenciées 2 Qu’en disent les sociologues ? Les dénonciations Un rapport d’habitus La pédagogie selon Bourdieu De Condorcet à Bourdieu Mécanismes « structurels » différenciateurs : l’établissement / l’orientation Mécanismes « structurels » différenciateurs : la classe / les regroupements des élèves
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Chapitre 3 De la pédagogie des « inadaptés » à la pédagogie pour tous ?
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1 Genèse de la pédagogie différenciée La pédagogie des « inadaptés »
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TABLE DES MATIÈRES
Une pédagogie prenant en compte les différences La mutation institutionnelle des années 1960 L’apport des pédagogues dans les années 1980-2000
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2 Les textes officiels Points de convergence vers l’idée de différenciation pédagogique Des prescriptions politiques sans véritable indication de mise en œuvre Les compétences Les Socles
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3 Les pratiques des enseignants Une différenciation clandestine Des pratiques différenciatrices précoces
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Chapitre 4 Des conceptions de la différence
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1 La conception « naturalisante » de la différence
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2 La conception « quantitative »
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3 La conception en terme de « diffraction » Qu’est-ce que le savoir scolaire ? Caractéristiques problématiques du savoir École et texte du savoir Place de l’activité à l’école primaire Compétences et texte du savoir Différenciation pédagogique dans cette conception Une pédagogie différenciée « a priori »
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Conclusion
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Bibliographie
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Index
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Table des matières
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INTRODUCTION
Si l’on tenait, avant même toute explicitation, à donner une définition de la pédagogie différenciée, on pourrait dire qu’elle est constituée de toutes les dispositions que peut mettre en place un enseignant en vue de tenir compte des différences entre ses élèves. Mais il n’est nul besoin d’une analyse approfondie pour apercevoir les problèmes que cache cette apparente simplicité. Le premier est de savoir s’il est légitime de tenir compte des différences entre élèves. De ce point de vue, on peut schématiquement, discerner deux orientations : – La première consiste à valoriser les différences. Contre la menace d’une uniformisation totalitaire des comportements et des pensées, la deuxième moitié du XXe siècle a vu l’affirmation d’un « droit à la différence ». Au nom de cette revendication, l’école a souvent été critiquée : elle a été accusée de normaliser la pensée, en exigeant des élèves des performances conformes à des modèles préétablis ; on l’a accusée de refuser les réponses personnelles, la créativité, la fantaisie, la divergence. Dans cette orientation, les différences à prendre en compte ne se limitent pas à celles qui sont d’ordre strictement cognitif. On a pu ainsi critiquer une conception restrictive de l’intelligence, imposée par l’école, au nom de formes d’intelligences multiples (Gardner, 1999). Dans cette optique, il s’agirait alors de réformer les pratiques scolaires de façon à ce qu’elles sauvegardent ce qui fait l’irréductible singularité de tout individu et, autant que possible, de créer les conditions pour que cette individualité puisse trouver les outils de son expression. – La deuxième de ces orientations consiste au contraire à vouloir abolir ou, au moins, à réduire les différences. Mais cette dévalorisation des différences peut être, à son tour, justifiée par deux catégories très différentes de considérations. D’une part, ce qu’on peut redouter, lorsqu’on veut réduire les différences entre élèves à l’école, c’est qu’elles servent de support à des inégalités. Entre un élève
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INTRODUCTION
qui comprend la trigonométrie et un élève qui ne la comprend pas, il n’y a, d’un point de vue strictement conceptuel, qu’une différence, c’est-à-dire un critère qui discrimine les individus, sans que cela n’ait en soi d’importance pour l’obtention de bénéfices matériels ou symboliques. Mais cette différence peut se transformer en inégalité, si l’institution exige qu’on comprenne ce champ des mathématiques et, surtout, s’il existe des enjeux sociaux à savoir faire ce que l’institution exige. Or c’est ce qui semble se passer dans le fonctionnement de nos sociétés, puisque la réussite ou l’échec à l’école détermine largement l’accès à des situations sociales favorables ou défavorables. Il sera dès lors essentiel, pour saisir ce qui peut justifier la pédagogie différenciée, de voir comment s’est construite historiquement cette situation qui fait que des différences de performance dans des exercices intellectuels ont pu devenir des critères de répartition entre positions sociales. Et dès lors, à quelles conditions une pédagogie qui propose des activités différentes aux élèves peut-elle conduire à réduire les différences qui existent entre eux ? Ou bien encore, pour formuler le problème d’une manière plus dramatique, la pédagogie différenciée ne risque-telle pas d’augmenter les différences entre élèves, plutôt que de les combler ? N’y a-t-il pas un paradoxe à vouloir instituer des différences dans le but d’en abolir d’autres ? Mais d’autre part, on peut vouloir réduire les différences entre élèves pour une toute autre raison. On admet souvent que l’école consiste, pour une large part, à faire accéder les élèves à un ensemble de savoirs : savoirs sur la langue, savoirs mathématiques, savoirs relevant des sciences de la nature, savoirs historiques, etc. Or même si les savoirs enseignés sont très différents des savoirs scientifiques auxquels ils se réfèrent (cf. Chevallard, 1985), ils n’en abandonnent pas pour autant les principes épistémologiques : un savoir est construit d’abord sur le principe d’une rupture avec l’opinion individuelle (cf. Bachelard, 1938). Comme le fait apparaître Fabre (1999), un véritable savoir ne peut se construire sans une problématisation, c’est-à-dire ce mouvement par lequel on remet en question la conception spontanée qu’on a de la réalité et par lequel on s’interroge sur les causes de ce qu’on peut en saisir. Ainsi tout savoir procède d’une prise de distance avec ce qu’un individu peut spontanément penser. En outre, le problème une fois posé permet de construire des hypothèses qui devront être soumises à des vérifications empiriques. Or le recueil des données empiriques, qu’il s’agisse de sciences de la nature ou de sciences humaines (histoire, étude de la langue), fait toujours l’objet de précautions méthodologiques dont le principe est que tout relevé empirique doit pouvoir donner les mêmes
INTRODUCTION
résultats quel que soit l’observateur. Il s’agit donc bien d’annuler, autant que faire se peut, la subjectivité du chercheur, autrement dit l’ensemble des caractéristiques qui font qu’il est différent de tout autre (sur l’ensemble de ces remarques, on peut consulter Carette et Rey, 2010, chap. 3). Toute une orientation didactique s’inscrit dans le sillage de ces remarques : elle conduit à repérer les conceptions préalables que peut avoir chaque élève sur l’objet de savoir étudié, afin de saisir ce qui, chez lui, peut faire obstacle à la compréhension. Nous aurons donc à voir en quoi la pédagogie différenciée peut tirer partie de cette orientation et en quoi cela peut déterminer les différences qu’elle choisit de prendre en compte. De l’ensemble des considérations qui précèdent, on peut tirer trois conséquences : 1) La pédagogie différenciée apparaît d’emblée comme une tentative de solution à un problème qui a un caractère hautement sensible. Il l’est en ce qu’il touche à la notion de différences entre les individus. Et la valeur qu’on peut attribuer aux différences est l’objet de débat. L’école est aux prises avec des injonctions divergentes qui vont de la sacralisation de la différence à l’effort vers la construction d’une universalité. 2) La pédagogie différenciée se situe d’emblée dans une ambiguïté. Car « se préoccuper » des différences entre élèves peut s’entendre en deux sens opposés : on peut vouloir les sauvegarder ou on peut vouloir les réduire. Nous aurons à voir si cette ambiguïté n’est pas un des facteurs de son succès. 3) L’idée de « traiter » les différences entre élèves (quel que soit le sens précis qu’on donne à ce terme) ne dit encore rien de l’instance qui doit opérer ce traitement : il peut se faire au niveau de l’institution elle-même par la diversification du cursus en filières différentes ; il peut se faire entre les classes d’une même filière à l’échelle d’un établissement ; il peut se faire au niveau des élèves d’une même classe, en prévoyant pour certains d’entre eux des dispositifs de remédiation grâce à des interventions extérieures ; il peut se faire aussi au sein même de la classe au moyen d’activités différentes selon les élèves. Nous verrons lequel de ces traitements mérite le nom de « pédagogie différenciée ». Le caractère très sensible et même parfois polémique du problème des différences à l’école incite à être particulièrement attentif aux termes couramment utilisés
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INTRODUCTION
dans le discours qui entoure la notion de pédagogie différenciée. Des termes tels que « différent », « différence », « différencié », « différenciateur » ont-ils les mêmes connotations ? Le mot « différence » est généralement utilisé dans un contexte qui implique qu’on puisse déterminer et formuler les différences dont il est question ou, au moins, qu’on cherche à le faire. Il a donc déjà des connotations qui ne sont pas les mêmes que celles de l’adjectif « différent ». Ce dernier peut être employé en effet simplement pour référer au fait que deux individus ne sont pas identiques, sans qu’on soit capable nécessairement de préciser les traits qui les distinguent ; le mot signale simplement l’irréductible singularité de chaque individu. En revanche, dès qu’on parle de « différence », c’est qu’on peut établir et nommer les traits distinctifs ou qu’on aspire à le faire. Le mot « différence » implique une catégorisation. Or cela n’est pas dépourvu d’enjeux. Car dès qu’on parle de différences entre individus, la question se pose de savoir si elles sont objectives ou si elles procèdent plutôt du système de catégorisation qu’applique l’observateur extérieur aux individus supposés être différents. Autrement dit, les différences sont-elles propres aux individus que l’on distingue, ou bien sont-elles créées par le regard de l’observateur ? Il est vraisemblable que les deux sont vrais : tout individu est porteur d’une infinité de traits physiques, biologiques, psychologiques, comportementaux, etc., qui, par leur nature et leur agencement, constituent le caractère irréductiblement « différent » de chacun. Mais l’observateur extérieur, par exemple l’enseignant ou le représentant de l’institution scolaire, saisit un nombre toujours nécessairement limité de ces traits, les repère et les catégorise et, par là, établit ce qu’il nomme les « différences » de cet individu avec les autres. Ces « différences » sont bien « objectives », mais en même temps du fait qu’elles ont été choisies comme significatives, alors que d’autres ont été négligées, leur repérage tient au regard de l’observateur et à son système de critères. En ce sens, elles sont pour une part construites. Elles le sont d’autant plus que, lorsqu’un observateur repère les « différences » qui lui paraissent constitutives de la singularité d’un individu, il le fait au terme d’une comparaison entre cet individu et d’autres ; par là, ce qui est repéré chez le premier, ce sont les traits qui diffèrent. Ainsi, ces différences repérées, tout en étant objectives, sont doublement tributaires de facteurs extérieurs : d’une part, elles dépendent de ce que l’observateur juge important et par là relèvent d’un système de valeurs, d’autre part, elles dépendent des autres individus avec lesquels a lieu la comparaison qui va mener au repérage de ces différences. Toute différence est par là construite, même si cette construction n’est pas nécessairement consciente ni intentionnelle : elle est socialement construite.
INTRODUCTION
En revanche, lorsqu’on dit qu’un objet ou une pratique est « différencié », on implique de la part de celui qui « différencie » une intention. Ainsi la pédagogie « différenciée » consiste à varier des pratiques d’enseignement volontairement. Mais cette action intentionnelle peut être conduite en fonction d’un repérage de différences qui, lui, n’est pas nécessairement voulu ni conscient. Dès lors, le problème est que l’acteur, en répondant par une action différenciée à des différences, a le sentiment que ces dernières sont objectives et qu’il n’est pour rien dans leur repérage. Si l’on examine, maintenant, l’adjectif « différenciateur/trice », il renvoie à l’idée de l’engendrement de différences, que cet engendrement procède d’une action volontaire ou d’une action involontaire ou encore d’un processus irrépressible. Un enseignant peut être différenciateur en ce qu’il cherche volontairement à fabriquer de la différence entre ses élèves (par exemple en choisissant des épreuves d’évaluation suffisamment discriminatrices). Mais il peut l’être aussi involontairement par le même moyen. Et plus généralement l’école, la manière dont elle est organisée, le type d’activités qu’on y mène, la forme de savoir qu’on veut y faire acquérir, etc., peuvent engendrer des différences sans que cela ne soit volontaire de la part de quiconque. Dans le contexte de la pédagogie différenciée, le mot « différenciateur » est plutôt utilisé dans ces dernières acceptions, c’est-à-dire pour désigner un processus qui engendre des différences. Ainsi faut-il distinguer une « pédagogie différenciée » d’une « pédagogie différenciatrice ». La première est faite de dispositions volontaires et conscientes pour répondre à des différences qui existent préalablement (même si un regard critique peut faire apparaître, comme on l’a vu, que ces différences prétendument préalables sont pour une part construites). Une pédagogie différenciatrice, en revanche, est une pédagogie qui engendre ellemême, volontairement ou non, des différences. Pour compléter ce parcours terminologique, il conviendrait de définir le mot « pédagogie ». La définition de ce terme fait l’objet de débats complexes et vifs, notamment lorsqu’il s’agit d’en préciser le statut épistémologique (est-ce un savoir ? une pratique ? la réflexion sur une pratique ?) et surtout lorsqu’il s’agit de la distinguer de la didactique (cf. par exemple Marchive, 2008). Ce n’est pas le lieu d’entrer ici dans ces débats. Nous admettrons que lorsque ce mot est utilisé dans l’expression « pédagogie différenciée », il désigne l’ensemble des dispositions mises en œuvre par l’enseignant, qu’il s’agisse de la mise en forme du savoir, des activités proposées pour que les élèves y accèdent, de l’organisation temporelle et spatiale de la classe, des regroupements d’élèves, des règles instituées dans la classe et de la manière de les faire respecter, des formes d’évaluation, etc. Il n’y a pas lieu
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INTRODUCTION
d’exclure a priori telle ou telle dimension, d’autant moins qu’elles s’impliquent et se déterminent mutuellement. Enfin, parmi les problèmes qu’il faut prendre en compte lorsqu’on parle de pédagogie différenciée, il y a ceux qui tiennent à l’histoire de cette notion. L’expression semble n’apparaître avec son sens spécifique qu’en 1970. Elle sera rapidement reprise par d’autres pédagogues chercheurs, tels que Meirieu, Astolfi, Zakhartchouk, Przesmycki. Le deuxième grand moment de la courte histoire de la pédagogie différenciée est qu’elle est reprise, au cours de la décennie 1990, dans les textes institutionnels comme devant être pratiquée par tous les enseignants. Nous verrons en quels termes elle est formulée dans les textes officiels d’un certain nombre de pays francophones (France, Belgique, Québec et certains cantons suisses). Cette injonction est, en outre, très largement répercutée en formation initiale et continue des enseignants, ainsi que par les corps intermédiaires (inspecteurs, cadres scolaires, conseillers pédagogiques). Il semble donc qu’elle apparaisse aux responsables scolaires comme un élément essentiel. Il s’agira donc de voir à quel type de problèmes elle prétend pouvoir répondre. Enfin on voit apparaître, depuis la fin des années 1980, une très abondante littérature consacrée à la pédagogie différenciée. Certains ouvrages se consacrent partiellement à une réflexion sur les problèmes qu’elle tente de résoudre, sur les buts qu’on peut lui assigner et sur les justifications qu’on peut lui apporter, mais sont également très orientés vers la pratique de cette pédagogie. D’autres sont presque exclusivement consacrés à cette dernière et peuvent atteindre un très haut degré de technicité (cf. par exemple, Caron, Tomlinson). Or, comme le font apparaître différentes enquêtes, la pédagogie différenciée semble faire peu l’objet de pratiques réelles sur le terrain, et surtout ces pratiques, lorsqu’elles existent, sont d’une grande hétérogénéité. Alors qu’elle fait l’objet d’injonctions officielles répétées, alors qu’elle est largement présente dans le discours de la formation et du conseil, alors qu’elle est décrite et recommandée par une abondante littérature qui fournit, avec un luxe de détails considérable, des démarches et des outils, on doit constater qu’elle donne lieu à des pratiques, d’une part, rares, d’autre part, étonnamment polymorphes. Il y a là, a priori, quelque chose qui peut être tenu pour une énigme. Ainsi, on l’aura compris, ce livre n’a pas pour objectif de fournir des instruments pour pratiquer la pédagogie différenciée. Il est plutôt destiné à la prendre comme objet d’étude. À quels problèmes tente-t-elle de répondre ? Qu’est-ce qui
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a conduit l’école à éprouver ces problèmes ? De quel type de différences entre les élèves se préoccupe-t-elle ? Quel mode de traitement de ces différences propose-telle ? Qu’est-ce qui peut la légitimer ? À quel type de discours officiel a-t-elle donné lieu ? Quelles sont les pratiques réelles de pédagogie différenciée que l’on peut rencontrer sur le terrain ? Y a-t-il lieu de distinguer entre plusieurs formes distinctes de pédagogie différenciée ? Ce sont là les questions que nous aborderons. Dans ce but, les deux premiers chapitres tenteront de cerner les problèmes auxquels la pédagogie différenciée prétend répondre. Le premier s’inscrira plutôt dans la longue durée et rappellera comment la forme scolaire que nous connaissons aujourd’hui a commencé à se construire dès le XVe siècle sur l’idée de fournir le même enseignement à des élèves aussi peu différents les uns des autres que possible. Or nous verrons que paradoxalement c’est ce même dispositif qui finira par engendrer de la différence. Dans le deuxième, nous verrons comment, à partir de la fin du XVIIIe siècle, le problème de la différence entre les élèves fait l’objet de considérations politiques et de prises de positions en termes de valeurs, et comment au cours du XXe siècle se mettront en place des conditions socio-économiques propres à transformer les différences en inégalités. Le troisième chapitre sera consacré à étudier la situation actuelle de la pédagogie différenciée, d’abord telle qu’elle apparaît dans les injonctions officielles, ensuite dans la pratique réelle des enseignants et dans leur discours en passant par ses origines. Enfin, rassemblant dans le quatrième chapitre l’apport des recherches concernant les types de différences qu’on peut prendre en compte et les manières de les traiter, nous tenterons de conceptualiser et de catégoriser les différentes démarches possibles de pédagogie différenciée et, si possible, de les hiérarchiser. Les données historiques et empiriques que nous présenterons, notamment dans les chapitres 2 et 3, seront prises principalement dans trois pays francophones (Québec, France, Belgique), auxquelles s’ajouteront quelques remarques concernant certains cantons suisses. Toutefois l’intention n’est nullement de construire une saisie comparatiste entre ces pays, mais simplement de varier les données de façon à faire apparaître que les caractères de la pédagogie différenciée ne sont pas liés au contexte particulier de tel ou tel pays.
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CHAPITRE 1 CONSTRUCTION HISTORIQUE DE LA DIFFÉRENCE SCOLAIRE S MMAIRE 1 Aux origines de la « classe » : une pédagogie indifférenciée 2 Conséquences sur l’apprentissage et le traitement de l’élève 3 Conséquences sur la saisie de l’individu et de ses différences
1 AUX ORIGINES DE LA « CLASSE » : UNE PÉDAGOGIE INDIFFÉRENCIÉE Il est une organisation scolaire qui nous paraît aller de soi aujourd’hui, c’est celle de la classe, c’est-à-dire d’un regroupement, durant une année et devant un maître à la fois, d’élèves considérés comme ayant, du point de vue du niveau d’études, peu de différences. Comme nous avons tous connu cette organisation lorsque nous étions enfants et adolescents, et comme elle paraît être l’organisation uniforme d’à peu près toutes les écoles du monde, nous serions tentés de penser qu’elle est la seule qui puisse exister. Or il n’en est rien. À l’échelle de l’histoire de l’humanité, elle est récente, puisqu’on ne la voit apparaître en Occident qu’à la fin du XVe siècle. Auparavant les modalités selon lesquelles sont transmises de générations en générations les pratiques et les savoirs sont complètement différentes.
À la fin du Moyen Âge : une indistinction sans différences Si l’on regarde les formes de transmissions qui existent en Occident vers la fin du Moyen Âge, on peut schématiquement les ramener à trois : Premièrement, les techniques en vigueur dans la société, celles qui concernent l’agriculture, l’élevage, la pêche et celles qui sont propres aux différents artisanats,
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CONSTRUCTION HISTORIQUE DE LA DIFFÉRENCE SCOLAIRE
sont apprises par les jeunes sur le tas : très vite, le jeune individu (dès 7 ou 8 ans) est considéré comme un petit adulte (cf. Ariès, 1973) et, comme tel, partage les travaux des adultes ; par mimétisme et dans une dynamique de collaboration, il s’initie aux activités par lesquelles sa famille assure sa subsistance et, plus généralement, à l’ensemble des gestes et des manières de faire propres au groupe social auquel il appartient. Ce mode de transmission par immersion dans les activités prend, dans certains cas, une forme plus institutionnalisée : c’est le cas dans les corporations, qui sont des associations d’artisans (charpentiers, tanneurs, tisserands, forgerons, etc.) : un jeune est placé chez un maître et est associé aux travaux de celui-ci, ce qui lui permet d’apprendre progressivement le métier. Mais cette forme organisationnelle ne change rien au mode de transmission : le jeune apprend, non pas en recevant des cours ni même souvent des instructions, mais en participant aux activités productives de son maître. Dans de telles formes de transmission, on rencontre évidemment de multiples différences entre les individus qui apprennent : ils sont tous différents les uns des autres par leur personnalité, leur motivation, leur habileté, leur résistance physique, etc. Mais ces différences ne sont pas catégorisées explicitement et ne donnent pas lieu à adaptations concertées. Ainsi, dans ce cas, plutôt que de parler de différences entre les individus, ce qui impliquerait une comparaison explicite selon des critères établis consciemment, on parlera plutôt de singularité de chacun. Mais dès le Moyen Âge, il existe deux autres modes de transmission qui, à première vue, pourraient paraître se rapprocher des organisations scolaires que nous connaissons aujourd’hui : les universités et les petites écoles. Les premières existent en Occident dès le XIIe siècle. Mais elles ont plusieurs caractéristiques qui les distinguent radicalement de notre enseignement universitaire actuel et, plus généralement, de notre organisation scolaire. D’abord, s’y trouvent mélangés des enseignements universitaires avec d’autres que nous dirions de type secondaire, voire primaire. Le Goff écrit à ce propos (1985, p. 85) : « Le Moyen Âge a mal distingué les ordres d’enseignement : les universités médiévales ne sont pas seulement établissements d’enseignement supérieur. Nos enseignements primaire et secondaire s’y donnaient partiellement ou étaient contrôlés par elle ». D’autre part, le même historien signale la grande imprécision qui existe quant aux diplômes et au nombre d’années nécessaires pour les obtenir. Ces imprécisions semblent impliquer que les échelons à l’intérieur d’un cursus sont peu définis : on est loin de la répartition des matières en niveaux successifs établis dans le détail
AUX ORIGINES DE LA « CLASSE » : UNE PÉDAGOGIE INDIFFÉRENCIÉE
année par année, tel qu’on peut le connaître aujourd’hui à l’université ou encore plus dans le secondaire. Enfin à un niveau donné d’études, on rencontre des « étudiants » d’âges très différents. Parlant des universités, Ariès (1973, p. 188) écrit : « nous pouvons constater qu’en général les débutants avaient une dizaine d’années. Mais les contemporains n’y prêtaient guère d’attention et trouvaient aussi naturel qu’un adulte, désireux d’apprendre, se mélangeât à un auditoire enfantin, car c’était la matière enseignée qui importait, quel que fût l’âge des écoliers ». Comme on le voit, les universités délivrent un enseignement que suivent des individus extrêmement différents à la fois par leur compétence, leurs savoirs et leur âge. Mais parler de différences entre eux, serait laisser entendre que l’institution s’organise en fonction de ces différences. Or il n’en est rien : elle délivre, en dehors de toute distinction, le même enseignement à des individus tous singuliers. Enfin, à côté des universités, existent des petites écoles. Ce sont celles qui, dans les villages et les villes, offrent, contre rétribution, la possibilité d’apprendre à lire et, parfois, à écrire et à calculer. Or ces « écoles » ont un fonctionnement totalement différent de celui que nous connaissons aujourd’hui à l’école primaire. Jusqu’au XVIIe siècle, il n’y a pas d’enseignement à un groupe d’enfants du même âge et du même niveau. Comme l’écrit Grosperrin (1984, p. 76) : « La lecture a longtemps été enseignée par une méthode individuelle, le maître s’occupant d’un élève à la fois ». Les représentations picturales anciennes des scènes scolaires le confirment : on y voit souvent un maître ou une maîtresse faisant travailler un ou deux élèves près de son bureau, tandis que les autres, d’âges très divers, attendent ou s’amusent à l’arrière-plan1. La raison en est, comme l’explique Grosperrin (ibid.), qu’il a devant lui des individus qui sont très diversement avancés dans l’apprentissage et qui de plus sont à l’école avec des objectifs différents : certains ont payé pour apprendre à lire ; certains savent déjà lire et viennent apprendre à écrire ; d’autres enfin, dans les écoles où le maître possède la compétence pour cela (ce qui est loin d’être le cas partout), sont là pour apprendre à calculer. Quels que soient leur projet et leur niveau, les élèves sont d’âges très divers. À cela, il faut ajouter (cf. Chartier, 2007) que les écrits qui servent de support à l’apprentissage de la lecture sont hétéroclites (textes religieux, testaments, contrats de fermage, etc.), de telle sorte que, même s’il en avait l’idée, le maître n’aurait pas la possibilité matérielle de faire travailler ensemble plusieurs élèves sur le même texte. 1 Au Rijksmuseum d’Amsterdam est exposé le tableau d’un peintre hollandais, Gerrit Dou. Ce tableau intitulé « The Evening School » montre l’intérieur d’une salle de classe du XVIIe siècle où l’on voit le maître, assis à son pupitre, faire lire un élève. Pendant ce temps, les autres enfants se livrent à diverses occupations, certains chahutent.
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CONSTRUCTION HISTORIQUE DE LA DIFFÉRENCE SCOLAIRE
Là encore, l’enseignement a affaire à des individus que tout distingue, autrement dit des singularités. Et, comme le remarque Guy Vincent (1978), on est dans un rapport privé entre le maître et chaque élève. On est loin de la possibilité même de regroupement d’élèves de même niveau pour suivre au même rythme le même programme avec des contrôles selon une périodicité préétablie, car cela suppose à la fois que les élèves qu’on regroupe dans une classe aient entre eux quelque chose en commun, et à la fois quelque chose qui les distingue de ceux qui sont dans des classes de niveau inférieur ou supérieur.
Les collèges et l’invention de la classe Or, ce que nous indiquent les historiens (cf. notamment Compère, 1985), c’est que les choses vont très progressivement changer avec l’apparition, au cours des XIVe et XVe siècles, des « collèges ». Au départ, ce sont des lieux que les étudiants boursiers, qui fréquentent les universités, louent pour y habiter collectivement. Mais au cours des décennies, dans un certain nombre de collèges, ces étudiants qui en général ont des revenus faibles, vont se mettre à prendre en pension, contre rémunération, d’autres étudiants plus jeunes. Marie-Madeleine Compère, à partir de textes de l’époque, fait apparaître que ces étudiants boursiers vont progressivement organiser des répétitions à l’intention de leurs pensionnaires, devenant ainsi des intercesseurs entre les plus jeunes et le savoir dispensé dans les universités. Puis ils finiront par leur donner des cours. Mais l’innovation la plus radicale et la plus caractéristique de l’évolution des collèges va se faire vers la fin du XVe siècle : dans les collèges d’une congrégation enseignante des Pays-Bas, les Frères de la Vie Commune, va s’instituer un regroupement des élèves en fonction de leur niveau d’avancement dans les études. Les élèves ainsi regroupés peuvent recevoir le même enseignement. Cette innovation passera très rapidement à Paris, ainsi que le décrit Marie-Madeleine Compère : « Ancien disciple des Frères de la Vie Commune, congrégation enseignante née au XVe siècle aux PaysBas, Jean Standonck, principal du collège de Montaigu (1483-1504) introduit dans son établissement les pratiques que ses maîtres avaient mises au point : pour l’essentiel, les enfants de même niveau sont regroupés ensemble pour acquérir les mêmes connaissances, celles-ci étant échelonnées suivant leur progression. » (Compère, 1985, p. 24) Cette innovation n’est rien d’autre que ce qui nous est aujourd’hui familier sous le nom de « classe », comme le précise Compère (ibid.) : « Ainsi sont nées les classes : le maître peut s’y adresser à l’ensemble des enfants dans la mesure où tous sont
AUX ORIGINES DE LA « CLASSE » : UNE PÉDAGOGIE INDIFFÉRENCIÉE
susceptibles de comprendre le même discours ». Ce rassemblement des élèves de même niveau conduit à une transformation de la forme de l’enseignement : non seulement l’élève n’est pas abandonné à lui-même face à un savoir pour lequel il n’a pas nécessairement les prérequis, comme c’était le cas dans les universités, mais il n’y a plus non plus cette forme d’enseignement où le maître s’occupe d’un élève à la fois et que nous avons décrite à propos des petites écoles. La nouvelle méthode « se substitue, partiellement au moins, à celle dite individuelle, seule en honneur jusqu’alors pour cette initiation grammaticale, qui isolait dans un échange particulier le maître et un écolier tandis que les autres étaient livrés à eux-mêmes et s’adonnaient, chacun pour soi ou en groupes restreints, à divers exercices » (ibid.). Ainsi, alors qu’il n’existait auparavant que des individus singuliers, on passe désormais à un régime qui organise l’enseignement en prenant en compte, parmi les élèves, une différence majeure, celle qui concerne le niveau d’avancement dans la connaissance. Du coup, la prise en compte institutionnelle de cette différence, permet d’obtenir sous la forme de « classes » des groupes homogènes au sein desquels on peut s’attendre à ce qu’il n’y ait plus de différences. Cette nouvelle forme d’organisation scolaire comporte trois caractéristiques majeures : 1) À la différence de ce qui a pu exister auparavant, le même enseignement peut être délivré simultanément à tout un groupe. On a donc bien, par ce système, une neutralisation des différences entre élèves. Cette économie de moyens est sans doute pour beaucoup dans le fait que cette organisation s’est répandue très rapidement, sous le nom de « modus parisiensis », à toute l’Europe. 2) Du même coup, les connaissances à acquérir sont réparties, selon leur degré de difficulté, entre les années successives du cursus. Ainsi s’établit institutionnellement une progressivité de l’apprentissage, qui implique un cheminement uniforme, tant par ses étapes que par leur durée, pour tous les élèves. Mais ces degrés successifs sont nombreux ; par exemple : « les statuts de la communauté des pensionnaires de Montaigu, promulgués en 1509, sont considérés comme le premier texte où cette notion de classe apparaît sous le terme de « petite école » (parva schola). On en distingue sept qui séparent les écoliers en autant d’unités consacrées chacune à l’assimilation de chapitres de grammaire de complexité croissante » (ibid., p. 24). Cette multiplicité des degrés implique un découpage ténu et une parcellisation forte à la fois du savoir à acquérir et du cheminement qui y conduit. La différence de niveau étant prise en compte dans la répartition des élèves entre les classes
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CONSTRUCTION HISTORIQUE DE LA DIFFÉRENCE SCOLAIRE
successives, on peut croire ainsi avoir neutralisé les différences possibles dans le cheminement d’apprentissage. 3) Cette neutralisation des différences, qui permet à la fois l’enseignement simultané à tout un groupe et l’uniformité en nature et en durée des étapes d’apprentissage, doit être toutefois régulièrement maintenue et vérifiée. C’est pour cela que chaque degré dure une année et qu’à la fin de chacun, des examens permettent de vérifier que chacun des élèves possède bien les connaissances qui lui permettent d’accéder au degré suivant. Ainsi en témoigne ce fragment d’un plan pédagogique pour le collège de la Trinité à Lyon qui date de 1540 et en lequel il est question : « de fonder les enfants, à celle fin que les premiers fondements soient imbus de sincère et propre doctrine, tellement que les enfants, montant de classe en autre tous les ans au jour de la Saint-Remy selon la coutume parisienne, avec l’avis du principal jugeant du profit des avancements d’iceux par compositions et interrogatoires, soient bien préparés par leurs premiers fondateurs à monter aux édificateurs » (Formulaire de Barthélémy Aneau, publié par Brassart, G., 1944, Le collège de la Trinité, Réforme et Contre-Réforme à Lyon au XVIe siècle, thèse de l’École des Chartes, p. 333, cité par Compère, 1985, p. 33). Dans cet extrait, il est bien question de monter de classe en classe tous les ans. Mais il est également clairement indiqué que le passage d’une classe à l’autre dépend des « avancements » de chaque élève, lesquels seront évalués par « compositions et interrogatoires ». La référence à une progressivité des apprentissages, des fondateurs aux édificateurs est également explicite. Notons enfin que cette nouvelle forme d’organisation scolaire se propagera rapidement au Nouveau Monde, du fait de l’influence des congrégations. Charland (2005) signale la mise en place au Québec, dès le début du XVIIe siècle, d’écoles par les Franciscains, les Jésuites puis, pour les filles, les Ursulines.
L’évolution des petites écoles Le regroupement d’élèves de même niveau et la mise en place, dans la scolarité, de degrés successifs d’une année, n’ont touché dans un premier temps que les collèges, c’est-à-dire ce que nous appellerions aujourd’hui l’enseignement secondaire. Les petites écoles, celles où, dans les paroisses on apprend les rudiments de la lecture et, parfois, de l’écriture et du calcul, continuent pour leur part à fonctionner selon la forme traditionnelle.