Fabriquer le savoir enseigné

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Qu’est-ce que le savoir enseigné ? Comment se fabriquet-il ? Quels facteurs sont-ils à l’œuvre lorsqu’un enseignant construit son cours ?

Jonathan PHILIPPE est licencié et agrégé en philosophie. Après avoir réalisé un doctorat et enseigné les sciences de l’éducation à l’Université Libre de Bruxelles, il s’est tourné vers l’enseignement de la philosophie dans le secondaire. Il reste un collaborateur scientifique du département des sciences de l’éducation et est membre du GECo (groupe d’études constructivistes) en philosophie, également à l’ULB.

SAVOIR ISBN 978-2-8041-6039-5 ISSN 2033-5121

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L’auteur aborde ces questions générales en les liant étroitement, au fil de l’ouvrage, à la présentation et à l’analyse de cours observés dans différentes institutions belges d’enseignement supérieur. Nourri de ces situations concrètes, ce livre introduit des concepts inédits pour penser ce qui se joue lorsqu’un enseignant donne cours. Il ouvre des perspectives neuves et enthousiasmantes sur ce que signifie « construire un cours et/ou un savoir » pour un enseignant. Les questions posées dans ce livre dépassent largement le seul cadre de l’enseignement supérieur et ouvrent des pistes de réflexion sur l’enseignement en général.

LE P INt SUR… Pédagogie

Pédagogie Jonathan Philippe

FABRIQUER LE SAVOIR ENSEIGNé

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FABRIQUER LE SAVOIR ENSEIGNé Jonathan Philippe

www.deboeck.com

19/10/10 14:57


TABLE DES MATIÈRES

Introduction

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Chapitre 1 Du savoir enseigné aux pratiques 1 Qu’est-ce que le savoir enseigné ? 2 Pratiques et contraintes 2.1 Logistique, ou pratique de gestion des établissements d’enseignement (exemple 1) 2.2 La pratique étudiante 2.3 La pratique-source du savoir 2.4 La pratique-cible de l’enseignement 2.5 La pratique enseignante (exemple 2) 2.6 Les autres pratiques des enseignants 3 Remarques générales sur les notions de « pratique » et de « contrainte » 4 Le savoir enseigné est l’agencement singulier de pratiques hétérogènes

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Chapitre 2 Faut-il réconcilier théorie et pratique ? 1 Du vieux couple théorie/pratique (exemple 3) 2 Qu’est-ce que la théorie ? 3 Pratiques et enjeux (exemple 4)

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Chapitre 3 Didactisation et forme textuelle des savoirs 1 Textualité vs savoirs distribués 2 Diffusion des savoirs et textualité 3 Mise en texte – note sur la transposition didactique 4 Un savoir habité d’enjeux – exigence de la pratique enseignante 5 Enjeux et intérêt, l’apport de Dewey 6 Fabriquer l’« intérêt » dans l’enseignement obligatoire ! (1)

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Chapitre 4 Construire un cours : l’insistance des pratiques des enseignants 53 1 Le cas d’un cours d’histoire de l’art (exemple 5) 54 1.1 Problématisation et dramatisation 57 1.2 Des exigences qui se télescopent 60 2 Le cas d’un cours de droit (exemple 6) 61 2.1 Un savoir qui se raconte 64 2.2 Enjeux et pratiques 66 3 Un cours d’interprétariat (exemple 7) 68 3.1 Un savoir toujours mis en œuvre 71 3.2 Importance de la pratique-cible (exemple 7, suite) 72 3.3 Rencontre avec une réflexion didactique 75


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TABLE DES MATIÈRES

Chapitre 5 Dramatisation et problématisation – les enjeux à l’épreuve de la mise en texte 1 Des agencements singuliers 1.1 Histoire de l’art 1.2 Interprétation 1.3 Anglais 1.4 Problématisation 2 Un cours sans problèmes – un texte sans enjeux (exemple 8) 2.1 Un savoir qui s’énumère 2.2 Texte, sens et exclusion des pratiques 3 Dramatiser : construire une cohérence Chapitre 6 Ce qui « fait savoir » : indissociabilité de la matière et de la manière 1 Le savoir enseigné, une « matière » ? 2 Ce qui « fait savoir » 2.1 Droit 2.2 Histoire de l’art 2.3 Dynamique de groupe 2.4 Les exigences au cœur de la dramatisation 3 De l’impossibilité de séparer matière et manière et des conséquences pratiques de cette impossibilité

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Chapitre 7 Dévolution – les mécanismes d’appropriation des savoirs enseignés 101 1 La teneur initiatique de toute formation 102 1.1 La dévolution dans le cours d’histoire de l’art – l’initiation improbable 102 1.2 La dévolution dans les cours d’interprétation et de droit – la formation de « futurs collègues » 104 1.3 Un contrat didactique limpide pour une dévolution inexistante 106 2 « Dévoluer » des problèmes pratiques aux étudiants 107 Conclusion 1 La fabrication du savoir et les pratiques des enseignants 2 Fabriquer l’« intérêt » dans l’enseignement obligatoire ! (2) 3 Évaluer a posteriori et non prescrire a priori

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Bibliographie

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Index

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Table des matières

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INTRODUCTION

La question « qu’est-ce que le savoir enseigné ? » s’est imposée à nous comme le passage obligé pour en aborder d’autres, élaborées dans le cadre de travaux distincts. La première part d’une évidence concernant l’enseignement, qui consiste à penser que « un enseignant qui s’intéresse véritablement à sa matière est susceptible de l’enseigner mieux qu’un autre ». Personne parmi les enseignants, les étudiants ou les élèves, les chercheurs en sciences de l’éducation ou toute personne ayant passé un peu de temps dans une école ne semble mettre cette opinion en doute. Elle mérite pourtant d’être questionnée : si elle semble faire l’unanimité, que signifie-t-elle vraiment ? Pourquoi, bien que si simple à énoncer, est-elle si peu « utilisable » ? Et peut-on exiger d’un enseignant qu’il « s’intéresse à sa matière » ? Sous les dehors simples de l’évidence, ce constat banal touche à tout un ensemble de points sensibles de ce que signifie enseigner. Chacun des termes qu’il mobilise pose question. Que signifie, pour un enseignant, le fait de « s’intéresser à sa matière » ? Qu’est-ce que la « matière » d’un enseignement ? Comment déterminer qu’un enseignant « enseigne mieux qu’un autre » ? La seconde question est plus précise et plus technique. Elle a commencé à se développer lors d’une recherche consacrée à l’échec dans l’enseignement supérieur. Le parti pris était d’envisager l’échec, non dans ses aspects psychologique (mécanismes cognitifs mobilisés par les étudiants dans le travail) ou sociologique (rôle du bagage culturel/social des étudiants dans leur éventuel échec), mais à travers une étude de la nature des savoirs enseignés et de leurs éventuelles difficultés intrinsèques. Pour ce faire, une investigation a été initiée en vue de circonscrire et de préciser ce que recouvre la notion de « savoir enseigné ». Cette étude a mis à jour que cette expression bien pratique recouvre en réalité quelque chose de nébuleux et complexe, qui se trouve au point de rencontre de déterminations très hétérogènes. La présentation des conclusions de cette recherche est l’objet du premier chapitre. De ce travail, articulé autour de la notion de pratiques, ont découlé des questions s’entraînant les unes les autres en série. Tout d’abord, l’étude des pratiques au sein de l’enseignement a nécessité de mettre au clair le rapport entre cette notion et celle de théorie, mais également


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INTRODUCTION

de questionner le clivage classique entre les « savoirs théoriques » et les « savoirs pratiques ». C’est l’objet du chapitre 2. La réflexion portant sur la production des savoirs théoriques et sur leur nature textuelle a mené à l’investigation des rapports difficiles qui existent entre cette nature textuelle des savoirs et la présence d’enjeux dans les savoirs qui sont transmis par les enseignants. Cette question des enjeux et de l’intérêt des savoirs est présentée dans le chapitre 3. La question de l’intérêt des savoirs va de pair avec celle des différents types d’intérêt que portent à leurs disciplines les enseignants qui les transmettent. Cette question, développée dans le chapitre 4, est centrale puisqu’elle lie les différentes pratiques des enseignants au caractère intéressant du savoir qu’ils enseignent. Le chapitre 5 analyse, sur base des cas présentés en détail dans les chapitres précédents, la manière dont les enseignants fabriquent un cours en répondant à la double exigence de (1) construire un discours répondant à des contraintes didactiques et (2) de maintenir vivants dans leur cours des enjeux de la pratique dont ils sont les représentants. Les chapitres 6 et 7 présentent, comme conséquence de cette manière de concevoir les savoirs enseignés, la nécessité de réexaminer et/ou de reformuler certaines conceptions classiques de la pédagogie. Tout d’abord le clivage entre le « contenu » d’un cours et la méthode didactique mobilisée pour le transmettre et, ensuite, la manière de concevoir la dévolution dans un enseignement. On entrevoit à travers ce plan comment la question de l’intérêt des enseignants pour les matières qu’ils enseignent se transforme en un projet de généalogie des savoirs enseignés. Qu’est-ce qu’un savoir qui est enseigné ? Comment est-il construit par l’enseignant et comment ce dernier parvient-il, dans son cours, à en rendre l’intérêt ? Par quels processus concrets l’éventuel intérêt propre de l’enseignant passe-t-il dans le savoir enseigné ? Pour pouvoir aborder ces questions, il était nécessaire d’aller observer différentes situations d’enseignement. En outre, si l’intérêt des enseignants est véritablement constitutif de leur enseignement, il s’imposait également de questionner ce que signifie pour les enseignants en question « s’intéresser » à leur discipline. Rendre compte de tout cela requiert de passer par la description détaillée de situations concrètes qui montrent comment, de manière parfois très contrastée, des savoirs se construisent effectivement. Ainsi des « morceaux choisis » parmi le vaste matériau de comptes-rendus de cours et d’entretiens menés avec leurs enseignants sont présents dans le livre.


INTRODUCTION

Ce travail se distingue en deux temps qui, en fait, s’entremêlent en des allers et retours incessants entre observation et affinage conceptuel progressif : l’observation de situations d’enseignement d’abord, afin de fabriquer les outils permettant d’en rendre compte et de caractériser ce que l’on appelle le « savoir enseigné » dans chacun de ces cours. Ensuite vient l’élucidation des causes et la tentative de répondre à la question : « Pourquoi donc le savoir qui est enseigné dans ce cours est-il précisément comme cela, et pas autrement ? » Ce deuxième temps est celui de la généalogie des savoirs enseignés ; celui où l’on remonte le long des différents fils qui tissent l’agencement que constitue une situation concrète d’enseignement. Ainsi, les deux temps de la démarche se rejoignent : les outils permettant de décrire et de mettre à jour les processus en jeu dans une situation d’enseignement se précisent au fur et à mesure que se révèlent les facteurs présidant à la constitution même des savoirs qui y sont transmis. Les observations qui sont évoquées dans ce livre ont été réalisées dans l’enseignement supérieur. Ce choix s’explique par plusieurs raisons. Tout d’abord, la recherche dont est issue la problématique portait sur l’enseignement supérieur. Mais, après analyse, ces observations se sont révélées particulièrement intéressantes du fait que les situations de l’enseignement du supérieur mettent en évidence un certain nombre de traits qui sont bien plus discrets et difficile à repérer dans l’enseignement obligatoire, primaire et secondaire. L’une des spécificités du supérieur est que les enseignants y entretiennent, outre leur activité d’enseignement proprement dite, une autre pratique de la discipline qu’ils enseignent – les liens et la proximité entre cette autre pratique et l’enseignement variant énormément selon les cas. L’observation de situations d’enseignement dans le supérieur permet ainsi de se forger des outils qui permettent de poser différemment la question de la construction des savoirs enseignés. Si la construction de ces outils est facilitée du fait de spécificités de l’enseignement supérieur, la nouvelle perspective qu’ils ouvrent sur la fabrication du savoir enseigné n’est pas sans questionner également l’enseignement obligatoire.

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CHAPITRE 3 DIDACTISATION ET FORME TEXTUELLE DES SAVOIRS S MMAIRE 1 2 3 4 5 6

Textualité vs savoirs distribués Diffusion des savoirs et textualité Mise en texte – note sur la transposition didactique Un savoir habité d’enjeux – exigence de la pratique enseignante Enjeux et intérêt, l’apport de Dewey Fabriquer l’« intérêt » dans l’enseignement obligatoire ! (1)

1 TEXTUALITÉ VS SAVOIRS DISTRIBUÉS Que faut-il entendre par « texte » ? Un texte est un discours dont la structure lui permet de « tenir tout seul » : il peut être lu et compris hors du contexte qui a présidé à sa production. Un lecteur doit pouvoir le comprendre tout en étant étranger à la pratique dont il provient. Il devra éventuellement se documenter sur certains termes utilisés pour bien en comprendre la signification mais, de manière générale, le texte est un discours qui contient en lui-même les clefs de sa bonne compréhension. Les termes qu’il utilise, s’il les utilise dans un sens spécifique, y seront définis et précisés. (Il faut préciser qu’un discours oral peut très bien être de type textuel sans devoir passer nécessairement par la scripturalité.) Un texte ne renvoie donc pas à un extérieur pour son intelligibilité, même s’il traite d’une réalité extérieure en tant qu’objet de son discours. S’il fait référence à tel état du monde, à tel dispositif de recherche, à telle réalité extérieure à lui, il n’est pas nécessaire d’aller se confronter à cette réalité pour le comprendre. Par contraste, le sens de la phrase (typiquement orale) « peux-tu fermer la porte ? » nécessite qu’on soit présent dans la situation pour la comprendre. C’est à la lumière de la situation que l’on peut comprendre qui est la personne désignée


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DIDACTISATION ET FORME TEXTUELLE DES SAVOIRS

par ce « tu » ; de quelle porte il s’agit ; comprendre que la forme interrogative n’est qu’un impératif déguisé, etc. Le sens d’un texte, lui, se déploie à partir du texte même. Ce type de sens, en référence à une typologie posée par Gilles Deleuze et reprise par Michel Fabre, s’appelle la signification. (Deleuze, 1969, pp. 22-29 ; Fabre 1999, pp. 80-85, 95.) L’idée d’un texte parfait qui ne fait appel à aucun « dehors » pour être intelligible est caricaturale – ou plutôt : un tel texte n’existe pas dans les faits. La compréhension d’un texte suppose toujours un bagage culturel plus ou moins important (selon les textes abordés) qui est indissociable du contact avec d’autres textes. Néanmoins, plus un texte aura été épuré des situations pratiques et du contexte qui ont présidé à sa mise en place, plus il sera autonome et moins il requerra la maîtrise d’un contexte extérieur, c’est-à-dire d’un ensemble d’autres textes en rapport avec celui-là. Le texte idéal, c’est-à-dire celui qui tiendrait véritablement tout seul, serait celui qui parviendrait à mettre en scène en lui-même le contexte nécessaire à sa compréhension. Un tel texte est approché dans le cas d’une encyclopédie. Une encyclopédie est bien la tentative de regrouper les savoirs sous forme textuelle en un texte unique qui devrait permettre d’appréhender l’ensemble des éléments nécessaires à l’appréhension de tous les autres : les définitions sont formées de mots qui ont tous également leur définition dans ce même texte. Une encyclopédie, pour être comprise, ne nécessite pas qu’on aille regarder les situations dont elle traite mais sa signification se construit entièrement par référence au contexte, c’est-à-dire par référence à l’ensemble du texte et à l’articulation de ses éléments avec lesquels il fait corps. Mais réciproquement, la lecture « gratuite » d’une encyclopédie ne débouche sur aucune situation pratique, n’est liée à aucun enjeu. Le savoir du praticien, au contraire du texte, n’est pas localisable en un lieu autonome. Il est à la fois dans sa tête, dans les appareils qu’il utilise, dans son corps et ses habitudes : il est distribué au sein de la pratique et de ses éléments, renvoyant sans cesse à la situation et aux enjeux liés à cette situation. Dans la pratique, la question « où est le savoir ? » ne peut trouver qu’une réponse complexe. Ce qui fait qu’un maréchal-ferrant est capable de ferrer un cheval n’est pas localisable à un endroit (par exemple un savoir dans sa tête ou dans un livre). Le praticien n’agit que parce qu’il est pris dans un agencement complexe qui est celui de sa pratique. Lorsqu’un maréchal-ferrant ferre un cheval, il est impossible de décrire ses actions ou ses compétences en faisant l’économie des outils qu’il utilise, de la réaction parfois inattendue du cheval, de la situation dans laquelle il est placé pour travailler.


DIFFUSION DES SAVOIRS ET TEXTUALITÉ

Le « savoir » du maréchal-ferrant passe par ses outils et par le cheval, par les gestes précis que son corps a pris l’habitude de faire1. Mais lorsqu’ils sortent de la pratique qui les façonne (leur pratique-source), les savoirs ne se présentent pas dans la forme distribuée et inséparable des agencements complexes dans lesquels ils existent en pratique. Ils se présentent sous forme de textes ; ils se présentent, précisément, comme des « savoirs ».

2 DIFFUSION DES SAVOIRS ET TEXTUALITÉ2 Dès le moment où il publie un article ou même lorsqu’il échange des résultats avec un collègue, un chercheur doit écrire pour transmettre le savoir qu’il est en train de fabriquer. Cette textualisation expose néanmoins un savoir de manière seulement partielle : elle produit un texte destiné à un public restreint, proche de l’auteur. La textualisation n’est pas encore aboutie car le texte continue ici à être fortement lié aux situations de la pratique, ce qui en rend d’ailleurs l’accès réservé aux « initiés ». Suite à cela, ces résultats feront peut-être l’objet d’une publication plus compréhensive, dans un livre qui exposera pour un public étendu une théorie plus complète. Selon l’importance et la complexité de cet ouvrage, son contenu sera peut-être repris dans un nouvel ouvrage de vulgarisation de la discipline en question pour un public encore plus vaste. Tous ces textes parleront de la même chose, certes, mais leur portée et leur valeur, liées aux contraintes qui pèsent sur chacune de ces publications, auront fortement évolué. En effet, l’article destiné aux « collègues » n’est pas un texte destiné à faire sortir le savoir de la pratique. Il est une mise à l’épreuve des résultats face aux collègues, et ces résultats doivent ainsi être exposés en tenant compte des contraintes de la discipline afin de résister aux attaques éventuelles qu’on pourrait lui opposer. L’article pourra ainsi paraître incompréhensible au néophyte du fait que les situations pratiques et les enjeux actuels de la discipline qui participent au sens du texte sont supposés connus par les lecteurs et ne seront pas nécessairement présentés dans leur entièreté dans

1 Hutchins (1995) et Latour (1995) font une très belle description de ce que signifie, pour le capitaine d’un porte-avion américain, « être capable de le ramener à quai ». Ils montrent que l’ensemble des choses qui sont mobilisées par lui sont dispersées dans des objets, des habitudes, des collègues, des dispositifs matériels (signaux, cartes…) et sont irréductibles à « un savoir » ou « une compétence ». 2 Cette expression est « volée » à Rey et à son article qui porte précisément ce titre (2002). Bien que les problèmes explorés y soient différents de ceux traités ici, la question du lien entre la forme textuelle et la circulation du savoir d’une pratique à l’autre y est également centrale.

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DIDACTISATION ET FORME TEXTUELLE DES SAVOIRS

l’article. L’article est ainsi un texte partiel qui ne s’est pas encore totalement détaché du contexte situationnel de la pratique. Le livre de vulgarisation, par contre, ne répond pas aux contraintes auxquelles un article est soumis. Il ne lui appartient pas d’asseoir un savoir parmi les collègues et de devoir résister à leurs attaques éventuelles, mais de présenter un savoir désormais accepté et stabilisé à un public qui peut très bien ne rien y connaitre. Il lui faut donc contenir l’ensemble des éléments permettant d’appréhender ce dont il est question, et créer ainsi un véritable texte, c’est-à-dire un discours construisant sa signification uniquement par l’élaboration progressive d’un contexte permettant une auto-explicitation la plus claire et complète possible. Mais ce contexte est fabriqué pour l’occasion, pour répondre aux contraintes propres au fait de s’adresser à des néophytes ; il appartient au savoir en tant qu’il est vulgarisé. S’agit-il pour autant d’un savoir différent de celui du laboratoire ? Oui et non. Oui : ils ont bien des choses en commun, ils traitent des mêmes réalités et parlent des mêmes questions, mais les enjeux sont différents ainsi que les situations auxquelles ces savoirs répondent. Non ; la preuve : un praticien pourra se sentir trahi par l’expression vulgarisée de son savoir de chercheur. Toutes les pratiques ne produisent pas de textes. Celles dont c’est l’objectif sont les pratiques théoriciennes. Les autres, non-théoriciennes, ne sont ni plus ni moins « pratiques » que les premières ; simplement leur objet est autre. La pratique de boulanger, par exemple, n’a pas pour vocation d’aboutir à la production d’un texte, mais bien à la production de pain. Par contre, celle de chercheur en philosophie, en histoire de l’art ou en physique nucléaire a bien pour finalité de pouvoir produire un texte qui, faisant fond sur un corpus (con)textuel déjà existant dans la discipline, marque une avancée de celui-ci. Toutefois, imaginons un praticien non-boulanger qui a un jour besoin de faire du pain pour ses intérêts propres, qui ne sont pas ceux du boulanger : par exemple un chimiste qui s’intéresse aux processus de fermentation de la levure ou un sociologue qui s’intéresse à l’évolution des méthodes de fabrication du pain. Pour s’approprier le savoir du boulanger afin de l’importer et en rendre compte dans sa pratique à lui, le moyen le plus aisé est bien souvent de passer par une textualisation du savoir du boulanger sous forme de recettes ; de formules réalisées sur base de prélèvements ou d’analyses réalisées à partir de situations « boulangères » ; ou encore de comptes-rendus réalisés à partir de l’observation de ces situations. Mais il ne pourra importer ni la situation elle-même, ni ses enjeux propres (faire du bon pain, satisfaire sa clientèle) dans son travail à lui. Tout simplement parce qu’ils lui sont radicalement hétérogènes.


CHAPITRE 7 DÉVOLUTION – LES MÉCANISMES D’APPROPRIATION DES SAVOIRS ENSEIGNÉS S MMAIRE 1 La teneur initiatique de toute formation 2 « Dévoluer » des problèmes pratiques aux étudiants

Si un bon enseignant est plus formateur qu’un simple syllabus polycopié, c’est parce que ce qu’il transmet excède de loin la simple collection de données. Si la maîtrise d’informations est une nécessité pour l’étudiant, le but de l’enseignement ne se réduit pas à la transmission de cela : la dramatisation du savoir est ce qui permet aux étudiants de se l’approprier, de le faire leur. Le réquisit – central en pédagogie – qu’il soit fait en sorte que les étudiants puissent s’approprier les savoirs, ainsi que les mécanismes mis en place par les enseignants pour y parvenir, sont ce que Brousseau a nommé dévolution. (Brousseau, 1998.) L’exigence de dévolution va avec l’idée que tout acte d’enseignement est un acte de formation, ou de transformation de l’individu. Il s’agit moins de lui remplir la tête avec des informations que de lui faire traverser une expérience : lui faire, dans une mesure qui varie selon les enseignants, prendre la responsabilité du savoir qu’il tirera du cours. Cette dévolution peut passer par l’exigence réelle que les étudiants produisent eux-mêmes le cours ou certaines de ses parties (interprétation, maréchalerie) ou par le fait qu’ils soient amenés à comprendre comment et pourquoi le savoir a été produit et, éventuellement, à devoir rendre compte des contraintes de cette production (droit et histoire de l’art, alors même qu’en histoire de l’art ils n’ont pas eu à le faire pour l’examen). Dans tous les cas de dévolution, l’enseignant met ses étudiants dans l’obligation d’opérer un certain déplacement de perspective, de modifier son regard sur (un domaine spécifique dans) le monde.


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DÉVOLUTION – LES MÉCANISMES D’APPROPRIATION DES SAVOIRS ENSEIGNÉS

1 LA TENEUR INITIATIQUE DE TOUTE FORMATION Il y a dans ce déplacement attendu des étudiants quelque chose qui ramène à l’aspect initiatique de toute formation. L’initiation prend aujourd’hui de multiples figures : de l’initiation secrète au « cours d’initiation » complètement didactisé. Quelque forme qu’elle prenne, elle constitue une aspiration de l’élève par le maître dans le monde de sa pratique. Dans tous les cours mentionnés, les expériences de dévolution sont liées à une initiation à une pratique : l’enseignant propose – dépose en avant – aux élèves une vision personnelle de la pratique dans laquelle il s’attelle à les faire entrer. Ce don, ou proposition, est parfois traduit en mots, et parfois pas. Il est parfois accompagné de son « mode d’emploi », et parfois pas. Il n’est même parfois que partiellement conscient de la part de l’enseignant.

1.1 La dévolution dans le cours d’histoire de l’art – l’initiation improbable S’il y a dévolution dans ce cours malgré un discours ex cathedra apparemment uniquement « transmissif », elle advient dans et par la dramatisation même de ce discours : elle oblige les étudiants, s’ils veulent être à la hauteur du cours, à réinterroger ce qui a été vu, leçon après leçon, en se demandant sans cesse pourquoi tels éléments sont abordés au regard de la question que pose la photographie. Il est nécessaire de faire ce travail au fur et à mesure de l’avancement du cours afin de comprendre comment les questions se lient les unes aux autres : « Que veut-il dire en parlant de tel ou tel élément ? Pourquoi parle-t-il de cela, maintenant ? » Il y a un travail de reconstruction des problèmes que les étudiants doivent opérer par euxmêmes. Ce travail est explicitement demandé aux étudiants en les renvoyant à des ouvrages sur lesquels l’enseignant dit avoir basé son cours, ou bien en leur disant, par exemple, lors d’une leçon, l’une ou l’autre indication comme celle-ci : « je ne suis pas quelqu’un qui dit tout. Je dis des choses entre les lignes, à vous de comprendre ce que je veux dire. » Tout un mécanisme de réappropriation du savoir par l’étudiant est enclenché. Une fois le travail effectué, l’étudiant aura été amené à reparcourir l’ensemble des questions en les replaçant dans une cohérence intellectuelle qu’il aura dû produire lui-même en reformulant les questions de manière à les lier entre elles dans un plan synoptique du cours. L’enseignant a produit cette cohérence avant lui, mais il aura véritablement dû la re-produire par lui-même pour y avoir accès car le problème n’est jamais donné


LA TENEUR INITIATIQUE DE TOUTE FORMATION

tel quel au cours : il est sans cesse en train de se construire. La problématisation du savoir opérée par l’enseignant ne va pas sans cette attente vis-à-vis des étudiants : le travail de problématisation leur est dévolu. Cette attente de l’enseignant n’empêche pas qu’il soit conscient que les étudiants sont souvent noyés par les références culturelles multiples auxquelles il les confronte dans le développement du cours. Elle n’empêche donc pas une certaine souplesse au sens où l’enseignant ne conçoit pas que les étudiants aient à se porter à la hauteur de tous les problèmes.1 « J’ai un petit peu le sentiment – je me trompe peut-être – que ça n’a pas tellement d’importance qu’on maitrise ou qu’on ne maitrise pas avant d’aborder tel ou tel sujet… que ce n’est pas tellement important de maitriser cela et d’avoir telle et telle connaissance pour commencer à aborder tel sujet. Je suis toujours parti un peu du principe que, où que l’on se situe, si on est ouvert et curieux, on a toujours la possibilité de prendre quelque chose. Je crois que, dans la manière dont je travaille, je n’exige pas de l’étudiant qu’il maitrise tout ; je sais bien qu’il ne maitrisera pas tout. Je me dis que je développe un certain nombre de choses, et que, en fonction de ce que lui-même est, recherche, désire, il prendra un certain nombre d’éléments, il n’en prendra pas d’autres. Le cas du cours d’histoire de l’art est paradoxal. C’est un cours qui est clairement initiatique : il s’agit de modifier la vision et le rapport au monde des étudiants en les faisant entrer dans une pratique à laquelle ils sont étrangers ; pourtant, sa visée n’est pas d’immerger les étudiants dans la pratique enseignée. L’enseignant fait entrer de manière abrupte les étudiants dans un processus de pensée, les admonestant quand ils lui semblent ne pas être suffisamment engagés dans ce qu’il exige d’eux. Pourtant, il s’adresse à des gens qui, sauf imprévu, ne seront jamais ni ses disciples, ni ses successeurs ni même ses collègues. Les étudiants sont présents à son cours de par leur inscription dans un cursus qui les destine à être graphistes ou autres professionnels de terrain liés au graphisme. Si l’enseignant développe malgré cela des exigences vis-à-vis d’eux, c’est quandmême dans l’espoir, comme il le dit, de modifier un tant soit peu leur posture de graphiste, et ainsi de les changer un peu : « Le cours de leur vie ne sera pas dévié… j’espère évidemment être un obstacle, comme une pierre qui, dans le lit de la rivière, l’empêche de couler selon le cours de la pente… j’espère, évidemment, provoquer quelques tourbillons. Mais il ne m’appartient pas de décider quels tourbillons et quoi que ce soit. Je pense que là, le rôle est très modeste. » 1 Souplesse malheureusement traduite dans un examen bien au-dessous des exigences dont le cours avait fait état.

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