Soigner et accompagner : perspectives anthropologiques

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Soigner et accompagner : perspectives anthropologiques Les pratiques de soins et les compĂŠtences culturelles

Moniel Verhoeven Ignatius Van Neerven


Éditions DE BOECK-ESTEM DE BOECK DIFFUSION 47, rue d’Enghien, 75010 Paris Tél. : 01 72 36 41 60 Fax : 01 72 36 41 70 E-mail : info@estem.fr

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ISBN : 978-2-84371-723-9 © 2014, De Boeck supérieur S.A. Toute représentation ou reproduction, intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur, ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (loi du 11 mars 1957, alinéa 1er de l’article 40). Cette représentation ou reproduction par quelque procédé que ce soit, constituerait une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.


Présentation des auteurs Moniel Verhoeven, anthropologue, est formatrice dans la communication interculturelle au sein des pratiques des soins, dans des entreprises internationales et dans l’enseignement du management interculturel. Elle a écrit aux Pays-Bas le Manuel national sur les relations entre soins, culture et santé (Bohn Stafleu Van Loghum). Elle a fait des recherches de terrain en Afrique de l’Ouest et en Ile-de-France et a publié divers articles sur la migration et le rôle spécifique de l’Europe. Elle a travaillé dans plusieurs entreprises internationales et est Membre du Conseil de l’ONG Eucord à Bruxelles, qui réalise des partenariats privés-publics dans le domaine de l’agriculture et de la santé en Afrique. Ignatius van Neerven est philosophe. Il a enseigné la philosophie anthropologique à l’Université de Tilburg (Pays-Bas) et a donné des cours d’éthique dans les entreprises et les hôpitaux. Il a une expérience de plus de 20 ans dans l’accompagnement des personnes malades, des personnes en fin de vie et du personnel soignant.


Remerciements Ce Manuel n’aurait pu être réalisé sans l’inspiration et le support de beaucoup de personnes. Nous souhaitons remercier nos collègues des Instituts de Formation en Soins Infirmiers, plus particulièrement Mme Suzanne BOURGUIGNON, Mme Christine SCHLOSSER et Mme Carola LAURENCY du Groupe Public de Santé Perray – Vaucluse à Épinay-sur-Orge. Leur accueil, leur confiance et leur coopération continuent à stimuler et à approfondir nos idées. Nous remercions également : – M. Ghislain DIBIE, responsable du patrimoine imprimé au Musée du Quai Branly pour son enthousiasme exceptionnel, sa créativité scientifique et sa connaissance impressionnante des origines de l’anthropologie ; – Mme Lucette LABACHE pour ses conseils et orientations délicates par rapport à la problématique de la famille et de l’ethnicité ; – M. Toshi KOZAKAI pour nos échanges sur la société japonaise ; – M. Fabrice CHRETIEN, Mme Sandrine CHALARD et Mme Nissa BERNARD pour leur convivialité et leur accompagnement professionnel pendant la réalisation de ce livre ; – le Professeur François RAVEAU ayant tissé des dialogues féconds entre les sciences biomédicales et les sciences humaines ; – le Docteur Jacques BAROU pour sa confiance et son soutien concret dans la coopération entre chercheurs européens en sociologie et en anthropologie. La source de notre inspiration reste toujours les étudiants qui nous ont appris par leur enthousiasme et leur espoir que la diginité des personnes hospitalisées doit rester au cœur des soins. Moniel VERHOEVEN Ignatius VAN NEERVEN


Avant-propos Depuis 2009, les Instituts de Formation en Soins Infirmiers (IFSI) connaissent un nouveau programme de formation, remplaçant celui qui existait depuis 1992. Ce nouveau concept a comme but de mieux intégrer l’évolution des connaissances scientifiques aux pratiques de soins infirmiers, et aux étudiants préparant un Diplôme d’Etat Infirmier. Plusieurs outils didactiques et pédagogiques accompagnent ce processus. La structure modulaire, les présentations des cours par des spécialistes sur les Intranets régionaux et les intervenants en travaux dirigés (TD) en sont les éléments les plus visibles. Ce manuel est un support didactique pour les formatrices et formateurs dans cette nouvelle structure, mais aussi pour les étudiants en médecine et en formation continue. Nous présentons ici les idées principales de l’anthropologie culturelle en rapport avec ses approches de la santé de l’homme. Les origines de l’anthropologie culturelle montrent que cette dernière a toujours cultivé des liens privilégiés avec le corps médical, les théoriciens et les praticiens de l’hygiène, et les épidémiologistes. L’anthropologie s’est développée en protégeant un triple regard sur le développement de l’homme, la connaissance de sa santé et les pratiques des soins : • pour comprendre l’homme, il faut s’imaginer son environnement écologique et social. C’est le macroniveau des études. Entre l’homme et son milieu existent des dynamiques multiples, cherchant des équilibres profitables de part et d’autre ; • pour se protéger contre le chaos, les désordres ou la violence, l’homme n’a pas pu utiliser ses forces physiques, mais a dû développer d’autres moyens comme les institutions, les symboles, les croyances, la famille ou l’école. Les institutions forment le mésoniveau des analyses en anthropologie ; • les manières de vivre, de sentir et d’interpréter la réalité de la vie de l’homme correspondent au microniveau des analyses. L’individu constitue un carrefour où les réalités de son environnement naturel, social et culturel cherchent à s’unifier et à se pacifier. Les recherches et le développement de la connaissance de l’anthropologie culturelle et sociale continuent à se positionner au sein de cette interface. L’anthropologie garde des liens avec le corps médical en suivant les découvertes en microbiologie et en génétique. Elle met en valeur aussi la langue et la symbolique pour s’approcher plus intimement du vécu de l’homme. Comme la structure de l’acide désoxyribonucléique (ADN), l’anthropologie sait que les mouvements entre ces diverses sciences engendrent de meilleures connaissances sur les subtilités des transitions, des blocages ou des maladies qui risquent de perturber la vie de l’homme et de son entourage. Dès ses origines, l’anthropologie a cultivé des dialogues, des écritures et des passerelles entre le développement de ses connaissances scientifiques et les recherches des applications institutionnelles.


VI Avant-propos

L’anthropologie garde donc une filiation profonde avec ses origines stimulantes de la fin du xviie siècle et elle s’y ressource afin de pouvoir mieux comprendre l’évolution de l’homme comme individu, comme membre de la société et comme porteur du progrès de l’humanité. Les formations en soins infirmiers en sont un champ d’investissement créatif et innovateur, invitant chacun de nous à réfléchir sur les qualités de nos relations, de nos attentes ou même de l’interprétation des échecs. Les échanges avec des personnes malades ou handicapées nous offrent la possibilité de découvrir ce qui peut naître quand on essaie de se libérer des liens qui nous entravent et quand on ose se mettre « en marche ». Moniel Verhoeven


Table des matières Introduction.............................................................................................................1

Partie 1 : Le défi de l’universalisme Chapitre 1 : L’universalisme et l’Europe ........................................................................... 5 Introduction .......................................................................................................................... 5 Les « Idéologues » et la « Société des observateurs de l’homme » ............................ 7 Le mouvement des « Idéologues » ou « Les analystes de l’entendement humain » (1795-1802) ............................................................................................................................. 7 La « Société des observateurs de l’homme » (1799-1805) ................................................ 7 L’étude de l’homme dans sa diversité historique et biologique ............................... 11 Introduction ......................................................................................................................... 11 L’étude de l’homme comme une branche des sciences naturelles ........................................................................................................ 12 « Nature » versus « culture » .............................................................................................. 15 Paul Pierre Broca ............................................................................................................. 16 Alphonse Bertillon ........................................................................................................... 18 E. De Friedberg ................................................................................................................ 18 L’anthropologie comme une science à part entière .................................................... 19 Évolutionnisme .................................................................................................................... 20 Écologie : adaptation à l’environnement et changement de l’environnement ........ 20 Les chasseurs-cueilleurs ............................................................................................... 20 Les sociétés pastorales ................................................................................................... 21 La paysannerie ................................................................................................................. 21 La société marchande et industrielle ............................................................................ 22 Évolutionnisme diffusionniste .......................................................................................... 22 Chapitre 2 : Connaître l’autre, se questionner, observer et comprendre l’autre : les méthodes de l’anthropologie ......................................................................... 25 Les étapes de la recherche : ethnographie, ethnologie, anthropologie .................. Étape 1 : ethnographie ........................................................................................................ Étape 2 : ethnologie ............................................................................................................. Étape 3 : anthropologie ...................................................................................................... L’observation participante ............................................................................................... Joseph-Marie de Gérando : précurseur de l’observation participante ........................ Les pères fondateurs de l’observation participante ........................................................ Franz Boas et Bronislaw Malinowski ............................................................................. L’héritage de Boas et de Malinowski .............................................................................

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Soigner et accompagner

Les compétences pour pouvoir « faire le terrain » ..................................................... La connaissance de soi ....................................................................................................... Les qualités d’intégration .................................................................................................. Les qualités d’observation et d’écoute ............................................................................. Le choix des interlocuteurs ................................................................................................ Les qualités de synthèse .....................................................................................................

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Chapitre 3 : Se rencontrer : la valeur des recherches anthropologiques ................ 35 Introduction ........................................................................................................................ 35 La confrontation personnelle avec l’altérité ................................................................ 36 La rencontre comme espace intermédiaire .................................................................. 37 Finalités de la connaissance anthropologique ............................................................ 38 Engagement et distanciation : Norbert Elias ............................................................. 38 L’empathie ............................................................................................................................ 40 L’empathie transculturelle ................................................................................................. 40 Cultiver l’empathie, la bienveillance et la sagesse .......................................................... 42 Chapitre 4 : Incorporer la culture ..................................................................................... 45 Les pionniers : Morgan et Frazer ................................................................................... 45 Lewis Henry Morgan (1818-1881) : les systèmes de parenté ......................................... 45 James Georges Frazer (1854-1941) : la mythologie comparée et l’anthropologie religieuse ............................................................................................................................... 47 La magie ........................................................................................................................... 47 La religion ........................................................................................................................ 47 La science ......................................................................................................................... 47 Les premiers théoriciens de l’anthropologie : Comte, Durkheim et Mauss .......... 48 Auguste Comte (1789-1857) : reprendre l’idée des stades d’une société ..................... 48 Émile Durkheim (1858-1917) : la société ......................................................................... 49 Marcel Mauss (1872-1950) : le don et l’économie marchande ...................................... 50 Chapitre 5 : Développer la science : les écoles de l’anthropologie ........................... 51 Culture et civilisation : universalisme et particularisme ........................................ 51 L’Allemagne : particularisme ............................................................................................ 52 La France : universalisme ................................................................................................. 53 Quel rôle pour la culture ? ............................................................................................... 53 Le fonctionnalisme ............................................................................................................. 54 Le structuro-fonctionnalisme ........................................................................................... 55 La solidarité du groupe : la notion de groupe et de grille ............................................. 57 Les individualistes ........................................................................................................... 58 Les fatalistes ................................................................................................................... 58 Les égalitaires .................................................................................................................. 59 Les hiérarchiques ............................................................................................................ 59 L’anthropologie symbolique .............................................................................................. 60 La culture comme un ordre symbolique et de sens .................................................. 60


Table des matières

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Les rites de passage ....................................................................................................... 60 Pur et impur .................................................................................................................... 62

Le structuralisme ................................................................................................................ 63 La pensée sauvage .......................................................................................................... 64 Ethnologie et neurosciences .......................................................................................... 65

Partie 2 : Thèmes Thème 1 : La violence ........................................................................................................... 69 Dès le commencement, il y a la violence ...................................................................... Le désir mimétique et la rivalité .................................................................................... Du désir mimétique au modèle-obstacle ...................................................................... Le bouc émissaire comme fondateur de la culture ................................................... Sacrifice et vengeance ....................................................................................................... Sacrifice et système judicaire ..........................................................................................

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Thème 2 : Le don et l’échange ............................................................................................. 79 Introduction ........................................................................................................................ Donner, c’est structurer des liens sociaux : Marcel Mauss ....................................... Les fonctions du don ........................................................................................................... L’esprit du don ..................................................................................................................... Le don entre alliance et contrat ......................................................................................... L’échange comme base de réseaux de solidarité ............................................................. Le don dans les sociétés modernes ................................................................................... Donner – donner : un contrat gagnant ........................................................................ Donner et soigner : contrat ou alliance ? ..................................................................... Le don : centre de la rencontre soignant-soigné .........................................................

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Thème 3 : Une anthropologie de la maladie .................................................................. 91 Introduction : unifier le corps ........................................................................................ 91 Les soins infirmiers et le vécu corporel ......................................................................... 93 Les soins infirmiers et la culture : Madeleine Leiniger, Madeleine Orque et Virginia Henderson ....................................................................................................... 94 Disease, illness, sickness : Arthur Kleinman .................................................................. 96 Les pratiques médicales et le langage symbolique ..................................................... 97 Les domaines de l’anthropologie de la maladie .......................................................... 98 L’épistémologie et l’environnement .................................................................................. 98 Les aspects médicaux d’un système de santé et de soins ............................................... 99 La médecine et les changements culturels ....................................................................... 99 L’ethnomédecine ................................................................................................................ 100


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Soigner et accompagner

La scission et l’espace transitoire ................................................................................. Les compétences culturelles et interculturelles ......................................................... L’homme malade et les diverses dimensions de son environnement de soins ...... Des propositions pour la formation permanente .................................................... La réalité et le mystère ....................................................................................................

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Thème 4 : L’ethnopsychiatrie ............................................................................................ 107 Introduction : Emil Kraepelin (1856-1926) .............................................................. 107 Universalisme de la maladie, particularisme dans l’expression .......................... 109 Universalisme des recherches biomédicales .............................................................. 110 La psychiatrie comparée et transculturelle ............................................................... 111 L’ethnopsychiatrie ou l’ethnopsychanalyse ................................................................... 112 Les compétences culturelles et les risques pour les soins infirmiers ......................... 115 La somatisation, la douleur et la détresse ....................................................................... 116 La santé et les projets de développement local ............................................................... 116 Thème 5 : Les familles et l’individu ................................................................................ 119 Introduction ...................................................................................................................... Qui suis-je sans ma famille ? ........................................................................................... La famille dans les services hospitaliers ........................................................................ La construction des liens familiaux ............................................................................ Les fonctions de la famille : pacifier la sexualité, engendrer la filiation ........... La parenté ou : qu’est-ce qu’une famille ? ................................................................... Les modèles familiaux ...................................................................................................... La filiation et la descendance .......................................................................................... La filiation ...................................................................................................................... La descendance ............................................................................................................. Le clan et la fratrie ............................................................................................................ Le clan ............................................................................................................................ La fratrie ......................................................................................................................... Les alliances et le mariage ................................................................................................ Les alliances ................................................................................................................... Le mariage ..................................................................................................................... Les principes de résidence ............................................................................................... Codifier l’idéal de la politesse, de l’autorité et du respect ........................................... Comment s’adresser à l’autre ? ................................................................................... Parenté de plaisanteries ............................................................................................... Les pseudo-parentés ......................................................................................................... Parenté n’est pas toujours consanguinité .................................................................. La maison : une autre forme de pseudo-parenté ................................................... Nouveau regard des études sur la famille : se ressourcer dans les débats du xixe siècle .................................................................................................................... Introduction .......................................................................................................................

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Table des matières

L’inceste .............................................................................................................................. Recadrer les relations de parenté : une famille biologique ou sociale ? ..................... Le débat du genre .............................................................................................................. Quel rôle futur pour la famille ? .....................................................................................

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Thème 6 : Culture, famille et personnalité ................................................................... 147 Introduction ...................................................................................................................... 147 Culture et personnalité ................................................................................................... 148 L’anthropologie psychologique : Franz Boas et Margaret Mead ................................ 148 La structure de personnalité de base : Abram Kardiner ............................................. 150 Le fondement culturel de la personnalité : Ralph Linton ............................................ 151 Le rapport entre culture et comportement ................................................................ 151 L’importance des modèles culturels ........................................................................... 151 La « culture réelle », la « culture construite » et la « culture idéale » ..................... 153 L’anthropologie systémique et cognitive : Gregory Bateson et les approches du learning ................................................................................................................ 153 Devenir « soi » : comment se construit la différenciation ? ........................................ 154 La schismogenèse symétrique ......................................................................................... 155 La schismogenèse complémentaire ................................................................................ 155 La différenciation réciproque .......................................................................................... 156 Des sociétés sans processus schismogénétiques ........................................................... 156 Une anthropologie cognitive : l’apprentissage par niveaux hiérarchiques ............... 157 Des risques de pathologies à la suite de problèmes de communication .................... 158 La schizophrénie comme un processus de communication ....................................... 159 Thème 7 : L’ethnicité ........................................................................................................... 161 Introduction ...................................................................................................................... L’ethnicité comme critère d’identité ............................................................................. L’approche primordialiste ................................................................................................ L’approche instrumentaliste et mobilisationniste ........................................................ Les approches néoculturalistes ....................................................................................... L’approche constructiviste ou transactionnaliste ......................................................... Intégrer les sciences physiologiques et anthropologiques : François Raveau .... L’avenir des recherches sur l’ethnicité ..........................................................................

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Thème 8 : L’enculturation et l’acculturation ................................................................ 173 Introduction ...................................................................................................................... Comment fonctionne l’acculturation ? Le diffusionnisme et l’école culturaliste ...... Roger Bastide ..................................................................................................................... Georges Balandier et l’école dynamique ...................................................................... Les formes traditionnelles du pouvoir ....................................................................... Les mouvements messianiques ................................................................................... Tisser des liens interculturels ........................................................................................

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Soigner et accompagner

Thème 9 : Le comportement alimentaire ...................................................................... 183 Introduction ...................................................................................................................... Le langage symbolique du repas .................................................................................. Pourquoi ne mangeons-nous pas des vers ? ................................................................. Qu’est-ce qui est mangeable ? Alimentation et écologie ............................................. L’alimentation et la stratification sociale ....................................................................... Dis-moi comment tu manges et je te dirai qui tu es .................................................... La distinction alimentaire et le pouvoir social ......................................................... Le langage culinaire comme une expression de l’inconscient culturel ............... L’alimentation comme intermédiaire entre nature et culture .................................... L’alimentation et la symbolique du corps ...................................................................... Des recherches pluridisciplinaires ...............................................................................

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Thème 10 : La communication et le langage ................................................................ 195 Introduction ...................................................................................................................... 195 Le langage humain .......................................................................................................... 197 La communication interculturelle ............................................................................... 199 Le temps .............................................................................................................................. 200 L’espace ............................................................................................................................... 200 La communication verbale et non verbale ................................................................ 200 Les gestes ............................................................................................................................ 200 La distance corporelle ...................................................................................................... 200 Le temps .............................................................................................................................. 201 Thème 11 : La religion ....................................................................................................... 203 Introduction ...................................................................................................................... Comprendre la religion : la définition de Clifford Geertz ..................................... Le discours religieux ....................................................................................................... L’espace religieux .............................................................................................................. La magie ............................................................................................................................ Le mythe ............................................................................................................................ Le rite .................................................................................................................................. Le sacrifice ........................................................................................................................ L’athéisme et le « retour sauvage » du religieux ....................................................... Les pièges dans l’étude des religions ............................................................................

203 204 205 206 207 208 209 210 210 211

Annexe : Liens entre les unités d’enseignement et les chapitres de cet ouvrage .... 213 Bibliographie ........................................................................................................................ 215 Index des noms ..................................................................................................................... 239


Introduction Le désir de la femme ou de l’homme est de devenir un être social, développant des interactions avec ses semblables. Femmes et hommes ont les mêmes espoirs : pouvoir manger correctement, se reposer, se protéger, se confier, avoir du plaisir, se savoir acceptés (et être acceptés), se sentir respectés en respectant les autres, se savoir aimés. La confrontation à l’altérité pose alors des questions : qui sont mes semblables ? Comment recevoir « l’autre » ? Comment aimer l’autre ? Peut-on lui faire confiance ? Doit-on se méfier de l’autre ? La méfiance entraîne avec elle d’autres sentiments dérivés comme le mépris, l’envie, le rejet, l’intolérance, la répulsion, la déraison ou la haine. Ces questions se trouvent au cœur des problématiques de l’anthropologie culturelle et sociale. L’homme a toujours été intimement confronté à l’altérité. Comment répondre à l’autre ? Avec confiance ou avec violence ? Des premières hordes aux groupes plus organisés, un ensemble de règles et de valeurs ont présidé à la constitution de chaque communauté et à sa pérennisation. Les prémices du vivre ensemble ont été établies et n’ont cessé d’évoluer sous l’influence de diverses contraintes et opportunités. Le phénomène de migration, existant depuis les origines, qui explique cette diversité humaine, constitue un des paramètres rassemblant ou divisant les communautés. Les déplacements de population et les contacts qui s’en suivirent ont généré une ingénierie de l’acculturation, faite d’emprunts culturels de part et d’autre, de mixage, de collaboration, de mutualisation, jusqu’à l’apparition de formes de cultures nouvelles. Que la migration soit facteur de métissage ou d’exclusion, elle résulte des contacts des populations en présence, des évolutions originales, des figures inédites de communication qui ne cessent d’interroger tous ceux qui réfléchissent sur l’homme dans les différentes dimensions qui composent sa vie. Comme les autres parties du monde, l’Europe est dès ses origines un continent de migration. Coincée dans un petit périmètre à l’extrême ouest de l’immense territoire du continent eurasien, l’Europe a eu à se confronter et se réconcilier avec tous les peuples et leurs cultures qui ont établi leur demeure dans ce lieu écarté. Les Francs, par exemple, venus des territoires allemands (Frankenland), ont investi la région de Tournai avant de s’installer en Île-de-France. Contrainte par sa position géographique, l’Europe a dû s’ouvrir au monde. Cette curiosité de l’Europe vers l’altérité est une constante dans son histoire. Les Grecs, envahisseurs du Nord, seraient les premiers à se rendre compte de leurs origines étrangères. Dans leur récit d’origine, la vierge Europe est enlevée par le dieu Zeus du continent de l’Asie aux abords des îles grecques. Depuis, les Grecs (ou plutôt les Hellènes) se sont investis dans la recherche du monde. Hérodote, le père de l’histoire, peut aussi être considéré comme le père de l’anthropologie : il a décrit les civilisations du monde connu, c’est-à-dire le monde méditerranéen. Il a cherché à retrouver les origines et les coutumes de ces cultures « étranges ». Socrate et Platon, quant à eux, essaient de définir l’essence de la gouvernance démocratique contre les dictatures barbares. Alexandre, qui vient de conquérir le monde jusqu’en Inde, s’est entouré de scientifiques comme Aristote pour pouvoir analyser et décrire les terres et cultures nouvelles, comme le fera des siècles plus tard Napoléon.


2 Introduction

Les Romains ont hérité de cette curiosité pour l’altérité. Ils ont décrit les peuples qu’ils rencontraient et ont évoqué leurs coutumes ou leurs cultures. César le fait dans son De Bello Gallico et Tacite aborde ces sujets dans De Origine et Situ Germanorum (La Germanie). Les Vikings, les « Européens » du Nord, sont les premiers à « découvrir » un nouveau monde, l’Amérique. Simultanément, ils ont occupé les côtés ouest et sud de l’Europe, la Normandie et le sud de l’Italie. L’occupation des territoires sud et est de la Méditerranée par les nations islamiques a forcé l’Europe à chercher de nouvelles routes pour y faire des découvertes et pratiquer le commerce. L’italien Marco Polo (1254-1304) trouve alors une voie terrestre vers l’est, jusqu’à la Chine. Le portugais Vasco de Gama (1469-1527) et le Génois Christophe Colomb (1451-1506) ouvrent les routes maritimes vers le sud et l’ouest. Les Hollandais Willem Barentsz (1550-1597) et Cornelis de Houtman cherchent le passage du nord (mer de Barents). Le portugais Fernand de Magellan (1480-1521) explore la route autour du sud de l’Amérique et l’anglais Henri Hudson (1556-1611), au service de la Compagnie néerlandaise des Indes occidentales, celle du nord-ouest (Hudson River, Hudson Bay). Le néerlandais Abel Tasman (1603-1659), qui découvre la Tasmanie, et l’anglais James Cook (1728-1779), qui découvre les îles Cook, explorent des routes vers le sud et l’est. Tous ces explorateurs sont les héritiers de la curiosité ancienne qui marque l’histoire de l’Europe. Leurs récits, avec des descriptions de toutes les cultures qu’ils rencontrent, ont trouvé un écho favorable auprès de leurs contemporains et ont eu des répercussions pour la future expansion coloniale européenne. Ces expéditions qui mêlent volonté de commerce, désir de conquête et regard de curiosité n’ont pas reçu que des approbations et des félicitations. Des voix critiques se sont fait entendre. Dans les expéditions de Colomb et autres colons espagnols, le prêtre dominicain Bartolomé de las Casas (1474-1566) exprime son opposition face à certaines pratiques dont il est témoin. Confronté à l’agressivité des Espagnols dans le « nouveau monde », il va défendre une approche pacifique de la colonisation et contester l’esprit belliqueux des Espagnols. Dans un débat devenu célèbre avec Sepúlveda, à Valladolid (1551), il soutient l’idée que les Indiens de ces nouveaux pays ont aussi une âme et par conséquent qu’ils sont aussi humains. Il plaide également en faveur de l’abolition de l’esclavage et pour un impôt égal pour les Espagnols et les Indiens. Convaincu par les rapports de Las Casas, le pape Paul III condamne l’esclavage dans la bulle Sublimis Deus (1537). Bartolomé de las Casas préfigure de cette manière le choix de l’anthropologie, c’està-dire le désir de s’approcher de l’autre, dont on ne comprend pas directement le comportement. Le film Mission (1986, palme d’Or au Festival de Cannes) donne à voir d’une manière impressionnante le travail des missionnaires pour l’amélioration des conditions de vie des Guaranis et leur féroce résistance contre les pouvoirs politiques et économiques qui voulaient introduire l’esclavage. L’anthropologie est née de cette confrontation à d’autres cultures et pose la question de la connaissance de soi à partir de l’autre. La philosophie des Lumières a explicité et exploré ces questions. C’est là qu’a commencé l’anthropologie.


Partie 1 LE DÉFI DE L’UNIVERSALISME • Chapitre 1 : L’universalisme et l’Europe ....................................... 5 • Chapitre 2 : Connaître l’autre, se questionner, observer et comprendre l’autre : les méthodes de l’anthropologie . ... 25 • Chapitre 3 : Se rencontrer : la valeur des recherches anthropologiques ............................................................................ 35 • Chapitre 4 : Incorporer la culture ................................................. 45 • Chapitre 5 : Développer la science : les écoles de l’anthropologie ........................................................................... 51



Chapitre 1

L’universalisme et l’Europe Objectifs • Découvrir les origines de l’anthropologie.

• Comprendre l’importance des « Idéologues » et de la « Société des observateurs de l’homme ». Mots-clés Anthropologie comparée, universalisme, trois types de bienfaisance. Résumé Les origines de l’anthropologie française se trouvent plus particulièrement dans le patrimoine de la fin du xviiie siècle. Le mouvement dit des « Idéologues » et de « la Société des observateurs de l’homme » traduit la richesse de la pensée philosophique dans des propositions de recherches engagées pour réduire la pauvreté naissante au niveau institutionnel et dans l’attitude des personnes qui aident les pauvres et les malades. Les notions de bienfaisance et de visiteur jouent un rôle fondamental.

« Unité de l’homme, diversité des cultures. » Edmund Leach

Introduction Le 19 octobre 1800, une équipe scientifique monte à bord des vaisseaux Le Géographe et Le Naturaliste pour un voyage vers l’océan Pacifique sous la responsabilité du capitaine Nicolas Baudin (1754-1803). C’est la première grande expédition scientifique française. Les vaisseaux ne retourneront en France que le 21 mars 1804, après des escales à Ténérife, l’île de France (plus tard nommée île Maurice), la Nouvelle Hollande (Australie), la Tasmanie et le Timor. L’année 1800 annonce ainsi l’intérêt scientifique pour l’anthropologie culturelle. Bien sûr, avant l’expédition Baudin, d’autres expéditions avaient été lancées comme celle de James Cook, Forster, Bougainville ou Lapérouse, mais un regroupement de scientifiques de cette ampleur constituait une nouveauté.


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Partie 1 – Le défi de l’universalisme

Il y avait à bord les astronomes Pierre-François Bernier et Frédéric de Bissy, les géographes Charles-Pierre et Pierre Faure, les botanistes Jacques Delisse, Jean-Baptiste Leschenault de La Tour et André Michaux, les zoologistes Jean-Baptiste Bory de SaintVincent, Désiré Dumont, Stanislas Levillain, René Maugé de Cely et François Péron, et aussi des minéralogistes, des jardiniers, un pharmacien, des chirurgiens et des peintres. Les noms des deux vaisseaux définissaient l’objectif de l’expédition : faire la géographie du monde, de l’océan Pacifique, et faire des recherches sur « la nature », c’est-à-dire sur les minéraux, les plantes, les animaux et les habitants de ce monde encore peu connu. Ce voyage marque aussi les premiers efforts en vue de décrire les populations inconnues. Pour l’expédition, Joseph-Marie de Gérando a délivré un manuel comprenant des questions destinées à noter avec le plus d’objectivité possible des observations sur les « indigènes ». Considérations sur les méthodes à suivre dans l’observation des peuples sauvages (Paris, 1799) deviendra ainsi un des manuels précurseurs de la question de la méthodologie et de l’application de la connaissance anthropologique.

Figure 1 – De Gérando, Considérations sur les diverses méthodes à suivre dans l’observation des peuples sauvages. Paris, 1799.

Louis-François Jauffret a développé les approches théoriques de cette expédition, ainsi que des idées fondamentales d’une « anthropologie comparée ». Nicolas Baudin évoque la question des pensées et de l’attitude de ceux qui observent, non seulement les découvertes mais aussi les coutumes des personnes observées. François Péron montre, en utilisant le dynamomètre de Régnier (1796), les relations entre les forces physiques de la population australienne, la précarité de leur alimentation, la température de leur environnement naturel et les exercices physiques. Il conclut qu’il faut voir ces populations indigènes comme des indigents.


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Faire des recherches scientifiques à travers des observations aboutit dans cette même période à la création de deux sociétés : les « Idéologues » et la « Société des observateurs de l’homme ».

Les « Idéologues » et la « Société des observateurs de l’homme » Le mouvement des « Idéologues » ou « Les analystes de l’entendement humain » (1795-1802) Ce mouvement se présente comme un regroupement de « la science des Idées ». Son objectif est de faire progresser une philosophie de la connaissance et d’améliorer ainsi les institutions existantes. Les premiers domaines de recherche des Idéologues sont : • l’analyse des sensations et la génération des idées, les facultés, leur formation et leur développement, les moyens de les connaître et de les analyser afin d’améliorer la dignité humaine : l’autre doit être considéré comme un sujet libre et égal en droits ; • l’avancement de la science ; • le bonheur des hommes. La plupart de ces chercheurs étaient membres de la seconde classe de l’Institut de France, appelée l’Académie des sciences morales et politiques, qui rassemblaient des savants, des chercheurs et des hommes politiques intéressés par des recherches sur l’homme et sur son environnement. L’académie sera supprimée par Napoléon Ier en 1803 et ensuite restaurée en 1832, devenant ainsi la première institution française à couvrir le domaine des sciences sociales naissantes.

La « Société des observateurs de l’homme » (1799-1805) Cette société est fondée par Louis-François Jauffret et d’autres chercheurs scientifiques, et a comme membres plusieurs Idéologues. Ces chercheurs défendent le rationalisme comme une exigence intellectuelle, morale et politique pour être des témoins, des penseurs et même les artisans des mutations sociales profondes. Ils ont écrit des textes contre l’esclavage, contre la pauvreté et pour l’amélioration des institutions. Ils donnent ainsi de nouvelles orientations pour une anthropologie appliquée. La Société des observateurs de l’homme, avec les propositions d’enquête de De Gérando, est restée pendant longtemps dans l’oubli total des références anthropologiques. Marcel Mauss, Marcel Griaule, Claude Lévi-Strauss, Louis Dumont ou Georges Balandier développent des enquêtes sans y faire référence. Seul Arnold Van Gennep en parle dans son étude de la méthode ethnographique en France au xviiie siècle. Il faut attendre les années 1960 pour que l’anthropologue américain G. W. Stocking et l’italien S. Moravia régénèrent cette filiation. Ces deux groupes sont caractérisés par leur diversité scientifique, leur « interdisciplinarité » pour utiliser un terme moderne. Des hygiénistes, des médecins comme


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Partie 1 – Le défi de l’universalisme

Cabanis et Pinel, des linguistes, des historiens, mais aussi des chercheurs deviennent des précurseurs de l’anthropologie. Leur but est de lier et d’unifier la connaissance de diverses disciplines. Ces deux sociétés jouent un rôle transitoire entre les idées philosophiques des Lumières et les recherches empiriques qui s’émancipent des sciences philosophiques et naturelles dès la fin du xviiie siècle. Les membres de ces deux sociétés présentent leurs recherches dans la lignée des idées des philosophes des Lumières. C’est le progrès et le commerce qui conduisent à la civilisation, à l’adoucissement des mœurs, au perfectionnement moral et à « l’entendement entre les peuples » : leurs pensées, leurs œuvres, leurs institutions et leurs techniques. Il s’agit d’un premier effort pour organiser la connaissance de l’homme d’une manière éclairée. Les divers chercheurs introduisent les études sur l’homme comme une science empirique et positive. Les premiers concepts ainsi que les méthodes d’observation se forment à partir des sciences naturelles : la biologie, l’anthropologie physique et héréditaire, la science médicale et hygiéniste. Le but est l’étude de l’homme physique, intellectuel et moral sous toutes les latitudes et dans toutes les périodes de l’histoire. L’idée est de « penser le social ». Ces chercheurs ont voulu être des penseurs des mutations sociales profondes, témoins de ces mutations et même des artisans de celles-ci. En croyant dans la distribution « par réseau » et par « interaction » pour mieux diffuser la connaissance, ils ont fondé plusieurs revues et manuels, ont écrit des articles contre l’esclavage, contre la pauvreté et pour l’amélioration des institutions. Ils ont aussi développé des outils pour améliorer la propreté, les soins et l’hygiène des personnes pauvres, ont mis au point les premiers secours et ont proposé des conseils. Ils ont créé les bases d’un nouveau système d’enseignement, avec des écoles centrales, des écoles normales et des écoles spécialisées. C’est ainsi le début de l’anthropologie comparée et appliquée.

Figure 2 – La Société des Observateurs de l'homme : annonciation du cours d'histoire naturelle par F. Jauffret, 1802.


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Tous les Idéologues ont un réel souci d’utiliser le progrès des sciences empiriques pour améliorer les institutions. Le baron Joseph-Marie De Gérando essaie de comprendre les origines de la pauvreté de son époque et il propose des éléments qui peuvent aider à y répondre (De Gérando, Le Visiteur du pauvre [1824] et De la bienfaisance publique [1839]). Il insiste sur deux notions : la sollicitude bienveillante du visiteur apportant un peu de joie et de lumière ; la personne pauvre qui doit conserver le droit d’être « un sujet qui parle », qui a une mémoire et dont le visiteur essaie de découvrir ses pensées et ses représentations. Les institutions démocratiques naissantes se focalisent sur la bienfaisance publique. De Gérando veut comprendre et penser l’origine de la pauvreté en Europe, ainsi que le rôle des établissements de bienfaisance et les modalités des réformes de ces établissements qui se donnent pour objectif le bonheur pour tous. Il s’intérroge sur l’origine de la pauvreté et sur l’impuissance pour améliorer la situation des personnes. Il commence à analyser les causes, les sources de l’indigence dans les sociétés européennes. Ensuite, il analyse la façon de perfectionner l’administration des institutions. Les sources de la pauvreté qu’il observe sont principalement le malaise industriel et commercial. Il présente une analyse éclairée sur la pauvreté qui est un mal. Il distingue ainsi différents types de pauvreté : • la pauvreté véritable, due aux réels problèmes que rencontrent les personnes dans leur vie économique, dont la forme la plus extrême est l’indigence ou le paupérisme : manque total de moyens pour survivre, manque d’estime ; • la pauvreté factice ; • la pauvreté criminelle. De Gérando pense et décrit les dynamiques naissantes : le rôle des entreprises, les possibles alliances entre la bienfaisance des institutions publiques et les associations de charité religieuse. Il veut combiner des travaux scientifiques et littéraires pour les lier à la morale et au développement administratif de la bienfaisance. Il développe ses idées en espérant une fraternité universelle, fondée sur la sympathie mutuelle entre les hommes et pour la protection des indigènes. De Gérando est le premier à écrire une étude comparative sur la place des indigènes dans les villes et pays européens : il décrit en détail les solutions institutionnelles proposées en Angleterre, en Écosse, en Allemagne, aux Pays-Bas, en Suisse, en Belgique et en France. Il relate aussi l’origine des diverses institutions en Europe à travers l’historique des hospices pour enfants orphelins, abandonnés, et pour adultes. Il montre comment ces hospices sont intimement liés aux approches chrétiennes : le concile de Nicée en parle déjà dans en 325 : le code Justinien de l’année 529 fonde l’hôpital comme institution. L’Hôtel-Dieu de Paris est fondé en 651 et refondé en 1396, le premier hôpital à Lyon date de 1184, l’Ordre des hospitaliers de Saint-Esprit construit le premier hôpital à Rome en 1204 ; celui d’Amsterdam est créé en 1396. Le concile de Trente de 1542 interdit la mendicité. Avant 1789, les enfants étaient ainsi à la charge du Seigneur. Saint-Vincent-dePaul continue dans cet esprit en réagissant contre l’abus des enfants abandonnés. Tous ces projets s’enracinent dans la charité active, bienveillante et spontanée. De Gérando se pose ensuite la question de savoir comment on pourrait transformer ces actions nobles et loyales et les intégrer dans la société du xixe siècle, avec de nouveaux modèles de bienfaisance. Il distingue :


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• la bienfaisance pratique : développer des lois ou des écoles pour les enfants dans les usines ; • la bienfaisance matérielle : à qui doit-on donner, comment, faut-il utiliser des taxes, doit-on développer des fonds de prévoyance par exemple ? ; • la bienfaisance morale : les personnes dans les institutions doivent avoir des pouvoirs de sympathie, de cœur, de spontanéité et de persuasion qui régénèrent, fortifient et améliorent le caractère des indigènes. Quels sont les rôles à développer dans les institutions de bienfaisance publique ? • la prévention de la misère par l’éducation et la formation sur l’hygiène pendant l’allaitement : on peut développer le secours à domicile pour donner des vaccins aux enfants ; on peut créer des bureaux de nourrices. De Gérando compare aussi les avantages et inconvénients de confier les bébés à une nourrice ; • l’instruction des enfants : De Gérando développe des idées pour l’enseignement mutuel, les écoles d’enfants, la formation des filles, le rôle des arts et plus particulièrement le chant. Il élabore aussi des idées pour les écoles qui forment les instituteurs. La formation doit jouer un rôle moral : apprendre les mœurs, distinguer les vrais amis ; • le développement des entreprises, la définition des horaires de travail pour les enfants et l’organisation de l’emploi ; • l’institution de grands établissements pour soulager et consoler du malheur ; • la création de colonies agricoles pour éviter que les enfants de pauvres ne soient intégrés dans les institutions publiques. Sur le plan financier, De Gérando compare les associations mutuelles, les fonds de prévoyance dans divers pays. Il est à la base de la première caisse d’épargne en France. Au niveau des lois, il agit pour protéger les personnes pauvres et prendre des mesures administratives pour les régimes de secours publics. Le fondement reste l’attitude bienveillante et l’amour qui peuvent éclairer les lois. Quels sont les devoirs des personnes et institutions bienveillantes face aux orphelins ? De Gérando fait une étude comparative dans des pays européens et explique diverses solutions. Il élabore les questions suivantes : • dans l’intérêt des vrais orphelins, il faut trouver des structures au sein des institutions, pour les protéger contre les autres enfants sans parents : les enfants abandonnés, les enfants illégitimes, les enfants de mendiants. Il défend l’idée que tous ces enfants doivent être protégés afin de recevoir une bonne hygiène, une protection et une éducation. Pourtant, les vrais enfants orphelins doivent être protégés contre un manque de morale des autres groupes d’enfants. De Gérando donne l’exemple des institutions allemandes de son temps, où sont créées deux divisions intérieures séparées : les quarantaines et les lazarets ; • un autre sujet concerne la question du développement des hospices et des sociétés de bienfaisance. Les hospices peuvent accueillir des enfants malades ; les sociétés de bienfaisance garantissent l’éducation et les relations avec des familles adoptives ; • l’organisation des établissements doit répondre aux questions suivantes : quelles catégories d’enfants abandonnés peuvent entrer ? Jusqu’à quel âge ? Quelles relations développer avec les parents de ces enfants, s’ils vivent encore ?


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De nouveau De Gérando donne comme exemple la différence entre les approches française et allemande. La France préfère limiter ces contacts dans l’intérêt de l’éducation ; l’Allemagne défend l’idée qu’il faut justement protéger ces liens. Il est important pour l’enfant de trouver des parents adoptifs, afin de lui donner un guide moral, une personne qui réponde aux soins moraux. De Gérando établit également une comparaison, en termes d’avantages et d’inconvénients, entre la vie de ces orphelins en hospice et leur installation dans des familles de cultivateurs ou d’ouvriers. Les enfants accueillis dans des familles de cultivateurs ont l’avantage de pouvoir profiter d’un air pur, d’acquérir des techniques artisanales et de faire des exercices physiques. L’essentiel est que l’enfant reçoive de bons conseils et des encouragements, basés sur une autorité éclairée, active, vigilante, forte et respectueuse.

L’étude de l’homme dans sa diversité historique et biologique Introduction La notion de « culture » est proche de notions comme « cultiver », « cultivation », mots à l’origine liés à l’agriculture qui expriment l’idée de planter, grandir, transformer, développer, soigner. Larousse, Dictionnaire étymologique et historique du français

L’anthropologie culturelle et sociale trouve ses sources dans la philosophie des Lumières. Ces philosophes démontraient un grand intérêt pour les descriptions des traditions et des habitudes des divers peuples, ainsi que pour la topographie et le climat. Montesquieu, Voltaire, Hume ou Kant partageaient l’idée selon laquelle l’humanité n’est pas une construction finie une fois pour toute, mais qu’elle se révèle comme un processus de libération dans le temps. Au cœur de leurs pensées se trouvent l’émancipation de la raison humaine et la notion d’histoire. Le développement de l’homme et de ses sociétés ainsi que de sa convivialité deviennent ainsi une question historique. Buffon utilise en 1749 la notion d’« anthropologie » pour parler de ce désir de comprendre l’homme dans tous ces aspects. Kant l’utilise en 1789 pour désigner la « science de l’homme en général ». Pour Kant, l’homme est le centre et la fin de la connaissance. Pour comprendre l’homme, il faut se poser trois questions : • que puis-je savoir ? c’est la question métaphysique ; • que dois-je faire ? c’est la question morale ; • que m’est-il permis d’espérer ? c’est la question de la religion. « Bien agir » signifie que l’homme doit aimer la sagesse. La sagesse est le lien qui relie la pensée à l’action, le savoir à l’existence. Elle évoque l’humanisation de l’homme. Pour Kant, il est possible de trouver une morale universelle. Pour la trouver, l’homme doit s’abandonner à la foi, à la transcendance. Des philosophes français comme Jacques Turgot, Denis Diderot ou Jean le Rond d’Alembert conçoivent l’humanité comme se développant vers un progrès global et universel, le progrès des peuples vers la « civilisation ». Ce progrès aurait été composé


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de plusieurs étapes : sauvage, barbare et civilisée, à savoir la chasse et la cueillette, le pastoralisme, l’agriculture et le commerce. L’idée de départ est que la civilisation européenne est la plus développée. Cette hiérarchisation des « cultures » constitue déjà un programme d’évolution. Un autre thème concerne celui de « l’esprit » des lois et des nations. Les philosophes Montesquieu et Voltaire défendent l’idée de l’universalisme des lois. Le médecin Cabanis fonde en 1796 un programme de recherche sur la « science de l’homme » ; il s’inspire pour ce programme du livre de son beau-frère Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain [1795]. Des philosophes écossais, comme David Hume ou Adam Smith, se concentrent sur les liens entre les niveaux de développement économique et les organisations sociopolitiques. Ils soutiennent l’idée que l’homme détient un sentiment moral inné. Les philosophes allemands distinguent la notion universelle de l’homme de la notion de Völkerkunde, l’ethnographie. Deux branches se sont développent : • l’étude de l’histoire actuelle de l’humanité et des diversités entre les peuples. La notion de culture sera fondatrice de l’identité humaine. Ces études sont nommées culture-bound ou « culturelles » ; • l’étude des grands principes de l’histoire de l’humanité. On s’intéresse là moins à l’histoire d’un peuple spécifique qu’à l’histoire universelle et l’uniformité du psychisme humain comme un être moral.

L’étude de l’homme comme une branche des sciences naturelles À côté de cet intérêt pour le développement historique de l’homme et de ses cultures, l’anthropologie s’ancre dans une deuxième source : l’histoire naturelle, c’est-à-dire la biologie et les taxinomies des espèces. Au xviiie siècle naît une première étape de la connaissance en anatomie et en physiologie comparée. Buffon (1707-1788), dans son Histoire naturelle, décrit les minéraux et une partie des animaux (quadrupèdes et oiseaux). Le botaniste suédois Carl De Linné (1707-1778) commence à ordonner l’extraordinaire variété des organismes dans la nature : la taxinomie. Il pose la question de la nature identique d’une espèce et de ses variations. Dans son livre Systema naturae [1735], De Linné entreprend la classification des êtres naturels. Il distingue, comme Aristote, trois règnes : les minéraux (la nature non vivante), la flore (végétal) et la faune (animal). Dans chaque règne, il classifie tout spécimen dans une vaste grille. Premièrement espèce, puis genre, et ensuite famille, ordre, classe, embranchement et règne. Par exemple, l’espèce Rosa eglanteria appartient au genre « Rosa », à la famille « rosacées », à l’ordre « rosales », dans la classe des « dicotyles », dans le règne « végétal ». Les êtres humains appartiennent à l’espèce Homo sapiens, au sein du genre Homo. Celui-ci appartient, avec certains autres genres, à la famille des « hominidés » ; laquelle famille ainsi que plusieurs autres appartiennent à l’ordre des « primates » ; les primates à la classe des « mammifères », celle-ci à l’embranchement des « vertébrés », dans le règne « animal ».


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Tous les êtres vivants ont, à des degrés divers, des structures communes et un fonctionnement commun. Une espèce est un groupe d’animaux ou de plantes capables de procréer ensemble. L’homme figure parmi les « animaux à mamelles » dans l’ordre des primates, qui comprennent aussi les singes supérieurs comme le chimpanzé ou le bonobo. En mettant l’observation au cœur de la connaissance, De Linné franchit le seuil de la science positive et deviendra ainsi un des premiers « génies du regard ». La première préoccupation des biologistes porte sur les transitions et les changements. Le biologiste et médecin français Jean-Baptiste de Lamarck (1744-1829) observe la variation individuelle, l’apparition des nouvelles formes et ses transmissions à l’intérieur d’une espèce. Dans son livre La Philosophie zoologique [1809], il développe l’idée d’une infinité de transitions interspécifiques, le transformisme. Les êtres vivants ont le pouvoir de variation et d’adaptation, de se transformer sous l’influence de leur métabolisme, mais aussi sous l’influence de l’extérieur. C’est une adaptation indirecte et graduelle dans la durée et c’est ainsi que les variations naissent. Il défend l’idée que la vie de tous les êtres vivants tend à une composition croissante de complexité, vers la diversification et vers son perfectionnement. Cette interférence entre un organisme vivant et son environnement se déroule selon Lamarck sans combat : c’est l’adaptation à des circonstances particulières. En décrivant et nommant de très nombreuses espèces ainsi que leur enchaînement, il approfondit le travail taxinomique de De Linné. Il y ajoute l’idée que la plasticité des structures et la souplesse de leurs réactions font qu’un organisme vivant ne s’adapte pas seulement à son environnement, mais qu’il insère aussi ce monde dans son hérédité. Plus tard, Charles Darwin (1809-1882) voit les différences et les variations comme des adaptations spontanées et indirectes. Les adaptations se trouvent à l’intérieur des espèces et commencent au niveau embryonnaire. Selon son optique, il y a une hérédité des caractères acquis. Là où Lamarck s’intéresse aux tendances de complexification et de perfectionnement, Darwin essaie de comprendre l’adaptation à un milieu. Il élabore la notion de « sélection » : les caractères les mieux adaptés survivent. Ernst Haeckel (1834-1919) propose l’idée que le développement individuel, l’ontogenèse, est une récapitulation de l’histoire de l’espèce, la phylogenèse. C’est la théorie de la récapitulation. Il prétend qu’un individu parcourt dans sa vie les différents stades de l’évolution de l’humanité. Darwin et Haeckel s’interrogent aussi sur la mémoire. Ils initient des recherches sur les particules cellulaires, qui sont le foyer de la vie. Le botaniste Gregor Johann Mendel (1822-1884) finalise cette démarche biologiste pour comprendre l’héritage des acquis. En faisant des expériences sur la sexualité des pois, il découvre en 1865 les gènes et ainsi les lois de l’hérédité. Il montre que les gènes, localisés sur les chromosomes, en forment la base. Il découvre aussi que les caractéristiques peuvent se produire par « sauts » : des mutations. Ses découvertes ne seront reconnues que plus tard par trois autres botanistes : H. de Vries, K. E. Correns et E. Tschermak. Inspirée par ces premières taxinomies et les efforts pour comprendre les dynamiques d’héritage, l’anthropologie devient dans un premier temps une anthropologie physique. Elle étudie la couleur de la peau et des yeux, la forme crânienne, la forme générale du visage avec ses traits distinctifs comme le nez ou les types de chevelure. L’anthropologie creuse les rapports entre les divers niveaux de l’homme : de l’espèce humaine comme


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une unité, jusqu’à la ramification de toutes ces variétés. C’est ici que la notion de culture naît. La culture différencie et éloigne l’homme de l’animal, des autres êtres humains et du surnaturel. L’objectif reste pourtant, toujours dans l’esprit de la philosophie des Lumières, de pouvoir défendre l’unité de l’homme, à travers les différences, et de lutter d’une manière scientifique contre le racisme naissant. De grandes questions anthropologiques se développent. D’abord, ces anthropologues se posent la question de l’unité de l’homme : le monogénisme défendra l’idée que les « races » proviennent d’une même souche. Le polygénisme part de l’idée que les « races » et les types humains sont permanents et qu’ils ont dû être multiples dans le passé. Il est important d’évoquer ici Johan Friedrich Blumenbach (1752-1840), biologiste de formation, physiologiste et anatomiste de vocation. Il est vu comme le fondateur de l’anthropologie physique. Dans sa thèse de 1776, De generis humani varietate nativae (De l’unité du genre humain, de ses variétés, Paris, 1804), il distingue cinq variétés ou « races » : la caucasienne, la mongole, l’américaine, la malaisienne et l’éthiopienne ou nègre. Blumenbach défend le monogénisme : tous les hommes proviennent d’une souche unique et ne sont différents qu’en vertu de modifications climatiques progressives et réversibles. Il considère les races comme des instruments d’approximation pour saisir la diversité humaine, qui est en fait un continuum passant par des transitions infimes. Sous l’influence d’Emmanuel Kant, il révise ses positions au milieu des années 1790 et admettra que certaines différenciations du phénotype pourraient être irréversibles.

Figure 3 – Johan Friedrich Blumenbach, De l’unité du genre humain et de ses variétés, Paris, 1809.

Avec les exemples de ces classifications et les efforts scientifiques pour comprendre les transformations des espèces vivantes, l’anthropologie va, dans un premier temps, essayer de classifier, de comparer et, bien sûr, de hiérarchiser l’homme dans sa diversité.


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« Nature » versus « culture » Ces efforts scientifiques placent progressivement l’homme contre la nature : il y a d’un côté l’homme avec sa culture et son histoire, et de l’autre côté les autres espèces : les animaux, les plantes, les minéraux. Elisabeth de Fontenay trace l’histoire de cette séparation dans son livre Le Silence des bêtes. La philosophie à l’épreuve de l’animalité [1999]. Selon ses propres mots : « Il faut risquer l’hypothèse selon laquelle l’abandon de la pratique sacrificielle, qui s’est très vite instauré dans l’Occident chrétien, a conduit peu à peu à l’appropriation sans foi ni loi de la nature et même de ceux qui, en elle, s’apparentent plus à l’humain qu’au végétal. Le sang et l’âme, ce lien entre les vivants qui rendait possible les substitutions – âme pour âme, âme contre âme –, tout cela a disparu, et la souffrance animale n’a plus aucune signification puisqu’elle n’a pas été comptée dans le rachat et que les bêtes sont de moins en moins animées, qu’elles ont perdu leur destin d’âmes » (interview avec Fréderique Ildefonse, Vacarme, 11, 2000).

Claude Lévi-Strauss et Philippe Descola insistent sur le fait que la séparation entre nature et culture a suivi un chemin propre en Europe. La philosophie des Lumières et l’héritage chrétien ont amené à l’idée que la nature se trouve à l’extérieur de l’homme. Ces chercheurs montrent qu’il est important d’acquérir des connaissances plus précises sur les divers modèles de classification et de hiérarchisation des deux notions. Leurs recherches illustrent que les peuples amazoniens, par exemple, ont d’autres manières de distinguer et de représenter les humains et les non-humains. Ces auteurs constatent que ce n’est pas la radicalité de la différence entre nature et culture, mais les manières de voir et de classifier les différences entre l’homme et d’autres spécimens. Les Indiens d’Amazonie ont su intégrer animaux et plantes, de sorte que les autres espèces sont intégrées à leur vie sociale. Ils attribuent aux animaux (et aux plantes) des qualités morales et sociales. Les plantes et les animaux possèdent une âme : ils ont une conscience réflexive, intentionnelle. Ils ont des émotions et des échanges. Ces échanges se passent à travers des rêves durant lequels les âmes peuvent circuler. Selon les Indiens d’Amazonie, les esprits ont un comportement et peuvent agir à distance. On peut leur parler à travers une vaste gamme d’incitations. Le savoir technique est lié à ces échanges. Dans leur cosmogonie, les plantes et les animaux se trouvent sur la même échelle que les êtres : les différences sont des diférences de degré, mais pas de nature : • les femmes travaillent dans les jardins et cultivent les plantes. Elles traitent les plantes comme leurs enfants, avec des paroles et des gestes fermes, les accompagnants vers leur maturité. C’est le théâtre d’une grande subtilité ; • les hommes vont à la chasse et cherchent des proies. Le gibier est vu comme leur beaufrère. C’est une relation fragile : le respect et la susception sont les deux émotions principales ; la guerre est toujours possible. Les gibiers sont leurs parents par alliance. Ils deviennent des partenaires à part entière. Descola montre ainsi que les relations entre l’homme, les animaux et les plantes se forment selon un continuum et par des réseaux de relations spécifiques. Ce sont des constructions sociales. Pour lui, il y a quatre grandes façons de concevoir et d’organiser les rapports entre les spécimens :


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• l’homme peut avoir une âme qui est analogue à celle de certains animaux ou plantes. Cette analogie peut créer des formes d’alliance avec certaines obligations. Les animaux chassés par un Achuar, un groupe jivaro de l’Amazonie équatorienne, sont traités comme des affins, à la manière des groupes humains voisins et potentiellement ennemis. Les plantes cultivées sont traitées comme des consanguins, c’est-à-dire nourries et « maternées » ; • malgré des diversités d’apparence, les hommes peuvent avoir les mêmes qualités morales et physiques. Ce modèle est nommé totémisme. Un groupe totémique est un ensemble d’hommes, de femmes, de plantes et d’animaux qui appartiennent à la même espèce, au même totem. Tous ces membres classificatoires ont par exemple le même comportement : ils sont tous lents ou vifs. Ils peuvent être entreprenants ou nonchalants, etc. Ces membres peuvent aussi avoir la même forme : grand, massif, élancé, arrondi, etc. (Descola, 2010). Cette manière de classifier est utilisée aussi pour les Aborigènes en Australie ; • l’Europe a développé progressivement un autre rapport face à la nature. À travers la religion et le développement scientifique, elle a appris à voir la nature comme quelque chose à élaborer et à maîtriser. Le développement des sciences et des technologies en est le résultat, mais en parallèle aussi l’exploitation de la nature. La nature devient une source de richesses, sans âme et à l’extérieur de l’homme. L’homme se différencie radicalement des animaux et des plantes, en possédant à lui seul une raison ; • chaque humain, chaque non-humain, est différent de tous les autres, mais il est capable d’entretenir avec d’autres des rapports d’analogie. Selon Descola, c’est le cas en Chine ou au Mexique.

Paul Pierre Broca

Figure 4 – Paul Pierre Broca (1824-1880).


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Le médecin et anthropologue Paul Pierre Broca (1824-1880) élabore ces idées et les traduit à travers de nouvelles méthodes d’observation. Considéré comme l’un des pionniers dans les champs liant la médecine et l’anthropologie physique, il a développé plusieurs centres d’intérêt : des recherches sur les types physiques en décrivant la couleur des yeux, la forme des cheveux, le rôle de l’hypnose dans les interventions chirurgicales, la connaissance du système limbique, les recherches sur le cancer, sur l’aphasie (il découvre ce que l’on appelle désormais « l’aire de Broca »). Il a aussi créé plusieurs instruments biométriques pour faire avancer la connaissance sur le cerveau humain et celui des primates. Ces instruments s’inscrivent dans une volonté d’obtenir des connaissances précises sur l’homme et son développement historique et culturel.

Figure 5 – Un instrument de Paul Pierre Broca pour mesurer les couleurs des yeux. In : Dr John Beddoe British Association for the Advancement of Science, Notes and queries on anthropology for the travelers and residents in uncivilized lands. London, 1874.

Figure 6 – Un instrument de précision pour mesurer l’homme. In L. Mathieu, Catalogue des instruments anthropologiques. Paris, 1873.


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Partie 1 – Le défi de l’universalisme

Broca fonde la « Société d’anthropologie » de Paris en 1859, la Revue d’anthropologie en 1872 et l’« École d’anthropologie » de Paris en 1876. Il définit l’anthropologie comme « l’étude du groupe humain, considéré dans son ensemble, dans ses détails et dans ses rapports avec le reste de la nature » (P. Topinard, Éléments d’Anthropologie générale). Sa démarche concernant le développement des questionnaires a été aussi importante pour le développement de la méthodologie anthropologique.

Alphonse Bertillon

Figure 7 – Alphonse Bertillon, Les races sauvages. Paris.

Alphonse Bertillon (1853-1914) va définir l’anthropologie comme « une science pure et concrète » ayant pour but la connaissance complète du groupe humain considéré : • dans chacune des divisions typiques (variété, race, espèce) comparés entre elles et à leurs milieux ; • dans son ensemble et dans ses rapports avec le reste de la faune. Il devient le fondateur de l’anthropométrie judicaire, en inventant des instruments anthropométriques et biométriques qui serviront aux enquêtes policières et judiciaires au xixe siècle jusqu’aux années 1970 en Europe et aux États-Unis. Ces instruments sont aussi utilisés par des anthropologues pour comparer et classifier l’homme.

E. De Friedberg En 1888, E. De Friedberg publie le manuel Premiers secours aux blessés et aux malades. C’est la première fois que les connaissances anatomiques et hygiéniques sont traduites sous une forme appliquée, proposant des techniques de soins pour aider des victimes d’accidents, informant le lecteur sur les maladies contagieuses des enfants dans les écoles maternelles et donnant des conseils de précaution en cas d’épidémie. Finalement, De Friedberg élabore les premières idées sur l’organisation des secours publics.


Chapitre 1 – L’universalisme et l’Europe 19

De Gérando, Broca, Bertillon, Blumenbach, De Friedberg et d’autres chercheurs du xixe siècle ont en commun une conviction profonde que le progrès de la connaissance scientifique, rationnelle et empirique, servira la vie quotidienne des personnes pauvres et malades dans la société.

L’anthropologie comme une science à part entière Ces divers parcours et intérêts en Europe aboutissent progressivement à des études, encore très balbutiantes, en ethnographie. Combinées avec l’histoire, la géographie ou les connaissances en sciences naturelles, des descriptions et des notions pour comprendre les divers peuples ont commencé à s’élaborer. Les philosophes des Lumières, avec leur idée de progrès dans l’histoire de l’humanité et dans la morale, inspirent au xixe siècle l’émancipation des sciences humaines qui articulent de plus en plus de domaines précis. Un de ces domaines devient l’étude des cultures. Dans un premier temps, ces études sont appelées « ethnologie ». Au xixe siècle, les ethnologues s’intéressent surtout aux cultures sans écriture et sans machines. Les études ont comme premier objectif de classifier les diverses sociétés et de créer des hiérarchies parmi les différentes cultures. Les cultures sans écriture ou sans histoire sont vues comme moins évoluées que des cultures possédant une écriture et transmettant l’histoire. L’idée d’une progression linéaire s’impose. Des adjectifs de valorisation comme « primitive », « barbare » ou « sauvage » sont introduits pour déterminer si une culture est civilisée ou non. Tableau 1 – Historique des écoles d’anthropologie dans plusieurs pays Grande-Bretagne 1842 « Ethnological Society » (se concentre sur l’anthropologie sociale), Londres 1863 « Anthropological Society » (contre l’esclavage), Londres 1871 Fusion des deux : « Anthropological Institute », qui devient le « Royal Anthropological Institute » en 1907 1884 Tylor devient Reader in Anthropology à l’université d’Oxford 1908 Création de la première chaire d’anthropologie sociale à l’université de Liverpool, occupé par Frazer États-Unis 1842 « American Ethnological Society », New York 1879 « Anthropological Society of Washington » 1882 L’« American Association for the Advancement of Science » admet l’anthropologie dans une de ses sections 1902 « American Anthropological Association » France 1838 « Société ethnologique de Paris » (centrée sur la « raciologie ») 1859 « Société anthropologique de Paris », fondée par Broca 1927 Création de l’ « Institut d’ethnologie » par Mauss et Rivet, Paris Allemagne 1869 « Berliner Geselschaft für Anthropologie, Ethnologie und Urgeschichte », fondée à Paris par Bastian et Virchow


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Partie 1 – Le défi de l’universalisme

Évolutionnisme Parallèlement à la biologie, les premiers anthropologues présupposent qu’une seule trajectoire unique et non réversible de l’humanité existe, avec des stades successifs qui motivent différentes étapes de civilisation et même de progrès. Cette approche est appelée évolutionnisme. L’interprétation évolutionniste est donc celle du « simple » au complexe », du « moins » au « plus » civilisé. C’est la nature humaine qui s’historicise. « Civilisé » signifie, dans cette approche, moins enraciné dans les impulses, dans les passions, avec une meilleure gestion et un meilleur contrôle des ressources de la nature via le développement technique. Selon cette approche, d’après des idées de Rousseau, il y a une transition du mode de production de chasse-cueillette et pastorale vers des modes de production semi-pastorale et d’agriculture, puis ce sont le commerce et l’industrie qui se développent.

Écologie : adaptation à l’environnement et changement de l’environnement Les anthropologues américains Leslie White (1900-1975) et Julian Haynes Steward (1902-1972) ont consacré leurs recherches sur les contraintes écologiques dans le développement d’une société. Leslie White a étudié les sociétés, suivant les idées de Lewis Henry Morgan d’une évolution universelle et unilinéaire. Julian Haynes Steward a une approche multilinéaire. Selon lui, il existe plusieurs modalités pour s’adapter à son environnement. Steward a surtout cherché à comprendre comment les dimensions nationales et locales d’une société s’intègrent. Pour rendre son environnement naturel exploitable, l’homme peut développer plusieurs types de coopération représentés par les modes de vie : les chasseurs-cueilleurs, le pastoralisme, les paysans et les collectivités industrialisées et urbaines avec des subcultures religieuses ou ethniques. L’anthropologie les nomme modes de production, de distribution et de consommation de ressources. Un mode de production est une façon de structurer la production, c’est-à-dire « un ensemble de relations sociales grâce auquel un effort est déployé pour tirer l’énergie de la nature au moyen d’outils, de techniques, d’organisation et de connaissances » (E. Wolf, 1982).

Les chasseurs-cueilleurs Les sociétés de chasseurs-cueilleurs se trouvent dans une dépendance directe de la nature et de ses ressources. Ces sociétés sont caractérisées par la famille nucléaire et le groupe. Pour trouver de l’eau, pour chasser ou pour pêcher, des groupes se forment sur une base saisonnière en réunissant des familles nucléaires. Les familles qui composent un groupe sont flexibles et peuvent changer chaque année (Kottak, 1998). Elles s’associent pour des aires de territoire assez floues, dont elles ne réclament pas la propriété. Les San, les Bochimans en Afrique du Kalahari ou les Inuits au Canada en sont des exemples. Dans la période où n’a pas lieu la chasse, les Inuits vivent en famille nucléaire. Pendant la période de chasse, ils se regroupent et forment plutôt une maisonnée, avec aussi des membres de pseudo-parenté. Une parfaite égalité règne s’agissant de la participation au pouvoir, et les autres groupes, souvent partenaires dans des rapports de commerce, sont vus comme des « frères ».


Chapitre 1 – L’universalisme et l’Europe 21

Les sociétés pastorales Les sociétés pastorales s’organisent autour des bergers qui s’occupent des troupeaux d’animaux domestiques, tels que bovins, moutons, chèvres, chameaux et yacks (Kottak, 1998). Contrairement aux chasseurs-cueilleurs, les pasteurs vivent dans une forme de symbiose avec leurs animaux. Comme les pasteurs dépendent de la végétation, les mouvements des troupeaux, la transhumance, demandent un certain opportunisme : il faut aller là où les herbes prospèrent. La surveillance des terrains est moins gérée par des groupes locaux que par des communautés pastorales. La famille est le propriétaire du bétail. Elle est responsable de la gestion du bétail, de la production et de la préparation de la nourriture. Ces pasteurs vivent encore en Afrique du Nord, au Moyen-Orient, en Afrique subsaharienne et en Asie. Même s’il existe des hiérarchies de statut plutôt prononcées, les rapports entre les membres d’un groupe de pasteurs sont égalitaires. Les groupes pastoraux ont leurs propres structures familiales, leurs croyances et leurs rites, donnant ainsi un caractère culturel propre. Pourtant, ils ne sont pas isolés. Ils partagent des formes d’organisation sociale, de religion, de langue et de culture avec des communautés plus sédentaires, via des mariages, des liens de descendance, des rapports de commerce et d’échange (F. Barth, 1961). Le pastoralisme donne lieu à deux modèles de déplacement : le nomadisme et la transhumance. Tous deux découlent du fait que les troupeaux doivent se déplacer pour chercher des lieux de pâturage suivant les saisons. Dans le modèle de nomadisme pastoral, le groupe dans sa totalité, c’est-à-dire femmes, hommes et enfants, se déplace avec les animaux tout au long de l’année. Dans celui de la transhumance, seule une partie du groupe accompagne les troupeaux tandis que les autres membres restent dans les villages établis. Au cours de leurs déplacements annuels, les nomades pratiquent l’échange avec les peuples plus sédentaires pour se procurer des végétaux et d’autres produits. Les transhumants n’ont pas à se préoccuper d’échanges car, alors que seuls quelques membres de leur groupe accompagnent les troupeaux, les autres peuvent rester au village et produire leurs propres récoltes.

La paysannerie Le monde agraire est caractérisé par l’attachement à la terre : le sol à cultiver est lié à la parenté pour développer une récolte satisfaisante. Le ménage est le cœur de la production et de la consommation. Plusieurs anthropologues ont montré le rôle actif des paysans pour les transformations sociales. L’anthropologue américain Robert Redfield (1897-1958), par exemple, montre que ceux-ci opèrent dans des réseaux plus larges et qu’ils sont donc en relation avec des acteurs économiques et politiques. Ils développent aussi régulièrement des relations d’échange ou de commerce avec les voisins pastoraux. Redfield parle des paysans comme d’une société à part entière, culturellement alignée à ce qu’il définit comme la « grande » et la « petite » tradition. Un autre anthropologue américain, Eric Wolf (1923-1977), a identifié, au sein des paysans, la paysannerie moyenne en tant que groupe important pour les transformations sociales. C’est pour cette raison qu’il importe d’étudier la totalité d’un système économique régional, et pas seulement un des modes de production. De nos jours, les pasteurs


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Partie 1 – Le défi de l’universalisme

sont par exemple de plus en plus obligés de se sédentariser et d’utiliser des terrains abandonnés. Les sécheresses régulières contraignent à des solutions de subsistance et à de nouvelles formes de relation entre les pasteurs et les paysans. La gestion et la maîtrise des ressources en eau restent d’une grande actualité et risquent de provoquer de futurs conflits locaux et interrégionaux. Des coopérants d’organisations non gouvernementales (ONG) ou des membres de gouvernements nationaux ont du mal à trouver des modèles de gestion pour faire cohabiter les groupes de pasteurs et les autres. L’anthropologue allemand Karl August Wittfogel (1886-1988) a déjà évoqué ce problème en 1957 dans son livre intitulé Le Despotisme oriental. Son analyse s’appuie sur la notion de mode de production asiatique, développée par Karl Marx. Il propose de voir dans l’organisation centralisée des grands travaux hydrauliques le fondement social du « despotisme oriental », catégorie qu’il applique non seulement à des sociétés hydrauliques anciennes, mais aussi à d’autres sociétés, comme l’Union soviétique de Joseph Staline. Cette catégorie suscite et réactive rapidement un débat à l’échelle internationale sur ce mode de production. Dans les anciens pays de l’Europe de l’Est, elle sert d’appui à une critique de la bureaucratie. La question et l’analyse de Wittfogel restent actuelles pour les régions où les pasteurs et les paysans doivent partager des ressources en eau limitées. Cette question est aussi bien au cœur des négociatons de l’ONU.

La société marchande et industrielle La société industrielle a progressivement demandé aux hommes de se détacher du sol et de devenir de plus en plus mobiles. Cela implique que les personnes deviennent de moins en moins dépendantes de leur structure familiale. Le monde industriel a développé aussi un autre rythme de travail, moins dépendant des saisons. Le développement des technologies innovantes en high-tech signifie d’autres rapports de coopération, de plus en plus internationaux. Le travail avec des outils techniquement très avancés peut même provoquer de nouvelles maladies et des formes de stress. Pour comprendre les dynamiques dans le monde moderne, avec un double mouvement de globalisation et de repli sur soi, il est important de mieux comprendre les structures de ces sociétés. Ensuite, il est essentiel de mieux discerner de quelles manières ces modes de production sont liés et structurent les échanges.

Évolutionnisme diffusionniste Il existe une deuxième variante, moins rigoureuse, qui propose la possibilité de la diffusion des traces d’une culture à une autre, grâce à des rencontres et des migrations. Les emprunts d’éléments culturels sont facilités grâce aux migrations multiples : c’est l’évolutionnisme diffusionniste. La référence de progrès reste celle des sociétés occidentales et, dans ce sens-là, l’approche est donc ethnocentriste : le regard occidental est le centre et la vie des autres est étrangère à celle dans laquelle l’esprit européen a été formé. Dans ces analyses n’a pas encore été intégrée la possibilité que d’autres cultures puissent aussi exprimer une grande richesse culturelle. Les Inuits ou les Aborigènes d’Australie, par exemple, connaissent une organisation familiale très complexe. D’autres cultures, dites orales, développent des modèles de mnémotechniques raffinés et d’une grande richesse culturelle.


Chapitre 1 – L’universalisme et l’Europe 23

L’un des initiateurs de cette approche est l’ethnologue Franz Boas qui a séjourné durant ses études de géographie chez les Inuits dans le Canada du Nord. Cette expérience de terrain lui apprend que même dans des milieux naturels d’exception, l’histoire, la langue et la culture jouent un plus grand rôle que les conditions du milieu dans un groupe social. Il a mené plusieurs enquêtes de terrain chez les Indiens de la côte nordouest du Canada et ses expériences ont fait de lui un chercheur pluridisciplinaire. Il s’est intéressé à l’anthropologie physique, l’ethnolinguistique, les littératures orales et la culture matérielle (Toffin, 2005). Pour Franz Boas, ces divers aspects amènent à comprendre une culture comme un « phénomène total ». Il s’intéresse surtout à l’histoire des civilisations, mais également à l’étude minutieuse et quasi muséographique des éléments de la culture. Cette approche appelée le matérialisme culturel cherche à établir des relations entre l’ensemble des attitudes et les comportements acquis. Suivant Darwin et les évolutionnistes, la culture est pour lui une adaptation à des circonstances environnementales. Pour comprendre une culture et la signification de sa structure, il faut donc rechercher les faits de culture, comme la construction des maisons ou les contes. Il faut d’abord faire des recherches empiriques de terrain afin d’éviter d’exprimer des généralisations non fondées. Boas ne croit pas que les mêmes causes amènent aux mêmes effets ou que les mêmes techniques matérielles puissent résulter partout de lois universelles de l’esprit humain. Il introduit donc ici le relativisme culturel. Dans son livre The Mind of Primitive Man [1911], il défend l’idée qu’il n’existe pas de race supérieure, ni d’évolution linéaire avec comme finalité la société européenne ou américaine. Ce faisant, Boas insiste sur les singularités de chaque culture. Boas s’intéresse aussi aux migrations et aux contacts entre les peuples. Pourtant, selon lui, les diffusionnistes ont tort de réduire l’histoire de la culture à un très petit nombre de complexes culturels de base. Il défend l’approche méthodologique qui consiste à étudier très méticuleusement une région précise pour pouvoir comprendre quels traits ont été empruntés et comment ces emprunts ont été intégrés (Toffin, 2005). C’est à partir de ces approches philosophiques, historiques et biologiques que l’anthropologie commence à encadrer son objet d’étude. Elle l’affranchit progressivement des deux disciplines suivantes : • la philosophie et son intérêt dominant pour l’organisation des sociétés, qui engendre des études plus précises sur la structure et l’évolution des sociétés et cultures dans le temps et dans l’espace ; • les sciences naturelles avec leur intérêt pour les classifications, les lois des structures et des mutations des spécimens naturels. Ces approches invitent à découvrir les classifications des sociétés. Pour comprendre l’homme dans son environnement et avec ses liens sociaux, il faut donc étudier plusieurs dimensions : • la morphologie, l’anatomie et l’environnement naturel ; • les systèmes de pensée, qui se reflétent dans les croyances et les systèmes de pouvoir ; • l’organisation sociale. Il s’agit à la fois de trouver des méthodes scientifiques et des applications pratiques.



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