Nicolas Thirion, Thierry Delvaux, Audrey Fayt, Deborah Gol, David Pasteger, Mathieu Simonis
Droit
de l’entreprise Collection
de la Faculté de droit de l’Université de Liège
INTRODUCTION GÉNÉRALE 1
L’ouvrage que le lecteur a entre les mains vise, pour l’essentiel, à servir de support écrit à un enseignement de droit commercial général dispensé à des étudiants de la troisième année du grade de bachelier en droit (1). Si nous avons l’immodestie de croire qu’il peut également être de quelque utilité pour les praticiens et de quelque intérêt pour les juristes de faculté, son ambition est donc prioritairement pédagogique. Or, à celui qui enseigne le droit commercial et qu’anime un souci didactique élémentaire, un problème irritant se pose : celui de l’absence totale de logique, de cohérence, de structure, qui paraît, de prime abord, affecter la discipline juridique ainsi désignée. Les matières qu’elle subsume sont éparses (théorie de la commercialité, comptabilité, concurrence, effets de commerce, contrats de distribution, opérations bancaires, procédures collectives, etc.) et semblent s’enchaîner sans lien de nécessité entre elles. Certes, toutes ont en commun d’être en rapport avec ce que l’on a coutume d’appeler « la vie des affaires », mais il s’agit là d’un point de convergence et, plus encore, de spécification pour le moins problématique : outre le flou de l’expression, ne pourrait-on tout aussi bien soutenir que le droit des obligations ou le droit du travail entretiennent, eux aussi, quelque lien avec la vie des affaires, sans pour autant être assimilés à du droit commercial ? Incapacité, donc, pour cette référence à conférer au droit commercial tout à la fois son étendue et ses limites et, partant, sa cohérence globale. Celui-ci serait-il dès lors condamné à n’être qu’un florilège de réglementations diverses, de jurisprudences éparses et de commentaires doctrinaux parcellaires ?
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Par comparaison, d’autres branches du droit séduisent immédiatement l’esprit par leur solidité conceptuelle et leur armature systématique. Comment ne pas être admiratif devant l’harmonieuse architecture de la théorie générale des obligations, où naissance, exécution et extinction des obligations s’enchaînent selon une logique implacable (2) ? Là même où une telle cohérence ne s’offre pas au premier regard, comment, par exemple, ne pas apprécier à leur juste valeur les efforts récurrents des publicistes français pour dégager un critère explicatif général du droit
(1) La documentation consultée est arrêtée, pour l’essentiel, au 31 décembre 2011. (2) Logique d’autant plus éclatante qu’elle résulte du texte même du Code civil et des articles qui se succèdent selon un ordre bien déterminé.
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administratif (puissance publique ou service public, peu importe ici pour notre propos) et conférer à celui-ci l’esprit de système qu’on lui a si souvent dénié ? Pourquoi s’accommoderait-on, dès lors, du fatras conceptuel charrié par les matières commerciales ? N’est-il pas temps d’appeler à la rescousse, ici aussi, les « faiseurs de systèmes » (3) ? L’intérêt ne serait pas seulement didactique (permettre aux étudiants de saisir la cohérence globale d’un discours juridique déterminé) mais aussi théorique et pratique. Théorique, en ce sens qu’une approche systémique obligerait à penser non plus seulement sur un mode diachronique (c’est-à-dire une succession de règles ou de corps de règles isolé(e)s les un(e)s des autres) mais également dans une perspective synchronique (en d’autres termes, l’articulation entre eux ou les uns sur les autres de ces différents dispositifs normatifs). Pratique, dans la mesure où elle donnerait aux usagers du droit des armes supplémentaires, des outils conceptuels nouveaux, en tissant des liens jusqu’alors inconnus, en faisant apercevoir des rapports souterrains ou bien encore en mettant en lumière des ressources inexploitées. 3
L’objet de cette introduction générale consiste donc à identifier, sous l’apparente disparité des matières concernées par ce que l’on appelle traditionnellement le droit commercial, un élément de cohérence suffisamment solide pour faire « système » et donc, dans une certaine mesure aussi, pour faire « sens ». Pour aboutir à ce résultat, nous nous proposons d’adopter une démarche généalogique (4), semblable à celle qui a permis, depuis longtemps déjà, de dégager la cohérence interne d’une autre discipline : le droit social. On sait en effet que la structure de celui-ci résulte, pour l’essentiel, du contexte historique dans lequel il est né : la question ouvrière au xixe siècle (5). Il existe également, selon nous, une étroite connexion entre le « système » du droit commercial (ou, plus exactement comme nous le préciserons ci-après, du droit de l’entreprise) et ses conditions historiques d’émergence. Une telle approche se déploiera donc en deux étapes : d’abord, nous nous efforcerons de retracer brièvement la généalogie du droit de l’entreprise (6) (titre 1er) ; ensuite, nous dresserons une présentation synthétique du système qui en découle (titre 2).
(3) Pour reprendre l’expression célèbre de Rivero. (4) Pour adopter une expression (et une démarche) chères à Michel Foucault, dont plusieurs des intuitions inspirent les pages qui suivent. (5) L. François, Introduction au droit social, Liège, Collection scientifique de la Faculté de droit, 1974. (6) Pour plus de détails, cf. infra, partie I, titre 1er.
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Titre 1. 4
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Une généalogie du droit de l’entreprise
Dans un premier temps, une série de nouvelles pratiques se sont développées depuis, grosso modo, le xiie siècle, qui correspondent à l’avènement et au développement du capitalisme moderne (chap. 1er) ; dans un second temps, depuis le xviiie siècle jusqu’à nos jours, ces pratiques ont favorisé l’essor de nouveaux discours, de nouveaux savoirs, débouchant eux-mêmes sur un dispositif juridique radicalement nouveau (chap. 2).
Chapitre 1. De nouvelles pratiques 5
Au fond, de la même manière que la question ouvrière donna naissance au droit social, c’est le capitalisme ou, plus exactement, l’ensemble des pratiques que ce mot recouvre qui expliquent la formation et la structure contemporaine du droit de l’entreprise. Or, ainsi que l’ont montré les travaux de Braudel (7), le capitalisme moderne naît et se développe à la faveur de deux périodes : l’essor des villes aux xiie-xiiie siècles et l’expansion géographique à partir des xve-xvie siècles.
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Antérieurement au développement du phénomène urbain, le monde des échanges économiques est en effet réduit à sa plus simple expression. Le Haut Moyen Âge est en effet peu propice aux rapports commerciaux. L’écroulement de l’Empire romain d’Occident, la multiplication consécutive de souverainetés locales qui ne cessent de se combattre, l’insécurité qui en résulte, le dépérissement (par défaut d’entretien notamment) des anciennes infrastructures impériales, à quoi il faut ajouter la condamnation de tout esprit de lucre par la doctrine chrétienne : tout cela concourt à favoriser une simple économie de subsistance, essentiellement agricole et rétive à la multiplication des échanges. Pas de place, donc, pour une économie de type capitaliste dans un tel contexte. C’est l’avènement et l’expansion des villes qui closent cette longue période de déréliction des activités marchandes. La ville, en effet, c’est un nouveau pouvoir politique (la commune), une nouvelle architecture (les enceintes fortifiées qui l’entourent), un nouveau dispositif de sécurité (des forces de l’ordre susceptibles de réprimer les atteintes à la personne et aux biens des commerçants) et, surtout, la consécration d’une nouvelle classe sociale : la bourgeoisie marchande. Celle-ci se trouve
(7) F. Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, Colin, 1979 (3 vol.).
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en effet à l’intersection des pouvoirs économique (puisqu’elle préside à la multiplication des échanges commerciaux qui favorisent la prospérité) et politique (dans la mesure de sa participation aux instances de décision du pouvoir communal). 7
Cette première phase est renforcée par une seconde : celle qui voit le terrain de jeu du capitalisme s’agrandir (quasiment) au monde entier, outrepassant ainsi les limites d’une Europe devenue bien étriquée. En effet, les grandes découvertes géographiques permettent aux puissances européennes (qui, dépassant à leur tour les limites circonscrites de la ville, se sont réorganisées à la dimension des États modernes) d’accroître tout à la fois leurs débouchés (multiplication des comptoirs commerciaux, création de colonies embryonnaires préparatoires aux politiques de colonisation proprement dites) et leurs importations de matières premières et de métaux précieux.
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Depuis lors, les fortunes de ces différentes puissances européennes ont pu évoluer ; d’autres puissances, extraeuropéennes celles-là (ÉtatsUnis d’Amérique, Japon), ont pu émerger ; d’autres modèles ont bien pu être opposés à ce capitalisme global (politique protectionniste des régimes fascistes, collectivisation soviétique…) : rien n’y fait. Notre présent semble désormais saturé par l’horizon indépassable du régime capitaliste. Ainsi donc, certaines pratiques sociales ont émergé vers les xiiee xiii siècles, se sont consolidées au fil du temps, donnant lieu, dans le champ économico-politique, à une reconfiguration des relations de pouvoir, et semblent aujourd’hui s’inscrire dans la nature des choses, au lieu d’être tenues pour ce qu’elles sont : un dispositif historiquement constitué. Or, ceci n’a été rendu possible que parce que ces pratiques, ces relations de pouvoir ont pu être pérennisées, solidifiées, légitimées par le relais de nouveaux discours et, plus spécifiquement, de nouveaux savoirs susceptibles de leur conférer une assise « scientifique ». C’est le propre du projet d’un Michel Foucault, on le sait, que d’avoir insisté sur cette connexion (cette complicité ?) constante entre pouvoir et savoir (8). Il s’agit donc de déterminer maintenant comment les discours, les savoirs et, en fin de compte, l’ordre juridique ont pu œuvrer à cette légitimation des pratiques sociales qui viennent d’être décrites.
(8) Voy. déjà L’ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971. Cf., surtout, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975 (à propos du savoir criminologique) et La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976 (à propos du savoir psychanalytique).
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Chapitre 2. De nouveaux discours 9
En effet, si les pratiques du capitalisme se sont développées depuis les xiie-xiiie siècles, la rationalité de ce dernier découle de sa conceptualisation et de sa légitimation par la philosophie libérale qui se déploie à partir de la fin du xviie siècle (9) et par la création concomitante d’un nouveau type de savoir, qui supplante l’ancienne analyse des richesses : l’économie politique (10). Le libéralisme correspond à une réaction contre l’expansion de ce qu’on a appelé « l’État de police » (Polizeistaat), c’est-à-dire un État qui, notamment dans le domaine économique, s’efforce de contrôler jusqu’au grain le plus fin des relations sociales, de réglementer jusqu’à la plus infime des opérations, d’encadrer jusqu’aux rapports humains les plus ténus. C’est contre cet État « total » (11), donc, que s’élève le courant libéral, qui pose d’emblée le problème en termes d’efficacité de l’art de gouverner : comment gouverner le moins possible ou, plus exactement, comment atteindre les objectifs du gouvernement en mobilisant le moins de moyens possible (12) ? Ce courant s’abouche lui-même à une nouvelle discipline scientifique, l’économie politique, qui constitue ainsi l’armature épistémologique de la pensée libérale. Ce n’est du reste pas un hasard si ce mouvement philosophique (le libéralisme) et ce savoir (l’économie politique) ont les mêmes pères fondateurs, dont les plus emblématiques sont sans doute Adam Smith, en Angleterre, et François Quesnay (13), en France.
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Or ces nouvelles formes de savoir emportent, en retour en quelque sorte, des effets de pouvoir sur le plan politique. C’est que le libéralisme et l’économie politique plaident l’un et l’autre pour un gouvernement frugal, lequel se traduit, dans le
(9) Et que Foucault étudie du reste en détail dans son cours Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France (1978-1979), coll. Hautes Études, Paris, Gallimard/Le Seuil, 2004. (10) Dans Les mots et les choses (Paris, Gallimard, 1966), Foucault a longuement étudié le changement d’épistémê (c’est-à-dire la « configuration épistémique cohérente » grâce à laquelle les différents savoirs locaux survenant à un moment historique précis « se répondent entre eux » – termes empruntés à J. Revel dans le dossier du Magazine littéraire, n° 436, octobre 2004, consacré à Foucault, p. 31) qui a rendu possible ce passage de l’analyse des richesses à l’économie politique. (11) Dont la monarchie absolue en France constitue probablement le parangon le plus éclatant. (12) C’est là tout l’objet de ce que M. Foucault appelle la « gouvernementalité » moderne (Sécurité, territoire, population, Cours au Collège de France (1977-1978), coll. Hautes Études, Paris, Gallimard/Le Seuil, 2004 ; Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France (1978-1979), op. cit.). (13) Fondateur de ce qu’on a appelé la doctrine physiocratique.
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domaine des échanges commerciaux, par la doctrine du laisser-faire. Ce faisant, ils sapent la légitimité des principaux dispositifs propres à l’Ancien Régime : corporations, multiplicité des taxes et des droits à payer, limitations à la liberté des échanges… Certes, il y eut bien quelques tentatives, dans le dernier quart du xviiie siècle, de libéraliser les mécanismes de l’économie (ainsi des tentatives de Necker ou de Turgot en France) mais il était déjà trop tard : l’Ancien Régime apparaissait décidément comme irréformable, y compris du point de vue économique. Il était dès lors logique que la Révolution française fût essentiellement une révolution libérale qui, par-delà le bouleversement de l’ordre institutionnel, renversa aussi le paradigme du système économique jusqu’alors en place. 11
Dans le prolongement de ce renversement, les premières réformes juridiques de la période révolutionnaire touchent essentiellement le domaine économique : ainsi du décret d’Allarde, toujours en vigueur dans l’ordre juridique belge, qui proclame la liberté du commerce et de l’industrie, et de la loi Le Chapelier, qui interdit les coalitions (notamment d’ouvriers). En somme, le droit, qui, pour paraphraser Clausewitz, n’est rien d’autre que la continuation de la politique par d’autres moyens ou, plus exactement, l’exercice d’une politique par certains moyens, était appelé à devenir désormais le réceptacle des grands préceptes du libéralisme, sous l’impulsion du renversement de logique économique opéré par la Révolution française.
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Si l’on devait donc synthétiser l’évolution qui vient d’être brièvement retracée, on aurait dès lors un complexe de faits et de discours s’enchaînant de la manière suivante : pratiques du capitalisme ; rationalisation et légitimation de ces pratiques par la philosophie libérale et l’économie politique ; consécration de ces régimes discursifs nouveaux dans l’ordre politique ; traduction de cette consécration dans des règles juridiques. Le pari que nous faisons, c’est que, nonobstant les bouleversements économiques, politiques et sociaux qui se sont produits depuis l’époque révolutionnaire, nous ne sommes pas encore sortis de cette séquence. Dès lors, à supposer que cette généalogie est admissible, aujourd’hui encore, le droit de l’entreprise n’est rien d’autre, au fond, que la transposition juridique des grands thèmes qui structurent la pensée libérale. Ce faisant, il devient beaucoup plus aisé, comme on va le voir maintenant, de systématiser cette branche du droit et de lui conférer dès lors la cohérence globale qui paraissait lui faire défaut.
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Titre 2.
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Un essai de systématisation du droit de l’entreprise
Systématiser le droit de l’entreprise, c’est, d’abord, retourner à la pensée libérale des origines et déterminer quelles en sont les arêtes principales (chap. 1er). C’est, ensuite, présenter la manière dont le système juridique est parvenu à faire siens les concepts clés ainsi dégagés (chap. 2).
Chapitre 1. Les concepts clés de la philosophie économique libérale 14
La philosophie économique libérale s’articule autour de quatre concepts clés : l’agent économique, le marché, le contrat et le risque. Certes, depuis deux siècles, la pensée libérale a connu bien des fléchissements, des aménagements, des changements de cap, voire des radicalisations (14). Toutefois, l’ensemble de ces évolutions s’est toujours inscrit dans ce cadre de référence.
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L’agent économique, d’abord. Point n’est besoin de rappeler que le libéralisme est avant tout une philosophie individualiste : l’individu est donc premier dans l’analyse libérale, tantôt en qualité de sujet lesté de besoins à satisfaire, tantôt en tant que titulaire de moyens susceptibles d’apaiser les besoins d’un autre individu. On reconnaît là les deux positions que quiconque est en mesure d’occuper comme agent économique : demandeur ou offreur. Ainsi, d’une manière ou d’une autre, nous sommes tous des agents économiques, tantôt en offrant, tantôt en demandant. Encore faut-il distinguer, par-delà la summa divisio entre offreurs et demandeurs, deux grandes catégories d’agents économiques : les uns le sont par nécessité, de façon intermittente et sans visée professionnelle aucune ; les autres le sont par choix, de façon permanente et dans le cadre d’une activité professionnelle. L’exemple type de la première catégorie, c’est, on s’en doute, le consommateur final ; l’illustration la plus significative de la seconde, c’est, tout bonnement, l’entreprise. En somme, il y a des agents économiques professionnels, d’un côté, et, de l’autre, des agents économiques non professionnels.
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Le marché, ensuite. Demandeurs et offreurs doivent en effet pouvoir se rencontrer afin de conclure les transactions nécessaires. Lieu d’abord
(14) Ainsi du keynésianisme, qui se conçoit aussi comme une variante du modèle libéral, de l’ordolibéralisme allemand ou bien encore du néolibéralisme américain (sur ces écoles de pensée modernes du libéralisme, cf., en particulier, infra, partie I, titre 1er, chap. 7, section 3, nos 128 et s.).
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purement matériel (le périmètre géographique de la ville (15) où se concluent les échanges commerciaux), le marché est ensuite devenu l’espace virtuel de rencontre des offres et des demandes. C’est là, en particulier, que les offreurs s’affrontent dans le cadre d’une compétition afin d’emporter l’adhésion du maximum de demandeurs. Dans la perspective libérale classique, un tel espace doit être ouvert, transparent et atomistique. 17
Le contrat, encore. À un moment donné, le choix du demandeur se fixe sur un offreur et se conclut dès lors, entre eux, un contrat. Lorsqu’un tel accord est conclu sur les marchés des biens de consommation, il lie donc, le plus souvent, un agent économique professionnel (en position d’offreur) et un agent économique non professionnel (en position de demandeur). Toutefois, il existe des marchés intermédiaires (ainsi du marché bancaire, tout au moins en ce qui concerne le crédit aux entreprises, ou bien encore le marché de la distribution) sur lesquels les conventions se nouent entre agents économiques professionnels uniquement. La situation est donc différente selon le type de marché analysé.
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Enfin, le risque. Dans le cadre de la compétition entre agents économiques (professionnels), il y a nécessairement des gagnants et des perdants, des faibles et des forts. Ceux qui ne résistent pas à la pression concurrentielle doivent être éliminés du marché car leur maintien en dépit de leur faiblesse peut fortement perturber le fonctionnement de ce dernier. Ainsi, en cas de non-paiement répété, ce sont les fournisseurs, les sous-traitants et, plus largement, tous les cocontractants qui risquent à leur tour de se trouver en difficulté. Tout agent économique professionnel doit savoir qu’il s’expose donc à un risque, dès son entrée sur le marché.
Chapitre 2. La transposition des concepts clés de la philosophie économique libérale dans l’ordre juridique : le droit de l’entreprise 19
La discipline juridique étudiée dans les pages qui suivent correspond dès lors à l’ensemble des dispositifs normatifs grâce auxquels les quatre concepts clés de la philosophie économique libérale sont transposés en droit. Ce faisant, cet ensemble devient beaucoup plus aisé à décrypter, puisqu’il suffit alors de suivre l’enchaînement des propositions formulées par la pensée libérale.
(15) Cf. supra no 6.
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Première étape donc : la transposition juridique de la notion d’agent économique. Pour être plus précis, le droit que l’on a ici en vue s’intéresse spécifiquement à une catégorie seulement d’agents économiques : les agents économiques professionnels. Or, de ce point de vue, une évolution importante a pu être constatée. Dans un premier temps en effet, la transposition juridique de la notion d’agent économique professionnel s’est opérée par le biais du concept de commerçant, au centre de la théorie traditionnelle de la commercialité. Pourtant, cette approche est très rapidement devenue obsolète, pour trois raisons essentiellement. Premièrement, le recours à cette notion confère au Code de commerce de 1807 une coloration « corporatiste » en complète inadéquation avec la nouvelle donne économique : en réalité, les rédacteurs du Code, formés à une pensée d’Ancien Régime, ne sont pas parvenus à s’en extraire. Deuxièmement, si le commerçant se définit par référence à l’accomplissement d’actes de commerce, la liste de ces derniers est, d’une part, marquée, dans le Code de 1807, par l’influence d’une économie bientôt dépassée par la Révolution industrielle et, d’autre part, considérée, en tant que domaine d’application de règles d’exception par rapport au droit commun du Code civil, comme exhaustive. Troisièmement, le commerçant qu’avaient en vue les rédacteurs du Code, c’est la personne physique exerçant son activité à titre isolé, le « boutiquier » brocardé par Balzac ; le recours aux personnes morales dotées d’une personnalité juridique distincte est, à l’époque, loin d’être entré dans les mœurs commerciales. Certes, au fil du temps, des améliorations ont pu être apportées pour colmater les brèches d’un édifice affecté, dès sa création, de substantiels vices de construction. Ainsi, pour tenir compte de l’évolution économique, le législateur a actualisé (insuffisamment il est vrai) la liste des actes de commerce. Ainsi, encore, si cette dernière est bel et bien limitative, la jurisprudence en a interprété les termes de manière extensive, afin de les adapter autant que possible à la réalité sociale ; mais, quoi qu’on puisse en penser parfois, l’interprétation judiciaire a ses limites. Ainsi, enfin, le commerçant personne morale a fini par être pleinement reconnu, à travers le développement de plus en plus foisonnant du droit des sociétés, lequel apparaît dès lors comme une sorte d’excroissance monstrueuse du processus de transposition juridique de la notion d’agent économique (16). Toutefois, ces évolutions sont loin de tenir compte de la multiplication des activités exploitées sur les marchés. C’est qu’en effet,
(16) Excroissance qui a pris une telle importance, du reste, que le droit des sociétés est devenu une branche du droit à part entière, qui fait souvent l’objet d’un enseignement distinct – raison pour laquelle le présent manuel n’y consacrera que des développements succincts.
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au-delà des activités commerciales stricto sensu, notre époque connaît un développement sans précédent des activités économiques ou, plus exactement, considérées comme telles. Ainsi, par rapport à la théorie de la commercialité, quid des professions libérales ? des entreprises publiques ? des groupements sans but lucratif exploitant de telles activités ? des fondations ? Par ailleurs, comment montrer – ce qui fait défaut à la théorie de la commercialité – la multiplicité des intérêts (apporteurs de capitaux, travailleurs, fournisseurs, prêteurs, etc.) qui gravitent nécessairement autour de toute entité exploitant une activité économique ? Face à ces interrogations, un nouveau modèle a peu à peu été conçu, qui entend mieux prendre en compte les évolutions de l’économie moderne : la théorie de l’entreprise. L’entreprise exprimerait ainsi plus adéquatement, en droit, la notion d’agent économique professionnel que le concept de commerçant. C’est la raison pour laquelle, l’agent économique professionnel étant premier dans l’analyse et sa transposition juridique la plus adéquate s’incarnant désormais dans la notion d’entreprise, la discipline juridique étudiée nous paraît plus exactement dénommée, à l’heure actuelle, par l’expression « droit de l’entreprise » (17). L’étude de la transposition juridique de la notion d’agent économique professionnel fera l’objet de la IIe partie du présent manuel. 21
Deuxième étape : la transposition juridique de la notion de marché et de ses mécanismes protecteurs. Sur ce point, l’ordre juridique libéral s’appuie sur deux piliers fondamentaux : la liberté du commerce et de l’industrie, d’une part ; la liberté de concurrence, d’autre part. L’une est fondée sur le décret d’Allarde des 2-17 mars 1790 ; l’autre découle du principe de l’autonomie des volontés. Concrètement, la liberté du commerce et de l’industrie autorise quiconque à accéder au marché de son choix sans la moindre entrave ; la liberté de concurrence permet à tout agent économique (professionnel) qui a accédé au marché d’y exercer son activité comme il l’entend. Toutefois, on s’est très vite rendu compte que ces libertés portaient en elles les germes de leur propre destruction et qu’il fallait donc les encadrer. Du point de vue de l’accès au marché, d’abord. Autoriser une liberté totale, sans entraves, dans un tel domaine, c’est prendre le risque, dans certains secteurs sensibles en tout cas, d’une multiplication incontrôlée des opérateurs économiques incompétents, sous-capitalisés, dépourvus des garanties élémentaires de probité et d’expertise, avec, à la clé, un important degré d’insatisfaction des consommateurs. Certes, dans l’optique libérale, ces entreprises, insuffisamment préparées, (17) Pour plus de détails, cf. infra, partie I, titre 3, chap. 4, n° 185.
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sont appelées à être éliminées du marché à brève échéance, mais, dans l’entretemps, elles auront provoqué de substantielles perturbations. D’où l’idée que, dans de tels secteurs, l’accès au marché doit être conditionné par le respect de certaines exigences, dont l’appréciation est en général laissée à certaines autorités administratives ou quasi administratives. Symptomatiques à cet égard sont les réglementations relatives à l’artisanat, au petit commerce et à la petite industrie, d’une part, et à la bancassurfinance, d’autre part. Toutefois, ces encadrements réglementaires ne peuvent faire abstraction, désormais, des exigences européennes et, en particulier, de la liberté d’établissement. C’est qu’en effet, dans la ligne de la jurisprudence Cassis de Dijon pour la libre circulation des marchandises, le principe de reconnaissance mutuelle vaut également dans le domaine de la liberté d’établissement ; il en résulte que les entraves réglementaires susmentionnées doivent être justifiées à suffisance par des raisons impératives d’intérêt général et respecter strictement le principe de proportionnalité. Il en va également ainsi, ensuite, pour l’exercice des activités économiques proprement dit. La liberté de concurrence n’autorise pas tout. D’abord, elle ne permet pas qu’un opérateur économique se comporte de façon déloyale ou malhonnête à l’égard d’un autre opérateur économique : approche microéconomique, en quelque sorte, des pratiques du marché et de leur principale arme procédurale, l’action en cessation. Ensuite, elle n’habilite pas davantage les entreprises à adopter des comportements, multilatéraux ou unilatéraux, qui porteraient atteinte à la structure concurrentielle des marchés : approche macroéconomique du droit antitrust (ententes, abus de positions dominante et concentrations). Enfin, elle n’admet pas, aussi bien sur le plan des transactions isolées que dans la perspective de leur prise en considération globale, que le processus de formation des prix fût entaché d’irrégularités ou portât atteinte à certaines préoccupations d’intérêt général : approche à la fois micro- et macroéconomique de la réglementation des prix. La IIIe partie du présent ouvrage reprendra les développements consacrés au statut proprement juridique de l’idée de marché. 22
Troisième étape : la réception, dans le discours juridique, de la notion (économique) de contrat. Cette dernière vise toute transaction conclue sur un marché entre un offreur et un demandeur, peu importe que cette opération corresponde bel et bien à la notion (juridique cette fois) de contrat. Sous l’angle du droit de l’entreprise, il s’agit plus spécifiquement d’analyser les transactions conclues entre agents économiques professionnels. Or celles-ci sont innombrables et aussi diversifiées que le permet la pratique des affaires. On peut néanmoins identifier quelques catégories de transactions particulièrement significatives et qui, de surcroît, ont donné lieu à d’importants développements juridiques. Ainsi en va-t-il, par
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exemple, du secteur de la distribution ou des crédits bancaires. Toutefois, on peut aller plus loin et estimer que relèvent également de ce champ d’études tous les moyens qui favorisent la conclusion de telles opérations, qui la rendent plus aisée, en raison des garanties (de paiement ou de crédit) qu’ils confèrent, ou qui en favorisent la bonne exécution. Aussi les matières des effets de commerce, des moyens et services de paiement et de la facturation trouve-t-elles harmonieusement leur place ici. L’examen de ces différents sujets sera réservé à la IVe partie. 23
Enfin, quatrième et dernière étape : la traduction juridique de l’idée de risque. Certes, il est admis que les entreprises incapables de faire face à la pression concurrentielle doivent être éliminées du marché. Toutefois, il faut éviter que cette élimination se fasse dans le désordre, au profit exagéré des uns et au détriment excessif des autres, voire dans une atmosphère délétère de fraude… Aussi le législateur a-t-il été amené à encadrer également ce processus d’élimination. Il l’a fait en distinguant deux catégories d’entreprises en difficulté : celles qui, pour le plus grand bien de l’économie, des créanciers et du personnel, sont susceptibles d’être redressées, relancées, et celles qui, en revanche, ne présentent plus aucune chance de survie et dont il convient, dès lors, d’accompagner l’agonie. Dans le premier cas, c’est la procédure de réorganisation judiciaire qui s’applique ; dans le second, c’est la faillite qui entre en jeu. Ces procédures seront dès lors examinées dans une Ve partie.
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En recourant à une méthode généalogique, il paraît possible d’organiser les matières composant ce que l’on a coutume d’appeler le « droit commercial » selon une perspective systématique qui confère à cette discipline juridique sa cohérence globale. Il apparaît en effet que cette branche du droit peut se définir comme l’ensemble des règles au moyen desquels les concepts clés de la philosophie économique libérale (l’agent économique – professionnel pour être précis –, le marché, le contrat et le risque) sont transposés dans le discours juridique. Or, comme la traduction la plus adéquate de la notion première d’agent économique (professionnel) semble désormais s’incarner dans le concept d’entreprise, nous proposons de rebaptiser la discipline juridique systématisée de la sorte : « droit de l’entreprise ». Toutefois, avant d’entrer dans le vif du sujet, un bref rappel historique et quelques considérations générales s’avèrent nécessaires (Ire partie).
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